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LE MATRICULE
DES ANGES
N°98. Nov-déc 2008
5,50 €
Le mensuel de la littérature contemporaine
ÉDITEUR
Esperluète
trait d’union
ENTRETIEN
Gary Victor
l’âme de Haïti
ÉVÉNEMENT
Martinet sort
de l’ombre
DOSSIER
La galaxie
Fresán
La vie
littéraire
à Poitiers
LIVRES REÇUS
• Europe N°954 (Freud et la culture)
• Fusées N°14
• Décharge N°139
• Fario N°6 (Saluer Julien Gracq)
• Ficciones N°11-13
• La NRf N°587 (Arthur Cravan)
• Sigila N°22 (Secret des origine)
• Arpentages 2008
• Gong N°21
• Psychanalyse N°13
• Chemin des livres N°16
• Penser / rêver N°14
• Le Préau des collines N°9 (Lettres à M.B.)
• Litterall N°15/16
• Triages supplément 2008 (Antoine Emaz)
• Vacarme N°45 (Olivier Cadiot)
• La Femelle du requin N°31 (Roubaud)
• Aden N°7 : Paul Nizan et les années trente
• Imp Act N°2
10/18
• David Leavitt Le Manuscrit perdu
de Jonah Boyd
• Mary Relindes Ellis Wisconsin
• Ben Marcus Silence selon Jane Dark
• Travis Holland Loubianka
400 COUPS
• Patrick Drolet Un souvenir ainsi qu’un
corps solide ont plusieurs tons de noirceur
ABSALON
• Jacques Roubaud La Princesse Hoppy ou
Le Conte du Labrador
ABSTEME & BOBANCE
• Nicole Caligaris Les Hommes signes
ACTES SUD
• Raj Kamal Jha Et les morts nous abandonnent
• Dominique Conil En espérant la guerre
• Chi Li Les Sentinelles des blés
• Brigitte Allègre Les Fantômes de Sénomagus
• Paul Nizon Le Ramassement de soi
• Elfriede Jelinek Œuvres romanesques
• Yoshi Oida L’Acteur rusé
• Cees Nooteboom Pluie rouge
ACTES SUD-PAPIERS
• Gilles Granouillet L’Envolée (suivi de)
Ma mère qui chantait sur un phare
• Christophe Donner Libres enfants
• Denis Lachaud Moi et ma bouche
CADASTRE8ZÉRO
• Jean-Pierre Cannet Portraits à la boue
CASTOR ASTRAL (LE)
• Hervé Picart Le Dé d’Atanas : Première
enquête de l’antiquaire
CERCLE D’ART
• Adila Laïdi-Hanieh Palestine : Rien ne
nous manque ici
CHAMBRE D’ÉCHOS (LA)
• Sébastien Ménestrier Heddad
CHANT D’ORTIES
• Jean-Pierre Levaray A quelques pas de l’usine
CHERCHE MIDI (ÉDITIONS DU)
• Norman Mailer Correspondance 1949-1986
• Jean Malaquais Coups de barre
• Jean Orizet Le Regard et l’énigme : œuvres
poétique 1958-2008
CHRISTIAN BOURGOIS
• Laura Kasischke La Couronne verte
• Susan Sontag Sur la photographie
• Wilhelm Genazino Léger mal du pays
• Susan Sontag Garder le sens mais altérer la
forme
CIRCA 1924
• Joël-Claude Meffre L’Aboi sans fin
CORRIDOR BLEU (LE)
• Pascal Boulanger Jamais ne dors
DELPHINE MONTALANT
• Isabelle Minière Maison buissonnière
DERNIER TÉLÉGRAMME
• Philippe Castellin Update !
• Hervé Brunaux Comme Arsène Lupin
• Haris Rekanovic Index levé vers le ciel
DES FEMMES-ANTOINETTE FOUQUE
• Chantal Chawaf Les Obscures
DIFFÉRENCE (LA)
• Jean-Claude Le Gouic Raoul Dufy :
La Modernité en mouvement
• André Laude Œuvre poétique
• Lina Lachgar Belladone et co
• Hélène Dorion Le Hublot des heures
• Mario Claudio Rosa
• Abdelkébir Khatibi Le Scribe et son ombre
• Claudio Magris Vous comprendrez donc
• Edouard Graham Passages d’encre :
Échanges littéraires dans la bibliothèque
Jean Bonna 1850-1900
• Kevin Vennemann Près de Jedenew
• Michel Lafon Une vie de Pierre Ménard
GINKGO
• Emile Chabrand Le Tour du monde d’un
Barcelonnette (1882-1883)
GRASSET
• Claire Gallois Une fille cousue de fil blanc
• Claire Gallois L’Empreinte des choses cassées
GROS TEXTES
• Daniel Giraud Conduite intérieure
IMPRESSIONS NOUVELLES
• Jan Bætens La Novellisation : Du film au
roman
INVENTAIRE / INVENTION
• Vladimir Maiakovski De ça (1923) (suivi
de) L’Adresse à Vladimir de Henri Deluy
• Suzanne Doppelt Le Monde est beau, il est
rond
• Florence Pazzottu S’il tranche
• Olivia Rosenthal Les Lois de l’hospitalié
JOELLE LOSFELD
• Marc Villard Bird
• Paula Fox Parure d’emprunt
JOSÉ CORTI
• Issa Makhlouf Lettre aux deux sœurs
• Violet Hunt La Nuit des saisons mortes
• John Muir Journal de voyage dans l’arctique
KIMÉ
• Yves Bonnefoy Farhad Ostovani et le livre
KLINCKSIECK
• Jean-Paul Olive Un son désenchanté
LANSMAN
• Éric Durnez Brousailles
• Evelyne de la Chenelière L’Héritage de
Darwin
LIVRE DE POCHE (LE)
• Miguel de Cervantès Œuvres : Don
Quichotte (suivi de) Nouvelles exemplaires
PUF
• Camille de Toledo Visiter le Flurkistan ou
Les Illusions de la littérature monde
• Pascal Chabot Après le progrès
PUPS
• Evanghelia Stead/Hélène Védrine
L’Europe des revues 1880-1920
RIVAGES
• Helmut Krausser Eros
• Wlodzimierz Odojewski Une saison
à Venise
• Spike Milligan Mon rôle dans la chute
d’Adolf Hitler
• Sjon Sur la paupière de mon père
ROBERT LAFFONT
• L.E. Modesitt Elyseum
ROUERGUE (ÉDITIONS DU)
• Attilio Veraldi Nez de chien
SABINE WESPIESER
• Yanick Lahens La Couleur de l’aube
SERPENT À PLUMES (LE)
• Natsume Sôseki Échos illusoires du luth
(suivi de) Goût en héritage
SEUIL
• Henri Raczymow Te parler encore
• Dominiq Jenvrey L’E.T. fiction concrète
• Denis Lavant/Kristina Rady/ Serge
Teyssot-Gay Attila Jozsef : A cœur pur
• Mo Yan Quarante et un coups de canon
• Christophe Fiat Stephen King forever
SILOE
