le liban, don du litani » géopolitique du grand fleuve libanais

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le liban, don du litani » géopolitique du grand fleuve libanais
« LE LIBAN, DON DU LITANI »
GÉOPOLITIQUE DU GRAND FLEUVE LIBANAIS
Pierre BLANC *
Le Litani est le plus grand fleuve libanais : plus de 300 000 personnes
vivent dans son bassin versant, d’une superficie de 2 468 km², soit quelque
25 % de la surface du pays. Long d’environ 140 kilomètres, il prend sa source
dans le centre du pays, à l’ouest de Baalbek, et coule en direction du sudouest, entre la chaîne du Liban et de l’Anti-Liban, dans la plaine fertile de
la Bekaa. Le cours d’eau se dirige ensuite droit vers l’ouest, creusant une
gorge profonde dans la chaîne du Liban, et se jette dans la Méditerranée,
au nord de Tyr.
Le Litani est donc l’un des seuls fleuves du Moyen-Orient à couler dans un
même pays de sa source à son embouchure. En dépit de cette caractéristique
qui pourrait soustraire ce fleuve à des visées d’ordre géopolitique, on constate
qu’il est bien un lieu de rivalités internes et externes.
Ce fleuve mérite ainsi une analyse à part entière car, malgré la multitude
des publications sur le bassin hydrographique du Jourdain auquel on
associe – faussement – le Litani, bon nombre d’aspects afférents à son
aménagement ont, semble-t-il, été oubliés. En particulier, les rivalités des
acteurs nationaux ont généralement été passées sous silence au profit d’une
analyse plus régionale de la géopolitique du Litani.
LES PRIVILÈGES DE LA CÔTE
Les aménagements hydrauliques au Liban sont très anciens. Il n’est qu’à
rappeler ici les ouvrages conçus par les Romains, en particulier l’aqueduc
* Pierre Blanc est enseignant-chercheur en géopolitique (IAMM-CIHEAM, Institut
agronomique méditerranéen de Montpellier, Centre international des hautes études
en agronomie méditerranéenne), UMR G-eau.
Maghreb-Machrek, N° 196, Été 2008
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Pierre BLANC
qui amenait l’eau de l’Anti-Liban (région de Nahlé) à Palmyre ou encore les
bassins de sources artésiennes de Ras el-Aïn, au sud de la ville de Tyr. Mais
si l’hydraulique était le fait du pouvoir au temps des Romains, elle a ensuite
été pour l’essentiel dévolue aux initiatives privées. Ce fut particulièrement
vrai sous la domination des Ottomans, qui ne planifièrent rien dans ce
domaine ; il faut dire que la Bekaa, qui constitue tout de même une grande
partie du bassin du Litani, était alors peu habitée jusqu’au XIXe siècle.
Partant, seule la partie côtière du Litani faisait l’objet d’aménagements
privés. Par exemple, entre 1890 et 1900, le propriétaire pionnier M. Ali
Efendi Abdallah Osseïran (Abi Abdallah), qui est l’éponyme du village d’Aïn
Abou Abdallah, construisait chaque année, pendant la saison d’irrigation qui
dure sept mois, un barrage rudimentaire sur le Qasmieh (c’est l’autre nom
du Litani lorsqu’il parvient à la côte). Aussi, en élevant le niveau de l’eau
dans le fleuve assurait-il un débit dans les canaux pour assurer l’irrigation
de ses terrains au bord du fleuve, cultivés d’orangers et de mûriers pour la
production de vers à soie.
Mais dans les faits, les prémisses d’un aménagement du grand fleuve
libanais apparaissent avec le début de la mise en valeur du littoral méridional
– autrement appelé « projet Qasmieh Ras el-Aïn » (QRA) – qui va s’appuyer
sur le Litani.
C’est ainsi, au cours de la Seconde Guerre mondiale, que les Anglais,
arrivés en 1941 depuis la Palestine voisine, poussent à la valorisation de
la région du Qasmieh, sise entre Tyr et Saïda. Implanté dans les localités
de Jézira, Sarafand, Saïniq et Aïn el-Heloueh, près de Saïda, l’état-major
se doit d’assurer un approvisionnement alimentaire aux troupes qui soit le
plus autonome possible. En effet, d’une part, l’approvisionnement par voie
maritime est menacé par la flotte allemande ; d’autre part, le leadership
britannique s’attend à une guerre longue.
En vue de remplacer la garrigue qui recouvre l’ensemble de la région
du futur périmètre irrigué de QRA et de développer l’agriculture alors trop
sporadique, il est donc convenu de pratiquer des cultures irriguées (surtout
des légumes) avec un rendement élevé. Aussi, le jeune État libanais, qui n’est
pas encore indépendant, décide-t-il la mise en place d’un réseau collectif de
distribution dans la zone d’Aïn Abi Abdallah, village situé sur les bords des
plaines alluviales du fleuve de Qasmieh (embouchure du Litani).
Notons que la réalisation de ce premier projet est financée par les autorités
mandataires de la France Libre qui contrôlent toujours les douanes. Et, pour
l’exécution, l’autorité mandataire qui a effectué l’étude du projet s’appuie
sur l’assistance technique des troupes anglaises alliées.
