Libre réaction de Joël JALLAIS à la loi Fioraso

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Libre réaction de Joël JALLAIS à la loi Fioraso
« L'anglais, langue unique : une tragédie pour la France »
Joël JALLAIS, professeur émérite, agrégé des Universités,
Président du concours d’agrégation des professeurs d’Université en sciences de
Gestion 2008
« Ma mission d'enseignant est de défendre le français comme voie d'accès privilégié à un
autre univers. » Qui prononce ces mots ? Un universitaire français ? Un enseignant d’une
Grande École de commerce, un ministre de l'enseignement ? Vous n'y êtes pas. Un
professeur japonais de l'université de Tokyo, AKIRA MIZUBAYASCHI, qui vient de
publier " Une langue venue d'ailleurs " chez Gallimard. Il n'est pas le seul étranger à dire
combien la langue française porte un regard particulier sur le monde: il faut maintenant
chercher les défenseurs de notre langue en Russie, en Turquie, en Thaïlande, au Brésil,
pour apprécier leurs efforts désespérés face à la passivité de nos élites, prêtes à sacrifier
leur langue sur l’hôtel d’idées chimériques.
La situation linguistique est devenue explosive, en France, par le fait même d’un lobby celui des Grandes Écoles et des Sciences Politiques de Paris – qui veut imposer la langue
anglaise comme langue unique d'enseignement, permettant ainsi l’émergence d’une
nouvelle France « mondialisée ». Le mouvement est déjà lancé : il ne s'agit pourtant que
des prolégomènes du pire quand le ministre de l'Éducation Nationale décide, il y a
quelques semaines, d'imposer le seul anglais à l'apprentissage des élèves des classes
primaires et quand, dans les grandes entreprises, l'anglais s’introduit en catimini, dans
toutes les structures hiérarchiques : même, les entreprises dites françaises, du moins
perçues comme telles par leurs usagers ont choisi d'opter pour l'anglais, souvent de
façon exclusive.
Dans un ouvrage publié chez Albin-Michel par BERNARD LECHERBONNIER en 2005,
dont le titre était prémonitoire « Pourquoi veulent-ils tuer le français ? », tout est dit : la
France « d'en haut » a décidé de procéder au massacre du français en trois ou quatre
générations dans une conspiration hétéroclite constituée de hauts fonctionnaires,
d’universitaires, d'hommes d'affaires, de politiciens qui militent volontairement en
faveur d’un monde futur qu’ils rêvent unique et homogène tout en affirmant qu’ils
agissent par soumission aux prétendues lois du marché ou encore pour répondre aux
injonctions de Bruxelles ( qui a choisi à terme l'anglais comme langue unique de
l’Europe : le débat actuel en Finlande sur la place de l’anglais à l’université – AFP du 15
avril 2013- n’est pas le fruit du hasard).
La responsabilité de cet abandon programmé appartient donc au pouvoir politique et à
l’élite française qui ne tiennent pas à défendre leur langue pour cause de ringardise et de
snobisme : déjà, Georges CLEMENCEAU, lors de la Conférence de la Paix aboutissant au
traité de Versailles en 1919, pour montrer avec fatuité sa maîtrise de l’anglais, imposa
cette langue dans les négociations, avec comme effet d’écarter Poincaré qui ne la parlait
pas et mettre fin au français comme seule langue de la diplomatie occidentale.
Aujourd’hui, ceux-ci croient, les yeux bandés, à un avenir anglophone de la France,
attribuant à la langue française les seuls échanges familiaux (aspect vernaculaire), et à la
langue anglaise les échanges économiques et culturels (aspect véhiculaire). Cette vision
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de nos élites, purement idéologique, correspond à une idée marchande et libérale du
monde. Le danger ultime est que nous acceptions de façon définitive cette supériorité de
la langue anglaise dans le domaine de l’enseignement : ce serait alors une véritable
tragédie.
