nouveau Bretton Woods

Transcription

nouveau Bretton Woods
1
L’économie politique internationale de la crise et la
question du « nouveau Bretton Woods » :
Leçons pour des temps de crise1
Jacques SAPIR2
24 novembre 2008
Le thème du « Nouveau Bretton Woods » a été au centre des discussions qui ont
entouré la préparation du sommet du G-20 du 15 novembre 2008 à Washington. Ce thème
était apparu déjà lors de la crise financière de 1997-1999 qui avait touché en priorité les pays
émergents et en développement. Le retour apparent à la normale à partir de 2000 l’avait fait
disparaître des débats publics, même s’il était évident que rien n’avait fondamentalement
changé en ce qui concernait les désordres monétaires et financiers mondiaux.
La violence particulière de la crise financière mondiale qui s’est déclenchée en 2007 à partir
des Etats-Unis, et qui a connu une forte accélération à partir de septembre 2008, a donné à ce
thème une nouvelle actualité. Une telle problématique a été portée par des dirigeants
politiques de bords opposés en France (de Mme Ségolène Royal au Président Nicolas
Sarkozy, en passant par Lionel Jospin), mais aussi en Italie et en Russie et dans bien d’autres
pays.
L’action de la France, exerçant la Présidence de l’UE pour le second semestre 2008 a ainsi
abouti à la convocation d’une réunion du G-20 à Washington au 15 novembre sur le thème
d’une réforme du système monétaire international. Ce sommet a donné des résultats plus que
décevants, ce qui était prévisible. Cela ne signifie pas que la problématique de la réforme du
système monétaire et financier international soit définitivement enterrée.
Pour comprendre les enjeux des discussions qui s’annoncent, il convient de comprendre dans
quelles conditions ont été tout d’abord préparés puis signés et mis en oeuvre les accords de
Bretton Woods et comment ils se sont peu à peu délités pour aboutir à la situation que l’on
connaît depuis les années 1980.
La désintégration du cadre fixé par Bretton Woods a permis aux Etats-Unis d’affirmer leur
hégémonie monétaire au moment même où les bases économiques et géopolitiques de cette
hégémonie devenaient progressivement de plus en plus discutables et discutées. Ceci
constituait un facteur d’instabilité, ce que Keynes avait prévu dès 1941 et qu’il avait tenté
justement de prévenir par l’idée d’une unité monétaire commune internationale. Ce
phénomène d’instabilité a été amplifié par la mutation des institutions qui avaient été mises en
place à l’époque, le FMI et la Banque Mondiale. À partir de la « crise de la dette » de 1982,
1
Le présent texte reprend une communication faite à un séminaire organisé par les autorités Vénézuéliennes les
8 et 9 novembre 2008 à Caracas. Il contient certaines modifications par rapport à la communication initiale, et la
première section est entièrement nouvelle.
2
Directeur d’études à l’EHESS. [email protected]
2
elles se transformèrent en instruments d’une libéralisation financière et économique toujours
plus poussée au service d’une idéologie néo-libérale dont le « Consensus de Washington »
reste aujourd’hui le plus connu des symboles3. On peut cependant montrer que le lien entre
l’ouverture extérieure et une croissance stable est pour le moins douteux4. En fait, si l’on
écarte la Chine de l’échantillon des pays émergents, les rythmes du développement ont ralenti
entre 1980 et 20005. Le système monétaire international régressa alors vers une situation
d’instabilité systémique dont la crise de 1997-1999 fut le point d’orgue, en Asie, en Russie6,
mais aussi en Amérique Latine.
L’instabilité systémique conduisit alors un nombre croissant de pays à mettre en œuvre des
stratégies unilatérales de précaution, passant par une accumulation excessive de réserves de
change. De telles stratégies ne furent possibles que par des politiques de prédation sur le
commerce international, qui induisirent dans les pays développés une forte déflation salariale.
Cette dernière a abouti simultanément à l’endettement des ménages et à la baisse de leur
solvabilité. Dans un contexte marqué par la libéralisation financière cet endettement suscite
une explosion de l’innovation financière. On a ici les causes profondes de la crise actuelle qui
était le type même de situation que les propositions originelles de Keynes visaient à
empêcher.
Opérer un retour sur les débats qui ont entouré la naissance des accords de Bretton Woods
ainsi que leur application permet de mieux comprendre les enjeux de la construction d’un
système alternatif. Ceci permet aussi de clarifier un certain nombre d’erreurs qui circulent
quant au protectionnisme ou aux contrôles sur les mouvements de capitaux, deux points qui
figurent en bonne place dans les propositions de Keynes. C’est pourquoi le présent texte est
structuré en 2 parties.
La première partie analyse la dimension internationale de la crise actuelle, soit l’impact du
désordre monétaire et financier international dans la création des conditions qui ont rendu
cette crise possible. Elle compare ici les réactions de l’économie américaine, des économies
asiatiques et des économies européennes au choc de la crise de 1997-1999. On peut montrer
que la crise du marché hypothécaire américain s’inscrit dans un contexte global qui en
explique à la fois la violence et l’extension aux autres économies. La déflation salariale que
l’on observe dans les économies développées peut être directement reliée aux désordres
monétaires et financiers internationaux et à une de leurs plus spectaculaires conséquences, la
crise de 1997-1999. Cette déflation salariale induit la bulle de l’endettement américain, qui se
propage dans le système financier international grâce aux produits issus de la titrisation et de
l’innovation financière. En Europe, elle donne naissance à un processus que l’on a qualifié
d’Eurodivergence.
3
J. Williamson (ed) Latin American Adjustment : how much has happened ?, Institute for International
Economics, Washington DC., 1990. Voir aussi pour une justification émanant de la banque Mondiale : A.O.
Krueger, « Why Trade Liberalization is Good for Growth », in The Economic Journal, vol. 108, septembre 1998,
pp. 1513-1522.
4
J. Berg et L. Taylor : External Liberalization, Economic Performance and Social Policy, CEPA Working paper
n°12, Février 2000, CEPA at New School University, New York, NY. Francisco Rodriguez et dani Rodrik ont
aussi montré à partir d’une étude systématique des données existantes que le lien entre la libéralisation du
commerce et la croissance était pour le moins douteuse : F. Rodriguez et D. Rodrik, Trade Policviy and
Economic Growth : A Skeptic’s Guide to Cross-National Evidence, J.F. Kennedy School of Government,
Cambridge, Mass, 2000.
5
M. Weisbrot, D. Baker, E. Kraev et J. Chen, ‘The Scorecard on Globalization 1980-2000 : Twenty Years of
Diminished Progres », CEPR, Washington DC, 2005.
6
J. Sapir, Le Krach Russe, Paris, La Découverte, 1998.
3
La seconde partie analyse alors la question des accords de Bretton Woods dans une logique de
longue période, pour comprendre comment sommes nous arrivés au système actuel et à la
crise qui en découle. Une section est consacrée à l’analyse des désordres monétaires et
financiers des années 1920 et 1930, dans la mesure où les participants à la conférence de
Bretton Woods ont délibérément voulu éviter le retour à une telle situation. Une des
principaux arguments dans les débats d’aujourd’hui est que la détérioration de la situation
internationale à la fin des années 1930 serait due à la combinaison de ces deux mesures qui
auraient engendré un effondrement du commerce international, conduisant à la guerre. Non
seulement ceci montre l’ignorance épaisse de ceux qui profèrent de telles affirmations quant à
la nature du Nazisme, mais encore ceci est contrefactuel du point de vue de l’histoire
économique.
Une autre section analyse les propositions de Keynes en faveur d’une reconstruction d’un
système financier et commercial international, telles qu’elles ont émergé de l’automne 1941 à
l’été 1943. On peut ici montrer que ces propositions offraient un cadre bien plus cohérent de
réponse aux défis d’un ordre économique international que ce qui fut inscrit dans les accords
de Bretton Woods. On analyse ensuite les accords et le conflit entre la position de Keynes et
celle des autorités américaines. Le processus dit de Bretton Woods ne s’arrêta pas avec la fin
de la conférence elle-même en juillet 1944, mais se poursuivit dans le cadre des négociations
portant sur les conditions d’application de cet accord. Ce dernier, s’il avait été appliqué aurait
abouti à un désastre. La Guerre Froide a permis un pivotement important dans la politique du
gouvernement américain qui se rallia à une solution pour l’Europe Occidentale, l’Union
Européenne des Paiements qui était plus proche des positions de Keynes que de celles des
accords de Bretton Woods. Ces derniers semblent n’avoir été efficaces que dans la mesure où
ils n’étaient pas appliqués.
Une section traite de la période qui va de 1958 à 1973 et où, avec la reconstruction de
l’Europe, mais aussi une première détente entre les Etats-Unis et l’URSS, le cadre de Bretton
Woods a été réellement mis en œuvre. Ceci provoqua une crise, et conduisit à un affrontement
entre la France et les Etats-Unis. La dislocation du cadre des accords de 1968 à 1973
conduisit au désordre monétaire actuel avec les crises que l’on connaît.
La conclusion tente de tirer les leçons des cinquante dernières années (1958-2008) pour
déterminer ce que devraient être les points centraux d’une réforme susceptible d’aboutir à un
cadre assurant croissance et stabilité pour le plus grand nombre.
4
Première Partie :
Les sources internationales de la crise actuelle.
À l’origine de la crise que nous connaissons, on trouve l’instabilité intrinsèque de la
finance libéralisée qui avait déjà provoqué la crise de 1997-1999. Elle a été un moment
traumatique de la finance internationale, et tout particulièrement en Asie et en Russie. Les
politiques d’ajustement qu’elle a induite sont dans une large mesure la cause des déséquilibres
qui ont rendu la crise actuelle inévitable.
L’analyse des sources internes de la crise financière actuelle que l’on a développée par
ailleurs7, pour des raisons d’économie de temps, faisait l’impasse sur l’économie politique
internationale de cette dernière. Or, celle-ci est un élément essentiel dans les enchaînements
qui vont aboutir à la crise actuelle.
C’est dans le cadre international que se joue la mise en place du phénomène de dépression
salariale qui a conduit à l’emballement de l’endettement des ménages dans certains pays, puis
à la circulation de dettes de qualité douteuse dans la finance internationale. L’emballement du
crédit est ici non pas le résultat d’un manque de prudence des agents, mais en réalité une
réponse systémique aux contraintes qui pèsent sur la croissance dans le cadre combinant
l’ouverture du libre-échange et la libéralisation financière. La crise doit peu à des « erreurs »,
même si on peut toujours en découvrir, et beaucoup à une logique qui se met en place de
manière inexorable à partir de la crise financière de 1998.
I.
La libéralisation financière internationale et ses conséquences.
Si les politiques économiques de chaque pays considéré ont eu leur part de responsabilité,
la politique américaine est très certainement celle qui a eu l’impact le plus fort, en raison
justement du rôle particulier que jouent les Etats-Unis dans le système monétaire et financier
international depuis Bretton Woods. Ce sont les Etats-Unis qui ont été durant les années 1980
et 1990 le principal moteur de la déréglementation financière et de l’extension du libreéchange. Ce sont eux qui ont exercé un contrôle, direct et indirect, sur les institutions
financières internationales. La crise est aussi celle de leur incapacité à maîtriser le cadre
économique et financier qu’ils ont créé8.
La crise que nous connaissons depuis 2007, et qui avait été initialement identifiée comme
uniquement une crise du marché hypothécaire américain, s’est avérée être une crise
systèmique. Elle trouve son origine dans les conséquences de la libéralisation financière,
7
J. Sapir, “Global finance in crisis” in real-world economics review, issue n° 46, 18 Mai 2008,
http://www.paecon.net/PAEReview/issue46/Sapir46.pdf ; Idem, « Une décade prodigieuse. La crise financière
entre temps court et temps long », Revue de la régulation, n°3, 2ème semestre 2008, Varia, [En ligne], mis en
ligne le 30 septembre 2008. URL : http://regulation.revues.org/document4032.html
8
J. Sapir, Le Nouveau XXIe Siècle, Paris, Le Seuil, 2008.
5
nationale et internationale, que l’on a connue depuis les années 1980. Cette dernière est avant
tout le produit de la politique des Etats-Unis.
Les conséquences déstabilisantes de la politique américaine en faveur de la libéralisation
financière.
La politique américaine a largement consisté en la mise en œuvre des prescriptions néolibérales dans la finance et le commerce à l’échelle mondiale. Ce sont les Etats-Unis qui ont
fait pression sur le FMI pour que celui-ci inscrive dans ses statuts l’obligation d’une
convertibilité en compte de capital9, là où il n’y avait auparavant – et Keynes y avait veillé de
toutes ses forces déclinantes – qu’une convertibilité de compte courrant.
La différence entre les deux notions est pourtant essentielle. Dans la seconde, on met l’accent
sur les flux de devises qui sont la couverture de transactions réelles, d’échanges de biens et
services, de flux touristiques ou qui encore correspondent aux rapatriements des revenus des
migrants. Dans la première notion ce sont toutes les opérations en portefeuille, tous les
instruments possibles de spéculation, qui deviennent autorisés. Le FMI reconnaît aujourd’hui
que ces flux financiers n’avantagent en rien la croissance des pays en développement10.
Ceci avait été montré presque dix années plus tôt par Dani Rodrik, qui ne fut ni entendu ni
même écouté11. De la même manière, le FMI se fit l’apôtre d’une ouverture de tous les
marchés financiers aux innovations financières, qui justifiaient à ses yeux cette libéralisation
totale des mouvements de capitaux, que le sommet du G-20 du 15 novembre vient encore de
sanctifier. En 2008, ici encore, le FMI reconnaît son erreur et on peut lire dans le rapport
annuel sur la stabilité du système financier :
« …certains produits complexes et a niveaux multiples ont ajouté peu de valeur économique
au système financier. Au-delà, ils ont très probablement exacerbé la profondeur comme la
durée de la crise »12.
On connaît bien en psychiatrie le syndrome du pompier pyromane. Du moins une telle
personne, dans les tréfonds de sa maladie ne prétend-elle pas détenir une quelconque vérité
scientifique. Un travail de 2001 avait montré que la libéralisation financière, par
l’accroissement de la pression concurrentielle qu’elle induisait sur les banques, fragilisait ces
dernières13. Rendant plus facile les mouvements spéculatifs, cette libéralisation conduisait
alors à des crises bancaires à répétition. En réalité, les principales recherches théoriques
mettaient en garde contre l’illusion d’une efficience des marchés financiers14. Keynes, ici
encore, le savait bien lui qui, tout en étant théoricien avait aussi été un grand praticien de ces
9
J.J. Polak, « The Articles of Agreement of the IMF and the Liberalization of Capital Movements » in S. Fisher
et alii, (edits.), Should the IMF Pursue Capital-Account Convertibility ?, Princeton Essays in International
Finance, n°207, Princeton NJ, 1998.
10
E. Prasad, R. Rajan and A. Subramanian, “The Paradox of Capital”, in Finance and Development, IMF, vol.
44, n°1/2007, Washington DC.
11
D. Rodrik, , "Who needs Capital-Account Convertibility ?" in Essays in International Finance n°207,
Princeton University, May 1998.
12
IMF, Containing Systemic Risks and Restoring Financial Soundness, Global Financial Stability Report, April
2008, Washington DC., p. 54
13
L. Miotti et D. Plihon, « Libéralisation financière, spéculation et crises bancaires », in Economie
Internationale, n°85, 2001/1, pp. 3-26.
14
M. Rothschild & J. Stiglitz, “Equilibrium in Competitive Insurance Markets”, in Quarterly Journal of
Economics, vol. 90, 1977, n°3, pp. 629-649; S.J. Grossman et J.E. Stiglitz, "On the Impossibility of
Informationally Efficient Markets" in American Economic Review, vol. 70, n°3/1980, pp. 393-408.
6
marchés en tant qu’administrateur de fonds de pension. La libéralisation financière dont on
nous a tant vanté les charmes était donc bien ce sommeil de la raison qui engendre des
monstres.
Les monstres en question, ce furent ces crises à répétition qui scandent l’histoire de la
finance libéralisée depuis les premières mesures des années 1980, de la crise de novembre
1987 jusqu’à la crise de 1997-1999 en passant par celle des caisses d’épargne américaines de
1990-199115. La crise de 1997-1999 ne fut pas la dernière, puisque nous en vivons une
nouvelle, et une pire. Dans le cours de cette crise, la faillite du fonds spéculatif Long-Term
Capital Management condensait en un seul exemple la plupart des pathologies qui ont été à
l’œuvre entre 2002 et 2007 dans le processus conduisant à la crise du marché hypothécaire
américain et des produits financiers dérivés qui en étaient issus16.
En dépit des beaux discours de l’époque, en particulier sur la faillite des procédures de
notation, qui devait se vérifier à nouveau lors de la faillite d’Enron17, nulle leçon n’en fut
tirée. Les avertissements, pourtant, n’avaient point manqué18.
Les conséquences à long terme de la crise de 1997-1999.
La crise de 1997-1999 marqua un changement de régime dans l’ordre financier
international19. C’est en effet cette crise de 1997-1999, on doit s’en souvenir, qui a conduit de
nombreux pays à se doter de réserves en devises excessives pour se prémunir contre cette
instabilité. Cette politique a un coût interne non négligeable, qui pourrait être évité si l’on
avait un système financier international moins dysfonctionnel20.
La croissance des pays qui ont eu recours à cette stratégie aurait pu être mieux équilibrée, tant
sur le plan social qu’écologique. Mais, il y a aussi un coût pour l’ensemble du système, et
c’est lui qui nous conduit à la crise présente comme on le voit dans le Graphique 1 qui
récapitule les enchaînements.
Pour pouvoir accumuler les devises dans les quantités voulues, ces pays ont été poussés à
développer des politiques prédatrices sur le commerce international. Celles-ci ont été mises en
oeuvre par des dévaluations très fortes, des politiques de déflation compétitive et en limitant
leur consommation intérieure. Ces politiques, à travers le cadre du libre-échange généralisé
que les participants du sommet du G-20 entendent justement maintenir, a induit un puissant
effet de déflation salariale dans les pays développés.
