INTERVIEW MICRO16 CLAUDE VUILLEMEZ

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INTERVIEW MICRO16 CLAUDE VUILLEMEZ
INTERVIEW MICRO16
CLAUDE VUILLEMEZ
En bref
La montre suisse telle qu’elle existe actuellement est en plein changement, « ce n’est
plus de l’horlogerie mais du luxe ; l’émotion supplante la fonction ». Les clients ne
recherchent plus des innovations au niveau du produit mais bien au niveau de
l’expression et la personnalisation de celui-ci. Le service apparaît comme la solution
pour insérer de la valeur ajoutée au produit. La révolution industrielle l’exprime très
bien, nous sommes dans une société de service où les clients se préoccupent moins
des produits. Le partage des connaissances est devenu le point central de la
consommation d’aujourd’hui. L’innovation dans le secteur du luxe se situera plus au
niveau de l’expérience vécue et la personnalisation du produit. Les clients veulent de
la tradition. L’innovation est timorée et trop d’innovation casserait l’image du produit
de luxe qu’est la montre suisse. L’intemporalité de ce savoir-faire hors du commun en
fait sa valeur précieuse. Cette aura de rêve est actuellement remise en cause par
l’emprise progressive de nouvelles valeurs sociétales et par une évolution
technologique sans précédent.
Le focus
Les conférences de Micro16 traiteront de l’industrie 4.0. Comment se manifeste cette
transition industrielle dans le domaine de l’horlogerie ?
Tout produit et service est personnalisé par la révolution industrielle 4.0, l’objet de luxe qu’est la
montre va aussi dans ce sens. La production ne va pas se révolutionner mais l’approche du client,
la cadence avec laquelle on peut adapter les produits aux attentes sont les défis du moment. Il faut
être conscient que nous ne sommes pas attendus sur des énièmes complications ou matériaux ;
malgré le fait que ces nouveautés créent le buzz, elles ne s’installent pas. Ce que le client
demande, c’est de la valeur pour son argent ; une expérience et la personnalisation du produit.
L’horlogerie suisse traverse une phase de turbulences. Dans quelles mesures
l’innovation peut-elle sauver ce secteur actuellement en crise ?
On vit actuellement une crise structurelle encombrée par des problématiques géopolitiques
conjoncturelles. Il existe une problématique de fond et le peu de confiance donné aux institutions
font que beaucoup de jeunes se retrouvent au chômage. Le système, tel qu’il a été construit ces
dernières années, ne nous permettra pas de trouver les solutions pour le futur. Le monde horloger
continue à offrir des produits issus de cette mouvance qui en fait le minimum en terme de fonction.
La croissance de l’horlogerie s’est faite d’abord par la hausse des prix et non celle du service.
L’industrie horlogère doit donc se repositionner par rapport aux attentes des clients. La richesse ne
sert qu’à accumuler du matériel mais ne rend pas heureux. Nous devons donner de la vraie valeur
au produit. Un client portant une montre des années 60 est allé chercher de la valeur au niveau de
son ressenti personnel et non directement au niveau du produit. A l’image d’une voiture où le client
peut choisir ses options, l’horlogerie doit pouvoir proposer à ses clients la personnalisation de
celle-ci. Le client actuel rêve de pouvoir parler à l’horloger qui a assemblé sa nouvelle montre. Elle
devient ainsi un objet émotionnel qui n’est pas seulement rattaché à du papier glacé mais aussi à
de vraies racines.
Interview micro16
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Quels sont les atouts et les faiblesses de l’horlogerie suisse par rapport à ses
concurrents étrangers ?