• Maja Brick Le Rat, mon ami
• Stuart Dybek L’Histoire de la brume
SOLITAIRES INTEMPESTIFS (LES)
• Jean-Luc Lagarce Ebauche d’un portrait
• Pauline Sales Les Arrangements
• Annie Zadek Vivant
• John Retallack Risque
• Bridget O’Connor Fanions
• Collectif Jean-Luc Lagarce dans le
mouvement dramatique : vol.4
MÉLIS
• Bernard Mazo Sur les sentiers de la poésie :
Trente cinq voix poétiques du XXe siècle
STOCK
• Pär Lagerkvist Barabbas
• Sigrid Undset Olav Audunsson
• Philippe Claudel Parle-moi d’amour
• Gila Lustiger Un bonheur insoupçonnable
DIFFÉRENCE / LE KRILL
• Emmanuelle K. Quand l’obéissance est
devenue impossible
DUMERCHEZ
• Raymond Farina Eclats de vivre
MORT-QUI-TROMPE
• Sarah Vajda Le Terminal des anges
SULLIVER
• Louis Mandler L’Humanité sans sépulture
MOT ET LE RESTE
• Claire Fercak The smashing pumpkins :
Tarantula box set
AL MANAR
• Mohammed Kacimi/Jalil Bennani Traces
et paroles : des adolescents, un peintre,
un psychanalyste
ALBIANA
• André Mastor La Nuit de Sainte-Hélène
ENCRE MARINE
• Philippe Saltel La Puissance de la vie
• Jean-Marie Guyau Esquisse d’une morale
sans obligation ni sanction
NOUVELLES ÉDITIONS LIGNES
• Arno Münster André Gorz ou le socialisme
difficile
TALLANDIER
• Frédéric Martinez Prends garde à la
douceur des choses : Paul-Jean Toulet, une
vie en morceaux (1867-1920)
ALBIN MICHEL
• Mia Couto Un fleuve appelé temps, une
maison appelée terre
• Alain Vircondelet Séraphine
• Francis Carco Le Roman de François Villon
• Sándor Márai Premier amour
FABRIQUE (LA)
• Jacques Rancière Le Spectateur émancipé
FAYARD
• Joseph Incardona Remington
ACTION POÉTIQUE
• Endre Kukorelly Je flânerai un peu moins
AGE D'HOMME (L’)
• Kama Sywor Kamanda Œuvre poétique
AL DANTE
• Bruno Lemoine L’Après-journal Nijinski
ALIDADES
• Francis Coffinet L’Argile des voyous
• Pierre Courtaud Petite théorie du passage
ALLIA
• Marcel Schwob François Rabelais
• Marcel Schwob François Villon
ALLUSIFS (LES)
• Wlodzimierz Odojewski La Nudité des
femmes
ARBRE VENGEUR
• Alfred Franklin Les Ruines de Paris en 4908
ARFUYEN
• Roger Munier Pour un psaume
ATTENTE (L’)
• Jean-Marc Baillieu Ave !
Belles Lettres
• Friedrich A. Hayek Nouveaux essais de philosophie, de science politique, d’économie et
d’histoire des idées
BRUIT DES AUTRES (LE)
• Thierry Renard Va, respire d’autres
02
lumières : La Deuxième vie de Rogelia Cruz
• Isabelle Pinçon Je suis abstrait : Van Gogh
ENS ÉDITIONS
• Fabio Scotto Bernard Noël : le corps du verbe
FLAMMARION
• Lluis Anton Baulenas Des noms sur le sable
• Mathieu Bénézet Ne te confie qu’à moi
• Jean-Luc Caizergues Mon suicide
FOLIO
• Alexandre Dumas La Dame de Monsoreau
• Julian Barnes Arthur et George
• Olivier Bleys Semper Augustus
• Jean Rolin L’Explosion de la durite
• Orhan Pamuk Istanbul
• Jens Christian Grondahl Piazza Bucarest
• Collectif Des nouvelles de McSweeney’s
FOSSE AUX OURS (LA)
• Luciano Marrocu Faulas
GALLIMARD
• Bernhard Schlink Le Week-end
• Marcel Jousse L’Anthropologie du geste
• Marie Ferranti La Cadillac des Montadori
• J. M. G. Le Clézio Ritournelle de la faim
• Françoise Héritier Pour une anthropologie
symbolique du corps (CD)
• Gérard Manset A la Poursuite du Facteur
Cheval
• Oulitskaia Ludm Daniel Stein, interprète
LE MATRICULE DES ANGES N°96 SEPTEMBRE 2008
OLIVIER (L’)
• Rachel Cusk Egypt farm
• André Aciman Plus tard ou jamais
• Michel Faber Moins que parfait
• Alan Furst Le Correspondant étranger
OSLO
• Catherine Leblanc Fragments de bleu
P.O.L
• Jacques Jouet MRM
• Ovide Tristes Pontiques
PASSE DU VENT
• Jean-Pierre Siméon Usages du poème :
Conversation avec Yann Nicol
PLEIN CHANT
• Paule Adamy Aniterges
POINTS-SEUIL
• James Salter Un bonheur parfait
• Joyce Carol Oates Eux
• Joyce Carol Oates Mère disparue
• Richard Ford Une saison ardente
PRAIRIES ORDINAIRES (LES)
• Mike Davis/Bruno Bachmann Paradis
infernaux : Les Villes hallucinées du
néo-capitalisme
PRESSES SORBONNE NOUVELLE
• Audrey Lasserre/Anne Simon Nomadismes
des romancières contemporaines de langue
française
PROMENEUR (LE)
• Paul Collins La Folie de Banvard
TARABUSTE
• Louis Calaferte KM.500
• Nicolas Cendo Heures dites
TEMPS QU’IL FAIT (LE)
• Patrick Renou Seuls les vivants meurent
TEXTUEL
• Collectif 1918 l'Etrange Victoire
THÉÂTRALES
• Noëlle Renaude Une belle journée
THÉÂTRE OUVERT / TAPUSCRIT
• Jean Delabroy La Séparation des songes
• François Bégaudeau Le Problème
TRISTRAM
• J.G. Ballard Nouvelles complètes 1956-1962
• J.G. Ballard Sauvagerie
ULYSSE-FIN DE SIECLE
• Pierre Le Pillouër Trouver Hortense : Journal
de lecture à la lettre des Illuminations
VERDIER
• Varlam Chalamov La Quatrième Vologda
VERTICALES
• Jacques Rebotier Description de l’omme
VIVIANE HAMY
• Michel Bulteau Sinéma, les anges sont avec
toi (et DVD)
• Michel Bulteau Un tableau de Martial
Raysse
ZULMA
• Sax Rohmer Les Créatures du docteur
Fu Manchu
NOVEMBRE-DÉCEMBRE 2008
Sommaire # 98
04 AGENDA
36 DOMAINE FRANÇAIS
05 VU À LA TÉLÉ
41 JACQUES SERENA
06 ESSAIS
43 MÉDIATOCS
impose une écriture qui ouvre
à des voyages intérieurs.
