Réflexions de Simone Weil sur le colonialisme

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Réflexions de Simone Weil sur le colonialisme
RÉFLEXIONS DE SIMONE WEIL SUR LE COLONIALISME
ADRIANO MARCHETTI
Jean-Jacques Rousseau dénonçait le scandale d'une société fondée sur l'inégalité; de la même
façon, avec la même vigueur et d'une écriture pure et incisive qui seules naissent de la passion
des justes, Simone Weil affronte le problème du colonialisme: elle interroge, juge sévèrement;
elle théorise des solutions empreintes de projections utopiques et d'une certaine ingénuité, mais
qui expriment la rigueur et la piété de sa pensée. Il s'agit d'analyser un problème de morale et de
droit politique qui concerne toute la culture européenne et qui n'a pas encore trouvé une solution
équitable. L'écrivain juif, sans se cacher la vérité, expose la tragique réalité du colonialisme, la
barbarie de l'oppresseur, le malheur de l'opprimé. L'aventure coloniale n'a qu'une seule raison: la
force; et tout ce qui est soumis à la force est déraciné irrémédiablement: la cité, dans son
acception antique, est détruite et on enterre avec elle son passé, son histoire, sa religion, son art,
sa sagesse. On sacrifie tout ce qui est fraternité et dignité au rêve fou du pouvoir, au rêve d'une
civilisation qui finit par détruire ce dont elle s'alimente et où elle plonge ses propres racines;
rêve de mort donc.
Les écrits de Simone Weil sur ce sujet, une dizaine en tout,1 ont comme à l'accoutumée, le
son d'une accusation soutenue et savamment argumentée, mais aussi la trépidation de la
compassion et le souffle de la libération.
Dans un article publié dans les « Cahiers Simone Weil »2 où est citée une lettre écrite aux
Thévenon en automne 1934, on lit que Simone Weil a déplacé la ligne principale de son
engagement de militante, après les diverses déceptions liées à son activité révolutionnaire, « en
s'orientant vers deux pôles: le pacifisme et le colonialisme ». Il s'agit non pas d'un déplacement
d'intérêt et de tension mais de la conscience qu'un élément s'impose à son analyse, un élément
non considéré précédemment mais fondamental pour la lecture de la question prolétarienne et de
la réalité politique internationale.
Le colonialisme est l'un des nœuds principaux des contradictions qui ont tourmenté
l'émancipation internationale du prolétariat. Il s'impose dans tout son tragique à la pensée de
Simone Weil au moment même où elle veut se rendre compte des grandes déceptions que lui
1
Les textes de Simone Weil qui se rapportent à la question coloniale se trouvent en grande partie dans Ecrits historiques et
politiques, Paris, Gallimard 1960, pp. 331-378. Dans nos citations cette édition sera indiquée par l'abréviation EHP. Les mêmes
textes ont été réédités dans les Œuvres Complètes, T. II, Vol. 3, Paris, Gallimard 1989.
2
Cfr. G. LEROY, Simone Weil et les problèmes du colonialisme, « Cahiers Simone Weil », VI, 3 (Septembre 1983), pp. 259-274.
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ont causées ses profondes expériences de révolutionnaire, d'anarchiste et de militante syndicale.
Ces déceptions ne sont pas un prétexte pour rompre l'engagement à vouloir connaître et
modifier la réalité sociale, mais plutôt un recul des idées qu'elle avait jusqu'alors partagées exigence critique que Simone Weil avait déjà exprimée dans Perspectives
3
et dans les
Réflexions sur les causes de la liberté et de l'oppression sociale4.
Le compromis avec le système politique de la Section Française de l'Internationale Ouvrière,
et avec un P.C.F. emprisonné dans l'idéologie stalinienne, un syndicalisme toujours plus projeté
vers la bureaucratie, déterminent en Simone Weil un besoin absolu de clarté. L'article cité cidessus, publié dans les « Cahiers Simone Weil », interprète en outre un nouvel intérêt pour le
problème colonial comme « cette sympathie a priori » que Simone Weil a toujours manifestée
pour les marginaux, les opprimés. Celle-ci est certainement une composante importante,
toujours présente du reste dans les choix existentiels de l'écrivain; mais il ne faudrait pas
négliger la raison politique qui la pousse à voir dans le colonialisme, non seulement un signe
tangible de la dégradation d'une civilisation, mais surtout la contradiction fondamentale qui est à
la base de la pensée de cette civilisation et dont dépend le destin même de l'Europe.
Son intérêt pour la question coloniale sert donc la juste cause, c'est-à-dire la lutte pour la
défense des couches humiliées de la hiérarchie sociale, c'est en même temps la recherche
passionnée et obstinée de la vérité. Le point mort où s'est trouvée la philosophe ouvrière
correspond à la prise en charge de la crise globale d'une civilisation incapable de résoudre les
deux principaux problèmes nés directement de son fonctionnement: le problème du prolétariat et
le problème colonial. Il ne s'agit pas seulement d'une simple approche éthique mais aussi d'une
conscience politique lucide: la civilisation occidentale est incapable de défaire les nœuds que
son fonctionnement même crée.5 Simone Weil assume cette crise; elle se pose à l'intérieur des
apories, les regarde en face, veut les rendre claires à sa raison.
Bien que les écrits sur le colonialisme n'aient été rédigés qu'à partir de 1937, Simone Weil
prend conscience du problème dès 1931, à l'occasion de l'Exposition Coloniale de Vincennes.
Elle écrit:
3
Perspectives. Allons-nous vers la révolution prolétarienne? est un long article paru le 25 août 1933 dans le n. 158 de « La
Révolution prolétarienne ».
4
Cet essai, rédigé en 1933, peut être considéré l'œuvre capitale de Simone Weil. Alain, qui avait lu le manuscrit, le jugeait du «
Kant continué » et avait écrit à l'auteur: « votre travail est de première importance », il fait partie de ces rares travaux qui ouvrent «
l'avenir prochain » et préparent la « Révolution véritable ». Il sera publié posthume dans Oppression et liberté, Paris, Gallimard
1955, pp. 55-162.
