Représentation sociale et médiation… la trame de fond
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Représentation sociale et médiation… la trame de fond
… l’Acteur en 4 Dimensions IV - Représentation sociale et médiation… la trame de fond de l’A4D Rappelons qu’un territoire s’appréhende par des données à la fois objectives et subjectives ; quant à l’hydrosystème, il est à la fois affaire collective et histoire de perceptions. Afin d’approcher les rapports social et patrimonial sur un territoire vis-àvis de la ressource en eau, l’étude des représentations sociales des acteurs s’avère alors indispensable. Comme le souligne Godelier (1984), « il est nécessaire d’analyser soigneusement le système de représentations que les individus et les groupes membres d’une société déterminée se font de leur environnement. C’est à partir de ces représentations environnement ». que Une fois ces les individus ou ces groupes agissent empreintes territoriales réalisées, elle sur leur peuvent intéresser le scientifique, le porteur de projet, le négociateur… et le médiateur ? Même si la notion de médiation environnementale est encore fragile -floue pour certains, utopique pour d’autres- elle semble à propos pour allier préservation et concertation. 1. Représentation sociale : l’ancrage de l’outil 1.1. L’étude des visions Le sens très général du terme représentation, « idée que nous nous faisons du monde » (Larousse), « action de mettre devant les yeux ou devant l’esprit de quelqu’un » (Robert), a permis qu’il soit investi différemment selon les disciplines. Pour les psychologues et pour l’ensemble des sciences cognitives, on parle de représentations mentales. En revanche, ce qui intéresse les sociologues, ce sont les représentations sociales. Quant aux anthropologues, ils parlent davantage de système de représentation, qui désigne l’ensemble des valeurs propres à une société (Friedberg, 1992). On retrouve par exemple dans les écrits de Lévi-Strauss un intérêt pour les « représentations mythiques du passage de la nature à la culture ». Ecologues, agronomes ou économistes se sont également intéressés à cette notion de représentation avec la mise en évidence : - de l’efficacité de certains choix techniques effectués par des acteurs à partir d’un savoir construit de l’intérieur, d’une connaissance expérimentale accumulée depuis des générations - du rôle des critères proprement socio-culturels dans les choix et les décisions, l’économique ne jouant pas forcément le rôle essentiel La notion de représentations sociales est issue du concept de représentations collectives forgée par Durkheim & Maus (1901), définies comme des productions invariantes et statiques de la pensée collective, partagées et reproduites par une sorte d’intelligence unique. Elles sont donc autonomes et séparées des représentations individuelles qui sont éphémères et fluctuantes. Les représentations sociales, quant à elles, constituent plutôt un cadre de référence structurant, orienté vers l’action et considérant des individus en situation collective. Décrite par Moscovici (1961 & 1989), une telle notion se veut une jonction entre le collectif et l’individuel sous-tendue par trois phénomènes : - il peut y avoir plusieurs représentations différentes d’un même objet en fonction de l’appartenance sociale et culturelle d’un groupe, - les représentations sociales sont élaborées en fonction des pratiques, des valeurs d’un groupe, - la transformation d’une théorie en représentation s’effectue à travers deux fonctions : sélection d’informations extraites du contexte par les sujets et concrétisation de celles-ci. 121 Partie 2 : Quatre hypothèses pour un modèle… Par représentations sociales, on entend des « systèmes d’interprétation, régissant notre relation au monde et aux autres, qui orientent et organisent les conduites et les communications sociales » (Jodelet, 1989). « Les individus ou les groupes d’individus vont percevoir la réalité à partir des représentations qu’ils ont, construites elles-mêmes à partir des interactions entre ces groupes » (Moscovici, 1961). Les représentations sociales sont d’ordre cognitif : « elles articulent les informations sur l’objet de représentation et les attitudes du sujet concernant celui-ci […] elles sont aussi un guide pour l’action et un modèle d’interprétation des réalités » (Moscovici, 1961). Moscovici démontant plusieurs préjugés à propos de la vulgarisation scientifique, propose une vision ouverte de la circulation des connaissances en laissant une part importante à l’appropriation, à l’invention des individus et des groupes sociaux. Pour lui, la propagation d’une science a un caractère créateur. Il affirme que « la naissance d’un nouveau sens commun ne saurait être comprise seulement en terme de vulgarisation (réception passive ou distorsion de la science). La circulation des connaissances doit être envisagée sur un mode actif ». Les individus et les groupes remodèlent les éléments, reconstruisent ce qui est donné de l’extérieur, dans le contexte de leurs