Machiniste virtuel et ludique,
il crée une matière narrative en
quête de paradis perdus. Parution
de La Vitesse des choses.
07 REPÈRES
49 DOMAINE ÉTRANGER
08 ÉVÉNEMENT
53 TRADUCTION
10 POCHES
56 NOUVELLE
11 ZOOM
58 POÉSIE
Couverture : Olivier Roller
12 REVUES
60 HISTOIRE LITTÉRAIRE
13 CHOSES VUES
61 LES ÉGARÉS
26
RODRIGO FRESÁN
DOSSIER.- L’écrivain argentin
14
ESPERLUÈTE
17
POITIERS
16 THÉATRE
62 INTEMPORELS
24 NOUVELLES D’AILLEURS
63 COURRIER
ÉDITRICE.- Depuis 1994, la Belge
Anne Leloup façonne un joli catalogue
qui mêle l’écrit à l’image.
LIRE EN VILLE- Derrière une douce
tranquillité, la vie littéraire s’organise autour
de la médiation et des partenariats.
25 TEXTES & IMAGES
64 PORTRAIT
44
GARY VICTOR
56
EXPOSITION
DOMAINE FRANÇAIS.- Banal oubli
ARTS & LETTRES- Les futuristes
est un voyage onirique au cœur de la
mémoire haïtienne.
investissent le Centre Beauboug à Paris.
Une avant-garde explosive ?
I NDEX
Jean-Pierre Martinet, Jan Jacob Slauerhoff, Antoine Bello, Philippe
Forest, Martin Crimp, Lucy Caldwell, François Rivière, Apollinaire,
Marcus Malte, Jean Echenoz, Jean-Yves Lacroix, Marie Frering,
Antoine Piazza, Georges Perros/Gérard Philipe, Charles Juliet,
Valentine Goby, Jean-Luc Coudray, Josyane Savigneau, Jacques
Spitz, Jane Sautière, Grisélidis Réal, Jean Védrines, Olga Sedakova,
Sergueï Essenine, Joseph Winkler, Michel Faber, José Carlos
Somoza, Mario Rigoni Stern, Andrew O’Hagan, Almudena Grandes,
Thomas Wharton, Catalin Dorian Florescu, Issa Makhlouf, Silvia
Baron Supervielle, Alexander Dickow, Gérard Titus-Carmel, Louis
Guilloux, Roger de Beauvoir, Gabriel Chevallier, Gilbert Léautier.
La poésie contre le froid
L
a crise économique qui sévit depuis un
an et demi ne devait être qu’un soubresaut boursier puis est devenue une
simple crise financière, puis une crise financière assez forte pour ralentir la croissance,
puis, pour nous accompagner dans une
« croissance négative » et finalement la crise
financière est une crise économique. Ses
glissements sémantiques successifs, on se
demande ce qu’ils en pensent les ouvriers
des usines Renault placés en chômage technique à quelques semaines de Noël. Et si
l’on ressortait les beaux slogans d’il y a peu,
comme le fabuleux « travailler plus pour gagner plus », est-il nécessaire de vous demander ce que vous en pensez ? On joue sur la
réalité (notamment avec les subprimes),
puis sur les mots pour masquer la réalité.
Sur quoi va-t-on jouer pour masquer le retour du réel ? La vitesse (des marchés financiers) et le mensonge vident le réel du sens
qu’on lui cherche. Il y aurait une leçon à tirer
de ce qui nous arrive. Ne devrait-on pas voir
la nécessité de remettre le temps à sa place
(ou nous dans le temps) et les mots dans
leur rôle : nous donner le monde et non
nous le masquer ? La littérature pourrait
nous y aider. À condition qu’elle soit transmise, diffusée, médiatisée. On en est loin.
Pour preuve, ces échanges attrapés sur biblio.fr par une âme sensible (on a gommé
les noms, par magnanimité) : « Bonjour, la
médiathèque d'*** a un fonds important de
poésie contemporaine, dont une grande partie ne sort pas, et nous nous apprêtons à le
désherber. (…) Que faire des livres épuisés,
rares, témoins d’une époque ? Merci de vos
idées. » Réponse éclairée : « Plusieurs solutions s'offrent à vous qui doivent toutes être
validées par le conseil municipal puisque ces
livres sont du patrimoine communal : la première, à l'occasion du printemps des Poètes,
offrir ces livres au public, sur les marchés,
dans la bibliothèque ou ailleurs, en ayant pré-
venu auparavant les libraires locaux de cette
initiative ponctuelle. C'est ce qu'avait fait la
Bibliothèque de V*** mais à ses lecteurs
seulement avant son transfert dans son bâtiment actuel. La deuxième, offrir ces livres à
une association caritative qui les revendra
pour son compte. La troisième, les offrir aux
bibliothèques qui le souhaitent en leur faisant
parvenir la liste de ces ouvrages; et particulièrement les bibliothèques de la pénitentiaire qui manquent souvent cruellement de budget et dont les lecteurs apprécient
particulièrement la poésie. La quatrième de
les revendre à un euro symbolique aux lecteurs; mais il n'est jamais très agréable de
voir les anciennes marques de propriété d'un
bouquin chez soi... » Et pourquoi pas l’autodafé ? L’époque est mûre pour ça, non ?
Gardons les best-sellers (qui sortent) et brûlons la littérature : ça réchauffera les SDF.
Bon courage !
Thierry Guichard
LE MATRICULE DES ANGES N°96 SEPTEMBRE 2008
03
AGENDA
RENCONTRES, COLLOQUES, FESTIVALS
DR
Passons à l’orange
Le 7/11. À RomorantinLanthenay (41), rencontre avec
Charles Juliet et le peintre JeanMichel Marchetti, autour du
livre d’artiste « La Traversée »,
18h30, médiathèque.
A
près les rencontres irlandaises et galloises, portugaises, nordiques, Impressions d’Europe accueille pour sa 4e escale, du
6 au 9 novembre au Lieu unique de Nantes, les
littératures néerlandaise et flamande. Pendant
ces quatre jours, plusieurs débats seront organisés pour explorer la richesse et la diversité
de cette langue d’expression commune qu’est
le néerlandais. Seront ainsi présents des éditeurs et les écrivains Adriaan van Dis, grand
voyageur et connaisseur de l’Afrique dont les
fictions interrogent l’identité multiculturelle,
Oscar van den Boogaard, né au Surinam, l’un
des représentants de la jeune génération, ou
encore Kader Abdolah, auteur de La Maison de
la mosquée (Gallimard) qui évoque son pays
d’origine, l’Iran, fui il y a vingt ans, comme son pays d’adoption. Il sera donc question de cosmopolitisme et d’intégration pour cerner les enjeux de cette littérature
marquée par la colonisation et l’immigration. Un autre débat, brûlant d’actualité,
portera sur la « Belgique : Babel heureuse ? »
Inviter les Pays-Bas et la Frandre, c’est aussi s’arrêter sur une tradition typographique et une originalité graphique. Deux tables rondes aborderont ce thème de
l’identité visuelle en présence du dessinateur Joost Swarte (L’Art moderne), auquel
une expo est consacrée. La figure de Van Gogh, « peintre et écrivain », sera au cœur
d’une autre rencontre au cours de laquelle le comédien Denis Lavant lira des lettres
de Vincent à son frère Théo. En guise d’intermède, Patrice Delbourg évoquera une
seconde figure romantique du patrimoine batave, le footballeur Johan Cruijff, dit le
Hollandais volant, qui inventa de nouveaux dribbles sur les pelouses d’Europe dans
les années 70. On l’oublie trop souvent. Enfin, une place sera réservée aux aînés,
avec un dialogue autour de deux philosophes de la tolérance, Spinoza et Voltaire.
