Deux font la paire Tous les deux avaient l`air d`Iggy Pop la
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Deux font la paire Tous les deux avaient l`air d`Iggy Pop la
1 De ux fo nt la p air e Tous les deux avaient l’air d’Iggy Pop la soixantaine largement dépassée, mais avec de grosses paires de lunettes noires sur le nez, et beaucoup plus voûtés. Leurs longs cheveux gris tombant sur les épaules, toujours un peu gras et mal lavés, faisaient aussi penser à ces paysans bas bretons du début du vingtième siècle, mais sans barbe ou rouflaquettes. Et au lieu de fumer de petites pipes en écume de mer, ils préféraient le tabac à rouler bien lourd et noir et plus souvent encore de gros cigares de shit qu’ils étaient encore capables de rouler avec une seule main. Ils fumaient leur haschich parfois aussi dans des pipes à eau fabriquées par eux-mêmes, ce qu’ils appelaient « faire des bulles ». Ils étaient tous les deux très grands, approchant les deux mètres, mais étant donné leur voûtitude on pouvait leur enlever un peu de hauteur. Tous les jours, et parfois même jour et nuit, ils portaient les mêmes jeans crades et négligés et les mêmes gilets et chemises pleins de taches de gras et de vin, dont ils possédaient une collection si grande que la femme de ménage pouvait se contenter d’une seule lessive mensuelle, où tout, vêtements, draps, torchons, serviettes et nappes, était englouti dans une commune tournante infernale. Elle se contentait le reste du temps de bavarder en buvant du café, gardant un chiffon à poussière dans sa leste main de ménagère, se donnant une contenance et l’impression, surtout à l’égard de sa propre conscience professionnelle, de faire quelque chose. Ses patrons, qui aimaient beaucoup le peintre hollandais Jan Steen, célèbre pour ses intérieurs bordéliques, ne tenaient pas vraiment à ce que la maison soit trop propre, donc tout le monde y trouvait son compte. Au fil du temps les tapis et les nattes en coco en étaient devenus collants, mais au lieu de gêner les deux amis cela leur donnait l’agréable impression de rester encore un peu en contact avec le monde réel. Car ils avaient parfois quelques problèmes dans ce domaine, non qu’ils aient eu déjà un pied dans la tombe, mais ils n’avaient plus toujours toute leur tête, et parfois l’impression qu’ils étaient en train de monter dans les nuages et de s’éloigner de la terre ferme en voletant gentiment. Ils se connaissaient depuis des années, s’étaient perdus de vue durant une longue période, mais la vieillesse les avait finalement à nouveau réunis. Quand ils étaient encore au lycée on les surnommait « les jumeaux ». De là peut-être qu’ils étaient maintenant à nouveau ensemble, et cette fois-ci, pour toujours, après avoir connu pendant des années des copines, amies, maîtresses, femmes, mariages et divorces chacun de son côté. Un étrange hasard avait fait en sorte qu’ils se retrouvaient seuls tous les deux à peu près à la même époque, vraiment tout seuls : l’un avait perdu sa femme dans un accident de voiture et en était inconsolable, l’autre, après quatre divorces, « en avait assez des femmes ». L’un ne désirait plus qu’une femme qui ne fut plus, l’autre ne supportait plus aucune femme. C’est ainsi qu’un jour où ils étaient en train de boire un genièvre dans leur bar de quartier le hasard ou le cheminement des pensées fit qu’ils ouvrent la bouche au même moment pour dire « tout seul c’est tout seul ». Sur le champ ils décidèrent d’habiter ensemble pour toujours. Aussitôt dit, aussitôt fait. Piet avait un appartement en duplex sur le Korte Gracht d’Amsterdam, tandis que Jan arrivait au bout du bail d’un petit studio, ce qui amena Piet à proposer à Jan de lui céder l’étage inférieur du duplex dont il ne se servait plus depuis longtemps, en échange d’une contribution mensuelle aux dépenses communes. Ils trouvèrent un bon arrangement pour les dépenses du ménage, décidèrent de préparer à tour de rôle le dîner, faisaient ensuite ensemble la vaiselle à la main, et ainsi, tout était réglé comme du papier à musique. Pendant la journée chacun à son étage écoutait des disques. Ils avaient l’un et l’autre une installation à CD ultramoderne, une télévision énorme