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Journée d’étude Médiadix
Les ennemis des bibliothèques
(Mardi 15 Février 2005)
L’ennemi dans la maison ou : les bibliothécaires face à eux-mêmes
(Yves Alix, Service scientifique des bibliothèques de la Ville de Paris)
On me permettra tout d’abord de placer cette communication sous la protection d’un de mes saints patrons en
littérature, Alexandre Vialatte, avec une première citation destinée à vous égarer le plus sûrement possible sur
la valeur et la portée de ce que je vais dire : « Il n’est jamais plus urgent de mentir que lorsqu’on vous demande
votre avis. » A vous de décider tout à l’heure si j’ai joué le jeu du « mentir-vrai » ou pas.
Mais il faut bien que je « balise », comme on dit. J’ai en effet le redoutable privilège d’ouvrir cette journée
consacrée aux ennemis des bibliothèques, par une intervention d’autant plus périlleuse qu’elle prétend faire un
examen critique des comportements des bibliothécaires eux-mêmes (ou devrait-on dire plutôt : des
comportements de certains bibliothécaires ? ou même : de certains comportements des bibliothécaires ?) et
porte le risque de les assimiler à ces fameux ennemis. Alors que ce que chacun attend plutôt c’est que les
professionnels se portent en défense de leurs pairs devant les innombrables ennemis extérieurs que la
bibliothèque aurait à combattre. Et il y en a de bien réels, des voleurs aux ennemis de toute culture, des insectes
aux ultra-libéraux, des dictateurs aux censeurs de tout poil, comme vous le verrez tout au long de cette
journée.Sans compter la raréfaction des moyens. Moi, je viens en toute innocence vous parler de vous-mêmes.
Et sans l’excuse de ne même pas être un observateur neutre venu de l’extérieur. Je remercie donc
chaleureusement Yves Desrichard de m’avoir jeté dans ce piège.
Comme il aime le cinéma il ne s’étonnera pas que son nom soit mentionné au générique. D’autant plus que le
titre est un clin d’œil au cinéphile et au biographe d’Henri Decoin qu’il est, puisqu’il paraphrase le titre de
l’adaptation par ce dernier du roman de Simenon, Les Inconnus dans la maison.
D’ailleurs, pour rassurer tout le monde, je rappelle que dans le roman l’avocat Loursat, alcoolique et reclus, qui
découvre avec stupéfaction la bande qui se réunit chez lui à son insu, lorsqu’un crime y est commis, se fera le
défenseur de l’accusé, amant de sa fille, et confondra le vrai coupable.
Puisque je file la métaphore cinématographique, je continue. Ce que je me propose de faire ici, c’est de montrer
le négatif du positif, en quelque sorte : ce que les bibliothécaires croient bon dans leur image et qui, vu par
d’autres, peut poser problème et au contraire les desservir, ou comment les valeurs qu’ils défendent ou mettent
en avant peuvent se retourner contre eux.
J’espère ne pas trop marcher sur les brisées de Jean-Claude Utard, qui va nous montrer tout à l’heure comment
évolue aujourd’hui l’image des bibliothécaires, entre les clichés et le portrait réaliste. Cette image que nous
avons dans le public, transposée dans la littérature ou le cinéma, et que nous connaissons bien aujourd’hui à
travers le livre de Renée Lemaître et Anne-Marie Chaintreau, c’est bien sûr le miroir que nous renvoyons vers
l’extérieur, et je vais forcément montrer quelques facettes de cette image. Mais mon propos n’est pas là. Il a
trait, en fait, à l’image que nous avons de nous-mêmes, et à la part d’auto-suggestion qu’elle comporte.
En revanche, il n’est nullement question de faire ici le procès des bibliothécaires, ce qui serait très
présomptueux de ma part, et qui par ailleurs est déjà largement fait, et depuis longtemps. Ne peut-on lire par
exemple, sous la plume de Laurence Tarin (Bulletin des bibliothèques de France, t. 49, n° 4) : « le
bibliothécaire est nombriliste, mais aussi masochiste et surtout compliqué ». J’ai choisi cet exemple à dessein,
parce que notre collègue joue avec esprit sur les stéréotypes qui courent, et que précisément ce dont il faut
essayer de se préserver, c’est bien de la tendance à la généralisation, au stéréotype. De ceux qui nous font dire
que les Allemands sont disciplinés, les Portugais gais, les fonctionnaires paresseux ou bornés (pléonasmes, bien
sûr...).
