les histoires vraies de ted benoit et yves cheraqui

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les histoires vraies de ted benoit et yves cheraqui
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benoit et yves cheraqui
les histoires vraies de ted benoit et yves cheraqui
par Nicolas Tellop
[Juin 2014]
À plus d’un titre et malgré leur peu de notoriété, les Histoires vraies de Ted Benoit et Yves Cheraqui
constituent une œuvre charnière. Du point de vue éditorial, d’abord, elles suivent un parcours
chaotique caractéristique de l’effervescence des années 70 et 80. Leur genèse ne se limite pas aux
prépublications dans (A Suivre) mais s’inscrit plus généralement dans la triangulaire transgressive
que la revue de bandes dessinées va former avec ses homologues Métal hurlant et L’Écho des
savanes.
« Je vais donc raconter des faits que je n’ai pas vus, des aventures qui ne me sont pas arrivées et
que je ne tiens de personne ; j’y ajoute des choses qui n’existent nullement, et qui ne peuvent pas
être : il faut donc que les lecteurs n’en croient absolument rien. »
Lucien, Histoires vraies.
En 1977, même si Ted Benoit n’a travaillé qu’une seule fois pour Métal hurlant, il entretient de très
bonnes relations avec son rédacteur en chef, Jean-Pierre Dionnet. C’est d’ailleurs lui qui a incité le
dessinateur à présenter son travail à Nikita Mandryka, qui dirige alors L’Écho des savanes, où sera
publiée la majorité de ses premiers récits courts en bande dessinée. Cette même année, Dionnet
présente Yves Cheraqui à Benoit. Le projet des Histoires vraies se met aussitôt sur les rails, mais aucun
contrat n’est encore signé. Simultanément, l’ambiance à L’Écho se dégrade en raison du caractère
de Mandryka et de l’irruption dans l’équipe du collectif artistique Bazooka. C’est pourquoi Ted
Benoit propose ses services à Jean-Paul Mougin. Celui-ci a été recruté par les éditions Casterman
pour diriger, aux côtés de Didier Platteau, une nouvelle revue qui marquera « l’irruption sauvage de
la bande dessinée dans la littérature [1] » : (A Suivre). À ce moment, Ted Benoit n’a rien d’autre à lui
proposer que le premier épisode des Histoires vraies, dont Cheraqui a commencé l’écriture. Il est
publié dans le premier numéro de la revue, en février 1978, attaché à cette nouvelle aventure
éditoriale dès les premières heures. La parution des six chapitres suivants s’échelonnera jusqu’à 1982.
Le point final apporté au récit, Didier Platteau ne se révèle pas intéressé par une publication en
album. Apprenant cette déconvenue, Jean-Pierre Dionnet intervient aussitôt et récupère les droits
de l’œuvre. Par ce revers ironique du destin, Histoires vraies finit donc édité par les Humanoïdes
Associés au premier trimestre 1982, comme les deux livres précédents de Ted Benoit, Vers la Ligne
claire et Hôpital.
Un projet ambitieux et déconcertant
Si les Histoires vraies s’inscrivent à la confluence de plusieurs lignes éditoriales, elles illustrent aussi un
moment de permutation dans l’histoire de la bande dessinée. Le projet tire ses origines dans les
fondements underground des années 70, essentiellement définis par Métal hurlant. Sans surprise, il
s’agit de science-fiction, genre privilégié par la revue de Jean-Pierre Dionnet, dont on a dit le rôle
d’entremetteur dans la collaboration entre Benoit et Cheraqui. Il y est question de voyage dans
l’espace et de robots meurtriers, forgés dans ce « métal hurlant » qui fut alors en France le sésame à
une nouvelle forme d’expression. Mais en se voyant prépubliées dans (A Suivre), et surtout en
franchissant le cap d’une nouvelle décennie, les Histoires vraies vont changer de nature. Les auteurs
n’ont pourtant pas changé leur fusil d’épaule au milieu du récit – tout porte à croire au contraire
que les grandes lignes étaient déjà déterminées dès 1978. Cependant, le projet, s’il naviguait encore
dans les eaux humanoïdes de la contre-culture débridée, regardait déjà dans une autre direction.