L’exécution du projet QRA démarre à la fin de l’année 1941 et la première
partie est achevée en 1943, année de l’indépendance du Liban. Avec leurs
propres équipements, les troupes anglaises percent une série de tunnels
dont la longueur atteint les 2 km entre les villages de Zrarieh et Jézira, et
« Le Liban, don du Litani » Géopolitique du grand fleuve libanais
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y construisent un canal à ciel ouvert de 10 km de long, afin d’irriguer une
superficie de 866,5 ha.
Déjà, des agriculteurs venus d’autres régions du Liban arrivent sur la
zone, en particulier ceux de la plaine côtière de Jal el-Dib – Antélias, qui sont
concurrencés par l’extension des agglomérations au nord de Beyrouth.
Mais ce n’est qu’ensuite que le Litani est pleinement utilisé dans cette
zone. D’abord, de 1944 à 1951, avec la construction du canal sud qui convoie
l’eau jusqu’au sud de Tyr, puis, entre 1954 et 1956, avec l’achèvement du
canal nord.
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Pierre BLANC
À l’évidence, si la première phase du projet répondait aux besoins nés
de la présence britannique, d’autres facteurs tendent ensuite à expliquer le
développement du projet. D’abord, celui-ci repose sur la mobilisation des
acteurs internes : avec l’extension du projet, les agriculteurs de la région de
Damour, située au nord de Saïda, qui ont déjà appris l’agriculture irriguée en
utilisant le fleuve du même nom, viennent louer des terres dans les nouvelles
zones irriguées. Ces agriculteurs sont de véritables pionniers dans une zone
où l’agriculture était jusqu’alors une activité secondaire (étant donné qu’ils
sont chrétiens, ils fuiront au cours de la guerre civile).
D’autre part, avec la création de l’État hébreu en 1948 et l’exode des
Palestiniens, la zone accueille de la main-d’œuvre bon marché, habituée
aux travaux agricoles, mais également des capitaux dont une partie vient
s’investir dans l’agriculture. En effet, du fait de la tradition agrumicole et plus
largement fruitière de la Palestine, des familles palestiniennes s’approprient
des domaines de production fruitière. Les ventes se font alors de plus en
plus vers les pays arabes, où les grossistes sont souvent des Palestiniens
qui y ont élu domicile avant ou après 1948.
Ainsi, les producteurs n’ont pas tous changé. Beaucoup sont encore
palestiniens, mais avec le boycott contre Israël, la zone de production,
elle, a évolué. Elle est passée de la Palestine au Liban.
Cette valorisation de la zone Qasmieh Ras el-Aïn a été permise également
par les grandes familles libanaises, plutôt chiites, de la région (Osseirane,
Jamal, Salamé, Abou Jaoudé, Khalil et Za’tari), aussi bien par les capitaux
qu’elles détiennent – acquis pour une part dans le cadre d’une période
d’émigration africaine – que par le poids politique qu’elles ont et qui leur
permet d’avoir un appui de l’État libanais. À ce titre, faut-il rappeler qu’Adel
Osseirane est président du Parlement entre 1954 et 1955 et que ses relations
avec le président Chamoun sont des plus étroites ? Il n’y a rien d’étonnant
alors au fait que cette zone ait été valorisée beaucoup plus rapidement que
la partie intérieure traversée par le Litani. Faisant allusion à l’antériorité
de cet ouvrage, Ahmad Baalbaki écrit : « Les survivances du système des
rapports claniques et féodaux sous un libéralisme dépendant dirigé par
les compradores ont fait que la priorité des études et des conceptions
concernant les projets et leur mise en œuvre est souvent en conformité avec
les intérêts économiques ou politiques des aristocrates et gros propriétaires.
En témoigne la distribution régionale des ouvrages d’irrigation » 1.
Enfin, ce premier aménagement du Litani, dans sa partie côtière, est
permis par le point IV, qui soutient fortement le projet dans sa troisième
phase, c’est-à-dire l’aménagement de la partie septentrionale aux confins
de Saïda.
1. Dans Situation de l’agriculture libanaise et limites de l’intervention de l’État sur
son développement, thèse de doctorat, INAPG, 1973, p. 160.
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ÉLECTRICITÉ OU IRRIGATION ? LES ENJEUX GÉOPOLITIQUES DU DÉBAT
Le point IV de la doctrine Truman n’est autre que le volet socioéconomique de la théorie du « containment » inspirée par le stratège George
Kenan et appliquée par le président américain. Dans un monde bipolaire,
il s’agit de contenir l’expansion communiste, en induisant notamment des
dynamiques de développement dans les pays en proie aux subversions
marxistes-léninistes.
Entre autres actions, ce point IV au Liban soutient le développement
de l’agriculture libanaise entre 1951 et 1957 : création de centres de
vulgarisation, mise en place de structures de commercialisation, drainages,
mécanisation, etc.
Dans le domaine de l’irrigation, seul le projet QRA est soutenu directement
pour achever les 26 km de canalisation capable de convoyer l’eau jusqu’au
nord.