* Rencontres littéraires néerlandaises & flamandes, du 6 au 9 novembre,
à Nantes, Lieu unique – 02.40.12.42.37.
Du 7 au 15/11. À Bagneux
(92), festival de théâtre Auteurs
en acte autour de « 68-2008 /
écritures en héritage » (Gatti,
Jodorowsky, Arrabal, Lazare).
Du 11 au 15/11. À Montpellier,
« Les aventures de Nathalie
Nicole Nicole » de Marion
Aubert, mise en scène Marion
Guerrero, théâtre de Grammont.
Le 12/11. À Aix-en-Provence,
lecture de Philippe Jaccottet, à
propos de Giorgio Morandi et
d’Anne-Marie Jaccottet, 18h30,
bibliothèque Méjanes.
Du 12 au 16/11. À Chaumont
(52), 6e salon du livre, consacré
aux voyages en Méditerranée,
les Silos.
Le 13/11. À Lyon (4e),
rencontre avec Éric Chauvier et
Tristan Jordis, sur le thème
« quand le récit hésite entre la
fiction et la non-fiction »,
19h30, villa Gillet.
Du 13 au 16/11. À SaintNazaire, 6e Meeting, rencontres
littéraires internationales,
autour de « l’histoire ou la
géographie », de l’Égypte et du
Canada, avec entre autres David
Albahari, Gamal Ghitany,
Vassili Golovanov, Jean
Echenoz, Ying Chen, Enrique
Vila Matas, Lydie Salvayre.
Tour de France
ans le cadre de la Saison culturelle européenne,
la Maison des écrivains et de la littérature, associée à Culturesfrance, invite 27 écrivains en France,
jusqu’à la fin de l’année. Parmi les 80 rencontres organisées, quelques-unes valent le détour. À Paris, Imre Kertész dialoguera avec Boris Pahor (le 15/11, 15
h théâtre de l’Odéon), Lídia Jorge avec Gonçalo M. Tavares (le 10/11, 19 h théâtre du Châtelet), Marius Daniel Popescu et son hypnotisant Symphonie du loup
sera l’invité des librairies Tschann (le 6/11, 19h30) et
l’Arbre à lettres 5e (le 7/11, 19 h), Felipe Hernández
de Libralire (le 7/11, 18 h), Claudio Magris de l’Institut des sciences politiques (le 8/12, 19 h) et Alain
Fleischer du Petit Palais (le 10/12, 12h30). En province, l’écrivain allemand Daniel Kehlmann sera à Dijon, à l’Université de Bourgogne
(le 26/11, 14 h), le Vénitien Alberto Ongaro à Toulouse II Le Mirail (le 5/12, 10 h)
et Colum McCann à Rennes II (le 11/12, 11 h).
04
LE MATRICULE DES ANGES N°97 OCTOBRE 2008
Imre Kertész
D
Du 13 au 30/11. En FrancheComté, 7e rencontres littéraires
itinérantes, Les Petites Fugues,
sur le thème « A contretemps ».
Parmi les écrivains invités :
Pierre Silvain, Olivier Rolin,
Mathieu Riboulet, Gaëlle
Obiégly, Philippe de la
Genardière, Frédéric Pajak… –
03.81.82.04.40. (CRL)
Du 17 au 30/11. À Caen et en
région, le festival Les Boréales
accueille l’Islande. Littérature,
théâtre, cinéma…
Le 18/11. À Paris (4e), les
Mille-feuilles reçoivent Pierre
Senges, qui sera accompagné
d’Arno Bertina et de
Marguerite Gateau, 19h30,
restaurant Les Fous de l’île –
rés. 01.43.25.76.67.
Du 20 au 23/11. À Cognac
(16), festival des littératures
européennes, autour du voyage,
avec Enis Batur, Joseph
Winkler, Giuseppe Conte, John
Burnside… – 05.45.82.88.01.
Du 24/11 au 7/12. À
Montauban (82), Lydie Salvayre
est l’invitée du festival Lettres
d’automne. Lectures, débats,
spectacles autour de son travail
– 05.63.63.57.62.
Le 26/11. À Nantes, « Thomas
Pynchon, quelle Amérique ? »,
avec les traducteurs Claro et
Bernard Hoepffner, 18h30, Lieu
unique.
Du 27 au 29/11. Dans le
Vercors, Jean-Pierre Ostende
est l’invité de la librairie
itinérante L’Appel de la forêt –
06.22.53.00.56.
Les 28 et 29/11. À Thonon-lesBains, 8e rencontres littéraires
de la Facim en compagnie de
Valère Novarina, maison des
arts et bibliothèque –
04.78.30.75.74.
Le 13/12. À Bruxelles, journée
d’hommage à Julien Gracq,
avec Christian Hubin, Pierre
Mertens, Stéphane Bouquet,
Bernhild Boie, Jean-Louis
Leutrat, de 11 h à 18h30,
librairie Quartiers latins.
Jusqu’au 03/01/09. À Nîmes,
« Un miroir le long du
chemin », exposition des livres
et des photos de Gérard Macé.
À la bibliothèque du Carré d’art
(et à l’École supérieure des
Beaux-Arts jusqu’au 06/12)
VU À LA TÉLÉVISION FRANÇOIS SALVAING
M
aintenant que l’alerte est passée, on
peut le révéler aux siens : Timothée a frisé l’apoplexie à la fin de l’été. C’était
vers le milieu du dix-huitième épisode de
la quatorzième saison d’Urgences. Timothée s’était mis à soupçonner les scénaristes de préparer l’éjection de son personnage préféré,
Abigail Wyczenski Lockhart surnommée Abby : ils lui
avaient fait poser sa candidature dans un autre hôpital,
hors champ, au prétexte qu’au Cook County elle ne parvenait pas à obtenir sa titularisation. Or Timothée était pour
ainsi dire né à Urgences en même temps qu’Abby. Il ne
s’était laissé convaincre de jeter un œil sur la série par un
très féminin chœur de fans qu’à la fin du siècle dernier, au
milieu de la sixième saison. Et c’est précisément alors
qu’était apparue, en infirmière venue de l’obstétrique, Abby. Et en somme ils avaient traversé la dernière décennie
ensemble, Abby et lui. Timothée savait tout de la carrière
d’Abby (études reprises lors de la dixième saison, interne
dès le début de la onzième) comme de sa vie privée (de
l’aristocratique Carter à l’immigré Kovac, de l’alcoolisme à
la maternité). Abby, la douceur, la douleur mêmes. Et de
capricieux pisse-copie prétendaient nous la virer !
