Massat-Télévision 5 - Lacan et le monde chinois

Transcription

Massat-Télévision 5 - Lacan et le monde chinois
Guy Massat - Télévision - 1
Cartel sur Télévision
entrecroisé de « Chan et de pensée chinoise »
Guy Massat
Paris, jeudi 28 janvier 2010, chez Clovis
An XXIX après Lacan
Comme dit en substance Laozi : « la véritable parole est hors norme ». Ce nʼest donc pas
la parole ordinaire ou savante, mais la parole de lʼinconscient qui est la véritable parole.
Page 25 de Télévision nous observons un graphe lacanien qui condense en quatre lettres
les structures de cette parole hors normes :
Les quatre discours et le cinquième
Discours du Maître#
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Discours de lʼHystérique##
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Discours du Capitaliste
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Discours de lʼUniversitaire
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Discours de lʼAnalyste
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Guy Massat - Télévision - 2
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lʼautre
la production
Les places désignent :
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Lʼagent #
La vérité#
LACAN J. (1969-1970) L'envers de la psychanalyse, Le Séminaire livre XVII, Paris, Éd. du Seuil, 1991,
p. 31 : « Le Maître et lʼHystérique »
#
p. 43 : « Savoir, moyen de jouissance »
Le maître (S1) ne désigne pas ici le propriétaire, lʼavocat, ou le maître de conférence, tel
lʼuniversitaire, pas plus que le « sujet supposé savoir » qui, comme on le sait, peut se
monnayer sous des formes diverses. Le maître, ici, cʼest lʼinconscient, le sujet de lʼinconscient. S2 représente les savoirs dans leur diversité. S barré, $, représente lʼhystérique,
lʼinsatisfaction, lʼémotion. Le petit a représente le plus de jouir.
Pour mieux aborder lʼobjet petit a dans lʼimpossibilité de sa saisie on peut sʼaider du onzième poème du Daodejing de Laozi :
Dans une roue trente rayons convergent vers le moyeu, mais cʼest le vide qui
fait avancer le char
Les vases sont faits dʼargile mais cʼest leur vide qui les rend utilisables
Les maisons ne sont habitables que par leur vide et leurs ouvertures, porte ou
fenêtres.
Daodejing 11
Lʼobjet petit a, lʼobjet cause du désir au centre du nœud borroméen, la plus value, le nombre dʼor, le plus de jouir, lʼobjet central de la psychanalyse, ne fonctionne lui aussi quʼen
tant que vide dynamique que ce soit comme « voix, regard, fèces, seins ou rien ». Le rien est rarement mentionné par les psychanalystes dans leurs articles sur lʼobjet a.
Pourtant Lacan le signale bien dans ses Écrits, au chapitre « Subversion du sujet et dialectique du désir » : «...le regard, la voix, le rien » (p. 817). Le rien, 無, wu, en chinois diffère du rien de la pensée occidentale. Pour la pensée chinoise le rien signifie lʼorigine du
ciel et de la terre, comme dit Laozi. Pour la pensée occidentale le rien, la négation, le
néant, ne viennent quʼaprès lʼêtre, comme dans LʼÊtre et le Néant de Sartre : le conscient
dʼabord après lʼinconscient. Cʼest lʼinverse dans la psychanalyse et la pensée chinoise.
Dans ces discours nous repérerons donc la position de lʼobjet petit a, qui peut être « agent », « production », « vérité » ou « autre ».
Lʼobjet petit a est lʼob-jet, le jaillissement (jet) devant (ob) créateur (créer cʼest séparer). En
bref, petit a est le rien créateur, wu, 無, en chinois, du système inconscient. Ainsi, dʼune
certaine manière le psychanalyste pourrait-il être appelé « lʼhomme aux wu ». Mais tout le
monde ne prend pas la psychanalyse par le biais de lʼinconscient.
Guy Massat - Télévision - 3
Ainsi, dans Philosophie magazine de février 2010, le philosophe Michel Onfray sʼattaque
violemment à la psychanalyse. Ces arguments sont les suivants :
La théorie freudienne nʼest pas une technique scientifique, mais un procédé magique.