valeurs, des notions et des règles préexistantes. Autrement dit, ce qui est reçu est soumis à un travail de transformation, d’évolution pour devenir une nouvelle connaissance mobilisable dans la vie quotidienne. La diffusion des connaissances doit s’envisager d’un point de vue communicationnel c’est-à-dire sur la base d’échanges grâce auxquels expériences et théories se modifient qualitativement dans leur portée comme dans leur contenu. Ces modifications sont déterminées autant par les moyens de leur communication (journaux, radios, conversations intersubjectives) que par l’appartenance sociale de ceux qui communiquent (religion, parti, métier). Ainsi Moscovici (1961) explique que la communication ne se réduit jamais à la transmission des messages d’origine ou au transport d’informations inchangées. La pénétration de la science ou plus généralement la circulation des connaissances dans la société implique des discontinuités, « des sauts d’un univers de pensée et d’actions à un autre ». A chaque étape, le donné externe est retravaillé par le langage, il est entraîné dans le flux de ses associations, investi de métaphores et projeté dans l’espace du langage qui est symbolique. La spécificité des représentations sociales se situe alors dans le comportement créateur humain. Passant par le langage, elles sont destinées à l’interprétation et au façonnement du réel, elles ont une fonction constitutive de la réalité symbolique. Elles constituent la seule réalité que nous puissions éprouver, à partir de laquelle nous pouvons communiquer, et dans laquelle nous pouvons anticiper, concevoir, situer nos actes (Dousset, 2003). Les représentations sociales comportent donc deux dimensions (individuelle et collective) et deux fonctions (élaboration des comportements et communication entre individus) qui s’interpénètrent. D’abord, rattachées à un système de valeurs, de notions et de pratiques, les représentations sociales donnent à l’individu les moyens de s’orienter dans l’environnement social et matériel, de le maîtriser et d’anticiper ses actes. Ensuite, partagées par les membres d’un groupe social, elles constituent un médium pour leurs échanges et un code pour nommer et classer les parties de leur monde, leur réalité, leur histoire individuelle ou collective. Ainsi la représentation sociale est un corpus organisé de connaissances et une activité psychique grâce auxquels les hommes rendent la réalité physique et sociale intelligible et s’insèrent dans un groupe ou un rapport quotidien d’échanges. Les représentations sociales marquent donc la charnière entre individuel et collectif. Elles sont produites et mobilisées au cours d’interactions dans des processus de communication : au niveau médiatique comme processus de régulation des rapports sociaux (formation des opinions), au 122 … l’Acteur en 4 Dimensions niveau institutionnel comme processus d’objectivation, d’ancrage (lien perception-réalité), au niveau inter-individuel comme processus de prise de position pour obtenir la reconnaissance, l’adhésion des autres. 1.2. Des représentations sociales… naturelles ? « Il est nécessaire d’analyser soigneusement le système de représentations que les individus et les groupes membres d’une société déterminée se font de leur environnement. C’est à partir de ces représentations que ces individus ou ces groupes agissent sur leur environnement » (Godelier, 1984). La notion d’espace naturel apparue avec l’émergence de la question écologique et de la préservation de la nature est aussi soumise à diverses représentations. La Camargue, par exemple, à l’instar des zones humides, a longtemps été considérée comme « un lieu pestilentiel, les habitants de ce lieu étaient dévalorisés à l’image des marais dans lesquels ils vivaient » (Picon, 1999). La mise en valeur économique de la Camargue s’est traduite par la construction de digues et l’inondation artificielle des terres. Face à des telles pratiques, certains poètes se sont érigés contre la pénétration humaine dans les milieux lacustres, symbole pour eux du combat entre le progrès et la nature qu’il faut préserver. Lors de la création du Parc naturel régional de Camargue dans les années’70, le discours prônant la nature agressée par la société dominait. Mais la gestion mise en place a conduit à une banalisation des milieux. En effet, la richesse et la diversité écologiques défendues par les protecteurs de la nature étaient le fruit des aménagements liés aux activités économiques. Autre exemple : l’évolution des représentations sociales autour de la notion de risque naturel (Allard, 1999). Sous l’Ancien régime, le sentiment de sécurité résidait essentiellement dans la confiance en Dieu. La notion de risque était alors envisagée comme fatalité divine, et les destructions occasionnées par les inondations relèvaient directement d’un châtiment divin. Durant ces temps, le Roi était chargé de venir au secours des populations en leur octroyant de l’aide. La Révolution française marque une rupture avec l’apparition de la volonté