L’industrie suisse est forte car elle a peu de concurrents intrinsèques. Nos concurrents sont les
bouteilles de champagne, les voitures de luxe, les hôtels, … En bref, l’industrie du luxe dans sa
totalité est notre concurrent. La concurrence vient aussi d’un autre objet qui vise le même poignet
que nous, les montres connectées. Mais elles ne sont pas des concurrents de valeur. Si le client
achète une montre mécanique qui donne l’heure plus ou moins précisément, il n’achète pas la
fonction mais bien un objet qui lui plaît. Une tradition, la magie de la mécanique (qui disparaît peu
à peu dans notre monde.) Dans le cœur de gamme (jusqu’à CHF 1500), il existe certes de réels
concurrents, mais au-dessus de ce seuil la concurrence est interne. Potentiellement, pour que ce
nouveau produit qui offre de multiples fonctions devienne un concurrent, il faudrait y ajouter des
émotions. Dans l’horlogerie du luxe, il y a peu de concurrent, mais dans l’usage qu’on peut faire du
poignet en terme d’endroit immobilier, l’horlogerie doit absolument se soucier de ses concurrents.
La principale faiblesse de l’horlogerie est le prix qui pousse à marginaliser les volumes. Les
chiffres croissent en valeur mais jamais en volume. On se dirige vers un élitisme qui pousse nos
produits vers la catégorie des œuvres d’art. Dans la majorité des pays du monde, il n’est même
plus possible de les porter dans la rue. Les produits horlogers se raréfient et deviendront des
œuvres d’art et seront peut-être destinées à être cachées dans des coffres ou des port-francs
sans plus partager.
Selon Ludwig Oechslin, l’horlogerie n’aurait pas produit depuis ces dernières années
de véritables innovations. Êtes-vous d’accord avec cette affirmation ?
Cette affirmation est un peu sèche. L’industrie horlogère n’a certes pas innové par rapport à ce
dont elle a hérité mais la production est plus souple qu’auparavant, ce qui permet de ne pas limiter
la créativité. Il y a eu des innovations dans les moyens de transformer une idée en un produit.
Nous savons créer des produits exceptionnels grâce aux moyens industriels à disposition. Il est
possible de visiter les mouvements grâce à de nouveaux matériaux, grâce à de nouveaux
procédés de fabrication. Il y eu une évolution dans la maitrise des métiers et les façons de
fabriquer. Ce qui nous a permis de faire des choses exceptionnelles qui n’existaient pas avant.
Réinventer la division de l’heure avec des rouages, c’est possible mais le système actuel est des
plus efficient et fonctionne depuis des décennies. Si nous réinventons, cela ne peut être qu’une
animation de quelque chose qui existe déjà. Inventer, c’est sortir de la tradition et quitter la façon
mécanique de compter le temps ; c’est basculer dans le quartz. L’horlogerie l’a fait il y a 40 ans. Si
on veut innover dans le sens de la 4éme révolution industrielle, il faudrait quitter la mécanique
mais on ne peut pas le faire. La vraie innovation se fait dans la silicone valley. L’horlogerie, elle,
est réduite à une niche dans laquelle le passé est entretenu. Cependant, la qualité des produits est
bien meilleure qu’avant. L’innovation faite est un peu sourde. L’horlogerie fait mieux qu’avant mais
la partition, elle, n’a pas changé. Nous n’avons pas innové intrinsèquement mais si on innove trop
on bascule dans la silicone valley. Je suis donc à moitié d’accord avec M. Oechslin.
Comment imaginez-vous le métier d’horloger d’ici une vingtaine d’années ?
En Suisse, nous possédons une force énorme car nous sommes les seuls à savoir faire des
produits exceptionnels en très petite quantité. Ce savoir-faire s’expose dans l’horlogerie avec des
micromécaniciens qui connaissent si bien leur domaine et des horlogers qui savent modifier et
placer les rouages et pièces d’un prototype jusqu’à ce qu’il fonctionne. Aujourd’hui le métier
d’horloger se situe dans le luxe avec les montres mais demain peut-être qu’il œuvrera dans la
médecine, je ne peux le savoir. Le génie micromécanique au-dessus de l’horlogerie pourra
s’appliquer à d’autres domaines mais l’horlogerie est tellement prospère que l’envie d’en sortir est
très faible.
01.09.2016 | par Sylvain Robert-Nicoud
©micro16.ch

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