Le choix du beau et du vrai. La politique culturelle du FN/MNR

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Le choix du beau et du vrai. La politique culturelle du FN/MNR
e-France, Volume I, 2007
ISSN 1756-0535
‘Le choix du beau et du vrai’.
La politique culturelle du FN/MNR à Vitrolles :
entre néo-classicisme et invention de la tradition,
1997-2002
Cyrille GUIAT
HERIOT-WATT UNIVERSITY
La victoire du Front National aux élections municipales de 1995 à
Marignane, Orange et Toulon, et à l’élection municipale partielle
tenue à Vitrolles en 1997, a suscité une forte vague médiatique
traduisant un émoi national de grande ampleur : pour la première fois
depuis sa montée en puissance dans les années 1980, le parti de JeanMarie le Pen arrivait au pouvoir dans quatre municipalités, où il allait
systématiquement mettre en oeuvre des politiques reflétant son
idéologie. Cette gestion a naturellement fait l’objet d’un nombre assez
important d’études émanant de journalistes et d’universitaires (cf en
particulier l’excellent livre de Michel Samson sur Toulon, basé sur
une enquête de terrain approfondie, ou l’étude de Peter Davies, qui
comporte un chapitre sur les municipalités frontistes 1 ), mais les
publications sur les municipalités frontistes sont pour la plupart
fortement tendancieuses tant elles cherchent essentiellement à
dénoncer et à discréditer leur gestion plutôt qu’à l’analyser. 2
—————
1
Michel Samson, Le Front national aux affaires : deux ans d’enquête sur la vie
municipale à Toulon (Paris : Calmann-Lévy, 1997) ; Peter Davies, The National Front
in France: Ideology, Discourse and Power (London/New York: Routledge, 1999).
2
Cf en particulier Marc Ferri et Roger Turc, Dans l’œil du FN, Orange (Orange :
Grandir, 1996) ; Alain Labé, Orange à vif : le destin singulier d’une petite ville
ordinaire (La Tour d’Aigues : Editions de l’Aube, 2001) ; Roger Martin, Main basse
sur Orange : une ville à l’heure lepéniste (Paris : Calmann-Lévy, 1998) ; Virginie
Martin, Toulon la noire : le Front national au pouvoir (Paris : Denoël, 1996).
Le choix du beau et du vrai
45
Il en résulte souvent que, nonobstant le rôle utile de sonnette
d’alarme que peuvent jouer ces pamphlets engagés, leur portée
analytique demeure plutôt limitée. Le but de cet article est par
conséquent d’analyser la politique culturelle du FN/MNR à Vitrolles
entre 1997 et 2002, une politique souvent plus complexe et
multiforme que ne le suggèrent certains témoignages et qui répond à
la fois à des considérations électoralistes traditionnelles, à des
préférences personnelles et à une stratégie d’utilisation de la politique
culturelle à des fins politiques de dissémination de symboles
identitaires, stratégie que l’on pourrait qualifier de ‘gramscienne’. 3
1
La victoire de l’extrême droite à Vitrolles : contexte socioéconomique et politique
Vitrolles, agglomération moyenne du département des Bouchesdu-Rhône (36784 habitants au recensement de 1999), est l’une des
quatre municipalités conquises par le Front National (FN) entre 1995
et 1997, les trois autres étant la toute proche Marignane (Bouches-duRhône), Orange (Vaucluse) et Toulon (Var).
Ces quatre villes de Provence partagent indéniablement un certain
nombre de similitudes. Tout d’abord, elles appartiennent toutes à cette
région du Sud-Est de la France que le sociologue Jean Viard a
qualifiée de ‘banlieue de l’Hexagone’, sorte de nébuleuse quelque peu
oubliée par la rapide modernisation des trente dernières années et par
conséquent frileusement repliée sur un ‘localisme de clocher’. 4
Ensuite, ces villes connaissent depuis vingt ans une situation
économique et sociale marquée par un fort taux de chômage, touchant
essentiellement les classes ouvrières, et par la rapide précarisation
d’une partie de leurs classes moyennes souvent en voie de
prolétarisation, le tout renforçant le recours au repli sur soi de ces
—————
3
L’auteur tient à exprimer sa profonde gratitude au Carnegie Trust (Scotland)
pour la bourse de recherche (small research grant scheme) qui lui a permis de
conduire ses recherches à Vitrolles. Il souhaite également remercier Mme Brigitte
Marandat, adjoint au maire déléguée à la culture à Vitrolles (1997 à 2002), M.
Christophe Bordon, directeur des affaires culturelles à Vitrolles (1997-2002), et M.
Michel Samson, journaliste au Monde, pour avoir pris le temps de s’entretenir avec lui
de la politique culturelle de Vitrolles, et pour leur franchise.
4
Jean Viard, ‘Le Sud-Ouest, banlieue de l’Hexagone’, Le Monde, 23 juin 1995, p.
12.
Cyrille GUIAT
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populations urbaines dont les perspectives d’avenir apparaissent plutôt
limitées. 5
A ce sombre tableau socio-économique vient s’ajouter la lassitude
et la frustration suscitées par une gestion municipale souvent
empreinte de clientèlisme, de malversations et parfois de
mégalomanie, quelle que soit la famille politique détenant les rênes du
pouvoir local. Ainsi, tous ces facteurs ont contribué à faire de ces
villes un terreau propice à l’implantation et à la victoire des idées du
FN, comme l’ont bien montré plusieurs études. 6
La ville de Vitrolles, pourtant, présente en outre un certain nombre
de spécificités qui ont fait de cette agglomération, qui était quasiment
inconnue en France avant les années 1990, un laboratoire de la
conquête et de l’exercice du pouvoir municipal par l’extrême droite.
Tout d’abord, contrairement à Orange ou Toulon, Vitrolles est une
ville nouvelle datant des années 1960 ou, plus précisément, un ancien
village tranquille situé au pied d’un promontoire (le ‘Rocher’)
surplombant l’Etang de Berre, village dont la population est passée de
moins de 3400 habitants en 1962 à environ 37000 en 1999.
Cette croissance démographique exponentielle est liée
essentiellement à de nombreux et chimériques projets
d’industrialisation de l’Etang de Berre et à la volonté d’offrir aux
ouvriers spécialisés et aux cadres moyens attirés par ces projets des
logements confortables et modernes représentant un progrès
considérable par rapport aux grands ensembles des quartiers Nord de
Marseille. Cette urbanisation rapide a donné à Vitrolles son visage
actuel : une ville qui n’en est pas une, une sorte d’agrégation
anarchique de zones commerciales, artisanales et industrielles, de
quartiers pavillonnaires et de petits HLM modernes, le tout étant
traversé du Nord au Sud et d’Est en Ouest par deux axes autoroutiers
majeurs. 7 En d’autres termes, Vitrolles est une ville qui est totalement
dépourvue d’identité historique et géographique, un facteur que le
FN/MNR a fort bien su exploiter, tant lors de la conquête du pouvoir
municipal que lors de la mise en oeuvre de sa politique culturelle (cf
ci-dessous).
—————
5
Christian de Brie, ‘Voyage au coeur des laboratoires du Front national’, Le
Monde Diplomatique, mars 1998, p. 10.
6
Cf en particulier Jean Viard, Aux sources du populisme nationaliste : l’urgence
de comprendre Toulon, Orange, Marignane (La Tour d’Aigues : Editions de l’Aube,
1996).
7
Michel Samson, entretien avec l’auteur, Marseille, 14 septembre 2001.