Il n’en fut rien, les protestations déferlèrent sûrement de
l’Alabama au Botswana, du Colorado à la Colombie, du Michigan au Minervois, et les scénaristes félons durent attribuer in extremis à l’emblématique Abby le statut qu’elle
réclamait au Cook County. La tension de Timothée retomba. Mais au cours de cette quatorzième saison, il avait
contracté, telle une maladie nosocomiale, la nostalgie des
blouses. En attendant la quinzième et paraît-il ultime, il
chercha, trouva aisément (les programmes en étaient prodigues) des ersatz d’Urgences. Las ! Le Dr House, si
brillant, sarcastique et drogué qu’il s’efforçât de paraître,
n’était qu’un Sherlock Holmes à scalpel. Hélas ! Même juchées les unes sur les autres, les Meredith, Cristina et Izzie de Grey’s anatomy n’arrivaient pas à la cheville de l’humanité d’Abby.
Timothée se rabattit sur les documentaires, les blouses y
abondaient, en vérité. Loin derrière le personnel policier,
mais en concurrence avec les gens de justice, le personnel
soignant constituait l’une des populations les plus représentées à la télévision. Par exemple, vous tombiez sur un
anniversaire de Papy. Le Papy en question s’avérait, à cinquante-neuf ans, un cardiaque en attente de greffe, et l’une
de ses filles une infirmière de profession. Et Patricia racontait que, l’autre nuit, de garde à l’hôpital, on était venu lui
demander, d’urgence, des glaçons. C’était pour conserver à
l’adéquate température un organe. « Si ça se trouve, c’est
le cœur pour mon papa », avouait-elle s’être dit. Et puis,
non… Tous de lever leur verre à ta santé, Papy.
Timothée courut dans des couloirs bleuâtres ou verdâtres
derrière Des Femmes en blanc, internes débutantes, se
pencha avec elles sur une fillette tombée d’une table à langer. Puis, ça va aller, ça va aller, sur la mère au visage dévasté par l’angoisse et la culpabilité. Puis sur les chances
Blouses
blues
de survie d’un vieillard comateux, hémorragie cérébrale
généralisée. Puis… Un autre soir, dans Strip-tease, il suivit
les phases de la décision chez le chef de service d’un hôpital belge, fallait-il ou non opérer ce type ? Et le professeur
en question d’expliquer le pourquoi de sa lenteur. Pour
rien au monde, il ne conseillerait à ses enfants de reprendre son flambeau, une seule erreur opératoire aujourd’hui pouvait vous conduire à la ruine et à l’esclavage,
devant le volume des indemnités réclamées en cas d’accident, les assurances étaient hors de prix ou même refusaient de vous couvrir.
Drôle d’automne. Timothée n’y rata presque jamais le quotidien Magazine de la santé. L’émission était l’une des
rares d’information qui ne lui filât pas instantanément des
boutons ou des plaques. Les présentateurs formaient un
couple de pédagogues sans pédantisme, de vulgarisateurs
sans vulgarité. Ils dirigeaient avec une autorité souriante
une escouade de jeunes chroniqueurs qui ne dissipaient
pas, comme sur tant d’autres plateaux, leur énergie à exhiber leur jeunesse, mais accomplissaient leur tâche avec
une prompte et sobre clarté. Timothée apprenait comment
fonctionnait et dysfonctionnait telle membrane, où en était
la recherche sur telle endémie. Il entendait des bouches
les plus autorisées que l’état des hôpitaux publics français
se rapprochait de plus en plus de celui des hôpitaux
d’Afrique, qu’aux États-Unis quarante-cinq millions de personnes vivaient sans « couverture-maladie », ou que les
premières conséquences du Tsunami économique en chemin apparaîtraient aux urgences : montée des crises d’angoisse, d’alcoolisme, de violences conjugales…
En revanche, sous prétexte qu’ils n’officiaient pas en
blouses mais en costumes trois-pièces, Timothée s’obstina à fuir pendant cette même période le défilé des soignants, par 4, 7, 8 ou 27, au chevet du monde. Il devina
tout de même, de loin, que le capitalisme, pourtant la santé même, avait été par eux placé sous perfusion massive,
ses agents contaminants mis aux petits soins intensifs, et
que leurs victimes (emplois, salaires, pensions, épargne,
services publics) étaient promises à la chirurgie, pour
d’amples amputations.
LE MATRICULE DES ANGES N°97 OCTOBRE 2008
05
ESSAIS
Latins lovers
La langue latine se décline,
elle bouge encore. Wilfried
Stroh lui consacre un récit
enthousiasmant.
Q
uoi de commun entre Saint
Jérôme, Dante, Leibniz, Jean
Jaurès ? Ceux-là, et tant
d'autres, s'exprimèrent en latin. Petite histoire d'une grande langue,
annonce le sous-titre ; professeur à
l'université de Munich, Wilfried Stroh
raconte une aventure de deux mille
cinq cents ans. Comment la voix du
Latium supplanta le grec et devint
langue dominante, avant, dit-on, de
s'évanouir (lors des invasions barbares ?
avec les réformes de l'enseignement ?)… puis de réapparaître sous
d'inédits atours, comme dans ces blogs
nourris au Gaffiot : cela fait beaucoup,
mais l'exploration (de la langue et des
civilisations) est ici alerte. Stroh sait
mettre en valeur sa belle héroïne : « le
propos du livre c'est, disons, le sortilège du
latin », ce à quoi visent plusieurs gros
plans qui alternent heureusement avec
les panoramas. « Qu'il est excitant, ce rire qui trahit la jeune fille dans le coin retiré. Et le gage arraché du bras et du
doigt, qui se défend comme il peut » :
l'auteur montre que la traduction ne
rend qu'à moitié justice de ces quelques
vers d'Horace, où le très libre ordre des
mots – chacun « rayonnant à droite et à
gauche », Mallarmé s'en souviendra –
parvient à nous piquer au jeu de l'élucidation, comme pour creuser le cachecache du rendez-vous galant.
Fil rouge à la narration, un audacieux
point de vue qu'annonce tout de go la
bilingue préface : affirmo eam linguam
non nunc, sed duo milia abhinc annorum
vita defunctam esse. Autrement dit le latin n'est pas mort aujourd'hui, mais il y
a deux mille ans, avec Marcus Tullius
Cicero. Stupeur : « le prodige Cicéron »,
orateur qui donna ses formes à l'éloquence périodique, philosophe qui
prouva que toutes les pensées pouvaient
être habillées de romanité, c'est celui-là
même qui aurait occis la langue ! Ou
plutôt, il s'agit de ceux qui s'abstinrent
06
LE MATRICULE DES ANGES N°98 NOV-DEC 2008
de toucher à l'instrument glorieux, par
Lui forgé. « Je crois que c'est ce sentiment
qui fait que la langue latine a pris secrètement la décision, comme Oscar dans Le
Tambour de Günter Grass, d'arrêter sa
croissance, de demeurer au point qui avait
été atteint (…). Baudelaire fait dire à la
Beauté : « Je hais le mouvement qui déplace les lignes », c'est peut-être ce que le
latin s'est dit » – avant de mourir en
beauté au début du premier millénaire,
devenant par là éternel. Les Romains,
pétris de sentiment national, ont fixé un
modèle impérissable : quand celui-là se
diffuse, quand il devient langue de la
chrétienté, il est déjà mort, en atteste sa
base grammaticale immuable (nulle
rupture dans l'ordre des déclinaisons et
de la conjugaison, juste le vocabulaire
qui s'élargit) que n'entamera pas même
le Moyen Âge.