politique de corriger les défauts de la nature. La sécurité devient une affaire d’Etat. Cette tendance s’accélère au XIXè, où l’on augmente la construction de digues et le drainage des marais. En quelques siècles, la perception du risque passe de fatalité divine à droit à la sécurité. L’Etat doit désormais assurer la maîtrise du risque en dominant la nature. Aujourd’hui, on constate que de tels aménagements ont eu dans certains cas un effet contraire à celui escompté. Par exemple, la construction de digues, la suppression des marais ont parfois augmenté la violence des crues et ralenti le retour à l’état normal. Ces aménagements ont également conduit à éliminer les risques dus aux crues décennales, et donc facilité la construction en zones inondables… tout en augmentant l’exposition aux risques dus aux crues centennales. Récapitulons. Il est possible d’appréhender la notion de valeur morale à travers le concept de représentation sociale (Moscovici, 1989) et notamment à travers le regard que portent les hommes sur les éléments naturels dont ils dépendent. Les représentations sociales : - sont issues d’un processus historique. Le regard sur l’eau, sur la notion de risque, sur la protection de la nature évolue au fil du temps, au fil des périodes et ne présente pas un aspect figé, - sont différentes d’un groupe d’acteurs à l’autre. Le regard sur la protection de l’environnement semble encore aujourd’hui conditionné par la dualité nature-progrès, 123 Partie 2 : Quatre hypothèses pour un modèle… - permettent l’action. L’évolution de la perception de la ressource en eau concrétisée par des textes de lois a permis la mise en œuvre de programmes d’action sur les milieux aquatiques. En retour, la législation a modifié les perceptions, - donnent une place prépondérante à l’individu. Elles permettent de comprendre ce qui lie des individus à leur environnement et de tenir compte de leurs particularités. Elles incitent à une gestion de l’eau au niveau local, - permettent d’envisager de nouveaux questionnements. Elles permettent de prendre en compte des questions souvent négligées comme les aspects esthétiques, le bien-être, la perception des objets naturels. Les représentations sociales ont aussi une visée pratique et fonctionnelle. Comme le souligne Le Bourhis (1999), les représentations sociales des milieux aquatiques par exemple peuvent être mobilisées à des fins de gestion si l’accent est mis sur les processus qui les ont constituées, et sur le rôle qu’y jouent les médiations de natures diverses. « Il ne peut y avoir contradiction entre deux personnes dont l’une parlerait un langage que l’autre n’entendrait pas » (Serres, 1992). Les langages formalisés peuvent produire chez les acteurs privés ou collectifs des schémas de représentation (de la réalité biophysique, de la réalité sociale) qui orientent leurs comportements de façon non consciente et qui peuvent leur faire manquer des aspects importants de la réalité sur laquelle ils interviennent (Barouch, 1989). Le scientifique a un point de vue particulier sur un milieu physique donné, et l’écologiste prétend en faire la synthèse en décelant les interactions. Mais l’artiste, l’historien, l’économiste, le sociologue, l’administrateur, le géographe ont aussi leur discours et leur synthèse sur le milieu, et l’habitant du pays, l’agriculteur, le commerçant, le touriste, l’élu ont leur manière personnelle de construire leur vision, leur action. Rendre autant que possible sensibles à chacun l’approche et le langage des autres permet à tous de redécouvrir d’abord les « aires d’interaction physique » puis des aires de solidarité » à l’extérieur desquelles le comportement de chaque acteur influe sur les conditions de vie de chacun des autres (Barouch, 1989). Au-delà des caractéristiques du milieu, au-delà même des relations objectives qui existent entre ces diverses caractéristiques, c’est la connaissance de la manière dont ces relations sont ressenties, jugées, gérées par les différents acteurs, titulaires patrimoniaux potentiels de ce milieu, qui permettra aux responsables publics de susciter, d’animer, d’arbitrer éventuellement, la négociation patrimoniale dont découlera une gestion cohérente. 2. Le médiateur au secours des acteurs faibles et absents 2.1. La médiation « au milieu » La médiation est un emprunt au bas latin qui signifie « être au milieu ». Si en ancien français le mot a le sens de division, il a pris au XVIè siècle sa valeur moderne « d’entremise destinée à concilier des personnes, des partis », d’abord en religion dans une relation entre l’homme et Dieu, puis surtout en droit -« procédure de règlement des conflits qui consiste dans l’interposition d’une tierce personne chargée de proposer une solution de conciliation aux parties en litige »- et en diplomatie. Par extension, il s’applique au fait de servir d’intermédiaire, dans des emplois didactiques, particulièrement en philosophie : « articulation entre deux êtres ou deux termes au sein d’un processus dialectique ou dans un raisonnement » (Rey, 