5
La même réflexion on la retrouve vingt ans plus tard dans le célèbre Discours sur le colonialisme d'Aimé Cesaire (Paris, Editions
Présence Africaine 1955): « Le fait est que la civilisation dite européenne, la civilisation occidentale, telle que l'ont façonnée deux
siècles de régimes bourgeois, est incapable de résoudre les deux problèmes majeurs auxquels son existence a donné naissance: le
problème du prolétariat et le problème colonial; qui, déférée à la barre de la raison comme à la barre de la conscience, cette Europelà est impuissante à se justifier; et que, de plus en plus, elle se réfugie dans une hypocrisie d'autant plus odieuse qu'elle a de moins
en moins chance de tromper» (p. 7).
~2
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Je n'oublierai jamais le moment où, pour la première fois, j'ai senti et compris la tragédie de la
colonisation. C'était pendant l'Exposition Coloniale, peu après la révolte de Yen-Bay en Indochine. [...] Il
y a sept ans de cela. Je n'eus pas de peine, peu de temps après, à me convaincre que l'Indochine n'avait
pas le privilège de la souffrance parmi les colonies françaises. Depuis ce jour, j'ai honte de mon pays.
Depuis ce jour, je ne peux pas rencontrer un Indochinois, un Algérien, un Marocain, sans avoir envie de
lui demander pardon.6
Le P.C.F. n'a, à cette occasion, qu'une réaction insignifiante; la voix qui ne partage pas cette
tiédeur, et la seule, est celle du groupe surréaliste, qui diffuse un tract terminant par cette
exhortation: « Aux discours et aux exécutions capitales, répondez en exigeant l'évacuation
immédiate des colonies et la mise en accusation des généraux et des fonctionnaires responsables
des massacres d'Annam, du Liban, du Maroc et de l'Afrique centrale ».7
Outre la Lettre aux Indochinois, l'ébauche d'un article de trente lignes environ8 et une
première série d'écrits, rédigés de 1937 à 1939, dénoncent l'état d'oppression auquel sont soumis
les pays du Maghreb.99 Simone Weil met à nu les fausses raisons qui ne servent qu'à cacher le
dessein du pouvoir, la raison d'Etat. Ce qui est sûr c'est que la France - tant qu'elle s'est sentie en
sécurité dans son territoire et dans son Empire, tant qu'elle a occupé en Europe une position
dominante - est restée indifférente à ses propres responsabilités morales en matière coloniale.
Un homme - observe-t-elle - est parfois sensible à la justice, même quand elle exige qu'il
aille contre son propre intérêt; une collectivité, qu'elle soit nation, classe, parti, groupement, n'y
est pour ainsi dire jamais sensible hors les cas où elle est elle-même lésée.10
Le prétexte d'un débarquement allemand au Maroc, projeté et jamais réalisé, sert à
promouvoir une propagande qui reconnaisse à la France son rôle de défenseur des droits.
Simone Weil écrit avec ironie: « Pour tout esprit impartial, il est évident qu'un territoire qui est à
la France depuis 1911 est français de droit pour l'éternité »11. Elle fait revivre les événements
qui menèrent la France, à travers une série de provocations et d'incidents, à justifier son
intervention militaire; la France est la vraie responsable de la haine qu'elle a semée et alimentée
6
EHP, p. 341.
7
Ne visitez pas l'Exposition Coloniale (Mai 1931), cité dans Tracts Surréalistes et déclarations collectives 1922-1939), par J.
PIERRE, Paris, Losfeld 1980, p. 195.
8
Cfr. S. PETREMENT, La vie de Simone Weil, II, Paris, Fayard 1973, p. 118.
9
Nous donnons la liste des articles dans un ordre chronologique: Un peu d'histoire à propos du Maroc, « Syndicats », 17
(4.2.1937), p. 3. - Le Maroc ou la prescription en matière de vol, «Vigilance», 48-49 (10.2.1937), pp. 28-29; aussi dans EHP, pp.
331-335. - Le sang coule en Tunisie, « Feuilles libres de la Quinzaine», III, 33 (25.3.1937), pp. 75-76; aussi dans EHP, pp. 336-368.
- Qui est capable de menées anti françaises?, publié posthume dans EHP, pp. 339-343. - Ces membres palpitants de la patrie...,
«Vigilance», 63 (10.3.1938), pp. 18-20; aussi dans ÈHP, pp. 344-350. - Les novelles données du problème colonial dans l'empire
français, « Essais et Combats », 2-3 (Décembre 1938), pp. 6-7; aussi dans EHP, pp. 351-356, avec des variantes, pp. 408-409.
Pour compléter cette première partie des écrits sur le colonialisme, rédigés avant l'occupation allemande, il faut ajouter quelques
fragments avec des variantes (EHP, pp. 357-360) et une ébauche de lettre à Jean Giraudoux (1939-1940?) publiée dans EHP, pp.
361-363 et dans « Le Figaro Littéraire » (5.12.1959, p. 4).
10
EHP, p. 359.
11
Ibid., p. 331.
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RÉFLEXIONS DE S. WEIL SUR LE COLONIALISME
envers elle-même sur le territoire africain. Mais l'attitude de la France en tant qu'Etat n'est que le
reflet d'une mentalité diffuse parmi les citadins de la métropole, contre lesquels Simone Weil
lance un véritable réquisitoire, qui, par le ton et les attaques, rappelle le célèbre « j'accuse » de
Zola; une accusation qu'aucun tribunal ne pourra jamais confirmer:
J'accuse l'Etat français et les gouvernements successifs qui l'ont représenté jusqu'à ce jour, y compris
les deux gouvernements de Front Populaire; j'accuse les administrations d'Algérie, de Tunisie, du Maroc;
j'accuse le général Nogués, j'accuse une grande partie des colons et des fonctionnaires français de menées
antifrançaises en Afrique du Nord. Tous ceux à qui il est arrivé de traiter un Arabe avec mépris; ceux qui
font verser le sang arabe par la police; ceux qui ont opéré et opèrent l'expropriation progressive des
cultivateurs indigènes; ceux qui, colons, industriels, traitent leurs ouvriers comme des bêtes de somme;
ceux qui, fonctionnaires, acceptent, réclament qu'on leur verse pour le même travail un tiers de plus qu'à
leurs collègues arabes; voilà quels sont ceux qui sèment en territoire africain la haine de la France.12
Responsabilité qui retombe à plus forte raison sur les démocrates français, sur les socialistes
français, sur la classe ouvrière, sur ceux que Simone Weil considérait, comme ses plus proches.