De fait, il semble que le point IV soit peu enclin à mettre en avant l’idée
d’une valorisation agricole par le truchement de prélèvements massifs dans
le Litani, en particulier dans la région de la Bekaa et du Liban-Sud. En effet,
le représentant du point IV, Edward Lewis, préfère l’utilisation du Litani à
des fins énergétiques plutôt qu’à des fins agricoles, cette activité-ci étant plus
dispendieuse en eau. Faisant allusion à l’aménagement du Litani, celui-ci
s’exprime le 4 août 1951 dans des termes clairs : « Les travaux qui seront
entrepris au Liban-Sud, sont à mon avis, plus profitables du point de vue
de l’électricité que du point de vue de l’irrigation » 2. Et d’ajouter quelques
considérations techniques : « En effet, un fleuve coule normalement d’abord
en haute montagne, ensuite dans la plaine. L’eau est donc utilisée en haute
montagne pour créer de l’énergie électrique. Cette même eau, après avoir
actionné les turbines de la centrale hydro-électrique, est canalisée et sert à
irriguer la plaine. Dans le projet du Litani, c’est l’inverse qui va se produire.
Les barrages seront établis loin de la source. Et l’eau devra, éventuellement,
servir à l’irrigation, avant de se déverser dans les barrages et les conduites de
la centrale électrique. Or le débit de l’eau sera, de ce fait, considérablement
réduit. »
Cette position intervient dans une phase où bon nombre d’experts
envisagent une planification hydraulique qui a fait défaut au Liban
jusqu’alors, malgré la recommandation d’une commission créée en 1946,
mais jamais réunie ensuite. Il faut dire que sous la présidence de Béchara
el-Khoury (1943-1952), le Liban est une « république marchande » où
beaucoup de dirigeants politiques sont de vrais chantres du laisser-faire,
à rebours de toute planification, qui prônent une idéologie fondée sur la
2. Le commerce du Levant, document repris par Maurice Gémayel.
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Pierre BLANC
vocation tertiaire du Liban, plaque tournante incontournable du commerce
méditerranéen 3.
Dès 1951, le partisan acharné d’une planification hydraulique, Maurice
Gemayel, déplore que le point IV n’aide pas à cette planification générale
de l’utilisation des eaux libanaises 4. Mais peut-il en être autrement quand
l’État semble être aussi peu tourné vers le développement agricole et
industriel ?
Tout au plus concède-t-il au point IV son intérêt pour le Litani, mais en
déplorant le caractère exclusif de cette attention, sans replacer les éventuels
aménagements du principal fleuve libanais dans un contexte hydraulique
plus général. Maurice Gemayel affirme ainsi, en particulier, que « le Litani
étant l’équilibre de notre potentiel hydraulique et énergétique, on ne pourra
jamais obtenir une utilisation intégrale des possibilités des eaux du Liban
sans l’interconnexion du Litani avec les autres cours d’eau principaux et
bassins adjacents. » Et d’ajouter : « Le Litani exploité isolément ne profite
pas au Liban, mais à la partie sud du Liban, à laquelle il donnera plus d’eau
qu’il n’en faudra, et le surplus ira à la mer. Et ce Liban-Sud est la région
frontalière d’Israël, et de la région d’Israël qui manque d’eau. Nous ne
disons pas que le Litani va être mis en valeur au profit d’Israël. Mais de la
façon dont on s’y prend, on va pratiquement placer un verre d’eau devant
un assoiffé… » 5.
Surtout, il s’émeut du parti pris de la coopération américaine, qui met
en avant l’hydroélectricité et qui n’envisage qu’une utilisation très limitée
du Litani. Et il appelle en 1951 à « faire évoluer le point IV » 6.
Outre Maurice Gémayel, cette dévolution du Litani à la fabrication
d’hydroélectricité ne fait pas l’unanimité. Ainsi, la firme Sir Alexander Gip,
appelée par le gouvernement libanais à étudier « l’évolution économique
au Liban », avait publié un rapport en 1948. À propos de l’utilisation de
l’eau, il y est écrit : « Le pays a besoin de ses ressources hydrauliques pour
augmenter la productivité du sol et pour l’alimentation. L’exploitation de
l’eau pour la production de l’énergie électrique doit donc être subordonnée
à la satisfaction de ce double besoin. » 7 La mission économique d’étude
des Nations unies pour le Moyen-Orient donne également la priorité à
l’irrigation. Enfin, l’ingénieur Ibrahim Abd el-Al pense de même, quoique
chez ce dernier l’avis semble moins tranché.
3. Se rapporter à l’article de Stéphane Malsagne, « La technocratie libanaise sous
Fouad Chehab : réalités et limites », revue de l’USJ, Travaux et Jours, n° 69.
4. Maurice Gémayel, La planification intégrale des eaux libanaises, université de
Lyon, institut de géographie, (Beyrouth), 1951.
5. Ibid, pp. 25 et 74. Il envisageait avec un système de compensation pouvoir
irriguer « tous les secteurs du Chouf et du Metn aussi bien que les plaines de Tyr
et Saïda ».
6. Ibid.
7. Ibid, p. 17.
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Celui-ci porte sa réflexion sur le Litani, « le Liban étant un don du Litani »,
comme il l’affirme, en reprenant le propos lyrique d’Hérodote qui s’exprimait
ainsi au sujet du Nil. Né en 1908, cet ingénieur libanais a suivi ses études
de génie électrique et d’hydrologie à l’École Supérieure d’Ingénieurs de
Beyrouth (ESIB), puis à Paris et à Grenoble. À la faveur de sa carrière, il s’est
passionné pour le Litani. En 1932, nommé ingénieur à la Régie Générale au
Haut Commissariat pour l’Eau et l’Électricité à Beyrouth, il prend en charge
les recherches hydrologiques sur les fleuves, en particulier le Litani.