Cet effet s’est propagé par la menace des délocalisations conduisant les salariés à accepter des
conditions sociales et salariales toujours plus dégradées au nom de la préservation de
l’emploi. Cette déflation salariale a d’ailleurs été fortement aggravée par l’irruption des
15
Celle-ci contient d’ailleurs bien des éléments que l’on retrouvera dans la crise actuelle. Voir : J.R. Barth, The
Great Savings and Loan Debacle, American Enterprise Institute Press, Washington DC, 1991. L. J. White, The
S&L Debacle. Public Policy Lessons for Bank and Thrift Regulation, Oxford University Press, Oxford and New
York, 1991 ; T. Curry et L. Shibut, “The Cost of the Savings and Loan Crisis: truth and Consequences” in FDIC
Banking Review, December 2000, pp. 26-35, disponible à l’URL:
http://www.fdic.gov/bank/analytical/banking/2000dec/brv
16
R. Lowenstein, When Genius Failed : The Rise and Fall of Long-Term Capital Management, New York,
Random House, 2000.
17
M. Swartz et S. Watkins, Power Failure : The Inside Story of the Collapse of Enron, New York, Doubleday,
2003.
18
P. Jorion, Value at Risk : The New Benchmark for Managing Financial Risk, New York, McGraw-Hill, 1999 ;
F. Partnoy, How Deceit and Risk Corrupted the Financial Markets, New York, Times Books, 2003.
19
Voir aussi J. Sapir, Le Nouveau XXIe Siècle, Paris, Le Seuil, 2008.
20
See D. Rodrik, “The Social Cost of Foreign Exchange Reserves” in International Economic Journal, vol. 20,
n°3/2006, pp. 253-266.
7
logiques financières au sein des entreprises du secteur réel de l’économie, à travers des
procédures comme le rachat d’entreprises par endettement à effet de levier (le leveraged buyout ou LBO).
Graphique 1
Enchaînements économiques de l’international au national
De telles procédures ont abouti à une domination des logiques financières, avec des exigences
de rendement très fortes, sur l’économie réelle. On peut classer d’ailleurs dans un des effets
collatéraux de la déflation salariale l’accroissement des pathologies induites par le stress au
travail qui résulte de la pression toujours croissante sur les salariés qui s’exerce à travers la
combinaison des logiques financières et le chantage à la délocalisation21.
S’il se confirme que ces pathologies ont un coût médical de 3% du PIB22, le lien entre les
logiques de déflation salariale qui sont issues de la combinaison des effets du libre-échange et
de la financiarisation sur la détérioration des comptes sociaux en France et dans les principaux
21
Voir DARES, « Efforts, risques et charge mentale au travail. Résultats des enquêtes Conditions de travail
1984, 1991, et 1998 », Les Dossiers de la DARES, hors-série/99, Paris, La Documentation française, 2000 ;
P. Legeron, Le Stress au travail, Paris, Odile Jacob, 2001.
22
Chiffre avancé pour la Suède et la Suisse sur la base d’enquêtes épidémiologiques poussées (qui manquent
tragiquement en France) : I. Niedhammer, M. Goldberg et al., « Psychosocial factors at work and subsequent
depressive symptoms in the Gazel cohort », Scandinavian Journal of Environmental Health, vol. 24, n° 3, 1998.
En ce qui concerne la France, une enquête limitée donne des résultats probants quant à l’importance du
phénomène : S. Bejean, H. Sultan-Taieb et C. Trontin, « Conditions de travail et coût du stress : une évaluation
économique », Revue française des affaires sociales, n° 2, 2004.
8
pays Européens serait bien établie. Ceci a une dimension macroéconomique importante. En
effet, c’est la dérive (ou ce qui apparaît comme tel) des comptes sociaux qui a servi de
prétexte aux différents gouvernements pour remettre en cause un certain nombre de droits,
transférant ainsi les coûts vers les salariés. Ce faisant, on comprime d’autant plus la demande
et l’on reproduit les conditions d’une activité déprimée.
La prégnance croissante de la déflation salariale sur l’ensemble des économies développées
(Etats-Unis et Europe) est donc une réalité massive du contexte macroéconomique qui se met
en place à la fin des années 1990. Ceci a induit des réactions différenciées suivant les
économies et les sociétés.
II.
Les Etats-Unis ou le bonheur est dans la dette.
Aux Etats-Unis, la pression de la déflation salariale a été très forte depuis 1999. La part des
salaires et revenus salariaux dans le revenu national est ainsi tombée à 51,6% du Revenu
National en 2006, son point historique le plus bas depuis 192923. La chute a été rapide car on
était à 54,9% en 2000. Corrélativement, la part des profits avait atteint son niveau historique
le plus élevé. La déflation salariale a donc des effets importants non seulement sur la dépense
des ménages, mais aussi sur la répartition des revenus.
Cependant il faut souligner qu’à ce facteur est venu s’ajouter à une fiscalité fortement
inégalitaire qui privilégie les très hauts revenus24. Ceci a abouti à une forte hausse de la part
du 1% de la population le plus riche dans le total des revenus. Le Coefficient de Gini, qui
mesure l’inégalité de la répartition d’un échantillon, pour les revenus est ainsi passé de 0,415
en 1980 à 0,466 en 200125.
Déflation salariale et endettement des ménages
Entre 2002 et 2007 la majorité des salaires ont ainsi stagné avec un accroissement du salaire
réel médian de 0.1% pour la période 2000-200726. Les inégalités ont ainsi fortement progressé
en raison de la baisse rapide de la part relative des rémunérations salariales dans le revenu
national27. Dans ce processus, la déflation salariale importée via le libre échange a joué un
rôle important car la pression sur les salaires est notoirement plus forte dans les secteurs
ouverts à la concurrence des pays en développement (soit majoritairement la Chine et le
Mexique)28. La corrélation entre la pression à la baisse des salaires et le libre-échange est
désormais solidement établie.
23
A. Aaron-Dine et I. Shapiro, « Share of National Income Going to Wages and Salaries at Record Low in
2006 », Center ob Budget and Policies Priorities, 29 mars 2007, Washington DC. Données en provenance du
US Department of Commerce.
24
T. Pikkety and E. Saez, “How progressive is the US Federal tax System? An Historical and International
Perspective” CEPR Discussion Paper n° 5778, CEPR, London, 2006.
25
US Census Bureau, Housing and Household Economic Statistics Division « Historical Income Tables –
Income Inequality , Table IE-1 », US Department of Commerce, Washington DC, 13 mai 2005.
26
JEC, US Senate, 26 août 2008. Voir aussi US Congress, State Median Wages and Unemployment rates,
prepared by the Joint Economic Committee, Table released by the US-JEC, June 2008.
27
J. Bernstein, E. McNichol, A. Nicholas, Pulling Apart. A state-by-state Analysis of Income Trends, Center of
Budget and Policy Priorities et Economic Policy Institute, Washington DC., Avril 2008.
28
J. Bivens, “Globalization, American Wages, and Inequality” Economic Policy Institute Working Paper,
Washington DC, September 6th, 2007.
9
La stagnation des revenus de la majorité des ménages américains est le phénomène qui a
conduit à l’explosion de la dette hypothécaire des ménages ; l’insolvabilité de ces derniers est
à l’origine de la crise des « subprime ». La déflation salariale est donc le vecteur de
transmission des désordres internationaux dans les fonctionnements internes de l’économie
américaine.
Cette explosion de l’endettement, qui s’est alors accru sur des rythmes bien plus rapides que
la croissance du PIB (Cf : Graphique 2), a de plus été facilité par la politique monétaire, très
expansionniste, et par la déréglementation bancaire29.
Graphique 2
Comparaison de la croissance et de l'endettement
hypothˇcaire aux tats-Unis
16%
14%
12%
10%
8%
6%
4%
2%
1990
1991 1992
1993 1994
1995
1996 1997
Taux de croissance du PIB nominal
1998
1999 2000
2001 2002
2003
2004 2005
Taux de coissance de la dette hypothˇcaire
Source : US Bureau of Economic Analysis.
Celle-ci a permis le développement rapide de la titrisation et en particulier des titres adossés
sur des dettes, les Collateralized Debt Obligations et les Collateralized Loans Obligations30.
Le métier des banques américaines a profondément changé durant cette période et la
confusion des fonctions entre Banques et Assurances, mais aussi au sein des m étiers
bancaires (risque de crédit et risque de marché) s’est considérablement accrue, rendant
inopérantes les mesures prudentielles qui avaient été prises. Le manque de pratiques
prudentielles que l’on stigmatise aujourd’hui n’est pas apparu dans le vide. Il résulte aussi
29
Dont le dernier acte, le Gramm-Leach-Bliley Act of 1999, a été mis en place par l’administration Clinton en
1999.
30
JPMorgan Credit Derivatives and Quantitative Research, « Credit Derivative : A Primer », JPMorgan, New
York, Janvier 2005. A. B. Ashcraft and T. Schuermann, “Understanding the Securitization of Subprime
Mortgage Credit”, FIC Working Paper n° 07-43, Wharton Financial Institutions Center, Philadelphia, Pa., 2007.
Dans les CLO le collatéral est un prêt bancaire à effet de levier. En 2007, 47% des CDO émis avaient pour
collatéraux des « produits structurés » (soit très souvent des obligations elles-mêmes collatéralisées sur des
hypothèques) et seulement 10% étaient adossés sur des obligations à taux fixes.
10
d’un processus de déréglementation, certes demandé par le monde de la banque et des
marchés financiers, mais avalisé par les responsables politiques, de droite comme de gauche,
à Paris comme à Bruxelles, qui doivent aujourd’hui en assumer la responsabilité.
L’endettement hypothécaire (qui a atteint en 2007 plus de 78% du PIB, pour un endettement
total des ménages de 100% du PIB) est en effet la source principale de la hausse de la
consommation à partir de 2000. Le système des prêts hypothécaires aux Etats-Unis permet en
effet aux emprunteurs de solliciter de nouveaux crédits si la valeur de leur bien immobilier
s’est accrue depuis la signature du contrat initial. Ce mécanisme est connue sous le nom de
Home Equity Line of Crdedit ou Heloc. Or, la libéralisation financière permet aux prêteurs
d’offrir des crédits hypothécaires moins chers, ce qui suscite un vaste mouvement de hausse
des prix de l’immobilier. La bulle spéculative immobilière qui gonfle à partir de 2002 permet
aux ménages de constamment réamorcer leurs hypothèques pour obtenir de nouveaux
crédits31.
L’endettement, principale source de la croissance.
Le mécanisme, du Home Equity Extraction va jouer un rôle déterminant dans l’accroissement
des dépenses de consommation des ménages aux Etats-Unis, au point de devenir la source
pratiquement unique de la croissance de ces dépenses. La part du Home Equity Extraction
dans les dépenses de consommation des ménages n’excédait pas 0,4% durant les années 1990.
Ce chiffre s’accroît très brutalement à partir de 2002. Il en résulte que le crédit hypothécaire
va jouer un rôle déterminant dans la croissance américaine entre 2002 et 2007 (Cf. Tableau 1).
2002
2003
2004
2005
2006
2007
Tableau 1 :
Impact du crédit hypothécaire sur la croissance américaine.
Taux de
Home Equity Contribution Taux de
Taux de Extraction en du HEE à la croissance croissance
croissance % des
croissance
du PIB
recalculé sur
réel du
en points de recalculé
la base de la
dépenses
PIB
PIB
sans le
moyenne du
réelles de
HEE
HEE 1990consommation
1999
1,6%
1,6%
1,1%
0,5%
0,80%
2,5%
1,9%
1,3%
1,2%
1,51%
3,6%
1,8%
1,2%
2,4%
2,71%
3,1%
2,4%
1,6%
1,5%
1,74%
2,9%
3,3%
2,2%
0,7%
0,94%
2,2%
3,3%
2,2%
0,0%
0,27%
Gains de
croissance
attribuable
à la hausse
du HEE
0,80%
1,00%
0,93%
1,33%
1,93%
1,93%
Source : US Bureau of Economic Analysis et données de Fanny Mae.
Compte tenu de la relation entre la croissance de la consommation (presque totalement induite
par le Home Equity Extraction) et la croissance du PIB, il est ainsi possible de recalculer la
contribution de ce mécanisme à la croissance américaine,et l’on constate qu’elle a été
31
C’est ce que l’on appelle le mécanisme de l’hypothèque rechargeable que Nicolas Sarkozy, en 2005, avait
proposé comme modèle pour la France…Voir sa déclaration du 17 mars 2005 lors d’une réunion de l’UMP : ,
URL : http://www.u-mp.org/site/index.php/ump/s_informer/discours/intervention_de_nicolas_sarkozy_president_de_l_ump
11
considérable. Sans cette contribution, la croissance américaine aurait été comparable à celle
de la zone Euro, et même un peu inférieure.
La croissance américaine a donc été portée pour l’essentiel par un mécanisme financier
purement spéculatif, que l’on peut comparer aux « pyramides financières » du passé. C’est ce
que l’on a appelé, dans le schéma récapitulatif présenté plus haut, le « bloc spéculatif de la
finance américaine ».
Les prêts, facilités par l’ouverture des marchés financiers qui permettent une dissémination du
risque à travers les processus de titrisation des dettes, nourrissent la bulle immobilière, mais
aussi celle des titres en Bourse. Les ménages américains, voyant leur patrimoine s’accroître,
réduisent leur épargne (ce que l’on appelle l’effet de richesse) et obtiennent de nouveaux
prêts, qui sont aisément financés par un marché qui absorbent les nouveaux titres comme une
éponge. Ces nouveaux prêts accélèrent le gonflement de la bulle immobilière et la hausse de
la valeur apparente des actifs permet aux ménages de solliciter de nouveaux emprunts.
Dans le même temps, le métier des banques et des institutions financières se modifie sous la
double pression des gains qui deviennent possibles sur le compartiment de la titrisation, mais
aussi de la concurrence qui a été renforcée par la libéralisation et la déréglementation. La
pression concurrentielle fait progressivement sauter les dernières limites prudentielles du
système, et modifie les comportements microéconomiques à l’intérieur même des banques et
institutions financières avec l’émergence d’un appétit du risque généralisé.
Une manie spéculative qui déjoue les mesures prudentielles.
On est en réalité en présence d’une « manie » spéculative comme on en a connu dans toutes
les grandes spéculations, depuis celle sur les tulipes32. Dans une « manie », le contexte de la
bulle surdétermine tous les comportements des acteurs. Ce fait historiquement attesté par les
différentes études faites sur les crises spéculatives, est aujourd’hui conforté par les travaux de
la psychologie expérimentale appliquée à l’économie. La démonstration de la détermination
des ordres de préférence des acteurs individuels par les contextes (le Framing Effect) mais
aussi par la dotation en richesse (le Endowment Effect) est aujourd’hui rigoureusement
établie33. Ceci permet de comprendre l’ampleur des renversements de préférence qui se
produisent dès que les acteurs sont tirés de leur « manie » par un événement constituant une
surprise radicale (au sens de Shackle34) par rapport à leurs anticipations35.
Ceci permet de pratiquer une rétrospectivement une lecture critique des compliments qui
furent longtemps adressés à la politique monétaire américaine. Bons spécialistes de la
question, Michel Aglietta et Laurent Berrebi écrivaient ainsi en 2007 :
« La loi FDICIA (Federal Deposit Insurance Corporation Improvement Act) a tiré les leçons
des crises bancaires américaines des années 1980, dont la résolution a été très coûteuse pour
les finances publiques (…). L’action correctrice précoce s’appuie sur une information
exigeante fournie par les banques pour détecter les déviances par rapport aux performances
32
Voir, C.P. Kindleberger, Manias, Panics and Crashes – A History of Financial Crises, revised edition, Basic
Books publishers, New York, NY, 1992.
33
J. Sapir, Quelle économie pour le XXIè siècle, Odile Jacob, Paris, 2005, chapter 1 and 4. A. Tversky, and D.
Kahneman, « Rational choice and the framing of decisions », in Journal of Business, vol. 59, n°4, part-2,
Octobre 1986, pp. 251-278.
34
G.L.S. Shackle, Anticipations in Economics, Cambridge, Cambridge University Press, 1949.
35
P. Slovic et S. Lichtenstein, "Preference Reversals : A Broader Perspective", American Economic Review, vol.
73, n°3/1983, p. 596-605.
12
normales. Toute alerte déclenche des inspections inopinées sur site. (…) C’est donc une
démarche anticipatrice, intrusive et administrative »36.
Devant un tel tableau idyllique, qui permettait aux deux auteurs de poser l’exemple américain
en norme à suivre pour l’Europe37, on s’étonne de ce que la crise ait pu avoir lieu.
La confiance exagérée, et en réalité indue, dans le pouvoir des règles prudentielles découle
d’une confiance plus globale dans le fonctionnement des marchés financiers. Ce n’est pas un
hasard si Michel Aglietta a considéré, dès le début des années 1990 que la globalisation
financière était une « aventure obligée »38.
Cette confiance dans les marchés financiers repose sur une erreur fondamentale quant à
l’analyse du comportement microéconomique des agents, leurs limites cognitives et la
structuration de leur système de préférences.
Dans le contexte d’une telle « manie », le mécanisme spéculatif ne peut donc que s’accélérer,
jusqu’au moment de son inévitable chute. Néanmoins, pendant la phase d’accélération, il
induit une croissance de l’économie américaine qui est largement artificielle comme on l’a
montré ci-dessus.
Tableau 2
Evolution de la balance commerciale des Etats-Unis depuis 1990.
1990
1991
1992
1993
1994
1995
1996
1997
1998
1999
2000
2001
2002
2003
2004
2005
2006
2007
Exportations en Importations en
milliards de
milliards de
Dollars
Dollars
552,4
630,3
596,8
624,3
635,3
668,6
655,8
720,9
720,9
814,5
812,2
903,6
868,6
964,8
955,3
1 056,9
955,9
1 115,9
991,2
1 251,7
1 096,3
1 475,8
1 032,8
1 399,8
1 005,9
1 430,3
1 040,8
1 540,2
1 182,4
1 797,8
1 309,4
2 023,9
1 467,6
2 229,6
1 640,3
2 353,0
Solde
commercial en
milliards de
Dollars
-77,9
-27,5
-33,3
-65,1
-93,6
-91,4
-96,2
-101,6
-160,0
-260,5
-379,5
-367,0
-424,4
-499,4
-615,4
-714,5
-762,0
-712,7
PIB en milliards
de Dollars (prix
courants)
5 803,1
5 995,9
6 337,7
6 657,4
7 072,2
7 397,7
7 816,9
8 304,3
8 747,0
9 268,4
9 817,0
10 128,0
10 469,6
10 960,8
11 685,9
12 433,9
13 194,7
13 843,8
Solde
commercial
en % du PIB
-1,3%
-0,5%
-0,5%
-1,0%
-1,3%
-1,2%
-1,2%
-1,2%
-1,8%
-2,8%
-3,9%
-3,6%
-4,1%
-4,6%
-5,3%
-5,7%
-5,8%
-5,1%
Source : US Bureau of Economic Analysis et US Bureau of Labour & Statistics.
