L`exploitation du fer à Villerouge et Palairac (Aude, XVIIIe

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L`exploitation du fer à Villerouge et Palairac (Aude, XVIIIe
L'exploitation du fer à Villerouge et Palairac
(Aude, XVIIIe-milieu XIXe) :
une absence de techniques ?
Gauthier LANGLOIS
Alors que les forges à " la catalane " de Languedoc se développent et se perfectionnent, les mines de fer de
l'Aude et des Pyrénées-Orientales persistent jusqu'au milieu du XIXe siècle dans un mode d'exploitation
archaïque.
Payés au quintal de minerai par les maîtres de forge, les mineurs paysans se contentent de
dépiler les filons par des descenderies subverticales, au mépris des difficultés d'aérage, d'exhaure et de
circulation. Les chantiers sont abandonnés au moindre problème, pour une mine voisine, elle même
autrefois abandonnée pour les mêmes raisons. Le grillage du minerai sur le carreau, et son transport
rendent son prix exorbitant. Les conseils éclairés de minéralogistes et d'ingénieurs restent dans ces
conditions sans effets.
Cependant, ces techniques ne nécessitant pas de capitaux, restent adaptées à un monde et une économie
agricoles, préservés un certain temps de la concurrence.
Les mineurs et leur techniques :
Les mineurs étaient tous originaires des villages voisins où ils résidaient. Les quatre maîtres de forge
qui s'approvisionnaient régulièrement aux mines de fer des Corbières, se contentaient de choisir parmi eux
des commis, chargés de les représenter.
Les mines étaient situées exclusivement dans les vacants des différentes communes. Aussi l'extraction
du fer ne gênait personne et son exploitation était pratiquement libre. Jusqu'à la Révolution, les mineurs se
contentaient de passer des baux avec les bénédictins de Lagrasse, seigneurs de Palairac, ou l'Archevêque
de Narbonne, seigneur de Villerouge. Moyennant la redevance de 2 sous 6 deniers par tonneau de 5
quintaux de minerai, ils creusaient où bon leur semblait. En contre partie, une mine n'appartenait à un
groupe de mineurs ou à un maître de forge que tant que ceux-ci l'exploitaient. Aussi les exploitations
étaient juridiquement très précaires.
Seule l'exploitation de Jean-Joseph de Varnier faisait exception. Ce receveur général des fermes du roi
avait construit en 1784 la forge de Quillan. Nouveau venu parmi les exploitants, il s'assura d'une
concession sur ces mines et tenta en vain de se servir de ce titre pour avoir le monopole de l'extraction. Il
avait fait construire au milieu du district minier un bâtiment qui abritait le matériel, le logement de son
commis, et des lits à la disposition des mineurs qui désiraient coucher sur place. Mais ses mineurs ne
travaillaient pas différemment des autres et leur matériel, plutôt réduit, ne se différenciait guère de
l'outillage agricole
Les mineurs les plus expérimentés, ou "piqueurs", se chargeaient de l'extraction. Le travail s'effectuait au
hasard du pic, éclairé à la lampe à huile ou "calel". Outre les pics, ils utilisaient, quand le minerai était plus
dur, des marteaux et des pointerolles sans manche en tout point comparables à celles de l'Antiquité. Les
"sorteurs" ramassaient le minerai à l'aide de pelles de bois et de houes et le remontaient au jour dans des
hottes ou "gourbils".
Payés au quintal de minerai, sans formation ni encadrement technique, les mineurs ne se contentaient
que d'enlever le fer le plus riche, la où son extraction était la plus facile. Comme il n'était pas question
d'investir dans un travail qui ne soit pas immédiatement productif, les aménagements de la mine se
limitaient à la création d'un vague cheminement entre les déblais maintenus par des murs de pierres sèches,
afin de faciliter le travail des sorteurs. La poudre n'était employée qu'avec parcimonie lorsqu'une masse
calcaire gênait la poursuite des travaux. Mais quand le minerai devenait trop dur, s'appauvrissait, ou que
l'on rencontrait une nappe d'eau, on préférait abandonner la mine et reprendre une excavation voisine
souvent abandonnée dans les mêmes conditions.
Cette attitude était rendue possible par le grand nombre de gîtes de fer de cette région. (Les ingénieurs de
mines estimaient au XIXe siècle qu'il y avait plus de 300 ouvertures de mines sur la seule commune de
Palairac). Ces mines reprises épisodiquement affectent des formes très diverses dues à la variété des
conditions gîtologiques. Les amas karstiques à ciel ouvert ont été exploités les premiers. Remplis de tonnes
de déblais par un abandon prolongé, et donc difficiles à remettre en exploitation, ils n'ont livré que peu de
minerai au XVIIIe et au XIXe siècle. Les mines souterraines de Serremijane et las Coupes, qui ont
constitué la majorité des approvisionnement en fer de cette époque et donné leur nom à la principale
concession, se présentent sous la forme de remplissages de karsts subverticaux.