et des lecteurs de DVD, toutes sortes de films, des cassettes porno aussi bien soft que hard, et d’inépuisables réserves d’alcool, de vin, de haschisch sous toutes les formes. Ils avaient aussi des armoires pleines de livres et de 2 BD’s, et il y avait ainsi des jours où ils ne sortaient tout simplement pas de la maison, restant assis tantôt tout seul tantôt ensemble dans leurs fauteuils crapaud à clous à lire, boire et fumer, ne se levant par moments que pour jeter un coup d’œil rapide sur les petits miroirs espions qui permettaient de voir ce qui se passait en bas dans la rue, en riant toujours d’une manière tout à fait exagérée. Cela pouvait continuer ainsi pendant des jours et des jours, pendant lesquels ils ne quittaient pas une seconde leur maison, sauf en fin de soirée. Ils se mettaient alors bien debout devant la glace de l’entrée, rôtaient un coup s’il en était besoin, et se disaient : « en avant, camarade ! ». C’était le signal de départ pour le bar du coin, où ils allaient se péter la gueule avec quelques voisins, pour retourner chez eux vers une ou deux heures du matin, seuls ou aidés par un peu moins bourrés qu’eux, car monter les deux étages par l’escalier lus que raide n’était pas alors chose facile. Bref, c’était un genre de vie à la dépense d’énergie minimale, ce qu’ils appelaient « rester dans la bulle toute la journée », une existence à petit feu qui oscillait pour ainsi dire entre la vie et la mort, dans laquelle ne se passait à peu près rien, ce qui leur plaisait énormément car cette espèce de végétation sans soucis prenait pour eux des allures de Paradis. Là-dessus ils étaient parfaitement en accord, et même dans une harmonie rare, et il leur arrivait parfois de se le dire, en fin d’après-midi, quand l’un était chez l’autre ou l’autre chez l’un, qu’il y avait eu du soleil et que celui-ci se couchait, et qu’ils étaient déjà légèrement ivres, avec des paroles devenant des balbutiements : « on n’est pas bien là ? » « quelle vie, oui, ça, tu peux le dire, mon grand ». L’un n’était pas plus grand que l’autre, mais c’était une façon de parler entre eux. Cette appréciation partagée de leur vie commune était à peu près la seule chose sur laquelle ils étaient d’accord entre eux. Leur solide amitié avait ceci d’étrange qu’ils avaient deux caractères complètement opposés, et avaient à propos de presque tout une opinion contraire. Quand Piet disait : « tu verras, il pleuvra toute la journée » Jan répondait « mais non, regardes, là bas, je vois un coin de ciel bleu ! ». Quand Piet disait « il n’y a presque plus rien à boire, regardes, la bouteille est à moitié vide ! », Jean disait « qu’est-ce que tu radotes, la bouteille est encore à moitié pleine, et moi je ne boirai plus beaucoup ce soir ! ». Quand il leur arrivait d’écouter ensemble la radio, le journal par exemple, Piet commentait « tu verras, ce sera la guerre ! » tandis que Jan affirmait « mais non, c’est que du cinéma ». Pour le premier, le nouveau Premier Ministre « était un vrai toquard », tandis que le second disait « moi je trouve qu’il ne s’en sort pas si mal que ça, vu les circonstances ! ». Quand ils écoutaient de la musique à la radio, on pouvait entendre dire l’un « cet Eminem est vraiment un petit couillon », et l’autre, « moi je trouve que pour un blanc il ne se débrouille pas mal du tout ! ». Vers la fin de la journée, et parfois même tôt le matin, c’est-à-dire vers onze heures, on pouvait entendre gémir l’un « encore une de ces journées à la con où on ferait mieux de se saouler à mort ! », l’autre répliquant « allez, reprends-toi, ce soir il y a un Clint Eastwood à la télé, et on a du Libanon rouge ! ». Cela se passait ainsi toute la sainte journée, sans qu’il y ait une quelconque dispute ou querelle, c’était simplement leur manière de vivre ensemble, et l’un savait à peu près à l’avance ce que l’autre allait répondre à telle ou telle remarque, et inversement. Ils se complétaient aussi dans les tâches quotidiennes du ménage et de la cuisine. Piet par exemple aimait cuisiner des légumes, du chou, des petites carottes, des pommes de terre de toutes sortes, accommodés au besoin d’un peu de viande et ensuite transformés en hochepot ou