Système et expérience
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Système et expérience
E R. L aure nt Gi as s i S YSTÈME ET EXPÉ RIENCE LA SIGN IFICAT ION D E L ’ E XP ÉRIE N CE CHE Z K AN T , F ICHT E ET H EGEL Essais et Recherches Les textes publiés sont protégés par le droit d’auteur. Toute reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite. © Laurent Giassi - Philopsis 2010 Philopsis éditions numériques http ://www.philopsis.fr Philopsis E R. Système et expérience La signification de l’expérience chez Kant, Fichte et Hegel Voir dans la philosophie classique allemande une pensée favorable à l’expérience est assez paradoxal tant cette période, par la multiplicité de ses systèmes, semble marquée par un retour de la métaphysique, prélude à son inévitable décomposition et à son remplacement par les sciences positives 1 . Plus la raison pensante se pose comme nécessaire dans la connaissance du monde réel, moins elle accorderait d’intérêt à ce que l’expérience au sens empirique du terme apporte, et plus elle démontrerait par là-même son impuissance face à la méthode expérimentale. En d’autres termes les penseurs du système, ceux qui ambitionnaient de remplacer l’amour du savoir par le Système, la philosophie par la Science 2 , semblent les plus mal placés pour laisser à l’expérience tous ses droits, en particulier celui de ne pas considérer trop vite que la connaissance humaine forme un tout. La perfection et la clôture du système sur soi seraient ainsi en proportion inverse de sa capacité à saisir le réel concret : plus le système est cohérent, moins il est capable de s’ouvrir sur le monde car le prix à payer serait une révision cons1 Dilthey, Introduction aux sciences de l’esprit, L. II, 4° section, La décomposition de l’attitude métaphysique de l’homme en face de la réalité, trad. S. Mesure, Paris, Cerf, 1992. 2 On reconnaît ici Kant qui voulait passer d’une Critique de la raison pure au Système, mais aussi Fichte qui nomme la philosophie Wissenschaftslehre ou Hegel qui parle lui aussi du Système du savoir. © Laurent Giassi 3 http://www.philopsis.fr Philopsis tante face à la nouveauté, l’imprévisibilité du réel. Ce serait donc en séparant la science et l’idée philosophique de système, telle qu’elle a été élaborée dans l’idéalisme allemand, que l’on pourrait donner à l’expérience sa signification propre. Historiquement c’est par la psychologie que s’est effectuée cette dissociation de l’idéalisme comme le montrent les tentatives de Herbart, Beneke et enfin Dilthey. Si la psychologie forme un système, c’est parce qu’elle est mathématisable3 , ou bien parce qu’elle est révisable et conforme aux protocoles expérimentaux4 . Le philosophe ne peut plus concurrencer la science empirique en comblant les lacunes du savoir par l’arbitraire de sa pensée. D’un point de vue épistémologique l’expérience est informée par des données théoriques 5 et il n’est pas certain qu’on puisse faire de la psychologie la voie royale pour comprendre le monde et surtout les différentes procédures logiques mises en œuvre dans la connaissance scientifique du monde. Ce n’est pourtant pas ce passage de la métaphysique à la psychologie qu’on étudiera ici. On présentera ici trois essais faits dans la période de l’idéalisme allemand pour penser l’unité de l’expérience, sans rappeler les limites internes de chacun : que Kant ait décrété impossible la transformation de la psychologie en science6 , que Hegel ait déclaré impossible l’existence de planète entre Mars et Jupiter découverte plus tard 7 , pour prendre les exemples les plus connus, ne change rien à notre analyse. Ce n’est pas le pouvoir prédictif de ces essais qui importe 3 Herbart, Ueber die Möglichkeit und Nothwendigkeit Mathematik auf Pyschologie anzuwenden (1822). 4 Beneke, Kant und die philosophische Aufgabe unserer Zeit, Eine Jubeldenkschrift auf die Kritik der reinen Vernunft (1832). 5 Popper, La connaissance objective, Les deux visages du sens commun, Paris, Flammarion, 1991. On renvoie ici à la théorie poppérienne des relations entre les trois mondes : le monde 1 est le monde physique, le monde 2 celui des expériences conscientes, le monde 3 celui des théories et des contenus logiques. 6 Kant, Œuvres philosophiques (dorénavant O.P.) II, Paris, Gallimard, 1985, Premiers principes métaphysiques de la nature, Préface, p. 368. 7 Hegel, Les orbites des planètes (Dissertation de 1801), Paris, Vrin, 1979, p. 164. © Laurent Giassi 4 http://www.philopsis.fr Philopsis mais bien la manière dont Kant, Fichte et Hegel essaient de penser l’unité de l’expérience sous la forme d’un système tout en intégrant ce qu’elle peut avoir de déstabilisateur pour la pensée même du système. En d’autres termes c’est chez les penseurs du système qu’on trouve une interrogation sur les conditions d’apparition, d’émergence de la nouveauté à l’intérieur même du champ balisé de l’expérience ordinaire. Systématiser l’expérience ne signifie pas la réduire à des traits schématiques qu’on prétendra retrouver dans le monde réel, mais se préparer à accueillir la nouveauté quand elle apparaît au lien d’en faire une variante de ce qui est déjà connu. On ne jugera pas ici si ces différents essais tiennent tous leur promesse, mais on montrera seulement ce que signifie la pensée de l’expérience comme système. De la pensée kantienne on retiendra les efforts de Kant pour penser les conditions d’une expérience possible entre l’empirisme et le rationalisme, en insistant tout particulièrement sur l’Opus postumum où Kant développe la complémentarité de l’a priori et de l’expérience par une transcendantalisation poussée des structures particulières du monde physique. De Fichte on présentera la radicalisation opérée sur la pensée kantienne en vue de présenter l’expérience comme le système de la raison. La différence est que l’unification de la raison comme pouvoir théorético-pratique rend difficile de séparer l’expérience de ce qui est trouvé et l’expérience de ce qui est fait, le constructivisme criticiste étant intégré dans une théorie de l’action et de la création morale. Enfin, avec Hegel, on s’intéressera à trois points particuliers. D’abord on verra ce qu’a de particulier la conception dialectique de l’expérience présentée par Hegel dans la Préface de la Phénoménologie. Un bref commentaire de la présentation de l’empirisme comme position face à l’objectivité dans l’Encyclopédie de 1830 complètera cette présentation. Enfin on verra comment le concept habituel de l’expérience est tributaire de l’approche représentationnelle de l’être et des présupposés de l’entendement. © Laurent Giassi 5 http://www.philopsis.fr Philopsis La forme du monde sensible et l’expérience possible « Les conditions a priori d’une expérience possible en général sont en même 8 temps les conditions de possibilité des objets de l’expérience » . « L’analytique transcendantale a donc cet important résultat de montrer que l’entendement ne peut faire davantage a priori qu’anticiper la forme d’une expérience possible en général, et que, ce qui n’est pas un phénomène ne peut être un objet de l’expérience, l’entendement ne peut jamais dépasser les bornes de la 9 sensibilité à l’intérieur desquelles seulement des objets nous sont donnés » . Comme le montrent ces deux citations, l’idéalisme transcendantal ne part pas de l’expérience actuelle mais des conditions a priori d’une expérience possible en général, ce qui pose d’abord le problème de ce que signifie des conditions a priori puis celui d’une expérience possible. S’il y a des conditions a priori de l’expérience, c’est que celle-ci n’est pas constituante mais a besoin d’être constituée, ce qui en langage kantien se traduit par la recherche des conditions de possibilité des objets de l’expérience. La détermination de ces conditions passe dans la Critique par le long chemin qui consiste à procéder synthétiquement, en allant des conditions a priori de la connaissance objective aux différentes sciences (mathématique pure, science pure de la nature et dans une certaine mesure la métaphysique) alors que dans les Prolégomènes Kant procède inversement en partant des sciences pour régresser à leurs conditions de possibilité. On ne rappellera pas ici la manière dont Kant justifie la thèse selon laquelle « l’entendement ne peut jamais faire plus a priori qu’anticiper la forme d’une expérience possible » par la schématisation des catégories dans les principes qui rendent possible une science de la nature et une Nature. On insistera ici sur 8 O.P., t. I, Critique de la raison pure, pp. 1414-1415. 9 Ibid., p. 977. © Laurent Giassi 6 http://www.philopsis.fr Philopsis deux points fondamentaux : d’abord la substitution d’expérience possible à expérience car ces termes ne sont pas équivalents, ensuite les essais kantiens dans l’Opus Postumum, pour penser l’Übergang de l’a priori à l’a posteriori en vue de penser un système de l’expérience. En passant d’une expérience possible à l’expérience possible, Kant tire les conséquences de ce qu’il avait établi dans la Critique : si l’entendement anticipe la forme générale d’une expérience possible, comme il ne saurait y avoir d’entendements différents 10 , on doit en conclure que la forme de l’expérience dépend de la législation de l’entendement et qu’à l’unité du sujet transcendantal correspond l’unité de l’objectivité sous la forme d’un système a priori de l’expérience qui conditionne toute investigation empirique. De l’expérience à l’expérience possible La tentation est toujours grande de faire une interprétation rétrospective de l’œuvre kantienne, en relisant les œuvres précritiques à partir de la philosophie transcendantale parvenue à maturité. Si on prend le thème de l’expérience, il serait possible de montrer comment Kant prend conscience de l’insuffisance du rationalisme, qu’il s’agisse de dénoncer la Schwärmerei d’une raison déliée de tout rapport à l’expérience11 , de montrer l’irréductibilité de l’espace comme forme a priori de la sensibilité12 , ou la différence entre une opposition logique et une opposition réelle13 . La manière 10 Il existe d’autres êtres que les êtres humains : c’est une garantie de la finitude de la connaissance humaine que l’esprit humain ne soit pas le seul type d’esprit. Les postkantiens n’accorderont aucune importance à ce thème, ce qui est bien compréhensible puisqu’il s’agit de connaître l’Absolu et même Fichte, qui se veut le plus fidèle à Kant, rejettera l’idée d’un autre point de vue possible sur le monde : les lois de la raison sont les seules à partir desquelles comprendre l’expérience possible. 11O.P., t. I, Rêveries d’un visionnaire. 12 Du premier fondement des régions dans l’espace (1768), trad. S. Zac, Paris, Vrin, 1978 ; O.P., t. 1, Dissertation de 1770, Section III, p. 647 sq. 13 O.P., t. I, Essai pour introduire en philosophie le concept de grandeur négative. © Laurent Giassi 7 http://www.philopsis.fr Philopsis dont Kant traite de l’expérience possible dans la Critique de la raison pure est aussi bien éloignée de la conception qu’il s’en faisait dans la Dissertation de 1770, encore dépendante de présupposés métaphysiques, que de la représentation que s’en font les empiristes. Le concept transcendantal de l’expérience en 1781-1787 se distingue du concept dogmatique en ce que les catégories et les principes a priori de l’entendement n’ont de sens que dans leur rapport à l’expérience : le nouveau rapport établi entre l’a priori et l’a posteriori interdit de se passer de l’expérience ou de considérer que le donné ne fait que confirmer ce qui a déjà été pensé. Ce concept transcendantal d’expérience se distingue aussi de l’empirisme au sens où l’expérience n’est pas constituante : si le contenu déterminé vient toujours d’une expérience, la forme de l’expérience ne relève pas de l’expérience. L’empirisme repose sur un cercle vicieux qui croit possible la déduction des principes formels de l’expérience à partir de celle-ci. Le fait que Kant parle d’une expérience possible témoigne de ce nouveau rapport entre l’a priori et l’a posteriori : en renvoyant à l’expérience indéterminée que chacun peut faire (une expérience), Kant reprend le sens habituel de l’expérience qui est toujours une expérience parmi d’autres, toute expérience étant par définition unique, située et en ce sens limitée. Mais en parlant d’une expérience possible, Kant introduit une modification due à l’invention de l’idéalisme transcendantal. La possibilité ne signifie pas ici une modalité parmi d’autres et quand bien même Kant en fait un postulat de la pensée empirique14 , la possibilité de l’expérience a un sens particulier. En parlant des conditions d’une expérience possible ou des conditions de possibilité des objets de l’expérience qui renvoient à la faculté de connaître, Kant remplace la fondation métaphysique de l’expérience et la négation empiriste de cette fondation par une analyse de la structure de l’expérience. Il n’est plus nécessaire de recourir à Dieu pour rendre compréhensible la structure de la phénoménalité : les principes constituants de 14 Ibid., Critique de la raison pure, p. 948 : « ce qui s’accorde avec les conditions formelles de l’expérience (quant à l’intuition et aux concepts) est possible » (p. 948). © Laurent Giassi 8 http://www.philopsis.fr Philopsis l’expérience dans l’Analytique transcendantale rendent compte de la continuité entre l’expérience actuelle, présente, et l’expérience future. Avant de parvenir à ce résultat, Kant avait pourtant défendu la thèse contraire. Dans la Dissertation de 1770, la fonction des concepts intellectuels, l’espace et le temps comme forme du principe du monde sensible en général établissent un point de passage entre le moment précritique et la Critique. L’antériorité de la Dissertation pourrait porter à accentuer la différence par rapport à 1781, si on montrait que Kant reste encore prisonnier de la métaphysique dogmatique en considérant possible une connaissance de l’intelligible. Pourtant si l’expérience ne suffit pas, la connaissance métaphysique pure ne se suffit pas non plus. Tant qu’on s’en tient au rapport du sensible et de l’intelligible, de la connaissance sensitive et de la connaissance intellectuelle, l’expérience et la raison se limitent réciproquement afin d’éviter la sensibilisation de l’intelligible en 1770. En 17811787 tout sera différent : sous le donné, le regard du philosophe transcendantal trouvera la part construite qui renvoie au pouvoir de synthèse du sujet et les lignes de frontière entre la sensibilité et l’entendement seront brouillées. Si la sensibilité a une dimension apriorique avec l’intuition pure de l’espace et du temps, alors on doit penser l’expérience autrement. L’invention du schématisme transcendantal changera la perspective : le rôle considérable accordé au temps dans la schématisation des catégories fait sortir de la fausse symétrie entre l’espace et le temps et a des conséquences sur la manière de concevoir l’expérience. Cette temporalisation rend pensable la connexion des différentes expériences, ce que montrera plus tard le principe de causalité, mais surtout elle autorise un dépassement de l’expérience actuelle vers d’autres expériences, sans que l’on puisse y voir le mouvement de transcendance allant du physique au métaphysique. En d’autres termes la temporalisation de la subjectivité transcendantale permet de penser la connexion entre une expérience réelle et une expérience possible au sens d’une suite d’expériences reliées sans interruption. Certes le principe de causalité est le seul principe qui permet de fonder objectivement cette © Laurent Giassi 9 http://www.philopsis.fr Philopsis connexion phénoménale, supprimant ainsi tout doute sur la validité de la série objective des phénomènes. Mais la catégorie de cause a aussi un schème temporel, comme les autres catégories, ce qui justifie de donner un rôle aussi important au temps. Le rôle dévolu à l’expérience est strictement limité dans la Dissertation de 1770 comme le montrent les passages où Kant distingue rigoureusement ce qui relève de la connaissance d’entendement et ce qui relève de la connaissance sensible. Kant ne traite pas directement de l’expérience mais de la forme du monde sensible qui conditionne l’expérience au sens vulgaire. La Dissertation de 1770 est consacrée à la présentation de la forme et des principes du monde sensible et du monde intelligible : quatre sections y traitent respectivement de la notion de monde en général15 , de la différence entre le sensible et l’intelligible en général16 , des principes de la forme du monde sensible17 et de la forme du monde intelligible18 , enfin de la méthode relative en métaphysique aux connaissances sensitives et intellectuelles 19 . Dans la notion de monde en général on doit distinguer ce qui relève de la matière (les parties comme substances), de la forme (la coordination des parties), et de l’ensemble (comme groupe absolument complet des parties solidaires). De façon plus précise cette forme invariable du monde est « le principe des influences possibles des substances qui constituent ce même monde »20 . Dès que cette définition est posée, une difficulté surgit : comment empêcher de croire que le seul mode d’accès direct à l’interaction des substances ne soit donné au moyen de l’espace et du temps – comment éviter que l’expérience en un sens large ne soit le moyen privilégié de vérifier cette interac15 Dissertation, Section I. 16 Ibid., Section II. 17 Ibid., Section III. 18 Ibid., Section IV. 19 Ibid., Section V. 20 Ibid., Section I, p. 634. © Laurent Giassi 10 http://www.philopsis.fr Philopsis tion ? La solution consiste alors à faire de l’espace et du temps des phénomènes qui « témoignent qu’il existe un tel principe commun universel d’enchaînement » sans le révéler. De même quand on définit l’ensemble que forme le monde comme un groupe absolument complet de toutes les parties, se pose le problème de la possibilité de parvenir jamais à une telle totalité : cela suppose de considérer comme close « la série, qui ne doit jamais être achevée, des états de l’univers »21 . Ici aussi la solution consiste à distinguer ce qui relève du concept intellectuel du tout et ce qui relève des conditions de l’intuition sensitive : ce qui du point de vue de celleci est inachevé par principe et donc incomplet peut être considéré comme formant une totalité du point de vue de l’entendement, si les parties coordonnées sont pensées relativement à une unité22 . La critique qui est faite dans la Section I de l’usage possible des conditions de l’intuition sensible pour parvenir à la totalité est cependant contrebalancée par la Section II où Kant remet en cause le présupposé rationaliste qui fait de la connaissance sensible, et donc de l’expérience qui en dépend, un savoir moindre que la connaissance intellectuelle. En affirmant que « les connaissances sensitives peuvent être fort distinctes et les connaissances intellectuelles très confuses »23 , Kant remet en cause un lieu commun du rationalisme classique, sans pour autant remettre en cause le privilège dont jouit encore la connaissance intellectuelle. La connaissance sensible forme un ordre propre qui n’est plus l’ombre portée de la connaissance intellectuelle, une fois que l’on ne confond pas ce qui relève des phénomènes et des noumènes 24 . Dans la Section II le problème cosmologique de la coordination des parties du monde devient le problème gnoséologique de la coordination des sensations ou des représentations des choses du point de vue de l’esprit. Ici aussi la 21 Ibid., p. 635. 22 Ibid., p. 636. 23 Dissertation, Section II, §7, p. 641. 