Il n'était donc pas très difficile de les exploiter en perçant des travers-bancs à la base de la montagne, ou
tout au moins de remonter le minerai par des systèmes de treuils et de descenderies aménagés à peu de
frais dans les dépilages. Ou encore, de percer dans le filon des galeries descendantes par les quelles on
pourrait remonter le minerai à la brouette. C'est ce que des ingénieurs de renom comme de Gensanne,
Duhamel, ou Brochin, se sont efforcés en vain de conseiller. Mais la forme complexe et très lenticulaire de
ces gîtes déroutait les mineurs, car il est vrai que la stérilité est souvent voisine de l'abondance. D'autre part
le bois nécessaire à ce genre d'installation technique faisait justement défaut et n'était d'ailleurs employé
qu'avec parcimonie dans l'étayage. L'éponte étant suffisamment solide pour ne pas avoir besoin de boiser,
on se limitait à laisser quelques piliers tournés, et, exceptionnellement à placer un étai de bois quand une
roche menaçait de se détacher du plafond.
Il est à peine besoin de préciser les problèmes engendrés par ce mode d'exploitation complètement
anarchique. Outre que creuser le minerai en descendant est plus difficile qu'en montant, se pose le
problème des déblais qu'on doit évacuer en remontant dans des chantiers abandonnés, maintenus par de
dangereux murets de pierre sèche. Bien souvent les mineurs sont obligés de déplacer à nouveau ces
déblais, quand le chantier principal semble épuisé. Le remontage du minerai est particulièrement pénible et
périlleux. Les sorteurs n'emportent ainsi à chaque voyage qu'une vingtaine de kilos dans leurs hottes. La
mine est abandonnée au moindre problème d'exhaure ou d'aérage. Il est donc difficile, quand on visite ces
mines d'y déceler une quelconque organisation artificielle, et beaucoup passaient et passent encore pour
des grottes.
Le carreau de la mine n'était pas mieux aménagé. Les déblais, quand ils ne pouvaient être laissés à
l'intérieur, étaient étalés pour former une terrasse. On y stockait le minerai, trié par des femmes. A
proximité s'élevait une cabane, souvent de pierre sèches, qui servait à entreposer la poudre et les outils. Un
ou deux fours de grillage étaient aménagés dans le bord de la terrasse, de façon à faciliter leur chargement
par le haut. Comme les cabanes, ces fours étaient construits à sec avec des fragments d'éponte ou de
minerai pauvre.
Le grillage n'est indispensable qu'avec des minerais pyriteux, qui ne peuvent être directement réduits
dans des forges catalanes. C'est pour cette raison qu'on délaissait les gisements de pyrite de fer au profit
des mines d'hématite, goethite ou sidérose. Le seul intérêt de cette opération sur ces derniers minerais était
de réduire leur poids d'environ 1/3, ce qui permettait une économie substantielle sur les coûts de transport.
Le transport du minerai était en effet assuré uniquement par des mulets dans la plus grande partie des
Corbières, les rares routes carrossables, mal entretenues, n'étaient pas ou plus accessibles à des charrettes
lourdement chargées Un mulet est capable de transporter 120 kg de minerai, soit un peu plus de la moitié
de la production moyenne par mineur et par jour. Ainsi en 1835, la production de l'année s'élevant à 986
tonnes, un convoi de 50 à 100 mulets partait en moyenne tous les trois jours ravitailler les forges. En 1813
le minerai était vendu 1,33 F. le quintal sur le carreau de la mine, 2,80 F à Lagrasse où il était entreposé
puis expédié par charrettes, 5,65 F à Saint-Denis-Lacombe, la forge la plus éloignée du lieu d'extraction.
Le transport représentait donc 50 à 72% du prix du minerai, soit largement plus que les chiffres recueillis
par Denis Woronof, qui estime que sous la Révolution le transport comptait pour 30 à 60% du prix global
du fer en France.
Les graphiques 1 à 5 montrent bien la part considérable de la main d’œuvre et des transports dans les
dépenses de l'exploitation et le prix de revient du fer. Les investissements y sont nuls (figure 4). L'absence
de qualification des ouvriers s'observe dans l'échelle des salaires : le commis touche seulement 25 % de
plus qu'un manœuvre (figure 2). La répartition dans l'année des expéditions de fer à la forge de Quillan
montre le caractère saisonnier, lié au calendrier agricole des activités d'extraction et de forgeage (figure 1).