Lʼéros freudien ne contribue pas à la libération sexuelle, mais au conformisme
bourgeois.
La constellation freudienne ne suppose pas de contrat intellectuel mais lʼaffiliation
religieuse.
Cette attaque fait lʼobjet de son prochain livre qui paraîtra en mars Le Crépuscule dʼune
idole : lʼaffabulation freudienne. Dans le débat du magazine Jacques-Alain Miller sʼoppose
au philosophe. Lʼun et lʼautre se vantent dʼabord dʼavoir lu Freud dès leur plus jeune âge,
14 ans ou 15 ans. Cʼest beau de savoir lire mais cʼest toujours mieux de comprendre ce
que lʼon lit. Même si cʼest à un âge plus tardif, cʼest infiniment mieux. Le débat ne commence pas spécialement bien pour J.-M. Miller. Il sʼemporte et se justifie en avouant :
« Excusez-moi, ma psychanalyse nʼa pas été complètement réussie, jʼai encore des accès
de colère » (p. 10). Puis il relate sa filiation à Sartre :
Jʼétais beaucoup plus intéressé par la « psychanalyse existentielle » proposée
par Sartre dans lʼÊtre et le Néant — une psychanalyse sans inconscient qui
maintient lʼautonomie du sujet — [du sujet conscient. Cʼest nous qui soulignons] que par les écrits métapsychologiques de Freud.
Heureusement, à lʼÉcole Normale Supérieure, grâce à Althusser, J.-M. Miller découvre Lacan : « Cʼest le choc, confesse-t-il, le bouleversement intellectuel majeur de mon existence » (p. 12). Mais J.-M. Miller ajoute : « Il y a une empreinte très forte de la pensée sartrienne sur celle de Lacan ». Ça, cʼest une contre vérité. Car pour Sartre, et toute la philosophie, la conscience est dʼabord, ensuite lʼinconscient. Lʼêtre est et le non-être nʼest pas.
Pour la psychanalyse cʼest lʼinverse : lʼêtre nʼest pas. Il nʼy a que du « parlêtre ». Gorgias
disait la même chose dans son Traité du « non-être ». Et cʼest bien ce en quoi réside lʼinvention freudienne par laquelle Freud sʼinscrit dans la lignée de Copernic et de Darwin :
lʼinconscient est dʼabord ensuite le conscient, lequel sʼefface tel un fantasme, un fantôme,
un nuage. Voilà ce qui différencie la psychanalyse, la vraie, de la philosophie. La névrose
sʼexprime par la confusion de ces deux points de vue. La philosophie, basée sur le conscient, a lʼhallucination de lʼobjectivité, lʼobsession du fait. Que ce soit atome ou idée, la
philosophie ne court, la tête dans le guidon, quʼavec le principe dʼidentité. Pour lʼinconscient il nʼy a pas de fait, il nʼy a pas de chose, il nʼy a que du langage mais, soulignons-le,
encore une fois, pas un langage ordinaire ou un langage savant, mais un langage hors
norme qui se moque du principe dʼidentité et de la linéarité du temps, qui utilise, en artiste,
le principe de non-identité, le contradictoire et la transgression du tiers exclu. Cʼest le langage de lʼinconscient. De ce point de vue, lʼévidence de notre réalité la plus immédiate se
réduit à un fantasme (Télévision, p. 17).
Mais M. Onfray reproche à Freud de dire tout et son contraire. J.-M. Miller lui réplique
alors pertinemment :
Ce nʼest pas Freud qui dit tout et son contraire mais lʼinconscient lui-même !
Que Freud ait été cocaïnomane, pendant douze ans, tranche à nouveau
M. Onfray, quʼil est rédigé son Esquisse dʼune psychologie scientifique sous
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lʼemprise de cette drogue ou quʼil se soit trompé en conférant à la cocaïne des
effets thérapeutiques, ce sont des faits brut » (p. 12).