potée, avec beaucoup de sauce bien grasse, tandis que Jan préférait les grillades et la viande rouge, le bœuf, les entrecôtes, les côtelettes d’agneau, les rôtis, accompagnés d’un peu de salade. Mais tout ce que faisait l’un était apprécié par l’autre, donc il n’y avait pas de problème. Ainsi n’y avait-il, depuis le commencement de leur vie en commun, pas un nuage à l’horizon, et ce qu’ils vivaient depuis bientôt un an s’apparentait selon toutes les apparences à une 3 forme de bonheur. Aussi décidèrent-ils de fêter cela dignement par un dîner gastronomique, avec du champagne, un vrai bon vieux Bourgogne, un rôti d’agneau cuit par Jan et une terrine de légumes accomodée par Piet, et en dessert de la glace et pour tous les deux un énorme nargileh bien plein de Nepal Noir, haschich et opium mêlés, avant de se mettre en route pour le bar pour continuer à fêter ça entre voisins et amis. Piet ferait les courses pour les boissons et Jan pour le manger. A la fin de la journée le repas est fin prêt, et tout se destine à la fête. Les bougies brûlent dans les chandeliers, le champagne est dans son seau, et Piet s’employe à l’ouvrir en connaisseur, le bouchon saute jusqu’au plafond et ils lèvent leur verre presqu’aussi haut et portent un toast à eux-mêmes : « A nous deux ! et que ça dure ! houra ! houra ! houra ! ». Après la première gorgée Jan dit : « eh bien, je dois dire qu’il est bon, sec, mais en même temps fruité, sans trop de bulles, t’as fait le bon choix, c’est quoi comme marque ? ». Piet sort la bouteille du seau à glace et lit : « Cela s’appelle Blanquette de Limoux, cela vient du Sud de la France, enfin du Sud Ouest ». Jan manque de s’étrangler : « Mais qu’est-ce que tu dis ? Mais, mais, ce n’est pas du tout du champagne ! « « Mais si, c’est marqué dessus justement, méthode champenoise ! », « Mais non, ce n’est pas du champagne, car le champagne, c’est pas marqué dessus « méthode champenoise », ça c’est une imitation de champagne ! Sur le vrai Champagne c’est marqué Champagne, Monsieur ! ». « Mais qu’est-ce que ça peut faire, puisque tu trouves que c’est bon ?! En plus c’était deux fois moins cher ! « « Non, tu as raison, ce n’est pas très grave, laisses tomber, je pensais, c’est une occasion spéciale, j’avais pensé un peu cérémoniale, mais c’est une question de style.. » « De style ? Qu’est-ce que tu veux dire par là ? » « Quoi ? Non, laisses tomber, c’est symbolique si tu veux, donc disons que ça n’a pas d’importance, vraiment c’est pas grave, ce qui est plus important c’est qu’on mange, sinon l’agneau… », « D’accord d’accord, car je me demandais, mais enfin… » Piet ne finit pas sa phrase, et ils se mettent à table, passent du faux champagne à la vraie wodka, car en entrée il y a du caviar. Les bougies dégagent une ambiance chaleureuse, une petite musique classique réchauffe encore plus l’atmosphère, la wodka rougit les joues des deux amis, tout est à la fête, tout est bien, plus que bien. Des bulles de joie éclatent de partout et c’est une merveille de les voir ainsi ensemble. Jan sort maintenant de la pièce pour aller chercher le rôti d’agneau. Piet se lève, va vers l’appareil de CD, sort le CD qui est dedans, voit sur l’étiquette qu’il s’agit d’une musique de clavecin de Scarlatti, ne ressent apparemment aucun scrupule et met à la place Blond on Blond de Bob Dylan. Et pendant que Jan est affairé dans la cuisine (« non, c’est pas la peine de m’aider ! ») il vide d’un trait son verre de Wodka en disant à haute voix, se regardant dans une glace : « voilà ce que les impôts n’auront pas ». Mais Jan ne l’entend pas, trop affairé avec la « surprise » qu’il est en train de préparer pour son ami. Il apporte d’abord le soufflé de légumes « dis-donc tu l’as bien réussi ! », puis quand il se retourne pour revenir à la cuisine il réalise que la musique a été changée. « Pourquoi t’as changé le disque ? ». « Ah oui, euh, je trouvais que c’était un peu trop éthéré et rapide, là il y a un peu plus de profondeur, tu ne trouves-pas ? Mais si tu y tiens.. », « Ah bon, tu trouves …la musique avait un rapport avec ce qu’on mange, mais si tu préfères Dylan… » et il disparaît dans la cuisine. Il en revient avec quelque chose de très spécial : un énorme plat sorti du four, avec non pas un morceau de viande rôti, non pas un gigot, mais une bête entière ! « C’est quoi ça ! » s’exclame Piet en s’étranglant presque, « c’est un chevreau » répond Jan. « Un chevreau ? Mais tu nous avais promis un gigot ? Tu ne trouves pas que c’est un peu trop ? » « Dans quel sens ? », mais Piet ne répond pas car il regarde avec des yeux ahuris la petite bête rôtie, qui est là devant lui sur la table presque tout entière, moins la tête et les sabots. Le petit cou, le dos, les quatre petites pattes, le petit cul, il ne manque quasiment rien. Cela le fait frissonner, un air froid lui descend du dos jusqu’aux fesses, bien qu’il fasse très chaud dans la pièce et 4 qu’il a accumulé déjà pas mal d’alcool dans les veines. A la place d’un bon morceau de viande qu’on peut manger sans se poser de questions, il voit devant lui un petit animal, et même un si spécialement adorable chevreau, une si mignonne petite bête avec des petites pattes blanches et de petits sabots et une petite tête blonde frisée si croquante qu’on a envie tout de suite de le prendre dans ses bras, de le caresser et de s’endormir avec. Mais il secoue la tête, essaie de se dire que ce n’est rien, qu’il se raconte des histoires, et déclare vaillamment : « Eh bien, dis donc, ça a l’air drôlement bon ! Donnes-moi un gros morceau s’il te plaît ! ». Jan prend la grande fourchette à viande et l’énorme couteau de boucher qu’il vient d’aiguiser, pique la fourchette dans le petit corps allongé sur la table et y enfonce le couteau qui entre comme dans du beurre : ainsi qu’il se doit, la viande est encore un peu rose à l’intérieur, saignante même. Piet éprouve à nouveau de la répulsion, mais n’en laisse rien paraître et avance son assiette. Il attend que Jan soit servi à son tour puis ils attaquent de concert que c’est une joie de les voir ainsi manger, car c’est vraiment très fin et très bon. Et les voilà avec leurs cheveux si longs qu’ils tombent presque dans leur assiette et le font même de temps en temps, bien qu’ils s’essuient tous deux correctement la bouche avec leurs serviettes en damast qui viennent du trousseau de Jan, avant de prendre une gorgée de vin. Et le vin de Bourgogne descend gaiement, une douce euphorie s’empare de leur corps et de leur esprit, ils se racontent des histoires et des blagues, tout pétille que c’est une joie, tout paraît à nouveau baigner dans le bonheur, un bonheur presque parfait. Mais étant donné que la femme de ménage ne travaille pas le soir, à un moment donné il faut bien qu’ils desservent eux-même la table, tâche qui revient à Piet pendant que Jan vide lentement son verre de Bourgogne. Piet entre dans la cuisine, ouvre la poubelle d’où la tête du chevreau lui saute à la figure : deux petits yeux aveugles rouge-blanc le regardent on ne peut plus fixement. Dans l’état où il se trouve il ne réalise pas que ces yeux sont totalement aveugles, il y lit un immense reproche à lui-même adressé, puisqu’il en a mangé. Il en fait tomber l’assiette qu’il était en train de nettoyer, jure « Godverdomme! »1 et à ce moment précis quelque chose de bizarre s’opère dans son âme, car il se persuade fermement du fait que Dieu l’a condamné pour de bon. Dans son esprit troublé la petite tête aveugle et morte du chevreau se transforme en une petite tête blanche bien vivante avec des poils frisés et une petite bouche bêlant « mèh ! mèh ! » qui sort de la poubelle. Il en devient comme de glace, reste figé devant la poubelle comme un lapin hypnotisé par un serpent jusqu’à ce que la voix étonnée de Jan le tire de sa léthargie : « Piet, qu’est-ce que tu fous !? ». L’horrible vision se dissipe alors, il peut ramasser les morceaux de l’assiette cassée, les jeter et retourner à la salle à manger. Jan s’effraye de l’expression de son visage : « t’as vu le Diable ?! » « Je crois que tu peux le dire oui ! J’ai dû boire un peu trop de wodka, passons plutôt au hasch ». Aussitôt dit aussitôt fait. Pour accompagner la glace au dessert ils mettent tous les deux le feu à leur pipe à eau, qui fait de si douces bulles et de si soyeux nuages gris que Piet s’en rétablit et que la couleur revient sur son visage. Ils tirent sur