On laisse aux spécialistes le soin de
contester cette thèse. Elle a l'avantage
d'être belle, et d'être formulée avec art
– pas étonnant que notre pédagogue,
alors qu'il vient de citer l'élégant Pétrarque exaspéré du latin dénaturé de ses
contemporains (philosophantis infantia
et perplexa balbuties : « une philosophie
sans voix et un bégaiement confus »),
s'emporte lui aussi contre la raideur de
ses confrères : « Qui ne songe avec fureur
en lisant cela au jargon scolastique de bien
des universitaires actuels. Qu'ils comprennent que, depuis Pétrarque, les philosophes
ont à nouveau le devoir d'écrire une belle
langue compréhensible ». Pari ici tenu, et
ce jusqu'au chapitre final où Stroh, tout
à la fois logique et rêveur, défend le retour au latin comme langue universelle
de communication : à la différence de
l'anglais, il a pour lui de n'être la langue
maternelle de personne ; et le bon Dieu
ne s'y est peut-être pas trompé, lui qui,
délaissant l'hébreu et le grec, s'abandonne au sortilège depuis Augustin. Alors,
au moins, « il serait équitable que le latin
fût la seule langue véhiculaire au Ciel
(…). Le latin, nous l'ignorons tous. »
Gilles Magniont
LE LATIN EST MORT, VIVE LE LATIN !
DE WILFRIED STROH - traduit de l'allemand et
du latin par Sylvain Bluntz, Les Belles lettres,
302 pages, 25 e
S’ACHETER UNE VIE
DE ZYGMUNT BAUMAN
Traduit de l’anglais par Christophe Rosson
Éditions Jacqueline Chambon, 204 pages, 23,80 e
elativement méconnu en France, Zygmunt BauR
man est une des figures intellectuelles majeures
de notre temps. Des livres comme La Vie liquide, La
Société assiégée ou encore Vies perdues, sont amenés à
devenir des classiques de la pensée du 20e siècle. Bauman y développe notamment le concept de « modernité liquide », une modernité compulsive, obsédée
par le changement, qui n’offre qu’une existence temporaire aux formes qu’elle invente (jusqu’à ce qu’une
nouvelle soit découverte). Selon Bauman, cet avènement de la modernité liquide a entraîné une transformation de la société de production en une société
de consommation. Les individus sont appelés désormais à être à la fois « les promoteurs des marchandises
et les marchandises qu’ils promeuvent », « les biens et
leurs VRP ». Réunis au sein d’un espace social appelé
marché, ils doivent se refondre « en produits capables
d’attirer l’attention, de susciter une demande et d’attirer des consommateurs », pour en gravir les échelons
ou simplement s’y maintenir.
Montrant que cette transformation est le fruit d’un
long processus de dérégulation et de privatisation,
Bauman revient sur les thèmes qui lui sont chers et
qui ont fait sa réputation : la fragilité croissante des
liens entre les hommes (aussi faciles à rompre qu’à
nouer), les peurs sociales (la peur de ne plus répondre
aux critères du marché, d’être catalogué comme un
« consommateur défectueux »), la « redondance » et la
mise au rebut : « l’économie consumériste doit se reposer
sur l’excès et le déchet. » Ce faisant, il s’interroge sur
une société qui « interpelle » ses membres « en premier lieu en leur qualité de consommateurs » (je
consomme donc je suis), encourage l’individualisme
forcené, et pratique « la tyrannie de l’instant ». A
priori, rien de bien nouveau ou de très original. Sauf
que cette idée de « liquéfaction » constitue une perspective théorique assez puissante pour donner sens et
cohérence à des problématiques apparemment distinctes. La force et l’inspiration de ce livre sont en effet de traiter dans le même élan la question de l’immigration « à points » en Angleterre, l’underclass
américaine ou les sites internet dits de « socialisation », sans pour autant perdre en pertinence ou en
qualité d’analyse.
Emmanuel Favre
REPÈRES
L’affreuse poésie
P
Attention,
travaux !
our célébrer un culte, choisissez soigneusement son objet : par exemple la société britannique de production Hammer, et notamment les films sanguino-élégants de Terence Fisher,
qui, de la fin des années 50 jusqu'au début des années 70, vinrent revisiter le fonds de la littérature gothique, les délicieux Christopher Lee et Peter Cushing en tête de générique. L'épouvante éclatait désormais en technicolor, de La Revanche de Frankenstein jusqu'aux Vierges de Satan ;
les budgets étaient petits mais l'esthétique victorienne – et l'horreur érotisée : on ne sait trop si les
victimes décolletées craignaient véritablement les monstres, ou si elles aspiraient à en renforcer
l'étreinte. Pensez aussi à quelques espaces où dire la messe : soient les salles parisiennes aux allures de baraque foraine qui offraient asile aux clochards, ou les revues dans lesquelles s'inventait
le goût nouveau, tel Midi-Minuit Fantastique, interdit aux moins de vingt et un ans alors que son rédacteur en chef ne les atteignait pas. N'oubliez pas non plus les guerres de religion : chose alors aisée, Malraux condamnant les arts d'assouvissement et le fantastique
faisant encore figure de contre-culture – on n'avait pas même traduit
intégralement le Dracula de Bram Stocker…
En quatre cents pages, Nicolas Stanzick sait balayer son sujet dans
tous les coins : résultats complets du box-office et exégèse pointue
des œuvres, larges extraits de presse et non moins larges entretiens,
rien ne manque au sérieux sorbonnal de cette analyse de réception.
Si ce n'est, peut-être, un peu de l'air transgressif qui venait avec ces
vampires, parmi les premiers à vouloir jouir sans entrave. L'un des zélateurs d'alors, comme aujourd'hui coincé au jeu de la reconnaissance critique et de la nostalgie, le fait doucement remarquer à Stanzik :
« C'est assez triste ce genre d'interview ». G. M.