Quant à faire le procès de tous les bibliothécaires, ce serait absurde. Et par ailleurs, comment le faire puisque
justement – et je vais m’attacher à le démontrer - leur communauté apparente de vision cache de profondes
divergences de conception, ainsi qu’une disparité de comportements très intrigante.
Enfin, j’aime d’autant plus les bibliothécaires que j’en suis un depuis plus de vingt cinq ans. Si ce n’était pas le
cas, je serais parti depuis longtemps. A moins que je sois masochiste. Aïe, je viens justement...
J’aime et j’estime mes collègues bibliothécaires, que je trouve toujours prêts à construire ou tenter quelque
chose, à porter le fer, à semer le bon grain. Je les trouve la plupart du temps roboratifs, enthousiastes, courageux
et lucides. Et extrêmement bavards, jamais à court de paroles. Et par ailleurs, extrêmement agaçants. on dirait à
les fréquenter qu’il n’existe qu’une chose dans le monde : la bibliothèque. Un objet « de droit divin », comme
l’a souligné Marielle de Miribel.
Mais enfin, n’ y a t-il pas quelque part un malaise ? D’ailleurs, cette propension au débat toujours renouvelé,
toujours sur les mêmes questions, ne vient-elle pas signaler quelque chose de l’ordre du désarroi identitaire, et
de l’inquiétude ? La lecture publique voit sa pénétration dans le public stagner, les étudiants désertent les
collections des BU, donc rien que de très prévisible à cette inquiétude. Mais à ces menaces, la communauté
professionnelle semble réagir à première vue avec le même large consensus que d’habitude sur les raisons de la
crise comme sur les remèdes à y apporter, les nuances et les différences d’appréciation semblant somme toute
minimes. Et sans mettre jamais en doute ce credo de la profession selon lequel les bibliothèques iraient de soi...
Erreur de vision : les bibliothécaires sont plus partagés que jamais, parce qu’ils sont plus que jamais incertains
non de leur avenir, mais de leur identité. L’arbre qui nous cache la forêt, c’est précisément la très forte identité
professionnelle apparente des bibliothécaires, telle qu’elle apparaît aux observateurs extérieurs, qui la
soulignent souvent parce qu’elle les frappe (cf. par exemple des déclarations de responsables du CNFPT dans
La Gazette des communes, au sujet de l’évolution des formations.) Cette identité marquée peut en effet donner
l’illusion d’un consensus, aussi bien sur les missions que sur les pratiques. Or, j’y vois surtout quant à moi
l’indice le plus probant du danger majeur qui guette de l’intérieur les bibliothécaires : l’autocentrisme. Il
enferme le débat dans le cercle professionnel, il le circonscrit. Prise de contrôle pour empêcher l’autre de s’en
mêler.
Voilà un titre qui aurait été bien aussi, au cas où Yves Desrichard n’aurait pas voulu de mon private joke
cinéphilique ; un titre à la Duchamp : « la bibliothèque auto-centrée par le bibliothécaire même ». Non ?
Mais par ailleurs cette forte identité –qui peut aussi être analysée comme un réflexe de défense corporatif, bien
réel je crois et somme toute assez légitime, en tout cas compréhensible – cimente une population en fait assez
hétérogène. Quand on fréquente assidûment un même groupe de bibliothécaires, on a l’impression d’avoir à
faire à de fortes individualités, mais rarement à une identité commune. Ou plutôt, on doute assez vite qu’il y ait
entre tous ces individus une réelle communauté d’intérêts.
La raison est sans doute à chercher dans le fait que les bibliothécaires aujourd’hui n’ont plus exactement le
même partage en commun, non au niveau des valeurs, mais à celui de leur bagage professionnel. Les nouvelles
générations n’ont pas été formées comme, disons, les deux précédentes, et n’ont pas la même culture
professionnelle. Il ne s’agit pas de quantité ni même de qualité, mais bien d’unité. Paradoxe : on n’a sans doute
jamais eu une telle offre de formation aujourd’hui mais on n’a jamais été aussi orphelin du cadre de formation
qui cimentait la profession naguère, en particulier dans les bibliothèques de lecture publique. Et on paie
aujourd’hui les conséquences d’un système de recrutement de catégories C sur des métiers mal définis, qui
entraînent une mauvaise intégration professionnelle et surtout une faible implication dans un processus où
l’engagement est considéré comme allant de soi, comme la composante « apostolique » du métier.