C’est d’abord une tragédie pour la production d’un savoir original,
Faisant fi de l’article 2 de notre Constitution qui fait du français la langue de la
République et la langue d’enseignement, certains esprits, évidemment progressistes, se
font l'écho, dans la presse quotidienne et spécialisée, d'une volonté de modifier la loi
Toubon pour permettre aux établissements d'enseignement supérieur (Grandes Écoles
et universités) d'enseigner totalement en langue anglaise. L'objectif déclaré est de
pouvoir accueillir dans ces établissements des étudiants en provenance de pays non
francophones et en particulier de la Chine. Cette attitude modifie de façon définitive la
place et la nature de l'enseignement supérieur français pour de simples raisons
financières et de conquête illusoire et très partielle du marché mondial de
l'enseignement. Ceci est inacceptable pour trois raisons :
- La première tient à l’ineptie de vouloir accueillir des milliers d’étudiants chinois
selon le projet de la Ministre de l’Enseignement Supérieur, alors que le budget
des universités est alimenté par les impôts de l’ensemble des français. Cela
revient à subventionner la formation des élites chinoises sans même exiger en
contrepartie l’apprentissage du français. Un véritable délire technocratique !
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La deuxième tient à la perte de substance de l’enseignement lui-même et donc à
l’assèchement de toute pensée originale. L’enseignement en anglais se fera en
référence à l’enseignement américain dont les cursus et les manuels sont
accessibles aisément sur le Net. Où se trouve l’avancée intellectuelle dans un tel
projet quand l’enseignant, atteint de psittacisme, sera devenu le perroquet de la
pensée anglo-saxonne dans son amphi ? Et puis, l’université française deviendra
peu à peu la succursale des universités américaines pour les étudiants étrangers
qui ne peuvent pas payer les droits d’inscription aux États-Unis, dans le strict
respect de la spécialisation internationale chère à Adam Smith. Et ce n’est pas en
jouant sur la fameuse « French touch » que l’Université française fera la
différence dans la compétition internationale, soyons en sûr.
-
La troisième est le dévoiement de l’institution universitaire livrée aux trompettes
du tout anglais. N’assistons-nous pas déjà à l’émergence d’un nouveau critère de
jugement dans les commissions de recrutement universitaire : « la capacité à
faire cours en anglais », qui a peu à voir avec les capacités intrinsèques
disciplinaires d’un futur universitaire ? N’assistons-nous pas déjà à l’obligation
faite par des responsables de cycles universitaires d’imposer dans les services
statutaires des enseignants des cours en anglais ? N’assistons-nous pas déjà à
l’exclusion des revues scientifiques en français de la nomenclature des revues
cotées dans les procédures d’évaluation menée par l’AERES, le CNRS ou le CNU ?
N’assistons-nous pas à l’émergence de l’idée de faire enseigner totalement en
anglais dans les masters tandis que le français serait maintenu dans les trois
années de licence ? N’assistons-nous pas à la généralisation des accréditations
des diplômes de gestion français dans les Instituts d’Administration des
Entreprises, données tel « un label rouge » pour les poulets, par des officines
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anglo-saxonnes (label US « AACSB », label anglais « AMBA ». La crédibilité de
notre enseignement se voit ainsi confisquer. Que penser, enfin, des thèses écrites
en anglais, soutenues en anglais et faisant l’objet de l’attribution de la plus haute
distinction de l’université française : celle de docteur ! On croit rêver : dans aucun
pays du monde, cette pratique n’existe mais elle a le mérite de montrer notre
soumission, annonciatrice de notre servitude annoncée. Imagine-t-on une grande
université américaine permettre cette pratique en faveur d’une autre langue que
l’américain ?
C’est ensuite une tragédie pour la France de façon plus générale,
Les Grandes Écoles forment, depuis longtemps en France, l'élite française pour des
emplois privés et publics. Si cette tolérance inconstitutionnelle leur est accordée, elles
façonneront, formateront alors une élite anglophone, s'exprimant de façon unique en
anglais dans les relations internationales et au sein des états-majors des entreprises,
avec comme conséquence directe de constituer une élite qui serait déconnectée encore
plus de l'ensemble des autres Français ; on assisterait à la création d'un pays proche du
mode de fonctionnement de METROPOLIS avec une élite, en fait une oligarchie,
dominant l’ensemble des autres travailleurs. On retrouverait l’opposition soutenue dans
les entreprises par Taylor entre « ceux qui pensent » (s’exprimant en anglais) et « ceux
qui font » (les mauvais locuteurs en anglais). Enseigner totalement en anglais dans les
établissements d'enseignement supérieur français ajouterait donc dans la société
française une deuxième fracture à celle déjà trop apparente des revenus et à la
structuration de véritables castes. Cette nouvelle déclinaison de l’identité française, en
niant la langue française, est ahurissante d’absurdité dans un monde multilingue et
multipolaire. Il est grand temps de se mobiliser avant que l'université, ne suive les
initiatives prises par les Grandes Écoles et participent à la destruction du corps social en
parfaite bonne conscience dans un suivisme obtus, conduisant à un véritable génocide
culturel.