36
M. Aglietta et L. Berrebi, Désordres dans le capitalisme mondial, Paris, Odile Jacob, 2007, p. 121.
Idem, p. 127.
38
M. Aglietta, A. Brender et V. Couderc, Globalisation financière : l’aventure obligée, Paris, Economica, 1990.
37
13
Cette croissance va alors induire un brutal accroissement du déficit commercial américain
après 1998 (Cf : tableau 2).
Comme pour l’évolution de l’endettement hypothécaire, on peut vérifier ici que 1998
constitue bien une date charnière entre deux logiques économiques distinctes.
III.
Les conditions de reproduction du mercantilisme asiatique
Le déficit commercial américain constitue l’une des bases de l’excédent des pays Asiatiques
qui se sont engagés dans les politiques prédatrices que l’on a évoquées au début de cette
section. Normalement, l’afflux de devises devrait provoquer la hausse du taux de change des
devises des pays concernés. Pour maintenir les conditions de leur politique prédatrice, ces
pays n’ont pas d’autre solution que de procéder à la stérilisation d’une grande partie de leurs
gains. Celle-ci prend deux formes parallèles.
Tableau 3a :
Évolution des réserves de change en milliards de US Dollars
Pays
industrialisés
2001
2002
2003
2004
2005
2006
Mars 2007
863,7
930,0
1034,5
1116,9
1199,6
1254,2
1276,2
Pays en
développement
1051,7
1162,5
1345,0
1626,1
2085,4
2496,7
2645,6
Total
1915,4
2092,5
2379,5
2743,0
3285,0
3750,9
3921,8
Part des pays en
développement dans
le total
54,9%
55,6%
56,5%
59,3%
63,5%
66,6%
67,5%
Note : La catégorie « pays en développement » inclut les pays du Moyen-Orient et la Russie.
Source : IMF, Annual Report 2007, Appendix I, Washington DC, 2008.
Les Banques Centrales des pays considérés vont acheter massivement des Dollars (et des
Euros) afin de maintenir le cours de ces devises. Les réserves vont s’accroître massivement
(Cf : Tableaux 3a et 3b), ce qui était l’objectif initial, en réponse aux conséquences de la crise
financière de 1997-1999.
Les réserves de change, à la veille du choc que constituera la crise des liquidités
internationales de septembre-octobre 2008, sont alors considérables. La Chine détient ainsi
69% du total des réserves des économies émergentes d’Asie du Sud-Est et 3,4 fois le montant
des réserves de la Zone Euro.
Une autre partie de ces gains sera stérilisée par le biais fiscal. L’excédent budgétaire
alimentera alors l’émergence de Fonds Souverains. L’émergence des Fonds Souverains
asiatiques à partir de 2006-2007 traduit l’effet du tournant mercantiliste et prédateur pris à la
suite de la crise de 1998. Ceci témoigne d’un changement dans le rapport des forces au sein
de la finance internationale.
14
Tableau 3b :
Réserves de change au 31 août 2008
Montant en milliards de Dollars
République Populaire de Chine
1884
Hong Kong (*)
158
Taiwan
282
Corée du Sud
240
Singapour
170
Total pays émergents d’Extrême-Orient
2734
Japon
972
Total Extrême-Orient
3706
Inde
286
Brésil
206
Russie
581
Total BRIC
2957
Total Eurozone
555
* Hong Kong est ici comptabilisé séparément de la RPC. Source : FMI.
Cependant, même avec la stérilisation, les excédents commerciaux alimentent un effort
soutenu des investissements dans les pays d’Asie, qui se traduit par une amélioration
constante de la qualité de leurs exportations, accroissant ainsi leur compétitivité et par là la
pression à la déflation salariale qu’ils exercent.
Les conditions de reproduction de la stratégie prédatrice.
Il faut noter que cette amélioration de qualité se fait plus rapidement que celle d’autres pays
exportateurs, qui se trouvent ainsi menacés d’être évincé de leurs marchés naturels (Cf :
Tableau 4).
Tableau 4 :
Évolution de l’indice de similitude d’exportation avec l’OCDE
1972
1983
1994
2005
Taiwan
0,14
0,17
0,22
0,22
Hong Kong
0,11
0,13
0,17
0,15
Corée
0,11
0,18
0,25
0,33
Singapour
0,06
0,13
0,16
0,15
Chine
0,05
0,08
0,15
0,21
Inde
0,05
0,07
0,09
0,16
Mexique
0,18
0,20
0,28
0,33
Brésil
0,15
0,16
0,19
0,20
Argentine
0,11
0,09
0,09
0,13
Source: P.K. Schott, “The relative sophistication of Chinese exports”, Economic Policy, n°55, Janvier
2008, pp. 7-40, p. 26.
15
Cette dynamique du « boc mercantiliste asiatique » que l’on a indiqué dans le schéma
récapitulatif du Graphique 1, montre bien que l’idée d’une stabilité de la division du travail à
l’échelle internationale qui préserverait la majorité des emplois dans les pays développés n’est
pas réaliste.
La montée en qualité des exportations en provenance des pays ayant adopté des stratégies
prédatrices menace à terme la totalité des emplois industriels et associés à l’industrie. L’effet
de déflation salariale sur les économies développées ne peut dans ces conditions qu’aller en
s’accentuant.
IV.
Le processus d’Eurodivergence.
La pression de la déflation salariale se fait aussi sentir en Europe. Elle s’y combine, pour les
pays de la zone Euro, à la politique malthusienne de la BCE qui ajoute son poids aux forces
dépressives importées39. Face à cette situation, on constate un éclatement du « modèle »
européen autour de trois directions, ce que l’on appellera ici le processus d’Eurodivergence.
Les trois modèles de l’Eurodivergence.
Certains pays ont suivi l’exemple américain (Espagne, Grande-Bretagne, Irlande). Ils ont
adopté un modèle néo-libéral de l’économie financiarisée ouverte et tenté de maintenir la
croissance par le recours à un fort endettement des ménages. Ce dernier, en 2007, a dépassé
les 100% du PIB en Espagne et en Grande-Bretagne. Ce modèle économique a induit une
forte montée des inégalités sociales ; mais, il a conduit aussi à des taux de croissance
relativement plus élevés que dans les autres pays (Cf : Graphique 3).
Cependant, ce modèle était tout aussi insoutenable dans le long terme que le modèle
américain, et les pays que l’on peut considérer comme des « clones » de ce modèle pâtissent
aujourd’hui des mêmes maux. La Grande-Bretagne et l’Irlande ont connu une crise
hypothécaire d’une violence comparable à la crise américaine, et cette crise a immédiatement
contaminé l’ensemble de la structure bancaire de ces pays. La Grande-Bretagne a été
contrainte de nationaliser une partie de ses banques pour éviter un effondrement. Ces deux
pays devraient connaître une très forte récession en 2009 et sans doute 2010.
L’Espagne est dans une situation tout aussi mauvaise, et l’effondrement de l’immobilier et de
l’industrie de la construction induisent aujourd’hui une contraction de l’activité économique
qui est très spectaculaire.
L’Allemagne a réagi par une politique neo-mercantiliste. Celle-ci se caractérise par une
délocalisation massive de la sous-traitance, tandis que l’assemblage lui est maintenu en
Allemagne. On est ainsi passé, grâce à l’ouverture de l’Union Européenne aux pays d’Europe
centrale et Orientale, de la logique du Made in Germany à celle du Made by Germany. Dans
le même temps, le gouvernement allemand a transféré sur les ménages (via la TVA) une
partie des charges qui pesaient sur les entreprises
39
J. Bibow, “Global Imbalances, Bretton Woods II and Euroland’s Role in All This” in J. Bibow and A. Terzi
(eds), Euroland and the World Economy: Global Player or Global Drag?, New York (NY), Palgrave
Macmillan, 2007
16
Graphique 3
4,0%
Taux de croissance des pays dˇveloppˇs: moyenne des taux annuels
sur 2000-2007
3,5%
3,0%
2,5%
2,0%
1,5%
1,0%
0,5%
0,0%
Allemagne
France
Italie
Espagne
Pays-Bas
Grande- Etats-Unis
Bretagne
Canada
Japon
Source : Données FMI et comptes nationaux.
Si cette stratégie a permis de maintenir un fort excédent commercial, ce fut au prix d’une
croissance faible en raison d’une demande intérieure déprimée. La croissance allemande
aurait même était plus faible encore sans un accroissement inquiétant, ici aussi, de
l’endettement des ménages qui atteint les 68% du PIB, alors qu’il est sensiblement inférieur à
50% en France et en Italie. Le « modèle » allemand combine ainsi des éléments du modèle
américain (une pression sur les revenus des ménages et une financiarisation importante de
l’économie) et des éléments du modèle asiatique (une démarche mercantiliste reposant sur
une compression des coûts et de la demande intérieure). Il n’est pas sur que cette combinaison
soit réellement cohérente à moyen et long terme.
L’Allemagne, on le voit aujourd’hui, a en effet été brutalement rattrapé par la crise. Les
banques allemandes sont en Europe parmi celles qui ont le plus souffert de la crise financière
et qui ont subi les pertes les plus importantes. La contraction de l’activité s’annonce forte
comme le laissait présager l’effondrement des anticipations des entrepreneurs depuis le
printemps 2008.
Des stratégies d’endettement différenciées.
Des pays comme la France et l’Italie ou encore la Belgique ont répondu à la pression de la
déflation salariale par des politiques publiques qui ont été relativement plus actives que dans
leurs voisins. C’est la raison pour laquelle ces pays passent pour les « mauvais élèves » de la
zone Euro en raison de l’endettement des administrations. Cependant, l’endettement global de
ces économies (ménages+entreprises+administrations) est loin d’être le plus catastrophique
des pays de la zone.
17
Tableau 5 :
Comparaison de l’endettement total en 2006
France
Allemagne
Espagne
Grande
Bretagne
Dette totale en % du PIB
Dette publique en % du
PIB
Italie
181%
192%
227%
224%
208%
63%
67%
39%
39%
106%
Source : BCE et comptes nationaux.
On constate ainsi que le discours sur le péril de la dette, qui donne lieu en France à des
émissions de télévision qui confinent à la propagande40, est en réalité très exagéré pour les
soi-disant « mauvais élèves ». S’il y a aujourd’hui « péril de la dette », c’est du côté des
ménages qu’il faut la chercher dans les économies qui ont adopté le « modèle américain ». Si
la France et l’Italie ont des résultats de croissance moins brillants que les « clones » du
modèle américain, la performance moyenne sur moyen terme n’est pas ridicule face à
l’Allemagne.
Le point essentiel que l’on doit retenir de la question de la dette, cependant, est que les
différences dans la structure d’endettement au sein de l’Europe sont un bon indicateur du
phénomène d’Eurodivergence (Cf : Graphique 4).
Graphique 4 :
Différenciation des structures d’endettement en Europe
Mˇnages
120%
100%
France
80%
Allemagne
60%
Espagne
40%
Grande Bretagne
20%
Italie
Administrations
Entreprises
Comparaison des mod¸les europˇens d'endettement
(donnˇes de 2006 en % du PIB)
Source : Données de la BCE et comptes nationaux des pays considérés.
40
On se souvient du « compteur de la dette » sur Fr2 (A2) durant la campagne présidentielle de 2007, et l’on
signalera aussi le « docu-fiction » que diffuse Fr5 le 30 novembre 2008 sur une France en faillite en…2017.
18
Retour sur le cas français.
Il convient de souligner ici l’impact de la déflation salariale sur l’économie française. Un
premier symptôme important est le rapprochement des perceptions des classes moyennes par
rapport à celles des classes populaires. Comme le constate une étude du CREDOC
« globalement, la situation des ‘classes moyennes’ ressemble davantage à celle des bas
revenus qu’à celle des hauts revenus »41.
Cette situation traduit l’évolution de la part des profits (revenus d’exploitation) et des salaires
dans le partage de la valeur ajoutée depuis le début des années 1980. À cet égard, à partir de
1982, soit sous l’impulsion de la politique de rigueur et d’intégration européenne conduite par
Jacques Delors, l’évolution de la répartition des revenus en France devient parallèle à celle
que l’on observe aux Etats-Unis à la même époque du fait de la politique menée par Ronald
Reagan42. L’inflexion de la répartition des revenus se joue en France de 1982 à 1990, soit
pendant les deux mandats présidentiels de François Mitterrand (Cf. :Graphe 5).
Graphique 5
Evolution du partage de la valeur ajoutˇe 1980-2007
48%
44%
Salaires et
traitements
bruts
40%
36%
Excˇdent brut
d'exploitation
32%
28%
24%
1980
1981
1982
1983
1984
1985
1986
1987
1988
1989
1990
1991
1992
1993
1994
1995
1996
1997
1998
1999
2000
2001
2002
2003
2004
2005
2006
2007
20%
Excˇdent
d'exploitation
diminuˇ de
l'imp™t sur la
production et
augmentˇ des
subventions
d'exploitation
Source : INSEE
Cette évolution se stabilise par la suite. Si une très légère amélioration de la part des salaires
et traitements se manifeste de 1998 à 2001, la tendance à la dégradation reprend dès 2002. On
41
R. Bigot, « Hauts revenus, bas revenus et « classes moyennes ». Une approche de l’évolution des conditions
de vie en France depuis 25 ans », Intervention au colloque « Classes Moyennes et Politiques Publiques »
organisé par le Centre d’Analyse Stratégique, Paris, 10 Décembre 2007.
42
Sur l’impact des « Années Reagan » dans la répartition des revenus aux Etats-Unis, T. Pikkety and E. Saez,
“How progressive is the US Federal tax System? An Historical and International Perspective”, op.cit., et J. Sapir
“Global finance in crisis” op.cit., figure 2 et 3.
19
voit aussi que, depuis 1994, le rythme de progression des salaires est totalement déconnecté
de la croissance, ce qui est une des manifestations les plus concrètes de la déflation salariale
importée (Cf. : Graphique 6).
Graphique 6
Evolution des salaires et de la croissance depuis 1994
4,0%
3,5%
3,0%
2,5%
2,0%
1,5%
1,0%
0,5%
0,0%
-0,5%
1994
1995
1996
1997
1998
1999
2000
2001
2002
2003
2004
Taux de croissance des salaires nets annuels moyens dans le privˇ et le semi-public
Taux de croissance du PIB
Sources : Données INSEE.
On peut ainsi montrer que la France n’a pas été épargnée par la tendance globale issue des
politiques néo-libérales. Ces dernières, et c’est une caractéristique spécifique, ont été
appliquées par des politiciens « socialistes ». L’impact de la déflation salariale importée se
fait sentir de manière significative à partir de 1998. Alors que la progression de l’endettement
global était d’environ 1 point de PIB par an avant 1998, l’endettement global progressera de
40 points entre 1998 et 2007.
En fait, de 1995 à 1998, on constate une stagnation de l’endettement des ménages, une légère
tendance au désendettement des entreprises et à une progression de l’endettement public. Ce
dernier sert de variable d’ajustement devant les contraintes qui pèsent sur l’économie
française. À partir de 1998, l’accroissement de la pression déflationniste importée, combinée
à la contrainte sur les dépenses publiques issue du « Pacte de Stabilité » et de la mise en place
de l’Euro se traduit à la fois par un fort accroissement de l’endettement global (+ 40,4 points
de PIB) mais aussi par la déformation de la structure d’endettement. L’endettement des
administrations ne progresse que de 5 points de PIB alors que celui des entreprises s’accroît
de 21 points et celui des ménages de 14 points.
20
1995
1996
1997
1998
1999
2000
2001
2002
2003
2004
2005
2006
2007
Tableau 6
Évolution de l’endettement de l’économie française de 1995 à 2007
Endettement des
Endettement des
Endettement des
sociétés non
ménages
administrations
Endettement total
financières
en % du PIB
en % du PIB
en % du PIB
en % du PIB
33,2%
58,8%
53,7%
145,7%
33,3%
57,1%
56,3%
146,7%
33,4%
56,7%
57,7%
147,8%
33,1%
57,1%
58,0%
148,2%
34,4%
61,6%
57,3%
153,2%
34,6%
66,7%
55,9%
157,2%
35,1%
70,8%
56,0%
161,9%
36,1%
70,6%
58,0%
164,7%
37,5%
68,6%
62,0%
168,2%
39,7%
68,4%
63,7%
171,8%
42,5%
70,9%
65,4%
178,7%
45,1%
72,8%
63,0%
180,9%
47,6%
78,1%
63,0%
188,6%
Source : Données INSEE
La réaction de l’économie française au contexte économique international post-1998 montre à
la fois la permanence de structures issues de l’ancien modèle, qui limitent ainsi un
endettement trop rapide des ménages qui ne s’accroît que de 14 points contre 39 points pour
celui des ménages américains sur la même période, et l’effet des pressions importées, que ce
soit par le biais du libre-échange ou celui des normes de la Zone Euro.
La croissance rapide de l’endettement des entreprises exprime pour partie la pression
concurrentielle qui se manifeste en provenance des économies du « bloc mercantiliste
asiatique » et des nouveaux entrants dans l’Union Européenne, et pour partie la mise à
disposition de nouveaux instruments d’endettement comme les LBO. La trajectoire de
l’économie française est donc à la fois celle d’une réaction et d’une soumission aux
contraintes de la financiarisation et de la libéralisation des échanges. Mais, ses capacités de
résistance à la crise actuelle sont bien issues de ses éléments de résistance, qui ont ainsi limité
la dette des ménages et non des mécanismes de soumission. L’économie française eut-elle été
plus brutalement soumise aux règles du néo-libéralisme globalisée, elle serait dans une
situation aujourd’hui de plus grande fragilité.
L’Eudodivergence et les responsabilités de la zone Euro.