(Compte tenu des décalages entre extraction et expédition, la période fin janvier-fin février correspond à
une période de froid où le transport est sans doute impossible ; juin à août au chômage de la forge par
manque d'eau ; fin novembre-début octobre à l'occupation des mineurs par des travaux agricoles (foins,
vendange, labours). L'absence d'investissements techniques ne s'explique pas seulement par les contraintes
naturelles que nous avons vu : gîtologie complexe, relief faisant obstacle aux transports, absence de bois et
d'eau, mais surtout par des conditions économiques et sociales particulières. Les Corbières ne possèdent
pas d'infrastructure industrielle, les grosses forges étant situées en périphérie soit, dans la haute vallée de
l'Aude, la Montagne Noire, l'Ariège et les Pyrénées-Orientales. Les débouchés locaux sont insignifiants, la
population réduite, et les capitaux sont rares. En effet, les propriétés se sont très morcelées en Languedoc
du fait de la pratique du partage égal entre tous les héritiers. Comme l'a montré E. Le Roy Ladurie dans sa
thèse, le Languedoc, pays à l'écosystème fragile, est entré depuis le seizième siècle dans un cycle de sous
développement dans lequel le terroir agricole s'est trouvé sacrifié. L'économie minière et métallurgique des
Corbières est un exemple typique du cycle infernal de mauvaise gestion des ressources : on grille le
minerai avec du charbon de bois pour faire des économie de transport, or le bois se fait de plus en plus
rare, notamment parce qu'il est détruit par l'élevage. Et le transport nécessite de nombreuses bêtes de
sommes qu'il faut nourrir. Le sol nu ne retient plus l'eau, la végétation a du mal à repousser et le débit des
cours d'eau est moins régulier. Les forges et les moulins manquent donc d'eau en été etc.
Un dernier obstacle aux investissements techniques vient des structures sociales Languedociennes :
l'extraction du fer, comme toute autre activité se pratique en famille ou par petits groupe. L'individualisme
et l'égalitarisme des esprits ne favorise pas les groupements importants de capitaux et de main d’œuvre.
Comme dans le reste de la France, l'extraction du fer des Corbières est adaptée à une économie agricole où
les paysans se faisant mineurs trouvent, sans avoir besoin d'investir, un revenu complémentaire qui leur
permet de survivre. Elle ne dégage pas de bénéfices pouvant être réinvestis dans des améliorations
techniques.
Notes :
(1)Cette étude a été rédigée à partir de notre maîtrise, Inventaire et étude des mines et industries
métallurgiques des Corbières, du Moyen Âge à nos jours, Université de Paris I, 1987, à laquelle nous
renvoyons pour les références qui seraient trop nombreuses pour cet article.
(2)Il fut notamment envoyé par le ministre Trudaine visiter les mines et les forges de Bohême et du Tyrol
en compagnie de Gabriel Jars. Il travailla avec de Dietrich pour son rapport sur les Pyrénées. La
Révolution lui donna également d'importantes responsabilités.
(3)La concession de Serremijane et Las Coupes resta dans la même famille jusqu'en 1909.
(4)Nous en connaissons une partie par une plainte, déposée par Varnier à la suite d'un vol commis par
quelques mineurs jaloux en 1785 : 3 hottes ou "gourbils", 2 corbeilles, 3 pelles de bois, 1 écheveau de
coton, 20 mèches soufrées, 60 livres de poudre, 15 livres d'huile d'olive dans deux jarres...
(5) Ceux que nous avons étudié, comme celui du Roc Noir, mesurent autour de 2,80 m de diamètre et 2,20
m de haut, avec une ouverture de 0,60 à la base pour le tirage et le déchargement.
(6)Dans le Canigou, relate l'ingénieur des mines Brochin, certaines mines n'étaient même pas accessibles
aux mulets. On employait alors des femmes...
(7) E. Le Roy Ladurie, Les Paysans du Languedoc, Paris, SEVPEN, 1966.
Principales sources et orientation bibliographique :
BROCHIN : Rapport au conseil des mines sur les mines de fer de Villerouge, Félines, Palairac et
Davejean et sur les mesures à prendre pour régulariser leur exploitation et les faire valoir au profit du
Trésor Publique comme propriétés domaniales. 21 floréal an 13. Ms. 12 p. (Arch. dép. de l'Aude, S 742).
BROCHIN : Rapport à Monsieur le conseiller d'état directeur général des mines, sur les mines de
Villerouge... 4 décembre 1813. Ms. de 13 p. et plan de situation. (Arch. dép. de l'Aude, S 742).
FRANÇOIS Jules : Recherche sur le gisement et le traitement direct des minerais de fer dans les Pyrénées
et particulièrement dans l'Ariège suivi de considérations historiques, économiques et pratiques sur le
traitement du fer et de l'acier dans les Pyrénées. Paris, 1843, 2 vol.
LAPASSAT Robert : " L'industrie du fer dans les Pyrénées orientales et ariégeoises au XIXe siècle. I les
forges catalanes. II Martinets et boutiques de cloutiers ", dans Conflent, n° 120, 1983,78 p. ; n° 129, 1984,
96 p.
WORONOFF Denis : L'industrie sidérurgique en France pendant la Révolution et l'Empire. Ed. de
l'E.H.E.S.S., Paris, 1984, 592 p.
Complément bibliographique :
LANGLOIS (Gauthier). - « L’exploitation minière de l’Antiquité à nos jours dans le canton de Durban »,
Opération Vilatges al País, canton de Durban dans les Corbières, sous la direction de Francis Poudou,
Narbonne : Fédération Léo Lagrange, 1999, vol. 1, pp. 92-107.
(On peut se procurer cet ouvrage volumineux et très riche de 404 pages au prix de 220 F + 30 F de
frais de port à Vilatges al País - Ciném'Aude 2000, 27 avenue de Lattre de Tassigny, 11 000 Narbonne, tél.
04 68-32 00 83).

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