Or, il nʼy a pas de fait objectif pour la psychanalyse. Par exemple être cocaïnomane à
lʼépoque de Freud où lʼon ne savait pas de quoi il sʼagissait nʼest pas la même chose que
dʼêtre cocaïnomane aujourdʼhui. A nʼégale pas A. À lʼépoque de Feud, il y a plus de cent
ans, la cocaïne se vendait librement chez les apothicaires, le coca-cola en contenait ainsi
que le célèbre vin fortifiant Mariani, etc. Si A est A pourquoi vient-il après et non pas en
même temps que le premier A et au même endroit ? Cela sʼappelle refouler le temps. Retirer le temps pour décider que les faits sont les mêmes définit la « mauvaise foi ». Dès lors
J.-M. Miller reprend lʼavantage jusquʼau K.O. final en faveur de la psychanalyse. Il explique :
Les faits bruts nʼexistent pas, tout est légende depuis le début. (p. 12)
Le mot légende vient du grec legein qui signifie « dire ».
Mon objet, se défend alors M. Onfray, est Freud. Pour lʼinstant je ne touche pas à
Lacan.
Cʼest comme sʼil ignorait quʼen parlant de quelquʼun on parle nécessairement dʼun autre,
cʼest-à-dire de soi. Dʼune manière ou dʼune autre, chaque peintre ne fait jamais que son
propre portrait.
Freud, sʼentête M. Onfray (p. 14), accumule les postulats infondés, il bâtit une
vision du monde qui suppose lʼexistence dʼobjets « théoriques » et dʼarrières
mondes, lʼinconscient, le complexe dʼŒdipe, les topiques.
Or, justement, lʼinconscient, le ça freudien, signifie, précisément ce que dit Nietzsche : il
nʼy a pas dʼarrières-monde. Il nʼy a que des mots. Les maux sont des mots dans lʼinconscient. Sʼil y a des fantômes et des arrières mondes ils ne se situent que dans le préconscient et le conscient, pas dans lʼinconscient. Le complexe dʼŒdipe nʼest pas ce quʼen dit
la doxa, mais, comme le rêve, il nʼest quʼune métaphore du fonctionnement du langage.
Les topiques de Freud et le RSI de Lacan ne se succèdent ni ne sʼannulent lʼun lʼautre, ce
sont des métaphores illustrant la plasticité topologique de la parole de lʼinconscient. À partir de là, J.-M. Miller ne va pas cesser de marquer des points dans le débat. Ainsi, corriget-il le concept psychanalytique de « lʼattention flottante » dans lequel M. Onfray se fourvoie :
Ce concept signifie, lui rappelle J.-M. Miller, que lʼanalyste porte la même attention à tout ce que dit le patient qui a tendance à accorder une plus grande valeur
à certains mots ou à certains actes de langage. Donc, le psychanalyste écoute
tout et sʼintéresse aux éléments apparemment mineurs du discours, lapsus,
interruption. Apprenez, lance-t-il à M. Onfray, à maîtriser votre vocabulaire
freudien ! (p. 14)
La psychanalyse, riposte M. Onfray est une branche de la pensée magique.
(p. 14)
Reste à savoir comment cela opère la magie, relève J.-M. Miller, marquant un nouveau
point, pour moi, elle procède par suggestion, par la médiation des mots, du langage. Rien
de plus puissant que le signifiant sur le psychisme et le somatique. Lʼanalyse — la cure
par la parole — utilise précisément cette magie, mais, pour la retourner contre elle-même.