leurs pipes à eau que c’est une fête de les voir ainsi tirer. Quand ils sont bien pêtés tous les deux ils disent de concert mais sans se concerter « et si on allait faire un tour au café ? », ce qui les fait rire bien fort, donc tout est bien à nouveau comme avant. Au café ils sont accueillis en triomphe et avec les applaudissements par les voisins et les habitués, qui leur ont acheté un grand bouquet de roses. La fête continue ainsi avec des bulles, des étincelles et de la mousse, beaucoup de bruit et d’hilarité. A un moment donné une voisine demande « et qu’avez-vous donc fait à dîner pour ce soir ? », et Piet de 1 Juron que tout français étant allé en Hollande retient comme seul mot de la langue néerlandaise, et qui veut dire « Dieu me damne » 5 répondre : « eh bien, on a évidemment commencé par le champagne… ». Jan remarque alors « champagne, champagne… ». « Ta gueule oui ! Sinon je raconte ce que t’as vraiment fait griller dans le four ! ». « Ah oui, qu’est-ce que c’était, racontez-moi, ça semble excitant ! » dit la voisine. « Un chevreau entier, avec sa tête et ses sabots ! », « Un chevreau ?! Un chevreau, une si mignonne petite bête, un petit chevreau tout blanc ? Jan, c’est vrai ce qu’il dit Piet ? Mais comment tu peux faire ça ? Et comment tu peux avaler ça ? Moi je n’aurai jamais pu manger un truc pareil ! Un chevreau, qui fait « mèh, mèh ! », mais c’est horrible ! » et ainsi babille-t-elle en caquettant sans s’arrêter jusqu’à ce que Jan, qui répond des phrases du genre « il était déjà mort de toutes façons » ou « c’est si bon que je ne peux pas y résister », en a assez, se retourne et glisse à Piet « si ça t’amuses restes avec cette vieille oie, moi je vais voir ailleurs ! ». Ils continuent ainsi la fête chacun de son côté, jusquà trois ou quatre heures du matin, car le patron a mis une pancarte « soirée privée » sur la porte du café après avoir expulsé les derniers clients ne faisant pas partie des intimes. Totalement ivres nos deux amis rentrent chez eux, ils crapahutent en se tenant aux balustrades et aux portes pour ne pas tomber, avec force jurons et beaucoup de bruit, puis une fois la porte d’entrée ouverte, non sans mal, ils grimpent à quatre pattes plutôt qu’ils ne montent le premier escalier jusqu’au palier, dans un état tel que Piet ne propose même pas à Jan d’entrer boire un dernier verre, ce qui est tout dire. Jan donc lui dit « bonne nuit » et sur ce, il monte en se tenant à la rampe de l’escalier qui mène à son étage à lui. Piet s’endort comme assommé par une masse, il a l’impression de faire une chute vertigineuse dans un puits sans fond, tout en s’écrasant à un moment donné sur un sol dur comme la pierre. Il reste ainsi sonné un instant, puis ça démarre. Une grande oie portant des binocles le prend sur ses genoux, et commence à lui conter une histoire : « il était une fois une vieille chèvre qui avait sept petits chevreaux.. ». Elle conte l’histoire du début à la fin, jusqu’à ce qu’il y a un concert de bêlements et qu’apparaît un immense loup qui avale tout cru l’un des chevreaux, précisément celui qui croyait échapper à ce destin en se cachant dans la pendule. A la fin, on ne voit plus que deux petites pattes blanches avec leurs petits sabots roses dépasser de la gueule du loup, et on n’entend plus rien. Silence de mort précoce. Piet se réveille alors en sursaut et en nage : « la patte blanche ! la patte blanche ! ». Il se tient droit assis dans son lit, mais la chambre tourne autour de lui comme une toupie. Il saute de son lit, court vers les toilettes, et vomit tout ce qu’il a mangé et tout ce qu’il a bu. Quand il tire la chasse il a à nouveau la sensation d’entendre des bêlements. Ensuite, il sombre dans un sommeil profond. Le lendemain matin il se réveille avec une gueule en bois de chêne. Quand il ferme les yeux il voit devant lui le Chat botté, qui le regarde avec un œil goguenard. Arrivé tant bien que mal à la table de petit déjeuner commune, où Jan est déjà en train de lire le journal apporté tout frais le matin dans la boîte aux lettres, et de fumer de bonne heure ce qu’il appelle sa « cigarette à caguer », il lui dit avant même de dire « bonjour ! » : « plus jamais je ne mangerai