24 Dissertation, §3, p. 637. © Laurent Giassi 11 http://www.philopsis.fr Philopsis distinction entre la matière (sensation) et la forme de la représentation sensible permet d’isoler une loi « incluse dans l’esprit, servant à coordonner entre elles les sensations nées de la présence de l’objet »25 , ce qui correspondra à l’espace et au temps comme forme du monde sensible. Pour ce qui est de l’entendement, la distinction entre l’usage réel et l’usage logique lui conserve son privilège car l’usage réel permet d’accéder aux choses 26 . Peu importe ici la manière dont Kant donne aux catégories une dimension abstrayante 27 qu’il s’efforcera de supprimer par la suite28 , car ce qui frappe c’est la juxtaposition de deux lignes de pensée difficilement conciliables à long terme. D’une part, en fonction du conflit potentiel entre les conditions de l’intuition sensitive et la connaissance intellectuelle on comprend qu’il faut éviter de réaliser de façon sensible une notion intellectuelle, sous peine de tomber dans une impasse. En ce sens les concepts intellectuels ont un but élenchtique, « ils ont une utilité négative, dans la mesure où ils écartent des noumènes les concepts sensibles, et, sans faire avancer la science si peu que ce soit, ils la préservent de la contagion des erreurs »29 . Le danger d’une intellectualisation du sensible n’apparaît pas menaçant pour Kant tant l’objet de la connaissance sensitive et intellective 25 Ibid. 26 Dissertation, §5, pp. 638-639. Par l’usage réel sont donnés les concepts des choses et de leurs rapports ; par l’usage logique, les concepts, quelle que soit leur origine, sont subordonnés et sont comparés en vertu du principe de contradiction. 27 Pour la distinction entre abstraire quelque chose (abstrayant) et abstraire de quelque chose (abstrait), on se rapportera au §6 de la Dissertation, p. 640. A partir de 1781 les catégories seront définies comme des fonctions logiques et non plus à partir de l’abstraction comme ici. 28 Dissertation, §8, p. 642 : « (…) en métaphysique, on ne trouve pas de principes empiriques, alors il faut chercher les concepts qu’on y rencontre, non dans les sens, mais dans la nature même de l’entendement pur, non comme concepts innés, mais comme abstraits des lois qui siègent en lui (par réflexion sur les actions à l’occasion de l’expérience) donc acquis. De ce genre sont la possibilité, l’existence, la nécessité, la substance, la cause, etc. avec leurs opposés et dérivés ; ils n’entrent jamais comme parties dans aucune représentation venue des sens, donc ils n’ont pu en être abstraits d’aucune manière ». 29 Dissertation, §8, p. 642. © Laurent Giassi 12 http://www.philopsis.fr Philopsis diffèrent mais la sensibilisation indue des notions intellectuelles est plus dangereuse car elle fait de la disproportion entre le donné et le pensé une raison de douter de l’objectivité de la notion intellectuelle30 . D’autre part la découverte d’une forme dans l’esprit qui permet la coordination des sensations sauve la connaissance sensible du discrédit dans lequel elle pourrait tomber : la hiérarchie ontologique entre le phénomène et le noumène n’empêche pas de reconnaître que la connaissance sensible est « très vraie » et qu’il y a une science du sensible. De telles affirmations sont lourdes de conséquences car elles supposeraient la coexistence de deux vérités, celle de la connaissance sensitive et celle de la connaissance intellectuelle. La hiérarchie ontologique des objets de la connaissance permet encore de subordonner l’une à l’autre. « Mais, quoique les phénomènes soient, au sens propre, les apparences des choses, non leurs idées, et qu’ils n’expriment pas la qualité interne et absolue des objets, leur connaissance est très vraie. Car tout d’abord, en tant qu’ils sont des concepts, ou des appréhensions, donnés par les sens, ils attestent, en qualité de réalités causées, la présence de l’objet, ce qui va contre l’idéalisme ; et si nous considérons d’autre part les jugements relatifs aux choses saisies par la connaissance sensitive, puisque la vérité du jugement consiste dans l’accord du prédicat avec le sujet donné, puisque, en second lieu, le concept du sujet, en tant que phénomène, n’est donné que par relation à la faculté sensitive de connaître, et qu’enfin c’est selon cette même faculté que sont donnés les prédicats observables par la connaissance sensitive, il est clair que les représentations du sujet et du prédicat se forment selon des lois communes, et, ainsi, donnent lieu à une connaissance très vraie » 31. Outre cette vérité de la connaissance sensible, espace, temps et nombre rendent possible la formation de la géométrie, de la mécanique pure et de l’arithmétique : la forme vide de l’intuition sensible rend possible de penser le modèle même de la vérité scientifi- 30 Comme on l’a vu précédemment, si la série des états du monde est inachevée du point de vue de l’espace et du temps, alors la notion intellectuelle du monde comme tout s’effondre. Le schématisme transcendantal permettra de poser de manière différente ce rapport entre l’intellectuel et le sensible en permettant une sensibilisation apriorique des concepts purs de l’entendement. 31 Dissertation, §11, p. 644. © Laurent Giassi 13 http://www.philopsis.fr Philopsis que. La mathématique est à la fois le « répertoire des principes de toute connaissance à la fois intuitive et distincte » et le « modèle de la suprême évidence dans les autres sciences »32 . Certes Kant prend bien soin de préciser que nous n’avons qu’une intellection logique des objets des sens ou des phénomènes, mais cela n’enlève rien à sa validité. S’il y a une « science des objets des sens »33 , c’est bien parce qu’il y a une forme de la sensibilité ou du monde sensible qui rend compte de ce qui apparaît comme phénomène. Comme la connaissance nouménale est considérée comme possible, la forme du monde sensible n’est pas jugée seulement d’après ce qu’elle permet de faire mais aussi d’après ses limites : au lieu de voir dans l’intuition sensitive la forme de l’expérience en général, Kant précise qu’elle ne se rapporte qu’aux « choses actuelles, en tant qu’elles sont considérées comme pouvant tomber sous les sens » par opposition aux « substances immatérielles » et à « la cause du monde »34 . Le domaine de l’actuel ne signifie pas tant ici le réel par opposition au possible que le sensible par opposition à des concepts intellectuels qui n’ont pas de sens pour l’intuition sensitive. C’est bien là, après l’absence de la médiation du schématisme, ce qui distingue la Dissertation de la Critique : l’intuition n’est que la forme de ce qui est donné de façon sensible, et non pas la forme de chaque expérience possible ou encore l’intuition est la condition de tout rapport aux phénomènes mais n’est pas pensée comme la condition générale de la donation car pour cela il faudrait que la connaissance nouménale ait perdu sa prééminence, ce qui n’est pas le cas en 1770 35 . Le même passage pose certes l’idée de tout car la forme du 32 Ibid., §12, p. 645. 33 Ibid. 34 Dissertation, Section III, §13. 35 Ibid., p. 646 : « Ces principes formels de l’univers phénoménal, absolument premiers et qui sont comme les schémas et les conditions de tout ce qui est sensible désormais dans la connaissance humaine, sont deux : le temps et l’espace ». Espace et temps sont les conditions de ce qui est sensible dans la connaissance humaine (à la fois sensitive et intellectuelle) et non pas les conditions de la connaissance d’entendement comme ce sera le cas en 1781-1787 où Kant interdira l’usage réel de l’entendement. © Laurent Giassi 14 http://www.philopsis.fr Philopsis monde sensible concerne le monde comme phénomène qui « ne reconnaît d’autre principe formel qu’un principe subjectif, c'est-àdire une loi déterminée de l’âme, par laquelle il faut que tout ce qui peut être objet des sens (par leur nature) paraisse se rattacher nécessairement au même tout »36 . Cela ne suffit pas pour parvenir au concept de l’expérience possible qui suppose justement un tout qui ne soit pas donné dans l’actualité de la représentation sensible. Une expérience possible au sens de la Critique n’est pas nécessairement une expérience faite ou même une expérience qui prolongerait l’expérience actuelle tant que rien ne viendrait l’interrompre – c’est la certitude inconditionnelle que la structure de l’expérience est a priori identique, sans que cette certitude ne repose sur le mécanisme de la croyance. Or ici on a bien l’idée du tout mais en limitant ce tout à ce qui donné dans l’actualité de la représentation sensible, Kant empêche cette synthèse de la totalité et de la possibilité, qui permet de rendre compte de l’unité de l’expérience réelle et des expériences possibles. La forme du monde sensible est incapable d’assurer l’unité du monde comme tel : il serait illusoire de considérer que le temps et l’espace sont plus que des conditions de l’intuition sensitive et représentent le lien réel des substances 37 . La connaissance sensitive est incapable de dépasser le plan phénoménal et d’expliquer la cause du commerce mutuel des substances car pour cela il faut remonter à la dépendance de toutes ces substances à l’égard de Dieu38 . C’est la dernière section qui exprime bien le paradoxe de la Dissertation. Après avoir reconnu que dans la métaphysique la méthode devrait précéder l’usage afin d’éviter des erreurs dues à l’usage réel de l’entendement, Kant fait comme si la faute en incombait partiellement à la sensibilité sortant de ses limites pour L’interdiction de cet usage déséquilibrera ainsi la symétrie entre la connaissance phénoménale et la connaissance nouménale. 36 Dissertation, §13, p. 646. 37 Dissertation, Section, IV, §16, p. 638. 38 Dissertation, §20, p. 661. © Laurent Giassi 15 http://www.philopsis.fr Philopsis venir contaminer les connaissances intellectuelles. L’entendement peut se tromper non pas en prétendant connaître ce qui échappe à son pouvoir de connaissance (les choses) – car dans ce cas il est dans son plein droit – mais en pratiquant un vice de subreption qui consiste à échanger un concept intellectuel et un concept sensible. C’est l’entendement qui se trompe formellement mais la possibilité matérielle de l’erreur est due à l’existence de concepts sensibles qui peuvent être confondus avec des concepts intellectuels 39 . Grâce à un principe de réduction on peut éviter de telles erreurs en refusant d’affirmer objectivement d’un concept intellectuel un prédicat faisant référence à l’espace et au temps, afin d’éviter une confusion entre les conditions de la connaissance sensitive humaine et les choses40 . Cette subreption vient de ce que nous absolutisons les conditions de la connaissance sensitive humaine en faisant de l’intuition de l’espace et du temps la condition de la clarté des connaissances. L’erreur vient ici des connaissances sensibles qui se donnent l’apparence de connaissances intellectuelles : l’absolutisation du mode de connaissance sensible empiète sur le domaine propre à l’entendement, sans qu’on sache exactement, en 1770, la cause de cette subreption. Sans étudier les différents types de subreption41 , il est frappant de voir énoncer comme vice de subreption ce qui sera plus tard une formulation même de l’idéalisme transcendantal : « la même condition subjective, sous laquelle est possible l’intuition de l’objet, est la condition de la possibilité de l’objet lui-même ». On connaît le sort que Kant fera plus tard à l’expression condition de possibilité et on sait à quel point Kant justifie l’antériorité de l’Esthétique transcendantale sur l’Analytique en raison de l’intuition humaine a priori. Certes dans la Critique la seule intuition de l’objet ne suffit pas pour lui donner son objectivité, si on met entre parenthèses le rôle de l’entendement unifiant le divers, mais en 1770 Kant avertit seule39 Dissertation, §24, p. 667. 40 Dissertation, §25, p. 668. 41 Dissertation, § 26 sq. © Laurent Giassi 16 http://www.philopsis.fr Philopsis ment du danger d’absolutisation de la connaissance sensible. Dans la Critique ce n’est pas seulement l’empirisme qui peut être tenté de dépasser les limites de ce qui est connaissable mais aussi le rationalisme de la métaphysique dogmatique : la remise en cause de la connaissance des choses en soi, la limitation de l’usage réel de l’entendement à l’unification du divers et à l’organisation de l’expérience par des principes qui n’ont de validité que par rapport à une expérience possible, la distinction entre des principes constitutifs et des principes régulateurs rendront impossible la définition d’une forme métaphysique du monde garantissant la position ontologique des substances par delà la phénoménalité de l’espace et du temps. Le concept même de monde ne pourra pas longtemps résister à la critique puisque seule la forme du monde sensible est objet de connaissance : la Dialectique transcendantale montre, en effet, comment la nature, équivalent de la forme du monde sensible de 1770, ne saurait être complétée par la cosmologie rationnelle, par la forme du monde intelligible. La limitation posée dans la Dissertation n’aura plus de raison d’être : la forme du monde sensible ne se limitera plus aux choses actuelles au sens de choses sensibles mais englobera tout ce qui peut être objet d’expérience et donc d’une expérience possible. Si on s’en tenait là, la Critique apparaîtrait comme cette voie moyenne entre les excès du rationalisme et les intempérances de l’empirisme. Kant aurait ainsi posé dans la Critique la philosophie de la science moderne en donnant à l’expérience une signification acceptable permettant à la fois de tenir compte des nouvelles découvertes de la science empirique, tout en posant les cadres physico-mathématique de la nature42 . 42 On reconnaît là l’interprétation d’Hermann Cohen dans La théorie kantienne de l’expérience, Paris, Cerf, 2001. Dans l’Introduction Cohen affirme que pour reconstruire la théorie kantienne de l’expérience il ne faut pas prendre celle-ci au sens de Hume ou de Locke : « […] il ne faut pas penser, quand on emploie le terme d’expérience, à l’expérience ordinaire, experimenta mater studiorum, ni non plus uniquement à l’histoire naturelle qu’il faut distinguer de la science théorique de la nature ; mais l’expérience doit être prise comme l’expression générale qui englobe tous les faits et toutes les méthodes propres à la méthode scientifique, dont la question philosophique, en excluant l’éthique, © Laurent Giassi 17 http://www.philopsis.fr Philopsis L’Opus postumum et le système de l’expérience Dans l’Opus postumum Kant considère comme formel ce qui jadis était matériel dans l’acte de connaître, ce qui peut être pris soit pour une régression par rapport à la pensée de la Critique, une tentative chimérique de déduire a priori les dimensions physiques de la nature, ce qui rapprocherait Kant de la Naturphilosophie – soit pour un prolongement de l’idéalisme transcendantal qui s’explique par la volonté kantienne de passer de la Critique au Système de la philosophie transcendantale. Kant estimait n’avoir pas terminé le système de la philosophie transcendantale et ne pas avoir achevé pour la science de la nature ce qu’il avait fait pour la philosophie morale. Si la Métaphysique des mœurs en tant que philosophie appliquée venait compléter la Critique de la raison pratique comme partie pure de la philosophie morale, Kant estimait devoir reprendre l’œuvre commencée dans les Premiers principes métaphysiques de la science de la nature (1787). Dans la Préface de ce dernier ouvrage Kant se proposait de traiter d’une « métaphysique de la nature corporelle » en rapportant le concept de matière aux intuitions pures de l’espace et du temps 43 . Les textes rassemblés sous le titre d’Opus postumum montrent que Kant est insatisfait de cette métaphysique de la nature : le lien entre celle-ci et la physique comme science empirique n’était pas suffisamment précis : pour satisfaire aux conditions de l’idéalisme transcendantal il fallait préciser de façon plus rigoureuse l’Übergang, le passage, de l’a priori à l’empirique. Dans ce contexte la nouvelle systématisation en œuvre a des conséquences sur la définition de l’expérience. Le passage du formel au matériel permet ainsi de penser de manière définitive l’expérience comme un système formel-matériel où la déduction transcendantale de la structure du monde physique est suffisamment assurée pour doit s’occuper. C’est en ce sens englobant, pour ainsi dire encyclopédique, que Kant part du mot « expérience » : il cherche à déterminer le concept d’expérience à titre de concept de la connaissance de la nature » (pp. 106-107). 43 Kant, O.P., t. II, Premiers principes métaphysiques de la science de la nature, Préface, p. 369. © Laurent Giassi 18 http://www.philopsis.fr Philopsis que les conditions de possibilité de l’expérience soient celle de l’expérience possible et non pas d’une expérience possible. La possibilité a priori d’une nature et d’une science de la nature, établie depuis la Critique, doit alors être complétée par une déduction transcendantale des forces empiriques de la nature à partir de la faculté de connaître. Dans l’Opus postumum Kant s’essaie à de nombreuses reprises à de telles déductions, avec plus ou moins de succès, soit en partant du mouvement, soit à partir de la table des catégories : il s’agit de déduire le système a priori des forces, les propriétés générales de la matière ainsi que le fondement de l’unité de l’expérience et de la matière par la déduction de l’éther. Kant n’estime pas outrepasser l’idéalisme transcendantal en affirmant que les forces ne sont perçues qu’à condition d’être soumises aux formes réceptives et aux fonctions synthétiques du sujet (les catégories). De même les propriétés de la matière sont explicables comme combinaison synthétique de forces et comme la synthèse renvoie à l’activité du sujet transcendantal et aux formes possibles de la synthèse en général, on retrouve encore la table des catégories. Ces déductions peuvent donner l’impression que Kant déduit la forme et le contenu de l’expérience, remplaçant ainsi l’investigation empirique de la nature par une construction arbitraire – ou pire que Kant systématise ce qui a été trouvé dans l’expérience en en faisant l’ossature éternelle de la nature. On devrait plutôt se demander si Kant ne tire pas là les conséquences ultimes de ce qu’il avait établi dans l’Analytique des Principes : s’il existe des jugements synthétiques a priori rendant possible une science pure de la nature, si des principes a priori constituant la phénoménalité ont une valeur objective, alors il n’y a pas de raison de ne pas chercher à spécifier, à particulariser cet a priori non pas en déduisant le concret des conditions de la connaissance mais en montrant que le domaine de l’a priori s’étend plus loin qu’on ne le croit – ce qui est normal car l’a priori kantien ne peut être pensé sans son rapport à l’expérience. La détermination a priori du concept de matière dès 1787 rendait possible l’invention d’un niveau supérieur à ce qui vaut formellement d’une nature en général, un niveau formel-matériel supérieur © Laurent Giassi 19 http://www.philopsis.fr Philopsis qui apporte plus de détermination par rapport au niveau formel, sans équivaloir au niveau matériel proprement dit, l’expérience au sens empirique du terme. A trop insister sur la déduction du contenu de l’expérience, on risque de rapprocher la métaphysique de la nature de la Naturphilosophie et de faire de la déduction transcendantale une construction 44 . Les conditions de possibilité de l’expérience ne sont plus seulement formelles, elles sont enrichies de principes formels-matériels, en particulier l’éther. Sans l’éther45 comme condition formelle-matérielle, la multiplicité des forces empiriques rendrait impossible l’unification de l’expérience et partant une science de la nature : il est donc nécessaire de le déduire de la faculté de connaître et de montrer que l’éther existe a priori. « S’il peut être prouvé : que l’unité du tout de l’expérience possible repose sur l’existence d’un tel élément46 (avec les propriétés qui ont été dites) [un élément complètement répandu dans l’espace cosmique, pénétrant tous les corps, un élément calorique], alors son effectivité est aussi prouvée, pas sans doute par l’expérience, mais bien a priori, simplement à partir des conditions de possibilité de celle-ci, en vue de la possibilité de l’expérience. Car les forces motrices de la matière peuvent s’accorder pour l’unité collective-universelle des perceptions en une expérience possible seulement dans la mesure où le sujet par ces perceptions réunies en un concept, s’affecte lui-même, extérieurement et intérieurement, au moyen de ses perceptions. Or le concept du tout de toute expérience externe présuppose aussi toutes les forces motrices possibles de la matière, liées dans une unité collective, et ce, dans l’espace plein (car l’espace vide, qu’il soit inclus à l’intérieur des corps, ou qu’il les entoure extérieurement, n’est pas un objet de l’expérience possible). Mais il présuppose aussi un mouvement constant de toute la matière, qui agit sur le sujet comme objets des sens, car sans ce mouvement, c'est-à-dire sans l’excitation des organes des sens, comme effet de ce mouvement, n’a lieu aucune perception de quelque objet des sens, par suite aucune expérience ; en tant qu’elle contient seulement la forme appartenant à cette action-là. – Il y a donc un élément particulier répandu de façon constante 44 C’est l’interprétation de Vleeschauewer dans La Déduction transcendantale dans l’œuvre de Kant, Tome 3, La déduction transcendantal de 1787 jusqu’à l’Opus postumum, Ernest Lacroix, 1937. Il parle d’un « constructivisme auquel Kant se vit insensiblement acculé par le criticisme romantique » (p. 591). 