Responsabilité de la gauche, des syndicats, des partis qui théorisent l'internationalisme
prolétaire et ne le pratiquent pas. « A ce moment, en juin 1936, les hommes de gauche avaient
compris comment, en France, se posait le problème. Aujourd'hui, c'est de l'Afrique du Nord
qu'il s'agit; et ces mêmes hommes ne comprennent plus. [...] C'est toujours, partout le même
problème qui se pose. Toujours, partout où il y a des opprimés ».13
Le prolétariat indigène est ignoré, la gauche française ne peut que s'aligner à la mentalité
bourgeoise. Messali Hadj et des camarades sont condamnés en 1937 pour avoir reconstitué
l'organisation de l'Etoile Nord-Africaine, auparavant dissoute, et pour avoir fait de la politique
antifrançaise. Simone Weil critique sévèrement le Front populaire qui n'a pas conscience de
l'analogie qui existe entre les aspirations des ouvriers qui ont occupé les mines en 1936 et celle
des colonisés; de la même façon ces derniers sont accusés d'être manœuvres par des meneurs, ils
sont l'objet de la même humiliation et diffamation, et par là leur révolte est une réaction
biologique;
pour quiconque a un peu de fierté, il suffit d'avoir été humilié pour avoir la révolte au cœur. Aucun
meneur n'est nécessaire. Ceux qu'on appelle les meneurs, c'est-à-dire les militants, ne créent pas les
12
13
Ibid., pp. 339-340.
Ibid.
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RÉFLEXIONS DE S. WEIL SUR LE COLONIALISME
sentiments de révolte, ils les expriment simplement. Ceux qui créent les sentiments de révolte, ce sont les
hommes qui osent humilier leurs semblables.14
Simone Weil néglige l'aspect économique dans son analyse du problème colonial; c'est avant
tout un problème moral qui demande une redéfinition de concepts tels que: patrie, culture,
nation. Le colonisé et le colon reproduisent le modèle serf /patron. Si un conflit européen devait
renverser le rapport des forces, cet événement, observe-t-elle, « pourrait servir de signal à la
grande revanche des peuples coloniaux pour punir notre insouciance, notre indifférence et notre
cruauté ».15 Faute morale d'autant plus grave pour la France, pays qui le premier a diffusé la
notion de droit des peuples et qui se réfère à un idéal de liberté et d'humanité. L'héritage
politique et chrétien ne l'autorisait pas à devenir un empire.
La victoire du Front Populaire est due en partie à l'Etoile Nord-Africaine que le
gouvernement Blum a dissous par la force. Dans ce cas, les organisations antifascistes
commettent une grave injustice, car elles méconnaissent dans leur action répressive la proximité
des idéaux anticolonialistes et antifascistes.
Le principal auteur des menées antifrançaises en Afrique du Nord, c'est la France. Les principaux
auteurs de menées fascistes en Afrique du Nord, ce sont, sauf exceptions, les organisations antifascistes.16
C'est une grande erreur que Simone Weil interprète comme l'un des obstacles qui
compromettront l'évolution pacifique du problème algérien, une erreur qui coûtera au
nationalisme algérien la violence, comme seule voie vers l'indépendance.
Dans un écrit publié sur « Essais et Combats » en décembre 1938, Simone Weil tente une
analyse globale du problème colonial. Elle définit tout d'abord l'hypothèse selon laquelle « les
problèmes de la colonisation se posent avant tout en termes de force. La colonisation commence
presque toujours par l'exercice de la force sous sa forme pure, c'est-à-dire par la conquête ».17
Elle s'interroge sur la façon de réaliser l'émancipation des colonies pour des raisons de justice et
de sécurité avec une sensibilité politique et une intelligence de la situation qui font d'elle une
pionnière de la décolonisation. Elle considère des solutions, les discute, en apprécie les
avantages et les inconvénients, essaie de ne pas compromettre définitivement ce qui peut être
sauvé.
14
Ibid.
Ibid., p. 338.
16
Ibid., p. 343.
17
Ibid., p. 351.
15
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RÉFLEXIONS DE S. WEIL SUR LE COLONIALISME
La première possibilité consisterait en un mouvement d'opinion pour sensibiliser les français
et imposer des réformes radicales. L'exposition de 1931 avait déjà démontré l'inefficacité d'une
telle politique et Simone Weil observe avec un sarcasme amer:
D'une manière générale, les Français sont tellement persuadés de leur propre générosité qu'ils ne
s'enquièrent pas des maux que souffrent par eux des populations lointaines; et la contrainte prive ces
populations de la faculté de se plaindre. La générosité ne va guère chez aucun peuple jusqu'à faire effort
pour découvrir les injustices qu'on commet en son nom; en tout cas elle ne va certes pas jusque-là en
France.18
La seconde solution, totalement opposée à la première, considère l'éventualité d'un
mouvement de révolte interne des pays soumis. Cette deuxième possibilité est vaine, vu le
déséquilibre des forces militaires et l'inégalité dans le domaine technique. Un échec aurait des
conséquences incommensurables. Un succès ne serait pas moins problématique, car il faudrait le
protéger de la centralisation excessive du pouvoir, d'un état totalitaire, et de la requête
d'énormes sacrifices pour l'armement. Simone Weil ne peut que convenir que
l'indépendance nationale est un bien; mais quand elle suppose une telle soumission à l'Etat que la
contrainte, l'épuisement et la faim soient aussi grands que sous une domination étrangère, elle est vaine.