Le choix du beau et du vrai
47
En termes politiques également, Vitrolles se distingue des trois
autres villes conquises par le FN aux municipales de 1995. En effet,
alors qu’à Marignane, Orange et Toulon le candidat d’extrême droite
l’a emporté lors d’une triangulaire avec environ un tiers des suffrages
exprimés (Jacques Bompard, par exemple, recueille 36% des voix à
Orange), Vitrolles est la première municipalité conquise par le FN à la
majorité absolue (52%) au cours de l’élection municipale partielle de
février 1997. 8 Cette victoire est avant tout celle de la stratégie
d’implantation du FN au niveau local, une stratégie largement inspirée
par Bruno Mégret, qui est à cette époque le numéro deux du parti de
Jean-Marie Le Pen et dont c’est l’épouse, Catherine Mégret, qui est
élue maire de Vitrolles, Bruno Mégret n’ayant pu se présenter aux
municipales pour raison d’inéligibilité temporaire. 9
Après la scission du FN lors d’un congrès extraordinaire tenu à
Marignane en janvier 1999, qui se traduit par la création du
Mouvement National (rebaptisé Mouvement National Républicain
(MNR) en avril 1999) par Bruno Mégret et ses proches, Vitrolles
demeure le fief des mégrétistes, tout comme dans une moindre mesure
sa voisine Marignane, tandis qu’Orange et Toulon sont restées dans le
giron lepéniste.
2
La politique culturelle au niveau municipal en France : un
bref cadre conceptuel
Toute étude de la politique culturelle du MNR s’inscrit
inévitablement dans le contexte plus large de la problématique de
l’action culturelle des municipalités françaises, dont il est possible de
résumer les grands axes autour de trois remarques. 10
La première est qu’il est essentiel de rappeler qu’en matière de
politique culturelle, les municipalités françaises jouissent depuis
longtemps d’une très forte autonomie vis-à-vis de Paris, une
autonomie renforcée par les lois Defferre du 1982 sur la
décentralisation : ‘la commune est la cellule de base de l’action
—————
8
Pour un compte-rendu détaillé de cette élection, cf en particulier Renaud Dély,
Histoire secrète du Front national (Paris : Grasset, 1999), pp. 99-105 ; pour un
témoignage partisan de cette victoire, cf Catherine Mégret, V comme Vitrolles :
l’histoire d’une victoire (Paris : Editions Nationales, 1997).
9
Dély, pp. 110-15.
10
Pour une analyse détaillée de ces questions, cf en particulier Cyrille Guiat, The
French and Italian Communist Parties : Comrades and Culture (London : Frank
Cass, 2003), chap. 3-4.
Cyrille GUIAT
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culturelle et de la vie culturelle [...]. Plus que jamais, la commune est
maître de sa propre politique culturelle’. 11 Cela implique que l’étude
des choix culturels de toute municipalité doit se baser sur le postulat
de l’indépendance de cette municipalité vis-à-vis du pouvoir central
et/ou des autres collectivités territoriales, un postulat qui serait
beaucoup plus problématique à établir dans le cadre par exemple des
politiques sociales ou scolaires.
La deuxième remarque découle logiquement de la première :
puisque l’action culturelle des municipalités est décentralisée, elle
reflète essentiellement des choix qui sont ceux de la majorité politique
du conseil municipal. Toute action culturelle municipale étant donc
plus ou moins politisée, il serait erroné de présupposer que la politique
culturelle du MNR dans ses municipalités est un cas isolé de
politisation d’une action publique.
La troisième remarque porte sur l’hétérogénéité des choix culturels
mis en avant par toute municipalité, des choix qui peuvent être
motivés par des considérations diverses et variées. Dans notre étude
des politiques culturelles de deux municipalités communistes, nous
avons tenté d’établir un cadre analytique organisé autour de quatre
motivations politiques essentielles qui naturellement ne s’excluent pas
les unes les autres.
La première peut être définie comme étant la volonté de constituer
un réseau de producteurs et de consommateurs de culture membres du
parti au pouvoir ou proches de ce dernier (logique clientéliste). 12
La deuxième motivation est la recherche d’un effet de vitrine
(image-making), l’organisation d’une manifestation culturelle attirant
les éloges de la critique au niveau régional ou national ayant un effet
positif sur l’image de la municipalité et sur la qualité de sa gestion
municipale, ce qui permet également de lutter contre un certain
ostracisme. 13 Par exemple, la municipalité communiste d’Ivry-surSeine s’est longtemps félicitée du prestige de ses activités théâtrales,
prestige dû essentiellement au talent d’Antoine Vitez, projetant ainsi
l’image d’une municipalité à la pointe de l’innovation et de la création
artistique. 14
—————
11
Philippe Estèbe et Emmanuel Rémond, Les Communes au rendez-vous de la
culture : pour des politiques culturelles municipales (Paris : Syros, 1983), p. 53 et p.
65.
12
Guiat, op. cit., pp. 64-74.
13
Guiat, ib., pp. 74-76.
14
Guiat, ib., 105-13.
Le choix du beau et du vrai
49
La troisième motivation a trait à la recherche d’une certaine
hégémonie intellectuelle (au sens gramscien du terme) : le but, par le
biais par exemple de l’organisation de débats entre intellectuels de
plusieurs horizons politiques, est de se placer sur le terrain de la
confrontation d’idées afin d’une part de promouvoir la nature
démocratique (ou postulée telle) du parti et d’autre part de légitimer et
de faire avancer les idées de ce même parti. 15
Enfin, la quatrième motivation est de nature symbolique et
identitaire : il s’agit dans ce cas de créer et/ou de renforcer une forte
identité collective parmi la population locale autour de symboles ou de
lieux de mémoire (cf par exemple les choix de noms de rues, les
musées de la résistance, les statues publiques etc) afin entre autres de
renforcer l’implantation locale du parti au pouvoir. 16
3
Le FN/MNR et la culture
L’idéologie politique du FN s’inscrit fermement dans une
continuité historique remontant au XIXème siècle. Ainsi, sur la pierre
angulaire
des
valeurs
contre-révolutionnaires
(rejet
de
l’individualisme et de l’atomisation de la société, dénonciation de la
sécularisation et de la décomposition des identités, volonté de retour
aux valeurs chrétiennes traditionnelles) se fonde un discours articulé
autour de trois thèmes majeurs (la décadence, le complot, la
rédemption/le sauveur) omniprésents dans la rhétorique de la droite
extrême depuis Maurras à Le Pen, en passant par les romans d’un
Drieu la Rochelle et bien sûr la révolution nationale de Vichy. 17
Sur ce socle séculaire est plus récemment venue se greffer une
vision absolue et manichéenne de la politique : logique extrême de
bipolarisation du champ politique (‘nous’ contre ‘eux’) et de
construction de l’adversaire qui devient systématiquement un
‘ennemi’. Ainsi, il est fort intéressant de noter que le philosophe dont
se réclament les intellectuels de la Nouvelle Droite, qui ont à leur tour
—————
15
Guiat, ib., pp. 76-79.
Guiat, op. cit., pp. 79-81.
17
Sur cette continuité idéologique de l’extrême droite française, cf en particulier
Guy Birenbaum, Le Front national en politique (Paris : Balland, 1992) ; Ariane
Chebel d’Appollonia, L’extrême droite en France : de Maurras à Le Pen (Bruxelles :
Editions Complexe, 1996) ; Catherine Fieschi, Fascism, Populism and the French
Fifth Republic: in the Shadow of Democracy (Manchester: Manchester University
Press, 2004) ; Michel Winock, Nationalisme, antisémitisme et fascisme en France
(Paris : Seuil, 1990).
16
Cyrille GUIAT
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profondément influencé certains idéologues du Front National comme
Bruno Gollnisch ou Bruno Mégret, n’est autre que le théoricien
allemand Carl Schmitt (1888-1985), auteur entre autres de Théologie
politique et de La notion du politique et juriste du national-socialisme,
dont l’oeuvre est au coeur de nombreuses controverses : ainsi, dans un
article polémique paru en 2003, Alain de Benoist, le philosophe le
plus connu de la Nouvelle Droite, dénonce avec vigueur les ‘bouffées
délirantes’ de l’intelligentsia française et s’efforce de rehabiliter
l’héritage philosophique du théoricien allemand. 18 La thèse essentielle
de Schmitt, telle en tout cas qu’elle est utilisée par les idéologues
mégrétistes, est précisément que la spécificité du politique tient à la
centralité de l’antagonisme irréductible entre ‘ami’ et ‘ennemi’, une
vision manichéenne qui est également présente dans la rhétorique
mégrétiste en matière de culture, même si cette rhétorique se saurait se
limiter à un conflit.