La dynamique de l’Eurodivergence se manifeste à l’intérieur de la zone Euro. On peut en effet
retirer la Grande-Bretagne de l’échantillon sans que cela change le résultat. Ceci peut sembler
étonnant, car l’instauration de l’Euro comme « monnaie unique » avait en théorie pour
fonction d’aboutir à une homogénéisation des économies de la zone.
Le processus de divergence était cependant visible dès 2003. Ainsi, Michel Aglietta, qui a
certainement été parmi les économistes un des défenseurs les plus convaincus (et les plus
convaincants) des avantages de l’Euro a reconnu que même si l'on assistait alors à une
unification des marchés des dettes (les marchés obligataires), les espaces qui continuent de
21
porter une trace, même lointaine, de l'économie réelle (telles les Bourses) restaient marqués
par "la forte résistance des segmentations nationales"43.
Le passage à l'Euro n'a pas entraîné d'unification des prix entre les pays de la Zone, ni même
de convergence dans les dynamiques inflationnistes ou encore les relations entre l’inflation et
la croissance44. Ceci renvoie, ici encore, à des éléments de l'économie réelle. Michel Aglietta
est aussi obligé de constater que les principales avancées attendues de l'introduction de l'Euro
ne se sont pas encore matérialisées. Il aurait dû à la fois accroître la croissance et préserver
l'Europe des turbulences économiques extérieures. De son propre aveu, il n'en a rien été45.
L'Euro n'efface pas les divergences nationales ni ne ralentit l'effritement du modèle social
européen. Il en est ainsi non pas parce que l’Euro aurait été en soi et dès le début, une
mauvaise idée, mais avant tout parce que le principe de la monnaie unique appliqué à des
économies dont les structures – et donc la conjoncture – restent fortement hétérogènes était
une erreur sans les moyens d’harmoniser rapidement ces structures46.
Or, ces moyens n’existent pas. Il en résulte qu’il ne peut y avoir de politique monétaire unique
pour l’ensemble des pays concernés. Ainsi, l’Euro fort pénalise lourdement l’économie
française47, ce qui a été confirmé par une étude récente de l’INSEE qui chiffre à 0,6% - 1% de
croissance du PIB le coût net de la surévaluation de l’Euro48. On peut penser qu’un système
européen où l’Euro eut été une monnaie commune chapeautant et encadrant des monnaies
nationales dans un régime de changes fixes mais régulièrement ajustables, garanti par des
contrôles sur les mouvements de capitaux, aurait été une réponse à la fois plus robuste et plus
flexible.
Le désordre monétaire et financier international qui s’est instauré avec la décomposition du
cadre issu de Bretton Woods a donc une responsabilité non négligeable dans l’accumulation
des facteurs qui ont permis la crise actuelle. Du basculement des pays asiatique vers des
politiques prédatrices en réaction à la crise de 1998, ce que l’on appelle dans le Graphique 1
le « bloc mercantiliste asiatique », au déploiement d’une finance purement spéculative aux
Etats-Unis et enfin au processus d’Eurodivergence induits par l’impact de la déflation
salariale issue du « bloc mercantiliste asiatique », les enchaînements sont à la fois parallèles et
avec des tendances à se renforcer mutuellement.
43
M. Aglietta, "Espoirs et inquiétudes de l'Euro" in M. Drach (ed.), L'argent - Croyance, mesure, spéculation,
Éditions la Découverte, Paris, 2004, p. 237.
44 44
I. Angeloni and M. Ehrmann, “Euro Aera Inflation Differentials”, The B.E. Journal of Macroeconomics,
Vol. 7: Issue 1/2007, Article 24, p.31. Available at: http://www.bepress.com/bejm/vol7/iss1/art24 , J. Gali, M.
Gertler and D. Lopez-Salido, “European Inflation Dynamics” in European Economic Review, Vol. 45, n°7/2001,
pp. 1237-1270. C. Conrad et M. Karanasos, "Dual Long Memory in Inflation Dynamics across Countries of the
Euro Area and the Link between Inflation Uncertainty and Macroeconomic Performance", in Studies in
Nonlinear Dynamics & Econometrics, vol. 9, n°4, November 2005, http://www.bepress.com/snde .
45
M. Aglietta, "Espoirs et inquiétudes de l'Euro" p. 240.
46
J. Sapir, « La Crise de l’Euro : erreurs et impasses de l’Européisme » in Perspectives Républicaines, n°2, Juin
2006, pp. 69-84.
47
P. Artus, dans une étude de CDC-Ixis diffusée début juillet 2005 et citée par P-A. Delhommais, "Une étude se
demande si la France et l'Italie vont être contraintes d'abandonner l'Euro", in Le Monde, 9 juillet 2005 ; Marc
Touati dans la Lettre des Etudes Economiques du 9 mars 2006. S. Federbusch, "La surévaluation de la monnaie
unique coûte cher à la croissance" in Libération, rubrique "Rebonds", 26 avril 2006.
48
F. Cachia, “Les effets de l’appréciation de l’Euro sur l’économie française”, in Note de Synthèse de l’INSEE,
INSEE, Paris, 20 Juin 2008.
22
Deuxième Partie :
Retour à Bretton Woods
Les dynamiques monétaires, financières et commerciales qui dominent depuis la
décomposition du cadre de Bretton Woods rendent l’expansion actuelle de ce que l’on appelle
la « mondialisation » insoutenable. Elles contribuent à approfondir la crise actuelle et à en
accélérer la diffusion. Il n’y aura donc pas de solution réelle à la crise actuelle tant que l’ordre
monétaire et financier international ne sera pas très sérieusement amendé. C’est ce qui donne
toute sa légitimité à la question du « Nouveau Bretton Woods », et ce d’autant plus que les
réflexions qui s’engagèrent dès 1941 pour aboutir, avec plus ou moins de succès, en 1944,
partaient elles aussi du constat d’un échec dramatique de l’ordre monétaire et financier
mondial.
C’est pourquoi il faut aujourd’hui revenir sur le processus qui donna naissance aux accords de
Bretton Woods, leur application et les raisons de leur décomposition pour tenter d’éviter de
reproduire les erreurs du passé.
I.
Le contexte des accords de Bretton Woods.
Les accords de Bretton Woods ont été signés le 22 juillet 1944 après trois semaines de
débats ininterrompus auxquels avaient participé 730 délégués représentants 44 pays dont
l’Union Soviétique. Cette conférence, qui se tient alors que ni l’Allemagne ni le Japon ne sont
encore vaincus, a pour objectif de préparer les conditions de la reconstruction des pays
développés. Il s’agit alors, dans l’esprit des principaux négociateurs (dont J.M. Keynes pour
la Grande-Bretagne) de ne pas répéter les erreurs qui ont suivi la fin de la 1ère Guerre
Mondiale et de tirer les leçons de l’effondrement du système monétaire et financier mondial
consécutifs à la crise de 1929.
Du Traité de Versailles à la Conférence de Gênes.
À la suite du Traité de Versailles en 1919, la réorganisation du système financier mondial
avait été dominée par la question des « réparations » dues par l’Allemagne. Keynes s’était
publiquement élevé contre le principe de ces réparations49, mais aussi contre la volonté des
Etats-Unis d’obtenir un remboursement total des dettes des Alliés. On sait que le
gouvernement français fut inflexible sur la question des réparations de l’Allemagne justement
en raison de l’insistance américaine sur la question des dettes de guerre. Keynes estimait, à
juste titre comme la suite des événements devait le montrer, que les réparations (et les dettes
de guerre) allaient créer une instabilité profonde dans le système financier mondial. Il devait
même démissionner de la délégation britannique pour protester contre un accord dans lequel il
voyait la matrice de catastrophes à venir.
Le Traité de Versailles fut suivi d’une importante conférence économique, la Conférence de
Gênes qui se tint en 1922 et qui instaura le Gold Exchange Standard. Les pays pouvaient
émettre de la monnaie non seulement à partir de réserves en or mais aussi de réserves en
devises convertibles. De fait, le Dollar US et la Livre Sterling apparaissaient comme les
49
Son livre, The economic consequences of the the Peace, publié fin 1919 fut un succès mondial.
23
seules devises capables de compléter l’or dans les réserves des Banques Centrales. Keynes,
très rapidement, se révéla aussi critique de ce principe, contestant en particulier le fait que l’or
puisse servir de base de régulation à la liquidité dont l’économie mondiale avait besoin50. Il
observa rapidement que le retour d’un lien à l’or avait des conséquences dépressives
importantes sur les économies occidentales. Il fut en particulier très critique du retour à la
convertibilité-or de la Livre Sterling au milieu des années 1920 sous l’impulsion de Winston
Churchill, acte dans lequel il voit la source des problèmes que la Grande-Bretagne rencontre à
l’époque51.
Dans l’esprit de Keynes - qui commence à travailler sur l’organisation du système de l’aprèsguerre dès 1941- comme pour le négociateur américain, Harry Dexter White, il fallait éviter
de créer des déséquilibres structurels dans le système. Pour Keynes, ceci avait été le cas avec
les réparations fixées à Versailles et les différents plans (plan Dawes et plan Young) qu’il
avait fallu mettre en place pour assurer le paiement de ces réparations.
Les conséquences de la crise de 1929
Le second point crucial pour la réflexion qui donnera lieu aux accords de Bretton Woods
concerne les conséquences internationales de la crise de 1929 et l’effondrement du commerce
international qui avait suivi.
La crise boursière américaine a engendré une crise bancaire extrêmement importante. Elle
pousse les institutions financières américaines à brutalement rapatrier les capitaux qu’elles
avaient placé en Europe dans les années 1920. L’endettement international à court terme qui
représentait 14 milliards de Dollars (or) au début de 1930 tombe à 5,4 milliards au début de
1933. Cette contraction très brutale déséquilibre immédiatement les banques en Allemagne et
en Europe Centrale.
La faillite de la Credit Anstalt de Vienne le 14 mai 1931 va contaminer l’ensemble de
l’Europe Centrale mais aussi les banques Allemandes52. La crise bancaire devient mondiale et
accélère une crise des liquidités internationales.
En réaction, les principaux pays vont progressivement abandonner le Gold Exchange
Standard, puis introduire des mesures qui iront du simple protectionnisme à des systèmes
pratiquement autarciques (Allemagne, Italie).
Il est souvent affirmé que les mesures de sauvegarde monétaires et commerciales prises à la
suite de la crise de 1929 avaient contribué à l’aggraver en provoquant un effondrement du
commerce international53. La contraction de ce dernier est une évidence, mais ses causes sont
nettement plus complexes que ce qui est généralement présenté. Une étude systématique des
données réalisées par des chercheurs du NBER montre que les droits de douane (le
protectionnisme) n’a eu pratiquement aucun rôle dans l’effondrement du commerce
international à partir de 1930. Ces chercheurs montrent que les deux facteurs déterminants
50
Voir, J.M. Keynes, A tract on Monetary Reform, publié en 1923 republié in D. Moggridge (ed.), Collected
Writings of John Maynard Keynes,vol. IV, Londres, Macmillan, 1973.
51
J.M. Keynes, The Economic Consequences of Mr. Churchill, publié en 1925 et republié in D. Moggridge (ed.),
Collected Writings of John Maynard Keynes, op.cit., vol. IX.
52
A. Schubert, The Credit-Anstalt Crisis of 1931, Cambridge University Press, Cambridge, 1991.
53
C’est la thèse de C.P. Kindleberger, « Commercial Policiy Between the Wars » in P. Mathias et S. Pollard
(edits). The Cambridge Economic History of Europe, vol. 8, Cambridge University Press, Cambridge, 1989 ainsi
que de H. James, The End of Globalization : Lessons from the Great Depression, Harvard University Press,
Cambridge, Mass,2001.
24
furent l’accroissement des coûts de transport et l’instabilité monétaire54. La hausse des coûts
de transport est signalé dans une autre étude comme un des facteurs ayant une responsabilité
importante dans les flux du commerce international55.
Il convient, dans un premier temps, de souligner le rôle dans la contraction du commerce
international de la contraction de la liquidité internationale. D’un simple point de vue
chronologique, il est évident que ce facteur a bien plus d’importance que les mesures de
sauvegarde prises par les pays. La contraction de la liquidité est en effet concentrée sur 1930
(-35,7%) et 1931 (- 26,7%). Une mesure simple de la contraction du commerce réside dans le
tonnage de fret maritime inemployé. On voit la proportion du tonnage inemployé augmenter
rapidement jusqu’à la fin du 1er trimestre 1932 puis baisser (Cf. : Tableau 7). Elle se
stabilisera par la suite.
Tableau 7
Dynamique de la contraction du commerce international via le fret maritime
Date
Part du tonnage maritime inemployé
30 juin 1930
8,6%
31 décembre 1930
13,5%
30 juin 1931
16,0%
31 décembre 1931
18,0%
30 juin 1932
20,8%
31 décembre 1932
18,9%
Source : données de la SDN, Bulletin Économique, 1933, Genève
L’essentiel de la contraction du commerce, telle que l’on peut la mesurer par l’évolution du
fret maritime, se joue entre janvier 1930 et juillet 1932, soit avant la mise en place des
mesures protectionnistes, voire autarciques dans certains pays. Un événement postérieur à un
autre ne saurait en être la cause…
Foreman-Peck montre bien que la contraction des crédits, et en particulier des crédits au
système commercial, est une cause majeure de contraction du commerce. La question de la
liquidité est donc bien centrale56.
La pratique des dévaluations compétitives est, quant à elle, une réponse à la pénurie de
liquidités internationales qui se manifeste durant 1930. Celle-ci oblige de nombreux pays,
confrontés à des sorties brutales de devises et d’or induites par la crise des banques
américaines et au rapatriement des capitaux qui s’en suit, à tenter de dégager un solde
commercial excédentaire à tout prix afin de dégager de cette manière les liquidités
nécessaires. L’hypothèse des chercheurs du NBER d’un rôle important du Gold Exchange
Standard dans les flux commerciaux doit ici être reformulée57. Ce qui est mesuré dans leur
étude est l’impact d’un système monétaire international stable, réduisant les incertitudes et les
54
A. Estevadeordal, B. Frants et A.M. Taylor, « The Rise and Fall of World Trade, 1870-1939 », NBER Working
Papers Series, National Bureau of Economic Research, Working Paper 9318, Cambridge, Mass., novembre
2002.
55
R. Findlay et K.H. O’Rourke, « Commodity Market Integration : 1500-2000 » in M. D. Bordo, A.M. Taylor et
J.G. Williamson, (edits), Globalization in Historical Perspective, University of Chicago Press, Chicago, Mich.,
2003.
56
J. Foreman-Peck, A History of the Worlld Economy : International Economic Relations Since 1850, Harvester
Wheatsheaf, New York, NY, 1995, p. 197.
57
A. Estevadeordal, B. Frants et A.M. Taylor, « The Rise and Fall of World Trade, 1870-1939 », op.cit..
25
coûts de transaction. Il est clair que le Gold Exchange Standard réunit ces conditions, mais ne
peut en assurer la pérennité. En effet, les conditions de propagation de la crise montrent que
ce système ne permet pas l’émission des liquidités nécessaires pour combattre la trappe à
liquidité induite par la crise boursière puis par l’effondrement du système bancaire.
Les dévaluations qui ont lieu entre 1931 et 1934 sont très probablement excessives, mais c’est
en raison du fardeau qui pèse sur la balance commerciale des pays considérés. Celle-ci
devient en l’absence de sources internationales de liquidité (et ici se trouve la responsabilité
du Gold Exchange Standard), la seule variable d’ajustement possible. Dans ces conditions, les
mesures de sauvegarde qui sont souvent critiquées n’apparaissent pas comme une cause mais
comme une conséquence. L’instabilité monétaire, qui tranche tant avec la situation
précédente, est justement induite par le manque total de flexibilité induit par le lien à l’or.
Il faut noter que les accords de règlement bilatéral qui vont se mettre en place à partir de
1934/35, et qui sont souvent très critiqués, ont en réalité permis le maintien d’un flux de
commerce international. Si de tels accords constituent des freins dans une période
d’expansion de l’activité économique, ils constituent aussi des filets de sécurité en période de
récession.
Le problème de la hausse des coûts du fret maritime, dont on voit qu’elle a un fort impact sur
le commerce international, est à relier au problème de la liquidité. Les faillites bancaires
atteignent aussi les compagnies d’assurance. Les conditions d’assurance du trafic maritime se
détériorent et les moyens financiers des négociants maritimes se contractent brutalement. Ces
conditions assurent à elles seules une partie de l’accroissement des coûts de transport. La
hausse des prix du charbon utilisé dans la navigation maritime joue aussi, mais elle est en
partie liée aux instabilités économiques issues de 1929 qui ont conduit à une contraction de la
production.
Le protectionnisme n’est pas coupable.
La lecture rétrospective de la contraction du commerce international des années 1930 qui met
en accusation les politiques protectionnistes et les dévaluations se trompe (de bonne ou de
mauvaise foi) de cibles. Quant à prétendre que ces mesures économiques auraient été les
causes de la seconde Guerre Mondiale, il faut soit une profonde méconnaissance de la nature
du Nazisme et du Fascisme – et l’on rappelle qu’il y a dans l’Allemagne Nazie une dimension
pathologique spécifique 58 - soit une mauvaise foi qui est du même ordre que celle des auteurs
Négationnistes. Le Nazisme n’est pas une radicalisation du nationalisme allemand de la
période de Guillaume II, mais sa négation59.
L’analyse des données montre que le commerce se contracte avant tout en raison de la
contraction des liquidités, et ceci bien avant que n’interviennent les mesures qui sont mises en
cause. Cette contraction du commerce confronte alors un certain nombre de pays à une
contrainte dramatique de balance des paiements.
Faute d’un système international susceptible de fournir les liquidités nécessaires, et pour ne
pas se trouver en état d’insolvabilité, certains pays vont chercher à tout prix à limiter leurs
importations non-essentielles et à accroître leurs exportations pour se procurer les devises
58
Voir : Ian Kershaw, Hitler, a Profile in Power, Londres, 1991. Idem, Nazi Dictatorship : problems and
Perspectives of Interpretation, Londres, Oxford University Press, 1993 ; Idem « Working towards the Führer »
in I. Kershaw et M. Lewin (eds.) Stalinism and Nazism – Dictatorships in Comparison, Cambridge University
Press, 1997.