Elle purge le patient des sortilèges du langage qui se trament dès quʼon lui parle ou quʼon
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parle de lui. Elle lʼimmunise contre lʼintimidation intellectuelle exercée par les gourous et
les orateurs à la mode (p. 15). Pour terminer, cʼest avec la question sexuelle que
J.-M. Miller envoie véritablement M. Onfray au tapis. Selon M. Onfray
Lʼéros freudien ne contribue pas à la libération sexuelle mais au confort bourgeois et au refoulement de la chair. (p. 15)
Réponse de J.-M. Miller :
Avec sa formule il nʼy a pas de rapport sexuel Lacan ne veut pas dire, bien sûr,
que les relations sexuelles nʼarrivent jamais ; mais que le langage humain fait
que chez lʼêtre humain, à la différence des animaux, il nʼexiste pas dʼappropriation nécessaire, de destination dʼun sexe pour lʼautre. Le garçon nʼest pas voué à
la fille. (p. 15)
Inversement… et à tout ce quʼon voudra…
Ainsi par un retournement inattendu M. Onfray se retrouve dans la position du petit-bourgeois refoulé sexuel. Cʼest un comble ! Comment est-ce possible ? Cʼest que le conscient
incarne toujours ce quʼil dénonce. Cʼest sa malédiction. Dans son Traité dʼathéologie
M. Onfray se dévoilait déjà plus obstiné que lʼobstination des religions quʼil dénonçait,
cʼest-à-dire encore plus mono-théiste ! Pourtant tout ce que dit M. Onfray est exact. Cʼest
exact, mais ce nʼest pas vrai. Car lʼexactitude diffère de la vérité. M. Onfray est un savant
certes mais cʼest un ignare de lʼinconscient. Un membre à part entière de la Samcda. De
la psychanalyse il ne voit que la peau. La chair et tous ses organes, cʼest J.-M. Miller, en
bon charcutier du langage, qui sʼy connaît. Reste encore les os et la moelle de la psychanalyse. Mais ça, cʼest une autre histoire… La critique de Freud par M. Onfray équivaut à
tenter de déboulonner Christophe Colomb sous prétexte quʼil prenait Cuba pour le Japon
et les Indiens pour des Hindous. Ça ne permet en aucune façon de contester au Génois la
découverte de lʼAmérique, même si Chr. Colomb disait, contre toute exactitude, quʼil
sʼagissait des Indes. Le débat se termine par une déclaration de J.-M. Miller :
Je viens de créer lʼuniversité populaire de psychanalyse Jacques Lacan… Que
vous ayez remis au goût du jour cette expression dʼuniversité populaire est un
des éléments qui mʼont amené à lancer ce projet. Je vous en suis donc reconnaissant.
M. Onfray répond :
Jʼaccueille cette réponse comme un genre dʼhommage.
Hommage ? Rappelons-nous ce que dit Laozi (35) :
Qui veut abaisser quelquʼun doit dʼabord le grandir. Qui veut affaiblir quelquʼun
doit dʼabord le renforcer. Qui veut éliminer quelquʼun doit dʼabord lʼexalter.
Quant au terme dʼuniversité, populaire ou pas, revenons à ce que nous avons vu plus haut
« le discours universitaire produit du sujet insatisfait, $ » quand, sous lʼeffet dʼun effroyable
destin, à la Œdipe, on confond lʼinconscient et le conscient. Mais qui est le plus rusé des
deux J.-M. Miller ou M. Onfray ?
Dans ce débat il est seulement regrettable que la question du primat de lʼinconscient nʼest
pas été véritablement abordée. Cʼest pourtant ce qui constitue le « nouveau continent »
toujours soigneusement contourné par les philosophes et les psychanalystes de la
SAMCDA. Ce qui ne les empêche pas, par ailleurs, à la manière des rois très catholiques
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espagnols, dʼen exploiter lʼor, les épices et les perles tout en essayant dʼen écarter, de
discréditer et de ruiner lʼinventeur.
Le plus pénible pour un psychanalyste cʼest de faire, à son insu, parti de la SAMCDA.
(Société dʼAlliance Mutuelle Contre le Discours Analytique).
Cʼest-à-dire se dire psychanalyste et confondre cependant le « discours inconscient »
avec « le discours conscient ». Confondre le conscient et lʼinconscient, on devrait le savoir
depuis Freud, cʼest le lot de la névrose, de la psychose et de la perversion. Voici ce quʼen
dit Lacan dans Télévision (p. 27) lorsquʼil répond à la question de lʼinterviewer :
Sacré SAMCDA !
Ils ne veulent donc rien savoir du discours qui les conditionne. Mais ça ne les en
exclut pas [dʼailleurs le ça nʼexclut rien, il absorbe les contraires et les contradictoires] : bien loin de là, dit Lacan, puisquʼils fonctionnent comme analyste, ce qui
veut dire quʼil y a des gens qui sʼanalysent avec eux.
À ce discours donc, ils satisfont, même si certains de ses effets sont par eux méconnus. Dans lʼensemble la prudence de leur manque pas ; et même si ce nʼest
pas la vraie, ça peut-être la bonne.