En ce qui concerne le discours de l’extrême droite française vis-àvis de la culture, deux remarques s’imposent afin de mieux
comprendre le contexte politique et intellectuel de la politique
culturelle de Vitrolles entre 1997 et 2002. La première est que,
traditionnellement, le Front National n’évoque que très peu souvent la
culture ou la politique culturelle dans son discours et dans ses
manifestes officiels des années 1980 et 1990. En effet, la seule source
documentaire significative est la publication des actes d’un colloque
FN intitulé Une âme pour la France : pour en finir avec le génocide
culturel dont le titre à lui tout seul suggère la quasi-absence de
stratégie culturelle d’ensemble au sein de ce parti : les différentes
politiques culturelles des gouvernements de la Vème République, et
particulièrement celle des années Lang, sont violemment dénoncées
par les intervenants, mais très peu de propositions concrètes sont
mises en avant. 19 La seconde remarque est qu’il convient de préciser
ici que dans le domaine de la définition d’un projet culturel
d’ensemble, les mégrétistes sont allés nettement plus loin que les
lepénistes, en s’inscrivant dans un double héritage intellectuel.
Le premier volet de cet héritage se fonde sur les écrits d’Antonio
Gramsci, en particulier tels qu’ils ont été interprétés par les
communistes français dans le cadre de leurs municipalités. L’étude de
—————
18
Alain de Benoist, ‘Carl Schmitt et les sagouins’, Eléments, numéro 110,
septembre 2003 <http://www.grece-fr.net/textes/_txtWeb.php?idArt=180>[consulté le
22 mars 2007].
19
Bruno Gollnisch et al., Une Âme pour la France : pour en finir avec le génocide
culturel (Paris : Albatros, 1988).
Le choix du beau et du vrai
51
l’action culturelle de certaines de ces municipalités montre en effet la
propension du PCF à faire de la culture un terrain fortement idéologisé
dont l’importance stratégique, à savoir la recherche de l’hégémonie
des thèses marxistes dans la société civile comme préliminaire à la
conquête du pouvoir politique, est fondamentale. Ainsi, il est fort
intéressant de noter que cette notion d’hégémonie culturelle et
intellectuelle, forgée par Antonio Gramsci, figure au coeur de la
stratégie politique des mégrétistes qui récupèrent ouvertement
l’héritage du célèbre marxiste italien ainsi que les méthodes du PCF. 20
Le second volet est quant à lui spécifique aux idéologues du MNR, et
de Bruno Mégret au premier chef, qui se réclament des idées d’Alain
de Benoist, philosophe et fondateur du GRECE (Groupement de
Recherche et d’Etudes sur la Civilisation Européenne) et de la
Nouvelle Droite (Mégret fut membre du Club de l’Horloge), dont les
écrits insistent sur le caractère central des idées dans l’histoire :
« La métapolitique n’est pas une autre manière de faire de la
politique. Elle n’a rien d’une ‘stratégie’ qui viserait à imposer une
hégémonie intellectuelle, pas plus qu’elle ne prétend disqualifier d’autres
démarches ou attitudes possibles. Elle repose seulement sur la
constatation que les idées jouent un rôle fondamental dans les consciences
collectives et, de façon plus générale, dans toute l’histoire des hommes.
[...] L’action métapolitique consiste à tenter de redonner du sens au plus
haut niveau par le moyen de nouvelles synthèses, à développer en dehors
des joutes politiciennes un mode de pensée résolument transversal, enfin à
étudier tous les domaines du savoir afin de proposer une vue du monde
cohérente » 21
Ainsi, même si De Benoist s’efforce ici de réfuter catégoriquement
tout lien de parenté entre la concept gramscien d’hégémonie et son
propre concept de métapolitique, les similitudes entre les deux pensées
en ce qui concerne le rôle du débat d’idées renforcent le caractère
hautement stratégique de l’action culturelle qui ne saurait être
négligée en tant qu’instrument politique.
—————
20
Guy Konopnicki, Manuel de survie au Front (Paris: Mille et Une Nuits, 1998),
p. 67 ; Brigitte Marandat (adjoint au maire de Vitrolles déléguée à la culture (19972002)), entretien avec l’auteur, Vitrolles, 12 septembre 2001.
21
Alain de Benoist, ‘Manifeste : la Nouvelle Droite de l’an 2000’, Eléments,
numéro 94, février 1999 http://www.grece-fr.net/textes/_txtWeb.php?idArt=71
[consulté le 22 mars 2007] (paragraphes 2 et 3).
Cyrille GUIAT
52
4
La politique culturelle du MNR à Vitrolles
4.1 ‘Le choix du beau et du vrai’
Il n’est guère surprenant de constater que la vision manichéenne du
champ politique définie ci-dessus se retrouve également dans la
définition de certains aspects de la politique culturelle des élus du
FN/MNR à Vitrolles.
Ainsi, à l’occasion de la toute prochaine inauguration d’une statue
classique commandée par la municipalité en 1999, le magazine
municipal Le Rocher affiche en couverture ce titre sans équivoque :
‘Le choix du beau et du vrai’. 22 Ce même numéro contient un
entretien avec Serge Bloch, le sculpteur commandité par la ville, dans
lequel l’artiste se réfère à la philosophie grecque pour justifier sa
conception de l’art : ‘Les Anciens pensaient que l’art doit exprimer le
Beau et le Vrai [sic], et j’ai fait mienne cette philosophie’. 23
Indépendamment du fait que chaque artiste est tout à fait libre d’avoir
sa propre conception de l’art, et que les statues commandées par
Vitrolles sont sensées incarner les quatre vertus chères à Platon (d’où
la référence à la philosophie grecque), c’est la récupération des propos
de ce sculpteur d’inspiration classique par l’équipe municipale et à des
fins politiques qui est dans ce cas parfaitement révélatrice de la vision
manichéenne des élus du FN/MNR à Vitrolles.
Ce manichéisme, que les élus affichent ouvertement, se retrouve
par exemple chez Brigitte Marandat, adjointe au maire déléguée aux
arts et à la culture de Vitrolles qui se décrit elle-même comme une
‘idéologue pure et dure’ du FN/MNR. 24 Ainsi, dans le Rocher de
septembre/octobre 1999, cette élue érige un fait divers local
relativement anodin (certains tagueurs ont vandalisé une fresque en
plein air s’inspirant de Saint-Exupéry et commanditée par la
municipalité) en véritable ‘choc de deux cultures: la culture des
artistes contre celle des tagueurs’, avant de conclure en rappelant que
la municipalité est déterminée à poursuivre sa politique
d’‘embellissement de la ville’, n’en déplaise aux ‘amateurs de laideur
et de chaos’. 25
Cette politisation marquée n’est évidemment pas un phénomène
nouveau ou spécifique aux municipalités frontistes.
—————
22
Le Rocher, mars 1999, page de couverture.
Serge Bloch, Le Rocher, mars 1999, p. 6.
24
Marandat, entretien.
25
Brigitte Marandat, Le Rocher, septembre/octobre 1999, p. 5.
23
Le choix du beau et du vrai
53
Dans le cas de Vitrolles et des autres municipalités frontistes,
pourtant, cette politisation de la culture atteint des proportions
rarement égalées : elle entraîne en effet la diabolisation des
protagonistes de la vie culturelle qui refusent de se plier à la vision
manichéenne des élus, qui ne reculent devant rien pour essayer
d’exclure ou de marginaliser ces protagonistes, souvent avec succès.