1998). Sur un plan philosophique, la notion de médiation va bien au-delà de la simple résolution des conflits. Elle caractérise les rapports entre le sujet et le monde (Caune, 1999) et se pare d’une double fonction : 124 … l’Acteur en 4 Dimensions - établir des liens entre les hommes, dans le temps présent et à travers les générations, - dépasser la relation immédiate pour se projeter vers l’avenir. La médiation est un moyen de mettre en commun les différentes représentations des acteurs, de gérer les communications en terme d’efficacité et d’apprentissage (Huybens, 2003). Le recours à l’expertise pour éclairer des questions, pour mettre la connaissance à portée des acteurs constitue un moyen d’apprentissage qui passe par l’appropriation et la discussion. L’efficacité se pose en terme de structuration de la discussion avec une alternance de mode formel (qui permet d’avancer) et de mode informel (qui laisse place à la discussion) dans le processus. Une telle structuration demande donc du temps. La durée associée à un bricolage informel semble être un facteur essentiel de réussite. Il apparaît donc que la tâche de médiation est complexe et que son incarnation dans une seule personne semble difficile. En ce sens, plusieurs médiations émanant d’acteurs différents peuvent cohabiter ou se succéder au sein du processus de négociation selon les besoins. Le médiateur pourrait donc être polymorphe et pluriel pour incarner tantôt un modérateur, un porte-parole, un expert, un formateur… La médiation pourrait être un plus dans une société où les experts et les décideurs sont remis en cause et où la tension entre démocratie représentative et démocratie participative (dialogique) va grandissante. La gouvernance à travers ses principes de transparence, de responsabilité, de coopération a en effet tendance à diluer l’autorité légitime et nombre de questions restent ouvertes : qui fait le droit ? qui est le décideur final ? qui est le responsable ? qui fixe des règles ? sur quelles bases et sur quelles modalités prend-on une décision ? En tout état de cause, le médiateur est impliqué avec les acteurs dans des jeux de pouvoirs et de manipulation. Il doit donc veiller à ne pas être le vecteur d’un simulacre de négociation visant à imposer, ou de manière plus subtile à demander l’approbation de décisions prises à l’avance. Il semble dès lors qu’une éthique de la médiation, qu’une déontologie soit de mise. Celle-ci repose sur la confidentialité, la confiance et la validation des résultats par les acteurs. La médiation, incarnée par le médiateur, consiste donc en une intervention extérieure dans un litige, dans un conflit : non seulement pour faciliter la voie vers un accord, mais aussi pour faire du lien entre parties en litige, pour les concilier. 2.2. Le médiateur, l’ombudsman Le terme médiateur, quant à lui, est apparu en français dans un emploi spécialisé en théologie chrétienne, Jésus étant médiateur entre Dieu et l’homme. Il a aujourd’hui pris un sens général de « personne qui s’entremet pour effectuer un accord : arbitre conciliateur » spécialement en droit international où l’acception doit beaucoup à l’ombudsman, médiateur de justice suédois (1973). Comme le souligne Aristote, le médiateur est celui « qui ajoute de l’amour à la règle froide du droit ». Aujourd’hui, la médiation existe à côté du droit, privilégie les règles d’équité, et se veut un levier de modernisation et d’incitation au changement des institutions. Dans le domaine de la justice, il existe un réseau de médiateurs institutionnels. En France, existe le médiateur de la république, « autorité indépendante jouant le rôle d'intermédiaire entre les pouvoirs publics et les particuliers au sujet de leurs revendications concernant le fonctionnement d'un service public », et le médiateur européen, « personne nommée par le Parlement européen et chargée de régler à l'amiable les litiges entre les particuliers européens et les institutions communautaires ». Le tiers intervenant modifie le déroulement du processus en tant qu’il apporte une aide à la régulation conjointe en clarifiant les enjeux, en anticipant les conséquences des scénarios envisagés, en explorant les incohérences du système. Son intervention permet d’établir ou de rétablir des relations, d’apporter une expertise, de faire respecter des délais, de construire une 125 Partie 2 : Quatre hypothèses pour un modèle… solution équilibrée. Si le tiers tente de rapprocher des parties en conflit, on se trouve dans un contexte de médiation où le médiateur est celui qui réconcilie, suggère des solutions que les parties saisissent si elles le souhaitent. Si le tiers propose un règlement, on se trouve dans un contexte 70 d’arbitrage . Dans un autre registre, le tiers peut être un outil. Armstrong (1994) propose d’utiliser les systèmes d’informations géographiques et les méthodes d’analyse spatiale, comme outil de médiation, pour encadrer un groupe dans un processus décisionnel. L’objectif est ici de rendre les membres du groupe capables de