entretien de Mylène Benoit

Transcription

entretien de Mylène Benoit
Mylène Benoît :
« Le lieu de la sensation
est éminemment politique »
La chorégraphe Mylène Benoît en est parvenue au tiers du processus de création de
sa nouvelle pièce pour trois interprètes (portant alors pour titre de travail
L'aveuglement, non définitif), au moment d'en exposer les enjeux.
Vous avez initié votre parcours par une formation poussée en arts visuels, non en art
chorégraphique (ou plus généralement scéniques). Cela n'est pas si courant et peut toucher au
sens de votre démarche artistique. Comment s'est opéré le glissement de l'un vers l'autre ? Je ne suis pas danseuse. Toutefois, j'ai fait de la danse contemporaine, étant enfant. Et depuis vingt
ans, je fais du yoga. C'est une pratique corporelle très exigeante qui m'a rendue sensible au lien
entre le corps et l'esprit. J'ai aussi un souvenir de ma fréquentation assidue du festival d'Avignon,
quand j'étais toute jeune, en famille. Plus précisément, alors que j'avais 13 ans, nous avons vu une
pièce de danse contemporaine. Je ne me souviens plus de la compagnie. Mais je garde en mémoire
une sensation très forte d'avoir éprouvé un choc esthétique. Et d'avoir eu la conviction qu'il se
passait là vraiment quelque chose, en comparaison du théâtre, qui était notre lot quotidien. Est-ce
que mon parcours a pu s'originer dans un tel moment, dès l'enfance, bien avant que les études
déterminent des orientations construites ? Pour autant je ne me suis jamais projetée dans une carrière de danseuse évoluant sur un plateau.
Cela ouvrait sans doute une autre voie (et à mon avis un autre propos) : celle de l'exposition de mon
propre corps. Plus tard j'ai désiré effectuer une année à Londres, pour perfectionner mon anglais.
J'ai été retenue pour une formation universitaire de pratique des medias contemporains. On était au
début de la grande vague des arts numériques. J'y suis restée trois ans. Après quoi j’ai développé un
travail d’artiste plasticienne, poursuivant mes études à Paris 8 et au Fresnoy, Studio national des
arts contemporains à Tourcoing. La préoccupation pour le corps, pour le lien entre le corps et l’image, a tout de suite marqué ma
recherche vidéographique : j'étais attirée par le rythme, le souffle, les intensités, à travers l’image
même. Le chorégraphe Daniel Dobbels intervient dans cette école. Observant un jour mon travail, il
s'est exclamé : « Vos images sont de la danse ! ». Plutôt que sur la narration, j'œuvrais du côté des
durées, des ellipses, du montage, cherchant à savoir si les images pouvaient respirer, être porteuses
d'un souffle. A partir de ce moment, j'ai intuitivement manié des notions qui m'ont amenée à la
danse. J'ai beaucoup travaillé la présence et l'absence du corps dans l'image. Il y a là tout autant une
question de danse. 1
Vous chorégraphiez, tout en n'ayant pas, à la base, une pratique professionnelle de danseuse.
Votre expérience de la chorégraphie présente-t-elle des spécificités qui découleraient de cette
situation, peu répandue ? C'est un faux débat. La plupart des chorégraphes travaillent comme moi. Ils mettent en place des
protocoles d'exploration qu'ils destinent à des interprètes, sans forcément les éprouver par euxmêmes sur le plateau. On ne se pose jamais cette question à propos des nombreux metteurs en scène
de théâtre qui ne jouent pas. Pour moi, la chorégraphie est un acte de pensée. Ma formation de plasticienne produit des
méthodologies singulières. Chacun de mes projets connaît l'élaboration de règles nouvelles de mise
en jeu de la danse. Ces règles découlent d'enjeux de pensée, plutôt que d'une recherche esthétique.
Les danseurs y apportent leur expertise du mouvement, à partir de laquelle je vais conduire le
projet. Certains des interprètes qui m'accompagnent sont très animés par l'idée que chaque nouvelle
création implique l’invention d'outils complètement neufs. Ils trouvent cela très excitant. Pour la pièce en cours, le protocole consiste dans le fait de placer les corps dans un dispositif
sensoriel très spécifique. Il s'agit d'explorer ce que l'expérience de la cécité produit sur le
mouvement, ce qu’elle vient modifier, amplifier, orienter, dans le mouvement. Du fait que je ne sois pas danseuse découleraient des difficultés particulières ? C'est une fausse
question. Il peut m'arriver d'avoir envie de me mettre à la place des danseurs, pour mieux identifier
quelque chose, et je le fais, dans la limite de mes moyens. Je dirai que c'est encore un autre aspect
de l'expérience. Vous avez nommé votre compagnie Contour progressif. Il semble que cet intitulé dise quelque
chose de votre dessein artistique. Contour progressif est, à la base, une fonction du logiciel Photoshop, permettant de modifier le
contour d'un objet, ou d’un corps, afin d'en travailler la forme. Il n'y avait pas beaucoup plus qu'un
jeu de mot, quand je m'en suis emparée. Mais vous avez raison. Cela s'est chargé de sens. Plus
j'avance, plus je me rends compte que j'essaie de définir les contours du corps, d'un point de vue
phénoménologique. Qu'est-ce qui fait corps ? Est-ce une présence ? Un souffle ? Une animation ?