De nombreux exemples de cette attitude autoritaire et conflictuelle ont
été illustrés dans la presse et dans certaines études sur l’extrême droite
française au pouvoir, que ce soit à Toulon ou à Orange. 26
Dans le cas de Vitrolles, on se contentera de mentionner deux
épisodes particulièrement révélateurs de l’attitude musclée de la
municipalité en matière culturelle. Dans le quotidien Le Monde,
Michel Samson revient sur la liquidation brutale et illégale du cafémusique le Sous-marin : la municipalité, qui prétendait avoir trouvé de
la drogue dans les locaux , avait fait murer l’entrée de ce café musical
très ‘languiste’ après en avoir expulsé manu militari les employés. Les
motifs réels de la municipalité étaient pourtant tout autres: la
liquidation du Sous-marin, dont les modalités musclées ont par
ailleurs valu à la municipalité plusieurs condamnations pour voie de
fait et diffamation, traduisait la volonté d’empêcher à Vitrolles la
programmation de concerts de musique ‘cosmopolite’ (rap, reggae,
rock alternatif, etc), et surtout de sanctionner une équipe d’animateurs
hostiles au Front National. Le second épisode concerne le
licenciement tout aussi illégal de l’ancienne animatrice du cinéma Les
Lumières, Régine Juin, sous le prétexte qu’elle avait programmé des
films et documentaires portant sur le sida, un thème peu prisé par
l’extrême droite française sauf quand il s’agit de dénoncer la
prétendue décadence de la société contemporaine. 27
Cette éviction des protagonistes de la vie culturelle opposés aux
idées de la nouvelle équipe municipale est systématiquement
renforcée par une condamnation outrée de la politique culturelle de la
municipalité précédente, dirigée par le socialiste Jean-Jacques
Anglade, jugée trop axée sur les créations contemporaines. Ainsi, les
élus mégrétistes fustigent à plusieurs reprises la salle de concert Le
Stadium, inaugurée en novembre 1994, en raison de son coût jugé
exorbitant et de son architecture post-moderne qui n’est pas sans
rappeler celle de certains des grands projets mitterrandiens des années
1980 et 1990 ou celle de salles parisiennes telles que Le Zénith.
—————
26
Cf en particulier Labé, Roger Martin, Virginie Martin.
Michel Samson, ‘A Toulon et Vitrolles, les maires partent en croisade contre la
« culture élitiste »’, Le Monde, 22 février 2001, p. 17.
27
Cyrille GUIAT
54
Cependant, cette vision polémique et belliqueuse de la culture ne
signifie aucunement que dans ce domaine les élus mégrétistes
vitrollais aient mis en oeuvre une politique de table rase ou tenu un
discours ‘anti-culture’, ni même qu’ils aient procédé à des coupes
budgétaires majeures comme ils ont pu le faire dans le domaine de
l’action sociale dans les quartiers défavorisés ou des associations à
vocation socio-éducative, un domaine également coupable à leurs
yeux d’être un foyer d’idées socialistes. Bien au contraire, l’étude de
la politique culturelle mise en oeuvre à Vitrolles de 1997 à 2002
suggère fortement que les élus mégrétistes attachent une importance
capitale à ce domaine, qui figure au coeur de leur stratégie politique
d’ensemble. 28 Cette politique culturelle peut en fait être organisée
autour de trois axes : la volonté affirmée d’imposer un retour à une
conception classique de la culture, la promotion de manifestations
culturelles plus populaires privilégiant la défense de l’identité
nationale et enfin la farouche ambition de renforcer, voire de créer,
une identité provençale traditionnelle à Vitrolles.
4.2 Une conception traditionaliste de l’action culturelle
L’une des caractéristiques essentielles de la politique culturelle
vitrollaise depuis 1997 repose sur la volonté de revenir à ce que
Brigitte Marandat appelle la ‘vraie culture’, une culture qui comprend
entre autres l’art lyrique, la sculpture et la peinture ‘académiques’
(Brigitte Marandat avoue ne pas aimer l’art abstrait), l’art dramatique,
le patrimoine historique et religieux de la ville et un certain nombre
d’écrivains français classiques tels que Saint-Exupéry. 29
La mise en oeuvre de cette politique culturelle passe par
l’utilisation d’infrastructures existantes, telles que l’Ecole Municipale
de Musique, Danse et Art Lyrique (EMMDAL) ou la bibliothèque
municipale George Sand, par un investissement soutenu dans la
réhabilitation d’un espace culturel majeur situé sur le domaine du
Théâtre de Fontblanche et par la création de nouvelles structures,
telles que l’Ecole d’Art Dramatique de Vitrolles (EADV).
L’EMMDAL a été créée en 1985 et offre toute une gamme de
cursus musicaux et chorégraphiques destinés aux enfants de plus de
quatre ans ainsi qu’aux adultes. Il s’agit donc, nonobstant une
différence de statut dans le domaine des diplômes et certificats
—————
28
29
Le Rocher, novembre 1997, p. 11.
Marandat, entretien.
Le choix du beau et du vrai
55
délivrés aux élèves, d’une sorte de conservatoire municipal typique tel
qu’on en trouve dans de très nombreuses villes moyennes françaises.
La victoire du FN à Vitrolles s’est traduite par un certain nombre de
changements concernant le personnel. Ainsi, la municipalité a dès le
premier septembre 1997 nommé le nouveau directeur de l’EMMDAL,
M. Alain Chalandon, un soliste, chef d’orchestre et professeur de
musique au profil très classique (piano, hautbois, orchestre de
chambre) et justifiant d’une expérience de plus de quinze ans dans
plusieurs municipalités (Marseille, Nantes, Avignon). 30 Même si tout
porte à penser que M. Chalandon est politiquement proche du FN (il
devient également chef de l’orchestre de chambre d’Orange en 1997,
ce qui n’est sûrement pas une coïncidence) rien ne suggère une
réorientation ou une politisation majeure de l’EMMDAL de 1997 à
2002.
Certes, Brigitte Marandat avoue l’existence d’un désaccord
pédagogique entre elle et Alain Chalandon concernant la danse
classique 31 , qu’elle souhaiterait privilégier davantage, et elle a
activement contribué à introduire le hautbois, instrument classique s’il
en est, dans la gamme des instruments disponibles à l’EMMDAL 32 ,
mais un rapide examen du dépliant de l’Ecole montre que tous les
types de danse et de musique (solfège, musique classique,
contemporaine et actuelle, danse classique, contemporaine et jazz) y
sont enseignés, ce qui ne suggère aucune réorganisation majeure de
l’Ecole. Un bref examen du réglement intérieur renforce cette idée de
continuité : l’accent est certes mis sur les notions d’effort, d’assiduité,
d’accomplissement personnel plus que sur les aspects ludiques de la
pratique de la danse ou de la musique, et la priorité est accordée aux
élèves résidant à Vitrolles, mais ici encore, rien ne distingue
l’EMMDAL d’une autre école municipale de musique. Le critère de
résidence, par exemple, est commun à un grand nombre de ces
structures, pour des raisons de financement : puisque ce sont les
municipalités qui subventionnent largement ces enseignements et que
les frais d’inscription y sont relativement modestes, il est logique
qu’elles privilégient les habitants de la commune.
Cette conception classique, voire élitiste, de l’action culturelle est
également prégnante dans le domaine de l’art dramatique, ‘l’une des
priorités de la politique culturelle municipale’. 33 On notera en
—————
30
Le Rocher, décembre 1997, p. 9.
Marandat, entretien.
32
Le Rocher, octobre 1998, p. 6.
33
Marandat, entretien.
31
Cyrille GUIAT
56
particulier le grand chantier de rénovation et modernisation du
domaine de Fontblanche, présenté comme un ‘véritable patrimoine
chargé d’histoire, jusqu’alors laissé à l’abandon’. 34 La municipalité a
en effet souhaité y installer un ‘complexe culturel et associatif’
accueillant l’EMMDAL et la toute nouvelle Ecole Municipale d’Art
Dramatique de Vitrolles (EADV), créée en octobre 1998 et placée
sous la direction de Pierre-Marie Dupré, auteur et metteur en scène. 35
Travaillant de concert avec l’Ecole Régionale d’Art Dramatique de
Marignane (ERAD), également placée sous la direction de M. Dupré,
l’EADV est dotée d’une double vocation : offrir aux Vitrollais une
sensibilisation à l’art dramatique, par le biais d’enseignements et
d’ateliers, et réaliser ou d’accueillir des pièces de théâtre et autres
spectacles sur Vitrolles. Comme dans le cas de l’EMMDAL, l’accent
est souvent mis sur les classiques du théâtre. Parmi les pièces jouées à
Vitrolles dans la période 1997-2002, on relèvera ainsi l’Amphitryon
(Molière) le 6 mars 1999, La nuit des Rois (Shakespeare) le 10 juillet
1999, L’Ecole des Veuves (Cocteau) le 11 février 2000, Carmen
(Bizet) le 29 juillet 2000 et un spectacle sur Sacha Guitry en octobre
2000. On notera également la réalisation et la mise en scène,
conjointement avec l’ERAD, de deux pièces inédites de Pierre-Marie
Dupré, Nul nez parfait (1999) et Royale Ambassade (2001), cette
dernière ayant par la suite connu un certain succès sur les scènes
parisiennes.