générer, d’évaluer et d’illustrer les points forts et les points faibles de différents scénarios, d’aboutir à un consensus, et de savoir comment procéder pour prendre une décision. Contrairement aux Etats-Unis, le statut de médiateur est peu reconnu en France et encore moins dans le domaine de l’environnement. Facilitateur pour certains, décideur pour d’autres, tiers qui rapproche les parties, tiers qui trouve une solution, le médiateur est différemment perçu selon les personnes. Selon Touzard (2003), l’intervention d’un tiers neutre doit être utilisée avec précaution car s’il est perçu comme un fouineur il augmentera l’animosité entre les parties. De fait, souvent la médiation n’est utilisée que face à un constat d’échec de la négociation. Cette notion véhicule nombre de craintes, comme celle de voir son pouvoir personnel atteint, et nombre de questions : le médiateur sera-t-il impartial ? sera-t-il décideur ? respectera-t-il le secret professionnel ? Pour faire taire ses détracteurs, le médiateur doit rester un facilitateur de la négociation et ne pas endosser le rôle de décideur (De Carlo, 2003). Dans cette optique, il devient celui qui aide des parties à trouver des solutions. Pour cela, il devra demander quelle est l’aide souhaitée par les parties, apporter de l’information, faire des suggestions, et parfois, si on le lui demande, assurer une décision par 71 arbitrage . Le médiateur devra veiller à ne pas devenir l’ennemi des parties en négociation et à ne pas les déresponsabiliser mais simplement à en être également distant (Simmel, 1908). La posture du médiateur est délicate car elle oscille entre détachement et implication (travaux de terrain, temps de convivialité), légitimité et neutralité, sans suspicion de connivence ou d’influence, et demande souvent un savoir technique. Selon Beuret & Trehet (2001), dans les cas qu’ils ont étudiés, « le médiateur n’est pas convoqué en tant que tel mais émerge au cours du processus de négociation où il forge sa propre légitimité ». En un mot, il faut savoir se faire accepter. 2.3. Les balbutiements de la médiation environnementale a. quelle médiation sur un territoire ? Si la médiation peut être recherchée dans le projet politique, reconnue dans l’œuvre d’art ou figurée dans les mythes et les récits, elle a tendance aujourd’hui à devenir un concept marketing. Dans un contexte de négociation territoriale, il est fréquent que l’on fasse appel à des intervenants extérieurs dont le rôle consiste à projeter une image de la réalité locale, des enjeux communs, des points de vue de chacun comme support au dialogue : le dialogue peut se nouer sur la base de l’image de la réalité qui a été projetée. Beuret & Trehet (2001) définissent la médiation territoriale comme une activité qui « favorise le dialogue, la concertation et la recherche d’un accord, sans en influencer les termes […] ; la médiation consiste alors à agir au sein d’un processus de concertation plus ou moins formalisé ou à susciter son émergence, pour catalyser la construction d’accords formels ou tacites qui contribuent à une gestion concertée de biens ou d’espaces inscrits dans un territoire, sans en influencer le contenu, ceci entre plusieurs catégories d’acteurs porteurs de demandes divergentes concernant l’utilisation et le devenir des objets concernés ». Cette médiation 70 L’arbitre est celui qui choisit parmi les prétentions de chacun celles qui doivent être accordées aux parties. En France, dans les affaires judiciaires on préfère l’arbitrage à la médiation pour ne pas être tenu responsable de la décision finale. 71 126 … l’Acteur en 4 Dimensions est souvent adossée à des fonctions d’expertise ou d’arbitrage ; une situation où le rôle de l’expert doit alors évoluer de la position de technicien à celle de communiquant. Beuret & Trehet (2001) distinguent deux types pratiques de médiation territoriale : - La médiation-miroir : ce type de médiation peut tout aussi bien intervenir dans des cas de conflits déclarés que dans des situations non conflictuelles. Ici, le rôle de l’intervenant est de mettre en forme la réalité locale et d’en présenter une image tout en restant le plus neutre possible. « Cette image est un support pour ouvrir le dialogue ou, plus avant dans le processus, une base informative que l’on utilise pour construire un accord ». Dans cette configuration, le médiateur dispose de différents outils de représentation de la réalité : des représentations photographiques (paysage, photographies aériennes) utilisées pour interpeller les acteurs, des représentations spatiales (cartes) mobilisées pour amorcer le dialogue, des représentations du jeu d’acteurs (catégories, nœuds de conflits) comme point de départ à la recherche d’accords, et des représentations prospectives (scénarios) pour concrétiser les activités des acteurs. - La médiation-passerelle : ce type de médiation mobilise un acteur du territoire doté d’une multiappartenance (élu et agriculteur, écologiste et agriculteur). Ici, le dialogue repose sur la relation de confiance que