Cette fonction, qui le place en observateur, permet à Ibrahim Abd el-Al de
publier en 1948 une étude remarquable, « le Litani, étude hydrologique » 8,
qui montre combien l’aménagement du Litani peut permettre de fournir
l’énergie électrique manquant au développement industriel du pays, mais
aussi assurer l’électrification rurale ; pour cela, il préconise l’implantation
de retenues, notamment dans la zone de Qaraoun, qui présente un profil
topographique adapté. Mais au-delà de l’intérêt énergétique qu’il comporte,
cet aménagement du Litani permettra selon l’ingénieur de tripler la
production agricole dans le bassin du fleuve, avec notamment un réservoir
foncier irrigable de 23 000 hectares dans la Bekaa-Sud.
Finalement, ce débat entre irrigation et hydroélectricité, influencé par les
experts du point IV, s’achève avec la publication du plan maître du Litani
en 1955. Comme son nom l’indique, celui-ci exclut donc une planification
générale qu’appelait de ses vœux Maurice Gémayel (voir plus haut), mais
il souligne une intervention de l’État dans le champ du développement,
rompant ainsi avec « la période khouryste » du laisser-faire 9.
Ce plan, discuté au Parlement entre 1954 et 1955, donne lieu à la création
de l’Office national du Litani, en août 1954, et prévoit la construction du
barrage de Qaraoun – une idée qui reprend les travaux d’Abd el-Al – ainsi
que de trois centrales. L’irrigation est également envisagée, puisqu’il est
prévu d’irriguer 21 000 hectares. Aussi, entre la position d’Edward Lewis,
exprimée en 1951, et le plan finalisé, y a t-il eu une évolution évidente, le plan
accordant même une certaine priorité à l’irrigation : « L’action de l’Office
national du Litani doit viser principalement l’irrigation, et l’électrification
ne doit être effectuée que pour contribuer au financement des opérations
d’irrigation. »
Ces investissements sont financés notamment par le trésor libanais, en
particulier le barrage de Qaraoun – autrement appelé « Albert Daccache »
–, dont la capacité de réserve est de 220 millions de m³. Mais pour accroître
l’aisance financière, un prêt de 27 millions de dollars, contracté en 1955 par
l’Office national du Litani auprès de la BIRD, vient abonder les ressources.
8. Cette étude est publiée par l’Association des amis d’Ibrahim Abd el-Al.
9. Un conseil de planification à caractère consultatif est créé en 1953, ayant pour
rôle d’élaborer un plan de développement. Il est doublé en 1954 par un ministère
du Plan.
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Celles-ci permettent de financer la construction des centrales de Markabi,
Awali et Joun, qui seront respectivement installées en 1962, 1964 et 1968.
Cependant, le premier président de l’ONL, l’ingénieur Sélim Lahoud, ne
parvient pas alors à faire financer les travaux d’irrigation, la BIRD mettant
en avant la faible rentabilité d’une valorisation hydraulique de la BekaaSud et du Liban-Sud. Comme l’écrit Ahmed Baalbaki, « les obstacles qui
empêchent la réalisation du projet du Liban-Sud relèvent plus des intérêts
extra-nationaux que des conditions de rentabilité » 10.
10. Dans Situation de l’agriculture libanaise et limites de l’intervention de l’État
sur son développement, thèse de doctorat, INAPG, 1973, p. 162.
« Le Liban, don du Litani » Géopolitique du grand fleuve libanais
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Faut-il rappeler que nous sommes alors dans une période où émerge un
conflit hydropolitique à l’échelle régionale ? Le bassin versant du Jourdain
est en effet l’objet d’un profond différend entre le nouvel État hébreu et
les pays arabes de la région. Quant au Litani, les Israéliens semblent avoir
du mal à se départir de la convoitise qu’il suscite chez eux et qui avait été
clairement rejetée en 1919 à la conférence de paix de Paris. Cette année-là,
le président de l’Organisation sioniste mondiale, Chaïm Weizman, avait écrit
une lettre au Premier ministre britannique, en lui demandant d’étendre la
frontière septentrionale de la Palestine. Il s’exprimait en ces termes : « Tout
l’avenir économique de la Palestine dépend de son approvisionnement en
eau pour l’irrigation et pour la production d’électricité ; et l’alimentation en
eau doit essentiellement provenir des pentes du mont Hermon, des sources
du Jourdain et du fleuve Litani. Nous considérons que la frontière nord de
la Palestine englobe la vallée du Litani sur une distance de près de 25 miles
en amont du coude, ainsi que les flans ouest et sud du mont Hermon. »
Nonobstant le refus de 1919, Ben Gourion est donc revenu à la charge.
Celui-ci écrit dans son journal : « Le talon d’Achille de la coalition arabe
est le Liban […] Un État chrétien doit y être instauré, avec lequel nous
signerons une alliance. Sa frontière sud serait le fleuve Litani. » 11 Dès 1953,
les leaders israéliens – Ben Gourion, Sharett et Dayan – se réunissent à
plusieurs reprises pour organiser la déstabilisation du Liban afin qu’après
son démantèlement le Sud puisse être annexé par Israël 12. Non seulement
Israël pourrait ainsi contrôler le Litani, mais il pourrait également s’arroger
le contrôle du Hasbani.
Dans ces conditions, il ne semble pas faire de doute que des pressions
américaines, par le truchement du point IV mais surtout par le biais de la
BIRD – l’affaire d’Assouan a bien montré l’immixtion américaine dans cette
banque de développement –, aient poussé le gouvernement et la présidence
libanaise, alors très proaméricaine 13, à privilégier l’hydroélectricité à
l’irrigation, plus dispendieuse en eau.