Au total, dans le domaine théâtral, Brigitte Marandat s’enorgueillit
du fait que Vitrolles soit apparemment devenue une ‘véritable étape
des tournées théâtrales’ 36 , et il est vrai que certaines troupes de
renommée nationale (le Théâtre de Colombes) ou certains orchestres
étrangers (l’Orchestre Philarmonique de Novossibirsk), sont venus
jouer à Vitrolles indépendamment de toute considération politique, de
la même façon que plusieurs vedettes de la chanson sont venues se
produire à Vitrolles (cf ci-dessous). Par conséquent, l’image souvent
véhiculée d’un ‘désert culturel’ ou d’une municipalité culturellement
ostracisée ne résiste pas à un examen de la programmation culturelle
classique de la municipalité sur la période qui nous intéresse. En fait,
on pourrait ici suggèrer que ces choix sont davantage motivés par des
considérations sociales et/ou électorales que par des considérations
—————
34
<http://www.ville-vitrolles13.fr/2VISITE/rub2c1.htm> [consulté le 17 avril
2001].
35
<http://www.ville-vitrolles13.fr/2VISITE/rub2c3.htm> [consulté le 17 avril
2001].
36
Marandat, entretien.
Le choix du beau et du vrai
57
idéologiques. Pour reprendre en effet l’expression de Michel Samson,
‘la politique culturelle de Vitrolles est faite par des élus issus des
classes moyennes pour des gens issus comme eux des classes
moyennes et pour leurs enfants’. 37
A l’inverse, le troisième grand volet de ce traditionalisme culturel,
à savoir la réhabilitation du patrimoine historique de Vitrolles et la
‘politique d’embellissement de la ville’, apparaît d’emblée comme
dotée d’une dimension politique et idéologique nettement plus
marquée que les deux premiers.
En ce qui concerne la réhabilitation du patrimoine vitrollais,
l’accent est mis sur la restauration de l’Eglise Saint-Gérard, située au
centre du Vieux Village de Vitrolles, qui permet aux élus mégrétistes,
Brigitte Marandat en particulier, de ré-enraciner Vitrolles dans une
identité pluriséculaire et de réaffirmer la prégnance de la religion
catholique dans les valeurs et traditions constitutives de l’identité
française à travers l’image de la France, ‘fille aînée de l’Eglise’, et
surtout de critiquer la ‘décadence’, la ‘crise de la foi’ et la ‘perte des
valeurs morales’ caractérisant la société actuelle. A ces thèmes
empruntés directement à la rhétorique de l’extrême droite vient
s’ajouter une vive dénonciation de la modernisation de l’Eglise
catholique entamée avec le Concile de Vatican II (1962-1965),
modernisation qui encourage entre autres une modernisation de la
liturgie (abandon du latin lors de la messe) et un plus grand dialogue
entre les religions. 38 C’est donc d’un catholicisme proche des courants
intégristes que se réclame Brigitte Marandat, des courants dont
l’influence au sein du Front national a été amplement soulignée.
Dans un registre similaire, l’attachement au catholicisme traduit
également la peur et le rejet de l’Islam, explicites et spontanés chez
Brigitte Marandat, qui précise au cours du même entretien : ‘il n’y
aura jamais de Mosquée à Vitrolles’. Cette peur d’un Islam perçu
comme agressif et menaçant se retrouve par ailleurs, dans des
contextes forts différents et souvent en apparence anodins, sous la
plume des élus et rédacteurs du Rocher. Ainsi, on peut lire à propos
d’une Conférence de l’Université du Temps Libre programmée pour
le 6 février 1998 et portant sur ‘Les Kalashs du Pakistan’ la phrase
suivante : ‘Les derniers Païens en terre d’Islam [...], les Kalashs
tentent de vivre aujourd’hui comme vivaient leurs ancêtres, en proie
aux haines de toutes sortes qui finiront un jour par venir à bout de cet
—————
37
38
Samson, entretien.
Marandat, entretien.
Cyrille GUIAT
58
ultime espace de liberté’. 39 Indépendamment du fait que ce peuple soit
présenté comme un peuple païen, et que l’engouement sincère pour un
peuple quasiment inconnu des Français ne puisse être qu’extrêmement
limité à Vitrolles, ce qui importe ici c’est l’image d’un dernier espace
de liberté résistant à un Islam envahissant...
Cette adéquation entre la rhétorique du Front National et sa
pratique culturelle à Vitrolles se retrouve également dans un domaine
majeur, car fortement symbolique, celui de l’art monumental, déjà
évoqué au début de cet article. En effet, même si l’attachement des
élus, Brigitte Marandat en particulier, à promouvoir la sculpture
classique/néo-classique répond sans doute à des goûts personnels, il
s’inscrit pleinement dans une double rhétorique de dénonciation de
l’art contemporain et, dans une large mesure, de la société
contemporaine d’une part et de retour aux racines gréco-romaines de
la civilisation française d’autre part.
Ainsi,
l’ambitieux
programme
d’art
monumental
ou
d’‘embellissement de la ville’ consiste en la commande de ‘quatre
statues monumentales illustrant les vertus cardinales définies par le
philosophe grec Platon : Justice, Prudence, Sagesse, Courage’. La
première de ces statues, la Justice, inaugurée à l’été 1999, est l’oeuvre
d’un ‘amoureux de la statuaire gréco-romaine’, Serge Bloch, dont
l’entretien susmentionné accordé au Rocher révèle un discours qui
dépasse largement le domaine de l’esthétique sculpturale et se
conforme largement à celui de l’extrême droite française :
Le Rocher : Est-il difficile de nos jours de vouloir continuer, comme
vous le faîtes, la tradition classique ? L’Etat ou les collectivités
territoriales encouragent-ils ce type de sculpture ?
Serge Bloch : Oui c’est difficile car l’Etat a en matière de création -et cela vaut pour la peinture et pour la musique comme pour la
sculpture -- une politique définie par une véritable nomenklatura
d’artistes d’‘avant-garde’, en rupture totale avec la Tradition [sic], et
qui donne le ton depuis les années 1960. Pour un artiste les
conséquences sont très concrètes : si vous ne faîtes pas dans l’abstrait
ou le ‘conceptuel’, autrement dit bien souvent dans le n’importe quoi,
vous n’avez aucune chance d’avoir une commande publique. Tout ça
donne les colonnes de Buren, ou les morceaux de ferraille rouillée qui
ont ‘orné’ temporairement l’esplanade des Invalides 40
—————
39
40
Le Rocher, janvier 1998, p. 4.
Le Rocher, mars 1999, p. 7.
Le choix du beau et du vrai
59
Ainsi, les thèmes d’une hégémonie avant-gardiste, d’une
ostracisation du classique et de la tradition par l’art abstrait, ainsi
qu’une vision totalitaire en matière esthétique (le ‘beau’ contre le
‘n’importe quoi’) rappellent la Weltanschauung du FN (décadence de
la société contemporaine, ostracisme du FN, seul contre tous, thème
du complot). Tout autant que de préférences particulières en matière
artistique, c’est bien d’une vision extrêmement idéologisée de l’art
que procède l’action culturelle vitrollaise en matière d’art
monumental.
Au total, le volet classique de la politique culturelle des élus du FN
à Vitrolles forme un ensemble relativement hétérogène où se
discernent continuité, rupture et innovation répondant à la fois,
comme toute autre politique culturelle, à des fins électoralistes (il
s’agit de répondre aux attentes des classes moyennes vitrollaises) tout
en reflétant une vision fortement idéologisée de la culture. Le second
volet de cette politique culturelle, que l’on qualifiera de ‘populaire’,
est lui aussi empreint d’électoralisme de bon aloi, et apparaît moins
politisé que le premier, même s’il s’inscrit lui aussi dans l’univers
idéologique du FN.
