Le roi de La Havane, le militant et la trotskiste

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Le roi de La Havane, le militant et la trotskiste
DOSSIER
L E M O N D E D I P L O M AT I Q U E
par Benoît Villiers *
Le roi de La Havane,
le militant et la trotskiste
C
UBA A BÉNÉFICIÉ PENDANT DES DÉCENNIES, comme aucun pays, du soutien
indéfectible du Monde diplomatique. Non sans outrance, au point que Le Monde
quotidien du 11 novembre 2000 fait état de divergences apparues dans le mensuel.
Ignacio Ramonet, et sans doute Maurice Lemoine, en auraient-ils «rajouté» dans le soutien
à ce qu’il faut bien considérer comme un socialisme désormais peu présentable…?
Ce soutien indéfectible s’exprime par l’utilisation des bonnes vieilles méthodes du
Monde diplomatique: on n’y chante pas les louanges de Castro, mais on laisse entendre que
Cuba est seulement une victime des États-Unis et plus spécialement du Pentagone et de la
CIA, lesquels souhaitent toujours en découdre avec le régime castriste, nonobstant parfois la
prudence du Président américain. Ce fut le cas lors de la crise des missiles d’octobre 1962.
La preuve? Une remarque – et c’est tout – du secrétaire général de l’Onu, U Thant: «Si la
CIA et le Pentagone continuent d’avoir un tel pouvoir, je vois le futur du monde sous un
jour très sombre». L’intérêt des Soviétiques à menacer les villes américaines de leur porteavion cubain ne valait sans doute pas la peine qu’on en parle. Pas plus, ensuite, que la
volonté de Castro et de Guevara de ne pas céder et de se tenir prêt à déclencher la guerre,
qu’elle fût ou non mondiale.
D’autres articles reviennent sur l’histoire de Cuba, notamment sur le mythique
Guevara: Michael Loewy, en octobre 2007, tire le révolutionnaire argentin du côté trotskiste, insistant sur sa dénonciation de Staline dont «le terrible crime historique» aura été
«d’avoir méprisé l’éducation communiste» (on peut en discuter) et institué le culte illimité
de l’autorité (une platitude partagée par tous). Guevara revendiquait la liberté individuelle,
prétend l’auteur. Pourquoi alors se fourvoyer dans le communisme? peut-on demander.
C’est que, répond Loewy, la planification signifiait, aux yeux de Guevara, que l’homme
commandait à l’économie: «Les masses doivent avoir la possibilité de diriger leur destin»,
* Chercheur, historien.
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disait-il… Quelles masses? Comment doivent-elles s’exprimer? On ne sait trop et l’auteur
de l’article lui reproche de ne pas avoir tiré toutes les conséquences de ses prémices: la
nécessaire démocratisation du pouvoir, le pluralisme politique, la liberté d’organisation.
Guevara, Loewy devrait le savoir, n’avait pas cette utopie-là. La sienne était d’ordre plus
militaire. La démocratie? Il détestait cela…
Le texte le plus connu sur Cuba vu par Le Monde diplomatique s’intitule « Anticastrisme primaire», il est signé Ignacio Ramonet et date d’avril 2002. Il vise tous ceux qui
ont reproché au directeur du journal de s’être rendu à la foire du livre de La Havane et d’y
avoir été fait roi par Castro (conférence devant des milliers de personnes, tirage en une nuit
de 10000 exemplaires de son dernier livre, Propagandes silencieuses, etc.).
Fallait-il refuser une relation de type culturel, renforçant ainsi le «blocus» de l’île, s’opposer a priori à toute évolution tranquille et à la normalisation des relations avec Cuba,
demande-t-il, la main sur le cœur? Le pape, les vedettes de cinéma américaines, les hommes
politiques, tout le monde se rend à Cuba. Seule «exception»: un «quarteron d’inconsolables nostalgiques de l’anticommunisme d’antan » qui ont vitupéré la participation de
quelques écrivains au Salon et notamment la sienne. On y proposait pourtant des ouvrages
non orthodoxes, le sien par exemple, «irrécupérable par quelque pouvoir que ce soit» [sic],
comme l’étaient ses prises de paroles. N’a-t-il pas osé dire – quelle audace ! – : « Un régime
sans démocratie et une économie sans marché conduisent à la catastrophe»? Or Castro
n’était pas en désaccord avec cette idée puisque pour lui il n’y a plus de modèle et qu’il ne
sait plus très bien ce que signifie le concept de «socialisme». Décidément, (la formule fit
florès) «l’anticastrisme primaire est le libéralisme des imbéciles».