chaque acteur met dans la personne du médiateur qui constitue un lien. La notion de médiation s’apparente à celle d’adjudication : mode qui requiert le concours d’un tiers pour établir un accord, que ce soit un juge, une loi, une procédure d’arbitrage, un expert, un vote, ou le hasard. L’adjudication suppose la soumission des parties à un ordre, une loi, un arbitrage. Elles peuvent aussi co-construire la nature de leur soumission. Généralement, la médiation environnementale fait appel à un tiers neutre, indépendant, sans pouvoir, dont le rôle est « d’aider les parties en conflit à s’accorder sur la définition en commun d’une solution qui puisse mutuellement les satisfaire » (Beuret & Trehet, 2001). Dans ce cas, le médiateur est convoqué par un porteur de projet et intervient dans des problématiques d’aménagement. Dans un cas de médiation territoriale au contraire, le médiateur devrait émerger sans convocation. Si le premier cas ressemble à un contexte de concertation, le second satisfait le volet théorique de la négociation. Le médiateur doit favoriser les dialogues territoriaux, entre des acteurs locaux différents, sur des problématiques environnementales. L’approche proposée est participative et suit un mode de gestion adaptatif et itératif. Elle intègre un médiateur (facilitateur), les institutions (cadre), les acteurs locaux auxquels il convient de donner une culture de la négociation (pédagogie, apprentissage). Il est important de s’assurer que chacun veuille et puisse participer. La ressource naturelle est cette fois considérée comme un bien commun qu’il s’agit de négocier en tenant compte de la complexité du contexte (temps, espace, acteurs et enjeux multiples, participation des secteurs public et privé) et de l’information. Lors de négociations environnementales, l’échange d’informations est fondamental. En ce sens, si certains ont toujours en optique le résultat de la négociation, d’autres considèrent que ce qui compte, c’est le processus de la négociation et non pas le résultat (Mermet et al., 2003). Ces derniers considèrent que l’important est de rendre plus visible les confrontations lors de la négociation tout en assurant la lisibilité des intérêts et des rôles. Comme dans les entreprises où les systèmes de management se substituent à des objectifs de performance, le moyen peut parfois devenir une fin. La rationalité procédurale doit-elle prendre le pas sur la rationalité substantive ? Malheureusement, dans la gestion des ressources naturelles, la substance rappelle à l’ordre. 127 Partie 2 : Quatre hypothèses pour un modèle… b. où est le médiateur environnemental ? Dans le domaine de l’environnement et de la négociation territoriale, la médiation est peu pratiquée, et on préfère souvent utiliser le terme d’animation. Il n’existe pas ou peu de financement et de formations appropriées à cette fonction. Néanmoins, on retrouve la notion de médiation et le médiateur, comme aide aux négociateurs pour trouver une solution durable à un conflit d’aménagement du territoire dans les fonctions d’éco-conseillers (Villeneuve & Huybens, 2002), de paysagiste expert-conseil (Conan, 1994 ; Lassus, 1994) ou de social scientist : - L’éco-conseiller72 exerce un métier dont l’objectif est de mettre en œuvre des projets à l’échelle locale, en favorisant un partage des représentations, des pouvoirs et des connaissances, en reconnaissant les limites des systèmes naturels à satisfaire aux besoins et aux désirs des humains, dans un contexte culturel et technologique donné. L’éco-conseiller peut provenir de tous les horizons professionnels ou disciplinaires. Des sociologues, biologistes, journalistes, ingénieurs, agronomes ou administrateurs ajoutent à leur formation initiale un diplôme comportant l’acquisition des compétences en sciences de l’environnement, mais aussi en éthique, en communication, en gestion de projets et d’équipes multidisciplinaires. À la différence d’autres programmes qui forment plutôt des spécialistes en environnement, les formations éco- conseil permettent d’acquérir des compétences axées sur la mise en valeur des savoirs des autres. Avec le développement durable comme cadre général, les éco-conseillers présentent donc une vision globale et intégrée d’une problématique environnementale par une lecture multidisciplinaire et multiculturelle. L’éco-conseiller agit alors comme interface entre les spécialistes de plusieurs disciplines ou alors entre le spécialiste et le décideur ou le profane. Il doit apporter des lectures sociales, culturelles, économiques, scientifiques des réalités environnementales. Il gère aussi des projets dans lesquels il informe, il forme et sensibilise. En somme, ce n’est pas un acteur neutre, c’est un acteur pluraliste (Villeneuve & Huybens, 2002). - Dans le domaine du paysage, on assiste souvent à des conflits d’identités entre certains habitants (citadins néo-ruraux) et les usagers traditionnels des lieux (population locale), les néo-ruraux imposant une domination idéologique pour construire la nature à