4.3 La promotion de la culture ‘populaire’ à Vitrolles : un
pragmatisme aux accents bien français
Force est de constater qu’en matière de culture ‘populaire’ (nous
n’entrerons pas ici dans les interminables débats sur ce terme et son
opposition à la culture ‘noble’), la ville de Vitrolles fait preuve d’un
certain dynamisme relevant d’un pragmatisme qui ne la distingue pas
forcément, à première vue, d’une autre ville de taille similaire.
Dans le domaine musical, la municipalité a organisé ou accueilli un
nombre relativement important de concerts, récitals et spectacles
répondant à une variété de goûts, de publics et de tranches d’âge, que
ce soit dans le cadre de l’édition vitrollaise de la Fête de la Musique,
initiative culturelle nationale héritée des années Lang, ou dans le cadre
de concerts spécifiques. Par exemple, un certain nombre de stars
françaises ayant connu leur heure de gloire dans les années 1980 ou
avant se sont produites à Vitrolles : François Valéry (Stadium,
novembre 1997), la Compagnie Créole (Fête de la Musique, juin
1999), Sylvie Vartan (Stadium, décembre 1999), Herbert Léonard
(Fête de la musique, juin 2000) et François Feldman (Stadium, mai
2001). On notera également l’organisation d’un petit nombre de
60
Cyrille GUIAT
spectacles dont la nature cosmopolite peut surprendre de prime abord,
lorsque l’on connaît la connotation fortement négative du terme
‘cosmopolitisme’ dans la rhétorique du FN/MNR : deux spectacles de
Gospel américain (juillet 1999 et juillet 2000) et surtout un concert de
reggae, puisque le Stadium a accueilli en septembre 1997 Jimmy Cliff,
l’un des plus célèbres artistes de ce genre que l’on associe pourtant
peu, a priori, avec les préférences culturelles des élus du MNR.
Il peut sembler à première vue spéculatif d’identifier avec certitude
les raisons expliquant la venue de ces artistes à Vitrolles. En effet, la
décision, de la part d’une salle de spectacle ou d’une municipalité,
d’inviter tel ou tel artiste peut répondre à des critères multiples qui
rendent aléatoire toute grille de lecture causale. Il est ainsi possible
d’imputer aux goûts personnels des organisateurs et/ou des élus la
volonté de faire venir à Vitrolles des groupes de Gospel américain,
tout en suggérant que ce choix répond également à des considérations
morales et philosophiques telles que l’attachement à la foi religieuse,
fût-elle dans ce cas précis très différente de la foi catholique, tandis
que la décision d’inviter des vedettes telles que Sylvie Vartan (grand
nom de la variété française des années 1960 et 1970) ou François
Valéry (chanteur de charme ayant connu son apogée au début des
années 1980) pourrait plutôt être attribuée à une volonté de répondre
aux préférences du public populaire local telles qu’elles sont perçues
par les élus.
Il serait également possible d’essayer de discerner des motifs
politiques expliquant le choix de la municipalité, tels que
l’engagement public des artistes aux côtés des mouvements d’extrême
droite ou l’utilisation de leur création à des fins idéologiques: de tels
motifs sont ainsi hautement visibles dans le cas des municipalités
communistes, qui privilégient depuis longtemps certains chanteurs
proches du PCF tels que Jean Ferrat, qui est par exemple ‘citoyen
d’honneur’ de la ville d’Ivry-sur-Seine. Cette approche semble
pourtant peu convaincante dans le cas des vedettes de la chanson
française invitées par Vitrolles, car rien dans les textes de leurs
chansons ne peut être assimilé à un quelconque engagement politique
ou récupéré en termes idéologiques, et aucune de ces personnalités
n’affiche publiquement, à notre connaissance, d’affinités frontistes
marquées.
Il est de la même façon hasardeux de se risquer à une explication
de la décision des artistes eux-mêmes d’accepter ou non l’invitation de
se produire dans une municipalité dont on sait par ailleurs qu’elle fut
largement ostracisée par les médias et par les milieux culturels et
Le choix du beau et du vrai
61
artistiques, au point que certaines vedettes majeures de la chanson
française des années 1990, Patrick Bruel et Jean-Jacques Goldman par
exemple, ont publiquement déclaré leur intention de boycotter les
municipalités frontistes.
Il est cependant possible d’avancer plusieurs hypothèses :
recherche nostalgique d’un engouement populaire depuis longtemps
disparu, en tout cas à l’aune du ‘Top 50’ ou d’autres indicateurs
portant sur les ventes de disques (François Valéry, François Feldman,
Herbert Léonard et La Compagnie Créole ont connu plusieurs très
gros succès dans les années 1980, avant de tomber dans un oubli
relatif dans les années 1990) ; volonté de satisfaire un maximum de
publics, indépendamment de toute considération politique, dans le
cadre d’une série nationale de concerts (Sylvie Vartan s’est lancée en
1999 dans un comeback aux allures de tournée d’adieux) ; ou plus
simplement, dans la majorité des cas, attrait de la scène et de ses
retombées médiatiques et financières.
Très peu d’éléments concrets permettent donc de conclure à une
politisation sensible des choix effectués par la municipalité en termes
de variétés. Il convient sans doute, par conséquent d’interpréter ces
choix en termes plus classiques, à savoir le pragmatisme d’élus locaux
cherchant à satisfaire les besoins culturels, ou en tout cas ce qui est
perçu comme tel, de la population locale tout en contribuant à donner
à leur ville une image de dynamisme et d’éclectisme en recherchant en
quelque sorte un effet de vitrine ayant pour but de démentir les
nombreuses accusations de désertification culturelle et de sectarisme
idéologique qui ont fait florès au cours des premières années de la
gestion mégrétiste de Vitrolles. C’est un peu comme si les élus
déclaraient à la presse : ‘vous voyez bien que nous ne sommes pas
sectaires, puisque nous invitons de nombreux artistes non-politisés’.
C’est également dans cette perspective qu’il faudrait analyser
l’organisation par la municipalité d’un concours annuel de chant dont
la première édition eut lieu le 17 mai 1998. Ainsi, ni le choix des
membres du jury (des professionnels du spectacle) ou des guest stars
(Emile, chanteur du groupe français Gold en 1998, François Feldman
en 2001), ni celui des jeunes lauréats du concours ne résisteraient à
une analyse en termes de politisation des préférences culturelles.
Il serait toutefois naïf de conclure à une absence totale de
politisation de la politique musicale adoptée par Vitrolles, en
particulier si l’on examine deux de ses volets qui, tout en demeurant
fort discrets, sont particulièrement révélateurs. Le premier s’inscrit en
quelque sorte en creux des choix musicaux de la municipalité : il
Cyrille GUIAT
62
s’agit de l’absence totale de concerts de rap, une absence assez
remarquable étant donné la grande popularité de ce mode d’expression
chez les jeunes générations des années 1990, et qui répond sans aucun
doute à un choix politique marqué, le rap étant pour les mégrétistes
l’incarnation de l’immigration, des banlieues, du cosmopolitisme. On
notera ici l’absence de justification de cette absence : ainsi, Le Rocher
et les élus vitrollais ne fustigent jamais le rap, du moins en public,
bien qu’ils n’hésitent pas dans d’autres domaines artistiques comme la
sculpture à exprimer sans ambage leurs préférences culturelles.
Interrogé sur cette question dans le cadre des acquisitions de la
bibliothèque/médiathèque municipale, Christophe Bordon, directeur
de la direction des affaires culturelles (DAC) de 1997 à 2002, explique
longuement que l’absence d’albums de rap de la politique de
commandes répond à des critères pragmatiques (‘les CD de rap
disparaissent très rapidement des rayons de la médiathèque’) et
aucunement à des critères politiques. 41
Cependant, l’organisation d’un grand concert de Rock Identitaire
Français et Européen au Stadium en novembre 1998 renforce
l’hypothèse de la politisation de certaines programmations musicales
de la municipalité. Le Rock Identitaire Français (RIF) est un
mouvement ou plutôt une galaxie de groupes de rock (les plus connus
sont Vae Victis, Basic Celtos, In Memoriam, Insurrection) qui, audelà de leurs nombreuses divergences musicales et lyriques, ont tous
en commun une forte sensibilité à certains thèmes chers à l’idéologie
de la droite extrême, tels que l’‘amour de la patrie’, l’‘exaltation de
nos racines françaises et européennes’ ou la dénonciation du ‘mal de
vivre qui ronge notre société moderne et la jeunesse française’, un
thème qui reprend largement celui de la décadence. 42
Ce mouvement appartient en outre à une galaxie européenne, le
Rock Identitaire Européen, qui se développe dans toute l’Europe, de
l’Espagne aux Pays de l’Est, et s’inscrit dans une stratégie explicite de
création d’une ‘contre-hégémonie’ culturelle auprès des jeunesses
européennes. 43 Le choix vitrollais d’organiser un concert important de
RIF/REF n’est donc aucunement fortuit : il s’inscrit dans une
approche instrumentaliste, gramscienne de la culture qui n’est pas sans
rappeler celle des municipalités communistes, surtout dans les années
1960 et 1970, et qui contraste fortement avec le charme quelque peu
—————
41
Christophe Bordon, entretien avec l’auteur, Vitrolles, 12 septembre 2001.