Quand Mougin vante le choc d’une rencontre entre bande dessinée et littérature, l’hybridation
recherchée ne dit qu’une seule chose : le besoin d’une forme qui renouvelle le genre et qui,
accessoirement, lui apporte une légitimité. Bien sûr, avant (A Suivre) il existait déjà une exigence de
cet ordre, mais elle n’était pas revendiquée. On privilégiait la teneur du récit et sa dimension
transgressive, sans oublier une émancipation hallucinée du dessin. (A Suivre) va transférer en partie
la jouissance libertaire propre au sous-genre vers la recherche d’une approche plus noble qui a à
voir avec la littérature et en particulier avec le roman.
Cette vision de la machine s’inscrit pleinement dans l’œuvre de Ted Benoit, qui a toujours porté un
sur elle regard équivoque : le robot instrument de la technocratie dans « Trahi par Beethoven »
(1976), le simulacre androïde d’Eisenhower que manipule Ray Banana pour conquérir le pouvoir
dans « Le Principe du futur antérieur » (1978), sans compter les altercations suivantes du célèbre
personnage aux ray-bans avec des robots dans Berceuse électrique – une hostilité qui reste
prégnante encore aujourd’hui, comme en témoigne la couverture du prochain livre de l’auteur, La
Philosophie dans la piscine, qui rappelle certaines images d’Histoires vraies. Cette défiance face aux
machines s’inscrit dans une critique plus générale contre la modernité et le progrès. L’odyssée de
l’Eden-A, à la destination incertaine, traduit symboliquement la volonté de poursuivre une utopie du
progrès fondée sur l’espérance en un paradis terrestre au sein duquel l’humanité serait libérée du
poids du travail perçu comme malédiction. Les robots – serviteurs, travailleurs asservis – assument ce
rôle dans le vaisseau, laissant aux hommes tout le loisir de leur destinée. Mais cet asservissement
mécanique a son revers et menace de se renverser, comme l’enseignent les philosophies dites des «
anti-Lumières ». Le penseur Gilbert Simondon explique ainsi que « la machine est un esclave qui sert à
faire d’autres esclaves. Une pareille inspiration dominatrice et esclavagiste peut se rencontrer avec
une certaine requête de liberté pour l’homme. Mais il est difficile de se libérer en transférant
l’esclavage sur d’autres êtres, hommes, animaux ou machines ; régner sur un peuple de machines
asservissant le monde entier, c’est encore régner, et tout règne suppose l’acceptation des schèmes
d’asservissement » [7]. Il se dégage de la bande dessinée un discours propre à l’underground et aux
philosophies contre-culturelles des années 70, refusant la tyrannie des sociétés robotisées, dominées
par la « mégamachine » du progrès, comme la nomme Serge Latouche [8], dernier avatar travesti
du despotisme, dissimulé derrière le bien commun.
Le premier chapitre de la bande dessinée est peut-être celui qui exprime le mieux cette
ambivalence du progrès. Sont apposées à un discours du président J.F. Kennedy des images
montrant les différentes étapes du meurtre exécuté par les cosmonautes. Les résonnances
épidictiques et galvanisantes du message, vantant la nécessité d’un investissement national des
États-Unis dans la conquête spatiale, entrent en totale contradiction avec le récit qui se trame sous
nos yeux. Le procédé rappelle la courte bande dessinée intitulée « Ray Banana », parue dans L’Écho
la même année, et dans laquelle les fragments d’une histoire sordide digne des meilleurs polars
désenchantés alternaient avec une série d’aphorismes du président chinois Mao. À chaque fois, on
assiste à un court-circuit des discours mis en présence l’un de l’autre, un parasitage idéologique qui
offre le contre-champ d’une utopie mensongère. Il s’agit de discerner les non-dits silencieux
contenus dans une doctrine politique. On perçoit toute l’ironie acerbe des auteurs quand les paroles
de Kennedy, arguant que le pays « ira de l’avant, avec toute la vitesse que donne la liberté, dans la
passionnante aventure de l’espace », sont mises en regard avec la dérive mortelle du pauvre
cosmonaute dans les profondeurs obscures de l’infini. Tout esprit de conquête se double fatalement
d’un envers meurtrier, et le progrès n’échappe pas à la règle.