59
W. Sheridan Allen, « The Collapse of Nationalism in Nazi Germany » in J. Breuilly (ed), The State of
Germany, Londres, 1992
26
nécessaires aux importations essentielles. Les politiques de semi-autarcie et de dévaluation
sont des réactions à une situation donnée. Elles ne l’ont pas créée. Sans ces mesures, et
compte tenu de l’absence d’une source internationale de liquidités, les conséquences pour
certains pays auraient été pires, avec un effondrement de pans entiers de l’appareil productif
engendrant une chute du commerce internationale encore plus grande que celle qui fut
historiquement enregistrée.
De ce point de vue, les méthodes utilisées à l’époque, et souvent très critiquées aujourd’hui
comme le recours à des accords bilatéraux de troc ont en réalité permis une stabilisation de la
situation. Ceci se retrouve dans le cas de la crise économique que la Russie a connue entre
1992 et 1998, et qui est en partie une crise de pénurie de liquidité induite par des politiques
monétaires excessivement restrictives. Le troc, qui se développe fortement entre 1994 et 1998
a joué le rôle d’un filet de sécurité qui a empêché un effondrement total de l’économie60.
La période des années 1930 a joué un rôle décisif dans la maturation des réflexions sur ce que
devait être un système international monétaire et commercial. On doit se souvenir que les
leçons que Keynes en tira allaient dans trois directions.
Il déduisit des processus du début des années 1930 l’importance capitale de l’alimentation en
liquidité du système international. Ceci le renforça dans son opposition à toute forme d’étalon
or.
Il évolua d’une position plutôt favorable au libre-échange vers une position admettant non
seulement des formes de protectionnisme comme système permanent mais aussi des formes
de protection se rapprochant de l’autarcie en cas d’urgence. Une leçon clairement tirée par
Keynes est que le libre-échange a épuisé son contenu positif au XXe siècle.
La troisième direction, et qui est sans doute la plus importante, est que si une coordination
entre États est nécessaire, celle-ci ne doit pas empêcher de mener des politiques nationales qui
sont les seules légitimes. Toute architecture de coordination doit donc préserver cette liberté
d’action ou être condamné à l’échec.
La réflexion de Keynes ira ainsi en s’approfondissant dans ces trois directions dans la période
où il commence à travailler à l’organisation possible du cadre économique du monde une fois
la paix revenue.
II.
Keynes et la préparation des accords de Bretton Woods.
Le système de Bretton Woods est issu de la volonté des pays qui avaient constitué la grande
alliance anti-Nazie et anti-Fasciste de 1939 à 1945 de créer un système mondial venant se
substituer à l’effondrement de la Livre Sterling comme « Devise-Clé » et à permettre au
commerce mondial de se développer de la manière la plus profitable pour tous. On ne doit
jamais oublier que la conférence de Bretton Woods, dont l’URSS fut partie prenante comme
observatrice, se tint en parallèle avec la conférence de La Havane sur les règles commerciales.
Le système de Bretton Woods tel qu’il émergea traduit un affrontement violent entre la
conception des Etats-Unis qui souhaitaient (et réussirent) à imposer leur conception de l’ordre
60
J. Sapir, "Le troc et le paradoxe de la monnaie" in Journal des Anthropologues, n°90-91, décembre 2002, pp.
283-304 ; Idem, "Troc, inflation et monnaie en Russie : tentative d'élucidation d'un paradoxe" in S. Brama, M.
Mesnard et Y. Zlotowski (edits.) La Transition Monétaire en Russie - Avatars de la monnaie, crise de la finance
(1990-2000), L'Harmattan, Paris, 2002, pp. 49-82.
27
mondial et celle de l’économiste J.M. Keynes, qui dirigeait la délégation britannique et tenta
de faire valoir une vision plus globale qu’il avait élaboré depuis 194161.
Keynes et la réforme de l’ordre monétaire international
Keynes concevait le système de l’après-guerre comme devant assurer trois conditions. La
liquidité internationale devait être garantie quelles que soient les conditions, ce qui impliquait
que ni l’or ni la monnaie d’un pays ne puissent être à la base du système. Ce système devait
aussi décourager les politiques de prédation sur le commerce international ainsi que les
politiques visant à faire refinancer ses propres déficits par son voisin. Enfin le système devait
laisser aux pays la plus grande liberté possible pour mener des politiques de plein-emploi et
de développement.
Ces trois conditions avaient des implications très concrètes, qui furent détaillées par Keynes
dans de multiples documents, et qu’il précisa à nouveau dans un débat public à la Chambre
des Lords en 194362.
La première condition impliquait une rupture globale avec le système qui avait prévalu
jusque-là. Keynes avait été un critique précoce du Gold Exchange Standard. Il s’était rallié
dès 1938 à l’idée d’une monnaie internationale (connue sous le nom de BANCOR) et qui
avait été avancé par d’autres économistes. Pour Keynes cette monnaie internationale, qui
aurait été défini mais non-convertible en or car Keynes est très précis dans son analyse
condamnant le recours à l’or ou a tout autre métal comme étalon monétaire63, aurait été une
pure monnaie bancaire. Le but était de pouvoir appliquer aux relations commerciales
internationales les mêmes règles de financement que celles qui existent dans le cadre d’une
économie fermée. Cette monnaie internationale aurait été gérée par un organisme mondial
dépendant des Nations Unies dans le cadre d’une Union Monétaire. La gestion du BANCOR
ne prenait sens que dans la logique d’un système international des règlements. Ceci conduisait
Keynes à préconiser la mise en place d’une Banque des règlements (BR) qui aurait crédité
directement les Banques Centrales des pays membres en BANCOR (convertible dans les
devises nationales) en fonction des besoins. Ceci impliquait que la Banque des Règlements
disposât de sommes importantes au départ et que des règles de comportements entre pays
membres soient établies.
Keynes aura en 1943 l’occasion de souligner que la Banque des Règlements et l’Union
Monétaire Internationale (International Currency Union) ne sont pas des substituts à une
banque de développement et de reconstruction dont il envisage rapidement la nécessité64. La
question de l’aide au développement est donc bien séparée de celle du rétablissement des
conditions du commerce international, contrairement à ce qui sera la position américaine et à
la confusion actuelle qui veut que le commerce soit la forme principale de l’aide au
développement.
La seconde condition concernait les incitations conduisant à réguler les comportements.
Keynes estimait que les excédents comme les déficits devaient être également pénalisés. Un
pays en excédents aurait été créditeur à la Banque des Règlements. Il aurait dû payer des
61
J.M. Keynes, “Proposals for an International Currency Union – Second draft, November 18, 1941” in D.
Moggridge (ed.), Collected Writings of John Maynard Keynes, volume XXV, Londres, Mac Millan, 1980, pp.4266. La première version de ce texte date d’octobre 1941. Il semble que Keynes se soit mis au travail sur ce projet
lors de son retour de son voyage aux Etats-Unis en mai 1941.
62
HL Debate 18 May 1943, vol 127, cc 520-564.
63
Il le réaffirme encore avec force devant la Chambre des Lords. Voir HL Debate 18 May 1943, vol 127, op.cit..
64
J.M. Keynes, “Proposals for an International Currency Union – Second draft, November 18, 1941”, op.cit.,
Section X.
28
intérêts sur son solde créditeur tout comme un pays en déficit aurait dû payer des intérêts sur
un solde débiteur. Cette règle devait s’accompagner de règles parallèles en matière de
commerce. Si Keynes était opposé aux accords de troc bilatéral, il ne refusait pas la possibilité
de mesures protectionnistes modérées à long terme. En fait, dans le cas de déséquilibres
brutaux et de court terme, il était prêt à accepter des mesures très contraignantes (quota
d’importations et subventions aux exportateurs) de manière transitoire. Prétendre que Keynes
était au moment des discussions préparatoires de Bretton Woods un défenseur du libreéchange est une contre-vérité factuelle.
Keynes et le libre-échange
En fait, sa position avait fortement évolué depuis le début des années 1920 jusqu’aux années
1930. On peut considérer que le Keynes des années 20, même s'il est parfaitement lucide
quant aux limites de la théorie économique standard de son temps, en particulier en ce qui
concerne la monnaie, reste un libéral65. Jusqu'aux désastreuses élections de 1924 qui voient
l'effondrement du Parti Libéral il reste d'ailleurs affilié aux Whigs, dont il anime l'université
d'été en 192366. Son attachement au Libre-Échange est alors profond.
Il n'entame une évolution intellectuelle radicale qu'à la fin des années 20, qui le conduira au
texte de 1933 sur l’autosuffisance nationale67. Ce texte peut passer pour une apologie non plus
du simple protectionnisme, mais de l’autarcie ; en fait, le raisonnement de Keynes semble en
1933 se focaliser moins sur les méthodes de contrôle du commerce que sur les conditions
qu’il faut réunir pour que les gouvernements retrouvent leur souveraineté en matière de
politique économique68.
Cependant, il est clair que pour Keynes, les mesures de protection les plus extrêmes, si elles
pouvaient être nécessaires, ne devaient pas être favorisées. Il pensait qu’entre des pays dont le
niveau de développement était plus ou moins équivalent, des mouvements de taux de change
(des dévaluations pour les pays déficitaires, des réévaluations pour les pays excédentaires)
devaient permettre de gérer les hétérogénéités dans la formation des prix internes, découlant
de dynamiques économiques différentes. Son engagement en faveur d’un système de taux de
change fixes mais révisables est indiscutable.
La stabilité des taux de change doit s’accompagne de celle des cours des matières premières.
Ainsi, il donne à la Banque des règlements qui doit mettre en oeuvre la monnaie
internationale et gérer l’Union Monétaire la mission de financer un contrôle des matières
premières :
« Cette Banque devrait établir in compte au bénéfice des institutions internationales en
charge de la gestion d’un contrôle sur les matières premières, et pourrait financer les stocks
que détiendraient de telles institutions, permettant des possibilités de découverts sur ces
comptes jusqu’à des limites agréées »69.
65
Voir R. Skidelksy, John Maynard Keynes, Volume Two. The Economist as Saviour, 1920-1937, Macmillan,
Londres, 1992.
66
On perçoit bien les positions politiques et intellectuelles de Keynes dans sa correspondance avec sa future
femme, la danseuse Lydia Lopokova, entre 1922 et 1925. Voir P. Hill et R. Keynes (edits.), Lydia & Maynard The letters of Lydia Lopokova and John Maynard Keynes, André Deutsch, Londres, 1989.
67
J.M. Keynes, « National Self-Sufficiency », Yale Review, 1933.
68
J. Sapir, « Retour vers le futur : le protectionnisme est-il notre avenir ? » in L’Economie Politique, n°31, 3ème
Trimestre 2006.
69
J.M. Keynes, “Proposals for an International Currency Union – Second draft, November 18, 1941” op.cit,
section X , paragraphe 6.
29
Cette disposition apparaît comme extrêmement novatrice. Elle découle, semble-t-il, de la
compréhension que Keynes a de l’importance d’une stabilité des cours pour le développement
de certains pays (que l’on ne désigne pas encore comme le Tiers Monde). On peut aussi
penser qu’un simple raisonnement économique a pu convaincre Keynes de donner une
priorité à cet objectif. De forte et rapides fluctuations des cours des matières premières
rendent impossible le calcul économique, que ce soit pour le producteur ou pour le
consommateur, ce qui ne peut qu’exercer une pression à la baisse sur les investissements.
Cette disposition, combiné à la troisième condition, conduisait aussi Keynes à préconiser un
système assez strict de contrôle des capitaux. En fait, ce dernier apparaît comme un point
central du dispositif global imaginé alors par Keynes.
Le contrôle des capitaux et l’articulation entre règles et souveraineté.
Keynes se prononçait pour un régime de taux de change fixe (non flottants) mais révisables
régulièrement. Il fallait en effet combiner une certaine prévisibilité des taux de changes avec
la possibilité d’ajuster les prix par des dévaluations ou des ré-évaluations régulières. Ce
système,qui lui semblait le plus adapté ne pouvait être compatible avec la nécessaire liberté de
manœuvre des gouvernements que dans un régime de contrôle des capitaux, libérant le taux
d’intérêt de la pression d’un marché financier externe.
Keynes mentionne ainsi très explicitement la nécessité d’un système de contrôle des changes
devant s’appliquer à toutes les transactions70. S’il précise que le système de contrôle doit
autoriser les investissements internationaux (dans le contexte, il vise les investissements
directs), il précise ainsi :
« L’objectif, et c’est un objectif vital, est d’avoir un moyen de distinguer
(a) entre des mouvements de fonds flottants et de véritables nouveaux investissements
visant à développer les ressources mondiales, et
(b) entre les mouvements, qui aideront à maintenir l’équilibre entre les pays en excédents
et les pays en déficits et les mouvements spéculatifs ou les fuites de capitaux des pays
en difficultés ou d’un pays en excédent vers un autre.
Il n’y a pas de pays qui, dans le futur, puisse pour sa sécurité permettre l’évasion de capitaux
pour des raisons politiques, ou pour échapper à l’impôt ou dans l’anticipation que le
possesseur de ces capitaux veuille abandonner le pays71. De la même manière, aucun pays ne
peut recevoir des capitaux fugitifs qui ne pourraient être utilisés pour des investissements
fixes et qui transformeraient ce pays en pays déficients contre sa volonté72 »73.
Les réflexions de Keynes étaient donc parfaitement articulées dès la fin de 1941.
70
Idem, section VII , paragraphe 2.
On doit ici noter que Keynes prend une position très nette visant à interdire la concurrence fiscale entre pays
mais aussi la possibilité pour des acteurs financiers de déstabiliser la politique économique souveraine d’un pays.
72
Keynes, ici, anticipe sur les effets déstabilisants cette fois des entrées de capitaux qui perturbent le taux de
change et qui, sauf système de contrôle des changes, conduisent à une réévaluation du taux de change qui ne
correspond nullement à la réalité économique du pays. La nature destabilisante des flux de capitaux a été
reconnue même par des analystes du FMI : G.L. Kalinsky, C. Rheinart et C.A. Vegh, “When it rains, it Pours:
pro-cyclical Capital Flows and Macroeconomic Policies” IMF Working Paper, Août 2004, Washington DC.
73
J.M. Keynes, “Proposals for an International Currency Union – Second draft, November 18, 1941” op.cit,
section VII , paragraphe 5.
71
30
Pour lui, la notion de règles internationales ou de « code de bonne conduite » n’est pas
incompatible, bien au contraire, avec la défense de la souveraineté politique des pays, et en
particulier en matière de politique économique. Cette dernière est même considérée comme
nécessaire à la mise en œuvre des politiques devant conduire au plein-emploi.
L’importance accordée à la souveraineté économique des nations mérite d’être soulignée, car
elle n’est pas un argument de circonstance. Si Keynes est un partisan de la coopération
internationale, il est un adversaire des mécanismes supranationaux qui privent les
gouvernements de leur souveraineté. Ils considèrent que ces derniers n’ont pas de légitimité et
que, sans cette dernière, une politique ne peut pas être réellement appliquée.
On peut trouver une continuité entre son argumentation de 1941 et des années qui vont suivre
et celle qu’il avait développée en 1933 dans son article sur l’autosuffisance nationale. La
principale critique qu’il porte au libre-échange réside dans l'opposition entre la réalité sociale
des producteurs, insérés dans un contexte national bien spécifié, et la dimension apatride des
capitalistes.
Il faut rappeler que Keynes était très attentif aux argumentaires développés dans le cadre du
courant institutionnaliste américain. Il est proche des thèses de Veblen quant aux effets
sociaux et politiques de l'émergence d'une classe de capitalistes passifs74, comme il l’est aussi
des thèses de Commons75. Le cadre national apparaît alors comme le lieu privilégié de
construction et de légitimation des institutions économiques.
La fonction des systèmes de contrôle des changes et de contrôle des capitaux, au-delà de la
prévention de mouvements déstabilisants, est justement de préserver la souveraineté de la
politique économique nationale. Keynes considère que la circulation libéralisée du capital,
prive les nations de la liberté de leurs choix sociaux. Elle condamne à terme l'existence de la
propriété privée et empêche le fonctionnement des institutions démocratiques76.
Il ne fait aucun doute qu’une telle position mettait Keynes directement en conflit avec ses
interlocuteurs américains.
III.
Les occasions manquées de Bretton Woods et le dernier combat de Keynes.
Keynes engagea les négociations avec le Trésor Américain dès 1942, et il retourna aux EtatsUnis en 1943 pour une série de consultations avec Harry Dexter White77, visant à préparer le
terrain pour ce qui allait devenir la conférence de Bretton Woods, et ce alors que sa santé se
détériorait rapidement du fait de l’excès de travail et de tension auquel il était soumis. Keynes
pris la tête de la délégation britannique à la Conférence de Bretton Woods (1er-22 juillet 1944)
où se retrouvèrent 44 pays.
74
Voir T. Veblen, Absentee Ownership and Business Enterprise in Recent Times: The case of America, Allen &
Unwin, Londres, 1924. Voir aussi, T. Veblen, The Theory of the Leisure Class, Macmillan, New York, 1899.
75
Il écrit ainsi en 1927 à John Commons qu’il n’y a sans doute pas d’économiste dont il se sente plus proche que
lui. Lettre citée d’après les John R. Commons papers par Hyman P. Minsky in H.P. Minsky, « Uncertainty and
the individual Structure of Capitalist Economies », Journal of Economic Issues, vol. XXX, n°2, Juin 1996, pp.
357-368.
76
Thème déjà abordé dans son texte de 1933 « National Self-Sufficiency ».
77
White était l’adjoint de Harry Morgenthau, le Secrétaire au Trésor. Il a été prouvé qu’il fut en contact avec les
services de renseignement soviétiques, sans que ceci n’ait eu semble-t-il d’impact sur sa position dans ses débats
avec Keynes.
31
Conflit et compromis.
Les principaux points de conflits avec le gouvernement américain, et ce dès la période
préparatoire à la conférence de Bretton Woods, furent :
(i)
(ii)
(iii)
La nature de l’instrument de référence.