Une représentation ? Il s'agit d'une démarche exploratoire, et heuristique (dont la logique se
développe au fur et à mesure qu'elle s'éprouve). Que peut le corps ? (en citant ici Spinoza) : il s'agit
peut-être de traiter de cette question. Faut-il recevoir votre pièce comme une expérience avant toute chose (cette notion venant se
distinguer de – voire s'opposer à – d'autres, telles qu'une production spectaculaire, une forme
à contempler, ou encore un déroulement narratif à suivre) ? Dans tous mes projets, la question de l'expérience traversée par l'interprète est placée au centre.
C'est elle qui va produire la matière qui sera composée. Les interprètes sont immergés, tels des
souris, dans un bain d'expérimentation. Ils vont s'en trouver déplacés. Moi pareillement. A partir de
là nous définissons des contraintes qui nourrissent toute la pièce, et affectent aussi le lien avec le
spectateur. La pièce en cours ne joue que sur une seule contrainte, la privation de la vision. Cela tient au
manque de temps, mais ça me va très bien. Cette pièce sera très écrite ; ça lui est spécifique. Le
spectacle consistera en un précipité de toute l'expérience mise en jeu au cours du processus. La
structure de la pièce détermine un déroulé de l'expérience du spectateur. Celle-ci débute par un
éblouissement, conduisant à fermer les yeux, donc à plonger dans le noir, dans la cécité, et à
relâcher le regard. Ça n'est pas rien d'accepter de fermer les yeux alors qu'on s'est déplacé pour venir voir de la danse.
Mais peut-on voir la danse autrement ? Qu'est-ce que la vision ? D'un point de vue philosophique,
mais aussi d'un point de vue directement sensoriel. Comment est-ce que ça marche, cette vision ? Et
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comment est-ce que « ça » s'informe à travers nos autres sens ? En ce qui concerne l'audition, c'est
assez évident. Mais le toucher ? Nous envisageons aussi pour le public une sensation de chaleur due
aux éclairages. L'expérience devrait être assez globale. Une heure de représentation fera traverser de manière
rapide aux spectateurs l'expérience éprouvée par les danseurs tout au long du processus de création.
En état de cécité, comment être « voyants » d'une danse ? Il s’agit aussi d’un partage d'imaginaire
entre nous et les spectateurs. Voyons-nous la même danse ? Cela au croisement de quelles
sensations ? Quelle danse découle de cette mise en jeu de sensations ? Il y a bien deux parcours d'expérience fonctionnant en parallèle, et une volonté que se dégage une
expérience physique partagée par les danseurs et les spectateurs. L'expérience de la cécité éprouvée par les danseurs est directement sensible, touche à
l'immédiateté des perceptions, à l'état de corps, l'intériorité. Ce sont là des notions que
l'intuition renvoie à un régime assez flottant, informel – voire propice à l'improvisation. Or
vous passez de cette expérience à une fixation dans une écriture. Ne peut-on voir là un
paradoxe ? Intellectuellement, et comme spectatrice, ça m'intéresse peu de seulement assister à une expérience
sensorielle vécue sous mes yeux par des danseurs. S'il s'agissait de cela, il vaudrait mieux faire une
"jam session aveugle" tous ensemble ! Cela ne justifierait guère une démarche de plateau, et le
subventionnement qui la permet. L'acte artistique se situe ailleurs. Il y a partage d'expérience à contre-temps. Les danseurs s'y immergent en profondeur. Ils
deviennent experts de cette situation de cécité. S'il s'agissait de l'éprouver en live, l'effet saisi sur le
vif tendrait à s'émousser au fur et à mesure des représentations successives. Cela s'altèrerait en
fausse vraie expérience, manipulant le public... … ce qui hélas se produit dans certains spectacles. Nous nous gardons de toute confusion : danseurs et spectateurs ne traversent pas la même
expérience dans le même temps. Nous sommes devenus des experts de cette obscurité, nous en
faisons l’expérience et revenons savants, tel Œdipe parti sur la route. Ou tels des chamanes qui
expérimentent une pratique qui va servir la communauté. Nous espérons en tirer une forme de
langage. Notre danse en sera le précipité. Elle sera donc très écrite, comme une "formulation". Elle
constitue une vision, ou un écho de cet exercice d’altération sensorielle. En répétition, on voit les danseurs privés de la vision animer la sphère la plus proche qui les
entoure, comme pour y tâtonner, l'explorer, voire s'y agripper. Cela amplifie la fonction des
membres supérieurs, quand la partie basse du corps, motrice, paraît intimidée, ne produisant