APRÈS LA CÔTE, LA LENTE PRISE EN COMPTE DE L’INTÉRIEUR
Le positionnement proaméricain de Camille Chamoun, qui a accru le
fossé idéologique dans la société libanaise, explique en partie les troubles
de 1958 et l’arrivée au pouvoir de Fouad Chéhab.
11. Cité par Habib Ayeb, L’eau au Proche-Orient, la guerre de l’eau n’aura pas lieu,
Karthala, Paris, 1998, p. 81.
12. Voir notamment l’étude de la journaliste israélienne, Livia Rokach, Israel
sacred terrorism, Belmont, Massachusetts, 1986.
13. Rappelons que l’on se trouve dans une phase où l’administration américaine
tente d’exercer un endiguement du dispositif soviétique. Le Liban est encouragé
à entrer dans ce dispositif, ce qui aboutira à une division politique au Liban, le
président Chamoun prenant clairement le parti des États-Unis.
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Pierre BLANC
Par son souhait de mener une politique de développement régional
équilibré, celui-ci semble vouloir affirmer davantage le rôle de l’État. Ainsi
dès 1959, à la demande des autorités libanaises, la mission IRFED, menée
par le père Lebret, traduit la volonté d’un accompagnement étatique du
développement. Cette mission analyse précisément les carences régionales
et sectorielles du Liban en préconisant le recours à des politiques publiques
de développement. Et l’agriculture fait l’objet d’une analyse approfondie, de
même que l’irrigation, qui est la voie privilégiée de l’intensification. Mais
le rapport remis en 1961 ne formule pas de plan. Il faudra attendre 1964,
c’est-à-dire quelques mois avant le départ du président Chéhab, pour qu’un
plan quinquennal soit proposé ; mais celui-ci se trouve frappé d’annulation
dès l’élection de Charles Hélou, qui arrive au pouvoir la même année.
Ainsi, à défaut de réalisations concrètes sur l’irrigation, les années 1960
sont émaillées de débats concernant la valorisation agricole du Litani.
En fait, ces débats, qui étaient déjà prégnants à la fin des années 1950,
concernent deux projets alternatifs pour le développement du Liban-Sud.
L’un, le canal 600, envisage une irrigation de la région en aval de la côte
600 : il concerne donc la zone de Nabatieh ainsi que les terres côtières audessus du projet Qasmieh Ras el-Aïn. L’autre, le canal 800, envisage une
irrigation du sud intérieur. En fait, ce débat oppose les députés du sud :
la côte 600 est soutenue par le bloc Osseirane-Zein, qui sont l’un et l’autre
implantés dans le sud côtier. La côte 800 est, quant à elle, défendue par le
député Kamal el-Assaad, originaire de Taybe et féodal notoire, qui domine
dans le sud intérieur. Sa présence aux commandes du ministère de l’Eau
de 1965 à 1966 tend à promouvoir cette idée, qui sera finalement choisie
en 1968 aux dépens de la côte 600.
Ces oppositions internes, dont les protagonistes sont des représentants
chiites, viennent donc s’ajouter aux réticences internationales déjà exprimées
dans les années 1950 à propos d’une utilisation massive de l’eau du Litani
pour l’irrigation. Même sous la présidence volontariste de Fouad Chéhab, le
projet Litani a été paralysé par ces débats, certes techniques au départ, mais
vite devenus un enjeu de politique intérieure. Notons que le développement
de l’irrigation de la Bekaa-Sud est lui-même paralysé par cette controverse,
puisque l’aménagement de cette zone doit s’inscrire dans le cadre d’un plan
général concernant le Litani.
Parallèlement, dans le cadre de l’accord panarabe, qui prévoit
l’interconnexion du réseau hydrographique du Jourdain et du Litani, il est
prévu que le Hasbani, affluent libanais du Jourdain, soit relié au Litani,
mais aussi au Banias qui coule à partir de la Syrie et qui vient abonder, à
l’instar du Hasbani, le lac de Tibériade. Afin d’analyser la faisabilité de ce
branchement entre le Litani et le Hasbani, qui permettrait au premier de
valoriser les terres du Sud-Liban avec une capacité plus grande, l’Office
national du Litani est alors chargé en 1964 d’une étude, remise en 1966.
Cependant, la guerre de 1967, dont il ne fait aucun doute qu’elle a été une
guerre à forte dimension hydropolitique, renvoie aux calendes grecques un
« Le Liban, don du Litani » Géopolitique du grand fleuve libanais
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projet qui aurait pu tarir le fleuve Hasbani en aval, un bras d’eau dont la
contribution au lac de Tibériade est évidente.
Après cette guerre, toute idée d’une connexion entre le Litani et d’autres
affluents est ainsi abandonnée. Du fait des débats internes cités plus haut
puis de l’impossible interconnexion du Litani avec les eaux du bassin du
Jourdain, les années 1960 sont une sorte de décennie perdue pour les
aménagements du Litani. Cependant, de 1970 à 1975, le Liban va vivre un
« quinquennat remarquable pour l’irrigation » 14 avant que la guerre ne
vienne annihiler les projets envisagés.
