L`obésité au sein du couple

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L`obésité au sein du couple
L’obésité au sein du couple
Depuis de nombreuses années, nous sommes en proie à de multiples mutations
concernant notre alimentation. Tout récemment encore, le poulet aux hormones, la
vache folle, la fièvre aphteuse défrayaient la chronique. Nous nous trouvons face à ce
que l’on pourrait appeler un éclatement alimentaire où toutes nos valeurs ancestrales
sont mises à rude épreuve.
La cuisine de maman est remise en question, « trop grasse » dit-on. Et
pourtant, on désire revenir aux valeurs d’antan. En analysant les régimes proposés, on
serait en droit de se demander si les valeurs actuelles correspondent à celles de
l’époque des famines !
Notre alimentation est pesée et soupesée par des historiens, des ethnologues,
des anthropologues, des sociologues, des psychologues, des journalistes et des
médecins nutritionnistes. Notre alimentation fait le « régal » des médecines parallèles
et les régimes fantaisistes font « recette ».
Au menu principal, les pathologies alimentaires.
Ah ! les phénomènes de mode !… « L’inconscient collectif » disait un certain
Gustave Jung. A l’heure où des mannequins faméliques font un tabac médiatique, les
pathologies alimentaires associées à l’anorexie et à la boulimie sont mises sur le grill.
La « lipophobie », expression utilisée par Claude Fischler, entre en action. On chasse
la moindre particule de graisse, au détriment de l’équilibre alimentaire essentiel à
notre équilibre psychique et physique. Notre désir de plaire fait fi de nos besoins
corporels. Nous oscillons entre plaisir de la chair et angoisse de la fourchette. Déjà
dans les années 70, tout était bon pour fuir la cuisine de maman, une cuisine
bourgeoise avec son cortège de plats mijotés, de stoemps, de blanquettes et de
carbonnades flamandes. La cuisine familiale est considérée comme grasse, indigeste
et malsaine. De nos jours, le traditionnel repas de famille s’est mué en table
d’empoigne, dernier bastion où règne en maître la belle-mère. Actuellement, nous
cherchons tous un équilibre entre le bon et le sain : mais que manger pour être beau,
pour être sain ? La presse écrite et télévisée rend compte quotidiennement des
nouvelles « techniques » en cours pour maigrir, et par la même occasion, nous
abreuve de conseils pour nous débarrasser de nos mauvaises habitudes. On maigrit par
des méthodes totalitaires, parfois miraculeuses et presque toujours farfelues. C’est la
quête du résultat immédiat qui prime. Les sociétés pharmacologiques ne sont pas en
reste : les médicaments pour traiter l’obésité fleurissent, mais à des prix exorbitants.
Les gros sont gros parce qu’ils mangent trop, et ils doivent donc payer le prix de leurs
excès. La chirurgie s’empare du problème, on court-circuite l’intestin, on introduit un
ballonnet dans l’estomac, ou on le réduit à l’aide d'agrafes ou d’un anneau. La
convivialité n’est plus de mise, impossible de partager ses repas avec autrui quand on
subit de tels actes chirurgicaux. Le gastroplaste devient un anorexique/boulimique
socialisé.
Nous sommes devenus des saccharophobes et des lipophobes, nous rappelle le
sociologue Claude Fischler. En effet, nous sommes devenus tellement obsédés par la
minceur que nous en arrivons à rejeter l’obésité de manière quasi maniaque. Les gros
sont honnis, bannis. Ils sont une insulte à notre sens esthétique. Ils ne rencontrent pas
les canons de la beauté de ce début de vingt et unième siècle. Il est loin le temps de
Rubens, où les femmes arboraient des formes généreuses, et où rondeurs et sensualité
s’accordaient harmonieusement avec volupté et plaisir. Le rejet de l’obèse a pris de
telles proportions, si l’on peut se permettre de s’exprimer ainsi, que l’obésité atteint au
niveau social un véritable statut paradoxal. En effet, d’une part, l’obèse apparaît
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L’obésité au sein du couple
comme le bon vivant, le jovial, le sympathique, mais d’autre part, nous le haïssons
pour sa graisse. Que dire alors des sentiments du conjoint qui voit son partenaire
changer de corpulence au gré des régimes entrepris avec leurs cortèges de succès et
d’échecs. Ici se trouve toute l’ambivalence de l’obésité : une relation amour-haine, qui
rejette l’obèse loin des canons de la beauté.
- Il/elle est gros(se) : comment peut-il/elle encore l’aimer ?
- Ont-ils droit à l’amour, à la sexualité ?
- Comment peut-il/elle encore lui plaire ?
Le jugement est posé, l’obèse a-t-il le droit d’être aimé, d’être désiré comme un(e)
mince ?
- Est-il/elle victime de son hérédité, de ses glandes ?