45 Selon Kant, l’éther est une matière qui occupe absolument tout l’espace, pénètre tous les corps, est une matière identique dans toutes ses parties, douée d’un mouvement spontané et éternel. 46 L’éther. © Laurent Giassi 20 http://www.philopsis.fr Philopsis et illimitée dans l’espace, s’agitant lui-même, comme objet de l’expérience (quoique sans conscience empirique de son principe), c'est-à-dire le calorique est réel et non pas un élément imaginé en vue de l’explication de certains phénomènes, mais démontrable à partir d’un principe universel d’expérience (non à partir de l’expérience), selon le principe d’identité (analytiquement) et donné dans les concepts mêmes a priori » 47. Pour que les forces de la matière constituent un système et que l’expérience possible forme un tout, il faut admettre l’existence de l’éther comme condition a priori du système de l’expérience. Il s’agit là d’une preuve indirecte de l’existence de l’éther et Kant est bien conscient de l’étrangeté de cette preuve. L’étrangeté disparaît si on voit ce que l’éther a de singulier en tant qu’il est matériellement le corrélat physique de l’unité de l’expérience transcendentalement fondée. De même qu’il n’y a qu’un seul espace et un seul temps, il n’y a qu’un objet de l’expérience possible externe, toutes les expériences n’étant que des parties d’une seule expérience, rendue possible par le calorique répandu partout qui lie tous les corps en un système et les met en communauté d’action réciproque48 . Cette nouvelle systématisation de l’expérience possible a des conséquences sur l’idéalisme transcendantal : l’avancée de celui-ci dans la physique a une action en retour sur la manière de penser l’économie du sujet transcendantal. Kant donne alors de plus en plus au Ich une dimension active et productive : moins le Moi est substance, plus il est action. La désubstantialisation du Moi interdisait d’en faire une chose mais si la subjectivité transcendantale est bien la condition de l’expérience possible, alors on peut parler de l’autoposition du Ich Denke : c’est parce que le sujet se pose ou se fait lui-même qu’on comprend l’unification de l’expérience et la possibilité de la physique empirique49 . Cette position du Moi 47 Opus postumum, Paris, Puf, 1986, Ibid., pp. 70-71. 48 Ibid., p. 74. 49 Ibid., avril-décembre 1800 Liasse VII, 8 : « Le sujet se fait lui-même. Ce n’est pas l’appréhension, mais l’aperception qui fonde a priori la connaissance dans son principe de la connaissance de soi-même, qui est logique (analytique), mais qui, en passant à la philosophie transcendantale, est synthétique, et forme un système particulier pour © Laurent Giassi 21 http://www.philopsis.fr Philopsis pourrait sembler se rapprocher de l’autoposition du Moi au sens fichtéen, mais ce devenir-objet du Moi n’est qu’une nouvelle expression de l’idéalisme transcendantal50 . L’acte d’autoposition du Moi reste formel, ce n’est qu’une affirmation de soi-même purement analytique. Le Moi est même dit Urheber, créateur, du monde : « Le sujet pensant se créée aussi un monde comme objet d’expérience possible dans l’espace et le temps. Cet objet est seulement un monde. En lui sont placées des forces motrices, par exemple de l’attraction et de la répulsion sans lesquelles il n’y aurait aucune perception ; mais seulement le formel. Le monde est le complexe (complexus) des choses dans un espace et un temps, par suite aucun des deux n’est quelque chose d’objectivement donné dans le 51 phénomène » . Le schématisme transcendantal insistait sur l’opération du sujet transcendantal ; on peut dire en ce sens que l’O.P. en tire toutes les conséquences pour ce qui est de la définition de la philosophie transcendantale. L’idéalisme transcendantal devient l’autocréation des formes de la phénoménalité comme condition de tout apparaitre possible : les conditions de possibilité de l’expérience possible renvoient à l’autoposition du Moi qui crée les conditions de l’expérience52 . Le sujet transcendantal crée aussi bien la physique » (p. 161). Plus loin, Kant indique que « l’objet de l’intuition pure, par le moyen de laquelle le sujet se pose lui-même, est infini, à savoir l’espace et le temps » (p. 163). 50 Ibid., p. 164. « Outre la conscience de moi-même (logique) je n’ai objectivement affaire avec rien d’autre qu’avec ma faculté de représentation. Je suis pour moi-même un objet. La position de quelque chose hors de moi provient elle-même, d’abord, de moi, dans les formes de l’espace et du temps, dans lesquelles je pose moi-même les objets du sens externes et du sens interne, et qui sont de ce fait des positions infinies. L’existence des choses dans l’espace et le temps n’est rien d’autre que omnimoda determinatio, détermination qui est aussi seulement subjective, c'est-à-dire dans la représentation, et dont la possibilité repose aussi simplement sur des concepts ; – nous ne pouvons savoir que le formel a priori pensable ». 51 Ibid. p. 210, 1800-1801, Liasse, I, 2, p. 2. 52 Ibid., Liasse I, 7, p. 169 : « La philosophie transcendantale n’est pas, par exemple, une science des objets qui sont donnés a priori au sujet par la raison. Car ce serait © Laurent Giassi 22 http://www.philopsis.fr Philopsis les conditions de l’expérience en général (espace, temps, catégories, etc.) que les idées qui dépassent toute expérience formant le cadre général de tout ce qui est pensable53 . Comme il s’agit d’une autocréation des formes de l’expérience, l’idéalisme transcendantal est préservé et il serait inexact de considérer que la détermination des formes de l’expérience rende inutile l’expérience au sens empirique54 . Les essais de déduction de l’O.P. sont instructifs en ce qu’ils montrent la relation qui s’établit entre le sujet transcendantal et l’expérience : si dans un premier temps la structure de l’expérience s’explique par la faculté de connaître du sujet transcendantal, par la suite l’articulation de la métaphysique de la nature, de la physique et de la philosophie transcendantale pousse Kant à conférer l’apriorité à des éléments comme l’éther pour rendre possible l’unité de l’expérience. C’est le système de la philosophie transcendantale qui est au cœur de ces essais. On retrouve chez Fichte cette exigence du système : si la philosophie veut être une science, il faut que l’expérience prenne la forme d’un système en partant de ce que Kant appelait l’autoposition du Moi. l’autocréation, mais elle est semblable à une autocréation des formes, sous lesquelles, s’ils devaient être donnés, ils seraient obligés exclusivement d’apparaître ». 53 Ibid., p. 232 : « La philosophie transcendantale est le système du pur idéalisme de l’autodétermination du sujet pensant par les principes a priori à partir de concepts, par l’intermédiaire desquels celui-ci se constitue lui-même en un objet et la forme constitue ici tout l’objet lui-même ». Plus bas la connaissance de la philosophie transcendantale est dite « connaissance synthétique a priori à partir de concepts, qui fait abstraction de tout contenu (c'est-à-dire de tous les objets), donc seulement le côté formel du sujet théorético-spéculatif et éthico-pratique se déterminant lui-même. […]. La philosophie transcendantale est la conscience de la faculté du système d’être l’auteur de ses idées d’un point de vue théorique aussi bien que pratique. Les idées ne sont pas de simples concepts, mais les lois de la pensée, que le sujet se prescrit à lui-même. Autonomie ». 54 Ibid., p. 42, Liasse, IX, 4, p. 4: « De la ruse d’exposer les lois de la nature dérivées de l’expérience dans leur généralité empirique, comme ayant pu être conclues a priori par la raison, profondeurs feintes de la recherche physique. Conclure le particulier (in concreto) de l’universel (in abstracto), et même le singulier à partir de purs concepts, et le tout à partir de là, c’est là une illusion qui se produit d’elle-même ». © Laurent Giassi 23 http://www.philopsis.fr Philopsis Le système de l’expérience selon la W.L. Aussi bien dans ses différentes W.L. que dans sa correspondance ou ses écrits de vulgarisation, Fichte a souvent tenté de lever les contresens faits sur l’idéalisme transcendantal et sur le sens que celui-ci donne à l’expérience comprise à partir de la perception 55 . Seulement la Wahrnehmung ici n’a rien à voir avec le percipi berkeleyen, il en est même la négation la plus farouche. L’immatérialisme de Berkeley ne saurait anticiper l’idéalisme de la W.L. au motif que tous deux nient l’existence d’un substratum ontologique venant redoubler inutilement la phénoménalité de l’expérience ordinaire56 . On ne trouve pas chez Berkeley la thèse qui fait de l’expérience un système fondé sur l’autoactivité du Moi, sur les lois nécessaires du Savoir. Fichte radicalise cependant la thèse kantienne en faisant des lois de l’être pensant les lois de la phénoménalité en général : le point de vue de l’être raisonnable est le seul qui vaille en général lorsqu’il s’agit de rendre compte de 55 On ne donne ici que quelques exemples : dans la Correspondance de Fichte, on peut citer la lettre à Reinhold (22 avril 1799) où Fichte affirme que la philosophie transcendantale considère qu’il n’y a rien de réel que ce qui se rapporte à la perception intérieure ou extérieure, ce qui a pour conséquence la négation complète de la métaphysique (Briefwechsel 1796-1799, J.G. Fichte Gesamtausgabe, III, 3 Friedrich Fromman Verlag, 1972, p. 331). – Dans les cours de Fichte à Iéna, Fichte’s Vorlesungen über Logik und Metaphysik als populäre Einleitung in die gesammte Philosophie. Nach Plattners Philosoph. Aphorisme, 1ter Teil, 1793, Fichte affirme que la corruption de la philosophie et de la métaphysique entière que Kant a rejetée se produit « lorsque l’on ne veut plus croire à l’expérience, que l’on cherche quelque chose derrière elle. Le résultat d’une philosophie scientifique est qu’il n’y a rien derrière l’expérience, que ce qui vient à jour n’est que notre propre perception ; donc, il n’y a aucune vérité si ce n’est celle de l’entendement commun de l’homme, la philosophie dit aussi la même chose » (p. 194). – Dans le Rapport clair comme le jour adressé au grand public sur le caractère propre de la philosophie nouvelle. Essai pour forcer les lecteurs à comprendre (1800), Paris, Vrin, 1999, Fichte indique dans la II° Leçon que le philosophe transcendantal déduit a priori ce qui est donné a posteriori par la perception, a priori et a posteriori désignant ici non pas des objets différents mais deux façons de considérer un même objet (pp. 4648). 56 Pour Berkeley la matière, pour Fichte la chose en soi. © Laurent Giassi 24 http://www.philopsis.fr Philopsis l’expérience. La solitude de la raison humaine est le corrélat de l’unité de l’expérience. L’expérience forme un système nécessaire de la raison car il n’y a pas d’autre point de vue possible à partir duquel on pourrait penser l’objectivité du monde sensible. Inversement on peut tout aussi bien dire que du point de vue de la raison l’expérience forme un système : il est possible d’anticiper le cours de l’expérience et de définir a priori la structure de la phénoménalité de manière exhaustive dans ses grandes lignes. Fichte estime que cette systématisation est d’autant plus souhaitable que le véritable Principe de la philosophie, le Moi, a été trouvé grâce aux tâtonnements de Kant et de Reinhold. Étudier le système des lois de la raison ou le système de l’expérience, c’est tout un : a priori et a posteriori sont deux façons d’exprimer la même chose. Pour éviter toute interprétation malveillante de l’idéalisme, Fichte accentue le rapport entre la philosophie et le monde de la perception, la Lebenswelt, en affirmant que la philosophie ne dépasse jamais celle-ci. Cette insistance sur la perception, surtout dans les écrits de la Querelle de l’Athéisme, a un but défensif : montrer que la W.L. n’est en rien un système extravagant qui choque le réalisme de la conscience commune et qu’une philosophie qui part du Moi n’est pas une philosophie égoïste faisant du monde sensible un de ses appendices. Comme les catégories et les principes n’ont de sens que par rapport à l’expérience, le terme de perception se prête tout particulièrement à rendre compte du rapport qui s’établit entre le sujet et l’objet en fonction des lois du sujet. On présentera trois aspects de la pensée de Fichte au sujet de la systématisation de l’expérience. En se rapportant à ses cours d’Iéna, on montrera d’abord ce que signifie l’expérience comme système de la raison. On verra ensuite que la systématisation de l’expérience se développe sous la forme d’une philosophie de la nature et de l’histoire. On rappellera enfin comment le dernier Fichte est amené à penser une ouverture de ce système pour faire place à la création de la nouveauté au sein du monde sensible. © Laurent Giassi 25 http://www.philopsis.fr Philopsis L’expérience comme système de la raison Les cours de Fichte à Iéna, la W.L. de 1794-1795, en particulier le Précis, les Introductions à la W.L. de 1794 et de 1797, jusqu’aux écrits de vulgarisation comme la Bestimmung des Menschen et le Sonnenklarer Bericht sont suffisamment nombreux pour illustrer la conception que se fait Fichte de l’expérience comme système de la raison. Si l’expérience est un système, et si la philosophie doit rendre compte de ce système, c’est avant tout parce qu’elle est auto-exposition des lois de la raison pensante. La certitude qu’il n’y a pas d’hiatus entre la pensée et l’être ne se trouve pas dans une révélation quelconque, contrairement à ce que croit Jacobi 57 , mais se prouve dans la réalisation du système de la philosophie. Système de l’expérience, système de la raison et scientificité de la W.L. comme science de la science vont de pair. Si la philosophie est une science de la science, une logologie58 , ce n’est pas parce qu’elle serait une science du vide59 , de l’absence d’objet, mais parce qu’elle tire les conséquences de l’abolition kantienne de l’ontologie dans l’Analytique transcendantale. Si le nom pompeux d’ontologie ne mérite plus d’être conservé, c’est parce que l’ontologie elle-même comme savoir verbal sur l’être n’a plus de valeur. La Critique remplace en effet une analyse des concepts discursifs de l’ancienne métaphysique par celle de la faculté de connaître du sujet transcendantal : la schématisation des catégories dans l’application des principes de l’entendement pur en vue de rendre possible une nature comme totalité, la déconstruction de la pseudo-phénoménalité du monde réduit à une Idée de la raison 57 Jacobi, Lettres sur la Doctrine de Spinoza à Mr Moses Mendelssohn (1785), in Le Crépuscule des Lumières, 1780-1789, Paris, Cerf, 1995, pp. 119 sq. 58 Briefwechsel, 1801-1806, Bd 5, Friedrich Frommann Verlag, 1982, Lettre de Fichte du 23 juin 1804 à Paul Joseph Appia. 59 C’est Schopenhauer qui ironisait sur la Wissenschaftslehre qu’il comprenait comme une Wissenschaftsleere. © Laurent Giassi 26 http://www.philopsis.fr Philopsis remplacent dorénavant l’ontologie traditionnelle, son lexique de concepts et ses démonstrations scolastiques. Une science de la science peut réaliser à présent soit ce qui était seulement en germe dans la Critique, soit ce qui était présenté de façon dispersée dans les trois Critiques, à partir de la séparation artificielle entre la raison théorique et la raison pratique. Comme on le sait Fichte ambitionne de faire passer la Critique à l’âge de la Science en partant d’un principe qu’il appelle Moi en 1794. Pour cela il faut non seulement parvenir à la totalité mais aussi faire ce que même Kant n’a pas su faire, philosopher sur son propre philosopher 60 . Cette autoréflexion aurait permis à Kant, une fois l’œuvre faite, de constater certaines lacunes assez importantes dans la manière dont les Critiques rendent compte de l’expérience. Laissant de côté ici tout ce qui relève de la pensée juridico-morale de Fichte où se poursuit le dialogue avec Kant, on se limitera ici à l’expérience du point de vue gnoséologique. Par rapport à la Critique de la raison pure, Fichte est moins sensible au rôle que joue la Dialectique dans la critique des illusions de la métaphysique qu’au problème de l’articulation de l’Esthétique et de l’Analytique. Malgré son grand mérite Kant commence trop tôt la Critique en laissant subsister le présupposé du divers sensible hors de sa philosophie et l’achève trop tôt en produisant un présupposé au sein même de l’idéalisme critique, la chose en soi. Ce n’est pas un hasard si Fichte insiste sur ces deux points : en eux se joue bien le sens de l’expérience possible selon les lois de la faculté de connaître finie chez Kant. Sans l’intuition pure a priori de l’Esthétique transcendantale la révolution copernicienne n’en est pas une : la métaphysique classique peut toujours voir dans le sensible de l’intelligible confus, quand bien même le paradigme de l’idea 60 Briefwechsel 1796-1799, J.G. Fichte Gesamtausgabe, III, 3 Friedrich Fromman Verlag Günther Holzboog, 1972. « Il [Kant] semble avoir très peu philosophé sur son propre philosopher, même s’il est allé aussi loin que la W.L. » (Lettre du 4 juillet 1797 à Reinhold, p. 69). © Laurent Giassi 27 http://www.philopsis.fr Philopsis clara et dinstincta61 serait aboli dans le domaine de la connaissance62 . De même sans la chose en soi, la connaissance d’entendement serait absolutisée, causant ainsi l’apparition d’un dogmatisme qui ne dit pas son nom et qui serait plus dangereux que l’ancien pour ses conséquences morales et religieuses. D’abord Kant a négligé un point essentiel en oubliant de faire la genèse du divers sensible : « Kant part de la présupposition qu’une diversité est donnée à l’unité de la conscience en vue d’une saisie possible. Il ne pouvait partir d’aucune autre présupposition. Ce faisant il a fondé le particulier pour la Doctrine de la science théorique ; il ne voulait fonder rien d’autre et il est allé, à bon droit, du particulier à l’universel. Dans cette voie on peut certes expliquer un universel collectif, un tout de l’expérience donné jusqu’à présent, comme une unité fondée sous des lois identiques. Mais on ne peut jamais rendre compte d’une universalité infinie, d’un progrès de l’expérience dans l’infinité. Il n’existe pas de voie menant du fini à l’infinité. En revanche il existe une voie menant de l’infinité indéterminée et indéterminable au fini par la médiation de la faculté de détermination (et c’est pourquoi tout ce qui est fini est produit du déterminant). La Doctrine de la science, qui doit comprendre tout le système de l’esprit humain, doit emprunter cette voie et descendre de l’universel jusqu’au particulier. Il faut démontrer qu’une diversité est donnée pour une expérience possible. La preuve doit être administrée de la façon suivante : le donné doit être quelque chose : mais il n’est quelque chose que dans la mesure où il existe un autre quelque chose, qui lui-même est quelque chose d’autre. A partir du point où cette preuve deviendra possible, nous pénétrerons dans le champ du particulier » 63. Fichte donne ici une interprétation qui présente l’intérêt d’être la plus conciliante possible avec le kantisme, mais sans avoir besoin de lire entre les lignes on comprend bien qu’il reproche à l’auteur de la Critique d’avoir commis le péché véniel de présupposition. La méthode de la W.L. étant que « rien ne revient au Moi, 61 Descartes, Œuvres philosophiques, III, Principes de la philosophie, I, art. 45, Paris, Garnier, 1999. 