Proposition de corrigé pour la dissertation
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Proposition de corrigé pour la dissertation
Proposition de corrigé pour la dissertation : « Est-il possible de raconter sa propre vie ? » Depuis deux cent cinquante ans que Jean-Jacques Rousseau a inventé le genre sous sa forme moderne, il semble évident à priori qu’il est possible à chacun de raconter sa propre vie, ne serait-ce que parce qu’un certain nombre d’auteurs l’ont fait. Mais les choses deviennent plus complexes si l’on s’interroge sur les mots qui composent la question : qu’est-ce-qui se trouve vraiment dans ces livres nommés autobiographies, et s’agit-il vraiment d’un récit comme un autre ? Vu sous cette angle, un tel projet semble réalisable, mais également difficile, et les solutions à ce problème ne sont pas nécessairement celles auxquelles l’on pouvait s’attendre. Bien sûr, on peut raconter sa propre vie. Mais il faut se demander ce que cela veut dire. D’abord une vie est un objet qui peut être narré. Tout d’abord, c’est un morceau de vie clairement délimité. Pour être précis, il existe deux sortes d’autobiographies : toutes les deux prennent comme point de départ la naissance ou à peu près, disons la petite enfance ; certaines vont jusqu’à la date d’écriture comme les Mémoires d’Outre-tombe de Chateaubriand ou les Confessions de Rousseau. D’autres s’arrêtent à la fin de l’enfance ; on trouve dans cette seconde catégorie des livres aussi différents que Les Mots de Jean-Paul Sartre, W ou le Souvenir d’enfance de Georges Perec ou Enfance de Nathalie Sarraute. Ensuite ce morceau du monde qu’est une existence se laisse facilement décomposer en divers « objets » clairement identifiés : des événements, des actions, des sentiments, des émotions. Il faut également pour qu’une autobiographie soit possible que la personne ait le désir de raconter sa vie. Il faut pour ça une motivation profonde. Ce peut être celui de laisser une image de soi-même : la vanité pour Chateaubriand, diront les (pas si) mauvaises langues, la volonté de prouver qu’il n’est pas un mauvais homme, et d’ôter des arguments au complot dont il imagine qu’il tente de faire de sa vie un enfer, voire de le tuer, pour Rousseau. Dans tous les cas, l’auteur cherche le sens de sa vie, et essaie de le construire par le récit. En fait il est en quête de la vérité (au moins de lui-même) comme Michel de Montaigne qui, dans ses Essais, raconte certes moins sa vie qu’il ne fait son portrait (« c’est moi que je peins », écrit-il, et encore « je suis moi-même la matière de mon livre », mais aussi « chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition ».) Pour raconter notre vie nous disposons de trois outils : le premier est la mémoire. La sienne propre, bien sûr ; puisqu’on a vécu les événements, on est le mieux placé pour s’en souvenir. On a vécu chaque seconde de cette vie, depuis le moment où l’on est en âge de se souvenir, c’est-à-dire environ quatre ans. C’est à peu près à cet âge que Nathalie Sarraute fait débuter le récit de son Enfance. D’autres commencent plus tôt, comme Chateaubriand, qui narre sa naissance dès le livre I de ses Mémoires. Il fait appel à deux sortes de mémoires, car bien sûr il ne peut se souvenir de cet événement lui-même : celle des témoins et celle des documents (en l’occurrence son acte de baptême). Le second outil est la conscience, qui définit l’être humain : le retour sur soi. Nathalie Sarraute la manifeste par le recours au dialogue : « - Alors, tu vas vraiment faire ça ? “Évoquer tes souvenirs d’enfance” […] - Oui, je n’y peux rien, ça me tente, je ne sais pas pourquoi… » Il ne s’agit pas ici bien sûr de deux personnages, mais d’un dialogue réflexif entre l’auteur et elle-même. Le troisième outil de l’autobiographe est le récit, qui lui permet de mettre en forme ses expériences et donne à ce magma qu’est la vie une forme compréhensible. Notre auteur est donc bien armé. Pourtant les obstacles se dressent nombreux sur sa route. Car qui dit possible ne dit pas facile, et les problèmes sont suffisamment nombreux pour mener beaucoup de ces tentatives au désastre. Bien des livres en effet, censés raconter la vie de leur auteur, sont très loin d’atteindre leur but et restent