L’ascension émancipatoire des robots signifie la chute de l’humanité. Histoires vraies croise
l’influence dickienne de Do Androïds dream of electric sheep ? avec un autre roman moins connu
de l’auteur : Le Bal des schizos, auquel on préférera le titre original We can build you (1972). Les
robots ne sont pas les seuls dont on construit la conscience artificiellement et mécaniquement, les
êtres humains eux aussi peuvent être l’objet d’une manipulation de cet ordre. Au sein d’un monde
saturé par le simulacre androïde, le héros du roman de Dick en arrive à douter de lui-même et de sa
propre humanité. Dans le chapitre 5 d’Histoires vraies, le professeur Filou tente d’isoler la cause de la
déviance chez les robots émancipés. Croyant l’avoir découverte, il essaie de la susciter chez un
robot neutre mais il ne parvient qu’à provoquer sa propre aliénation. Il est aussitôt victime du «
zombisme ». Son humanité semble lui avoir été ôtée, remplacée par une torpeur somnambulique. Sa
personnalité est comme retranchée en dehors de lui-même, tel que le signale sa réplique finale : « Tu
peux appeler je E 406, je préfère ». Une phrase de Dick pourrait résumer l’idée ici à l’œuvre : « En leur
donnant la vie, nous nous vidons nous-mêmes » [9]. La domination technocratique des machines est
inséparable d’un asservissement de l’humanité, qui confine à l’aliénation. On en trouve une autre
image dans le chapitre 6, avec le robot de contrôle qui promène un homme zombifié comme un
chien (policier), totalement nu à ses côtés. L’allégorie du pouvoir despotique qui soumet l’individu à
sa loi est éloquente.
L’évolution graphique de Ted Benoit y puise toute sa motivation. La progressive déshumanisation des
passagers est mise au diapason d’un style de moins en moins dense, de moins en moins fouillé, mais
de plus en plus stylisé, schématisé, dépouillé jusqu’à une certaine forme d’épure profondément
technique. En perfectionnant sa pratique de la Ligne claire, Ted Benoit atteint une certaine froideur,
un détachement qui exclut la vision personnelle, mais qui s’attache à un modèle extérieur,
anonyme, objectif, où tout est mis à plat. La mise en page du dernier chapitre à bord de l’Eden-A, le
sixième, redonne vie à l’héritage du Bauhaus, ce style architectural et artistique qui naquit en
Allemagne dans les années 20, et qui n’est pas étranger à l’orientation graphique d’Hergé. Fidèle
aux principes du mouvement, la déconstruction traditionnelle de la planche, très géométrique,
signale une attention conjointe au style et à la fonctionnalité. Et il y a, dans ce glissement vers la
technique fonctionnelle, tout un discours sur les événements mis en scène dans la bande dessinée.
Le dessin y assume de plus en plus le rôle du simulacre, de la contrefaçon, du faux-semblant, de
l’artifice controuvé – parce que seulement fonctionnel, et pas vivant. Les hachures et les points de
trame apparaissaient déjà comme une forme de décomposition de la réalité, éparpillée et
décomposée en fragments. La Ligne claire marque le triomphe final de l’aseptisation mécanique et
de l’uniformisation despotique. Symboliquement, au début de chaque chapitre, une fine bande en
haut de la première planche mesure l’évolution de cette déperdition du réel : d’abord franchement
noire, elle s’éclaircit au fur et à mesure des épisodes, jusqu’au chapitre 6 où elle est composée de
traits tracés pêle-mêle, dans une régularité toute géométrique. L’automatisation du dessin reflète
celui de la vie, telle qu’elle est désormais subie dans le vaisseau.