Au reste cʼest pour eux quʼil y a des risques.
Ce qui souligne bien que cʼest lʼanalysant qui fait lʼanalyse. Le psychanalyste, lui, fait « le
déchet. Il décharite » comme on le verra plus loin.
La question de lʼinterviewer, p. 25, fait, implicitement, la différence entre les psychologues,
les psychiatres, tous les travailleurs de la santé mentale et… le psychanalyste.
Cʼest à la base et à la dure quʼils se coltinent toute la misère du monde. Et lʼanalyste pendant ce temps ?
demande lʼinterviewer.
Réponse de Lacan :
[…] se coltiner la misère, comme vous dites, cʼest entrer dans le discours [de
lʼautre], ne serait-ce quʼau titre dʼy protester.
Sʼagit-il de réprouver la politique ? Quant à moi cʼest exclu, dit Lacan.
Au reste, poursuit-il, les psychos — quels quʼils soient, sʼemploient à votre supposé coltinage, nʼont pas à protester, mais à collaborer. Quʼils le sachent ou pas,
cʼest ce quʼils font.
Lʼopposition dans le conscient renforce ce à quoi elle sʼoppose. Sʼagit-il de dénoncer le
discours du capitaliste ?
Je ne peux le faire sérieusement, explique Lacan, parce quʼà le dénoncer je le
renforce, — de le normer, soit de le perfectionner.
Le discours du capitaliste est un discours inconscient. Il peut donc y avoir dans le conscient des anti-capitalistes qui défendent et renforcent, à leur insu, le capitalisme.
Les discours ne sont donc pas une grille consciente quʼil suffirait de plaquer sur le monde
pour le déchiffrer Les cinq discours sont lʼinconscient lui-même.
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Cʼest lʼinconscient, dit Lacan, que jʼen situe, — de nʼex-sister quʼà un discours
(p. 26)
Tout se greffe sur le discours de lʼhystérique, S barré, $, lʼinsatisfaction. La souffrance
étant la première vérité. Dans le discours du psychanalyste cʼest à lʼinsatisfaction quʼon
sʼadresse :
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a#
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──
S2!
S1
!
Lʼinconscient en ex-siste, poursuit Lacan, dʼautant plus quʼà ne sʼattester en clair
que dans le discours de lʼhystérique, partout ailleurs il nʼy en a que greffe : oui, si
étonnant que cela paraisse, même dans le discours de lʼanalyste où ce quʼon en
fait, cʼest culture.
Toute la culture se fonde sur la question de lʼinsatisfaction : $, cʼest-à-dire de la misère, du
déplaisir, de la souffrance.
Lʼinconscient implique-t-il quʼon lʼécoute ?
En tout cas on ne le fait que dans sa dimension de discours.
À mon sens oui, dit Lacan, Mais il nʼimplique sûrement pas sans le discours dont
il ex-siste.
Lʼinconscient est un savoir qui ne pense pas. En chinois ça se dit wu nian, 無念, « non
penser » dans le Chan et le taoïsme. (Cf. Cartel télévision n° 3).
Quʼon lʼévalue, dit Lacan, comme savoir qui ne pense pas, ni ne calcule, ni ne
juge, ce qui ne lʼempêche pas de travailler (dans le rêve par exemple). Disons
que cʼest le travailleur idéal.
Travailleur, certes, mais travailleur du non-agir, du wuwei 無為 du Chan et du Taoïsme,
pour quʼon ne sʼy trompe pas. Le travailleur faignant.
Le travailleur idéal, dans le conscient, cʼest « celui dont Marx a fait la fleur de son économie », explique Lacan. Mais cʼest ce qui nʼa fait que conforter le discours du capitaliste,
comme lʼa montré lʼhistoire du monde. Lacan en conclut :
Il y a des surprises en ces affaires de discours, cʼest même là le fait de lʼinconscient. (p. 27)
En conclusion, la pratique du divan reste la solution la plus décisive.
Le discours que je dis analytique, cʼest le lien social déterminé par la pratique
dʼune analyse. (p. 27)
Quʼest-ce donc quʼun analyste ?