de viande ! ». Et il s’y tient une fois pour toutes. Au début cela ne fait pas une grande différence avec la manière dont ils cuisinaient auparavant. Quand c’est le tour de Piet il fait de très bons plats de légumes végétariens, accompagnés d’omelettes ou d’œufs sous une autre forme, et une fois sur deux il est même prêt à faire revenir ou griller un morceau de viande pour Jan, tant qu’il ne s’agit pas d’une bête entière. Mais une nuit où il avait préparé une cuisse de poulet au four, il eut un terrible cauchemar dans lequel une mère poule l’attaquait en le piquant de partout avec son bec pointu, commençant même à lui « faire des choses » en essayant de retirer son pantalon pour le mordiller dans les fesses, et peut être même pire, jusqu’à ce qu’il se réveille en sueur criant « j’en ai ma dose ! ». Ainsi prit-il le lendemain matin la ferme résolution de ne plus jamais faire cuire de viande ou même d’en toucher. 6 Dès lors les temps devinrent durs pour nos deux amis. Si Jan voulait avoir son petit morceau de viande quotidien, il fallait qu’il l’achète et cuise lui-même. Fini donc l’époque où il pouvait, une fois sur deux, se délecter d’un verre de genièvre ou de whisky, paresseusement installé devant la télévision pendant que l’autre faisait la cuisine. Afin de retrouver ce confort-là, Jan décida de ne pas manger de viande les jours où Piet préparait le dîner. Mais petit à petit il en éprouva de l’inconfort, qui se mua en énervement puis en irritation, même les jours où il prépara le dîner et mangeait de la viande. Il se rendit compte alors à quel point il désirait manger de la viande, à quel point cela lui manquait quand il n’en mangea point. C’est alors qu’il tomba malade durant une semaine entière, si mal en point qu’il ne pouvait même pas se lever pour faire à manger. Cela ne dérangea pas du tout Piet, qui se comporta comme une vraie infirmière, préparant le dîner tous les soirs sans rouspéter « c’est normal, entre amis pour la vie ! », sauf qu’évidemment il n’y avait pas un seul minuscule petit morceau de viande ou même de poisson dans les plats cuisinés. Tout était très bon, mais purement végétarien. Ce qui fait qu’une fois Jan rétabli, il était en quelque sorte sur le bord de l’explosion et n’avait plus qu’une seule idée en tête : manger de la viande ! On le voyait donc descendre les escaliers quatre à quatre et courir chez le boucher, où il tomba sur une file de pas moins de cinq clients, plutôt de clientes, décidées à prendre leur temps, à acheter pour la semaine, à hésiter sur leurs choix, et à bavarder avec le boucher qui était ma foi, plutôt bel homme. Jan se trouvait juste derrière une amsterdamoise bien en chair, hanchée comme une autruche, qui devait frôler la quarantaine mais qui s’habillait comme si elle avait vingt ans de moins, avec un teeshirt qui laissait son ventre et son nombril à découvert et une épaule nue. Jan placé juste derrière elle sentait l’odeur d’un envoûtant parfum, un peu lourd, un peu vulgaire, mais sous cette odeur déjà excitante il humectait un léger début de transpiration matinale, ce qui lui mettait l’eau à la bouche. Pour des raisons étranges il ne se passa rien dans son jeans, tout était concentré dans sa bouche et dans son estomac. Pris d’une furie soudaine, il avança, sans s’en rendre vraiment compte, sa bouche ouverte et ses dents sorties vers l’épaule nue de la voluptueuse dame, qui se retourna vivement juste avant que ses dents n’allaient mordre sa chair, et, prise d’effroi, lui administra une vigoureuse torgnole bien sentie en criant haut et fort « mais vous êtes complètement fou ! ». Bizarrement il eut encore le toupet de lui répondre « oui, de vous, joli morceau ! » avant de s’enfuir vers un autre boucher, abandonnant la dame bien en chair seule sur le trottoir où elle agitait la main comme pour le retenir. Après quelques tranches de sauçisse et un bon steack dans la souris tout était enfin à nouveau comme avant, et nos deux amis étaient assis ensemble bien contents devant la télévision, qui proposait ce soir là un très bon western. Les choses continuaient ainsi pendant un certain temps, mais Jan ne supportait plus vraiment le régime sans viande un jour sur deux, au