Révolution underground
Face à l’uniformisation du conformisme mécanique, la folie semble constituer l’ultime rempart. Dans
le chapitre 4, les patients de l’hôpital psychiatrique sont appelés à l’aide pour détecter les robots
déviants, parce qu’ils offrent deux qualités essentielles : ils font « preuve d’un coefficient de
singularisation hors du commun », et ils pourront avoir l’avantage de la surprise sur les machines, car «
une tactique unique s’impose : la spontanéité ». La folie n’est plus un handicap, mais un privilège qui
permet de mettre en avant une singularisation. Elle est reconnue en tant qu’elle permet à l’individu
de s’affirmer au milieu du groupe, de s’en distinguer et d’échapper à la gangrène sociale. Quand il
s’agit de décrire le fonctionnement d’une faction de la résistance face aux machines dans le
chapitre 6, on retrouve la même idée : « tous ces gens m’ont l’air un peu dérangés. L’inorganisation
est la seule méthode valable contre les robots ». Cette réflexion est représentative de l’underground
et des mouvements culturels émergés au cours des années 70. Le chanteur Elvis Costello, alors en
pleine période punk, explique en 1978 que sa « vocation ultime dans la vie est d’agacer. Pas de faire
quelque chose de foncièrement destructeur, mais d’agaçant, de désorientant. D’être quelqu’un qui
perturbe le train-train quotidien juste assez pour laisser penser à sa victime qu’il existe autre chose
au-delà de la simple routine de l’existence » [10]. Cette vocation à la désorientation, elle est encore
plus clairement formulée par Guy Debord dans ses Thèses sur la révolution culturelle : « la victoire,
disait-il, sera pour ceux qui auront su faire le désordre sans l’aimer » [11]. Le narrateur du chapitre 6
regrette de côtoyer des gens « un peu dérangés », mais il n’en reste pas moins qu’ils représentent un
espoir pour vaincre le conformisme technocrate. Désorientation, désordre, dérèglement : il faut
perturber la norme, la faire sortir de son carcan logistique pour la plonger dans l’irrationnel –
autrement dit dans ce qui fonde véritablement notre humanité.
Pour reprendre des termes forgés par Max Dorra, les robots représentent la norme en tant qu’ils
fonctionnent comme des mimétons : « signes de reconnaissance d’un groupe. Les mimétons, sans
en avoir l’air, nous imposent une image de nous (et un rôle), faux destin en réalité, cliché simpliste,
stéréotype du groupe qui, en angoissant, cherche à perpétuer sa domination » [12]. Le terme
convient bien au conformisme qui provoque l’aliénation, une mise à distance de soi-même, une
zombification. Cette dépersonnalisation apparaît dans la manière dont les robots s’affirment dans le
discours. L’emploi du pronom personnel y est désincarné, à l’image de l’ultime phrase prononcée
par le professeur Filou : « Tu peux appeler je E 406, je préfère ». Si le « je », sujet agissant qui intervient
dans le monde physique, conserve son rôle et sa valeur, le « moi » s’efface complètement, puisqu’il
renvoie à l’identité, à la conscience, à l’individuation – qui n’ont plus de sens. « Tu peux appeler je »,
car le moi n’est pas là, il a disparu, englouti par le miméton. La folie – désorientation, désordre,
dérèglement, libre association – va dans le sens inverse, elle est ce que Dorra appelle une transrelle,
qui « peut casser les rôles » [13]. « Passerelles de transgression, transrelles, véhicules magiques,
indispensables à qui veut, en associant, explorer sa propre mémoire, la banque du sens.
Merveilleuses transrelles, antidotes, missiles antimissiles, armes absolues contre les mimétons » [14]. En
s’écartant de la norme, la folie jette des ponts pour s’évader vers un monde de singularités qui
permet de transgresser la norme. La spontanéité y est une ultime parade car, irrationnelle, libre et
décomplexée, elle fait voler en éclat le hiératisme des machines, mimétons mortifères.