Les Etats-Unis, dont la délégation était dirigée par Dean Acheson, cherchèrent
à imposer le retour à une convertibilité étendue (y compris en compte de
capital) pour toutes les monnaies. Ils imposèrent le rôle central du Dollar dans
le système d’après-guerre et la référence à l’Or mais à travers la référence au
Dollar et à la Livre Sterling (ce point étant une concession de façade à la
délégation britannique), ces deux monnaies étant promues au statut de
« monnaies internationales de réserve ». La parité Or du Dollar (35 USD pour
1 once d’Or) devint la base du système. Toutes les monnaies devant être
convertibles en Dollar ou en Livre. L’idée de Bancor et de l’Union Monétaire
Internationale furent donc abandonnées, signant ici une défaite majeure de
Keynes.
La nature des règles financières.
Les Etats-Unis imposèrent comme norme le principe de la libéralisation totale
des mouvements financiers, même s’ils durent concéder à Keynes dans le cadre
des statuts du FMI la reconnaissance de la possibilité de systèmes temporaires
de contrôle des changes, et qu’ils durent admettre que des délais importants
pourraient intervenir avant le retour à cette libéralisation. Les statuts du FMI
prévoient en effet qu’un pays peut adopter un contrôle des changes à condition
que ce dernier ne soit pas discriminatoire (tous les pays doivent être traités par
ce système de manière égale). Le FMI qui émergea à Bretton Woods était une
institution très différente de la Banque des Règlements voulue par Keynes. En
particulier, le FMI ne pouvait être le régulateur de la liquidité internationale, ce
rôle incombant de facto au Trésor Américain.
Les règles commerciales.
Les Etats-Unis souhaitaient un engagement général en faveur du libre-échange.
Si la question du commerce fut retirée de l’ordre du jour de Bretton Woods
pour être confiée à la Conférence de La Havane qui se tint du 21 novembre
1947 au 24 mars 1948, et qui devait admettre la possibilité de protections
tarifaires, deux des principales idées de Keynes étaient absentes. Keynes avait
indiqué la nécessité dans tout système équilibré de pénaliser les excédents
commerciaux tout autant que les déficits et il avait insisté pour la création de la
caisse de stabilisation des cours des matières premières. Ces deux points ne
furent donc pas traités à Bretton Woods.
Le système de Bretton Woods a ainsi reflété dans une large mesure les opinions des EtatsUnis contre celles proposées par Keynes. Ceci n’est pas étonnant car ils étaient
incontestablement la puissance dominante, économiquement et militairement, de la période.
L’URSS, qui avait participé aux premières discussions et assisté à la Conférence de Bretton
Woods en indiquant son intérêt à plusieurs reprises, se retira du système en 1946.
La période qui va de la Conférence de Bretton Woods à la mise en place du système à la
victoire finale des Alliés contre l’Allemagne et le Japon fut tout aussi agitée que la phase
préparatoire. Elle devait prendre un tour tragique en ce qui concerne Keynes, qui en avait été
pourtant le principal animateur.
32
Que pouvait-on sauver de Bretton Woods : le dernier combat de Keynes.
Keynes avait subi une seconde crise cardiaque alors qu’il se trouvait aux Etats-Unis, à la fin
de la conférence. Convaincu que le gouvernement américain ne prenait pas assez au sérieux
l’épuisement financier de la Grande-Bretagne et du reste du monde, il tenta pendant les deux
mois de sa convalescence qu’il passa à Washington de convaincre les Etats-Unis de prolonger
le système du prêt-bail, qui avait été mis en place au printemps 1941, après la guerre78. En
dépit de ses efforts, Keynes échoua.
Devant l’aggravation de la situation financière extérieure britannique, dès la capitulation du
Japon, Keynes repartit pour Washington pour tenter d’éviter une crise grave avec les EtatsUnis sur la question de la dette britannique. L’arrivée au pouvoir en Grande-Bretagne des
Travaillistes de Clement Attlee avait créé un contexte rendant possible un affrontement
commercial violent, avec un repli autarcique de la Grande-Bretagne sur son Empire colonial.
Convaincu des dangers politiques d’une telle solution, Keynes tenta encore une fois
d’infléchir les résultats de Bretton Woods pour obtenir un système transitoire inspiré de ses
propositions, mais il ne pu obtenir qu’un prêt supplémentaire, sans intérêts pour les 6
premières années. Il rentra en Grande-Bretagne dans un état de grande fatigue physique pour
y trouver une opposition très hostile au prêt qu’il avait négocié et il passa la fin de 1945 a
tenter de persuader son gouvernement de ne pas couper les ponts avec les Etats-Unis. On sait
que le gouvernement britannique envisageait de se rapprocher de l’URSS en cas de conflit
commercial et financier avec Washington79.
En dépit d’une nouvelle alerte cardiaque le 20 février 1946, Keynes repartit le 24 février pour
les Etats-Unis pour participer à Savannah à la mise en place du FMI et de la Banque
Mondiale, espérant une dernière fois pouvoir influencer le cours des événements et en
particulier obtenir que le FMI devienne le grand dispensateur de la liquidité internationale
dans une logique inspirée de son propre projet de Banque des Règlements.
Keynes devait trouver les Etats-Unis intraitables sur leur position de faire du FMI leur
instrument dans l’objectif d’un simple rétablissement de la convertibilité des monnaies et de
la libéralisation des flux financiers. Jouant des crédits qu’ils avaient accordé aux autres pays,
les Etats-Unis isolèrent rapidement la délégation britannique. Ils imposèrent alors brutalement
leur position sur le statut du FMI en dépit des avertissements de Keynes qui prévint qu’un tel
système porterait en lui sa propre instabilité.
À son départ de Savannah pour Washington, dans la nuit du 18 au 19 mars, Keynes subit une
nouvelle attaque cardiaque, celle-ci bien plus grave que celle du 20 février. Après un peu de
repos, il rentra en Grande-Bretagne pour rendre compte de sa mission et participer à une
78
Le prêt-bail autorisait la Grande-Bretagne puis les autres pays Alliés a obtenir du matériel militaire et des
équipements sans payer, sous réserves de payer après guerre le matériel détruit et de rendre aux Etats-Unis armes
et équipements qui n’auraient pas été utilisés. Cette mesure, qui porta sur un total de 43,9 milliards de Dollars
(aux prix de 1945) contribua de manière décisive à l’accès des Alliés aux capacités de l’industrie américaine et
l’URSS en bénéficia de manière conséquente, ce dernier pays recevant 29% du total des sommes contre 43%
pour la Grande-Bretagne. Voir : U.S. President Office, Reports to Congress on Lend-Lease Operations n°21,
Washington DC, US-GPO, 1945. Pour l’aide à la Russie voir : M. Harrison, Soviet Planning in Peace and War.
1938-1945, Cambridge University Press, Cambridge, 1985, H.P. van Tuyll ; Feeding the Bear – American Aid to
Soviet Union, 1941-1945, Greenwood Press, New York, 1989 et J. Sapir, "The economics of War in Soviet
Union in World War II", in I. Kershaw et M. Lewin, (edits.), Stalinism and Nazism - Dictatorships in
Comparison, Cambridge University Press, Cambridge, février 1997, pp. 208-236.
79
Un écho de ce rapprochement se trouve dans la décision prise en septembre 1946 par le gouvernement
britannique d’autoriser la livraison à l’URSS de plusieurs dizaines de turboréacteurs modernes, les Rolls-Royce
« Derwent » et « Nene », qui furent immédiatement copiés par l’industrie soviétique.
33
réunion de la Bank of England. Une ultime crise cardiaque l’emporta le 21 avril 1946 alors
qu’il avait déclaré à un de ses collègues que « seul une main invisible telle celle d’Adam
Smith, peut désormais sauver la Grande-Bretagne ».
La conférence de La Havane
Les questions commerciales qui avaient été écartées de Bretton Woods en raison de
l’incompatibilité totale entre les positions américaines et celles de Keynes, firent l’objet d’une
conférence spécifique dite « Conférence des Nations Unies sur le Commerce et l’Emploi », et
qui se tint à La Havane de novembre 1947 à mars 1948. Cette conférence instituait une
Organisation Internationale du Commerce dont les principes étaient en réalité très éloignés de
ceux de l’OMC actuelle.
La Charte adoptée à la suite de cette conférence (Charte de La Havane) précise tout d’abord
des buts sociaux et économiques. La libéralisation des échanges commerciaux n’est ainsi
mentionnée que dans la mesure où elle contribue au progrès économique et social. Cependant,
la Charte indique de manière très claire que les mesures de libéralisation sont contingentes
aux objectifs énoncés. Elles sont donc susceptibles d’être suspendues si elles entrent en
contradiction avec la réalisation des dits objectifs.
Ainsi, l’article 1 de la Charte de La Havane définit les buts de la Charte comme étant celles de
la Charte des Nations Unies et en particulier le relèvement du niveau de vie, le plein emploi et
les conditions de progrès social. Le §1de cet article 1 précise :
« Assurer une ampleur toujours croissante du revenu réel et de la demande effective… »
Le § 2 précise « Aider et stimuler le développement industriel ainsi que le développement
économique général… ».
La question de la réduction des tarifs douaniers n’est soulevée qu’au §4 et apparaît donc
comme subordonnée aux buts économiques et sociaux.
L’article 2 de la Charte fait de la lutte contre le chômage un objectif international. Le libreéchange n’est pas mentionné. L’article 3, quant à lui, stipule (§2) que les mesures prises
nationalement ne doivent pas avoir pour effet de « mettre en difficulté la balance des
paiements d’autres pays ». L’objectif est donc d’arriver à un équilibre global. Ceci est
réaffirmé dans l’article 4 qui stipule que si un État est cause d’un déséquilibre (par un
excédent structurel) cet État doit corriger la situation. Ainsi la Charte fait obligation à ses
membres de ne pas prendre de positions prédatrices.
L’article 6 indique que l’ OIC doit agir en cas de pression déflationniste, qui justifie alors des
mesures de sauvegarde de la part des autres pays.
L’article 7 de la Charte définit alors un processus devant conduire à des normes de travail
équitables.
La question des règles commerciales apparaît donc clairement sur-déterminée par les objectifs
sociaux et économiques internes. L’article 13 de la Charte reconnaît le droit aux États
membres de recourir à des subventions publiques dans le domaine industriel ou agricole ainsi
qu’à des mesures de protection.
On retrouve cependant des dispositions qui visent à prévenir non pas les droits de douane
mais les mesures quantitatives de limitation des importations. L’article 20 de la Charte appelle
donc à leur élimination, mais introduit cependant immédiatement des clauses suspensives
dans un grand nombre de cas (§2) :
- Limitation des exportations en cas de pénurie grave.
34
-
Limitation des importations sur des critères qualitatifs relevant des normes ou de la
réglementation du pays considéré.
Limitation des importations agricoles si le pays considéré souhaite développer
spécifiquement ces productions, ou se prémunir contre une surproduction
temporaire.
L’article 21 vient d’ailleurs souligner le caractère contingent des mesures de libéralisation en
indiquant que la priorité est, pour les pays membres, de sauvegarder leur position extérieure et
maintenir un équilibre stable de la balance des paiements.
Le §2 précise d’ailleurs (en référence aux restrictions quantitatives évoquées à l’article 20) :
« …tout État membre pourra, en vue de sauvegarder sa position financière extérieure et sa
balance des paiements, restreindre le volume ou la valeur des marchandises dont il autorise
l’importation… ».
Le §3 précise alors comme conditions permettant à un État de maintenir ou renforcer les
restrictions à l’importation. Il s’agit de prévenir le risque d’une baisse des réserves monétaire,
de mettre fin à une telle baisse ou enfin d’augmenter les dites réserves (à un taux qualifié de
« raisonnable ») dans le cas où elles seraient très basses.
Sur la question des mouvements de capitaux, la Charte prend des positions qui sont bien plus
conformes à celles de Keynes qu’aux dispositions de Bretton Woods. L’article 12 favorise les
mouvements de capitaux liés à l’investissement (long terme) mais prévoit aussi de clauses
restrictives (§1c) donnant droit à un État membre :
- « - de prendre toutes mesures appropriées de sauvegarde nécessaire pour assurer que les
investissements étrangers ne serviront pas de base à une ingérence dans ses affaires
intérieures ou sa politique nationale ;
- de déterminer s’il autorisera, à l’avenir, les investissements étrangers, et dans quelle
mesure et à quelles conditions il les autorisera ; »
Il est simplement demandé d’éviter des mesures discriminatoires entre les investissements
(§2a-i).
L’analyse des différentes dispositions contenues dans la Charte de La Havane montre que
cette dernière est bien plus proche des positions protectionnistes de Keynes que des opinions
libre-échangistes des dirigeants américains.
Ceux-ci, d’ailleurs, n’auront de cesse que d’aboutir au démantèlement de la Charte de la
Havane, en substituant le GATT à l’OIC, en passant des accords commerciaux bilatéraux
avec de nombreux pays puis en engageant des négociations visant au libre-échange généralisé
qui prendront forme avec le Kennedy Round de 1962.
Si les Etats-Unis mettront tout leur poids géopolitique et économique pour faire évoluer les
cadres internationaux dans le sens qui leur convient, ils seront cependant obligé de reculer sur
un point essentiel. La dégradation de la situation économique et sociale en Europe
Occidentale au sortir de la guerre va en effet rendre indispensable un réajustement profond
quant à la philosophie même des accords de Bretton Woods. Ici, les Etats-Unis devront
concéder une victoire posthume à Keynes.
L’UEP ou la victoire posthume de Keynes.
La position financière Britannique se détériora rapidement en 1946 et 1947. Pourtant la
Grande-Bretagne tenta de rendre la Livre pleinement convertible en 1947, pour assurer sa
position de « monnaie de réserve » à égalité avec le Dollar. Les difficultés financières furent
35
telles qu’elles forcèrent le gouvernement à suspendre temporairement la convertibilité de la
Livre en 1949 en attendant un nouveau prêt américain, puis à fortement dévaluer la Livre par
rapport au Dollar.
Les pays d’Europe Occidentale eurent à souffrir d’une crise analogue même s’ils ne tentèrent
pas un retour prématuré à la convertibilité. On était au bord d’une possible rupture des
relations monétaires et commerciales quand les Etats-Unis, qui sont désormais en pleine
Guerre Froide contre l’URSS décidèrent, d’infléchir brutalement leur position.
Avant même la mise en œuvre du Plan Marshall, le Plan d’Aide Intérimaire transféra des
moyens financiers importants aux pays européens. Les Etats-Unis mirent aussi tout leur poids
pour faire adopter le principe de l’Union Européenne des Paiements80. Celle-ci entra en action
au 1er juillet 1950.
L’UEP est une architecture globale qui vise à développer les relations économiques entre les
pays membres tout en diminuant les pressions sur les monnaies nationales. C’est au départ un
système de règlement entre pays caractérisé par un fort contrôle des changes et où seuls les
soldes de fin de période doivent être payés en devises. Les taux de change des monnaies des
pays participant à l’UEP étaient fixés, mais révisables de manière régulière, afin de combiner
une règle de prévisibilité et une capacité de flexibilité. Ce système fonctionnait sous l’égide
d’une Banque des Règlements, dotées par les Etats-Unis d’une trésorerie initiale, créditant les
Banques Centrales des pays membres.
L’UEP, à une échelle réduite, correspondait donc aux idées de Keynes de 1941 telles qu’elles
avaient été exprimées dans le Mémorandum, même si elle n’intégrait pas toutes ses idées et en
particulier la caisse de stabilisation des matières premières. Cependant, on peut trouver un
écho de cette dernière idée, sous la forme limitée de la Communauté Européenne du Charbon
et de l’Acier (la CECA), qui devait permettre une mise en commun des deux ressources qui à
l’époque sont au cœur de la reconstruction économique de l’Europe occidentale.
L’UEP fut ainsi un grand succès économique, et elle contribua puissamment au relèvement
des pays d’Europe occidentale qui y participèrent (Cf : Graphique 7), et en particulier la
France et l’Italie. Elle constitua une victoire posthume de Keynes dont elle validait
pleinement les idées. La Grande-Bretagne refusa d’y participer, signant par là le début d’un
long déclin économique face non seulement à la reconstruction de l’Allemagne (alors
Allemagne de l’Ouest ou RFA) mais aussi à la très forte expansion de l’Italie et de la France
qui connaissent à cette époque un « miracle » économique qui est en fait plus significatif et
spectaculaire que le « miracle Allemand » qui fit couler beaucoup d’encre.
La position Britannique traduit les ambiguïtés d’une politique qui, tout en s’inspirant de
certains principes keynésiens à l’intérieur (en particulier avec la mise en place d’un système
de protection sociale basé sur les travaux de Beveridge et Keynes de 1940-1941) s’en éloigne
considérablement sur d’autres terrains. Le legs de la tradition Churchillienne, une politique
neo-Victorienne de puissance qui vise à faire de la Grande-Bretagne un égal des Etats-Unis et
non une puissance européenne, va peser lourd. Choisissant le « large » contre une coopération
européenne, alors qu’elle n’en a pas les moyens économiques ou financiers, la GrandeBretagne en paiera un prix élevé en termes de croissance et de modernisation industrielle.
80
J. Kaplan and G. Schileiminger, The European Payments Union - Financial diplomacy in the 1950's, Oxford,
Clarendon Press, 1989. R. Triffin, Europe and the money muddle - from bilateralism to near-convertibility,
1947-1956, New haven & London, Yale University Press, 1957.
36
Graphique 7
Comparaison de la croissance de l'apr¸s-guerre
180%
160%
Base 100 = 1960
140%
120%
100%
80%
60%
40%
1951 1952 1953 1954 1955 1956 1957 1958 1959 1960 1961 1962 1963 1964 1965 1966 1967 1968 1969 1970
France
Italie
Allemagne
GB
Etats-Unis
Source : Données de l’OCDE.
Des années qui suivent immédiatement la Seconde Guerre Mondiale, une idée s’impose. Le
système de Bretton Woods fonctionne d’autant mieux qu’il n’est pas appliqué. Une partie des
économies asiatiques (Japon et Corée du Sud) est liée aux Etats-Unis par des accords
spécifiques. Ces pays bénéficient d’ailleurs d’une forte injection interne de Dollars en raison
de la présence des troupes américaines sur leur territoire. L’Europe occidentale est dans un
système séparé. L’Afrique reste encore le terrain des empires Coloniaux. Dire que les
Accords de Bretton Woods sont un cadre mondial est donc une large exagération dans les
années 1950.