De fait, derrière le besoin de formation annoncé et répété, on peut deviner aisément le désir d’une réflexion sur
les pratiques professionnelles et l’évolution des bibliothèques. Ce qui corrobore ce que je disais, à savoir que le
malaise est bien d’ordre identitaire.
Pour tenter d’en cerner les contours, je vais analyser trois aspects de la relation des bibliothécaires avec leur
environnement, dans lesquels il est possible de déceler des comportements susceptibles de nuire aux
bibliothécaires eux-mêmes : leurs rapports avec les tutelles, avec le public, avec les collections.
Commençons par les tutelles, aussi bien administratives (premier échelon) que politique (échelon ultime : l’élu
sanctifié par le suffrage universel, donc dépositaire de la volonté du public, c'est-à-dire de celui pour qui la
bibliothèque agit).
C’est un domaine qui m’est particulièrement familier aujourd’hui, dans la position que j’occupe. J’ai donc pu
mesurer d’assez près les ravages que le comportement de certains bibliothécaires peut faire subir à l’image de la
profession dans l’esprit de ceux qui sont la clef de leur soutien et de leur développement.
Tout d’abord, je l’ai dit, les bibliothécaires croient volontiers qu’il n’y a que les bibliothèques. Réflexe
paradoxal, d’ailleurs, car ce sont aujourd’hui, dans la sphère culturelle, les plus actifs coopérateurs. Mais quand
ils pensent à leurs élus ou à leurs tutelles, ils s’étonnent toujours que ceux-ci ne consacrent pas leurs efforts de
tous les instants aux seules bibliothèques.
Beaucoup de collègues, tout en affirmant le contraire, agissent aussi comme si les bibliothèques étaient des
organismes autonomes, sans lien avec leur tutelle. La subordination est certes toujours quelque chose de
difficile à vivre, mais la pire attitude me semble être celle qui consiste à la nier, ou pire encore, à brandir une
revendication d’indépendance justifiée par les missions qu’on s’assigne soi-même. On agit dans un cadre
politique et administratif déterminé, puisque nous sommes des organismes de service public.
Plus grave, plus inquiétante même, l’indifférence des bibliothécaires à l’organisation et aux mécanismes des
pouvoirs, aux circuits de décision, aux rôles de chacun des acteurs dans l’organigramme, bref, le refus
d’assimiler, d’analyser et de comprendre les organisations complexes dans lesquelles nous sommes insérés.
Comme si on voulait croire que le service public, par exemple, était quelque chose qui allait de soi, qui se créait
par génération spontanée ou parthénogenèse, ou bien relevait d’une conception strictement auto-gestionnaire.
Ou alors, c’est le résultat d’une attitude de refus (des contraintes, du pouvoir, de l’organisation hiérarchique,
etc.) Attitude qu’intellectuellement je suis tout à fait disposé à comprendre, à respecter, voire à partager, mais
qu’il faut pourtant réprimer. Car ce refus porte en lui les germes de la marginalisation et de l’impuissance.
Quand cette vision est propagée par les cadres, ce qui n’est pas si rare, le résultat est désastreux dans les
personnels sans responsabilité, la plupart des agents de catégorie C, et même les techniciens type assistant ou
BAS. On obtient des gens qui, lorsqu’on les interroge sur leur place dans le service public, sont incapables de se
situer dans le temps et dans l’espace, comme a pu le constater un jury de concours à Paris tout récemment.
Si vous croyez que j’exagère, faisons un test en mettant Médiadix à contribution. Organisons deux journées
d’études, l’une sur le catalogage et l’autre sur l’évolution de l’administration : la première fera salle comble et
la seconde dix personnes. Les collègues ne se sentent touchés que lorsque le risque de changer d’interlocuteur
direct pointe, par exemple avec l’intercommunalité aujourd’hui.