Le Rocher, décembre 1998, p. 9.
43
Sur le RIF, voir Collectif No Pasaran, Rock, Haine, Roll : origines, histoire et
acteurs du Rock Identitaire Français (Editions No Pasaran : Paris, 2004).
42
Le choix du beau et du vrai
63
désuet des vedettes des années 1980. En outre, cette attention portée
aux facteurs porteurs d’identité (les racines, les traditions, l’histoire,
etc) se retrouve au centre d’un autre volet majeur de la politique
culturelle vitrollaise, le volet cherchant à renforcer et à promouvoir
l’identité locale (provençale) et française de cette agglomération sans
âme.
4.5 La politique des symboles : Vitrolles-en-Provence
La création et l’utilisation d’un univers symbolique à des fins
politiques ont fait l’objet d’études stimulantes qui illustrent le
caractère central de ces phénomènes 44 , ce que les idéologues du FN
ont d’ailleurs fort bien compris. Ainsi, la conquête de la municipalité
par le FN en 1997 a été aussitôt suivie de mesures administratives et
de politiques culturelles visant à réaffirmer ou plutôt, à Vitrolles,
d’affirmer le caractère provençal de la ville tant il est vrai que sa
croissance exponentielle et anarchique au cours des années 1960-1980
avait fait d’un traditionnel village perché datant du Moyen-Age une
agglomération dépourvue d’identité, comme le rappellent sans cesse
les élus vitrollais. 45 Ces derniers ont donc fait du piton rocheux (lou
roucas en provençal, comme le répètent à foison les rédacteurs du
Rocher) et du Vieux Village de Vitrolles qui l’entoure le centre
géographique et symbolique de leur politique de communication : Le
Rocher est ainsi le nom donné au magazine mensuel d’information, ou
de propagande, publié par la municipalité MNR dès mai 1997 et le
nouveau blason ou logo de la ville figure ... un piton rocheux et une
tour perchée. La municipalité explique ce choix en des termes
révélateurs qui illustrent parfaitement la politique d’invention de la
tradition poursuivie par les élus :
« Le rocher de Vitrolles est le témoin de la longue histoire de notre
ville. Il est un témoignage des profondes racines de celle-ci. Solidement
ancré dans la terre de Provence, le rocher est le symbole de notre
attachement à notre région et à notre pays [...]. Vestige des temps troublés
où nos ancêtres y trouvaient refuge lors des invasions barbares, le rocher
n’est pourtant pas un symbole de repli frileux sur soi ni de passéisme. Le
rocher nous vient certes de la nuit des temps, mais s’il était déjà là hier, il
—————
44
Cf en particulier David Kertzer, Politics and Symbols : The Italian Communist
Party and the Fall of Communism (New Haven/London : Yale University Press,
1996).
45
Le Rocher, novembre 1997, pp. 2-4.
Cyrille GUIAT
64
le sera encore demain. [...] Il est un signe de ralliement pour tous les
Vitrollais » 46
Les principales valeurs symboliques des élus vitrollais, dont on
notera au passage que très peu sont originaires de Vitrolles, sont
résumées dans ces quelques lignes : la tradition, le terroir, les ‘temps
troublés’ et les ‘invasions barbares’ qui n’évoquent pas uniquement le
Moyen-Age, le refus du passéisme, le ralliement...
Cette farouche volonté de créer à Vitrolles un univers symbolique
provençal se retrouve également dans des décisions administratives
visant à changer le nom de la ville et à rebaptiser un certain nombre de
rues. En novembre 1997, la municipalité informe ses citoyens qu’elle
a engagé des démarches administratives pour que désormais leur ville
s’appelle ‘Vitrolles-en-Provence’: ‘Cette appellation reflète bien sûr
une évidence géographique, mais elle est aussi un symbole : le
symbole de ré-enraciner notre ville dans son terroir’. 47
De la même façon, la municipalité décide de rebaptiser un certain
nombre de rues qui ‘avaient été rebaptisées avec des noms tirés du
show-business ou de choix politiques unilatéraux, bien loin en tout cas
de notre terroir’. 48 Le tableau suivant récapitule les changements de
nom effectués par la municipalité en 1997-1998.
Tableau 1 Liste des noms de lieux rebaptisés par la
municipalité de Vitrolles en 1997-1998
Ancien nom
Avenue François Mitterrand
Place Nelson Mandela
Avenue Salvador Allende
Square Olof Palme
Avenue Jean-Marie Tjibaou
Square Dulcie September
Place du 19 mars 1962
Arcade Marcel Paul
—————
46
Le Rocher, novembre 1997, p. 3.
Le Rocher, novembre 1997, p. 2.
48
Le Rocher, novembre 1997, p. 4.
47
Nouveau nom
Avenue de Marseille
Place de Provence
Avenue Mère Teresa
Square Saint-Exupéry
Avenue Jean-Pierre Stirbois
Square Marguerite de
Provence
Place du Bachaga Boualam
Arcade Colonel de Courson
Le choix du beau et du vrai
65
Ces changements hautement symboliques appellent plusieurs
commentaires. En premier lieu, on notera effectivement le caractère
partisan de certains lieux rebaptisés sous la municipalité précédente
dirigée pendant 14 ans par le socialiste Jean-Jacques Anglade :
Mitterrand, Mandela, Allende, Palme, Tjibaou (leader des
indépendantistes de Nouvelle-Calédonie assassiné en 1989 lors de la
tragédie d’Ouvéa), le 19 mars 1962 (indépendance de l’Algérie),
Dulcie September et Marcel Paul (l’un des leaders communistes de la
Résistance) appartiennent en effet au registre des municipalités de
gauche. On notera cependant, en dépit de leur volonté affichée de ne
pas entrer dans le jeu politique des noms de rue, que les élus vitrollais
visent précisément des symboles incompatibles avec leur propre
univers symbolique et les remplacent par d’autres figures symboliques
tout aussi partisanes. En effet, si les choix de l’Avenue de Marseille,
qui était de toute façon l’ancien nom de l’Avenue François Mitterrand
jusqu’à la disparition de l’ancien Président en 1996, de l’Avenue Mère
Teresa, du Square Saint-Exupéry et de la Place de Provence ne sont
pas fortement associés à la droite extrême ou nationaliste, les autres
changements révèlent un réel combat symbolique.
Ainsi, l’avenue Jean-Marie Tjibaou devient l’avenue Jean-Pierre
Stirbois, du nom de l’ancien numéro deux du FN dans les années
1980, dont Le Rocher nous rappelle qu’il ‘trouva la mort dans un
accident de la route peu après son retour de Nouvelle-Calédonie: il y
avait mené campagne pour le maintien de cette terre sous le drapeau
français’. 49 Ainsi, un leader indépendandiste assassiné se voit
remplacé par un ‘nationaliste’ mort tragiquement... Une tactique
similaire d’inversion symbolique est à l’oeuvre dans le tandem 19
mars 1962/Bachaga-Boualam : plutôt que de commémorer
l’indépendance (‘la perte’, diraient les mégrétistes) de l’Algérie, il
s’agit ‘d’honorer la fidélité du Bachala-Boualam [le plus célèbre des
régiments de harkis luttant du côté français pendant la guerre
d’Algérie] et à travers ce dernier de l’ensemble des rapatriés d’Afrique
du Nord’. 50 Enfin, un officier résistant gaulliste (le Colonel de
Courson) remplace un résistant communiste, ancien déporté et ancien
ministre (Marcel Paul).
