Rapport Charles Pastor - Ordre des Avocats au Conseil d`Etat et à la

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Rapport Charles Pastor - Ordre des Avocats au Conseil d`Etat et à la
Un maire peut-il, sans commettre une illégalité manifeste, refuser de faire
usage de ses pouvoirs de police pour mettre fin à l’exposition, dans la
vitrine d’une boulangerie, de pâtisseries figurant des personnages de
couleur noire présentés dans une attitude obscène et s’inscrivant dans
l’iconographie colonialiste ?
(CE, 16 avril 2015, req. no 389.372, à paraître aux tables du Recueil)
Rapport - Charles Pastor
I. La loi peut-elle tout prevoir ?
Lorsqu’il prend la plume, on attend du legislateur qu’il pense a tout, qu’il pare
a toutes les eventualites.
Alors il fait de son mieux !
Soit il adopte des formulations tres generales, au risque d’etre imprecis.
Soit il etablit des listes interminables, au risque d’etre incomplet.
Prenez, par exemple, la loi du 29 juillet 1881 sur la liberte de la presse.
Elle reprime penalement les injures racistes et autres incitations a la haine
raciale.
Mais pas n’importe lesquelles : il y a une liste !
Elles doivent intervenir au moyen de discours, cris, menaces, ecrits,
imprimes, dessins, gravures, peintures, emblemes, images, placards, affiches,
ou Internet.
13 moyens possibles !
Le legislateur a tout prevu.
Tout, sauf les gateaux racistes.
Et pourtant, il y a des precedents !
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Les fameuses « Têtes-de-nègre », le slogan « Y’a bon banania », les yaourts
« Créola », les biscuits Saint-Michel au chocolat « Bamboula ». Il faut croire
que l’industrie agro-alimentaire veut a tout prix associer cacao et melanine.
Mais les Noirs ne sont pas les seules victimes des cliches racialo-culinaires.
En France, tout le monde trouve normal de voir imprime sur un paquet de
gateaux un jeune mexicain a sombrero qui crie « Ay Pepito ! ».
Mais aux Etats-Unis, la reaction outree des latino-americains a contraint la
societe Kraft Foods a retirer les Pepitos du marche.
Dans notre affaire, pas de multinationale tentaculaire mais une petite
boulangerie de Grasse, dans les Alpes-Maritimes.
Et cette question : le maire qui refuse d’interdire l’exposition en vitrine de
patisseries jugees racistes commet-il dans l’exercice de ses pouvoirs, une
atteinte grave et manifestement illegale a une liberte fondamentale, ce qui
justifierait l’intervention du juge du refere-liberte ?
II. Il faut d’abord evacuer une première question, qui est celle de l’inaction.
On pourrait en effet se demander s’il est possible pour une autorite publique
de porter atteinte a une liberte fondamentale… en ne faisant rien.
Vous l’avez deja juge.
Vous avez, par exemple, protege la dignite et la sante des detenus de la prison
des Baumettes en enjoignant a l’administration penitentiaire d’en eradiquer
les rats et les cafards.
Vous protegez regulierement le droit a l’hebergement d’urgence, reconnu par
la loi aux sans-abris, face a l’incapacite de l’Etat a leur fournir un toit.
L’abstention d’une personne publique, sa carence, peut donc constituer une
atteinte a une liberte fondamentale.
Encore faut-il qu’elle ait le pouvoir et l’obligation d’agir.
III. Ce qui nous amene a la deuxième question : quelles sont les obligations
du maire ?
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Il doit exercer ses pouvoirs de police administrative pour garantir, sur le
territoire de sa commune, l’ordre public.
L’ordre public inclut la dignite de la personne humaine.
Consacree en 1995 a Morsang-sur-Orge pour proteger les nains contre euxmemes.
Utilisee en 2007 pour interdire les soupes populaires volontairement
preparees avec du porc.
Rappelee avec fracas en 2014 pour mettre un terme aux derives antisemites
d’un humoriste en perdition.
La dignite de la personne humaine est un principe aussi rare en
jurisprudence que flou en doctrine.
La meilleure definition, a mon sens, est celle du Conseil constitutionnel pour
lequel « la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme
d’asservissement et de dégradation est un principe à valeur constitutionnelle »
Car oui, en plus d’etre une composante de l’ordre public, la dignite humaine
est egalement une liberte fondamentale.
Resumons.
Si l’on combine les regles de la police administrative avec celles du refere
liberte, on aboutit au resultat suivant : le maire est tenu de faire respecter
l’ordre public, incluant la dignite humaine, et son inaction est susceptible de
porter une atteinte grave et manifestement illegale a la liberte fondamentale
que constitue egalement la dignite humaine.
IV. Ce qui nous amene au cas d’espece et a l’ultime question.
Refuser d’interdire les patisseries de Grasse portait-il une atteinte grave et
manifestement illegale a cette liberte ?
Je ne le crois pas.
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A mon sens, l’appreciation par le juge de l’atteinte a la dignite humaine doit
imperativement etre restrictive parce qu’elle vient en concurrence avec
d’autres libertes, tout aussi fondamentales.
La liberte d’expression, la liberte d’entreprendre doivent egalement etre
protegees contre des mesures de police dont on peut craindre l’arbitraire.
Imaginez-vous les trente-six mille maires de France patrouiller dans les rues
et interdire preventivement tout ce qui pourrait heurter la sensibilite de leurs
administres ?
C’est impraticable et c’est dangereux.
V. Cette appreciation doit etre d’autant plus restrictive que nous sommes
saisis d’un refere.
Si vous avez vu ces patisseries, vous conviendrez avec moi qu’elles sont, a tout
le moins, de tres mauvais gout.
Mais le juge des referes n’est pas le juge du bon gout, il est le juge de
l’evidence.
Et je ne vois pas d’evidence en l’espece.
Le caractere objectivement raciste de ces patisseries ne me paraît pas
suffisamment flagrant pour que le refus d’en interdire l’exposition puisse
constituer une atteinte manifestement illegale a la dignite.
Et si atteinte il y a, le juge du fond pourra naturellement la sanctionner sur le
terrain de la responsabilite administrative.
Je vous invite donc a repondre par l’affirmative a la question qui vous est
posee.
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