Sans doute, la censure existe à Cuba d’ordinaire. En mars 2003, 75 opposants pacifiques,
pour la plupart des journalistes indépendants, furent arrêtés et lourdement condamnés,
parfois à 25 ans de prison et plus. Le Monde diplomatique aurait-il soutenu ces mesures?
Non, évidemment, mais l’article plaint tout autant les malheureux espions cubains jetés en
prison aux États-Unis!
De même, il ne se félicite pas de ce que deux petits avions d’une organisation de sauvetage
des Cubains en fuite, affrétés par l’organisation Hermanos al rescate, aient été abattus par la
chasse cubaine. Mais enfin, les autorités cubaines n’avaient-elles pas adressé 23 notes à leurs
homologues américaines en mettant l’accent sur le caractère dangereux de telles provocations?[1]
Confrontée à ces terribles condamnations d’opposants, l’Union européenne décida de
sanctionner Cuba. C’était naturellement, aux yeux du Monde diplomatique, «sous la pres-
1. Le Monde diplomatique, juin 2003.
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sion des États-Unis » que les Européens choisissaient une si mauvaise voie. Un écrivain
cubain ad hoc, puisque exilé et donc peu soupçonnable de complaisance envers le
castrisme[2], « déplore les peines» ou plutôt écrit que «même s’il faut déplorer» ces peines
infligées à des opposants non violents (nuance!), il faut savoir que ces derniers sont payés
«en dollars» par les Américains et plus précisément par l’USAID (Agence des États-Unis
pour le développement international) et le NED (Fondation nationale en faveur de la démocratie). En France aussi, l’intelligence avec une puissance étrangère est punie de trente ans
de prison et en Suède la haute trahison peut valoir la perpétuité. Cuba n’atteint pas ce
niveau de dureté des peines. L’article ne dit mot des jeunes gens exécutés quelques jours
plus tard pour avoir voulu s’enfuir de l’île.
Janette Habel, quant à elle, ne propose plus désormais d’articles militants. Dès
juin 2004, sa prose est désenchantée: certes elle met en cause les pressions externes, mais
reconnaît aussi les «blocages internes». Abandonnant le schéma classique du Diplo, elle
reconnaît qu’il faut les imputer à la vieillesse de Castro et qu’il faut envisager – espérer? –
une prochaine direction collective avec Raúl, son frère, et l’armée.
On ne sera pas étonné, de trouver dans le journal, sous la signature de Maurice
Lemoine[3], pour contrebalancer une telle absence d’énergie révolutionnaire, le panégyrique
des cinq espions cubains arrêtés aux États-Unis en faveur desquels le régime castriste, avec
une belle constance, il faut le reconnaître, tente d’alerter l’opinion publique internationale:
ils ne faisaient pas de mal; ils se sont laissés arrêter sans résistance. Les États-Unis sont bien
moins sévères dès lors qu’il s’agit de terroristes anticastristes comme Posada Carriles. «Les
5» subissent un sort affreux, isolés les uns des autres, l’accusation de «conspiration» est
particulièrement mal venue, etc. etc.
Ramonet tentera encore, une dernière fois, en septembre 2006, d’imaginer un avenir
heureux pour Cuba. Certes, les États-Unis aident les «dissidents auto-proclamés» et rêvent,
après l’Irak, de submerger l’île. Mais Cuba a deux atouts: d’une part la satisfaction générale
(!), même si «une frange de la population n’adhère pas, ou plus, à la révolution; et, de
l’autre, face aux États-Unis qui veulent transformer l’île en colonie et à l’Europe «qui lui
donne des leçons ou se bouche le nez», «les relations avec cette partie du monde où l’on
parle de socialisme du XXIe siècle»[4] –le Venezuela chaviste, on l’aura compris.
Ce sera le chant du cygne de Ramonet, qui n’a plus écrit sur la question. Demeurent le
militantisme simpliste de Lemoine et les analyses, au désespoir retenu, de Janette Habel.
2. Il s’agit de René Vazquez Diaz. Son article paraît dans le Md de février 2004.
3. Le Monde diplomatique, décembre 2005.
4. Le Monde diplomatique, septembre 2006.
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LE ROI DE LA HAVANE, LE MILITANT ET LA TROTSKISTE
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Le premier décrit Miami comme un repère de la racaille d’extrême droite cubaine. Ces
gens vivent dans un paradis pour riches: «Miami est faite pour ceux qui peuvent se payer
une auto, pas pour les fauchés… Les autres sont fatigués et, s’ils sourient, c’est avec lassitude». Ainsi commence son reportage dans le numéro d’avril 2008. Little Havana, morne
banlieue, s’est vidée, elle qui rêvait sans cesse de l’invasion libératrice à Cuba. Mais l’extrême
droite cubaine «tient pourtant Miami» et fait pression sur les gens sensés qui veulent dialoguer avec le pouvoir castriste.