62 Leibniz, Méditations sur la Connaissance, la Vérité et les Idées (1684), Opuscules philosophiques choisis, trad. P. Schrecker, Paris, Vrin, 2001. 63 Fichte, Précis de ce qui est propre à la Doctrine de la science (1795), p. 184 in Œuvres choisies de philosophie première, Paris, Vrin, 1990. © Laurent Giassi 28 http://www.philopsis.fr Philopsis que ce qu’il pose en soi »64 une telle présupposition se heurte à l’autoposition du Moi et au mécanisme par lequel le Moi se pose comme déterminé par le Non-Moi. Tout se passe comme si Kant avait négligé l’opposition fondamentale du Moi et du Non-Moi qui rend compte du divers sensible en discutant du statut idéal ou réel de l’espace et du temps, ne voyant pas bien le lien intime qu’il y a entre la genèse du divers et son caractère spatio-temporel. Que le divers sensible soit spatio-temporel ne nous apprend rien si on ne connaît pas a priori le mécanisme d’engendrement du divers, ce que Fichte explique bien dans la remarque citée précédemment. Kant est en effet parti d’un « tout de l’expérience donné » au lieu de montrer comment se constitue la totalisation de l’expérience : au lieu de s’intéresser à l’infinité des représentations aprioriques de l’espace et du temps, Kant aurait mieux fait de montrer comment le mécanisme d’engendrement du divers dans le Moi, grâce au flottement de l’imagination, infinitise un divers qui se présente à nous sous la forme sensibilisée de l’espace et du temps. La donation du divers sensible est une erreur si on entend par là la découverte d’un donné extérieur car ce qui en un sens est trouvé est en un autre sens produit, créé par la faculté de connaître65 . L’Esthétique transcendantale fait comme si le divers était purement donné alors que l’Analytique transcendantale essaie de réparer cette erreur en insistant sur l’unification opérée par l’aperception transcendantale. A quoi bon poser une erreur pour la corriger ensuite ? Il vaut mieux supprimer cette erreur et ne plus accepter la fiction d’un donné extérieur au sujet connaissant, si c’est pour la nier ensuite dans l’Analytique. Le plus grave c’est que cette extériorité du donné a contaminé la manière dont les kantiens se sont représenté l’unité de l’expérience. L’ironie de Fichte à l’égard de ceux qui font 64 Précis, p. 184. 65 G.A., III, 2, Briefwechsel 1793-95, Stuttgart-Bad Cannstatt, 1970, Lettre de Fichte à Jacobi (30 août 1795) : « même ce divers est produit par nous par un pouvoir créateur ». © Laurent Giassi 29 http://www.philopsis.fr Philopsis de l’esprit un « gaufrier »66 vient de là : si ce divers est une source inépuisable extérieure à la faculté de connaître, alors l’expérience cesse d’être un système cohérent puisque la forme est séparée du contenu, les lois de l’esprit de la matière auxquelles elles s’appliquent. Si on veut respecter l’esprit de l’idéalisme transcendantal, il faut s’affranchir de sa lettre et la rejeter comme un caput mortuum quand c’est nécessaire. C’est particulièrement le cas pour la chose en soi, concept malheureux car il rend impossible la systématisation de l’expérience en faisant croire qu’une causalité mystérieuse serait possible entre le champ phénoménal stricto sensu et un en soi extraphénoménal, si on prend cet en soi au sens réaliste d’une chose intelligible. Le concept de chose en soi n’est pas nécessaire pour rappeler le sujet humain à sa finitude car le système de l’expérience est l’autoprésentation de la raison finie dans l’illimitation de son progrès à l’infini. Comme le principe de la philosophie est celui de l’auto-position et de l’auto-limitation du Moi, il n’est plus nécessaire de renchérir sur la finitude en rappelant que le sujet humain ne peut connaître l’Absolu ou les choses en soi. La distinction entre les bornes et les limites de la raison devient inopérante67 quand, comme Fichte, on fait de la raison finie la seule raison possible pour rendre compte de l’expérience dans sa totalité. On comprend que Fichte, indifférent à la Dialectique transcendantale, considère qu’il est équivalent de dire que la philosophie doit rendre compte du monde, de l’expérience ou de ce qui est donné dans la perception commune. La différence kantienne entre la nature et le monde n’est plus pertinente lorsque la raison finie n’a plus aucun motif pour dépasser le tout de l’expérience et qu’elle s’efforce au contraire d’en donner une image complète. Si on veut penser l’expérience comme un système cohérent, il faut se débarrasser de cette fiction qu’est la chose en soi, ultime résidu ontologique devenu inutile. Et 66 S.W. Bd 2, Annales du ton philosophique, édition Medicus, p. 477. 67 Kant, Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se présenter comme science, trad. Louis Guillermit, Paris, Vrin, 1993, §57, pp. 129 sq. © Laurent Giassi 30 http://www.philopsis.fr Philopsis une fois que la chose en soi perd de sa consistance, la cosmologie dogmatique ne peut plus venir concurrencer l’idéalisme transcendantal. L’illusion d’un divers extérieur originaire se retrouve dans la fiction d’une chose en soi, produit nécessaire de la pensée et qui déterminerait celle-ci. La dualité méthodologique entre le sujet et l’objet serait alors aggravée par une scission insupportable dans la pensée elle-même qui produirait la pensée de ce qui la divise. Si la chose en soi n’est qu’un noumène68 , un produit de la pensée, il faut seulement montrer à partir de quel moment il surgit69 . Davantage que dans la W.L. publiée de 1794-1795 Fichte insiste dans ses cours à Iéna sur l’impossibilité de concilier l’unité de l’expérience selon l’idéalisme critique avec la représentation contradictoire de la chose en soi, ce reste d’inintelligibilité au cœur même de la pensée70 . Une fois ces deux présupposés éliminés, il est possible d’après Fichte de rendre compte intégralement de l’expérience en passant du réalisme naïf, pour qui le monde est donné, à une compréhension génétique de la manière dont la réalité apparaît à la conscience. Fichte illustre ce passage de l’être statique à la genèse en distinguant le point de vue réaliste, le point de vue esthétique et le point de vue philosophique. Du point de vue commun le monde est donné : dans ce cas l’expérience est découverte d’un donné. Du point de vue transcendantal il est fait et dans ce cas l’expérience ne 68 Fichte, Œuvres choisies de philosophie première, Seconde Introduction à la Doctrine de la science, V° section, pp. 286-287. 69 Fichte, Les principes de la Doctrine de la science (1794-1795), Troisième partie, §5, pp. 146 sq. 70 Fichte’s Vorlesungen über Logik und Metaphysik. La chose en soi n’ayant aucun rapport avec notre faculté de représentation, elle est une pure contradiction, c’est « le postulat de la déraison pure » (p. 188). Kant a été incompris car il a trop ménagé (schonend) la chose en soi : pour un véritable philosophe critique, la chose en soi est une folie (Unvernunft) (p. 190). Lorsque la W.L. rend compte du Moi qui se sent limité, il n’est plus nécessaire de recourir à la chose en soi pour donner de la réalité à notre expérience (p. 213). A la réponse « comment l’expérience est-elle possible ? », on répond de façon transcendante lorsqu’on fait de ce Grund une chose en soi ; transcendentalement lorsqu’on cherche les raisons (Gründe) de notre pensée d’un monde dans la raison, dans le Moi (p. 363). © Laurent Giassi 31 http://www.philopsis.fr Philopsis peut pas signifier la même chose que du point de vue commun : à l’expérience d’un objet donné se substitue l’analyse de l’objectivation, ce que Fichte traduit dans le langage de la double série, la série idéale et la série réelle ou encore dans l’idée d’une auto-intuition de l’activité de position du Moi 71 . Enfin du point de vue esthétique le monde est donné sous l’aspect qui montre comment il est fait, l’artiste ayant le mérite de convertir le point de vue transcendantal en point de vue commun 72 . Le point de vue philosophique légitime sur le monde est celui de l’idéalisme transcendantal : ce que Kant appelait le problème des jugements synthétiques a priori est celui de l’objectivité et de la nécessité des représentations. D’une certaine façon la distinction entre les jugements analytiques et les jugements synthétiques n’est plus aussi fondamentale. En un sens tous nos jugements sont analytiques : quand le Moi se pose, il pose nécessairement un monde hors de lui selon les lois de l’intelligence et l’expérience n’est rien d’autre qu’une analyse continue (fortgesetzte Analyse) de ce qui a été ainsi posé. En un autre sens tous nos jugements sont synthétiques car ils procèdent tous du mécanisme de la raison : on ne peut rien analyser qui n’ait été d’abord synthétisé73 . La philosophie a pour but de déduire transcendentalement le système entier de l’expérience à partir de la conscience de soi sans recours à l’expérience, tout en étant certaine de l’accord de l’a priori et de l’a posteriori74 . Autre formulation possible : la philosophie est ce qui cherche « le fondement du système des représentations accompagnées du sentiment de nécessité et 71 Seconde Introduction à la W.L., p. 265. Ce qui est propre à la W.L. c’est qu’elle ne prend pas pour objet un concept mort, mais qu’elle est « au contraire une réalité vivante et active, qui produit des connaissances soi-même et par soi-même et que le philosophe se contente de contempler ». Il y a deux séries dans la W.L., celle du Moi que le philosophe observe et la série des observations du philosophe. 72 Fichte, Le Système de l’éthique d’après les principes de la W.L. (1798), Paris, Puf, 1986, 3° chapitre, 3° section, Devoirs particuliers § 31 Des devoirs de l’artiste. 73 Fichte’s Vorlesungen über Logik und Metaphysik, pp. 358-359. 74 Fichte’s Vorlesungen über Logik und Metaphysik. © Laurent Giassi 32 http://www.philopsis.fr Philopsis de ce sentiment de nécessité lui-même »75 . Si on nomme expérience un tel système la philosophie doit rendre compte de l’expérience en en dégageant le fondement et si le fondement diffère de ce qu’il fonde, il n’est pas absurde de dire que la philosophie bien comprise est métaphysique76 . La métaphysique ne signifie plus ici la connaissance d’un suprasensible distinct du monde sensible mais la connaissance de l’expérience comme série des actions originaires effectuées par le Moi qui se pose selon les lois de l’intelligence finie. Comment la philosophie peut-elle réaliser sa tâche ? En montrant que tout ce qui est pour la raison est le produit d’une activité de la conscience : aussi certainement que je me pose par certaines actions je pose les objets par d’autres actions, c’est de là que vient la croyance en des objets produits déterminés. Autant ces actions sont différentes, autant elles ont une uniformité qui tient à ce qu’elles renvoient à l’agir de la raison selon des concepts et des principes a priori. Les catégories kantiennes sont de tels concepts fondamentaux de l’esprit humain : seulement on les comprend de manière erronée lorsqu’on en fait des concepts appliqués à des objets tirés de l’expérience car ils ne sont que le produit de l’agir intérieur du sujet77 . Cette erreur d’interprétation ne peut que disparaître lorsqu’on ne sépare plus le moment de la production des objets et celui de leur détermination 78 . Comme Fichte l’a souvent répété, la genèse de l’objectivité prend la forme d’une histoire pragmatique de l’esprit humain 79 , ce qui n’a rien à voir avec une évolution tempo75 Fichte, Première Introduction à la Doctrine de la science (1797), pp. 245-246. 76 Fichte’s Vorlesungen über Logik und Metaphysik, §7. 77 Ibid., pp. 184-85. 78 Ibid., p. 191. Fichte affirme qu’en fait la Logique transcendantale comprend deux parties : l’Esthétique transcendantale qui montre comment le Moi produit les objets et la Logique transcendantale proprement dite qui montre comment le Moi les détermine. C’est la conséquence logique du rôle de l’unité de l’aperception et du sens rétrospectif que prend l’Esthétique lue à partir de l’Analytique. 79 Fichte, Les principes de la Doctrine de la science (1794-1795), Deuxième partie, §4 : « la doctrine de la science doit être une histoire pragmatique de l’esprit humain » (p. 104). – Fichte’s Vorlesungen, pp. 203-204. © Laurent Giassi 33 http://www.philopsis.fr Philopsis relle censée exprimer dans le langage de la psychologie des moments du développement de l’esprit en rapport avec des états du monde. Dans pragmatique il faut entendre encore l’essence grecque du pragma qui renvoie à l’agir, en l’occurrence l’agir du Moi qui demeure l’unique principe de la philosophie en 1794-1795. Le tout de l’expérience ou le monde est présent d’un seul coup (einziger Schlag), dans une totale simultanéité, mais le but de la philosophie comme métaphysique, comme fondement de l’expérience, est de présenter ce tout sous la forme d’une série progressive d’actions où on montre que l’une n’est pas sans l’autre qui n’est pas sans une autre80 . S’il n’existait pas un Principe de la philosophie et si le Moi n’était pas un tel Principe, alors l’unité de l’expérience serait menacée : on ne pourrait la fonder sur l’unité de la raison théorético-pratique81 . Les lois de la philosophie sont les mêmes que celles selon lesquelles l’expérience naît, sinon il y aurait deux raisons qui devraient être médiatisées par une troisième raison, ce qui est impossible82 . Se demander ce qu’est la pensée ou ce qui rend possible l’expérience est identique car il s’agit de la même chose, non pas au sens d’une confusion entre la chose et la pensée mais en ce que la détermination du Grund de l’expérience requiert l’analyse du mécanisme de la pensée83 . La philosophie de la nature et de l’histoire La réalisation de ce programme par la W.L. prend plusieurs formes dans les années 1794-1800 : la plupart du temps il s’agit 80 Fichte’s Vorlesungen, pp. 350-351. 81 Ibid., p.358. Comme la raison est une, il est impossible de séparer la raison théorique et la raison pratique. L’agir de la raison est un : par la faculté d’intuition, le Moi pose un objet, par la faculté de penser, il le met en relation à autre chose, un autre objet. Ces deux actes doivent être étudiés à part dans un système philosophique pour se faire une représentation juste de la manière dont procède (Verfahren) l’esprit. 82 Ibid., pp.350-351. 83 Ibid., p. 363. © Laurent Giassi 34 http://www.philopsis.fr Philopsis de partir du Moi ou de la conscience pour montrer comment le monde sensible naît à partir de l’objectivation des sentiments sensibles. Il faut distinguer ici deux stratégies de Fichte : dans les écrits de vulgarisation (Rapport clair comme le jour, la Destination de l’homme) il se limite à une exposition succincte des déterminations de la conscience ou du Savoir, alors que dans les W.L et ses cours, il montre comment l’idéalisme transcendantal implique une philosophie de la nature. La métaphysique kantienne de la nature se retrouve ici dans le projet fichtéen de donner les grandes lignes d’une philosophie de la nature conforme aux principes de l’idéalisme transcendantal. On a souvent considéré à tort que la W.L. ne laissait pas de place à la nature comme si l’absolutisation du Moi et le moralisme de Fichte ne permettaient pas de penser les conditions de possibilité d’une nature84 . C’est évidemment faux : une pensée transcendantale de l’expérience doit à un moment donné répondre à la question de la possibilité d’une science de la nature, ce qui implique qu’on s’interroge sur la nature elle-même et sur ses rapports avec l’expérience. C’est en jugeant de la philosophie de Fichte à l’aune de celle de Schelling que l’on a contesté la présence d’une philosophie de la nature compatible avec les principes de la W.L. Les nombreux textes à notre disposition invalident ce lieu commun de l’histoire de la philosophie allemande classique85 . La W.L. affirme que l’être extérieur spatio-temporel s’explique par l’être raisonnable, théoriquement à partir des lois de l’intelligence, pratiquement à partir de son système de tendances, et comme la raison est pratique en son essence, c’est à partir de l’effort du Moi qu’il faut comprendre la possibilité d’une nature. La déduction transcendantale du corps organisé correspond à cette objectivation de la tendance du Moi et celle-ci permet à son tour de dé- 84 R.Lauth, Die transzendentale Naturlehre Fichtes nach den Prinzipien der W.L., Hamburg, Felix Meiner, 1984. 