Nous ne voulons pas, nous, Français, mettre un tel prix à la défense de notre indépendance nationale;
pourquoi serait-il désirable que les populations des colonies mettent un tel prix à l'acquisition de la leur?
19
Il n'y a qu'une seule possibilité qui, bien qu'elle soit loin de la solution idéale, tienne compte
des conditions réelles, à savoir celle qui comporte le moindre mal. Le jeu des forces
internationales suggère à la France de transformer avec urgence ses sujets en collaborateurs. Le
pays ne possède plus la puissance nécessaire pour défendre les vastes territoires dominés, si les
populations de ses territoires lui sont hostiles. Simone Weil ne pense pas que la solution
possible, vu la situation internationale, puisse consister dans l'indépendance immédiate des
Etats:
Les populations des colonies doivent participer activement et en vue de leur propre intérêt à la vie
politique et économique de leurs pays; - mais ajoute-t-elle - en ce qui concerne la France, il n'est pas sûr
18
19
Ibid., p. 353.
Ibid.
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RÉFLEXIONS DE S. WEIL SUR LE COLONIALISME
qu'une telle politique, même rapidement et intelligemment appliquée, puisse être efficace. Il est peut-être
trop tard.20
Il s'agit d'inventer une politique qui rende évident et crédible l'intérêt objectif de la France à
mettre en œuvre, et non pas de façon unilatérale, une activité radicale d'émancipation. Simone
Weil pense que les Accords de Monaco, qui ont infligé une humiliation à la France, constituent
un moment favorable à la prise de conscience de la nécessité d'une nouvelle politique coloniale.
Le prestige de l'État-empire est en crise, c'est ce qui l'oblige à faire coïncider ses propres intérêts
avec ceux des pays colonisés.
Comme à l'accoutumée, Simone Weil propose des solutions idéales sans en donner
l'application concrète; elles ont toutefois une force propre, une hardiesse, si l'on considère la
situation de l'Europe qui est au bord du gouffre. Simone Weil, encore fermement attachée à son
credo pacifiste, justifie sa proposition de cette façon:
Ceux qui sont habitués à tout considérer sous la double catégorie révolutionnaire et réformiste - la
première épithète, dans ce système manichéen, désignant le bien et la seconde le mal - trouveront sans
doute qu'une solution du problème colonial est atteinte de la tare indélébile du réformisme. Pour moi, sans
hésitation, je la juge infiniment préférable, si elle se réalise, à une émancipation qui résulterait d'un
soulèvement victorieux. Car elle permettrait aux populations soumises aujourd'hui à tant d'intolérables
contraintes d'accéder au moins à une liberté partielle sans être forcées de tomber dans un nationalisme
forcené - à son tour impérialiste et conquérant -, dans une industrialisation à outrance fondée sur la misère
indéfiniment prolongée des masses populaires, dans un militarisme aigu, dans une étatisation de toute la
vie sociale analogue à celle des pays totalitaires. Telles seraient presque infailliblement les suites d'un
soulèvement victorieux; quant aux suites d'un soulèvement non victorieux, elles seraient trop atroces pour
qu'on ait envie de les évoquer. L'autre voie, moins glorieuse sans doute, ne coûterait pas de sang; et
comme disait Lawrence d'Arabie, ceux qui ont pour objet la liberté désirent vivre pour en jouir plutôt que
mourir pour elle.21
Ce point de vue ne peut être considéré comme une proposition modérée, médiatrice des deux
premières; elle possède une tension et une radicalité qui expriment une préoccupation objective:
il faut sauver les valeurs sans lesquelles toute stratégie échouerait. Le grand dilemme weilien
consiste dans le besoin, qu'on ne peut supprimer, de liberté pour les opprimés et en même temps
dans la nécessité de réduire au minimum le risque de compromettre ce qu'il reste encore de leur
civilisation. La stratégie que Simone Weil propose est le renversement copernicien de la logique
20
21
Ibid., p. 355.
Ibid., p. 356.
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RÉFLEXIONS DE S. WEIL SUR LE COLONIALISME
qui sous-tend le rapport colonisé/colonisant et qui, comme elle le précisera par la suite, se base
sur de nouveaux concepts opposés à la politique généralement suivie par les Etats. De toute
façon la proposition restera pure théorie, en raison de l'avènement de la guerre.
En 1943 Simone Weil est à Londres, engagée dans les services de la France libre; elle
reprend alors le problème colonial dans un écrit assez étendu: A propos de la question coloniale
dans ses rapports avec le destin du peuple français.22 Il s'agit d'une étude de grande valeur
quant à la profondeur de l'analyse, qui part de la situation française et s'étend à toute la culture
européenne et américaine. En outre, les notions de patrie, de culture et de tradition, font l'objet,
dans ces pages, d'une élaboration singulière et inédite. Elle donne la clef d'une évolution
sensible de sa pensée socio-politique, ainsi que son interprétation des synthèses historiques
dessinées avec une intuition géniale.
Jusque-là il n'y a pas trace de patriotisme; dans ces Leçons de philosophie des années 19331934 elle ne parle ni de patrie ni de nation. Y figure la notion d'Etat, le pouvoir auquel est due
uniquement l'obéissance, mais non pas l'amour. L'individu est pour Simone Weil la valeur
suprême menacée par la société. Rappelant Platon, elle compare la société à
un gigantesque animal que les hommes sont contraints de servir et dont ils étudient les réflexes pour
en tirer leurs convictions concernant le bien et le mal.23
Cet animal devient ou le diable, ou la bête de l’Apocalypse;24 dans tous les cas il est
l'obstacle et en même temps l'objet de notre idolâtrie qui empêche le philosophe de penser,
l'individu d'accéder à une vie spirituelle.