- Est-il/elle coupable de son hérédité, coupable de gloutonnerie ou, pire encore,
manque-t-il/elle de volonté ?
Ils sont gros car, pense-t-on, ils n’ont pas de volonté !
Ajoutons que, d’un point de vue social, on se doit de partager la nourriture. La
conséquence est claire : quiconque consomme plus que sa part prive autrui d’autant.
Un soupçon pèse donc inconsciemment sur les gros ; ils sont déloyaux par rapport aux
règles du partage et de la réciprocité.
Aujourd’hui, la distribution sociale de la graisse a changé du tout au tout : ce
sont les pauvres qui sont gros et les riches qui sont minces. Ainsi, en période de
disette, le gros était synonyme d'opulence, mais dans notre société de consommation,
au contraire, ce sont les plus riches qui ont les moyens d'entretenir une silhouette
mince, synonyme de beauté et d'équilibre.
Il en va de même pour la sexualité: l'amour est un moyen de communication
transcendant le simple contact des corps. Et à l'instar de la nourriture, le sexe peut lui
aussi devenir instrument de pouvoir, d'humiliation et de clivage social. Sexualité et
nourriture sont capables du meilleur comme du pire : tout dépend du rapport que nous
entretenons avec ces activités fondamentales. La psychanalyse freudienne nous en a
donné la preuve. Le stade de l’oralité et la relation à la mère chez l’enfant serait
déterminante pour le futur adulte. Ainsi, de célèbres auteurs tels que Mélanie Klein et
Donald Woods Winnicott ont repris l’œuvre de Freud pour s’intéresser tout
particulièrement à la relation mère-enfant. Le stade oral et le stade sadique anal
développés par ces auteurs nous emmènent dans les méandres de l’anthropophagie. Il
s’agit d’un sujet tabou car le cannibalisme n’appartient pas à notre culture. Mais le
cannibalisme amoureux et le vampirisme sentimental peuvent être envisagés sous
l’angle de la métaphore et de la psychanalyse.
Mitonner amoureusement un dîner pour son compagnon en se réjouissant par
avance de son plaisir ou soupirer aux fourneaux en s'acquittant du énième devoir
conjugal, aux effets souvent indigestes, sont choses bien différentes. Dans « Les
Epices de la Passion 1», (film se déroulant au Mexique en 1910) Pedro et Tita
s’aiment d’un amour passionné, mais la mère de Tita, la tyrannique Mama Elena, leur
interdit de se marier. En effet, la tradition exige que la cadette de la famille s’occupe
de sa mère. Lorsque sa mère jette les roses que vient de lui offrir Pedro, elle trouve le
moyen de transformer sa douleur en plaisir en inventant un nouveau plat: les cailles
aux pétales de roses. Pour pouvoir rester auprès de celle qu’il aime, Pedro accepte
d’épouser Roseraura, la sœur ainée de Tita. Dès lors, Tita communie avec le corps de
son amant à travers la confection de mets raffinés et particulièrement épicés. Elle les
prépare avec tellement de tendresse que le repas devient une véritable invitation à
l'amour. Vaste sujet où se mêlent amour, nourriture, sensualité et sexualité.
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« Les Epices de la Passion 1», (1992) de Esquival, L. comédie dramatique mexicaine, réalisé par Alfonso Arau.
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L’obésité au sein du couple
Le regard de la société pèse lourdement sur le couple. Comment le conjoint
peut-il dès lors accepter l’autre dans sa différence ? Le partenaire de la personne obèse
est-il un frein ou un élément initiateur au comportement alimentaire et à la perte de
poids de son conjoint ? Le conjoint adopterait une attitude paradoxale vis-à-vis de la
perte de poids et de la modification corporelle de son partenaire : d’une part, il/elle
semblerait contrôler la prise alimentaire et d’autre part ferait en sorte de faire échouer
le régime.
Nous pensons qu’il est important d’envisager l’obésité comme une rencontre entre la
nourriture et la sexualité. Nous pensons également que le symptôme de l’obésité sert
de lien au couple. Pour Christine Reynaert, psychiatre et sexologue, l’obésité est « un
symptôme intelligent ». En effet, elle peut agir entre les partenaires comme élément
régulateur de distance. Ce symptôme psychosomatique peut faire tiers dans le couple.
Dans cette perspective, comment le couple évolue-t-il, comment vit-il sa relation, son
intimité ? Et qu’en est-il de la sexualité des obèses, plus proche qu’on ne le pense de
la « moyenne » de la population ? Le partenaire de la personne obèse est-il à son insu
un co-dépendant ?
En effet, il nous semble actuellement important de ne pas dissocier le
symptôme « obésité » du système familial. Une prise en charge multidisciplinaire
pour tenter d’appréhender cette problématique dans sa globalité est devenue, à l’aube
de ce vingt et unième siècle, une perspective que nous pensons indispensable.
Dominique WEIL
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