très en dessous de leurs ambitions. Tout d’abord si une vie est clairement délimitée, elle est également longue. Même la vie de Raymond Radiguet, auteur du roman autobiographique Le Diable au corps, mort à vingt ans, cela fait combien de secondes ? Or si un être humain ne peut pas faire beaucoup de choses en une seconde, il peut éprouver en un si court laps de temps de nombreux sentiments et émotions, dont il lui sera bien sûr impossible de rendre un compte fidèle. On ne peut que penser à la nouvelle de Jorge Luis Borges dans laquelle il raconte que des géographes d’un empire avaient dessiné une carte de leur pays à l’échelle 1:1, qui recouvrait donc exactement le pays en question. Une autobiographie absolument complète ressemblerait nécessairement à cette carte impossible, absurde et dérisoire. D’autant plus qu’une vie, comme nous venons de le sous-entendre, n’est pas seulement longue, elle est complexe : c’est ce qui a amené Marguerite Duras à donner deux versions de son aventure adolescente avec un Chinois : L’Amant et L’Amant de la Chine du Nord. De même le désir de l’autobiographe de trouver/ donner un sens à sa vie en la coulant dans le moule de l’écriture se double d’un envers qui rend la chose plus difficile. C’est que l’auteur ressent forcément pour en arriver là des problèmes d’identité, ou en tout cas qu’il éprouve des doutes sur cette dernière. Oublions le délire de persécution de Rousseau, exemple si facile qu’il finit par ne plus rien démontrer, et pensons à l’enfant que décrit Sartre dans Les Mots, enfant qui fait semblant de lire Corneille pour faire plaisir à son entourage. N’y retrouve-t-on pas la préoccupation du philosophe âgé qui se demande si sa vie d’intellectuel est bien une réussite, si elle lui convient vraiment. Ces doutes sur sa propre identité peuvent aller jusqu’à rendre difficile l’écriture d’une autobiographie. Un autre problème est celui d’une image de soi, un peu trop forte, un peu trop conforme à son désir, et que l’on cherche à imposer aux autres. C’est le cas dans toutes les mémoires médiocres de personnages sans grand intérêt dont nous abreuve l’édition contemporaine : chacun s’y présente à son avan- tage, et la vérité n’est qu’un moindre souci. D’une manière générale, on peut dire que la recherche du sens déforme. La mémoire également déforme. Elle n’est pas fiable, et une bonne partie du dialogue entre Nathalie Sarraute et elle-même porte sur cette question : « Ne te fâche pas, mais ne crois-tu pas que là, avec ces roucoulements, avec ces pépiements, tu n’as pas pu t’empêcher de placer un petit morceau de préfabriqué… c’est si tentant… tu as fait un joli petit raccord, tout à fait en accord… ». Quand elle ne déforme pas, elle peut être lacunaire, comme celle de Georges Perec qui commence son livre par une formule étrange : « Je n’ai pas de souvenir d’enfance » pour finir par avouer qu’il a « trois souvenirs d’école », ce qui, en tout état de cause, ne fait pas beaucoup, et encore sont-ils assez flous. La conscience ellemême est bien démunie d’ailleurs ; car l’introspection est impossible : comment vivre et se voir vivre en même temps. Un de mes anciens professeurs disait que cela équivalait à « descendre de vélo pour se regarder pédaler ». Le récit enfin, en imposant ses codes, déforme lui aussi la réalité. Ainsi, entre autres parce que dans toute histoire il faut une rupture, Juliette Gréco raconte que la gifle qu’elle a donnée à sa mère a constitué une cassure totale dans sa vie, alors que dans la suite du même texte on comprend que le manque d’affection dont « la maman » a fait preuve a poursuivi la chanteuse toute sa vie. Ainsi les outils même de l’autobiographie ne vontils pas sans poser problème. Les difficultés s’accumulant, on se rend compte qu’il est facile certes de publier des autobiographies, mais que celles-ci peuvent être assez loin de la réalité, et donc constituer un échec. Il va falloir, pour sortir de ces difficultés, employer des procédures assez inattendues. Afin de parvenir à raconter leur vie, de nombreux auteurs choisissent de porter un masque, transformant ainsi leur vie en fiction pour pouvoir dire leur vérité. De nombreux peintres présentés dans l’exposition Moi - Autoportraits du XXe siècle, ont