Lacan répond :
Venons-en donc au psychanalyste et nʼy allons pas par quatre chemins. [Bien
que ces quatre chemins] nous mèneraient tous aussi bien là où je vais dire.
Cʼest quʼon ne saurait mieux le situer objectivement que de ce qui dans le passé
sʼest appelé : être un saint. (p. 28)
Guy Massat - Télévision - 8
Le psychanalyste un saint ? Lacan un saint ?
Voilà qui semble apporter une eau plus forte au moulin de ses contempteurs. Les Onfray
vont pourvoir en faire leurs choux gras :
On avait bien dit que la psychanalyse est une religion !
Et Massat qui ne manque jamais lʼoccasion de parler du Chan et du Taoïsme, il veut nous
convertir, lui aussi ? Si vous avez lu Roudinesco, lʼhistorienne de la psychanalyse, ou
même simplement le petit livre intitulé Un père (Gallimard, folio) de Sibylle Lacan, sa propre fille, où elle relate ses relations avec lui, vous aurez vite compris quʼil ne peut sʼagir
dʼun saint au sens ordinaire du terme. Ce ne peut être un saint selon une religion, quelle
quʼelle soit, ni même au sens figuré du terme : une « personne dont la vertu, la bonté et la
patience seraient exemplaires ». Cʼest lʼinconscient qui doit être saint, saint, ou sain ou
seing ou cinq, comme les cinq discours que nous avons vu. Selon la liberté vocalique de
lʼinconscient.
Le Saint, pareil à lʼinconscient, cʼest ce qui ne se remarque pas.
Personne ne le remarque, dit Lacan, quand il suit la voie de Baltasar Garcian,
celle de ne pas faire dʼéclats. (p. 28)
Baltasar Garcian est un philosophe et jésuite espagnol du XVIIe siècle. On le décrit
comme étant un « Esprit ambidextre » qui sait toujours « discourir sur deux versants » -tiens, voilà lʼUnbewusst, la bévue, la double vue — B. Garcian est à la fois lʼhéritier des
sophistes, de Gorgias notamment, ou de Machiavel. Lʼidéal quʼil propose est un « gouvernement de soi » quʼil veut à la portée de tout le monde. Ce quʼil propose est un art de la
réussite et de lʼefficacité. Dans le monde, dit-il, il faut user
des moyens divins comme sʼil nʼy en avait point dʼhumains et des moyens humains comme sʼil nʼy en avait point de divins.
Pour cela B. Garcian utilise les paradoxes, et les jeux de mots. Au fil des générations ses
lecteurs sʼappellent La Rochefoucauld, Schopenhauer (qui lʼa traduit en allemand en
1861), Nietzsche, et bien sûr Lacan. Son traducteur français Amelot de la Houssaye
(XVIIe siècle), « a cru, nous dit Lacan, quʼil sʼagissait de lʼhomme de cour », cʼest-à-dire du
courtisan ou de la courtisane. Confusion donc du conscient et de lʼinconscient. Comme
quoi, il y a des M. Onfray dans tous les siècles.
Un saint, pour me faire comprendre, poursuit Lacan, ne fait pas la charité. Plutôt
se met-il à faire le déchet : il décharite,
rien nʼest cher, rien nʼa de valeur.
Ici, je ne peux mʼempêcher de vous citer Laozi. Le saint, dans le Daodejing, se dit
shèng 聖. Le caractère figure la bouche, les oreilles, et le vide, le sans valeur, reliant ciel
et terre. Cʼest le saint sans religion.
Dans le poème n° 20 Laozi se décrit, ou plutôt décrit le « saint », dʼune manière qui pourrait sʼappliquer à ce que dit Lacan :
Le monde est plein de gens brillants, moi seul je suis obscur.
Les gens sont clairvoyants, moi seul reste ahuri.
Aussi peu fixé que la mer je suis comme un vent qui jamais ne cesse.
Guy Massat - Télévision - 9
Les hommes ont tous des affaires, moi seul suis borné et inculte.
Seul, je diffère des autres hommes en ce que je nʼestime rien que de me nourrir
de la mère parole.