Le deuxième volet de cette ‘politique des symboles’ mise en
oeuvre par les élus vitrollais de 1997 à 2002 privilégie, de façon
prévisible, une ‘culture provençale’ aux nombreux accents
pagnolesques et passe par la programmation systématique de plusieurs
—————
49
50
Le Rocher, novembre 1997, p. 4.
Le Rocher, novembre 1997, p. 4.
Cyrille GUIAT
66
associations folkloriques locales dont l’omniprésente Lei Dindouleto
dou roucas (‘Les Hirondelles du Rocher’). Ce groupe vitrollais, fondé
dans les années 1970 dans un contexte marqué par le renouveau
culturel et musical des régionalismes en France (cf le succès croissant
de Gilles Servat et des Tri Yann en Bretagne, entre autres) et n’ayant
rencontré qu’un succès limité jusqu’en 1997 se trouve soudainement
propulsé sur les devants de la scène vitrollaise. En effet, ‘ces artisans
éprouvés de la mémoire locale et provençale’ 51 animent chaque année
les Feux de la Saint-Jean (le 21 juin), la Fête du 15 août et les Fêtes de
Noël (le ton est donné avec un ‘Noël 100% provencal’ dès
décembre1997), et sont également présents lors de l’édition locale de
la Fête de la musique le 20 juin 1998.
Cette prévalence du folklore local dans la programmation festive
de la municipalité appelle plusieurs remarques. Premièrement, il
convient de souligner que les chansons, danses et autres ‘pagnolades’
(expression sarcastique empruntée à Michel Samson 52 ) ne véhiculent à
première vue aucun message politique intrinséque, et que les
Dindouleto n'affichent aucune affinité politique marquée : ils étaient
présents et actifs à Vitrolles avant l’arrivée des mégrétistes, et le sont
toujours après leur défaite électorale en 2002. En outre, leur président,
Jean Ben, affirme clairement la tolérance et le refus de l’exclusion
chers à son association (‘Le ciel de Provence, de toute façon, ne se
prête pas à l’exclusion. Ici, tout le monde mange la paella, le
couscous’), et son refus d’être récupéré’ par la municipalité. 53
Par contre, il convient de parler d’instrumentalisation de ce
folklore lorsque l’on relève les valeurs auxquelles le groupe est
associé par la municipalité : enracinement pluriséculaire dans le terroir
local (le Rocher), forte identité provençale, fêtes catholiques
traditionnelles. Ainsi, même si rien ne laisse supposer que les élus
vitrollais, qui sont pour la plupart non originaires de Provence et férus
de culture classique (cf Brigitte Marandat), apprécient tout
particulièrement le folklore local, l’omniprésence de ce dernier dans la
programmation culturelle forme un volet majeur du combat
symbolique que la municipalité entendait livrer à la prétendue
décadence de la société française et au délitement de l’identité
française dû au cosmopolitisme ambiant, etc. On ajoutera ici en
passant que cette instrumentalisation est un bien étrange détournement
—————
51
Le Rocher, décembre 1997, p. 3.
Samson, entretien.
53
François Dufay, ‘Vitrolles, le grand ménage des Mégret’, Le Point, 26 juillet
1997, p. 34.
52
Le choix du beau et du vrai
67
qui n’aura sans doute pas échappé à certains : alors que les groupes
régionaux sont nés d’une tendance centrifuge (réaffirmation des
particularismes locaux face aux tentations hégémoniques d’une
culture nationale républicaine et centralisée), ils deviennent pour les
élus mégrétistes la pierre angulaire de la reconstruction d’une identité
nationale menacée par le ‘mondialisme’.
Deuxièmement, il convient de noter que ce combat identitaire n’est
pas spécifique à Vitrolles mais qu’il s’inscrit d’emblée dans une
stratégie d’ensemble conçue par le Front National pour toutes ses
municipalités : il suffit pour s’en convaincre de rappeler que peu après
son arrivée à l’hôtel de ville de Toulon en 1995, Jean-Marie le
Chevallier faisait raser une statue-fontaine trop moderniste à son goût
pour la faire remplacer par une statue de Raimu, acteur pagnolesque
par excellence. 54
Conclusion
L’étude détaillée de la politique culturelle mise en oeuvre par les
élus mégrétistes à Vitrolles entre 1997 appelle trois séries de
remarques. En premier lieu, même si la nouvelle municipalité décide
dès son arrivée à l’hôtel de ville d’entrer en guerre contre certaines
associations socio-culturelles pour des raisons politiques, il serait
beaucoup trop simple et trompeur de caractériser l’action de ces élus
en termes de ‘table rase’ ou de désertification culturelle. Au contraire,
cet article a tenté de montrer que les élus d'extrême droite placent
d’emblée la culture parmi leurs priorités, car ils sont convaincus de
l'importance ‘stratégique’ de ce volet de leur action municipale : à
l’instar des élus communistes qui avaient compris ceci depuis les
années 1930, ils cherchent à imposer leur idéologie, leurs valeurs et
leurs symboles par le biais de la politique culturelle sans toutefois
faire de chaque programmation un acte idéologique outrancier. A cet
égard, cette analyse rejoint en partie notre étude antérieure portant sur
deux municipalités communistes. 55
En second lieu, en effet, cette politique culturelle est à la fois
complexe et multiforme tant elle comporte au moins trois volets.
Premièrement, on y trouve l’expression des choix plutôt élitistes de
certains élus (Brigitte Marandat) pour la musique, la danse et la
sculpture monumentale classiques, des choix intégrés dans un combat
—————
54
55
Samson, ‘A Toulon et Vitrolles’.
Guiat, op. cit.
Cyrille GUIAT
68
contre la prétendue décadence comtemporaine et pour un retour à ce
qui est présenté comme ‘le vrai et le beau’, ce qui explique également
l’absence du rap dans les choix culturels. Deuxièmement, on note la
volonté de satisfaire un électorat populaire (cf l’organisation de
concerts de vedettes de la chanson française des années 1980), qui
offre aussi l’avantage de donner à Vitrolles, laboratoire de l’extrême
droite au pouvoir, une certaine image de respectabilité et de tolérance,
sorte d’effet de vitrine permettant aussi de compenser partiellement
l’image musclée et sectaire de la nouvelle municipalité (cf également
l’organisation de concerts de reggae). Là encore, on peut affirmer que
cet effet de vitrine est loin d’être spécifique à Vitrolles : on le retrouve
également au cœur de la politique culturelle d’Ivry-sur-Seine et de
bien d’autres municipalités communistes 56 , et au-delà dans de très
nombreuses municipalités françaises.
Troisièmement, on remarque une stratégie d’ensemble portant sur
la dissémination des symboles et valeurs de l’extrême droite (identité
nationale en particulier) par le biais d’une ‘réappropriation’ des
traditions et des héros provençaux (Pagnol), des traditions et des héros
qui sont bien souvent étrangers aux élus vitrollais. Cette stratégie
identitaire, très visible dans la politique de communication de la
municipalité, dont le vecteur essentiel est le bulletin municipal
mensuel Le Rocher, n’est pas non plus entièrement spécifique à
Vitrolles : elle fait écho à l’utilisation semblable par la municipalité
d’Ivry-sur-Seine du journal municipal d’information, Ivry-ma-Ville, à
des fins de construction identitaire au niveau local. 57
En fin de compte, cette étude permet de suggérer que les nombreux
outils d’analyse de la politique culturelle et/ou identitaire élaborés par
plusieurs chercheurs 58 , loin d’être pertinents à leur seule étude de cas,
devraient être applicables à toute une gamme de contextes historiques,
politiques et géographiques différents, ce qui ouvre des pistes de
recherche des plus stimulantes.
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56
Guiat, chap. 5.
Guiat, chap. 5.
58
Cf en particulier Kertzer, Guiat mais aussi Chris Shore, Building Europe : The
Cultural Politics of European Integration (London/New York : Routledge, 2000).
57