Or, dans les cabinets d’élus, les Directions générales des services des communes, les administrations centrales,
cette espèce de réflexe de non appartenance (cette espèce de Noli me tangere) a une conséquence simple : on
rend au bibliothécaire l’indifférence qu’il vous témoigne (dans le meilleur des cas) ou bien on lui déclare la
guerre (budgétaire, par exemple).
N’est-ce pas là un symptôme de l’auto-centrisme qui nous guette sans cesse ?
En guise de transition avec le deuxième point que je voudrais évoquer, l’attitude envers le public, et pour
illustrer ce que je viens d’évoquer en nous rafraîchissant un peu, une anecdote récente. Ca se passe dans une
bibliothèque parisienne. Une dame (c’est elle qui me l’a raconté) vient rendre ses livres. Cette dame travaille au
cabinet du Maire de Paris, comme conseiller technique. Elle ne l’a pas fait savoir, et personne ne sait ce qu’elle
fait. Elle demande au bibliothécaire en poste si la bibliothèque va recevoir le livre de Sarkozy sur la laïcité.
Le bibliothécaire : Non, et d’ailleurs nous ne l’avons pas acheté.
La dame : Ah bon ? Mais pourquoi ? Je trouve que c’est intéressant d’avoir ce genre de livres écrits par les
hommes politiques.
Le bibliothécaire, toisant la dame d’un air ironique : Vous croyez vraiment ? Et pourquoi pas les Mémoires de
Delanoë, pendant que vous y êtes !
On écrirait un livre sur l’attitude de beaucoup de bibliothécaires avec le public. Et d’ailleurs, Jean-Claude Utard
va certainement nous en livrer quelques nouveaux chapitres, car le public ne se fait pas faute de nous juger
sévèrement sur notre façon de nous comporter avec lui.
Et pourtant, nous continuons, impavides, à refuser que le public ne soit pas parfait, comme nous, nous le
sommes ! Nous refusons surtout sa diversité (là encore, en dépit de nos affirmations, de nos professions de foi).
Refus de l’altérité, auto-centrisme, encore une fois.
La relation avec le public n’est pas et ne doit pas être, j’en suis convaincu, une relation éducative. Or on voit
sans cesse revenir des comportements dénotant la volonté d’élever le public, de le cultiver, de l’éduquer. Mais
de quel droit ?
Les plus anciens d’entre vous se souviennent certainement d’une mode pas si ancienne dans la profession (tout
le monde y a sacrifié, moi le premier) où le jeu consistait à relever les manquements et à moquer les défauts des
« méchants lecteurs ». Certes, ils existent, comme les voleurs, dont Bernard Huchet va nous brosser tout à
l’heure le terrifiant portrait. Mais enfin, si nous sommes au service du public, ne devons-nous pas l’accepter tel
qu’il est ?
Dans l’article, par ailleurs tout à fait passionnant, dérangeant et donc nécessaire, de Bruno David « Le manège
enchanté des bibliothécaires », paru dans le Bulletin des bibliothèques de France n° 6 de 2004, ce n’est pas sans
un certain malaise que j’ai lu la litanie de reproches qu’il adresse au public des bibliothèques d’aujourd’hui,
coupable de comportements « dénotant une absence ou pour le moins une déficience du sens civique » et
surtout coupable d’exiger d’être satisfait.
Mon malaise vient de ce qu’avec mon mauvais esprit habituel, j’ai cru déceler dans ces propos révoltés la
récrimination de quelqu’un qui s’étonne que la position antérieure se soit inversée, et que le public, le méchant
public, se comporte aujourd’hui exactement comme se comportait naguère le bibliothécaire : en tyran ! Je ne
voudrais surtout pas faire de procès d’intention à ce collègue qui écrit par ailleurs des choses tout à fait
intéressantes, et, si discutables soient-elles, les écrit bien, ce qui est rare, mais enfin, comment ne pas voir là le
« retour du refoulé » ?
Parenthèse : nous souffrons tous de la marchandisation générale de la société. C’est un fait. Et je n’ai qu’une
consolation purement littéraire à vous offrir pour le moment. Ce constat était déjà fait en 1970 par un écrivain
plutôt marqué à droite et très réactionnaire, Vialatte, qui écrivait dans une chronique de La Montagne
(Bouquins, tome 2, p. 931) : « L’humanité n’est plus qu’une clientèle » !