En premier lieu, le décret 14 522 du 16 mai 1970 prévoit la répartition
définitive des eaux du Litani. Ce décret, toujours d’actualité, s’accompagne
du Projet national du Litani, qui envisage la valorisation agricole du Sud
et de la Bekaa-Sud.
Type d’utilisation
Total
Irrigation de la Bekaa-Sud
140 millions de m³
Irrigation du Sud-Liban
320 millions de m³
Usage domestique et industriel
50 millions de m³
Total
510 millions de m³
Dès 1972, une grosse mission d’assistance technique est lancée en vue de
permettre l’irrigation du Sud-Liban à partir de la côte 800, un choix qui avait
été entériné en 1968 au détriment de la côte 600. Cette assistance technique
est assurée par le PNUD-FAO qui procède, entre 1973 et 1977, à des études
pédologiques, topographiques et foncières de la zone en question.
Quant à la Bekaa-Sud, son aménagement est soutenu par l’assistance
technique des Français (GERSAR/Canal de Provence). Mais, à la différence
du canal 800, la construction du canal 900 est assez rapidement entamée
(carte n° 2) en vue d’irriguer un premier casier de la rive gauche (2 000
hectares). Selon Ahmed Baalbaki, la présence de Joseph Skaff, grand
propriétaire de la Bekaa, aux commandes du ministère des Ressources
hydrauliques et électriques dans cette période, n’est pas étrangère à la réelle
activation de ce projet 15.
Ces deux aménagements prévoient à terme l’irrigation de 23 000 hectares
dans la Bekaa-Sud et de 33 000 hectares dans le Sud. Mais cet « activisme
hydraulique » sur le Litani est malheureusement de courte durée puisque les
« événements » viennent empêcher d’aller plus avant dans la construction
des canalisations. L’occupation israélienne du Sud-Liban, qui s’est déroulée
en plusieurs phases, interrompt bien entendu les aménagements dans le
Sud. Des allégations vont même jusqu’à prétendre que l’État hébreu pompe
14. C’est ainsi que s’exprime Adib Géadah, de l’Office national du Litani (rencontre
du 15 juin 2005).
15. Op. cit., p. 161.
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de l’eau dans le Litani, une adduction d’eau souterraine ayant été implantée
pour convoyer l’eau vers le bassin du Jourdain 16.
Pire encore, les canalisations qui sont installées au début de la guerre
civile font l’objet de destructions assez considérables. C’est le cas du canal
900 mais également du projet Qasmieh Ras el-Aïn. Par exemple, en 1981,
sur le périmètre QRA, les bombardements israéliens détruisent le siphon de
Zahrani, empêchant ainsi l’irrigation de la région comprise entre Zahrani et
Saïniq jusqu’à Ghazieh. Selon Daoud Raad, les destructions du périmètre
QRA, le seul à avoir été réellement aménagé sur le Litani, entraînent une
baisse notoire des exportations d’agrumes par les deux grands exportateurs
de la région : entre 1974 et 1982, la société SAFA voit son volume exporté
passer de 1 700 tonnes à 450 tonnes par an, tandis que la famille Zaatari, qui
exportait 24 000 tonnes en 1974, n’en exporte plus que 8 560 en 1982 17.
LE LITANI, SUR LES CHEMINS DE L’IMPOSSIBLE ?
Au sortir de la guerre civile, en 1990, le chantier de reconstruction du pays
est énorme. Avec l’avènement de la seconde république et l’installation de
Rafic Hariri comme Premier Ministre de 1992 à 1998, puis de 2000 à 2004,
la priorité est donnée au secteur des services, dont le rayonnement dans
le monde arabe doit se faire à partir d’une capitale reconstruite, véritable
parangon de la modernité arabe.
Dans ces conditions, un secteur comme l’agriculture est laissé au
second plan des priorités. L’absence d’une politique agricole, malgré la
multiplication des offres d’assistance technique, est une preuve de cette
déconsidération.
Malgré l’absence d’une politique agricole, la réfection des périmètres
irrigués mais aussi des ouvrages sur le Litani est quand même envisagée.
Néanmoins, avec l’accroissement de la dette, qui contraste avec la très bonne
santé financière des années 1960, le Liban doit compter sur les contributions
extérieures. La Banque mondiale est l’un des bailleurs de fonds les plus
actifs dans ce secteur. Commencé en 1995 et aujourd’hui achevé, le projet
« Irrigation, rehabilitation and improvement project », qui a mobilisé 100
millions de dollars, a consisté en des travaux de réfection (prise d’eau,
canaux, etc.) de 22 périmètres irrigués, l’objectif étant d’irriguer 25 000
hectares.
16. De fait, la baisse du débit que l’on constate après le coude du Litani, et qui
était montrée comme la preuve irréfutable de ce prélèvement, est occasionnée
vraisemblablement par la nature du sous-sol qui faciliterait les pertes. Voir à ce sujet
la thèse de François Boëdec, L’enjeu politique du contrôle des ressources hydrauliques
entre le Liban, la Syrie et Israël, thèse de doctorat, université de Paris-I Panthéon
Sorbonne, mars 2002.
17. Daoud Raad, Analyse évolutive des facteurs agro et socio-économiques du
périmètre irrigué de Qasmieh-Ras-el Aïn au Liban-Sud, thèse en géographie, université
de Bordeaux 3, 2004.