Dans les griffes de la Hammer de Nicolas Stanzik, Éditions Scali, 464 p., 29 e
La figure
dans l’art
Modeste
complicité
V
É
oilà un petit essai stimulant qui
interroge la naissance de la figure dans l’art à partir d’une phrase du
philosophe Jean-Marie Pontévia :
« naissance de l’art signifie “apparition
de la figure” ». La figure n’étant pas
pensée uniquement sous le prisme de
la forme, mais du rythme, Philippe Lacoue-Labarthe en synthétise le problème des Grecs à Hegel, jusqu’à envisager les relations entre figure et art
non-mimétique. Thomas Maia
cherche le lien entre l’isolement de
l’animal mourant et l’angle vide de sa
figuration humaine, quand Jean-Christophe Bailly rappelle, au travers de la
perte de la vue de son père, le lien
entre l’infigurable, la reconnaissance
et le retrait d’une figure. (La Figure
dans l’art – dirigé par F. Nicolao,
William Blake & co, 106 pages, 20 e)
tonnante symphonie picturale et poétique que cet ouvrage, Richesses du livre pauvre
de Daniel Leuwers. S’y déploient
250 petits livres manuscrits et
peints. Des livres rares, hors
commerce, qui comptent de 2 à
7 exemplaires, et qui se résument à un feuillet plié en deux,
en quatre ou en six, tenant debout et donnant à voir et à lire le
texte d’un poète et l’enluminure
qu’en propose un peintre, un
« allié substantiel » comme disait
René Char. Ainsi, Paul Louis
Rossi et Véronique Flahault,
Yves Namur et Jean-Claude Pirotte, Jean-Louis Giovanonni et
Patrick Charlet (photo)… Décliné en plusieurs collections
– « Vice Versa », « Éventails »,
« Feuillets entre-bâillés »… –
l’ensemble allie le dénuement à
la luxuriance, conjugue germinations fascinantes et levées
d’orage autant que le rétracté
qui explose et les vertiges qui
dénudent. Des livres qui s’exposent aussi, jusqu’au 4 janvier
2009, dans la demeure de Ronsard, à La Riche, en Indre-et-Loire – tél : 02.47.37.32.70. (Gallimard, 200 pages, 39 e)
F
ace à la complexité de notre
monde – dont la crise actuelle
n’est qu’un symptôme, alarmant,
parmi d’autres – la perplexité pourrait mener à la paresse intellectuelle, au défaitisme. C’est contre une
telle défaite de la pensée que se
battent, dans ces centaines de
pages, Aliocha Wald Lasowski et ses
vingt-six interlocuteurs. Nous trouvons ici, en effet, des pensées
neuves pour ce siècle qui s’est ouvert sous de noirs auspices dès septembre 2001, des forages et des
voies d’exploration, de nouveaux
chemins vers des clairières de sens
ou d’obscures forêts encore
presque impénétrables. Sur ces
chemins, notre guide nous mène
d’une main sûre, qu’il s’agisse par
exemple, de découvrir, avec l’ethnologue Philippe Descola, les « pliures
du monde », les multiples modes
d’appréhension de la réalité que
construisent les hommes, ou, en
suivant Jean Claude Ameisen, professeur d’immunologie, de nous interroger sur les « innombrables fins
de mondes dont nous sommes aujourd’hui, avec tous les êtres vivants
qui nous entourent, les seuls rescapés ». Les domaines abordés sont
pluriels : philosophie politique (Rancière et Gauchet auscultent ce qu’il
en est, aujourd’hui, de la démocratie), esthétique, épistémologie, psychanalyse, anthropologie, littérature
(Pierre Macherey étudie la « puissance propre » des œuvres littéraires « qui leur fait produire de la
pensée ») – et les entretiens (d’une
vingtaine de pages pour la plupart)
prennent le temps de développer les
problématiques abordées (sauf exceptions notables, et un peu décevantes alors : Badiou, Glissant).
D’aucuns ont même le mérite de
heurter de front certaines de nos assurances (s’il nous en reste…), ainsi
de Marcela Iacub proposant, pour
que nous entrions dans une société
« postsexuelle », enfin libérée de la
Loi sexuelle, « l’abolition de l’inscription du genre dans l’état civil » ! T. C.
PENSÉES POUR LE NOUVEAU SIÈCLE, sous la direction d’Aliocha Wald Lasowski, Fayard,
567 pages, 24 e
LE MATRICULE DES ANGES N°97 OCTOBRE 2008
07
ÉVÉNEMENT JEAN-PIERRE MARTINET
L
La mort
amoureuse
08
LE MATRICULE DES ANGES N°98 NOV-DEC 2008
DR
a littérature, le style, c’est un
travail de tout l’être, un immense effort de ressaisissement, une tentative désespérée
d’approche
de
l’impossible. Un travail qui
tue. Il en est mort, Jean-Pierre Martinet.
À 49 ans. Mais il y avait bien longtemps
qu’il avait déjà sombré – dans l’alcool.
Tout avait pourtant bien commencé
pour celui qui, après de brillantes
études, avait décidé de se consacrer au
cinéma et à la critique (Philippe Jaccottet, Gustave Roud, Albert t’Serstevens,
Henri Calet surtout qu’il a permis de redécouvrir). Puis soudain, l’année même
de la parution de Jérôme, il décide de renoncer à son rêve de réaliser son propre
film. « C’est pour les débiles, le cinéma, on
y apprend juste à ne pas vivre ». Devenu
marchand de journaux, il écrit encore
L’Ombre des forêts et Ceux qui n’en mènent pas large (réédités aujourd’hui par
La Table ronde et Le Dilettante), avant
de se taire définitivement et de revenir, à
40 ans, vivre puis mourir, chez sa mère,
à Libourne.
Sorti en 1978, Jérôme a fait peur. Près
de 500 pages pétries dans une matière
noire, tératologique et pathologique.
Un livre monstre, une sorte de Nef des
fous ballottée sur les houles nocturnes
d’une détresse absolue. Un roman peuplé d’une humanité humiliée, bannie,
où l’on se fuit et se cherche dans un terrible désir de communication impossible. Car c’est de perdition qu’il s’agit,
de débauchage de la raison, de dérive
hypnotique dans les souterrains de l’âme
et d’une ville moitié Paris moitié SaintPétersbourg. On comprendra alors que
« les maniaques des droits de l’homme, les
assoiffés de l’amour universel, les intoxiqués de la grande fraternité », tous ceux
qui ne manquent jamais une occasion
« d’exhiber leur belle âme, leur belle petite
âme palpitante et généreuse », se soient
détournés avec dégoût.
De retour après trente ans de purgatoire,
Jérôme, de Jean-Pierre Martinet, nous permet
de découvrir une œuvre au noir, en travail de
souffrance, dominée par la figure de l’AmourMort et portée par la violence explosive de la
transgression.