Daoko dao fen chang dao
Il sʼagit de la parole hors normes de lʼinconscient
Le saint ne se nourrit que de la mère parole de lʼinconscient.
Dans le poème n° 8, Laozi compare cette puissance du Dao, de la parole de lʼinconscient,
à celle de lʼeau. Comme le saint elle sʼabaisse toujours :
La puissance du Dao est pareille à celle de lʼeau
quoique bénéfique pour tous les êtres elle sʼabaisse toujours
Elle coule dans les bas-fonds méprisés par les hommes. En cela aussi elle est
pareille au discours inconscient
Elle occupe lʼhumilité, lʼabîme sans fond, mais elle occupe aussi la droiture, la
capacité et lʼopportunité.
Comme elle nʼinterdit rien, elle est irréprochable.
Poème n° 2
Cʼest pourquoi le saint est sans jugement.
Il décharite. Pour lui rien nʼest cher, rien nʼa de valeur :
Poème n° 5
Le Ciel et la Terre ne sont pas humains
Ils traitent tous les êtres comme des chiens de paille
Le saint aussi traite ses pulsions comme des chiens de paille
Entre le Ciel et la Terre, le saint est pareil à un soufflet de forge, plus il se vide
plus il sʼaccroît.
Dans le poème 19, il est dit (dans lʼinconscient) :
Rejette la raison et le savoir
Rejette lʼhumanité et la justice
Rejette les interdits et les devoirs
Ou comme dit le maître de Chan Lintsi
Si tu rencontres le Bouddha, tue-le.
Et
Ce, dit Lacan, pour réaliser ce que la structure impose, à savoir permettre au sujet, au sujet de lʼinconscient, de le prendre pour cause de son désir. (p. 28)
Cʼest de lʼabjection de cette cause en effet que le sujet en question a chance de
se repérer au moins dans la structure. Pour le saint, poursuit Lacan, ce nʼest pas
drôle [ça ne prête pas à rire], mais jʼimagine que, pour quelques oreilles à cette
télé, ça recoupe bien des étrangetés des faits du saint.
Que ça ait effet de jouissance, qui nʼen a le sens avec le joui ?
Guy Massat - Télévision - 10
Cʼest-à-dire, on ne peut éviter le plaisir, même paradoxalement on peut prendre du plaisir
avec le déplaisir.
Il nʼy a que le saint qui reste sec [cʼest-à-dire indifférent], macache pour lui.
Macache signifie « il nʼy a rien à faire », autrement dit wu wei 無為, non-agir.
Cʼest même ce qui épate le plus dans lʼaffaire, dit Lacan. Épate ceux qui sʼen approchent et ne sʼy trompent pas : le saint est le rebut de la jouissance.
Cʼest-à-dire à la fois ce dont ne veut plus, la lie, lʼécume, et aussi, comme cela peut sʼentendre : lʼheureux but de la jouissance.
Dans cette perspective on peut soutenir que Diogène vivait dans le luxe comme on peut
remarquer que certains milliardaires vivent dans la misère.
À la vérité le saint ne se croit pas de mérites, souligne encore Lacan, ce qui ne
veut pas dire quʼil nʼait pas de morale [car comme il ne rejette rien, il ne rejette
pas non plus la morale]. Le seul ennui pour les autres, cʼest quʼon ne voit pas où
ça le conduit.
Où cela le conduit « de ne se nourrir de la mère parole », pour reprendre lʼexpression de
Laozi.
Moi, dit Lacan, je cogite éperdument pour quʼil y en ait de nouveaux comme ça.
Cʼest sans doute de ne pas moi-même y atteindre.
Plus on est de saints, plus on rit, cʼest mon principe, [ce qui pourrait être] la sortie
du discours capitaliste, — ce qui ne constituera pas un progrès, si cʼest seulement pour certains.
Il sʼagit bien ici du « discours » capitaliste, cʼest-à-dire un discours inconscient. Donc, qui
peut aussi bien, et à leur insu, être tenu par des capitalistes que par des anticapitalistes, à
la façon dont les athées peuvent se révéler dans leur discours plus théiste et conservateur
que les théistes.

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