Il est toujours totalitaire.25
Simone Weil va au-delà de la leçon d'individualisme d'Alain: la société ne pense pas, « le
social est le mal », il faut donc « cesser d'être un être social ».26 Son individualisme de type
anarchique, si marqué dans ses écrits de jeunesse, semble avoir subi une évidente modification
dans les écrits concernant la question coloniale. A côté de la notion de « gros animal » dans
laquelle se caractérise la société, Simone Weil, tout en étant convaincue que la société ne peut
22
EHP, pp. 364-378; aussi dans « La Table Ronde », 4 (Octobre 1951), pp. 9-25. Il faut remarquer qu'à cause du nouveau contexte
de la politique internationale Simone Weil, pendant son bref séjour à New York, rédige en langue anglaise deux articles restés
encore inédits; About the problems in the Trench Empire, et Treatment o f Negro war-prisoners from French army (Cfr. G. LEROY
cit., p. 264).
23
Oppression et liberté cit., p. 236.
24
Cfr. La Source grecque, Paris, Gallimard 1953, p. 90.
25
Cahiers, III, 2° éd. Paris, Pion 1974, p. 267.
26
Ibid., pp. 92, 93.
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RÉFLEXIONS DE S. WEIL SUR LE COLONIALISME
être rien de plus qu'un mal nécessaire, éprouve le besoin d'envisager un aspect positif du social
grâce à quelques notions: cité, foyer, passé, culture, langue. En 1943, elle sent qu'il faut
considérer la patrie comme une valeur;
non pas la penser à nouveau; la penser pour la première fois; car, sauf erreur, elle n'a jamais été
pensée.27
La réalité coloniale d'abord et la guerre ensuite l'obligent donc à modifier ses opinions sur les
rapports entre individu et société, elle en arrive à écrire: « On doit du respect à une collectivité,
quelle qu'elle soit - patrie, famille, ou toute autre -, non pas pour elle-même, mais comme
nourriture d'un certain nombre d'âmes humaines ».28 La collectivité répond à un besoin de l'âme.
Au concept oppressif de la société organisée en Etat s'oppose un milieu où la culture, la
pensée, les traditions se transmettent, une ville-patrie-nation qui a une fonction spirituelle et
nourricière de la collectivité et de l'individu. Deux aspects du social à ne pas confondre mais
indiquant l'ambiguïté et le caractère contradictoire d'une réalité:
Chaque être humain a besoin d'avoir de multiples racines. Il a besoin de recevoir la presque totalité de
sa vie morale, intellectuelle, spirituelle, par l'intermédiaire des milieux dont il fait naturellement partie.29
Il ne faut absolument pas confondre cette notion avec le traditionalisme ou le nationalisme
de type maurrassien; la patrie ne peut être objet d'idolâtrie parce qu'elle n'est jamais « au dessus
de l'être humain ».30
Poser la patrie comme un absolu que le mal ne peut souiller est une absurdité éclatante. La patrie est
un autre nom de la nation [...] La nation est un fait, et un fait n'est pas un absolu.31
Au cours du 19e siècle, l'indépendance nationale, liée aux aspirations démocraticobourgeoises, avait été le mot d'ordre. Consciente de représenter la principale force économique
du pays, la bourgeoisie veut traduire en termes juridiques cette situation, afin de subordonner les
autres couches sociales à ses propres intérêts. Derrière cette revendication se cache l'aspiration,
de la part de la bourgeoisie, à l'exploitation exclusive de la force travail. La guerre de 1914 a
27
L'Enracinement, Paris, Gallimard 1966, p. 133.
Ibid., p. 15.
29
Ibid., p. 61.
30
Ibid., p. 16.
31
Ibid., p. 168.
28
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RÉFLEXIONS DE S. WEIL SUR LE COLONIALISME
rallumé ce processus de revendication avec des significations tout à fait différentes. Benjamin
Péret observe que depuis le traité de Versailles
on n'a pas vu un seul pays conquérir une indépendance réelle. Tous ceux qui se sont libérés d'une
oppression étrangère y ont réussi grâce à l'aide d'un autre impérialisme qui a immédiatement pris la place
du précédent. Entre les deux guerres, ce fut généralement l'impérialisme Américain. Depuis la seconde
guerre, on a vu entrer en scène l'impérialisme russe qui favorise à son profit les mouvements
d'indépendance [...] Les capitalistes nationaux et les travailleurs qu'ils oppriment ne font donc que
changer de maîtres, passant à Washington qui leur laisse une liberté relative dans son jardin zoologique
ou à Moscou qui les dompte dans la cage de son cirque.32
L'oppression est le fléau le plus grave de la condition humaine qui frappe les opprimés et les
oppresseurs, et le colonialisme est la maladie principale de l'Europe. La vraie révolution qui
dépasse la révolte, humainement compréhensible, est celle qui vise à supprimer le colonisé
qu'est devenu l'opprimé et le colonisateur qu'est devenu l'européen. La libération de la
colonisation doit être une reconquête de soi, reconquête de sa propre liberté par rapport à la
nation, de la religion de son propre groupe, de son propre passé, de sa propre ethnie. Une
redéfinition s'impose à travers des catégories qui ne sont pas celles du colonialisme.
L'oppression se justifie par elle-même: les oppresseurs infligent des maux qui transforment
l'état des opprimés tendant de plus en plus à ressembler à ce qu'ils devraient être pour mériter
leur malheur. Le colon finit par s'identifier à la machine coloniale en poursuivant la
déshumanisation du colonisé. Mais l'humanité qu'il nie à d'autres êtres humains finit par être une
force ennemie du colon lui-même; pour s'en défendre, il ne peut que se déshumaniser à son tour.