« Le Liban, don du Litani » Géopolitique du grand fleuve libanais
13
C’est dans ce contexte que les projets Qasmieh-Ras el-Aïn et Bekaa-Sud
ont été réhabilités, respectivement avec des prêts de 26 millions de dollars
et 16 millions de dollars. D’autre part, la réfection du canal 900 à partir de
1995 permet ainsi, depuis 2002, l’irrigation du casier le plus au sud, sur la
rive gauche du Litani, qui représente 2 000 hectares (carte n° 2).
Suite à cela était prévue une extension du projet qui, à terme, devrait
couvrir 23 000 hectares. Mais les études de faisabilité avaient été menées
lorsque la culture des betteraves, qui assurait une rentabilité à l’agriculture,
était encore soutenue massivement par l’État. La question de l’opportunité
d’un tel projet est donc posée, même si, officiellement, personne ne la pose
et que l’horizon 2008 avait été annoncé comme celui de son aboutissement.
En fait, la guerre de l’été 2006 entre le Hezbollah et Israël, avec son cortège
de destructions dont la première partie du canal 900 endommagée par les
frappes aériennes israéliennes, est venue retarder l’achèvement de ce projet.
À cela, il faut ajouter les atermoiements politiques de l’État libanais, qui est
frappé d’une véritable crise de régime depuis l’automne 2007.
Dans le bassin du Litani, la fin de la guerre en 1990 a également relancé
le projet pilote Saïda-Jezzine, qui doit permettre la mise en eau de cinq
casiers sur les hauteurs de Saïda. Sur les 1 200 hectares qui étaient prévus
dès 1966, seulement 280 hectares avaient été équipés en 1972, puis l’exode
des populations dans cette zone avait anéanti le projet. Décidée dès 1992, la
reprise de cet aménagement, à partir du barrage de compensation d’Anane,
n’a pas eu la priorité ensuite, cette « région chrétienne », selon le directeur
des études de l’ONL, ne faisant pas l’objet d’une attention très soutenue de
la part des autorités 18.
Toujours dans le bassin du Litani, le départ des troupes israéliennes en mai
2000 a poussé les autorités à envisager la construction de l’adducteur 800.
Celui-ci fait l’objet de deux lois (lois 415 et 416), votées le 5 juin 2002.
Le canal 800 doit permettre l’irrigation de 15 087 hectares répartis dans
les cazas de la Bekaa-Ouest, Marjayoun, Nabatiye, Bent Jbeil et Tyr. Cette
irrigation de 12 périmètres doit permettre de sortir une région périphérique,
qui est frappée par le sous-développement (voir carte n° 2). En effet, les cazas
du Sud, qui ont été occupés totalement ou en partie par Israël, souffrent
de difficultés économiques, particulièrement ceux de Marjayoun et Bent
Jbeil. Beaucoup de Libanais ont fui le Sud en 1978 puis surtout à partir de
1982, ces vagues de départ étant liées aux opérations militaires menées par
Israël. La volonté affichée aujourd’hui d’encourager le retour des déplacés
dans cette région ne peut s’exonérer d’un développement intégré, avec bien
évidemment une composante agricole.
Or, ce qui frappe dans cette région, c’est notamment l’importance des terres
agricoles abandonnées, en particulier dans la partie la plus méridionale, qui
18. Entretien avec Adib Géadah, le 15 juin 2005.
14
Pierre BLANC
a été la plus longuement occupée par l’Armée du Liban-Sud (ALS), alliée
d’Israël. L’agriculture a été très souvent abandonnée au profit des produits
agricoles israéliens. Cela traduit le fait que, jusqu’au retrait israélien, une
véritable économie d’occupation prévalait dans la zone : elle était basée sur
le travail saisonnier ou permanent en Israël, l’enrôlement dans l’ALS et son
administration civile, ainsi que les trafics avec l’État hébreu.
La reconversion de cette région en souffrance justifie l’activisme
hydraulique qui s’y déploie. Plus qu’économique, l’enjeu est non seulement
social mais également politique, dans la mesure où il est une source de
légitimation politique pour les leaders politiques auprès des populations
du sud (on l’a bien vu dans l’affaire du Wazzani en septembre et octobre
2002 19). Il est également géopolitique, tant ce projet est perçu comme un
moyen de valoriser une région convoitée par Israël tout en arrimant dans
l’espace libanais ses populations longtemps coupées du reste du pays.
Ce canal a fait l’objet d’une étude de faisabilité remise en février 2001,
entérinée depuis. Cette étude prévoit que la conduite principale convoie
l’eau depuis Qaraoun jusqu’aux confins du sud. En outre, elle prévoit que le
caza de Nabatieh soit irrigué à partir du bassin de compensation d’Anane,
cette solution étant jugée économiquement plus rentable que le transport
de l’eau à partir du siphon de Marjayoun 20.
La cause de ce canal a été défendue, en particulier, par le président du
Parlement, Nabih Berry, auprès du Fonds koweïtien et du Fonds arabe,
qui financent la construction du canal primaire, dont l’achèvement devait
intervenir en 2008, avant que la guerre de 2006 puis l’immobilisme politique
lié au difficile remplacement du Président de la république Émile Lahoud
ne viennent ralentir sa mise en œuvre. Cette implication du président
du Parlement, qui est un élu du sud, originaire de Tebnine, souligne la
dimension confessionnelle et régionaliste de l’engagement des élus, une
dimension particulièrement évidente au moment de l’affaire du Wazzani
évoquée plus haut.