Une scène concrétise et en même temps dépasse ce théorème. Dans le chapitre 4, la jeune femme
blonde, patiente de l’hôpital psychiatrique qui recrute des chasseurs de robot, se mesure à E-GENE
18 à l’occasion d’une partie d’échec. Alors que le jeu débouche sur un match nul, la demoiselle
adresse ces paroles mystérieuses à l’androïde : « Je vous a comprise ». Elle adopte alors la syntaxe
spécifique aux machines, qui condense l’expression de la première personne avec un verbe
conjugué à la troisième – une affirmation désincarnée de soi. Sauf que la jeune femme, en
accordant le COD « vous » avec le participe passé « comprise », signale qu’elle a su voir en E-GENE
18 autre chose qu’un robot : une femme. Mission accomplie : l’individuation de la machine est
révélée, la folie l’a emporté sur la froide logique du robot. Le match nul symbolise le degré d’égalité
qui rapproche les deux joueuses, si différentes soient-elles. Le masque du miméton vole en éclat sous
le choc de la transrelle. E-GENE 18 se défend comme elle peut : « je pense pas », rétorque-t-elle. Mais
la jeune femme a réponse à tout : « je non plus ». Il est aisé de saisir l’allusion explicite au « je pense
donc je suis » cartésien, dont la jeune femme s’écarte résolument. « Je ne pense pas / je non plus » :
Benoit et Cheraqui semblent approcher la formule du « cogito d’un moi dissous » [15] de Gilles
Deleuze. « Un court instant nous sommes entrés dans cette schizophrénie de droit qui caractérise la
plus haute puissance de la pensée, et qui ouvre directement l’Être sur la différence, au mépris de
toutes les médiations, de toutes les réconciliations de concept [16] ». Ne pas être soi et ne pas
penser sont les meilleurs moyens pour accéder aux profondeurs de la pensée. Ultime et inattendue
transrelle : robot et femme sont mis au même niveau, l’un parce qu’il consent à une aliénation, une
volonté de se fondre dans le groupe pour passer inaperçu (miméton), et l’autre parce qu’elle fait
l’objet d’une singularisation exacerbée, capable même de s’identifier à un robot et d’avoir de la
compassion pour lui (transrelle). « Transrelles et mimétons sont comme deux boutons dépareillés
cousus par le même fil [17] ».
Dédoublement
À plusieurs niveaux, les robots sont apparus comme les doubles des êtres humains : en apparence et
dans un premier temps esclaves chargés des basses besognes de l’humanité, et puis finalement et
en réalité reflet de l’aliénation des hommes, de leur dévoration par les mimétons du groupe, qui
annihilent en eux toute trace d’individualité. De cette façon, Ted Benoit et Yves Cheraqui
développaient un récit aux résonnances puissamment métaphysiques. Or, « le regard ouvert par la
métaphysique sur le monde est louche, dédoublant les choses comme des objets déchirés entre
franges ondulantes mais corpusculaires, fluxueuses mais dures » [18]. Et en effet, on n’en a pas fini
avec le dédoublement. Un ultime chapitre, le septième, a été volontairement tu jusqu’ici. Il se passe
sur Terre, dans le futur. Un homme, Armand, est pris d’un malaise. Il s’agit d’un voyant qui permet de
rester partiellement en contact avec l’Eden-A : les visions qui lui parviennent du vaisseau lui montrent
la manière dont se déroulent les événements. Mais ce pouvoir a aussi ses limites, car il semble
l’épuiser physiquement. C’est pourquoi il est emmené dans un centre médical pour faire l’objet
d’une régénération. Son corps est dupliqué et ainsi remis à neuf. L’opération terminée, il se rend à
une sorte de conseil qui doit décider du sort de l’Eden-A. Les autres membres sont des voyants
comme lui, et tous arrivent à la conclusion que la colonisation entreprise avec ce vaisseau n’a plus
de raison d’être, puisque les êtres humains n’y sont plus qu’une « micro-minorité en voie d’extinction
». L’Eden-A, à des années lumières de là, est anéanti sur le champ.
La destruction d’un monde, l’Eden-A, a donc été subordonnée à des visions, mais aussi à une
anticipation calculée : « toutes les idéo-visions ont été confirmée par extrapolation » (exactement
comme la partie d’échec avec E-GENE 18). La révélation est fracassante. Tous les chapitres
précédents n’ont été que des projections oraculaires, le double illusoire d’une réalité (celle du
vaisseau) dont on ignore en fin de compte tout ou presque. Car le regard oraculaire des voyants
n’est que partiel. On le comprend quand un des membres du conseil demande à Armand : « Et
vous, vous lui avez fait quelle tête, au capitaine ? » L’ironie de la question réside dans le fait que son
interlocuteur arbore précisément le visage de l’officier apparu dans le chapitre 6. En tentant de saisir
la teneur des événements à venir à bord du vaisseau, le voyant les adapte à son environnement.