Passons et revenons à notre cher public. A cause de notre tendance autocentrée, nous le mythifions. Nous
voulons un public idéal comme nous avons voulu une bibliothèque idéale. Et on en arrive à des comportements
qui relèvent quasiment de la sottise.
Anecdote.
Dans une bibliothèque parisienne, une dame (décidément, c’est toujours des dames !) rend un livre.
La bibliothécaire feuillette et dit : Mais madame, ce livre est plein d’annotations crayonnées, vous vous rendez
compte !
La dame : oui, je les ai vues, mais je n’y suis pour rien, ce n’est pas moi.
La bibliothécaire : Comment ? Mais il n’y a rien de signalé dans l’ordinateur, c’est donc forcément vous !
La dame : mais non, je vous assure !
La bibliothécaire : mais si !
Elle appelle la conservatrice. Celle-ci surgit aussitôt, brandissant une gomme : Madame, asseyez-vous là et
gommez. Sinon, je vous interdis de prêt !
Je viens de parler de mythification. Cela va me mener au troisième point que je voudrais évoquer, celui des
collections et de l’offre documentaire.
On a déjà souligné, dans la littérature et la presse professionnelles, le hiatus entre la difficulté à formaliser des
politiques d’acquisitions et le caractère pourtant marqué des choix qui sont faits. Qui ne voit pas le danger à
continuer d’enrichir les collections sur des critères essentiellement implicites ? Ce danger est de deux ordres :
d’une part, il fragilise la position du bibliothécaire vis-à-vis du public, mais aussi des tutelles, et le
bibliothécaire, à cause de la position de repli identitaire qu’il adopte, ne voit pas venir la menace. D’autre part,
sommé de se justifier, le bibliothécaire s’enferre en revendiquant sa seule professionnalité pour refuser qu’on
mette en cause la légitimité de ses choix, et s’enferme dans une posture paranoïaque. Nous sommes des
professionnels, celui qui prétend mettre en doute la justesse de nos discriminations est quelqu’un qui nous veut
du mal, ou pire qui veut nous instrumentaliser.
Or, il me semble que derrière tout ça, il y a un non dit, qui tient à ce que nous continuons, par idéalisme
culturel, à nous livrer à une mythification de la collection, résultat monstrueux de la rencontre de deux piliers
fondateurs de la profession, pourtant inattaquables : le patrimoine et l’encyclopédisme.
La qualité des choix documentaires repose sur deux choses, à mon sens : la clarté des objectifs qu’on se fixe et
la capacité de discrimination, laquelle dépend moins de la formation professionnelle que des qualités
individuelles et de l’éducation : esprit critique, culture générale, ouverture d’esprit, curiosité intellectuelle. Des
qualités qu’on ne veut pas considérer comme des critères opératoires parce qu’elles sont essentiellement
subjectives. Du coup, on refuse aussi de les évaluer, et de se donner les moyens de les développer, on préfère
les croire innées ou acquises par le miracle de l’éducation générale, et on en profite pour ne pas voir non plus la
chape du conformisme recouvrir doucement la vie intellectuelle des bibliothécaires.
Pourquoi les bibliothécaires sont-ils réticents au changement, très souvent ? Je crois que cette réticence, qui
pointe derrière l’ambition annoncée de modernité du service public, naît pour une grande part de la peur de
sacrifier une mission que notre vision endogène a fini par sacraliser.
Il faut également prendre en compte une autre crainte. La reconnaissance par les pouvoirs publics de la
profession des bibliothécaires s’est construite essentiellement sur trois pôles : l’engagement, vertu
effectivement très partagée chez nous et qui frappe beaucoup les observateurs (nous restons pour beaucoup des
militants), la légitimité culturelle et sociale des missions, qui a ouvert la voie au développement de la lecture
publique, par exemple, enfin la technicité, gage de la qualité du service public et du bon usage des moyens
consentis. Or, cette technicité, le bibliothécaire en a fait progressivement une clef d’accès au plus secret du
métier, jusqu’à confondre la base (acquérir et utiliser des techniques) et le cœur (servir le public). Le catalogage
et l’indexation, par exemple, sont en beaucoup d’endroits des biens privatifs, qu’on ne partage pas (quelle force
de persuasion faut-il pour convaincre de l’intérêt de la coopération sur le plan technique !) et plus encore qu’on
refuse de laisser partir. Par peur de se voir nu soudain, privé des atours de la compétence la plus technique ?
