lettres d`exil - Stephen Jourdain

Transcription

lettres d`exil - Stephen Jourdain
LETTRES D’EXIL
Il n’est que de renoncer.
Il n’est que de renoncer et aussitôt sous notre pas se dessinent les prairies muettes aux
mille yeux d’organdi de la vraie vie.
Tel est le grand secret.
Tel est l’unique savoir justifiant qu’on s’y attarde.
Tout au long de ma vieille vie, j’ai tenu dans ma main cette épée si simple, et à chaque
fois que je l’abattais sur la horde de mes vains attachements, ceux-ci, magiquement, se
dissolvaient comme un songe ; et les prairies paisibles de la vraie vie, piquetées de toutes les
constellations propres à l’âme humaine, se redéployaient sous mon pas étonné, devenu plus
léger et plus doux que l’haleine d’un bébé.
*
Récemment, j’ai cru que je m’étais aliéné à jamais l’amour de la femme que j’aime.
L’étau de la détresse humaine absolue s’est refermé sur moi. C’était la première fois que je
visitais ces abîmes, et j’ai pensé que j’allais en mourir. Un mois en enfer – à défaut d’une
saison.
Ô saisons, ô châteaux
Quelle âme est sans défaut ?
J’ai fait la magique étude
Du bonheur, que nul n’élude.
Qu’on me pardonne si, pour les besoins de ma cause, je détourne les deux derniers
vers de cette strophe de Rimbaud, génie parmi les génies :
J’ai fait la magique étude
Du malheur, que nul n’élude
Mon aimée, des replis profonds du malheur de te perdre, une lumière soudain a surgi,
ayant valeur de révélation.
Tu te souviens de cette petite phrase que j’ai écrite je ne sais plus quand, et qui a fait
plus ou moins le tour du monde ?
Peser sur moi-même moins que
Le poids d’une aile de papillon
Durant ces neuf années que nous avons vécu ensemble (qui ont eu pour moi le goût du
grand large, la grâce d’un matin d’avril), j’ai exercé sur toi, sans discontinuer, une pression
inhumaine. Je t’ai lentement usée, je t’ai détruite.
Sache que quand les temps seront venus pour toi de me rouvrir les portes de ta vie, la
règle sacrée de mon comportement sera
Peser sur Una moins que
Le poids d’une aile de papillon
« L’intention est bonne » me diras-tu, « mais comment pourrais-je croire à la
possibilité d’un tel changement ! »
Ce qui m’a transformé en tyran est la passion, depuis toujours suspecte à mes yeux, de
refléter dans mes écrits, non-anonymement, l’effet miraculeux du renoncement, dont l’autre
nom est Conscience. C’est cet attachement impur, cette manifestation tout particulièrement
dangereuse de l’aspiration à paraître (nonobstant la noblesse dont elle pourrait peut-être
légitimement se parer), et son inévitable sillage de tensions et de duretés qui est la cause, la
cause unique de ma cécité à l’Autre et à sa demande, l’autre se résolvant bien entendu en Toi.
Du fond de mon cœur, de toutes les fibres de mon être, je renonce à cette activité
littéraire signée de mon nom, visant à refléter l’Essentiel, que j’y excelle ou non.
L’essentiel se suffit à lui-même, perverse est la tentation de le faire exister une
deuxième fois.
Tu iras en paix désormais, mon aimée, car l’homme qui t’aime, lui aussi, ira en paix.
*
Il n’est que de renoncer, et les prairies muettes aux mille yeux d’organdi de la vraie
vie aussitôt se dessineront sous notre pas.

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