Ainsi, tous les personnages des chapitres précédents sont des connaissances d’Armand, pour la
plupart réunies autour de la table du conseil. Par exemple, la mystérieuse femme blonde, qui revient
par-delà les rives du temps au cours de la bande dessinée, s’avère être la femme d’Armand ;
l’héroïne en manque de maternité du chapitre 3 possède les mêmes traits qu’une standardiste
précisément enceinte, etc. Même au sein de ses visions, la réalité d’Armand reste prégnante.
Le septième segment d’Histoires vraies lève ainsi le voile : « Comme vous le savez déjà, cette
septième et dernière réunion sera suivie d’une prise de décision », annonce le président du conseil.
Les sept réunions coïncident avec les sept chapitres, et tout un réseau de correspondance s’établit
entre celui-ci et les six précédents. Le trouble de cette révélation tient à la prise de conscience que
tout ce qui a précédé n’était qu’une forme de simulacre, un vision louche, double, dans laquelle se
superposent deux mondes – celui de la Terre et celui de l’Eden-A. Comme Clément Rosset, on
pourrait dire que la profondeur et la vérité de la parole oraculaire sont moins de prédire le futur que
de dire la nécessité asphyxiante du présent, le caractère inéluctable de ce qui arrive maintenant
[19] ». Le parasitage qui se joue entre la réalité et les visions, entre le présent et le futur, entre la terre
ferme et le vaisseau spatial déploie toute l’ambiguïté du titre de la bande dessinée : Histoires vraies.
Finalement, le récit est doublement faux, deux fois artificiel. D’abord parce qu’il s’agit de sciencefiction, et que le genre repose sur des extrapolations parfaitement chimériques (tout le contraire de
la « vérité » promise). Et puis parce que les six premiers récits reposaient sur une autre forme
d’extrapolation, au sein de laquelle les acteurs ne concordaient pas avec leurs rôles. Si ces
personnages ne sont pas censés être eux-mêmes mais des autres, alors on peut aller jusqu’à douter
aussi des événements, copies falsifiées du réel.
Mais la contradiction est peut-être plus retorse qu’en apparence. Ces histoires sont doublement
fausses, parce qu’elles s’identifient comme une illusion renfermant des illusions. Or, si ces histoires sont
néanmoins et finalement vraies, c’est justement qu’elles sont dédoublées. « Dans l’illusion, [l’]espoir
[du retour du réel] est vain : le réel ne reviendra jamais, puisqu’il est déjà là » [20]. Derrière le
simulacre se cache en fait une vérité plus profonde. Ted Benoit et Yves Cheraqui utilisent « la
technique de l’illusionniste [qui] escompte le même effet de déplacement et de duplication […] :
tandis qu’il s’affaire à la chose, il oriente le regard ailleurs » [21]. Alors que les auteurs nous montrent
la comédie humaine et robotique qui se joue à bord du lointain Eden-A, ils s’intéressent en réalité à
un tout autre théâtre, celui du réel. Tous les chapitres précédents appartiennent à un autre monde,
que ce monde-ci vient remplir [22]. Pour paraphraser de nouveau Clément Rosset, tout le mystère
des Histoires vraies et d’Armand en particulier est « de renvoyer à soi-même, et non à l’autre » [23].
En somme, le voyant assume la narration externe des chapitres précédents, et il vient ainsi en
doubler la réalité, comme on ferait le doublage d’un film, mais en en escamotant jusqu’aux images.
Lui-même est double, puisque son identité vient à son tour remplir un autre corps, à côté du sien.
Ainsi, dans les Histoires vraies, « le sens n’est pas donné par soi-même, mais par un autre » [24].