85 Praktische Philosophie (1794), les Vorlesungen über Logik und Metaphysik (17971798, le Naturrecht (1796), la Sittenlehre (1798), la W.L. Nova Methodo (1798), les Sätze zur Erläuterung des Wesens der Thiere (1800). © Laurent Giassi 35 http://www.philopsis.fr Philopsis duire la nature comme tout organisé et s’auto-organisant. Le corps organisé à son tour est posé comme instrument de la liberté sous la forme du corps articulé en interaction avec les autres dans une communauté d’abord juridique, puis morale. Ce faisant l’idéalisme transcendantal en sort confirmé puisque la raison reste chez elle, tout au long de ses déductions sans jamais sortir d’ellemême. Dès les premiers travaux de Fichte, restés à l’état d’ébauche, l’intérêt pour la déduction de la nature est patent, bien qu’il soit latent dans les œuvres que Fichte publie en 1794-1795. Fichte a fait des essais, restés la plupart du temps inachevés, pour rendre compte du système du monde et de l’organisation à partir de l’effort dans le cadre de la philosophie pratique. Dans la période antérieure à 1800 ce n’est qu’à de rares occasions que Fichte fait de la cosmologie dans le cadre de l’idéalisme transcendantal : l’univers (Weltall) n’est plus cette idée statique de la raison telle que la présente la Critique de la raison pure, c’est un tout transcendentalement déduit et non pas génétiquement produit à partir des lois de l’intelligence finie86 . La nouveauté de l’apport fichtéen consiste à poser au sein de cet univers la nature comme une totalité autoorganisée, en tant que fiction transcendantale. Ici aussi on retrouve le même problème que Kant devait résoudre par une distinction pertinente : l’idéalisme transcendantal va de pair avec un réalisme empirique, et l’idéalité des phénomènes ne contredit en rien ce que la conscience commune appelle la réalité. De même, pour Fichte, 86 La différence entre la déduction et la production est parfaitement expliquée par Fichte dans le Rapport clair comme le jour (1801), pp. 80-81. La W.L. comme système traite le monde comme si c’était le produit d’une construction primitive. L’erreur consistant à prendre le « tout se passe comme si » pour un « tout se passe ainsi » est, ajoute Fichte, aussi absurde que de raconter la vie d’un homme avant sa naissance. La W.L. n’est pas une narration réelle, c’est une histoire idéale des présupposés de la conscience de soi comme conscience d’un monde étant-là. La déduction transcendantale est l’opposé d’une production néo-transcendantale (ou déduction dogmatique) comme celle de la philosophie de la nature de Schelling qui, tel un magicien, tire les déterminations finies naturelles de l'Absolu et prétend nous faire assister à la naissance réelle du monde. © Laurent Giassi 36 http://www.philopsis.fr Philopsis faire de la nature une fiction transcendantale87 ne consiste pas à la nier et encore moins à en faire le marchepied de la raison triomphante, c’est le seul moyen de résoudre scientifiquement le problème de l’objectivité du système de l’expérience dans le cadre du criticisme. Avant 1800 la philosophie de la nature prend une double forme : une déduction a priori de la structure générale de l’univers et une déduction de la différence entre organisation et articulation. Cette philosophie de la nature est une protophysique en tant que système des lois générales du monde physique, à savoir les lois mécaniques et chimiques. Fichte donne à deux reprises dans ses Vorlesungen de Iéna une déduction générale de l’univers à partir du « simple point de vue sensibilisé de moi-même » (blos versinnnlichte Ansicht meiner selbst) 88 , ce qu’il appelle aussi à un autre moment « un abrégé de la science de la nature »89 . Comme le système du monde se déduit des lois de la raison qui est la source du monde (Quelle der Welt) 90 , la question de la finalité ne se pose plus dans les mêmes termes que pour Kant. En un sens la finalité est subjective car la raison universelle des sujets est fondement unique du système de l’expérience – et Fichte reproche à Kant d’avoir laissé ouverte la possibilité de l’existence d’autres êtres raisonnables que nous 91 . En un autre sens cette finalité est tout ce qu’il y a d’objectif vu que la W.L. déduit a priori la nature comme totalité, 87 Correspondance Fichte/Schelling (1794-1802), trad. M. Bienenstock, Paris P.U.F., 1991, Lettre du 15 novembre 1800. Face à Schelling qui croit possible de mettre en parallèle la philosophie de la nature et la philosophie transcendantale, Fichte réaffirme le primat de la philosophie transcendantale exprimée dans la W.L.. Dans une ébauche de réponse de décembre 1800 Fichte refuse de voir dans la nature autre chose que « l’analogon de notre autodétermination que nous avons importé, par la pensée, dans ce qui est la création (la nôtre incontestablement) de l’imagination (la nature, en tant que noumène) » (p. 105). 88 G.A., IV, 1, p. 383-386. 89 Ibid.., p. 254. 90 Ibid., p. 256. 91 Ibid., p. 355. © Laurent Giassi 37 http://www.philopsis.fr Philopsis c'est-à-dire la nature organisée-organisante, à partir de la raison. En même temps c’est cette réalisation de la finalité faisant de la nature une totalité autonome qui interdit de passer de la sphère de l’être naturel à la surnature. La raison ne peut tomber en conflit avec elle-même en se demandant si la nature est produite par un Dieu créateur ou si elle est seulement le produit de lois mécaniques aveugles. Pour la W.L. ce débat n’a plus de sens, même si Fichte semble suivre fidèlement les traces de Kant en rejetant la finalité externe au profit de la finalité interne92 . C’est justement parce que le monde est une totalité organique comme produit des lois de la raison que tout raisonnement physico-théologique est vain dans son principe, tout comme il est vain de chercher à rendre compte de la structure des êtres organisés par une explication transcendante. Kant lui-même n’a pas été suffisamment au clair avec cela : le deus ex machina de la première Critique n’est qu’une hypothèse de la raison pure pour expliquer l’ordre du monde, alors que dans la seconde Kant fonde la foi en Dieu sur la raison pratique, allant tantôt du monde à Dieu, tantôt de la raison à Dieu. Fichte fait l’hypothèse suivante : si Kant traite ainsi Dieu dans la première Critique c’est parce qu’il n’avait pas assez pénétré profondément dans la disposition organique (organische Einrichtung) de la nature et qu’il pensait qu’elle devait s’expliquer selon des lois mécaniques. Or comme les êtres organisés font exception à celles-ci, il fallait s’en rapporter à Dieu comme entendement intuitif93 . Si on pense au contraire le monde comme un tout organique (als ein organisches Ganzes) 94 , on s’aperçoit qu’on n’a aucun besoin théorétique de recourir à Dieu pour l’explication du monde : celui-ci est en effet déjà là (fertig) par lui-même selon le 92 G.A., IV, 3, p. 226. 93 Kant, O.P., II, Critique de la faculté de juger, §77. 94 G.A., IV, 1, p. 414. Dans la Vorlesung de 1798 on retrouve la même affirmation : « pour l’idéalisme critique le monde n’est rien d’autre qu’un tout [s’]organisant (organisierendes Ganzes) », G.A., IV, 3, p. 274. © Laurent Giassi 38 http://www.philopsis.fr Philopsis système des déterminations de l’intelligence finie95 . La force physique qui anime les parties du monde ne renvoie donc pas à un audelà du monde, c’est au contraire la conséquence du développement de l’essence de la raison. Les téléologies ont tort d’expliquer la liaison du multiple en recourant à une intelligence supramondaine : la nature doit être expliquée à partir d’elle-même – en même temps la physique positive s’est trompée en concevant toujours seulement la nature comme organisée et non pas comme organisante (die Natur immer blos als organisiert, nicht als organisierend). Voir la nature comme organisée, c’est s’en tenir à un être au repos, où ce qui se passe en elle ne vient pas d’elle mais d’une cause transcendante ; voir la nature comme organisée-organisante, c’est voir comment la totalité de l’être extérieur au Moi forme système à partir du mouvement qui suppose l’opération transcendantale de transfert des déterminations du Moi sur le Non-Moi. C’est ce qui fait que tout ce qu’il y a dans les êtres organiques doit s’expliquer par l’activité qui est en eux (l’activité que je dois présupposer en eux pour me rendre intelligible leur formation, leur comportement, etc.) : Dieu n’a pas d’abord mis des vaisseaux et ensuite apporté le sang qui y circule – il en est de même pour le fleuve et pour le sang, tous deux creusent leur lieu d’écoulement96 . Fichte se livre par exemple en 1798 à une déduction transcendantale de la structure du système solaire97 . On pourrait poursuivre l’analyse de la philosophie de la nature dans les textes de la W.L., par exemple dans celle de 1801-1802, en particulier dans le §2 où Fichte effectue la déduction transcendantale du monde sensible à partir de la quantitabilité. On y retrouverait les moments fondamentaux de la déduction transcendantale : la déduction de l’espace, 95 Ibid. 96 Ibid., p. 394. 97 Ibid., p. 383-388 ; Ibid., p. 250-254. Dans les notes prises en 1798/1799 (G.A., Nach. Schrift IV,1976, p. 267), Fichte confesse qu’il ne fait ici qu’un « essai » (Versuch) et que s’il existe une « philosophie de la nature a priori », il ne se sent pas encore capable de la constituer. © Laurent Giassi 39 http://www.philopsis.fr Philopsis de la matière, du temps, du sentiment préobjectif. L’essentiel est que, dès le début de son activité philosophique, Fichte est conscient du rapport étroit entre la pensée transcendantale de l’expérience et la possibilité d’une nature. Si les lois de la pensée sont celles de l’expérience, ce qui vaut de la nature comme auto-organisation vaut aussi de l’histoire. Une philosophie de l’histoire représente au point de vue du temps ce que la philosophie de la nature représente au point de vue de l’espace étant donné qu’il n’est pas possible de remplacer la prééminence du point de vue transcendantal par un parallélisme entre l’esprit et la nature, comme le fait Schelling en 1800. En affirmant que la nature doit être l’esprit visible et l’esprit la nature invisible98 , en affirmant la validité égale de l’idéalisme transcendantal et de la philosophie de la nature99 , Schelling détruit l’idéalisme transcendantal à la racine : il crève les yeux de la raison en partant d’un Absolu dont il déduit dogmatiquement les déterminations finies du monde. L’abandon du formalisme de la W.L. par Schelling ne permet pas d’accéder à un réalisme supérieur qui nous donnerait le contenu manquant mais nous précipite dans la chimère d’une raison qui fait passer son cheminement arbitraire pour le développement de la nature. Fichte estime rester fidèle à l’esprit de Kant en poursuivant l’élaboration de l’idéalisme transcendantal : de même que Kant esquissait une réflexion sur l’histoire parallèlement à ses travaux de philosophie pure, de même Fichte s’essaie à une philosophie de l’histoire qui fait pour l’expérience future de l’humanité ce que la philosophie de la nature fait pour l’expérience actuelle du réel spatio-temporel. Si l’idéalisme doit rendre compte de l’expérience possible, alors la temporalisation et surtout l’indétermination de l’avenir ne doivent pas donner l’impression que l’expérience est non-totalisable, qu’elle échapperait à l’analyse philosophique. Si la philosophie de l’histoire de Fichte est prospective, c’est parce que l’idéalisme transcendantal pense l’expérience 98 Schelling, Idées pour une philosophie de la nature (1797). 99 Schelling, Système de l’idéalisme transcendantal (1800). © Laurent Giassi 40 http://www.philopsis.fr Philopsis comme un système : il est donc normal de trouver chez Fichte une périodisation de l’histoire en fonction du développement a priori de la raison, quand bien même ce schéma nous semblerait assez abstrait, contrairement à la philosophie de l’histoire de Hegel qui est une analyse rétrospective du passé et qui s’interdit toute prospective100 . C’est dans les leçons de 1804-1805 que Fichte donne une présentation de cette histoire du point de vue de l’idéalisme de la W.L. 101 . Dans la première leçon il pose le plan universel (Weltplan) qui permet de comprendre a priori le développement de l’ensemble de la vie humaine sur terre, ce qui donne cinq périodes 102 : l’âge de domination de la raison par l’instinct (innocence), l’âge où la raison est devenue une autorité exerçant une contrainte extérieure (époque des systèmes positifs de doctrine de vie (état de péché naissant), l’âge de libération à l’égard de l’instinct de raison et à l’égard de toute contrainte (état de péché consommé), l’âge de la science de la raison comme reconnaissance de la vérité (état de justification naissante), l’âge de l’art de la raison enfin, où l’humanité s’érige en fidèle copie de la raison (état de justification achevée)103 . La systématisation de l’idéalisme transcendantal effectuée par Fichte fait cependant naître de nouveaux problèmes. Si l’expérience est un système, alors la nature et l’histoire se comprennent bien à partir des lois de la raison : une philosophie de la nature et de l’histoire vient compléter la philosophie du droit dans le système de la philosophie. La difficulté se déplace ailleurs : le problème est alors pour Fichte de rendre intelligible ce qu’il y a de plus inintelligible, non pas le fait dans sa phénoménalité brute mais le savoir factice dans son émergence singulière et imprévisible. L’expérience est bien un système, rien de ce qui est ne saurait échapper aux lois 100 Dans le cadre du système hégélien l’ambition fichtéenne d’interpréter l’histoire en fonction des présupposés de la raison serait la soumission de l’histoire à un Sein-Sollen moralisateur. 101 Le caractère de l’époque actuelle, Paris, Vrin, 1990. 102 Ibid., p. 23. 103 Ibid., pp. 27-28. © Laurent Giassi 41 http://www.philopsis.fr Philopsis de la raison mais il n’y a pas de nécessité rationnelle à la nécessité du système, sauf à retomber dans le dogmatisme qui prétend engendrer conjointement la forme et le contenu de l’expérience à partir de l’Absolu 104 . Le système de l’expérience ne se ferme par sur lui-même car il faut penser l’émergence de la nouveauté en son sein, ce que Fichte entreprend dans les différentes versions de la W.L à partir de 1801. C’est bien là ce qu’il y a de nouveau par rapport à l’idéalisme de la Critique : la nécessité de la forme ne suffit pas pour rendre compte de l’expérience comme système car si le système connote la totalité, la forme ne suffit pas pour épuiser le tout. Le passage de la philosophie au Système, l’unification des trois Critiques ne suffisent pas : la distinction entre le point de vue naturel et le point de vue artificiel (W.L.) sur le monde ne fut qu’une introduction pédagogique à la pensée philosophique, au seuil du système. Dire que le contenu de la philosophie est déjà-là dans la Lebenswelt, comme Fichte le répète durant la querelle de l’athéisme, ne saurait rendre inutile une investigation plus approfondie : la raison qui fait la genèse (des lois) de l’expérience doit alors se poser le problème plus complexe de son autogenèse tout en s’interdisant une dérivation ontologique du relatif à partir de l’Absolu. L’expérience comme système ouvert : facticité et nouveauté L’affirmation de l’existence d’un accord de principe entre le réalisme du sens commun et l’idéalisme transcendantal contenait en elle le risque de faire de la philosophie un simple miroir de l’expérience, au risque d’ignorer que l’idéalisme n’est pas une philosophie de l’expérience mais de l’expérience possible. Dans ce contexte l’activité du sujet n’est pas une simple reproduction du donné mais une création des cadres de l’expérience et de ce qu’il y a de nouveau en son sein. Fichte redécouvre alors la différence en104 On aura reconnu ici Schelling, tel que Fichte le juge. © Laurent Giassi 42 http://www.philopsis.fr Philopsis tre l’expérience et l’expérience possible : le possible n’est pas le simple prolongement imaginaire du monde actuel mais l’actualisation même du monde dans une temporalité créatrice. L’expérience forme bien un système mais un système ouvert qui laisse place à la nouveauté, à l’autocréation de soi par soi à partir d’une origine insondable (l’Absolu). Au lieu de suivre ce processus dans la nouvelle terminologie de Fichte105 , on se contentera de citer la Méthode pour arriver à la vie bienheureuse de 1806. Autant le Fichte des années 1794-1800 avait lutté contre les deux présupposés kantiens (le caractère prédonné du divers et la réification de l’intelligible sous la forme de la chose en soi) qui empêchaient que la raison forme un cercle parfait, autant le Fichte ultérieur interdit de penser une telle clôture en accentuant la facticité du Savoir par lequel le Moi se découvre comme principe de l’expérience. Fichte considère que cette transformation de la W.L. ne trahit en rien l’idéalisme transcendantal et permet son accomplissement systématique : si l’opposition entre l’être et la conscience est relative, c’est une disjonction qui n’est pas suprême et il est donc difficile de dire comme en 1794 que la Ichheit est le Principe suprême. Le Moi reste fondamental pour comprendre la structure phénoménale du monde mais si le Moi est lui-même Erscheinung, la W.L. doit déployer d’autres ressources spéculatives pour penser le rapport entre l’égologie transcendantale (le Moi comme Erscheinung de l’Absolu) et les structures intelligibles de l’expérience. La transformation de la W.L. en amont, au niveau des relations entre le Moi et l’Absolu, s’accompagne aussi d’une transformation en aval : à l’origine insondable du Moi correspond l’inachèvement positif de l’expérience, ce qui amène à penser l’expérience comme un système ouvert. L’anticipation de la forme de l’expérience conformément aux exigences de la W.L. n’est en rien une divination du contenu de celle-ci, chose que l’on savait déjà. Seulement Fichte insiste davantage qu’auparavant sur la nou105 On se permet de renvoyer ici à notre article sur le site Philopsis, La question de l’image chez Fichte : http://www.philopsis.fr/spip.php?article120 © Laurent Giassi 43 http://www.philopsis.fr Philopsis veauté qui se produit dans le cours du monde lorsque le Moi passe du savoir factice au savoir de la W.L qui le libère vers sa liberté. Dire que l’expérience forme un système ouvert, c’est dire que l’insondabilité de l’origine et la facticité du surgissement sont compensées (et non pas annulées) par la capacité auto-créatrice de l’agent, autre manière pour Fichte de nommer la liberté, cette racine pratique de la W.L. En 1806 la secondarité du Moi par rapport à l’insondabilité de l’Absolu est exprimée dans la proposition qui fait du moi le Dasein de l’Etre106 . Le Dasein doit se saisir comme simple être-là et pose en face de lui un Être absolu dont il n’est que le simple Dasein et devant lequel il doit s’anéantir. Ce savoir de l'Etre ne peut nullement comprendre et voir en luimême comment il prend lui-même naissance et comment de l'Etre interne et caché en soi peut s’ensuivre un être-là, une manifestation et une révélation de ce dernier. L’être-là ne peut remonter en-deçà de lui-même, il est donné de manière absolue, pour soi et en soi, déterminé de façon immuable. L’être réel du Savoir, que chacun est, vient justement de l’Absolu qui seul est capable d’être-là et en dehors duquel rien n’est : la vie réelle du savoir en sa racine n’est autre que l'Être interne et l’essence de l’Absolu lui-même et rien d’autre, il n’y a pas de séparation entre l’Absolu ou Dieu et le savoir. La vie réelle du savoir et la vie divine forment une unité organique interne, de même qu’elles forment aussi une unité extérieure. Les droits du savoir sont ainsi préservés dans ce qui autrement pourrait paraître une affirmation passablement mystique, posant au niveau de l’Absolu le même type d’illumination que Jacobi exigeait au niveau de la simple perception sensible. On notera quand même la conséquence ontologique de cette nouvelle configuration : s’il n’existe rien en dehors de l’Absolu hormis le savoir qui est le Dasein de Dieu, la phénoménologie de l’idéalisme transcendantal est conservée mais l’apparaître des choses du point de vue de l’agir du Moi est subordonné à une phénoménologie de l’Absolu. On comprend que Fichte revienne inlassablement dans 106 Initiation à la vie bienheureuse, III° Leçon, Paris, Aubier, 1944. © Laurent Giassi 44 http://www.philopsis.fr Philopsis ses dernières W.L. à cette dernière phénoménologie qui forme le cœur de sa spéculation. Pas plus qu’en 1794-1800 le monde n’existait en soi, pas plus en 1806 le monde ne forme une totalité auto-suffisante : l’expérience est bel et bien un système mais un système subordonné à un Principe relatif (le Moi) et à l’Absolu et on retrouve le rôle joué par la pensée sous la forme de la réflexion qui diffracte l’unité absolue. C’est donc la réflexion qui procède au morcellement de l'Etre, de ce Réel en soi et qui est à l’origine de ces formes vécues par la conscience réelle. Toutes ces formes ne sauraient être déduites a priori, elles sont expérience pure et aucune spéculation ne pourrait les déduire ou supprimer cette expérience. Seules, au moyen des diverses lois de la réflexion, les propriétés de ces formes de l’Unique réel engendrées par le morcellement peuvent être déduites a priori, ce qui est la tâche d’une philosophie systématique. De par la loi de la réflexion on peut déduire la matière, l’espace, le temps, les systèmes fermés de mondes, la façon dont la substance supportant la conscience, qui est Une, se morcelle en un système d’individus différents semblant autonomes 107 . La systématicité de l’expérience est donc bien préservée mais une telle systématisation ne suffit pas. La dualité entre le donné et le construit ne permet pas de rendre compte de la richesse de l’expérience qui comprend l’expérience actuelle, l’expérience future comme étirement de celle-ci et l’expérience imprévisible car dépendant de la liberté. Cette expérience n’est pas absolument imprévisible au sens où elle équivaudrait à un hiatus dans le cours des choses mais elle l’est suffisamment pour ne pas être la répétition de ce qui existe déjà. La systématisation de l’expérience doit prendre en compte ce qui conditionne la nouveauté sans prédéterminer celle-ci. C’est ce que fait Fichte lorsqu’il présente la division de la réflexion sous la forme d’une division quintuple108 . Le premier point de vue, le plus superficiel consiste à prendre le monde don107 Ibid., IV° Leçon. 