Cette dénonciation, ne nous méprenons pas, ne vise pas l'anglais qui est d’évidence, pour
l'instant, le vecteur de communication, le plus international et le plus répandu sous sa
forme dénaturée du « globish » et qu’il convient donc de savoir pour favoriser les
échanges mais l'anglais lorsqu’il devient support unique de la pensée et formatage
obligatoire des esprits.
Quelques exemples pris en sciences de gestion:
- lorsque vous demandez à des chercheurs français de publier dans le « top
ten » des revues économiques, ces derniers seront jugés par un « editorial
board » largement américain, porteur de valeurs anglo-saxonnes, des
techniques de recherche les plus utilisées dans les universités américaines, et
en conséquence, le chercheur participe plus ou moins consciemment à
l'élaboration d'une pensée supplémentaire anglo-saxonne. Ainsi, abandonnet-on aujourd’hui, peu à peu, le positivisme scientifique dont on sait l’apport
aux progrès techniques pour un constructivisme plus ou moins personnalisé.
- lorsque vous choisissez les manuels d’enseignements américains qui savent
s'imposer de plus en plus comme les bonnes références vous formez les
esprits à une vision particulière de l'entreprise, de son fonctionnement et
même de la société dans laquelle vous êtes sensé évoluer (cas des « genders
studies » à la mode aux Etats-Unis) .
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Soyons encore plus précis pour illustrer cette contamination des esprits :
• Les principes organisationnels de Fayol auraient-ils pu s'imposer en France et
en Europe dans l’organisation industrielle face aux principes développés à la
même époque aux États-Unis par Taylor si on s'était contenté en France de
retenir les idées américaines ?
• La conception du consommateur moins rationaliste, moins logique aurait-elle
pu se faire reconnaitre en France face à la conception exclusivement
behavioriste qu'en avaient les chercheurs américains ?
• Combien de temps a-t-il fallu en 1970 pour s'affranchir des méthodes
statistiques américaines (analyse factorielle en composantes principales) et
mettre en valeur la technique d'analyse des données françaises développée
par le Pr. BENZECRI, plus simple (analyse factorielle des correspondances).
• Combien de temps a-t-il fallu pour imposer en sociologie de la consommation
l'analyse de la consommation-signe selon BAUDRILLARD face à l'analyse des
besoins de MASLOW ?
Cette fois, les conséquences mêmes qu'aurait une telle politique d’enseignement sur la
cohésion de la société française ne peuvent laisser indifférent. Voulons-nous adhérer à
cette fracture attendue de la société française qui repose encore une fois sur les
privilèges de l’argent pour acquérir une totale maîtrise de la langue anglaise dès le plus
jeune âge ou participer à un véritable sursaut? En cette période de troubles
internationaux aux facettes multiples, aux développements imprévisibles, la sagesse
serait de reprendre le contrôle de notre langue pour promouvoir nos propres valeurs,
notre propre vision du monde, notre propre imaginaire c’est-à-dire notre place dans le
monde. Prononcer le discours de Caen, tenu par Nicolas Sarkozy en mars 2007, lors de
sa campagne présidentielle, en faveur de la langue française, ou diffuser la circulaire
relative à l’emploi de la langue française signée par Jean-Marc Ayrault le 25 avril 2013,
pour laisser ensuite tous les acteurs de l’enseignement supérieur en saper les
fondements relèvent, disons-le, d’un cynisme absolu.
Un fait prémonitoire s’est déroulé le 18 mars 2011 : l’inauguration de la Maison de la
Francophonie dans un parfait silence médiatique alors qu’il aurait mieux valu saluer la
naissance d’un nouveau musée à Paris : celui de la francophonie.
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