point où il lui arrivait de plus en plus souvent de préparer pour lui-même un morceau de viande tous les jours. Cette entorse aux habitudes d’antan l’irritait de plus en plus, il était régulièrement énervé dès le réveil, et des disputes pour des broutilles éclataient maintenant sans arrêt entre les deux amis, querelles qu’il devenait de plus en plus difficile de noyer dans l’alcool bu ensemble. Ils étaient ainsi plus voûtés que jamais, leurs yeux devenus sans éclat épiaient nerveusement à gauche puis à droite, ils surveillaient leurs propres mots et contrôlaient les phrases qu’ils faisaient avec, ils essayaient d’éviter tel ou tel sujet sensible, susceptible d’attiser les conflits latents, mais ils n’y arrivaient pas tout le temps et des disputes de plus en plus violentes et longues éclataient ainsi régulièrement entre eux. Quand cela se produisait, ils s’enfermaient chacun à son étage, bougonnant et rouspétant à qui mieux mieux, élevant la voix pour que surtout l’autre puisse l’entendre. Ce n’était plus du tout comme avant. Toute joie de vivre avait disparue de leur maison, devenue râles et 7 plaintes. Ils essaient d’y faire face en buvant encore plus et en fumant encore plus de haschisch, mais n’en éprouvèrent que les mauvais effets secondaires. Piet par exemple avait progressivement l’impression de plus en plus nette que les murs de son étage bougeaient, se rétrécissaient, se courbaient, que les portes craquaient et que les fenêtres ne voulaient plus s’ouvrir, et que toute la maison puait, puait d’une odeur nauséabonde de viande pourrie. Quand il arriva un jour que la porte resta coinçée il se mit en fureur, ayant l’impression qu’elle avait des yeux et un nez et le regardait avec hostilité, ce qui évidemment n’était pas vrai. Une autre fois il heurta un pan de mur et crut l’entendre dire « vieux débris ! vieux débris ! », ce qui était évidemment faux. De son côté Jan était de plus en plus sujet à des hallucinations de viande fraîche, surtout quand il voyait de jeunes filles ou de jeunes femmes dans la rue qui, comme chacun sait, peuvent être en Hollande généreusement en chair. Bien qu’il mangeait de la viande quasiment tous les jours, l’idée de manger de la viande devenait une obsession qui le taraudait nuit et jour, jour et nuit, ne lui laissant pas un moment de répit. Il était alors généralement préférable qu’il ne sorte pas dans la rue, sauf s’il venait de manger un bon morceau de viande bien saignant, sinon l’envie de se jeter toutes dents dehors sur la première épaule ou même fesse bien dodue qui passait le prenait inexorablement. Et il ne tombait pas toujours sur des femmes si compréhensives que la première. A un moment même la police s’en serait mêlée s’il n’avait eu l’idée, devant les indignations et les menaces, de dire qu’il venait de sortir de l’hôpital psychiatrique, après quoi on le laissa partir. Bref, les choses allaient de mal en pire et des deux côtés. Piet voyait des visages humains partout, dans les objets, dans les animaux, dans les étals de bouchers, pensait que tout ce qui l’entourait lui était hostile, et il y avait des jours où il n’osa pas même sortir de la maison, de peur de se faire attaquer. Dans une espèce de protestation déguisée il se laissa pousser une barbiche, une barbiche qui sorta toute blanche. De son côté, Jan voyait dans toutes les filles et femmes jeunes ou moins jeunes, et même parfais dans certains hommes, des animaux comestibles, des morceaux de viande sur deux pattes, qu’il aurait bien aimé découper et mettre à griller dans son four. Ainsi arriva ce qui devait arriver. Un soir où Piet avait fait sa cuisine végétarienne, et où Jan n’avait pas trouvé le courage pour se préparer un petit bout de viande bien saignante, nos amis se trouvaient à table comme tous les soirs, et ils n’étaient plus tout jeunes. Cela commençait à se voir sérieusement. Ils échangeaient des banalités, des paroles à propos de tout ou plutôt de rien, le temps qu’il faisait, les voisins, le café du coin, chacun essayant de maintenir un semblant de conversation, mais le feu était pour ainsi dire éteint. Comme d’habitude ils avaient déjà avalé plusieurs apéritifs, un bon malt qu’un ami leur avait apporté