Bien sûr, fidèle parmi les fidèles, il rappelle le scandale des « 5 » et les complaisances
américaines envers Posada Carriles[5].
L’intellectuelle trotskiste, Janette Habel, envoyée spéciale du journal, propose en
janvier 2009, une tout autre approche.
Le dilemme cubain, selon elle, serait: comment «sortir du chaos sans tomber dans la loi
de la jungle » (libérale) ? Elle nous annonce – sans dire de quelle farce il s’agit – que
l’Assemblée nationale a «autorisé», à l’unanimité, Raúl à consulter Fidel lors d’un vote à
main levée.
Le système ne fonctionne pas bien, admet-elle, mais l’on connaît sa réaction à ce
constat. C’est la même depuis 50 ans: à Cuba, on est conscient de ce que «le modèle actuel
est en crise» et l’on discute donc, d’économie et de participation populaire… Ces discussions ont lieu au sein même du Parti, d’où a été lancé un appel à un «socialisme participatif
et démocratique » qui prône, merveille pour notre trotskiste, l’expression de diverses
tendances. Sans doute la fin de son article est un peu convenue: la situation se prête au
changement (transition du pouvoir, élection d’Obama, etc.), mais les tenants de l’immobilisme sont encore là.
Les nouvelles réformes entreprises par Raúl ne font qu’aggraver une situation sociale
déstabilisante, lointaine conséquence du lâchage soviétique. Mais, face aux problèmes posés
à la société cubaine, Janette Habel n’explore que les solutions concoctées au sein du parti,
entre «communistes et révolutionnaires», comme le proposait l’appel dont elle se réjouit.
Right or wrong, my party… On s’en tient avec elle au cadre tracé par Castro devant les
intellectuels en 1961: «Dans la révolution, tout. Hors de la révolution, rien». Et dans ce
cadre-là, Janette Habel imagine possible une transformation durable du modèle économique, une «mutation». Pas nous.
Qu’un économiste cubain – en rien dissident – reconnaisse que « les revenus ne
suffisent plus à couvrir les dépenses indispensables de la famille moyenne », pire :
qu’« une partie de la population ne peut satisfaire ses besoins de base », ne conduit pas
notre spécialiste à rejeter le système. Et une fois de plus – c’en est lassant – les facteurs de
5. Le Monde diplomatique, avril 2008.
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cette situation dramatique sont à chercher du côté de la chute du cours
international du nickel (la faute à
Voltaire), du renchérissement des
importations énergétiques et alimentaires (la faute à Rousseau), de l’impact des cyclones, de la crise du
capitalisme mondial et de l’embargo
américain (Cuba a le nez dans le ruisseau).
Ne critiquons pas trop vivement notre
auteur. Elle admet divers déséquilibres
internes, dont elle pense qu’ils sont tous
amendables : une politique monétaire
inefficace, une productivité faible, une
production sucrière «affligeante». Mais
elle doute elle-même de l’efficacité des
mesures décidées par Raúl Castro. On
DR
sent bien que pour elle, une plus grande
part laissée au marché signifierait surtout une vulnérabilité accrue des plus pauvres, des
disparités de niveau de vie accrues, une diminution de la protection sociale. Entre cette
option, quasi «capitaliste», et celles des «conservateurs», on trouve chez les révolutionnaires cubains une floraison hétérogène de propositions visant à approfondir la «démocratie politique et sociale». On en débat même, mais le pouvoir les ignore.
Ainsi, les rêves de Janette Habel et du Monde diplomatique prennent l’eau. Et la peur
d’une Restauration, sous une forme à définir, est bien là. La fin du «modèle social cubain»
est à craindre. Janette ne l’attend pas de gaieté de cœur…
L’article avait été publié en octobre 2010. Dès le mois suivant, Lemoine cherche à
chasser la mauvaise impression laissée par ces sombres analyses. Avec lui, on en revient à
une fibre plus militante. Pour la énième fois, «à la cubaine», il veut nous faire pleurer sur le
sort de cinq agents de renseignement cubains emprisonnés par les autorités américaines en
1998. Mauvais comportements de la police américaine, minceur de leur dossier, déchaînement de la presse de l’exil, indifférence de la presse européenne, verdict démesurément
sévère, sont stigmatisés par Lemoine. Mais, ce n’est qu’un début, le combat continue…
Entre enthousiasme militant à la Maurice Lemoine et réserves inquiètes à la Janette
Habel, Le Monde diplomatique continuera-t-il longtemps d’évoquer Cuba de manière quasi
schizoïde?
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