19. À ce sujet, voir l’article de Pierre Blanc : « Le Liban, l’eau, la souveraineté »,
dans Pierre Blanc (dir.), Eau et pouvoirs, Confluences Méditerranée, n° 58, été 2006.
Cette affaire est née de l’annonce par les Libanais d’un prélèvement sur le Wazzani,
qui devait alimenter des villages en eau potable mais surtout compléter le dispositif
d’irrigation au sud. Le jour de l’inauguration, les principaux responsables politiques
étaient là, y compris le président Lahoud, qui avait tenu à en faire une grande
journée pour le pays. Pourtant, la capacité de la pompe était très inférieure à celle
que les autorités avaient envisagé d’établir, Israël ayant montré son opposition à
des prélèvements trop importants.
20. Hydro Agricultural Development of South Lebanon, bureau d’étude Dar alHandasah, février 2001.
« Le Liban, don du Litani » Géopolitique du grand fleuve libanais
15
CONCLUSION
L’aménagement du Litani n’est donc pas, à tout le moins, caractérisé
par sa rapidité. Plus que par des obstacles techniques, cette lenteur ou
au moins les aléas qui l’accompagnent s’expliquent par des mobiles
géopolitiques (emprise américaine, relations mouvementées avec Israël et
guerres libanaises) ainsi que par des jeux politiques internes : proximité
des députés de la côte du pouvoir central dans les années 1950, rivalités
interchiites dans les années 1960, et maintenant la crise de régime qui
secoue le Liban depuis 2007.
Depuis la fin de la guerre, ces jeux politiques internes interfèrent encore
avec l’aménagement du Litani. Et le confessionnalisme, qui se superpose
au régionalisme, n’est pas en reste, l’exemple du projet pilote Saïda-Jezzine
étant assez représentatif de cet état de fait. (Même s’ils ne concernent pas
le bassin du Litani, il semble que les retards pris dans la construction du
barrage de Chabrouh, dans la région du Mont-Liban, ne soient pas sans
liens avec la question confessionnelle 21).
Même au sein de l’Office national du Litani (ONL), l’ingérence politique
et le confessionnalisme ne sont pas absents. Celui-ci veut que les chiites se
voient attribuer le poste de PDG de l’ONL, un poste créé en 2000 qui succède
à une double tutelle : le président était maronite tandis que le directeur
général était chiite 22.
Outre l’immixtion du confessionnalisme, il semble que les considérations
politiques ne soient pas non plus absentes au sein de l’Office national du
Litani. Le premier président de l’Office, Sélim Lahoud, n’était-il pas membre
du Parti national libéral de Camille Chamoun, qui l’avait ainsi nommé alors
qu’il était président de la République ?
Au-delà de ces aspects, les contraintes économiques et financières
ralentissent l’aménagement du Litani. Avec une dette qui représente
quelque 180 % du PIB, l’État libanais n’a pas les moyens d’autofinancer
les infrastructures d’amenée d’eau. Les délais sont donc rallongés, eu égard
à la recherche de bailleurs extérieurs. Toutefois, l’allongement des délais
s’explique également par la lenteur du processus décisionnel qui caractérise
le Liban. En particulier, le Conseil des ministres qui statue sur les projets
hydrauliques avant que la Chambre des députés ne se prononce, fonctionne
davantage comme un lieu d’affrontements entre pôles politiques que comme
un lieu de concertation et de décision, des minorités de blocages (un tiers
des voix plus une) permettant de suspendre une décision. Au-delà de ce
principe, le politologue Nawaf Salam déplore : « Les ministres, engagés dans
une compétition acharnée pour obtenir des services et avantages, se sentent
21. Ce barrage a quand même été inauguré en octobre 2007.
22. Cela fait dire au directeur général du ministère de l’Eau, Fadi Qomair, que
le Litani ne doit pas être la chasse gardée des chiites parce que son aménagement
est utile à tout le Liban (entretien du 17 juin 2005).
16
Pierre BLANC
rarement liés par le principe constitutionnel de responsabilité collective. En
fait, dans la période de Taëf, nombreuses ont été les occasions où des ministres
ont publiquement critiqué la formation du Cabinet auquel ils appartenaient,
condamné des positions prises par leurs collègues, désapprouvé l’action
du président du Conseil des ministres, dénoncé l’orientation générale du
Cabinet ou même boycotté ses réunions pour quelque temps sans ressentir
le besoin ni l’obligation de démissionner – ni être acculés à le faire. » 23
Mais la contrainte la plus lourde ne réside-t-elle pas dans le fait que
l’agriculture n’est pas une priorité politique affichée ? Car, si les canalisations
se font tant bien que mal, la question qui reste posée est bien celle-ci :
pourquoi installer des tuyaux si on ne sait pas quoi faire ensuite ? Déjà en
1948, le rapport GIP mentionné plus haut affichait un premier principe :
« Il faut établir une liaison plus étroite entre le ministère de l’Agriculture
et le service hydraulique des travaux publics (qui a précédé le ministère de
l’Eau). L’hydrologie est traitée, en ce moment, comme une fin en soi.» 24
Malheureusement, force est de déplorer que les choses n’ont pas changé
depuis.
23. Nawaf Salam, L’accord de Taëf, un réexamen critique, Dar An-Nahar, Beyrouth,
2003, pp. 32-33.
24. Rapport repris par Maurice Gémayel, op.cit, pp. 14 et 15.