108 Ibid., V° Leçon. © Laurent Giassi 45 http://www.philopsis.fr Philopsis né par les sens pour le monde existant réellement. Le second consiste à considérer le monde comme « loi d’ordre et de droit égal dans un système d’êtres raisonnables ». On reconnaît ici la médiation juridico-politique par laquelle la détermination de l’objectivité sensible du monde est complétée par la reconnaissance intersubjective rendue possible par le droit de contrainte. Le troisième point de vue est celui de la vraie moralité supérieure : il part d’une loi du monde spirituel comme ce qu’il y a de premier, d’absolument réel – la différence par rapport à la loi antérieure du deuxième point de vue, c’est qu’ici la loi morale ne fait pas qu’ordonner ce qui est donné, elle crée à l’intérieur de celui-ci du nouveau. Elle ne tend pas seulement à la forme de l’Idée mais à l’Idée qualitative et réelle elle-même : son but est de rendre l’humanité conforme à sa destination, comme image de l’être divin. Le quatrième point de vue est celui de la religion : pour elle ce qui est sacré, bon et beau ne vient pas de notre esprit mais est la manifestation immédiate de l’être intime de Dieu en tant que lumière, son expression et son image. Selon ce point de vue nous sommes nous-mêmes cette vie immédiate de Dieu, sans que nous ne sachions rien de celle-ci ; notre être en Dieu nous est complètement étranger, il n’est pas notre être pour nous-mêmes. « Nous ne savons rien de cette vie divine immédiate, ai-je dit : car au premier contact de la conscience elle se transforme déjà en un monde mort, qui en outre se divise en cinq points de vue sous lesquels on peut le concevoir. Dieu a beau être là lui-même derrière toutes ces formes ; nous ne le voyons pas, mais ne voyons jamais que son enveloppe, nous le voyons sous forme de pierre, d’herbe, d’animal, nous le voyons, quand nous nous élevons plus haut, sous forme de loi naturelle, de loi morale, et ceci n’est toujours pas lui. Toujours la forme nous voile l’essence ; toujours notre vision elle-même nous cache l’objet, 109 et notre œil lui-même fait obstacle à notre œil » . Enfin le cinquième point de vue est celui de la science qui comprend génétiquement comment on peut déduire le divers de l’unité et comment on peut ramener le divers à l’unité. Pour la 109 Ibid., p. 177. © Laurent Giassi 46 http://www.philopsis.fr Philopsis science devient génétique ce qui pour la religion est un fait absolu, la science supprimant la croyance pour la transformer en vision de ce qui est. On retrouve dans les W.L. de ces dernières années le même effort pour distinguer le moment où apparaît la nouveauté au sein de l’être, lorsqu’il faut distinguer ce qui relève du factice et ce qui relève de la liberté. L’ouverture de l’idéalisme transcendantal ne signifie plus seulement son extension à de nouveaux domaines, ce qui ne relève que de la philosophie appliquée, mais bel et bien l’ouverture du système de l’expérience. Pour passer de l’expérience comme système clos au système ouvert, Fichte a ainsi effectué luimême sur sa propre philosophie cette autoréflexion qu’il avait reproché à Kant de ne pas assez pratiquer. © Laurent Giassi 47 http://www.philopsis.fr Philopsis Expérience, dialectique et représentation chez Hegel Quand on s’intéresse à la signification de l’expérience chez Hegel, les multiples points de départ ne manquent pas : qu’il s’agisse de la Phénoménologie de 1807 comme science de l’expérience de la conscience, ou bien de la critique récurrente que fait Hegel à l’empirisme naïf, ou encore de la représentation comme approche non-dialectique de l’être, les indices sont nombreux d’une prise en compte de l’expérience dans la pensée hégélienne. A l’intérieur même du système il est possible de traiter philosophiquement de l’expérience, selon qu’on aborde la Philosophie de la nature, où il s’agit de penser le rapport de la raison et de l’empirie, ou bien lorsqu’il s’agit de penser les modalités de la constitution de l’objectivité dans le cadre phénoménologique et psychologique de la Philosophie de l’Esprit de l’Encyclopédie. On s’intéressera ici plutôt à la pensée hégélienne de l’expérience à partir de trois moments particuliers : d’abord on commencera par un rappel de la signification hégélienne du concept phénoménologique d’expérience en 1807. Ensuite on rappellera la nature des griefs que Hegel fait aux grands empiristes pour avoir cru possible d’opposer les droits de l’expérience à la philosophie, sans s’apercevoir du reste de métaphysique qui subsistait dans leur pensée. Les empiristes jouent certes un rôle crucial dans l’histoire de la philosophie, comme le rappelle Hegel dans le Concept préliminaire de l’Encyclopédie et dans les Leçons sur l’histoire de la philosophie. L’importance de l’empirisme vient de ce qu’il est un élément qui fait partie de la modernité philosophique, même si son défaut est de ne pas rendre compte intégralement de la structure de l’expérience. Enfin l’empirisme comme philosophie spontanée du sens commun se retrouve dans l’approche représentationnelle du monde qui comme telle mérite d’être soumise à la critique. L’idéalisme transcendantal croyait rendre compte de l’expérience en étudiant le mécanisme du système de représenta© Laurent Giassi 48 http://www.philopsis.fr Philopsis tions ; Hegel affirme que c’est justement la représentation qui fait obstacle à une saisie véritable de l’expérience, c'est-à-dire une saisie selon le Concept. La signification dialectique de l’expérience dans la Phénoménologie La conception dialectique de l’expérience se distingue de celle que propose l’idéalisme transcendantal en ce qu’elle perturbe le parallélisme des deux séries réelle et idéale sur lequel reposait la W.L. : le Moi produisait et le philosophe était censé retranscrire ce que le Moi faisait, l’idéalisation des actions originaires du Moi étant conforme à l’idéal-réalisme de la W.L. On a souvent voulu contester l’originalité de la phénoménologie hégélienne en faisant d’elle une variante de l’histoire pragmatique de l’esprit humain fichtéenne. Cette généalogie est contestable sur de nombreux points : une phénoménologie de l’apparaître de l’Esprit n’a d’abord pas grand-chose en commun avec une histoire idéale des actions du Moi pour ce qui est de l’extension du domaine traité (comme l’histoire et la religion dans la section Esprit de la Phénoménologie). Une autre différence fondamentale, c’est que la conception dialectique de l’expérience est difficilement transposable dans le cadre de l’idéalisme transcendantal. La philosophie critique rend compte du monde de la perception et s’il est vrai que la progression des déterminations semble être de plus en plus concrète (au sens hégélien), lorsqu’on va de l’espace et du temps au vouloir comme principe du monde sensible110 , il n’en reste pas moins que l’expérience de la conscience dans la Phénoménologie est une transformation réciproque du sujet et de l’objet où le mouvement qui constitue l’expérience produit toujours autre chose que ce qui était attendu. L’idéalisme transcendantal anticipe la structure de 110 La W.L. Nova-Methodo de 1798. © Laurent Giassi 49 http://www.philopsis.fr Philopsis l’expérience et, comme on a l’a vu avec la dernière philosophie de Fichte, il peut aussi faire sa place à la nouveauté, mais la possibilité de créer du nouveau ne vient pas remettre en cause la signification de l’expérience qui se déroule toujours selon des déterminations prévisibles. La conception dialectique de l’expérience montre qu’il y a expérience au sens phénoménologique lorsque la conscience naturelle perd ses illusions et que le cours des choses attendu est dévié par une nécessité immanente dont la signification lui apparaît rétrospectivement. Le parallélisme des deux séries chez Fichte a certes donné à Hegel la matrice générale du mouvement phénoménologique mais Hegel insiste davantage sur la distance qui se creuse entre l’objet initial et l’objet obtenu ou bien entre le début d’une figure de l’Esprit (l’Esprit grec, etc.) et ce qu’elle est (devenue) en réalité. Une manière de nier l’originalité de cette conception dialectique de l’expérience est évidemment de considérer que c’est le formalisme logique pour ainsi dire plaqué sur l’histoire qui donne l’illusion de la création de nouveauté – ou du mouvement111 . Une fois que l’on connaît le déclin de la cité grecque, il est toujours possible de prétendre expliquer comment le ver de la décadence était déjà dans le beau fruit de l’éthicité grecque immédiate. Si la conception dialectique de l’expérience renvoie seulement au fait que les agents historiques ne connaissent qu’après coup le sens de leurs actions, alors on ne dit rien que de banal. L’analyse de l’expérience dans l’Introduction de la Phénoménologie nous montrera le contraire. Dans l’Introduction Hegel propose une définition originale de l’expérience qui unit les deux sens possibles que peut prendre celle-ci : d’abord le sens épistémique de l’expérience au sens où faire l’expérience de x, y, z consiste à intégrer x, y z au domaine de ce qui est déjà connu en tant que tel. L’expérience ne signifie pas tant l’accumulation d’expériences ponctuelles en vue d’une synthèse future que l’intégration d’éléments nouveaux au savoir existant. 111 On renvoie ici aux critiques de Schelling ou de Marx sur l’imposture que représenterait l’auto-mouvement du Concept, projection implicite de la pensée du penseur dans la Chose. © Laurent Giassi 50 http://www.philopsis.fr Philopsis L’office de la connaissance est alors de trouver les médiations entre ce qui est connu et ce qui ne l’est pas complètement. Ensuite on pourrait parler du sens zététique de l’expérience car dans l’expérience que fait la conscience naturelle elle découvre ce qu’elle ne cherchait pas et cherche ce qu’elle ne trouve pas, le terme de zététique étant peut-être le moins mauvais terme pour désigner ce second sens 112 . La fusion de ces deux sens permet de comprendre ce que signifie dialectiquement l’expérience : un changement du sujet et de l’objet qui est dialectique en ce qu’il rejette la tradition qui fait de l’expérience un changement situé uniquement du côté de l’objet ; une phénoménologie qui a ceci de paradoxal qu’elle est à la fois doctrine de l’apparition et de la disparition, ce qu’on pourrait appeler une doctrine de la déception positive qui rend impossible la continuité entre l’expérience actuelle et l’expérience possible - sauf d’un point de vue supérieur (le philosophe), interdit à la conscience naturelle qui ne saurait être en même temps conscience philosophique. Ce n’est pas tant le Sujet supposé savoir – dont le philosophe serait l’incarnation éminente – qui contemple le cheminement tortueux de la conscience naturelle que le savoir supposé du sujet, qui disparaît en même temps que le sujet et l’objet pour laisser place à un nouveau savoir et une nouvelle figure de la subjectivité et de l’objectivité. C’est ce que montre la manière dont Hegel présente la dialectique propre de l’âme sur le chemin qui la mène à « la connaissance sur ce qu’elle est en elle-même » en passant « par l’expérience complète d’elle-même »113 . Faire l’expérience complète de soi équivaut ici à changer le sens habituel de l’expérience qui ordinairement renvoie à une conception testimoniale de la vérité : avoir fait une expérience, c’est pouvoir attester de celle-ci, c’est pouvoir témoigner de ce qui s’est produit en un lieu et un temps déterminés. 112 Parler d’un sens existentiel nous ferait retomber dans l’interprétation datée qui fait de la Phénoménologie une sorte de biographie intellectuelle où l’individu Hegel traduirait dans la langue du concept une expérience de pensée personnelle. 113 Phénoménologie, Introduction, Paris, Gallimard, 1992, p. 136. © Laurent Giassi 51 http://www.philopsis.fr Philopsis Par la suite, il est possible de varier les paramètres de cette expérience, selon qu’il s’agit passivement d’un simple constat ou d’un résultat consécutif à une expérimentation. Cela ne change rien à l’expérience comme point de contact entre le sujet et l’objet, entre l’esprit et la nature : dans cette rencontre il ne saurait y avoir que du positif, de la présence et jamais de l’absence. On fait l’expérience de quelque chose ou bien réflexivement on peut se poser comme un sujet-qui-fait-une-expérience. On peut aussi faire l’expérience qu’une chose se produit alors qu’elle ne devrait pas se produire : quel que soit le cas de figure l’expérience ne nous fait jamais quitter le domaine de ce qui est au sens de ce qui apparaît, de ce qui est phénoménalement présent. Tout au plus peut-on être victime d’une sorte de quiproquo perceptif lorsque, s’attendant à x, on trouve y. Cette conception de l’expérience comme point de rencontre entre les opposés a toute une tradition derrière elle, depuis qu’Aristote a défini la sensation comme acte commun du sentant et du sensible114 . La coprésence de celui qui a la faculté de sentir et de ce qui a la capacité d’affecter la sensibilité du sujet sentant suffit largement à exclure du champ de l’expérience toute négativité. Pas plus qu’il n’y a de sensation du néant, l’expérience ne saurait renvoyer à autre chose qu’à ce qui apparaît phénoménalement. Quel que soit le terme par lequel on désigne ce point de départ, par exemple les impressions chez Hume, il ne saurait y avoir d’expérience possible sans cette base positive, fût-elle la plus ténue possible. Or la phénoménologie hégélienne de 1800 rend impossible une telle définition de l’expérience qui croit redoubler fidèlement la phénoménalité externe ou interne en restant le plus fidèle à ce point de contact – en distinguant par exemple ce qui relève d’un datum primitif et d’un apport réflexif ou bien en distinguant ce qui relève des faits et des idées. Contrairement à ce qu’on pouvait croire, ce n’est pas (seulement) la réduction critique de la chose à la phénoménalité, à la série réglée de ses apparences qui implique à 114 Aristote, De l’âme, 425b 26, Paris, Vrin, 1992, p. 154. © Laurent Giassi 52 http://www.philopsis.fr Philopsis terme la fin de la thèse de l’expérience-contact. Que les choses apparaissent115 , cela a des conséquences ontologiques et épistémologiques ; comme le montre la théorie de la connaissance de la Critique de la raison pure, cela ne change rien fondamentalement à la possibilité d’établir un point de contact entre le sujet et l’objet. Une ontologie de l’apparaître des choses n’implique pas une transformation radicale de l’expérience : la seule différence c’est que de l’être comme position absolue on passe à l’être comme série d’apparitions réelles et possibles, ce qui prolonge l’expérience réelle par une expérience possible dans le cadre du système de l’expérience. D’ailleurs, de manière très cohérente, Kant distingue bien l’usage des catégories pour penser le donné toujours positif de l’expérience et la table des catégories pour penser l’absence comme rien 116 . Les conditions même de la connaissance sensible rendent impossible toute interruption absolue de la série phénoménale : est phénoménal ce dont l’intuition peut être subsumée sous le concept de grandeurs extensives et ce dont le réel a une grandeur intensive117 . L’idéalisme critique rend même pérenne la thèse de l’expériencecontact en déclarant inutile le contact ponctuel entre le sujet et l’objet dans une expérience concrète hic et nunc. En définissant les conditions d’une expérience possible, on présume de l’unité générale de l’expérience : on ne peut faire l’expérience de tout ce qui est mais on sait a priori que l’expérience forme un système cohérent, si on entend par là un système selon les principes de l’entendement pur. En définissant les conditions d’application des catégories et des principes, la présence individuelle du sujet n’est plus la condition testimoniale sine qua non de la validité de l’expérience : pour avoir l’expérience de x, y, z la présence en chair et en os n’est plus systématiquement requise. Je n’ai pas besoin de mesurer chaque 115 En laissant de côté s’il s’agit des choses au sens vague ou bien des choses en soi. 116 O.P., t. I, Critique de la raison pure, Théorie transcendantale des éléments, L. II, Amphibologie des concepts de la réflexion, p.1011. 117 Ibid., L. II, chap. 2, 3° Section, Représentation systématique de tous les jugements synthétiques de l’entendement pur. © Laurent Giassi 53 http://www.philopsis.fr Philopsis degré pour savoir qu’est réel dans le phénoménal ce qui a une grandeur intensive et je n’ai aucune raison de douter de la validité de cet Axiome de la perception au motif que demain sera un autre jour, contrairement à ce qu’affirme Hume. La validité apriorique du principe rend possible la continuité idéale entre les mesures faites effectivement à n’importe quel moment du temps, et surtout entre celles que l’on fait et celles qu’on ne fera jamais, non par manque de moyens techniques pour le faire ou par manque de temps – mais tout simplement parce qu’elles sont inutiles ou parce qu’elles ne sont pas nécessaires à chaque fois. Une telle continuité est devenue impossible lorsqu’on pense l’expérience dialectiquement : c’est parce que la conscience ne trouve pas ce qu’elle s’attendait à trouver qu’elle enrichit son savoir à la fois sur soi-même et sur le monde ! Si jamais l’expérience possible au sens de l’expérience future est dans la continuité de l’expérience actuelle, cela peut signifier deux choses : soit la cohérence globale du monde phénoménal qui reste invariable contre toute tentative sceptique comme celle de Hume ; soit l’impossibilité de rendre compte de la nouveauté, de l’émergence même du nouveau si la structure du monde phénoménal dépend entièrement d’une faculté de connaître supposée invariable. L’absence de genèse réelle dans la Critique de la raison pure se retrouve dans la difficulté qu’a l’idéalisme transcendantal de penser les conditions d’une rupture, d’un changement radical au sein même de la phénoménalité. Dans l’horizon critique, une telle exigence serait destructrice de l’entreprise kantienne qui cantonne la nouveauté au domaine de l’empirique ; il n’est pas question de nier que la réalité a de quoi nous surprendre, étant donné que le Newton du brin d’herbe n’existe pas 118 , mais les conditions de possibilité d’une nature en général sont invariables. Les savants trouveront toujours de nouvelles théories particulières, ils feront de nouvelles expériences, mais celles-ci ne modifieront pas les conditions générales de 118 O.P., t. II, Critique de la faculté de juger, § 75, p. 1197. © Laurent Giassi 54 http://www.philopsis.fr Philopsis l’expérience : les principes de l’expérience forment un système complet qui conditionne l’empiricité et la variabilité des connaissances phénoménales. Pas plus la Critique de la faculté de juger que l’Opus Postumum ne changent cette relation établie entre l’expérience comme système et le domaine de l’empirie en général. Hegel opère une révision de cette définition de l’expérience : de même que Fichte réécrit la Critique de la raison pure en partant du Ich puis du Wissen, de même Hegel élargit la conception kantienne de l’expérience en partant de l’expérience que la conscience naturelle fait d’elle-même. A la différence de Fichte, Hegel n’a pas de problème à partir de la conscience factice car la dialectique propre de la conscience naturelle est censée permettre le passage du relatif à l’Absolu, de la conscience naturelle à l’Esprit absolu selon un processus de purification. Déjà, par rapport à Kant, Fichte avait davantage souligné ces moments fondamentaux où émerge la nouveauté dans le monde, soit en insistant sur la rupture du Sollen par rapport au simple Vorstellen 119 , soit en pensant la liberté comme structure du monde soit en pensant les conditions d’une moralité créatrice120 . Hegel continue ce mouvement inauguré par Fichte en faisant de l’expérience de la conscience le point de départ d’une refondation philosophique, étant entendu que cette expérience n’a rien de psychologique mais renvoie à l’auto-mouvement des essentialités logiques. La différence c’est que cet auto-mouvement ne signifie pas que le Même produit le Même dans le pur éther de la pensée, mais la transformation réciproque du sujet et de l’objet. L’expérience cesse alors d’être ce point de contact où l’inconnu est progressivement réduit à du connu, la part de surprise cédant la place à la connaissance, puis à la reconnaissance : elle devient la possibilité même de la nouveauté selon un rythme logique précis que la Grande Logique présentera sous une forme dépouillée. L’expérience de la conscience ne renvoie pas à l’arbitraire du penseur qui nous imposerait par un coup de force ses déductions 119 W.L. 1794-1795. 