Ai-je une vision trop psychologisante des choses, pas assez idéologique, pas assez scientifique ? Certainement,
mais ce que je cherche ici, c’est précisément à définir des points de blocage essentiellement psychologiques,
des comportements fondés sur des préjugés, des a priori, des idées toutes faites et jamais remises en question.
On n’avancera pas tant qu’on s’abritera derrière une phraséologie professionnelle qui cache de plus en plus mal
la peur de voir remettre en question les présupposés sur lesquels nous nous appuyons : par exemple la culture,
vue comme un but en soi, mais qui n’en reste pas moins un objet vague et flou. La lecture est un objet précis et
on peut fonder des objectifs de développement et de service public sur cet objet. Plus largement, la bibliothèque
comme « service public de l’information et de l’accès au savoir » (Anne-Marie Bertrand) est un idéal positif,
une construction envisageable. Mais la culture ? Apprendrons-nous à nous défier de ce qui dans le contexte
contemporain ne relève guère que de l’incantation ? Ou, dans une version plus prosaïque et bourgeoise, de la
méthode Coué ?
Pour finir de vous provoquer, si du moins vous m’avez suivi jusque là, je voudrais revenir un instant sur le
conformisme et le bien pensant culturel. Je trouve absolument regrettable pour notre propre image la tendance
de beaucoup de bibliothécaires à l’autocensure. Anne-Marie Bertrand, dans le dossier du Bulletin des
bibliothèques de France sur la liberté de l’information (n° 6 de 2004), alertait sur le climat de censure qui règne
aujourd’hui et citait le cas d’une bibliothécaire ayant refusé d’acheter Plateforme d’Houellebecq au motif que le
contenu allait à l’encontre des valeurs que défendait la bibliothèque. Mais nous devons être les champions de la
liberté d’expression, de la liberté de penser, du pluralisme ! Sinon, à quoi donc servons-nous ? J’y ai vu un
indice supplémentaire de cette vision, finalement solidement ancrée, où la bibliothèque est en fait
essentiellement édifiante : les bonnes lectures, la bonne pensée. Parce que la bibliothèque est là pour faire le
bien. N’est-ce pas la plus belle preuve qu’on n’a pas réussi à sortir d’une vision fermée de la bibliothèque, le
plus bel exemple d’une attitude autocentrée ? Le bien, c’est la bibliothèque, le mal, c’est le monde.
Voilà. Je me proposais, avec certainement beaucoup de prétention, de montrer comment les bibliothécaires, en
reproduisant des comportements qu’ils se refusent décidément à analyser, desservent leur propre cause. J’espère
que vous aurez fait la part des choses. Que vous aurez gardé à l’esprit que je me mettais en garde moi-même, en
commençant, contre les risques de toute généralisation, de la caricature et du schématisme. Que vous ne me
ferez pas grief d’avoir grossi le trait. Le zoom et le gros plan étaient là pour mieux montrer le sujet, et comme
dans les films d’amour, pour vous aider à vous identifier aux héros. Qui sont, bien sûr, les bibliothécaires euxmêmes, contre leurs ennemis. Les pires d’entre eux, convenons-en, ne sont certainement pas les bibliothécaires,
et les missions des bibliothèques sont plus que jamais une cause à défendre et un combat à mener. Hélas, le
monde tel qu’il va ne prédispose pas à l’optimisme, et les évolutions les plus récentes dans le secteur de
l’information ne sont pas faites pour rassurer. Raison de plus pour s’armer. Pas avec des certitudes, mais avec
de bons outils.
Je conclurai comme j’ai commencé, avec Vialatte. Il écrivait, en 1971 : « La civilisation s’effrite sous un ciel
gris. » La semaine suivante, il faisait beau comme dans une comédie musicale. Il a donc rectifié : « La
civilisation s’effrite sous un ciel bleu. » N’oublions pas d’aller voir le temps qu’il fait.
Yves Alix, Février 2005