pas du tout

Transcription

pas du tout
C h ap itre 2
Je t’aime à la folie… pas du tout
L’univers des sentiments offre bien entendu un éclairage sur les liens
de dépendances affectives. J’ai retenu plus particulièrement dans cette
approche deux registres diamétralement opposés qui, cependant, de
façon latente, se rejoignent en certains points. Je veux parler ici des
manifestations, d’une part, ouvertement et exclusivement positives, et
celles, d’autre part, résolument négatives.
Un amour inconditionnel tout comme une haine implacable ont en
commun l’annulation de l’ambivalence des sentiments1. Point de
demi-mesure, de nuance ni de pluralité dans la gamme des sentiments, nous sommes ici convoqués sur la scène de l’absolu, de l’exclusif et de l’unicité.
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L’ambivalence fait partie de nous et de notre relation aux autres. Sa
présence peut néanmoins être gommée ou annulée, permettant ainsi
de mettre à distance l’agressivité ou, à l’inverse, l’attachement
éprouvés pour l’autre. Comme nous le verrons, ce mode de défense
signe la présence d’angoisses, parfois massives, qui ont pour dénominateur commun un lien de dépendance affective prégnant.
1. Ambivalence : « Présence simultanée dans la relation […] de tendances, d’attitudes et de sentiments tendres et hostiles » ; voir Laplanche et Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, PUF, 1984.
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Au cours de ce chapitre, je présenterai deux volets du sentiment
d’amour absolu, à savoir fusion et idéalisation. Puis, nous nous tournerons vers son expression opposée, le sentiment d’une haine inexpugnable illustré sous deux formes : l’impossibilité d’investir un lien
d’amour, et ne pouvoir ni supporter l’autre ni s’en séparer.
La fusion à l’autre : nous ne faisons qu’un
La relation fusionnelle consiste en une symbiose unissant deux êtres
dans une combinaison et une interpénétration de leurs vécus psychiques, affectifs et émotionnels. Le prototype de ce lien est celui de la
relation du fœtus, puis du nourrisson, à sa mère non encore reconnue
comme distincte de lui.
Une fusion nécessaire…
D. Winnicott a mis en relief l’importance fondatrice de la relation
fusionnelle mère-bébé dans laquelle la mère pense, imagine, interprète pour son enfant. Elle donne ainsi à son bébé « l’image de ce
qu’il éprouve et l’assure de son existence »1. La symbiose entre la
mère et son bébé permet l’instauration d’un « nous psychique » qui
établit les bases d’un sentiment de continuité pour le bébé. À partir
de ce lien fusionnel originaire, le petit être va peu à peu opérer une
différenciation entre lui et sa mère, comme entre ce qui est intérieur
et extérieur à lui, préparant ainsi l’accès à sa propre individualité.
En effet, « on ne parvient au je qu’après être passé par un nous.2 ».
1. S. Ferrières-Pestureau, « L’abandon comme révélation de la passion et de la fragilité narcissique », revue Dialogue, n° 129, 1995.
2. J.-G. Lemaire, « Du Je au Nous, ou du Nous au Je ? Il n’y a pas de sujet tout
constitué », revue Dialogue, n° 102, 1988.
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Dans une relation dite « fusionnelle », ce premier lien des origines
est réinvesti dans une recherche inconsciente d’un retour à l’unité
originelle perdue. La rencontre amoureuse, particulièrement le coup de
foudre, et les premiers temps de la relation, s’apparentent souvent à des
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retrouvailles avec la symbiose des origines. Jean-Georges Lemaire
souligne à ce propos le « rôle structurant » de la fusion comme « force
organisante [et] constituante » de la relation amoureuse1. Dans une
interview, il précise : « Un minimum de fusion est toujours nécessaire
pour qu’un couple puisse se former […]. Une nécessité conduit tout
amoureux à écouler en l’autre une part de soi, dans le même temps
qu’il le colonise et qu’il possède une part en lui. Il s’agit d’une captation réciproque grâce à laquelle se constitue un “nous” psychique2. »
… mais qu’il faut dépasser
La fusion apparaît ainsi comme une étape inaugurale et structurante
du lien. Toutefois, pour que ce lien se développe et s’enrichisse, il faut
que les individualités qui le constituent puissent également prendre
place et s’épanouir. L’individuation constitue donc elle aussi un
élément déterminant de la relation permettant à chacun d’exister en
tant que sujet du et dans le couple3. Plus les partenaires entretiennent une relation étroite entre eux, plus leur individuation rend leur
proximité vivante et durable.
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Être ensemble ne signifie pas se perdre dans l’autre. Pourtant, le
rapport fusionnel dans une relation de couple, amicale ou parentenfant, peut occuper l’essentiel de l’espace relationnel. Les fantasmes
de ne faire qu’un, d’être tout pour l’autre, d’avoir l’autre tout à soi,
de se comprendre sans se parler, de se fondre dans l’autre etc., sont
1. J.-G. Lemaire, Le couple : sa vie, sa mort, Payot, 1986.
2. Ib. « Passer du je au nous… et vice et versa », magazine Psychologies, n° 245,
octobre 2005.
3. Individuation : évolution au cours de laquelle l’être humain va s’autonomiser
et exister en tant que personne à part entière, distincte et différente de ses semblables. L’individuation se caractérise par l’existence du « Je » au sein du
« Nous ». Ainsi, dans l’enquête citée, une femme, mariée depuis 30 ans et partageant son activité professionnelle avec son conjoint, dit : « On est ensemble,
mais on est chacun. » Son partenaire poursuit : « C’est une grande liberté de faire
route ensemble. Ca ne veut pas forcément dire se fondre dans l’autre, mais plutôt se rejoindre pour créer un accord ». Ibid.
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autant de modes d’expression d’un lien fusionnel particulièrement
serré laissant peu ou pas de place aux individualités de chacun.
Dans cette configuration, l’individuation s’efface et même disparaît
pour laisser place à « une identification mutuelle extrêmement dense
et généralisée », au point où soi et l’autre sont confondus en un même1.
Ce phénomène d’indifférenciation entre soi et l’autre est particulièrement récurrent dans les différents témoignages de dépendances
douloureuses présentés au chapitre précédent.
Ainsi, lors d’une séance, Catherine exprime son souhait de parler avec
Patrick de leurs prochaines vacances. Cependant, et malgré mon invitation à préciser ce dont elle souhaite parler, Catherine reste confuse,
vague, et s’exprime par sous-entendus. Je leur fais part de ma difficulté
à comprendre. Catherine me dit alors :
« Oui, c’est vrai, ce que je dis n’est pas très clair, mais mon mari comprend.
Il sait à quoi je pense. »
Les propos de Catherine illustrent ce fonctionnement d’indifférenciation où l’on se comprendrait sans avoir à se parler, où l’autre –
confondu avec soi – devinerait et même saurait nos propres pensées.
« Je garde l’image de ma mère et moi, derrière la fenêtre, attendant le
retour de mon père. J’étais envahie par l’angoisse de son retour. Je me
rends compte maintenant que ce n’était pas mon angoisse à moi, mais
celle de ma mère, anxieuse de l’humeur et des colères de mon père. Ces
ressentis n’étaient pas réellement les miens.
– Qu’est-ce qui était réellement vôtre ?
1. J.-G. Lemaire, op. cit.
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Iris, de son côté, a peu à peu pris conscience du vécu d’indistinction
entre sa mère et elle. Elle réalise l’existence en elle d’une confusion
entre ses propres émotions et celles de sa mère.