120 Fichte, Initiation à la vie bienheureuse. © Laurent Giassi 55 http://www.philopsis.fr Philopsis aventureuses en prétendant suivre le mouvement propre de la conscience. Elle n’est pas non plus une logicisation de l’expérience qui prétend reconstituer le concret par des éléments abstraits. Dans la continuité de la W.L. de Fichte, la conscience naturelle apparaît comme le moyen de couper court à la question du commencement de la philosophie121 . L’expérience de la conscience permet de concilier une approche pédagogique de la philosophie et une exposition du Système, ce qui à terme posait un problème. Une fois que la Logique n’est plus immanente au contenu exposé, elle peut faire l’objet d’une présentation propre et le Système se déployer sans être concentré dans une seule partie introductive. En tout cas, il est frappant de voir que, dans ces quelques pages de l’Introduction, Hegel définit l’expérience d’une manière originale : l’expérience ne renvoie plus à ce rapport déséquilibré où tantôt c’est l’objet qui envahit le sujet (réalisme naïf) tantôt le sujet qui découvre dans l’objet ce qu’il y a mis lui-même (criticisme). La nouveauté vient de l’expérience que fait la conscience de ses propres contenus et du décalage positif entre ce qui est et ce qu’elle fait, ce qu’elle veut et ce qu’elle trouve. L’expérience de la conscience cesse de renvoyer à la dimension testimoniale de la vérité : la vérification de l’expérience est immédiatement sa falsification et le passage à une expérience ultérieure. La conscience assiste médusée et impuissante à ce passage, tant qu’elle ne contrôle pas le processus logique qui explique les transformations de l’objet et du sujet de l’expérience. C’est ce que montrent les formules de Hegel qui traitent de l’expérience de la conscience. « La conscience naturelle s’avèrera être seulement concept du savoir ou savoir non réel. Mais en tant qu’immédiatement elle se tient plutôt pour le savoir réel, ce chemin a pour elle signification négative, et ce qui est la réalisation du concept lui vaut plutôt comme perte d’elle-même ; car, sur ce chemin, elle perd 121 Question à laquelle Hegel n’échappera pas dans la Logique de l’être en thématisant la question du Commencement en tant que commencement de la philosophie (Science de la Logique, Doctrine de l’être, Paris, Aubier, 1972, pp. 39 sq.) © Laurent Giassi 56 http://www.philopsis.fr Philopsis sa vérité. Pour cette raison, on peut le regarder comme le chemin du doute, ou à 122 parler plus proprement, comme chemin du désespoir » . Depuis longtemps les commentateurs ont noté le jeu de mots entre le doute (Zweifel) et le désespoir (Verzweiflung) mais il faut en tirer les conséquences philosophiques : en progressant selon les différentes étapes de son développement, la conscience naturelle se dépouille de son savoir ou de sa vérité première. Hegel ne souligne pas ici le gain que représente l’échange d’une vérité incomplète contre une autre vérité censée être plus complète car, dans ce cas, l’expérience irait de positivité en positivité et on n’aurait pas quitté la conception transcendantale de l’expérience. Hegel insiste davantage sur la déstabilisation interne de la conscience en ayant recours à des termes pathétiques comme doute et désespoir pour signifier ce processus de dépouillement distinct de toute compensation entre ce qui est perdu et ce qui est acquis. La formulation peut sembler mystique et faire penser à la parabole évangélique du grain qui doit mourir pour germer 123 : la réalisation du concept du savoir signifie la perte de la conscience naturelle. Plus elle réalise son concept du savoir, plus elle s’éloigne d’elle-même, le paradoxe étant que cet éloignement est le moyen adéquat pour parvenir à sa vérité alors que la conscience naturelle n’en sait rien. Ce qui est désespérant pour la conscience naturelle, c’est de voir l’expérience réussir et par là même échouer sans que rien d’extérieur ne vienne s’interposer entre la conscience et le résultat de l’expérience faite. En termes philosophiques, cet échec de l’expérience qui réussit est nommé par Hegel le « scepticisme en voie d’accomplissement »124 . Cette référence au scepticisme n’est pas gratuite. A Iéna, à l’époque où Hegel collaborait avec Schelling, il avait montré ce qui distinguait le scepticisme ancien et le scepticisme moderne, en insistant surtout 122 Phénoménologie, p. 136. 123 Jean, 12, 20-33. 124 Phénoménologie, p. 137. © Laurent Giassi 57 http://www.philopsis.fr Philopsis sur la valeur propédeutique de cette position philosophique125 qui habituait la conscience aux limites de la connaissance d’entendement et à la vanité du fini qui s’auto-anéantit. Le problème qui occupait jadis Hegel n’a plus lieu d’être : il est inutile de savoir ce qui distingue le scepticisme ancien et le scepticisme moderne car ce qui compte à présent c’est de montrer que la réalisation de l’expérience de la conscience est identiquement l’accomplissement du scepticisme. Il n’y a pas plus forte réhabilitation de cette position philosophique que l’affirmation d’une telle identité : le scepticisme n’est plus une position parmi d’autres, venant corriger de façon marginale le dogmatisme dans ses prétentions spéculatives immodérées en réaffirmant le droit du particulier, comme ce fut le cas pour une grande partie de la tradition sceptique. Il accompagne nécessairement le mouvement par lequel la conscience affirme une chose et trouve autre chose, ce qui est la structure même de l’expérience encore une fois. La cohérence de l’expérience de la conscience ne vient pas d’un pouvoir de synthèse dont le sujet aurait le monopole exclusif : l’unité de l’aperception kantienne ou la série des actions du Moi fichtéenne sont remplacées par un processus qui a sa norme immanente. C’est par un artifice de présentation qu’on sépare la matière et la forme, l’un et le multiple : Fichte en avait tiré les conséquences en supprimant la dualité entre l’Esthétique transcendantale et l’Analytique transcendantale. Hegel poursuit ici cette opération commencée par Fichte qui avait fait de la dualité entre la production et l’observation une condition fondamentale de présentation du discours philosophique. L’expérience apparaît comme un processus où la conscience est jugée par elle-même dans l’aprèscoup d’une objectivation dont le philosophe se veut le fidèle dépositaire et, à la différence de Fichte, la conscience apprend par ses er- 125 Hegel, La relation du scepticisme avec la philosophie, Vrin, Paris, p. 52. Le scepticisme « peut être considéré comme le premier degré vers la philosophie, car la philosophie doit précisément commencer à s’élever au-dessus de la vérité que donne la conscience commune et pressentir une vérité plus haute ». © Laurent Giassi 58 http://www.philopsis.fr Philopsis reurs, même si cet apprentissage ne lui sert à rien pour faire face à la suite. Le parallélisme des séries de la W.L. est ainsi remplacé par un processus unique où la conscience passe non pas de la passivité à l’activité comme dans l’idéalisme transcendantal mais d’une figure à une autre figure de soi où à chaque fois il lui faut s’adapter à la nouveauté du contenu. Bref le processus où la conscience apporte avec elle-même son unité de mesure est celui où elle oscille entre la déception et la surprise, sans que jamais les choses n’aillent dans le sens prévisible. Une telle dramatisation n’est pas sans faire penser au début des Méditations métaphysiques où Descartes conjurait rapidement le danger d’un malin génie qui ferait que les choses ne sont jamais telles que l’on croit qu’elles sont. La Phénoménologie de 1807 montre que le danger est partout puisque rien de ce qui est acquis par l’expérience passée n’est capable de faire anticiper l’expérience future. S’il n’y a pourtant pas rupture de l’expérience, c’est bien parce que ce processus a un but 126 et une norme immanents 127 , sans quoi cette expérience de la conscience serait chaotique. En un sens l’expérience acquise de la conscience ne sert à rien, ce qui enlève à l’expérience sa signification cumulative par laquelle, depuis Aristote, elle préparait le terrain à l’universel128 . A cela on peut objecter que ce qui vaut de l’expérience de la conscience dans le sens phénoménologique ne vaut pas de l’expérience en général, et on verra d’ailleurs que Hegel n’hésite pas à prendre l’expérience au sens habituel du terme (base inductive du savoir et généralisation). Assurément mais la phénoménologie doit faire apparaître ce qui reste autrement latent : le sens du processus n’est pas de retrouver le monde tel qu’il est à l’issue de la déduction transcendantale mais de montrer par quelle série de renoncements positifs la conscience a trouvé ce qu’elle ne cherchait pas. Une phénoménolo- 126 Phénoménologie, p. 138 : « Mais le but est fixé au savoir… ». Ibid., p. 141 : « la conscience donne son unité-de-mesure en elle-même, et l’investigation, par là, sera une comparaison de soi avec soi-même ». 127 128 Aristote, Seconds Analytiques, Organon IV, Livre II, chap. 19, Paris, GF, 2005, trad. Pierre Pellegrin. © Laurent Giassi 59 http://www.philopsis.fr Philopsis gie sans dialectique serait une doctrine de l’apparaître des choses du point de vue de la raison théorique et la seule nouveauté ne peut venir que du coup de théâtre par lequel le philosophe feint de découvrir que la raison théorique est aussi raison pratique. A la sphère de l’être trouvé se superpose, sans jamais l’annuler 129 , la sphère de l’être produit par la liberté de l’agent moral. Une phénoménologie de la conscience qui intègre le processus dialectique intériorise la nouveauté sous la forme de l’émergence d’un objet et d’un sujet différents de ce qu’ils étaient au départ. « Ce mouvement dialectique que la conscience exerce en elle-même, aussi bien en son savoir qu’en son ob-jet, dans la mesure où pour elle le nouvel ob-jet vrai surgit de là, est à proprement parler ce que l’on nomme expérience. […]. La conscience sait Quelque-chose, cet ob-jet est l’essence ou l’en soi ; mais c’est aussi pour la conscience qu’il est l’en soi ; par là fait son entrée l’ambiguïté de ce vrai. Nous voyons que désormais la conscience a deux ob-jets, l’un le premier en soi, le second l’être pour elle de cet en soi. Le dernier paraît n’être d’abord que la réflexion de la conscience dans soi-même, un représenter, non d’un ob-jet, mais seulement de son savoir à propos de ce premier. Seulement […] en cela se change pour elle le premier ob-jet : il cesse d’être l’en soi, et lui devient tel qu’il n’est l’en soi que pour elle ; mais du coup ce : l’être pour elle de cet en soi est alors le vrai, ce qui veut dire alors [que] ceci est l’essence, ou son ob-jet. Ce nouvel ob-jet contient la néantité du premier, il est l’expérience faite sur lui » 130. Même si les catégories de l’en soi et de l’être-pour-un autre sont passablement abstraites, elles traduisent bien schématiquement la nouvelle définition de l’expérience comme processus par lequel l’en soi primitif de la conscience (le savoir d’un objet qu’elle prend pour le vrai) devient un en-soi-pour-elle, la différence entre l’en-soi et l’en-soi-pour la conscience n’étant pas simplement une différence propre à la conscience mais aussi une différence dans l’objet. On falsifie le compte-rendu de l’expérience si on réduit celle-ci à une succession de positivités : la conscience irait ainsi d’un objet à un autre objet, sans que jamais le lien entre les deux objets ne soit clairement indiqué. La dialectique remplace l’idée de la succession des objets de l’expérience, où la relation est pour ainsi 129 Voir la déduction transcendantale de la matière chez Fichte. 130 Phénoménologie, p. 143. © Laurent Giassi 60 http://www.philopsis.fr Philopsis dire indifférente aux relata, par l’idée d’une connexion négative entre eux. La relation causale n’est pas suffisante pour rendre compte de la richesse du contenu total de la conscience : la succession causale est un schème beaucoup trop réducteur pour rendre compte de l’expérience dans sa totalité. La connexion négative des objets de la conscience signifie que l’expérience de la conscience prend une direction déterminée en fonction de la Chose elle-même : en ce sens l’expérience n’est pas seulement un système, comme on le sait depuis Kant, mais elle a un sens. La connexion négative des objets et la co-émergence de nouvelles figures de la conscience (et de l’objectivité) donnent un sens nouveau à l’expérience. Hegel en est bien conscient en rappelant que cela distingue la conception dialectique de l’expérience de son acception habituelle131 : on croit que l’orientation de la conscience vers un autre objet est une garantie formelle de la découverte de la nouveauté, alors que le nouveau est le refoulement de l’ancien, ou, en termes plus dialectiques, la négation de l’ancien. C’est par une conversion de la conscience que s’effectue cette co-émergence du sujet et de l’objet dans une nouvelle configuration, quand bien même il n’y aurait pas de conscience de la conscience qui rendrait compte de la nécessité immanente au sein même du processus. « Seule cette nécessité même, ou le surgissement du nouvel ob-jet qui s’offre à la conscience sans qu’elle sache comme [cela] lui advient, est ce qui pour nous survient derrière son dos. Survient par là dans son mouvement un mouvement de l’être en soi, ou pour nous, qui ne se présente pas pour la conscience qui est comprise dans l’expérience elle-même ; mais le contenu de ce qui surgit pour nous est pour elle, et nous ne comprenons que le formel de ce même [contenu] ou son surgir pur ; pour elle, ce qui a surgi n’est que comme ob-jet, pour nous en même temps comme mouvement et devenir » 132. On ne peut être plus clair sur la signification dialectique de l’expérience. Si on veut respecter le sens de celle-ci, il ne faut pas prêter à la conscience un savoir qui ne relève que du für uns, du sa131 Phénoménologie, p. 144. 132 Phénoménologie, p. 145. © Laurent Giassi 61 http://www.philopsis.fr Philopsis voir philosophique parvenu à sa pleine actualisation, pour qui l’expérience est déjà faite. Respecter l’expérience de la conscience, c’est voir ce qui vaut für sie et pour cela il faut voir ce qui surgit comme nouvel ob-jet et comme nouveau sujet. La signification de l’empirisme dans la philosophie moderne Dans le Concept préliminaire de l’Encyclopédie, Hegel consacre trois paragraphes à l’empirisme comme philosophie et réaction face à la scolastique133 . L’empirisme est une philosophie de la présence, elle s’oppose à la philosophie scolastique et à la pensée d’entendement dont les abstractions sont incapables de saisir la richesse de la réalité concrète. Dans ses Leçons sur la philosophie de l’histoire, Hegel signale le rôle essentiel de l’empirisme dans l’histoire du développement de la raison en tant que philosophie qui part de l’expérience, de l’observation de la nature extérieure et de la nature spirituelle de l’homme. La base inductive de l’empirisme et la généralisation effectuée à partir de l’induction peuvent être considérées comme un progrès par rapport aux toiles d’araignées de la métaphysique traditionnelle. L’empirisme est un moment nécessaire dans l’histoire de la philosophie car l’Idée qui s’objective dans les différents systèmes est concrète, elle doit se particulariser : la philosophie se naturalise avec l’empirisme en connaissant les déterminations de la nature de l’homme et de la nature extérieure. L’empirisme ne s’apparaît à lui-même que dans sa nécessité polémique contre l’ancienne métaphysique scolastique mais dans l’histoire des systèmes il prépare le terrain pour le Concept. Sans la connaissance de tout ce qui est donné dans l’expérience, il n’y aurait pas eu de sciences de l’expérience, et la philosophie moderne ne serait pas allée plus loin que celle des Anciens. L’empirisme correspond ainsi à une époque de l’histoire de l’humanité : c’est la fin de ce que Hegel appelle la conscience mal133 Encyclopédie des sciences philosophiques, t. I, Paris, Vrin, 1986, pp. 298-301, §§ 37-38-39. © Laurent Giassi 62 http://www.philopsis.fr Philopsis heureuse dans la Phénoménologie de l’Esprit, la fin de la séparation entre l’en-deçà et l’au-delà avec la naissance de l’idéalisme moderne qui redécouvre ce monde comme pénétré de raison134 . Le contexte historico-spirituel de l’empirisme est le dépassement du dualisme de l’époque médiévale avec le développement de la Réforme censée réaliser la réconciliation de l’en-deçà et de l’au-delà qui était posée en soi dans l’Idée du christianisme. Comme l’indique Hegel dans les Leçons sur l’histoire de la philosophie, c’est comme si l’Esprit avait chaussé ses bottes de sept lieux : l’homme prend confiance en luimême, en ses forces, il dirige son entendement et son activité vers le monde extérieur 135 . Si on replace l’empirisme dans son rapport à la philosophie scolastique, il a ceci de commun avec elle qu’il a recours aux représentations tirées de l’expérience, la seule différence étant que l’empirisme n’admet que le sol de l’expérience. L’universel est ici un produit en tant qu’universalisation de ce qui est donné dans l’expérience136 : « […] la perception singulière est différente de l’expérience, et l’empirisme élève le contenu appartenant à la perception, au sentiment et à l’intuition, dans la forme de représentations, propositions et lois, etc. universelles. Cela ne se produit toutefois que dans ce sens, que ces déterminations universelles (par exemple la force) ne doivent avoir pour elles-mêmes aucune autre signification et validité que celle qui est tirée de la perception, et qu’aucune connexion autre 137 que celle que l’on peut montrer dans le phénomène ne saurait être justifié » . Dans la Remarque Hegel fait une appréciation plutôt favorable de l’empirisme car il voit dans la philosophie de la présence 134 Phénoménologie de l’Esprit, V, Certitude et vérité de la raison, p. 253 : « la raison est la certitude de la conscience d’être toute réalité : c’est ainsi que l’idéalisme en énonce le concept ». 