IV.
La décomposition des accords de Bretton Woods et la marche au désordre
monétaire.
Le système de Bretton Woods a connu des évolutions majeures qui ont conduit au
système monétaire et financier international tel que nous le connaissons aujourd’hui et qui n’a
de fait plus de rapport avec le système de 1944 ou même avec celui que l’on connu jusqu’en
1958. Les deux évolutions les plus significatives ont été la rupture du lien entre le Dollar et
l’or et l’abandon du système des taux de change fixes au profit des taux de change flottants.
Ces deux évolutions signent la mort du système après une période de décomposition qui va de
1958 à 1973.
La décomposition du système de Bretton Woods se déroule dans un contexte d’affrontement
entre la France et les Etats-Unis. L’échec des diverses tentatives françaises pour imposer une
logique de réformes du système monétaire international le soustrayant au bon vouloir des
37
autorités américaines signifiera l’échec des tentatives de rationalisation du système monétaire
international qui avaient commencé avec les propositions de Keynes en 1941.
La fine de l’UEP et le « retour » à Bretton Woods.
La première évolution a été la fin de la période où le Dollar était une monnaie rare et très
demandée. On est, à la fin des années 1950 dans une période où les pays d’Europe
Occidentale et le Japon, ayant reconstruit leurs économies et accumulé des réserves de Dollar
considérable vont entrer en fait dans le système.
L’UEP fut dissoute en décembre 1958 et les pays membres revinrent à une convertibilité de
compte courrant sous l’égide de l’article VIII du FMI81. Une première occasion de construire
un système régional plus stable et équilibré que le système issu de Bretton Woods fut alors
perdue, et l’on peut considérer, du moins pour l’Europe Occidentale, que 1958 marque la date
réelle d’application des accords de Bretton Woods. Le retour de tous les pays développés
(hors l’URSS et les pays du CAEM) à la convertibilité totale fut, à l’époque, saluée comme un
progrès alors qu’elle ne faisait que mettre en marche la mécanique qui devait inéluctablement
conduire à la révélation des limites du système de Bretton Woods. Ce dernier n’avait
réellement fonctionné que parce que l’on s’était éloigné dès l’hiver 1948-1949 de ses
principes pour se rapprocher, l’UEP en témoigne, des idées de Keynes.
Il faut cependant noter que 1958 est aussi la date du début du conflit franco-américain sur le
système monétaire international. Lors de la réunion du FMI qui se tint cette année là, et qui
devait entériner l’accroissement des quotes-parts des pays membres, l’administrateur français
fut le seul à s’opposer au principe d’une décision prise à la majorité simple ainsi qu’aux
mesures devant conduire à la liberté complète des capitaux.
La suprématie monétaire américaine devint alors contestée à partir de la fin des années 1950,
non du fait du retour à la convertibilité des monnaies européennes mais en raison de
l’évolution de la situation politique et économique. La reconstruction des économies ouesteuropéennes et japonaises commença à confronter l’économie américaine à une concurrence
qu’elle n’avait plus connue de fait depuis 1939. Ceci se traduisit par des tensions sur la paritéOr du Dollar. Aussi, en 1961 fut constitué le « Pool de l’Or » qui, avec les Etats-Unis, devait
réguler le prix de l’Or pour éviter de voir la Réserve Fédérale Américaine soumise à des
pressions trop fortes82. Cependant, dès 1962, la France se prononça à de multiples reprises
pour critiquer le système tel qu’il était et demander sa réforme83.
La gestion du Dollar par les Etats-Unis se mit à poser problème à la même époque du fait de
la politique de ce pays, et en particulier de sa volonté de conduire la Guerre du Vietnam sans
procéder à des économies dans les programmes sociaux décidés par le successeur de
Kennedy, Lyndon Johnson. Il est certain que la poursuite des objectifs sociaux dits de la
« Grande Société » était une condition d’acceptabilité de la Guerre, du moins jusqu’en 1968.
Dans le même temps, le gouvernement américain évolua, dès 1963, vers une politique de
81
Ce dernier prévoit, entre autres, la pleine convertibilité des avoirs détenus par l’étranger.
Autour des Etats-Unis on comptait la Grande-Bretagne, la Suisse, la France, l’Italie, la RFA, la Belgique et les
Pays-Bas.
83
La première intervention date ici de 1962. On a souvent prétendu que le gouvernement français s’était rallié
aux positions de Jacques Rueff, qui souhaitait un retour au Gold Exchange Standard. Ceci n’est pas entièrement
exact, même si des déclarations ont pu le laisser entendre. En fait, la position officiellement défendue par la
France consistait simplement à souligner que le Dollar ne pouvait pas être à la fois le pivot du système de par sa
relation à l’Or et l’instrument de la politique économique américaine. Il faudra attendre 1965 pour que la France
mentionne officiellement une préférence pour l’étalon or.
82
38
« nationalisme monétaire »84. Il décida de se servir de la position particulière et dominante
accordée au Dollar dans le cadre de Bretton Woods comme instrument de lutte économique
face à l’Europe et au Japon.
Le conflit franco-américain : l’hégémonie américaine contestée.
La masse de Dollars émis augmentait très fortement, au point d’excéder la couverture Or que
les Etats-Unis étaient censés maintenir dans le cadre de Bretton Woods. Le conflit entre la
France et les Etats-Unis se précisa en 1964.
La France défendait trois propositions. Il fallait en premier lieu une « discipline collective »
pour limiter l’arbitraire américain. Il était ensuite souhaitable de disposer d’une « unité de
réserve collective » qui aurait pu prendre la forme d’unités de compte artificielles considérées
comme « représentatives » d’une certaine quantité d’or, ces unités devant être utilisées par les
Banques Centrales (une claire réminiscence du Bancor proposé par Keynes). Enfin devait être
mis en place un comité restreint de gestion collective, qui dans l’esprit des dirigeants Français
aurait dû être le « groupe des 10 »85. Les autorités françaises craignaient que tout groupe plus
large de pays ne permettent aux Etats-Unis de compter sur des « clients » qui viendraient par
leurs voix soutenir Washington. Rappelons que c’est exactement ce qui s’était passé lors de la
Conférence de Savannah en 1946. Comme on peut s’en douter ces propositions furent
combattues par les Etats-Unis et fin 1964 il devint clair qu’un compromis était impossible.
Alors que, jusque-là, le gouvernement français semblait penser qu’il pourrait trouver un
terrain d’entente avec Washington pour faire évoluer le système monétaire international, en
décembre 1964 se dégage une analyse bien plus conflictuelle des relations avec les EtatsUnis.
En février 1965, la France changea alors brutalement de position quand le Président Français,
le Général de Gaulle, se prononça, lors d’une conférence de presse, pour le retour à l’étalonor. Cette position, très discutable sur le fond, découle du constat que les Etats-Unis bloquent
toute réforme et que l’accroissement de la masse monétaire en Dollars rend la convertibilité
au taux de 35 Dollars l’once intenable. Le conflit devenait ouvert. Il conduisit la France à se
retirer du « Pool de l’Or » en juin 1967. Le conflit entre la France et les Etats-Unis devait
d’ailleurs s’étendre rapidement à des terrains diplomatiques divers, dont la condamnation par
la France de la guerre du Viêt-Nam (discours de Phnom Penh) ou la reconnaissance de la
Chine Populaire comme seul représentant de la Chine.
Devant ce conflit, et le risque de paralysie des négociations internationales, on chercha à
utiliser un instrument du FMI, le « Droit de Tirage» pour en faire un instrument de liquidité
supplantant le Dollar. La proposition fut lancée en 1966, et rencontra alors l’opposition de la
France qui craignait, compte tenu de la domination américaine sur le FMI, de voir cet
instrument se transformer en crédit de financement illimité pour le déficit budgétaire
américain (alors en pleine expansion). La France fut cependant isolée sur sa position. Elle
accepta en 1967 un compromis, proposé par l’Allemagne, qui aboutit à l’accord de Londres
en Août 1967 où furent créés les « Droits de Tirage Spéciaux » dans le cadre du FMI.
L’accord de Londres cependant ne mit pas fin au conflit Franco-Américain. Le retrait de la
France du « Pool de l’Or » en juin 1967 et le fait que le gouvernement français demandait
84
J.S. Odell, US International Monetary Policy, Princeton University Press, Princeton NJ, 1982.
La composition de ce « groupe » correspondait aux pays membres de l’Union Générale d’Emprunt constituée
en 1962 soit les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, le Japon, le Canada, la Suède, la France, l’Italie, la RFA, la
Belgique et les Pays-Bas.
85
39
systématiquement le changement de ses avoirs en Dollars en or (au cours légal de 35 dollars
l’once) indiquait bien que les positions des deux pays étaient très opposées.
Tableau 8 :
Évolution des réserves de change mondiales (en milliards de DTS, fin de période)
Or
DTS
Réserves du FMI Devises
Total
Part de l’Or
1960
38,06
3,57
19,03
60,66
62,7%
1965
41,85
5,37
23,81
71,04
58,5%
1967
39,50
5,75
29,04
74,29
53,2%
1968
38,93
6,49
31,91
77,34
50,3%
1969
39,12
6,73
32,37
78,21
50,0%
1970
37,17
3,12
7,70
44,55
92,54
40,2%
1971
36,06
5,87
6,35
71,50
119,80
30,1%
1972*
35,78
8,70
6,19
90,38
141,05
25,4%
Note : *Novembre 1972
Source : FMI, International Financial Statistics, Washington DC., Février 1973.
Pour les Etats-Unis, les DTS étaient une monnaie synthétique. Ainsi, Washington, 23 ans
après, reprenait la position de Keynes, du moins en apparence. Pour la France, les DTS étaient
une simple ligne de crédit supplémentaire.
Le retournement des opinions, où l’on voit les Etats-Unis défendre une position
« keynésienne » qu’ils avaient toujours combattue et la France s’y opposer alors même qu’elle
avait fait une proposition en ce sens, témoigne de l’état de décomposition du système de
Bretton Woods dans lequel on est arrivé.
Les Etats-Unis et la tentation d’appropriation du système international.
L’étrange ralliement des autorités américaines aux thèses de Keynes sur la monnaie
internationale doit être expliqué.
En fait, les Etats-Unis souhaitent que les DTS jouent le rôle d’une monnaie parce qu’ils les
contrôleraient tout comme ils contrôlent le Dollar en raison de leur poids dans le FMI, tout en
pouvant externaliser vers le DTS le financement de leur déficit budgétaire. Le ralliement à
l’idée d’une monnaie synthétique est purement instrumental, à un moment où les coûts de la
Guerre du Vietnam explosent86 et où la mise en place des programmes sociaux liés à la
« Grande Société » de Johnson pèse aussi sur le budget. Le renversement de la position
française est sans doute inspiré par la confiance que le général de Gaulle porte aux thèse de
Jacques Rueff. Mais, il s’explique avant tout par la volonté des autorités françaises de ne pas
laisser le système monétaire international se transformer en pure pompe de financement au
profit des Etats-Unis.
En réalité, la position américaine sur les DTS n’est « keynésienne » qu’en apparence. Keynes
avait explicitement précisé que le Bancor ne devait pas servir à financer des besoins
« structurels ». On voit bien que aucune des institutions que Keynes souhaitait voir mises en
place pour accompagner la naissance de la monnaie synthétique internationale n’est présente
et que les Etats-Unis s’opposent d’ailleurs à la mise en œuvre d’un système cohérent. Dans
ces conditions, l’opposition de la France au DTS peut s’analyser comme une ultime tentative
86
Depuis les combats de la vallée de la Ia Drang en 1965, les troupes américaines sont confrontées à des
batailles de plus en plus violentes, impliquant des unités régulières de l’Armée de la République Démocratique
du VietNam (RDVN). L’année 1967 voit une bataille indécise autour de la base américaine de Khe Shan, à la
limite de la zone démilitarisée entre Sud et Nord Vietnam, qui menace à plusieurs reprises de tourner au désastre.
40
pour éviter que les Etats-Unis ne réalisent un « hold-up » sur le système monétaire
international.
Le conflit entre les deux pays aboutira à un nouveau compromis lors de la réunion du FMI de
Rio de Janeiro à l’automne 1967. Les DTS seront remboursables (comme un crédit) mais
partiellement seulement…
La France cependant ouvre alors un nouveau front en proposant, à la surprise générale, une
résolution demandant des mesures pour assurer la stabilité du cours des matières premières,
qui ne cessent de baisser depuis la fin des années 1950. La France prend ici de revers la
position américaine qui entendait refuser aux pays en voie de développement l’accès au DTS
en raison de leur faible solvabilité. La position française consiste alors à demander aux
membres du FMI de créer les moyens de solvabiliser les pays en développement par une
garantie de leurs ressources d’exportation. On notera que c’était bien une des idées défendues
en 1941 par Keynes…
On dira, dans le langage de l’orthodoxie économique, que des marchés de contrats au futur
sont en mesure de stabiliser les cours des matières premières. De tels marchés existent, et
l’ampleur des fluctuations des cours montre qu’ils ne sont pas la réponse.
La fin de Bretton Woods
La conférence de Rio devait se solder sur un demi-échec. Des commissions sont mises en
place pour étudier et le futur du DTS et la proposition française de stabilisation des cours des
matières premières, mais la situation financière internationale se dégrade rapidement. Le
Dollar et la Livre sont brutalement attaqués.
La Livre fut la première à craquer. Elle est dévaluée brutalement par rapport à l’or le 18
novembre 1967. Ceci ne fournit aux Etats-Unis qu’un répit de quelques mois.
Utilisant le Dollar pour financer leurs énormes dépenses liées à la Guerre du Vietnam et à la
course aux armements contre l’URSS, les Etats-Unis ne pouvaient plus garantir le lien entre le
Dollar et l’Or. La convertibilité Or du Dollar doit être une première fois limitée en mars 1968.
Les autorités américaines suspendirent unilatéralement cette convertibilité le 15 août 1971, ce
qui représentait de fait un Défaut de la part des Etats-Unis, dans la mesure où la monnaie est
une dette et que la contrepartie du Dollar était supposée être de l’Or. Cette décision
transformait de fait le système monétaire international en pur « système Dollar » sans
qu’aucun contrôle ne s’exerce plus sur les États-Unis.
Les taux de change, qui étaient normalement fixés (mais révisables) furent progressivement
abandonnés au marché lors de la conférence de la Jamaïque en 1973. Le passage aux changes
flottants, qui est cohérent avec les progrès de l’idéologie monétariste et néo-libérale, a induit
les très brutales fluctuations que l’on a connues depuis la fin des années 1970 et la nature de
plus en plus spéculative du système et ce jusqu’à la crise actuelle87.
L’ascension et la transformation du FMI
La fin du système de Bretton Woods va entraîner une modification radicale du FMI. Ce
dernier était resté cantonné à la gestion technique des crises de change pour les pays
87
Maurice Allais, revenu de son credo libéral, avait identifié les taux de changes flottants comme un facteur de
risque induisant, par protection, le développement de nouveaux produits financiers, conduisant à leur tour à une
nouvelle dissémination des risques et ce jusqu’au risque systémique. M. Allais, La Crise Mondiale
d’Aujourd’hui, éditions Clément Juglar, Paris 1999.
41
développés jusqu’à la fin des années 1970. Durant les années 1950 et 1960 son rôle est
mineur, sauf comme forum où s’affrontent les positions des uns et des autres. La Banque
Mondiale joue un rôle bien plus important.
Quand se développa la « crise de la dette » en 1982 liée aux facilités qui avaient été faites
pour laisser les pays en développement s’endetter, puis au très brutal relèvement des taux
d’intérêts américains, le FMI se transforma radicalement. Évinçant en bonne partie la Banque
Mondiale, le FMI devint une institution cherchant à imposer des politiques économiques
globales aux pays connaissant des difficultés financières. Cette transformation se fit au
moment où le néolibéralisme devint l’idéologie économique dominante et sans que le FMI se
dote des moyens d’expertise nécessaires. On sait les désastres économiques et sociaux que
tout ceci provoqua entre 1981 et 1999. Le FMI propose systématiquement des politiques qui
ont pour effet de contracter l’activité du pays qui se soumet à ses conseils.
Le FMI chercha aussi à imposer comme norme non pas la simple convertibilité « de compte
courant » mais celle « de compte de capital »88. On trouve à l’origine de cette offensive le
Chief Economist du Fond, Stanley Fisher89, mais aussi le Trésor Américain, et en particulier
Lawrence Summers90. En voulant étendre de la manière la plus absolue la liberté des capitaux,
le FMI est alors devenu l’instigateur de la plus globale des machines infernales. La crise de
1997-1999 est à la fois le produit des politiques du désordre monétaire qui ont été celle des
autorités américaines et du FMI depuis 1973, est un moment de rupture important. La
violence de cette crise, principalement due à la libéralisation financière, et l’incapacité des
Etats-Unis et du FMI à la contrôler ont eu trois conséquences importantes.
La première a été de jeter un discrédit durable sur la financiarisation de l’économie
internationale et de souligner la nécessité d’une réforme. Il a fallu la crise actuelle pour que le
sujet soit explicitement abordé. Cependant, la dé-légitimation de l’ordre monétaire et
financier international imposé par les Etats-Unis a commencé en 1998.
La seconde a été de susciter les stratégies qui on conduit à la crise actuelle. La violence de la
crise de 1997-1999 a convaincu de très nombreux pays que leur salut passait dans
l’accumulation de réserves de devises considérables. Pour constituer ces réserves, qu’un
système monétaire international efficient tel qu’il avait été pensé par Keynes aurait rendu
inutile, ces pays ont développé des stratégies de prédation du commerce international. Ces
stratégies ont, à leur tour, déséquilibré les pays développés à travers les effets de déflation
salariale qu’elles induisaient. La crise de l’endettement des ménages américains, mais aussi
britanniques et espagnols, qui est à l’origine de la crise financière actuelle s’en déduit. On voit
ainsi se constituer un cercle vicieux du désordre monétaire international91. Il incite les pays à
des politiques de protection, car il est porteur d’instabilités très dangereuses. Mais, les
politiques de protection mises en œuvre accroissent le désordre et donc les instabilités. C’était
exactement le type de cercle vicieux que Keynes espérait éviter en combinant les principes de
son Union Monétaire avec des taux de change fixes et révisables, le rôle du Bancor, les règles
commerciales, mais aussi le contrôle sur les capitaux afin de redonner aux différents pays les
moyens d’une véritable souveraineté de politique économique qui ne soit pas déstabilisatrice
pour le voisin.