Une réciprocité impitoyable qui cloue le colon et le colonisé au même destin. Le colonialiste et
sa victime sont tous les deux écrasés par le même mal. Sur la base de ces observations, Simone
Weil peut bien dire que l'hitlérisme est conséquent et identique au colonialisme dans ses effets.33
On a souvent affirmé que cet écrivain se tourne vers le passé à la recherche d'une sagesse qui
permette de comprendre le présent; nous voudrions proposer ici le contraire de ce lieu commun:
le présent est la clef pour comprendre d'une certaine façon le passé. L'attention pour la réalité
historique sollicite Simone Weil à interroger l'histoire et à la considérer comme une lente
préparation à l'événement. Le colonialisme et l'hitlérisme suivent le trajet d'un arc qui les
32
B. PÉRET, L'Indépendance des pays arriérés, «Le Libertaire» (19 Octobre 1953).
L'interprétation du nazisme, l'analogie entre le système hitlérien et l'ancienne Rome, la confrontation de « la France éternelle »
avec « l'éternelle Allemagne » établies par Simone Weil donnent à l'avance les résultats des futures recherches historiques sur cette
question. L'analogie hitlérisme/colonialisme sera, vingt ans après, la thèse d'un historien prestigieux de la question coloniale: Albert
Memmi, auteur de Portrait du colonisé (Paris, Payot 1957). En effet après avoir analysé le mécanisme par lequel « la situation
coloniale fabrique des colonialistes, comme elle fabrique des colonisés » (p. 85), il affirme avec d'évidents accents weiliens que « le
racisme résume et symbolise la relation fondamentale qui unit colonialiste et colonisé » (p. 99).
33
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RÉFLEXIONS DE S. WEIL SUR LE COLONIALISME
ramène à l'esprit de la Rome impériale, esprit qui a influé sur les principales aspirations de notre
civilisation. La croissance de l'Empire romain amena à la destruction de ces entités différentes
qui s'appelaient cités et qui dans l'antiquité, même si elles semblaient ennemies, en réalité se
protégeaient, se garantissaient réciproquement. Le rêve ambitieux de réaliser une civilisation
unique amena la destruction de nombreuses civilisations: l'Egypte, la Grèce, la Judée, la Perse,
les Gaules et prépara en même temps le vide autour de Rome.
Le colonialisme européen est encore l'esprit romain qui détruit les patries, déracine les
cultures; il est violence, démesure, vulgarité.
L'entreprise coloniale est au monde moderne ce que l'impérialisme romain était au monde
antique. L'hitlérisme est à la pointe extrême de cette dégradation, c'est le principe irréversible de
régression universelle qui frappe avant tout l'Europe elle-même, puisque l'Européen porte en lui
un Hitler; il est coupable autant que lui pour avoir appliqué la même oppression, l'humiliation
dégradante aux Arabes d'Algérie, aux coolies de l'Inde, aux noirs d'Afrique. L'entreprise
coloniale est inséparable du mépris de l'homme indigène; et, partant de ce mépris, elle veut le
déraciner de son être. Le racisme est inscrit dans le système. Le racisme naît du colonialisme par
lequel on distingue deux destins humains: celui des êtres libres d'exercer leurs droits et celui des
êtres privés de tout droit car privés de toute identité.
Le malheur qui frappe l'Europe est aussi la condition qui l'oblige à s'interroger sincèrement
sur son identité, sur ses diversités, sur les vraies racines de sa culture. Simone Weil écarte toute
considération politique, économique, psychologique relative à la raison d'Etat, renverse la
logique qui sous-tend les équilibres internationaux et ramène l'aiguille de la justice à son Nord
classique: la réalité spirituelle. C'est à ce niveau qu'il faut lire ses projections sur le problème
colonial. La considération première est que
l'hitlérisme consiste dans l'application par l'Allemagne au continent européen, et plus généralement
aux pays de race blanche, des méthodes de la conquête et de la domination coloniales.34
La lutte contre l'Allemagne n'est pas une preuve suffisante d'amour pour la liberté. La preuve
décisive, montrant qu'il y a dans la lutte l'inspiration d'un idéal de liberté, est celle qui assure
cette liberté avant tout à ceux qui en ont été privés. Simone Weil observe en outre:
La nationalité est un phénomène indécis sur une grande partie du territoire européen. Même dans un
pays comme la France, l'unité nationale a subi un choc assez rude; Bretons, Lorrains, Parisiens,
Provençaux ont une conscience bien plus aiguë qu'avant la guerre d'être différents les uns des autres.35
34
EHP, p. 368.
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RÉFLEXIONS DE S. WEIL SUR LE COLONIALISME
Il faut affronter le problème colonial parallèlement à la solution que l'on veut donner non
seulement aux antagonismes européens, mais aussi aux antagonismes internes des nations.
L'Europe de l'après-guerre devrait être une Europe où la nation, prise comme entité sociale
suprême, soit projetée à la fois vers des unités plus petites et particulières semblables aux
provinces et vers des ensembles internationaux.
Très probablement une partie de la vie sociale en Europe sera morcelée à une échelle beaucoup plus
petite que l'échelle nationale; une autre partie sera unifiée à une échelle beaucoup plus grande; la nation
ne sera qu'un des cadres de la vie collective, au lieu d'être pratiquement tout, comme au cours des vingt
dernières années.36
Cette première observation, à la lumière des événements actuels, révèle toute sa force
prophétique.
La seconde considération est que le problème colonial peut trouver une solution équitable
uniquement si l'Europe assume du fait de se reconnaître
moyenne proportionnelle entre l'Amérique et l'Orient [...] Après la guerre l'américanisation de
l'Europe est un danger très grave, et nous savons très bien ce que nous perdrions si elle se produisait.37
Simone Weil ne doute pas que l'Europe risque de perdre ce qu'elle a de plus précieux,
l'inspiration de la culture du Moyen-Orient.
Nous autres Européens en lutte contre l'Allemagne, nous parlons beaucoup aujourd'hui de notre passé.
C'est que nous avons l'angoisse de le perdre. L'Allemagne a voulu nous l'arracher; l'influence américaine
le menace.38
Il ne peut y avoir une juste solution du problème colonial, quelle que soit son origine, si ce
n'est le fruit d'une pensée qui donne conscience d'une donnée essentielle autour de laquelle
gravite une bonne partie de la méditation weilienne, à savoir que c'est en Orient que nous
devons chercher les racines de notre culture. Cette vérité, pour peu qu'on la reconnaisse, peut
devenir le levier d'une politique qui veuille sauver l'Europe de sa décomposition et la protéger
du danger américain, qui la rachète de ses fautes envers les populations colonisées:
35
Ibid., pp. 370-371.