que des déplacements prudents, mesurés. Cette observation vous semble-t-elle correcte ? Elle l'était quand au moment de votre venue, très tôt dans le processus, alors qu'ils étaient tout juste
"devenus aveugles". Thomas Tajo, qui est aveugle, nous a initiés à l'écholocalisation. Cela consiste
à se repérer dans l'espace grâce aux retours auditifs que la configuration de cet espace induit. Dans
la salle de café, très encombrée, où nous sommes en train d'avoir cet entretien, Thomas se dirigerait
sans se heurter au moindre obstacle, et serait capable de vous dire qu'il y a ici un poteau, et là, un
meuble contre le mur. Nous avons ainsi progressé dans l'invention d'une nouvelle kinesphère, et je vise l'investissement
d'une nouvelle virtuosité. Il a été possible d'explorer des gestes qui ne seraient pas les plus
spontanés dans la situation, tels ceux que vous décriviez dans votre question. Par exemple : des
sauts sont-ils possibles ? Nous mettons en place des contraintes qui encouragent donc à déjouer, à
dépasser un premier régime gestuel, encore teinté de prudence. Du reste, il ne s'agit pas d'aller vers
plus de spectaculaire. Mais du plus complexe. Ou du plus surprenant. 3
L'actuelle dégradation généralisée des conditions de production vous aura contrainte à
conduire tout ce processus en six semaines à peine ; une durée très resserrée. Avec quels
effets ? Il nous faut opérer des choix très rapides, intensifier le travail sur le geste. Nous traversons à la
vitesse de l'éclair une expérience qui mériterait beaucoup plus de temps. La fascination pour
l'expérimentation en tant que telle nous est interdite. Nous devons vite nous préoccuper de mettre
des règles en place, et identifier des vecteurs d'écriture. Ce ne sont pas des conditions très
souhaitables. Mais nous pouvons en investir certaines conséquences de manière positive. Le son aura aussi une réelle importance. Il sera généré par le mouvement même des danseurs.
C'est d'ailleurs un dispositif technologique devenu assez courant en danse. Mais ici avec
quelles spécificités ? Non, non. C'est la lumière, une grande partie de la lumière, qui sera générée par la voix des
danseurs. Et cela n'est pas fréquent. Ce qui m'intéresse ici, c'est le souffle, au sens de l’énergie
vitale – le ki chinois, ou le pneuma grec – que l’on peut relier aussi à la notion d’esprit, en latin
"spiritus" (dérivé de spirare, souffler) qui signifie souffle, vent. C’est ce "souffle" qui va éclairer les
spectateurs, les éblouir, dans un lien peu habituel, du plateau vers les spectateurs. Ce dispositif
s’appuie sur une choralité. La voix est d'abord chuchotée, puis parlée, de manière de plus en plus intense, mais aussi de plus en
plus complexe, pour développer un corps collectif et vocal. Il s'agit de toucher, véritablement au
sens tactile du terme, les spectateurs à travers la voix. Ce "toucher vocal", par le truchement de la
lumière, amène les spectateurs à fermer les yeux, à envisager et percevoir la danse par d'autres
canaux. Comment entend-on la danse dans le noir ? Nous sommes encore en pleine recherche à cet instant où je vous en parle, mais il s'agit de susciter
les propriétés trans-modales de nos sens. J'aimerais que les spectateurs deviennent des "voyants" de
la danse. Il faut aussi noter que l'éblouissement produit des phosphènes, ces corpuscules lumineux
qui semblent s'agiter à l'intérieur des yeux pendant quelques minutes. Il y a une danse des
phosphènes. Quelle est la nature de la danse que nous finirons par voir, à travers l'expérience de
l'éblouissement et de la cécité ? Vous revendiquez une résonance politique dans un travail de ce type. Où la situer ? Oui. Nous traitons ici d'un élargissement du champ de la perception, qui invite à s'affranchir de
règles installées, voire imposées, dans la manière que nous avons de nous saisir du monde. Par
exemple, l'expérience de la cécité met en cause le primat absolu de la vision dans notre société.
Lequel a des conséquences sur toute notre sphère sociale. Le fait d’envisager d'autres manières de voir le monde ouvre sur l'invention d'autres rapports. Il y a
un ordre du regard, qui organise le rapport au monde. Notre pratique artistique invente une société
singulière qui s'émancipe de cette organisation, et part en exploration. Examiner ce que sont nos
modes de perception nous amène à nous déplacer, nous permet de discerner des phénomènes qui
sans cela nous demeurent cachés. Il me semble que le lieu de la sensation est éminemment
politique. Recueilli par Gérard Mayen le 18/03/2016
Entretien réalisé dans le cadre de l’accompagnement des compagnies du CDC Atelier de Paris-Carolyn Carlson.
Aucune reproduction autorisée sans accord préalable.
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