88
J.J. Polak, « The Articles of Agreements of the IMF and the Liberalization of Capital Movements » in S.
Fisher et alii (edits), Should the IMF Pursue Capital-account Convertibility ?, Princeton Essays in International
Finance n°207, 1998, Princeton, NJ.
89
S. Fisher, « Capital Account Liberalization and the Role of the IMF », conférence donné au séminaire du FMI
« Asia and the IMF », Hong Kong, 19 septembre 1997.
90
Sur les liens entre ces personnes et leurs implications dans des opérations désastreuses en Russie, voir J. Sapir,
Les Économistes contre la Démocratie, Paris, Albin Michel, 2002, chapitre 1.
91
Voir J. Bibow, “The International Monetary (Non)-Order and the ‘Global Capital Flows Paradox’”, Levy
Economics Institute Working Paper n° 531, Annandale-on-Hudson, The Levy Economics Institute, Avril 2008.
42
La troisième conséquence a été la renaissance des politiques de contrôle des changes, en
Malaisie et en Russie92. La décision de la Chine de résister aux pressions américaines pour
une extension de la convertibilité du Yuan, décision dont la sagesse est aujourd’hui évidente,
en découle aussi. Se trouve validée l’idée de Keynes que le contrôle sur les capitaux et les
changes est une condition de dégagement d’un espace de liberté pour les politiques
économiques internes, et de ce fait un élément de stabilité des trajectoires économiques.
On constate cependant que la question du contrôle des changes et des contrôles sur les
mouvements de capitaux constitue un point immédiat de conflit entre les gouvernements qui
souhaitent recourir à de tels mécanismes et les Etats-Unis93. La défense de la souveraineté
économique n’est pas compatible avec les objectifs de la politique américaine. Robert Wade,
qui a été un des grands spécialistes des stratégies industrialistes des pays asiatiques94, identifie
ainsi la question du contrôle sur les mouvements des capitaux comme le théâtre des conflits à
venir entre les Etats-Unis et les pays souhaitant conserver la souveraineté de leur politique
économique95.
92
R. Rajan, "Sands in Wheels of International Finance: Revisiting the Debate in Light of the East Asian
Mayem", Institute of Policy Studies working paper, Singapore, April 1999. V.N. Mel’nikov, "Voprosy
valyutnogo regulirovaniya i valyutnogo kontrolya v period finansovogo krizisa", in Den'gi i Kredit, n°12/1998,
December, pp. 36-42. J. Sapir, “ Currency and Capital: Controls in Russia – Why and How to Implement Them
Now ” in Studies on Russian Economic Development, pp. 606-620, vol. XI, n°6/2000.
93
B.J. Cohen, "Contrôle des capitaux: pourquoi les gouvernements hésitent-ils?", in Revue Économique, vol. 52,
n°2/mars 2001, pp. 207-232.
94
Il faut ici citer son remarquable ouvrage, R. Wade, Governing the Market - Economic Theory and the Role of
Government in East asian Industrialization, Princeton University Press, Princeton, New Jersey, 1990.
95
R. Wade, "The Coming Fight Over Capital Controls", in Foreign Policy, vol. 113, hiver 1998/1999, pp. 41-54.
43
Conclusion :
Leçons d’un demi-siècle d’errements.
Rétrospectivement, on voit que si le système de Bretton Woods représentait probablement un
compromis boiteux, il était inévitable compte tenu du rapport des forces à l’échelle
internationale de l’époque. Les conditions de l’immédiat après-guerre et de la Guerre Froide
ont créé un contexte où de fait il ne fut appliqué que très partiellement. Jusqu’en 1958, le
système qui s’applique en Europe est plus proche des idées de Keynes que de la lettre de
Bretton Woods.
L’évidence de la crise et la fin de l’hégémonie financière américaine
L’amélioration de la situation économique en Europe occidentale, et la première détente
Sovieto-Américaine96 ont fait évoluer le contexte international et l’on est réellement entré
dans le système de Bretton Woods en 1958. Sa gestion par les Etats-Unis fut désastreuse. Non
seulement les Etats-Unis ont instrumentalisé le système en leur faveur, mais ils s’en sont
servis comme levier pour mettre en œuvre une idéologie du « tout marché ». Ceci a conduit à
l’éclatement du système en 1973 et à la mise en place d’une hégémonie financière et
monétaire américaine qui a reproduit les pathologies de l’hégémonie britannique antérieure.
Aujourd’hui la crise du système est multiple.
Le système est en crise parce que l’économie américaine est profondément en crise et parce
que les Etats-Unis ne sont plus la puissance hégémonique.
Le système est en crise parce que la libéralisation des règles financières a abouti à ouvrir des
espaces de spéculation multiples (depuis les contrats à terme sur les matières premières
jusqu’aux instruments financiers dérivés) comme Keynes l’avait prévu. Ces espaces de
spéculation multiples interdisent aux différents pays d’avoir une véritable souveraineté
économique sauf dans les politiques de prédation sur leurs voisins ou sur le commerce
international. La somme des politiques d’ajustement menées par chaque pays contribue à
créer encore plus d’instabilité, ce qui ne fait que renforcer les besoins en politiques
d’ajustement. La prévisibilité des prix des matières premières qui est une des raisons d’être
d’un système mondial et que Keynes voulait garantir n’est plus assurée et n’est plus assurable
dans ces conditions.
Le système est en crise parce que les institutions censées le gérer ont perdu crédibilité et
légitimité, que ce soit le FMI ou même le Trésor Américain, qui s’avère impuissant à gérer la
crise américaine.
Cette crise va entraîner la fin de l’hégémonie financière américaine comme l’a indiqué le
Ministre des Finances de l’Allemagne. Mais elle constitue un danger immédiat pour les pays
développés et les pays en développement qui se voient aujourd’hui confrontés à une
imprévisibilité complète des prix et des taux de change et qui en même temps doivent gérer
96
Qui culmine justement avec le rapprochement entre Khrouchtchev et Eisenhower entre 1957 et 1959.
44
des flux financiers spéculatifs, qui sont considérables et hautement déstabilisants. La
reconstruction d’un système monétaire et financier mondial est donc un enjeu central, car il
s’agit bien ici d’un « bien public » pour la communauté internationale.
L’échec du G-20 et l’absence de vision stratégique de la crise.
De ce point de vue, les résultats du sommet du G-20 du 15 novembre 2008 apparaissent
comme particulièrement décevants. Ce sommet sur la réforme du système monétaire
international et la crise financière a accouché d’une souris. La déclaration finale mentionne en
effet les principes communs suivants, dont aucun ne répond à la réalité de la crise :
(i)
(ii)
(iii)
(iv)
(v)
Renforcer la transparence et la responsabilité
Favoriser une régulation saine.
Promouvoir l’intégrité des marchés financiers.
Renforcer la coopération internationale (dans le sens de la coopération entre
régulateurs).
Réformer les institutions financières internationales.
Ces principes sont accompagnés de la proclamation d’un attachement à la libéralisation
financière et d’un rejet de toutes mesures protectionnistes. Or, ces deux libéralisations sont
celles qui ont conduit aux pratiques que l’on cherche à réglementer et qui sont à la base de la
crise actuelle. La contradiction entre les principes de réforme énoncés et l’engagement à
poursuivre les politiques de libéralisation est d’une telle évidence que les marchés financiers,
loin de se réjouir ont doit stagné, soit accentué leur baisse ce lundi 17 novembre.
Les mesures techniques proposées ne sont pas à la hauteur des défis de cette crise. Elles
témoignent de la permanence de ce qu’il faut bien appeler aujourd’hui l’Illusion prudentielle.
Celle–ci se combine avec une vision réductrice de la nature de la crise, comprise comme le
résultat d’erreurs techniques et de comportements imprudents. Il ne fait aucun doute que des
erreurs ont été commises, et que des structures de prise inconsidérée de risque ont dominé
parmi les agents financiers. Mais, il s’agit en réalité d’un élément mineur, ou plus précisément
subordonné, dans les processus qui a rendu la crise possible.
Cette crise est essentiellement systémique, et ce dans un double sens.
Elle est tout d’abord systémique au sens où la combinaison des désordres monétaires et
financiers internationaux, qui sont le produit des politiques néo-libérales datant des années
1980 mais aussi de la décomposition du cadre de Bretton Woods, et des politiques nationales
visant à l’ouverture des économies et à leur financiarisation fait système. Comme on l’a
montré dans la première partie de ce texte, le désordre international conduit à la crise et à
l’instabilité financière. Certains pays cherchent à s’en protéger par une accumulation de
réserves de change qui est excessive en théorie mais nécessaire dans les conditions
dominantes. Ceci conduit à des politiques prédatrices qui engendrent un phénomène mondial
de déflation salariale.
La combinaison de l’ouverture et de la financiarisation des économies développées permet à
cette déflation salariale de se propager. Elle exerce alors un effet dépressif sur les
conjonctures économiques, plus ou moins renforcé par la nature des politiques monétaires
mais aussi par des politiques néo-libérales à l’échelle nationale. Ces dernières se traduisent
partout par un accroissement important de la part des profits dans la valeur ajoutée et un
appauvrissement relatif, puis absolu, de la majorité de la population. Cette situation conduit à
45
des réactions d’ajustement qui favorisent le crédit et l’endettement comme tentative de
maintenir la croissance en accroissant de manière artificielle une consommation qui est bridée
à la fois par la déflation salariale et les structures de répartition de plus en plus inégalitaires
qui se sont mises en place dans les années 1980. L’accumulation des profits ne trouve pas les
occasions de s’investir dans des conjonctures déprimées. Outre le développement d’une
industrie du luxe, très similaire à celle de la fin des années 1920, ceci induit une finance
spéculative, qui est rendue institutionnellement possible par les mesures de libéralisation et de
déréglementation déjà mentionnées.
Les stratégies d’endettement deviennent progressivement explosives là où le cadre a été le
plus libéralisé comme aux Etats-Unis et dans les pays européens imitateurs. Elles sont plus
limitées, mais néanmoins réelles dans des pays qui résistent cependant à ce modèle.
Les solutions alternatives, dans ce cadre, sont très limitées. La stratégie néo-mercantiliste de
l’Allemagne est un pur « effet d’aubaine » rendu possible par la proximité des « nouveaux
entrants de l’Union Européenne.
Ainsi, tant que la combinaison de la déflation salariale et de la financiarisation ne sera pas
combattue et détruite, la tendance à l’explosion de l’endettement, et donc à la circulation de
dettes de qualité de plus en plus douteuse en des volumes de plus en plus importants est
inévitable. Hors le recours au protectionnisme et à des limitations de circulation des capitaux
il ne peut y avoir d’alternative.
La crise est ensuite systémique dans un sens plus classique. Les stratégies d’endettement
engendrent, on l’a dit, des chaînes de dettes. Ces dernières contaminent progressivement
l’ensemble du système financier. Le doute sur la valeur des dettes ne peut plus être limité et
localise dans son secteur d’origine et il s’étend progressivement à l’ensemble de la finance
induisant la violente crise de liquidité que l’on a connue en septembre et octobre 2008. Pour y
faire face, les Banques Centrales sont obligées d’intervenir, mais pour ce faire elles achètent
des dettes douteuses et sont ainsi progressivement contaminées.
Les États vont alors intervenir et tenter, par la dette publique, de racheter et détruire une partie
des dettes privées. Mais l’émission des dettes publiques qui sera nécessaire, tant que les
systèmes fiscaux n’auront pas été renforcés, l’évasion fiscale combattue et l’assiette de
l’impôt réajustée pour inclure réellement les éléments les plus riches de la société, va à son
tour soulever un doute sur la stabilité des dettes souveraines.
L’illusion prudentielle.
Dans le cadre d’une crise systémique, aux deux sens évoqués ici, il est illusoire de croire que
le renforcement des mesures prudentielles soit une solution. Non que ces mesures ne soient
nécessaires et que les réglementations ne doivent être renforcées, bien au contraire. Mais
l’enjeu est ici l’encadrement restrictif de la finance, la prohibition de certaines pratiques, et la
mise en tutelle des mouvements de capitaux.
Les travaux du G-20 traduisent, au sein des gouvernants mais aussi de certains acteurs une
dangereuse illusion, l’illusion prudentielle.
L’innovation financière se joue par nature des mesures prudentielles car elle produit en
permanence de nouveaux outils et de nouveaux comportements et elle interdit toute
transparence effective. L’opacité des processus n’est pas –seulement – le produit de pratiques
douteuses. Il est un résultat endogène de l’innovation. Il est aussi le produit des
comportements individuels que cette dernière rend possible à travers les effets de contexte,
locaux et globaux, que la financiarisation spéculative va alors créer. La mentalité de finance
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qui se déploie parmi les acteurs, du plus jeune et inexpérimenté trader au dirigeant le plus
chevronné induit une pression constante au contournement des réglementations et aux prises
de risque excessives. La mentalité de finance que l’on a vu se déployer ces dernières années et
qui a donné naissance aux errements que l’on a vus, n’est pas le produit d’erreurs ou d’un
manque d’éthique. Elle est un élément du système lui-même qui produit, à travers les effets de
contexte et les effets de dotation scientifiquement étudié depuis plus de vingt ans, les
représentations spéculatives et objectivement « irresponsables » mais « subjectivement »
pleinement cohérentes avec le système.
L’intégrité des chaînes de dettes ne peut pas être vérifiable dans de telles conditions. Le
discours tenu sur le renforcement de la réglementation, dépourvu de tout engagement
contraignant et de tout échéancier, est parfaitement illusoire.
Pour prétendre être efficaces, les réglementations prudentielles devraient pouvoir anticiper sur
les situations et surtout les comportements de crise. Mais, si nous pouvions anticiper cela, les
agents financiers éviteraient de commettre les erreurs qu’ils commettent de manière répétée
pour aboutir à la crise. On ne saurait dépasser le paradoxe logique qui veut que l’on ne peut se
prémunir contre l’incertitude radicale sauf à nier cette dernière. Si l’on pouvait écrire des
règles prudentielles parfaites, alors nous serions dans un univers où ces règles seraient en
réalité inutiles.
Une souris difforme
Par ailleurs, le discours tenu sur la réglementation prudentielle ne répond en rien aux causes
réelles de la crise, telles qu’on les a analysées dans la première partie de ce texte. Les résultats
du G-20 montrent que la montagne médiatique n’a accouché que d’une souris face à
l’immensité des taches nécessaires pour faire face à la crise. Qui plus est, cette souris est
difforme et elle est très certainement non viable.
Elle est difforme dans le sens où certaines des prescriptions sont contradictoires à des
affirmations contenues dans la déclaration finale. La seule réglementation qui serait
réellement susceptible de permettre un retour à la stabilité est une réglementation limitant de
manière drastique la circulation des capitaux spéculatifs et encadrant de manière restrictive
l’innovation financière. Or, les participants au G-20 se refusent à envisager cette solution.
Dans ces conditions, les mêmes causes aboutiront rapidement aux mêmes effets
Elle est non-viable car certaines affirmations ne tiendront pas plus de quelques semaines.
L’ampleur de la crise est telle aux Etats-Unis et les demandes de soutien des divers secteurs
de l’industrie (automobile, mais aussi métallurgie) si élevées qu’un retour au protectionnisme
est inévitable, quoi que l’administration américaine actuelle ait pu promettre à ses partenaires.
Des problèmes identiques se manifesteront rapidement en Europe aussi. Les opérations de
rachat d’entreprises par endettement à effet de levier (le leveraged buy-out ou LBO) vont se
dénouer dans les mois qui viennent dans les pires conditions financières possibles, entraînant
une multiplication des faillites.
Le chômage va augmenter dans des proportions considérables, accroissant la pression sur les
gouvernements. L’outil des dépenses publiques, déjà fortement sollicité pour sauver le
système bancaire ne pourra pas être indéfiniment mobilisé, sauf à atteindre des niveaux de
déficit qui seront fortement déstabilisants si l’on reste dans le cadre de la finance
internationale libéralisée comme les participants du G-20 l’ont affirmé. Il faudra donc se
résoudre au chômage de masse ou sortir du système tel qu’il fonctionne.
D’ici la fin du printemps 2009, les signataires de cette déclaration finale se seront déjugés.
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L’alternative par la fragmentation.
Il faut reconnaître, et les marchés financiers l’ont fait avec leur cynisme habituel, que ce G-20
est un échec. Il ne pouvait en être autrement car il a été convoqué de manière précipitée, avec
une administration américaine moribonde et sans que les autres pays n’aient réussi à
constituer un front commun qui aurait pu contraindre les Etats-Unis à modifier sur le fond
leurs positions habituelles. Personne n’était présent pour porter les propositions alternatives
qui, aujourd’hui, sont les seules à pouvoir apporter des solutions à la crise en s’attaquant à ses
causes réelles.
Dans ces conditions, on est très loin de l’objectif initial d’un « nouveau Bretton Woods ». Le
processus d’une réforme du système monétaire international n’a même pas été engagé. De cet
échec va naître dans les mois qui viennent un processus de fragmentation du système
monétaire et financier international.
Le point de rupture entre partisans du désordre ancien et partisans d’une véritable
reconstruction du système monétaire financier se concentrera sur deux questions : le contrôle
des capitaux et des formes de protectionnisme permettant d’éviter l’importation des effets
dépressifs des politiques de certains pays.
Seule la combinaison du contrôle des capitaux (le retour à la convertibilité en compte
courrant) et de mesures de protection peut permettre de créer des espaces de stabilité au sein
du désordre actuel. À terme, seule cette combinaison peut garantir, comme Keynes le montrait
dès 1941, l’articulation entre des règles négociées de comportement entre pays pour éviter les
politiques prédatrices (commerciales, sociales ou écologiques) et la liberté d’action – la
souveraineté des politiques économiques et sociales – qui est nécessaire pour que chaque pays
puisse trouver sa propre trajectoire sociale et économique de développement.
Pour ne pas refaire une fois de plus, une fois de trop, les mêmes erreurs il convient de bien se
pénétrer des leçons des débats de 1941 à 1946 sur la reconstruction du système monétaire
international, ainsi que de celles de la désintégration du système de Bretton Woods.