Ibid.
37
Ibid.
38
Ibid., p. 372.
36
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RÉFLEXIONS DE S. WEIL SUR LE COLONIALISME
L'origine orientale du christianisme est évidente. Qu'on ait à l'égard du christianisme une attitude
croyante ou agnostique, dans les deux cas il est certain que comme fait historique il a été préparé par les
siècles antérieurs. En dehors de la Judée, qui est un pays d'Orient, les courants de pensée qui y ont
contribué venaient d'Egypte, de Perse, peut-être de l'Inde, et surtout de Grèce, mais de la partie de la
pensée grecque directement inspirée par l'Egypte et la Phénicie.39
On peut voir l'histoire européenne, dès l'empire romain, comme une succession de moments
de fécondation riche à travers la culture orientale (les Arabes, Bisance) alternés à des moments
de décomposition: l'expansion coloniale et le nazisme:
La civilisation européenne est une combinaison de l'esprit d'Orient avec son contraire, combinaison
dans laquelle l'esprit d'Orient doit entrer dans une proportion assez considérable; cette proportion est loin
d'être réalisée aujourd'hui. Nous avons besoin d'une injection d'esprit oriental.40
Récupérer ses propres racines est pour l'Europe un problème spirituellement vital car « la
perte du passé équivaut à la perte du surnaturel ».41 On ne peut que conserver le passé, on ne
peut pas le construire.
La question ne concerne pas uniquement le destin de la France, ni celui de l'Europe, mais
celui de l'espèce humaine, car
de même que l'hitlérisation de l'Europe préparerait sans doute l'hitlérisation du globe terrestre accomplie soit par les Allemands, soit par leurs imitateurs Japonais - de même une américanisation de
l'Europe préparerait sans doute une américanisation du globe terrestre. Le second mal est moindre que le
premier, mais il vient immédiatement après.42
L'Europe est investie du sauvetage du genre humain:
le destin du genre humain tout entier dépend sans doute de nous, pour un espace de temps
probablement très bref.43
Se demander si l'Europe est à la hauteur de la tâche pose un grand problème. Pour l'instant,
l'observation de certaines données met un point d'interrogation sur cette noble fonction. L'amitié
39
40
41
42
43
Ibid., pp. 372-373.
Ibid.
Ibid., p. 375.
Ibid.
Ibid., p. 376.
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RÉFLEXIONS DE S. WEIL SUR LE COLONIALISME
véritable, le respect sacré que notre patrimoine devrait nous inspirer pour les peuples de l'Orient
sont encore des abstractions. Si cela devait devenir une réalité, il faudrait se demander si nous
avons trouvé une signification, qui ne soit pas un mensonge, au mot protection; signification qui
coïncidait chez Simone Weil à la volonté de
trouver une combinaison par laquelle des populations non constituées en nations, et se trouvant à
certains égards dans la dépendance de certains Etats organisés, soient suffisamment indépendantes à
d'autres égards pour pouvoir se sentir libres. Car la liberté, comme le bonheur, se définit avant tout par le
sentiment qu'on la possède.44
Au-delà de toute considération stratégique sur la mise en pratique éventuelle de cette «
combinaison » ou médiation, au-delà également de l'innocente compassion de Simone Weil qui
prétend pour la politique une rigueur morale impassible, il nous semble que les réflexions sur le
problème colonial constituent une lecture précieuse pour pénétrer le sens d'une pensée
fragmentaire et universelle, ouverte et visant à comprendre cette France, cette Europe « prostrée,
étendue à terre, encore à demi assommée », qui, peut-être, est encore à même d'essayer de
penser le destin de l'humanité. Simone Weil remarque:
Non pas à en décider, car elle n'a aucune autorité pour cela. Le penser, ce qui est tout à fait différent.45
La colonisation contemporaine porte en elle la contradiction: Simone Weil voit dans cette
même contradiction la réflexion sans masque de notre condition historique - condition de la
démesure, tragique, où la justice n'a plus de base certaine. Il n'y a pas de solutions magiques,
mais la nécessité d'y voir clair, de faire un effort de vision lucide afin de redéfinir les points de
référence pour la pensée et l'action.
Le caractère dramatique de l'époque moderne requiert une pensée qui recherche son
inspiration parmi des fragments lumineux de sagesse, pas encore complètement enfouis, et les
formes où dans le passé se sont exprimés l'harmonie, l'équilibre, la mesure, la sagesse et qui
sont les racines de notre civilisation; une pensée capable de contempler les contradictions. Il
faut donc une force spirituelle qui, au lieu d'exorciser le mal qui opprime, arrive à le connaître
pour y résister. Où puiser une telle force pour ne pas retomber dans les éternels rêves de notre
imagination dont toute l'histoire de l'Occident est parsemée? Simone Weil sent l'impérieuse
44
45
Ibid.
Ibid., p. 378.
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RÉFLEXIONS DE S. WEIL SUR LE COLONIALISME
nécessité d'une pause, d'une hésitation, afin que la pensée puisse s'interroger librement sur le
degré de conscience de son propre mouvement:
Ce serait peut-être là - elle conclut dans son analyse - le meilleur stimulant, le meilleur chemin pour
retrouver le respect de soi-même. La première condition, c'est de se garder absolument de rien cristalliser
d'avance en aucun domaine.46
Les réflexions ne sont pas conçues comme la recherche d'une solution immédiate à la
question coloniale et à la crise de la pensée occidentale; ces pages sont nées d'une méditation
sur un échec. Toute révélation est efficace, la connaissance de la réalité est une plus grande
approximation de la vérité et préserve des illusions. Pour que la libération soit réelle, il faut
connaître les conditions de son propre emprisonnement, il faut se libérer de l'opposition absurde
Orient/Occident, de la conception totalitaire et absolue de nation, qui réduit l'individu à vivre
exclusivement en fonction de cette dernière.