choisi de se représenter masqués. Erwin Blumenfeld dissimule son visage derrière une tête de veau pour parler de ce minotaure terrible qu’est le nazisme aussi bien que pour se représenter en viande de boucherie. Dans un contexte politique proche, Boulatov place son vrai visage à l’intérieur d’une sorte de Matriochka. Allant plus loin comme souvent, Jean-Michel Alberola se cache derrière rien (le mot « Rien » épelé tout au long d’un pseudo-photomaton) pour évoquer son angoisse nihiliste profonde. Ils avancent masqués afin de révéler leur vérité, que sans doute ils ne pourraient pas dire autrement. De la même manière Chateaubriand pose dès sa naissance en héros romantique. Le Ciel s’est dérangé pour déposer dans son berceau, comme une fée dont on ne saurait trop dire si elle est bonne ou mauvaise, les clés d’un destin en même temps malheureux et exceptionnel. César, quand il écrit ses commentaires sur La Guerre des Gaules, le fait à la troisième personne, se cachant ainsi sous le masque d’un chroniqueur anonyme, ce qui présente un double avantage : il peut exprimer un orgueil extrême sans risques tout en faisant montre d’une apparente objectivité. On se trouve ici à la limite du pacte autobiographique tel qu’il est défini par Philippe Lejeune : « Pour qu’il y ait autobiographie (et plus généralement littérature intime), il faut qu’il y ait identité de l’auteur, du narrateur et du personnage. […] Le pacte autobiographique, c’est l’affirmation dans le texte de cette identité, renvoyant en dernier ressort au nom de l’auteur sur la couverture (Le pacte autobiographique) ». De fait nombre d’auteurs, et c’est là sans doute une des conditions nécessaires, quoique plus ou moins dissimulée dans nombre d’autobiographies, racontent leur vie comme une fiction, la transforment en histoire imaginée, mais c’est pour pouvoir dire leur vérité. L’auteur des Confessions, dans Rousseau juge de Jean-Jacques, se dédouble en un auteur absent et martyrisé (Jean-Jacques) et une personne fictive qui le dédouane (Rousseau). Il peut se défendre ainsi du complot dont il est persuadé d’être victime en exprimant la réalité de son être et de ses idées. Juliette Gréco, dans son autobiographie, se dédouble en un « je » très peu présent et en un personnage qui a vécu cette vie, la Jujube qui donne son titre au livre ; cela lui permet de dévoiler, ce qui est toujours très difficile, le traumatisme profond de sa relation avec sa mère. Ainsi, très paradoxalement, porter un masque peut permettre de révéler son visage, raconter une fiction permet de dire sa vraie vie. C’est là sans doute l’origine du roman autobiographique et de ce que l’on appelle aujourd’hui « l’autofiction », où l’auteur dit « je » mais construit un imaginaire à aprtir de sa propre vie. Se transformer en personnage de roman pour donner à voir son être même, faire un détour par la fiction pour mieux révéler sa vérité, c’est ce que fait Manuel Vázquez Montalbán quand il invente le personnage de Pepe Carvalho, détective privé, ex-communiste. Il truffe la biographie imaginaire de ce dernier de faits qui viennent de la sienne : son militantisme sous Franco, sans doute son désespoir désabusé, son épicurisme, et surtout ses rapports ambivalents avec son père. La jalousie qu’a connue Carvalho à la sortie de prison de ce dernier et à son retour à la maison fait écho à la biographie exacte de l’auteur. De même dans W Georges Perec fait alterner de chapitre en chapitre deux récits : celui de son enfance, assez classique et la description d’un monde utopique, sorte de Jeux olympiques perpétuels dont on finit par comprendre qu’il s’agit en fait des camps de concentration nazis où la mère de l’auteur a péri. Dans ces deux cas, le recours à la fiction permet de dire ce qui ne pourrait pas « sortir » autrement. Possible bien sûr, mais difficile, c’est par la fiction que l’autobiographie se réalise. Il faut convertir sa vie en imaginaire pour la raconter, il faut faire de son visage un masque pour pouvoir le peindre. Avons-nous découvert là une loi générale ?. Ce n’est bien sûr pas certain. Mais nous savons tous à quel point il est difficile de dire la vérité à visage découvert. Si nous y réussissions, n’aurions-nous pas trouvé le moyen d’être nous-mêmes ?