De ce point de vue, si ces histoires sont vraies, c’est qu’elles sont le double d’une autre réalité,
chapitre 7 y compris. En effet, « ce monde-ci, qui n’a par lui-même aucun sens, reçoit sa signification
et son être d’un autre monde qui le double, ou plutôt dont ce monde-ci n’est qu’une trompeuse
doublure » [25]. Tout s’éclaire lorsqu’on s’aperçoit que le voyant Armand possède lui-même les traits
d’Yves Cheraqui, le scénariste d’Histoires vraies. Si le septième chapitre marquait la révélation du
simulacre précédent, il est nécessaire d’en prolonger la lecture jusqu’à un huitième qui n’est écrit
nulle part ailleurs que dans notre réalité elle-même. Histoires vraies n’a pas tant pour sujet le futur,
l’odyssée de l’Eden-A ou le combat épique contre les machines, mais il parle notre monde et de
nous-mêmes. C’est nous qui subissons l’aliénation et sommes trompés par les apparences du
simulacre politique. Il faut donc sortir de la bande dessinée pour entrer de plain-pied dans le réel, de
la même façon que les membres du conseil renoncent à un autre monde en sacrifiant l’Eden-A. «
L’assomption du moi par le moi a ainsi pour condition fondamentale le renoncement au double,
l’abandon du projet de faire saisir moi par moi en une contradictoire duplication de l’unique ». Inutile
de chercher ailleurs, dans les limbes du temps et de l’espace, ce qui se trouve ici. Le cauchemar de
la modernité a déjà commencé dans « un monde qui crée et qui ne se cesse de se multiplier, de se
déformer vers sa propre fin spiralée [26] ». Au fond, au fil des simulacres et des dédoublements,
Histoires vraies raconte le devenir d’une humanité qui n’en est plus que l’image – qui ne devient plus
que l’image d’elle-même, mais qui n’est déjà plus elle-même.
Nicolas Tellop
Notes
[1] Jean-Paul Mougin, éditorial du premier numéro d’(A Suivre), février 1978.
[2] Après le premier, les chapitres d’Histoires vraies paraissent dans les numéros 3, 6, 7, 11, 14, 24 et
48 de la revue. Ainsi, quatre segments sont publiés dans la seule année 1978, les deux suivants ont
un an d’écart (1979 et 1980), tandis que le dernier date de 1982 – soit deux ans plus tard.
[3] Ted Benoit, à propos de son récit « Carnet de voyage », in Camera obscura, Bruxelles,
Champaka, 2013, p. 21.
[4] Parmi d’autres, Isaac Asimov traite lui aussi cette question en termes similaires (le meurtre
comme révélateur d’humanité), tout comme Naoki Urasawa avec Pluto, dans lequel il reprend le
fameux Astroboy de Tezuka.
[5] Do Androïds dream of electric sheep ? (1966), qui inspirera Blade Runner au réalisateur Ridley
Scott.
[6] Samuel Butler, Détruisons les machines, Vierzon, Le Pas de côté, 2013, pp. 16-17.
[7] Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Aubier philosophie, édition
revue et corrigée, 2012, pp. 176-177.
[8] Serge Latouche, La Mégamachine – Raison technoscientifique, raison économique et mythe
du progrès, La Découverte, “Recherche”, 1995.
[9] Philip K. Dick, Le Bal des schizos, Jean-Claude Lattès, “Titres/SF”, 1979, p. 116.
[10] Cité par Greil Marcus dans Lipstick Traces – Une histoire secrète du Vingtième Siècle,
Gallimard, “Folio actuel”, 2000, pp. 247-248.
[11] Ibid., page 76.
[12] Max Dorra, Le Masque et le rêve – Histoire de l’inimaginable, Flammarion, 1994, p. 236.
[13] Ibid., page 196.
[14] Ibid., page 236.
[15] Gilles Deleuze, Différence et répétition, PUF, 1968, page 82.
[16] Ibid.
[17] Max Dorra, op. cit., page 195.
[18] Jean-Clet Martin, Plurivers – Essai sur la fin du monde, PUF, “Travaux pratiques”, 2010, page
103.
[19] Clément Rosset, L’École du réel, éditions de Minuit, 2008, page 35.
[20] Ibid., page 14.
[21] Ibid., page 18.
[22] Ibid., page 47 : « On découvre alors que le sensible n’est autre que la concrétisation
progressive de l’au-delà suprasensible, dont il constitue ce que Hegel appelle le ‘‘remplissement’’
». Dans ce contexte, l’Eden-A correspond à cet au-delà suprasensible, que les sens ne peuvent
plus percevoir – à l’exception du sixième.
[23] Ibid., page 30.
[24] Ibid., page 50.
[25] Ibid., page 38.
[26] Jean-Clet Martin, op. cit., page 118.

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