leur image en s’appuyant sur des textes de lois et des pratiques administratives. La production des paysages est donc tiraillée entre fixité et processus d’évolution. Conan (1994) propose de donner un rôle nouveau aux paysagistes afin qu’ils ne soient plus les alliés inconditionnels des néo-ruraux. Selon lui, le paysagiste doit devenir un négociateur, un médiateur pour inventer « les paysages qui condensent les emblèmes des différents groupes et qui organisent la co-existence des différents rapports de propriété ». Il s’agit en d’autres termes de développer une identité collective pour qu’un nouvel aménagement devienne un emblème commun, sans imposer un point de vue de technicien du paysage. Le paysagiste expert-conseil peut s’adjoindre les services d’un aménageur, disposant des compétences techniques nécessaires pour l’aider dans sa tâche. Lassus (1994) propose d’utiliser l’analyse inventive pour mener à bien ce travail. Cette analyse prévoit un état des lieux, l’identification du ou des processus de l’évolution physique et des pratiques de ces lieux et l’étude des relations spécifiques entre lieu et pratiques de ce lieu. L’analyse inventive doit permettre la production de nouveaux paysages par entrelacement, « en poursuivant par une création contemporaine la logique d’articulation entre les compositions successives du lieu au cours de son développement […] L’aménagement progressif ne résulte pas d’adjonctions successives de parties nouvelles, mais d’une succession de réécritures sur le même espace et de réinterprétations par la société qui l’utilise » (Lassus, 1994). Un tel 72 Fonction enseignée au Québec, qui s’exerce actuellement en France et en Belgique. 128 … l’Acteur en 4 Dimensions entrelacement est appelé processus d’inflexion du paysage qui doit considérer « l’ensemble des mouvements interactifs d’un lieu […] et ne pas l’arrêter, ne pas le fixer ». - Quand Kalaora & Charles (2000) parlent de gestion intégrée, ils font référence à la nécessaire coopération qui doit exister entre des acteurs multiples tirant leurs ressources d’un même milieu naturel. Cette considération leur permet de souligner le lien étroit qui existe entre gouvernance et gestion intégrée à travers le concept de développement durable. Ils se revendiquent comme social scientist, c’est-à-dire que la position de l’anthropologue se rapproche de celle du médiateur symbolique et instrumental entre les communautés locales et les politiques publiques. Le rôle de social scientist est donc proche du messager, de l’interprète, du passeur d’énoncés et du communiquant. Cette démarche de gestion équilibrée (gestion environnementale, gestion soutenable) suppose : (1) une immersion dans le territoire et les milieux concernés (recherche-action), (2) la création d’un accord sur la démarche de gestion intégrée dans une optique de durabilité, et, (3) d’amener chaque individu, chaque organisme, chaque institution à agir en fonction du bien de l’ensemble, cet ensemble étant perçu comme étroitement lié au devenir de son environnement naturel. Ces trois exemples soulignent le fait que la médiation est un processus fortement orienté vers l’action. Le médiateur est celui qui intervient dans la constitution d’une conscience commune (de l’eau par exemple) en rattachant les représentations aux pratiques, discours et idées. La vocation de la médiation à construire des solutions équilibrées et à créer du lien fait d’elle un moyen d’incitation et de facilitation dans le cadre de négociations territoriales et environnementales. Dans la réalité, si le terme médiation est beaucoup employé, il reste peu utilisé dans la pratique, voire jamais de manière effective. Selon Barret (2003), si les acteurs sont peu demandeurs de médiations, ils sont plus intéressés par des formations ou de l’information liées à cette activité. Néanmoins, la notion de médiation, et notamment l’utilisation d’outils de médiation ou de médiateurs humains, semble être une approche intéressante pour donner une voix aux acteurs faibles et la parole aux acteurs absents, qui ne peuvent s’exprimer autour de la table de négociation. Attention néanmoins que le médiateur ne devienne pas exclusivement porteur des enjeux de ces acteurs et donc partie-prenante ; le médiateur doit veiller à ne pas devenir un défenseur inconditionnel d’une catégorie d’acteur, à ne pas perdre la notion de bien commun. Ainsi y-a-t-il le risque que le médiateur se transforme en une sorte de Léviathan ; une position qui doit être encadrée par une éthique, des rôles et des procédures clarifiées. Dans ce processus, le médiateur doit accepter toutes les représentations des acteurs pour les intégrer dans une méta-représentation qui lui est propre mais qui doit rester fidèle aux propos et perceptions des acteurs concernés. Il réalise la jonction entre subjectivité et objectivité tout en renforçant l’identité de chacun, suscitant l’engagement dans une démarche fondée sur le désir plutôt que sur la contrainte. Ce type de négociation permet de créer une nouvelle valeur, un