135 Concept préliminaire, §37. 136 Comme exemple de ce procédé, on peut citer le cas de Bacon. Dans le Novum organum, Bacon explique que la connaissance de la nature a besoin d’une nouvelle méthode pour connaître ce qui est : à l’Organum antico-médiéval fondé sur des syllogismes déductifs et des principes obtenus par une généralisation trop rapide, il faut substituer un nouvel Organum reposant sur l’induction. 137 Concept préliminaire, § 38, p. 299. © Laurent Giassi 63 http://www.philopsis.fr Philopsis un moment qui complète dialectiquement les philosophies du devoir-être qui ont tendance à dépasser le présent vers un futur qui n’est jamais donné138 . Le grand principe de l’empirisme est en effet « que ce qui est vrai doit nécessairement être dans l’effectivité et l’être-là pour la perception »139 . C’est là une manière de se préserver de toute pensée du Sein-Sollen, du progrès à l’infini comme dénégation de la rationalité présente dans l’actualité du cours du monde. La contrepartie de cette indifférence de l’empirisme au Sein-Sollen est une conception assez limitée de l’être réduit à ce qui est donné dans la perception. Un autre point positif que Hegel reconnaît à l’empirisme est la coprésence du sujet au savoir140 : l’empirisme suppose l’implication du sujet sentant, percevant ; ce n’est pas la subjectivité du cogito qui doit accompagner toutes les représentations en les authentifiant, mais c’est la subjectivité du percipio qui ne veut pas admettre de savoir imposé par une tradition ou par des raisons externes, ce qui vaut aussi bien dans le domaine scientifique que dans le domaine moral ou religieux 141 . Le défaut majeur de l’empirisme est de faire de la métaphysique sans le savoir, d’être incapable de penser le rapport des catégories de l’universel et du particulier. L’empirisme considère qu’il ne fait pas de la métaphysique sous prétexte qu’il se tourne vers l’expérience mais le langage qu’il emploie, les catégories de pensée sont elles-mêmes le produit d’une métaphysique implicite : la matière, la force, tout comme l’universel sont des catégories métaphysiques qui demeurent non-questionnées. Si on reprend l’exemple de la force mentionné dans le paragraphe, Hegel reproche à la science de la nature de son temps de faire un usage abusif de la force, de redoubler la réalité phénoménale dans la force pour expli138 C’est d’ailleurs le point commun de l’empirisme et des différentes variantes du matérialisme selon Hegel comme il l’indique dans les Leçons sur l’histoire de la philosophie. 139 Concept préliminaire, §38, p. 299. 140 Ibid. Ce que Hegel appelle la « propre présence et certitude immédiate » du sujet. 141 C’est ainsi que Hegel interprète la Réforme comme ce moment où la vérité objectivée, catéchétique du christianisme est intériorisée par le croyant. © Laurent Giassi 64 http://www.philopsis.fr Philopsis quer ainsi tautologiquement le réel. Dans sa Philosophie de la nature Hegel revient à de nombreuses reprises sur ce problème. La négation du suprasensible comme gain indéniable de l’empirisme est ainsi contrebalancée par sa tendance à réaliser des fictions épistémiques 142 . L’empirisme ne comprend pas que si le contenu du savoir vient de l’expérience, les principes de l’expérience ne viennent pas de l’expérience. Il offre donc le paradoxe d’être une philosophie au contenu empirique et à la forme métaphysique : l’empirisme est une métaphysique d’entendement ignorante d’elle-même143 . Le dernier paragraphe de présentation de l’empirisme144 poursuit la critique commencée au paragraphe précédent en montrant le passage de l’empirisme au scepticisme. Si l’expérience peut se décomposer schématiquement en contenu et en forme, on conviendra que le contenu renvoie à tout ce qui peut être donné dans l’espace et dans le temps, la forme aux déterminations de l’universalité et de la nécessité. L’empirisme prétend engendrer cette connaissance nécessaire et universelle de la nature à partir de l’expérience : or ce qui se répète souvent dans l’expérience n’est pas identique à l’universel qui ne peut être saisi que par la pensée. De même la causalité ne se trouve pas dans la nature comme objet de perception : il n’y a que des connexions particulières dont on conserve la mémoire. C’est cette impossibilité de fonder l’universalité sur ce qui se répète et la nécessité sur les connexions régulières qui justifie le passage de l’empirisme à une variante sceptique de l’empirisme, la philosophie de Hume. La forme synthétique des paragraphes du Concept préliminaire ne permet pas de dépasser cette critique générale de l’empirisme. Aussi si on veut trouver une critique plus précise du 142 Encyclopédie, t. II, Philosophie de la nature, Paris, Vrin, 2004, Aux §§ 261 et 262 Hegel s’en prend à l’entendement qui implante des forces dans la matière sans voir que la force se ramène aux moments idéaux de l’espace et du temps (pp. 202-206). 143 Dans les Leçons sur l’histoire de la philosophie, La Philosophie moderne, Hegel parle de « l’empirisme métaphysique » de Locke. 144 Concept préliminaire, § 39, pp. 300-301. © Laurent Giassi 65 http://www.philopsis.fr Philopsis mode de penser empiriste qui selon Hegel ne permet pas de saisir la logique propre de l’expérience, il faut l’envisager d’un autre point de vue. L’empirisme survit à sa propre disparition en tant que moment particulier de l’objectivation philosophique de l’Idée, non pas seulement sous la forme d’une attitude face au monde, d’une position face à l’objectivité qui peuvent revenir épisodiquement, mais sous la forme d’une attitude qui est l’attitude représentationnelle où on retrouve une manière de se rapporter au monde qui pérennise les défauts de l’empirisme. De même qu’il y a, selon Kant, une illusion naturelle de la raison que la Critique ne saurait extirper, de même il y a dans l’attitude représentationnelle des présupposés qui vont affecter la manière de penser l’expérience et ce dont il y a expérience. Expérience et attitude représentationnelle C’est un certain habitus, une manière de percevoir les choses, de nommer ce qu’on perçoit et de (croire) percevoir ce qu’on nomme, que Hegel englobe sous le terme de représentation. Ce terme désigne bien plus qu’un moment dans la venue à soi-même de la pensée à partir du monde sensible, dans le rythme d’intériorisation et d’extériorisation qui caractérise l’esprit subjectif : par sa fonction dans l’économie de la vie de l’esprit, la représentation peut soit constituer une condition du passage à la pensée philosophique soit former l’équivalent du préjugé en rendant la pensée stationnaire145 . Avec la représentation et l’instance par excellence de la fixation des opposés, l’entendement, Hegel estime avoir découvert le ressort caché de tout ce qui peut dévier la pensée de la vérité et l’égarer dans des chemins de traverse comme le doute ou 145 L’immobilité de la pensée se manifeste lorsque tout moment transitoire est artificiellement maintenu dans sa séparation d’avec les autres moments avec lesquels il forme pourtant système. Si dans le criticisme, en particulier chez Fichte, le mal commence avec l’inertie, le devenir-passif du Moi, avec Hegel la racine du mal se trouve dans cette possibilité de l’isolement, dans ce redoublement de la séparation – le séparé est posé comme séparé, ou en d’autres termes la pensée se perd dans ses produits. © Laurent Giassi 66 http://www.philopsis.fr Philopsis le désespoir. Le régime de la représentation est d’abord toujours solidaire d’un ensemble de présupposés qui comme tels conditionnent l’accès au monde et à soi-même, donnant lieu ainsi à une analytique de la finitude, une absolutisation du mode de connaissance fini, ce qui est déjà contradictoire – puisque pour Hegel dire que la connaissance finie est la seule connaissance, c’est admettre ipso facto une comparaison entre elle et une autre connaissance de nature infinie. Cette analytique de la finitude présuppose que le sujet est séparé de l’objet, que l’objet se limite à une part connaissable pour nous et à une part à jamais inconnaissable (les choses en soi), présupposés qu’elle ne remet pas cause sans quoi son discours sombrerait. Sur un plan philosophique la représentation donne lieu à toutes les tentatives de l’entendement pour rejeter tout ce qui contredit son mode de fonctionnement : il y a une ontologie implicite de la représentation qui est une doctrine dont les principaux caractères sont la facticité (il y a des choses), la pluralité (il y a des choses diverses), l’identité abstraite (les choses sont les choses), le primat de la causalité externe (tout changement vient de l’extérieur), le rejet du changement qualitatif pour ne signaler que les éléments les plus récurrents. Pour le régime discursif de la représentation les choses sont parce qu’elles sont, avant la subjectivité qui les pense ; le fini est ce qu’il est et tel qu’il est – il est qualitativement déterminé et s’il change c’est en raison de causes extérieures. C’est le fini lui-même qui devient étranger à la qualité dont le changement lui devient extérieur en raison de causes tout aussi étrangères. Voilà autant d’éléments qu’on peut retrouver dans le concept habituel d’expérience et dans la manière habituelle de se représenter les choses. Pour lutter contre l’illusion de l’immédiateté sans cause du donné, Fichte voulait, au moins dans un premier temps, faire voir l’agir du Moi sous l’être. Pour Hegel c’est tout un régime de discours et de pensée qu’il faut transformer par les concepts de négativité et de contradiction. En affirmant que la nature du fini qualitatif est de se nier, le régime dialectique de la pensée ne nous fait pas proférer des absurdités ou des incongruités, il ne parle pas de la rose, du bureau, du crayon singuliers mais © Laurent Giassi 67 http://www.philopsis.fr Philopsis de la nature qualitative du fini et même de la nature finie du qualitatif en général. Le primat inconditionné de l’identité dans le cadre de la représentation amène évidemment à rejeter ce qui fait que le savoir est un savoir concret, au sens hégélien, non pas tant l’accumulation de déterminations trouvées par l’expérience que la capacité à saisir la concrétude d’un objet, au sens de l’unité négative, en mouvement, des déterminations de celui-ci 146 . Le primat de l’identité vient contaminer toute la structure du discours d’entendement : l’identité des choses semble être confirmée par la structure de notre discours qui isole l’un de l’autre le sujet et le prédicat, la structure de la prédication étant censée rendre compte de l’ordre même de la réalité. Rien ne doit venir transgresser cette relation entre l’ordre des choses et l’ordre de la pensée et tout ce qui mettrait sur la voie d’une autre relation entre la chose et ses propriétés, entre le sujet et le prédicat, est évité par l’artifice des « aussi », par la multiplication des points de vue et surtout par le progrès à l’infini. Pour éviter de voir que le fini est plus que luimême, que la cause n’est pas elle-même mais cause dans son effet et qu’elle est elle-même un effet, etc. chaque fois que la pensée peut s’approcher de l’autoproduction de l’être, la pensée d’entendement fait déchoir l’infinité actuelle en une alternance indéfinie des moments, posant un moment telle détermination, puis la supprimant en en posant une autre, ne voyant pas dans l’infinité la source de ces déterminations mais leur au-delà. Ce faisant la pensée d’entendement ne peut pas dépasser la sphère de la contingence, elle manipule des contenus préexistants, auxquels la forme est exté146 On se rapportera au fameux exemple du développement dialectique du bourgeon dans la Préface de la Phénoménologie. (p. 69). Dans son livre, Goethe und der deutsche Idealismus, Eine Einführung zu Hegels Realphilosophie, Leipzig, 1932, Hoffmeister rapporte combien cette application de la dialectique à la floraison avait scandalisé Goethe : c’est dans une lettre à Seebeck de 1812 que Goethe s’indigne de la manière hégélienne de saisir ainsi la nature car elle lui semble substituer l’argumentation sophistique conceptuelle à la manière vivante, intuitive de se rapporter à la nature. Néanmoins il faut corriger cette affirmation par ce qu’il dit au même Seebeck le 15/1/1813 qui lui a expliqué les propos litigieux : « j’ai pardonné à Hegel ». Goethe avait en en effet lu ces propos sur le bourgeon en épigraphe d’un livre sans leur contexte. © Laurent Giassi 68 http://www.philopsis.fr Philopsis rieure, et la pauvreté de son appareil formel de connaissance explique pourquoi le contenu échappe à sa prise. Dans la Grande Logique, si l’entendement se voit désigné de prime abord comme responsable de l’immobilisation des déterminations-de-pensée par son pouvoir de discrimination et de fixation147 , c’est principalement à la représentation que Hegel s’en prend lorsqu’il veut désigner un mode de pensée extra- voire infra-conceptuel148 . D’un côté l’entendement présuppose la représentation qu’il décompose en moments abstraits, par ce pouvoir spécifique de convertir le négatif en être149 ; de l’autre la représentation suppose une réflexion propre à l’entendement, la réflexion extérieure, car le régime représentatif de la connaissance suppose une extériorité du sujet et de l’objet ainsi que des éléments constitutifs de l’objet. C’est ce qui fait que si l’entendement et la représentation ne sont pas identiques, ils renvoient l’un à l’autre, du fait de ce même régime logique. L’inadéquation de la représentation et du concept vient du rapport privilégié que la représentation a avec la sphère de l’expérience : la représentation vient de l’expérience, elle est sa première intériorisation encore abstraite, c'est-à-dire qui demeure extérieure150 . Le régime représentatif a pour caractéristique de fabriquer un pseudo147 Doctrine de l’Etre (1812), Préface, p. 6 ; Doctrine du Concept (1816), Paris, Aubier, 1981, p. 81. 148 Les reproches sont constants tout au long de la Grande Logique : la représentation est « l’être-en-dehors de soi du concept » (Doctrine de l’Etre, p. 98, Doctrine du Concept, p. 308-310), elle est l’origine de la séparation des moments de l’unité et de la multiplicité (Doctrine de l’Etre, p. 140) ou des moments du concept (Doctrine du Concept, p. 94) ; cette extériorité de la représentation trouve son expression formelle dans la sphère de l’Essence, et son expression formelle-réelle dans la sphère de l’Objectivité formelle, avec le rapport d’affinité que Hegel souligne entre le mécanisme (extériorité des termes) et la représentation comme instance d’extériorisation de la pensée (Doctrine du Concept, p. 217-221). 149 Phénoménologie, Préface, p. 93-94. 150 Le rapport privilégié entre représentation et expérience est fréquemment dénoncé soit sous la forme générale de la représentation habituelle, soit en rappelant la provenance de la représentation : ainsi dans la Doctrine du concept Hegel critique la représentation sensible comme généralisation à partir du donné empirique (id., p. 119), la représentation qui s’en tient à « la singularité figée » (id., p. 131), ou bien Hegel critique l’universel analogique comme un faux universel qui vient de la chute de la forme © Laurent Giassi 69 http://www.philopsis.fr Philopsis que de fabriquer un pseudo-universel à partir du donné intuitif et perceptif. Cette pseudo-universalité demeure formelle car elle repose sur une double abstraction : l’entendement isole une propriété de l’objet et à cette abstraction en ajoute une autre, en transformant cet élément abstrait en hypostase, sous la forme de Stoffe qui serviront ensuite à rendre compte des objets singuliers 151 . Cette réification de l’universel masque la tautologie puisque un tel universel-fictif 152 en impose alors par sa consistance et donne l’impression que l’abstrait ainsi réalisé permet de rendre compte de l’objet singulier initial. Là contre Hegel n’a de cesse d’affirmer que la représentation et toutes ses productions relèvent de la finitude153 , et que la dialectique comme autoréalisation de l’universel dissout toute détermination fixe154 . Cependant cette critique de la représentation ne vaut que dans la sphère logique à proprement parler car du point de vue de la Philosophie de l’esprit l’entendement et la représentation n’appartiennent pas au même niveau : la représentation est même un degré spirituel plus concret de développement de l’esprit que l’entendement. En effet celui-ci relève de la Phénoménologie et de la forme subordonnée de la conscience, alors que la représentation relève de l’esprit théorétique dans la Psychologie au sens propre155 . L’inégalité des développements respectifs consacrés à chacun des deux montre bien que l’avantage semble aller du côté de la représentation. L’entendement est traité d’entendement ou de raison (ici le syllogisme de l’analogie) dans la forme de la représentation (p. 190). 151 Doctrine de l’essence, Paris, Aubier, 1976, L II, 2e section, chap. 1, C, Remarque sur « la porosité des matières », p. 173 : « c’est une des déterminations les plus courantes du représenter qu’une chose est constituée de multiples matières autonomes ». 152 Si on se rapporte à la Phénoménologie et ses analyses sur le monde renversé du monde des lois, on devrait plutôt parler d’une fiction transformée en univers, qui a tendance à se dupliquer. 153 Doctrine du Concept, p. 312. 154 Ibid., pp. 378-379. 155 Encyclopédie, t. III, Paris, Vrin, 1988, § 422-423 pour l’entendement, § 451-465 pour la représentation. © Laurent Giassi 70 http://www.philopsis.fr Philopsis de manière expéditive et seulement en vue d’opérer la transition avec la conscience de soi, Hegel soulignant la correspondance entre l’entendement et les déterminations de l’essence. Au contraire la représentation est l’objet d’un traitement particulier car c’est en elle que s’opère la libération du contenu sensible immédiat vers la pensée, par l’intériorisation imaginative, mémorielle et l’extériorisation sémiologique. Autant Hegel souligne le rôle néfaste de la représentation dans la Logique, autant il prend soin dans la Philosophie de l’esprit de montrer son rôle décisif dans l’économie de la psychologie. De la Phénoménologie à l’Encyclopédie, en passant par la Grande Logique on voit donc les différentes approches de l’expérience dans la pensée hégélienne : la signification dialectique de l’expérience s’harmonise parfaitement avec la Phénoménologie de l’Esprit qui opère une historicisation du transcendantal, en remplaçant la prospective transcendantale sur le devenir de l’humanité par une phénoménologie de la conscience complétée par une phénoménologie des figures concrètes de l’Esprit. L’examen historique de l’empirisme comme mouvement philosophique dans l’Encyclopédie montre en quel sens il fait partie de la genèse de la modernité pensante, préparant le terrain au criticisme qui devra lever le scepticisme de Hume. Enfin la critique de la représentation et de l’entendement dans la Grande Logique est un préalable à la saisie conceptuelle, c'est-à-dire syllogistique, du concret : si « le rationnel n’est que le syllogisme »156 , ce n’est pas parce que l’expérience est inutile pour accroître son savoir – ce serait oublier le droit de la contingence – mais parce que l’expérience que l’on peut faire de n’importe quel objet dépend de la structure logico-ontologique de l’être. L’unité de l’expérience repose alors sur la saisie des relations de relations par lesquelles se constituent les différents niveaux d’objectivité157 . 156 Hegel, Doctrine du Concept, 1e section, chap. 3, p. 154-155. 157 Mécanisme, Chimisme, Téléologie. © Laurent Giassi 71 http://www.philopsis.fr Philopsis © Laurent Giassi 72 http://www.philopsis.fr