On ne peut utiliser ou rejeter cette méditation en tant qu'élaboration de stratégies décisives, la pensée weilienne n'est jamais décisive; elle s'inspire de la méthode proprement philosophique
consistant à
concevoir clairement les problèmes insolubles dans leur insolubilité, puis à les contempler sans plus,
fixement, inlassablement, pendant des années, sans aucun espoir, dans l'attente.47
Cette épreuve de pensée a une force inspiratrice propre uniquement si elle est reconnue
comme stratégie de l'attention vers le monde vu dans sa réalité avec son caractère contradictoire.
C'est la seule stratégie qui, selon Simone Weil, puisse restituer à l'Europe la capacité de
galvaniser les cultures et en susciter de nouvelles, de réveiller patries et civilisations humiliées
depuis des siècles.
Il s'agit d'un appel à la raison lucide qui exige la plus grande liberté de pensée, où l'accueil de
toutes les idées - y compris celle que nous voudrions ajouter, qui affirme la liberté de ne se
reconnaître dans aucun groupe ou milieu, ou bien de se reconnaître « apatride » dans tous les
sens du mot - soit le signe premier de l'orientation et des étapes conduisant vers l'indépendance
politique et économique des peuples.
Les écrits concernant la question du colonialisme sont parmi les quelques textes que Simone
Weil a publiés de son vivant, et ils répondent en quelque sorte à l'appel de la responsabilité que
46
47
Ibid.
La Connaissance surnaturelle, Paris, Gallimard 1950, p. 305.
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RÉFLEXIONS DE S. WEIL SUR LE COLONIALISME
cette « Antigone » de notre siècle exige des écrivains. Cette responsabilité, non réductible ni à
morale littéraire, ni à théodicée, ni à telos moralisant ou salvateur, concerne plutôt un rapport
ontologique entre l'art et la réalité, entre la beauté et la nécessité historique. Dans les œuvres de
première grandeur la nécessité est présente et manifeste; le bien et le mal, et leur conflit, y
paraissent dans la vérité, en dehors des catégories fictives, des brumes de l'artifice, de
l'idéalisme ou du réalisme. La responsabilité de l'écrivain a un sens qui ne doit être confondu
avec aucun des impératifs ou engagements esthétiques ou idéologiques. La responsabilité
littéraire est avant toute chose attention, vigilance, capacité de réveiller.
Simone Weil s'inscrit plus dans l'écart que dans une modernité trop sûre d'elle-même, c'est-àdire dans une solitude, un retranchement radical et significatif des courants littéraires
contemporains.
Si les souffrances actuelles - conclut-elle dans son article sur la responsabilité de la littérature amènent jamais à un redressement, il ne s'accomplira pas par l'effet des slogans, mais dans le silence et la
solitude morale, à travers les peines, la misère, les terreurs, dans le plus intime de chaque esprit.48
Il est inutile de chercher dans son œuvre une esthétique, ou des réponses à nos questions
littéraires; et pourtant ses pages, écrites en hupomené dans une période d'horreur, nous frappent
encore par leur transparence et leur valeur éthique. Le rapport entre la pensée analytique et le
langage est d'autant plus mystérieux et irréductible qu'on ne sait pas si son pouvoir de secouer le
lecteur est dû à la sûreté de la phrase ou à la rigueur de la spéculation. Les deux aspects sont
inséparables et constituent les termes d'un accord entre l'intuition et l'expérience.
Pour Simone Weil, tout comme pour Husserl, penser, c'est parvenir à la réalité des choses, et
l'écriture est un exercice d'attente et d'attention, la forme privilégiée pour fixer la contemplation
du réel. L'écriture weilienne communique aux mots le poids, l'épaisseur et le caractère concret
des choses. Cependant, sa texture verbale nous apparaît dans une consistance dépouillée,
essentielle; rejetant toute forme d'esthétique sublime, elle prend une solidité corporelle et en
même temps des tons impersonnels. « Réfléchir sans projet, et en prenant l'écriture comme
moyen, est une méthode pour vaincre le style »,49 telle était la leçon d'Alain.
Si au début l'écriture de Simone Weil marque des tons assez pamphlétaires, un certain goût
de la parodie, et articule avec une certaine véhémence les éléments de sa prose, dans les pages
consacrées au colonialisme, ainsi que dans les autres écrits de la même période, elle est devenue
plus elliptique, plus sobre. Elle se révèle comme un instrument de la sagesse, un procédé du
48
49
Lettre aux « Cahiers du Sud » sur la responsabilité de la littérature, «Cahiers du Sud», n. 310, 1951, p. 430.
ALAIN, Propos sur l'esthétique, Paris, P.U.F. 1962, p. 87.
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RÉFLEXIONS DE S. WEIL SUR LE COLONIALISME
dévoilement plutôt que l'achèvement d'un texte. La prose résiste dans sa cohésion de
mouvements et d'instruments sans que le discours descende vers la parodie et le paradoxe ou
monte vers la re-proposition de tonalités hautes et lyriques; pas même l'histoire - œuvre des
puissants - n'est exposée avec le scrupule philologique qu'elle demanderait en tant que défi
contre le temps et la mort. Ici l'histoire, dans la perspective de la pensée occidentale, n'est que le
terme d'un jugement d'inutilité en soi, de violence et de prévarication vis-à-vis de tous les
hommes de la part de ceux qui, aveuglés par le rêve de conduire l'histoire même, prétendent y
trouver l'espace pour une glorification et une éternelle mémoire.
Résumé. - Simone Weil veut analyser, par le truchement de la question coloniale, un
problème de morale (avec une redéfinition des concepts de patrie, de culture, de nation) et de
droit politique (en mettant en cause les nombreuses contradictions qui ont tourmenté
l'émancipation internationale du prolétariat). Les pages de Simone Weil - nées de la méditation
sur un échec - représentent ainsi un appel à affirmer que la liberté ne peut se reconnaître dans
aucun groupe ou milieu; ce qui correspond à un signe premier vers l'indépendance politique et
économique des peuples.
«Francofonia», 19, Autunno 1990, pp. 23-41.
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