nouvel objet de gestion commune, pour lequel se tisse un réseau d’alliances qui ressemble fort aux réseaux hybrides décrits par la sociologie de l’innovation (Callon & Latour, 1991). Dans ce cadre, le médiateur joue en quelque sorte un rôle de traducteur. Globalement, la médiation semble être un gage de facilitation d’une négociation environnementale. Le médiateur, c’est celui qui permet à l’ensemble des acteurs de se comprendre, celui qui agit comme interface entre les spécialistes de plusieurs disciplines ou comme interface entre le spécialiste et le décideur ou le profane, c’est celui qui permet à l’ensemble des acteurs de se comprendre. En d’autres termes, c’est celui qui assure le lien pour « éclairer » une négociation de projet de gestion intégrée et participative de ressources naturelles. 129 Partie 2 : Quatre hypothèses pour un modèle… Même si le terme général de représentation sociale a été investi différemment selon les disciplines, il n’en demeure pas moins que leur étude est fondamentale pour aborder des problématiques aussi délicates que celles traitant des rapports sociaux et patrimoniaux. En effet, d’abord issues d’un processus historique, ces représentations sont différentes d’un groupe d’acteurs à l’autre, sous-tendent l’action, donnent une place prépondérante à l’individu et permettent d’envisager de nouveaux questionnements. Quant à la notion de médiation, elle est un moyen de mettre en commun ces différentes représentations des acteurs, de gérer les communications en terme d’efficacité et d’apprentissage. Sur un plan philosophique, la notion de médiation va bien au-delà de la simple résolution des conflits. Elle caractérise les rapports entre le sujet et le monde. Même si la médiation environnementale est au stade de balbutiement, on retrouve néanmoins le rôle de médiateur dans les fonctions d’écoconseillers, de paysagiste expert-conseil ou de social scientist. Finalement, le médiateur, c’est celui qui permet à l’ensemble des acteurs de se comprendre, celui qui agit comme interface entre les acteurs, celui qui peut nommer un porte-voix des acteurs faibles et un porte-parole des acteurs absents. L’Acteur en 4 Dimensions appuie sa démarche sur l’étude des représentations sociales et peut représenter un appui pour un médiateur environnemental. 130 … l’Acteur en 4 Dimensions Conclusion Le territoire, qu’il soit envisagé comme un espace, un paysage ou un patrimoine, fait dans tous les cas l’interface entre nature et culture, le lien entre sujet et objet. La notion d’espace aborde l’idée de territorialité, de lieu de vie. La notion de paysage permet d’insister sur l’aspect pluridimensionnel d’un territoire. La notion de patrimoine permet d’inscrire un territoire comme un lien entre générations. Il sera intéressant d’observer les diverses manières dont les acteurs approchent leur espace, leur paysage et leur patrimoine. Restant une entité difficile à appréhender, le territoire réunit les idées d’harmonie entre humains et d’harmonie hommenature ; il représente alors l’échelle de travail pertinente pour aborder une négociation plus écologique et une conservation plus humaine. « L’eau n’est pas un bien marchand comme les autres mais un patrimoine qu’il faut protéger, défendre et traiter comme tel » déclare la Directive Cadre Européenne (2000). On recherche alors officiellement le « bon état écologique » de la ressource et la concertation élargie… deux objectifs qui font débat. Ressource limitée pour les uns, facteur de risque pour les autres, la ressource en eau sur un territoire est objet environnemental et représentation sociale. Les réponses aux problématiques de l’hydrosystème sont alors dans la réflexion conjuguée entre sciences de la nature et sciences humaines, pour s’engager dans une gestion de l’eau tant sociale qu’environnementale. Notre objectif est le suivant : analyser les liens entre hydrosystème et sociosystème sur un territoire par l’étude des jeux d’acteurs. Classiquement, lorsqu’il est question d’aborder les problématiques environnementales, certains privilégient l’étude des rapports sociaux ; d’autres se concentrent sur les rapports homme-nature. Nous proposons une analyse conjointe de ces types de relations au travers d’un modèle conceptuel d’analyse : l’Acteur en 4 Dimensions. Ce prototype s’intéresse aux relations humaines, le rapport social, et aux liens homme-territoire, que nous appelons rapport patrimonial. L’étude des relations humaines permet de mettre en évidence la nature et le rôle des acteurs faibles du territoire. L’étude des relations homme-territoire, quant à elle, permet de mesurer l’importance accordée aux acteurs absents. Nous testons cette approche sur plusieurs cas concrets appliqués à la ressource en eau, où un médiateur pourrait désigner les porte-voix des acteurs faibles et les porte-paroles des acteurs absents afin d’améliorer un processus de négociation environnementale ; le tout pour une tendance à l’« harmonie entre les êtres humains et entre l’homme et la nature » (CMED, 1988). 131