il y a déjà quelque temps, puis un énorme cigare de haschisch, et ils en étaient à leur deuxième bouteille de vin. L’atmosphère était donc quand même agréablement molle et pompette. Piet dit alors à Jan : « tu ne trouves pas qu’il fait froid ? j’ai mis mes chaussettes en poil de chèvre ». Jan, ahuri et abasourdi pour une raison mystérieuse, ne répondit rien. « Eeh ! Je te cause ! Tu ne deviendrais pas un peu sourd par hasard ? » fit Piet sur un ton irrité. Jan sort de son silence et dit : « j’ai entendu très exactement ce que tu as dit, très exactement... ». Mais il le regarde d’une façon telle que Piet sent ses cheveux se dresser sur la tête et qu’il en a la chair de poule. Piet est devenu blanc comme un linge. Jan ouvre la bouche pour parler et dit : « Piet, on vieillit, toi et moi, tous les deux. Ce n’est pas drôle, pas drôle du tout. Mais sais-tu à quoi tu ressembles de plus en plus ? «. Piet le regarde angoissé, car il n’aime pas la tension, et essaie : « Aucune idée, je dois ressembler à moi-même je suppose, mais en plus vieux ? ». « Non, non et non, tu ne ressembles plus du tout à toi-même justement ! Tu 8 ressembles, tu ressembles...à une vieille chèvre ! ». Piet en pâlit encore d’avantage, pierre tombale blanche sous le clair de lune. Cette nuit il eut à nouveau un cauchemar, et il cria si fort que Jan en fut réveillé et descendit en courant pour voir ce qu’il y avait. C’était donc un cauchemar, constata-t-il. Piet était assis dans son lit, tout droit, suant à grandes gouttes, blanc comme une paire de fesses. Et Jan vit devant lui une vieille chèvre, une vraie vieille chèvre. Il prononça quelques mots pour consoler son vieil ami et lui souhaiter une bonne nuit « pour de bon », sur quoi Piet se rendort, pendant que Jan remonte lentement les escaliers, pensif. Il va dans la cuisine, et y prend le plus grand des couteaux de bouchers qu’il a, un dont il se sert rarement. Il l’affûte consciencieusement à l’aide de la machine à aiguiser électrique, et repart en bas sur la pointe des pieds. Il ouvre sans bruit la porte de la chambre à coucher de Piet, marche en chaussettes jusqu’au pied du lit où dort son ami, et lui tranche la gorge d’un coup magistral, sans qu’il se réveille, car il ne veut surtout pas le faire souffrir. Il y avait désormais de la viande à manger pour plusieurs semaines. Plus besoin de sortir. Il la prépara et la cuisina de toutes sortes de manières, en adaptant ses recettes à cette inhabituelle espèce de viande, inconnue de la plupart des chefs cuisiniers. Il n’avait rien mangé de la sorte de toute sa vie. Il la trouva si bonne, qu’il ne put manger autre chose. Il s’en léchait les babines, s’en faisait des festins, qui le laissèrent pantois et à bout de forces, éructant allongé à même le sol. Maintenant tout était à nouveau comme avant, il y avait une bonne ambiance, ils étaient à nouveau ensemble, tout allait pour le mieux. Cela continua ainsi pendant quelques semaines. Il ne sortait plus, ce qui n’étonnait pas les voisins car cela arrivait assez souvent. Mais il y a une fin à tout, et tout a une fin, et ce fut le cas de cette viande. Quand tout avait été mangé et sucé jusqu’au moindre petit os, quand vraiment il n’en resta rien, il demeura prostré dans son fauteuil, regardant fixement devant lui dans un grand vide, des jours durant et même des nuits. Il ne fit rien d’autre que de boire du genièvre et du vin, ne trouvant même plus la force de se rouler un joint ou d’allumer la pipe à eau. Il n’y avait plus rien à se mettre sous la dent, car il ne put plus manger rien d’autre que cette viande là, la viande de son cher ami, dont le goût et le fumet resta collé à ses lèvres, à son nez et son palais. Les voisins le trouvèrent finalement quand au bout d’un mois et demi ils n’avaient vu sortir personne, que le courrier ressortait de la boîte aux lettres, et que les amis du café du coin commençaient à se poser des questions. D’un des deux amis on ne retrouva rien, sauf quelques osselets nettoyés à fond, grattés et sucés jusqu’à la moëlle, répandus dans tout l’appartement, spécialement déposés sur les fauteuils et la banquette jadis pratiqués par Piet, et l’autre était manifestement mort de faim.