La franc-maçonnerie à l`Ile Maurice au XIXe siècle

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La franc-maçonnerie à l`Ile Maurice au XIXe siècle
La franc-maçonnerie à l’Ile Maurice au XIXe siècle : à la croisée
des cultures coloniales française et britannique
par S.D.Brinda VENKAYA REICHERT
La franc-maçonnerie mauricienne s’est développée à la croisée des cultures coloniales
française et britannique. Nous pouvons la comparer à un laboratoire dans lequel elle
a construit son identité insulaire et multiculturelle. L’étude des constituants sociétaux
et culturels de l’île Maurice du 19e siècle met en lumière le fonctionnement de ces
loges îliennes, leurs liens structurels, et les circonstances qui ont engendré des
rapprochements et des tensions loin des métropoles européennes.
L’Isle de France passa de la colonisation française à la colonisation britannique en
1810. ‘Mauritius’, ou l’île Maurice, devint officiellement britannique avec le Traité de
Paris en 1814. Les colons français conquis purent garder leurs lois, religion et langue.
La franc-maçonnerie fut une des institutions qu’ils perpétuèrent après la prise de l’ile,
ayant été les pionniers de l’histoire maçonnique mauricienne au 18e siècle. En effet,
l’Administrateur Spirituel de Maurice, Pierre Joseph Teste, témoigna, dans une lettre
envoyée à l’Archevêque de Paris, de la présence de loges maçonniques avant 1754. En
décembre 1778, trois officiers de l’Armée française et membres de L’Heureuse
Traversée de Brest, se réunirent pour régulariser le premier atelier du Grand Orient
de France, La Triple Espérance. La première loge anglaise, Lodge of Faith and Loyalty
No.676, fut créée en 1816, presque 40 ans après la première loge française. Une
particularité mauricienne fut introduite à travers le partage des temples par les
obédiences.
Au cours de la première décennie de la colonisation anglaise, une des priorités du
gouverneur anglais, Robert T. Farquhar était de promouvoir l’harmonie sociale dans
la colonie. Cette harmonie était aussi encouragée par les liens maçonniques interobédientiels. Au 19e siècle, les élites sociales et les francs-maçons se réunissaient lors
de cérémonies publiques où ils mettaient de côté leurs différents politiques ainsi que
leurs origines sociales et ethniques. Les cérémonies de pose de la première et de la
dernière pierre, les bals (à l’instar du bal maçonnique donné à l’Hôtel du
Gouvernement par le gouverneur Farquhar en 1820) et les galas de charité étaient des
occasions où le secret de l’appartenance maçonnique tombait et où les maçons
paradaient aux côtés de profanes et de dignitaires religieux et civils. Les drapeaux des
nations participantes flottaient côte à côte lors de ces occasions où la langue française
et l’anglais étaient utilisés par les orateurs. Un des plus illustres exemples est la
cérémonie de pose de la première pierre de la Cathédrale catholique St Louis, le 10
août 1813. Lord Moira (‘Deputy Grand Master of England’ and Gouverneur Général
des Indes), accompagné des membres des différentes obédiences des Iles Maurice et
Bourbon, déposa maçonniquement la première pierre de la Cathédrale. L’entente
entre religion et franc-maçonnerie se traduisait également à travers le travail social
mené dans la Cité et les célébrations de la St Jean par les loges réunies. Ainsi des
usages nouveaux furent-ils introduits à l’instar de ces cérémonies publiques où
l’appartenance maçonnique était affichée. Cette ouverture fut encouragée par les
Anglais comme l’expliqua Vigoureux de Kermorvant en 1854. Selon lui, les francsmaçons français ne faisaient pas de cérémonies publiques avant l’arrivée des Anglais
mais ne refusèrent pas d’y participer quand ils furent conviés par la suite.
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Cependant cette promiscuité sociale et maçonnique des élites des deux nations allait
inévitablement s’effriter face aux enjeux sociétaux, religieux et économiques de la
colonie. La fraternité maçonnique vacilla en 1854 quand Monseigneur Collier,
l’archevêque catholique, excommunia les francs-maçons de son église. Les maçons
anglais jugèrent que c’était leur devoir de défendre leurs Frères catholiques
persécutés. Pourtant, malgré cette solidarité, les excommuniés français du Grand
Orient de France comprirent qu’ils devaient mener leur combat seuls car le
gouvernement colonial et la Grande Loge Unie d’Angleterre ne pouvaient interférer
dans une affaire maçonnique et religieuse française. Cette situation fut longuement
commentée dans les colonnes des journaux locaux. Une autre source de tension entre
les deux nations était la présence de plusieurs obédiences dans la colonie. Après le
Schisme de 1877, suivant l’abandon du paragraphe 2 de l’Article 1 des Constitutions,
les loges françaises à Maurice vécurent un certain isolement car leur position était
devenue critique. Ils vivaient, en effet, dans un pays où se trouvaient des loges sous
différentes obédiences. La loge La Triple Espérance fit appel au Grand Orient qui
comprit la situation des francs-maçons français de l’Océan Indien mais il ne put leur
accorder une dérogation spéciale. Le couperet tomba vite et les loges anglaises
cessèrent toutes relations avec eux au début du 20e siècle. Ce laboratoire maçonnique
multiculturel eut aussi à faire face à une question identitaire: celle de la place des
Libres, des gens de couleur, des affranchis et des engagés indiens en société et en
franc-maçonnerie. Les francs-maçons mauriciens étaient des hommes de leur temps
et la société divisée dans laquelle ils vivaient avait engendré une franc-maçonnerie
parfois sectaire.
En conclusion, nous pouvons dire que l’histoire de la franc-maçonnerie mauricienne
prit racine au fil des décennies au sein d’une société qui se construisait à la croisée de
plusieurs cultures. Elle a laissé à la postérité une franc-maçonnerie locale avec une
identité propre, tout en gardant des liens avec les métropoles européennes. Les
obédiences qui avaient migré dans cette colonie durent se construire dans ce
paradigme insulaire tout en perpétuant les traditions maçonniques du Siècle des
Lumières. Les liens fraternels triomphèrent souvent en procurant un espace de
convivialité et de tolérance entre les nations mais ne vinrent cependant pas toujours à
bout des divisions sociales, ethniques, culturelles et cultuelles intrinsèques qui
jalonnèrent la période.
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