Jérôme doit son titre au prénom du narrateur – Jérôme Bauche –, un nom qui
allie le beau au moche, rime avec débauche et renvoie, par homonymie, au
peintre du Jardin des délices et de L’Enfer. Il a 42 ans, mesure 1m90, pèse 150
kilos, et vit chez « mamame », sa mère,
« une machine à tricoter et à boire du
pastis ». Il n’a jamais travaillé, vit en revendiquant la fabuleuse irresponsabilité
de l’enfance. Un être inassimilable,
« inapte à la vie active, réformé à vie »,
prisonnier d’une montagne de chair et
n’aimant que « cet état intermédiaire
entre la mort et la vie, cet espace vide, indéfini, appelé par certains limbes, et où je
me suis toujours plu à voir le prolongement miraculeux de l’enfance ». Un ogre
qui vit la nuit, aime que les choses
soient en harmonie, lui qui parfois,
touchant sa tête ou son bras, éprouve
« l’impression étrange d’effleurer la tête ou
le bras de quelqu’un d’autre, un inconnu
qu’il (lui) semblait pourtant avoir déjà
rencontré plusieurs fois ». Un être « né
d’un plaisir étranger. Il y en a beaucoup
comme moi. Enfants, ils ont déjà tout
perdu. Adultes, ils ne sont plus que des
fantômes ».
Mais dans cette nuit, il est une étoile
magnétique : Polly. Elle a 15 ans et incarne la souveraine de ses rêves. Elle est
la reine de « cette race mystérieuse » des
adolescentes, la seule trouée voluptueuse au sein de ce ciel d’orage et de naufrage qu’est sa vie depuis le début. Une
bouée à laquelle il s’accroche pour oublier son inadéquation totale à une vie
qu’il n’a pas demandée. Pour oublier
que sa mère le considère comme une
« rinçure de bidet », une « barrique de
vices », une moisissure. « J’ai eu envie de
me tuer quand tu es né parce que je me
demandais comment deux êtres si beaux
avaient pu engendrer un tel avorton ».
Une mère qui se moque de sa « petite
quéquette », de son pubis dépourvu de
poils et qui pense qu’un idiot, bien sûr,
ça ne peut pas être amoureux.
Eh bien si ! À tel point que penser à
Polly est devenu une obsession. « J’y
pensais déjà dans le ventre de ma mère,
(…), et j’y pensais après en avoir été expulsé, bien avant qu’elle soit née ». Il la
guette, fait provision d’images, fantasme la fausse éternité de ce qui sous ses
jupes se moque de la mort. Mais il
l’imagine aussi « caressée, lépiotée, charnotée par mille bouches invisibles ».Un
délire où tout le monde profite d’elle,
sauf lui. « MOI NON. Avec ces six
lettres, je pourrai mettre le feu à la terre
entière, empoisonner l’eau des fleuves… »
Son besoin d’elle, conjugué à sa douleur « d’animal à moitié écrabouillé sur
une route, en plein soleil », le pousse
alors à se lancer dans une quête hallucinée à travers une ville hybride et à moi-
De chutes en relèvements, d’audaces
en repentirs, de crise d’angoisse en
suffocation éblouie, Jérôme va au
bout du sacrilège.
tié désertée. Guidée par Solange, sa
Béatrice, son ange damné, il erre par la
ville et tel Dante, s’enfonce vers l’enfer
dont « le passage Nastenka », les plus
belles pissotières souterraines de Paris,
marque l’entrée. Un lieu où l’on ne
parle qu’à voix basse, « comme dans les
églises et les cimetières », et où, sous une
lumière verdâtre, tout un peuple de
nuit souffre, torturé par le plaisir.
Une errance parmi les damnés, passant
par les bistrots et quelques rencontres.
Bérénice, au sein unique, qui, si elle
n’avait pas été putain aurait été communiste. Doussandre, son ancien professeur de Lettres, qui n’est plus
« qu’une vieille tante ivrogne » jouant au
flipper et à qui il reste 43 jours à vivre.
Sobakévitch, qui semble sorti droit des
Âmes mortes de Gogol. Sonia qui
connaît par cœur La Divine Comédie,
Lisa, la disgraciée qui veut mourir. Le
tsar Pierre 1er, qui fit bâtir Saint-Pétersbourg sur des marécages, une ville dont
le sol sert de tombeau aux milliers d’esclaves qui l’ont construite.
e chutes en relèvements, d’audaces en repentirs, de crise d’angoisse en suffocation éblouie, Jérôme va au bout du sacrilège, ne
cachant rien de la folle gravitation de
ses désirs ni de leur éclat obscène autant
que dérisoire. Bravant les interdits, se
fiant à son appétit de souffrance et à
son goût profond de la blessure, il s’enfonce toujours plus dans un monde
gouverné par la figure archaïque de
l’Eros Thanatos qui fait de la mort le
développement naturel de l’amour. « Je
m’aimais encore mieux en assassin qu’en
benêt transi d’amour ».
Comment vivre quand on se sent à la
fois coupable et innocent ? Qu’on préfère les vrais bourreaux aux psychiatres
qui n’ont « ni couteau, ni garrot, ni mer-
D
BIO EXPRESS
1944 Naissance
à Libourne (Gironde)
Après des études de
Lettres, fait l’IHDEC,
devient assistant
réalisateur
1975 Publie son
premier roman,
La Somnolence
(Jean-Jacques
Pauvert)
1978 Quitte son
emploi et achète un
kiosque à journaux,
à Tours
1986 Publie deux
nouveaux romans :
L’Ombre des forêts
et Ceux qui n’en
mènent pas large
1993 Meurt
hémiplégique
lin », mais d’autres instruments de supplice « aux noms exotiques : cerfluzine,
allopérudol… » Qu’on se fait passer
pour un idiot, « en tout cas, je voudrais
l’être. C’est mon idéal ». Quand on entend partout que la beauté aide à vivre
alors qu’elle « ne procure qu’un atroce
sentiment de souffrance à tous ceux qui en
sont exclus » ? Ce sont ces questions qui
mettent Jérôme au supplice, donnent
au roman sa force d’obsession. Un
monde tragique dont le pathos est décliné dans un registre aussi halluciné
que comique. Outrances, extravagances, cocasseries sonores, Jean-Pierre
Martinet sait « que toujours à l’horreur se
mêle un élément comique, non pour l’atténuer, hélas, mais pour le rendre encore
plus obscène ». Il sait comme Bataille
que l’homme s‘abîme dans le néant,
« mais en éclaire l’obscurité de son rire ».
Un rire dont la violence renversante enivre l’extase d’instincts et de remords,
de raison humiliée et d’humiliations insensées, qu’est ce roman.
Un roman où la littérature, sous forme
de citations revient sans cesse. Faulkner, Bernanos, Pierre Jean Jouve,
Kleist, Calet, Kierkegaard… et les
Russes. Alexandre Blok et son « monde
terrible », Gogol et ses hommes proches
de l’animalité et en proie à d’incoercibles pulsions. Saint-Pétersbourg et ses
rues hantées par les ombres des héros
dostoïevskiens. C’est ça le monde de
Martinet, un univers d’êtres plus ou
moins déjetés aux existences ravagées,
dérisoirement inabouties, s’aimantant
entre elles. Comme celles de Georges
Maman, un raté de l’écran et celle de
Dagonard, un « vieux rat cinéphile »,
dans Ceux qui n’en mènent pas large. Ou
celles des personnages grotesques et
désespérés de L’Ombre des forêts. Des
voyages au bout de la débâcle, de la dissolution du moi. Une écriture noire qui
va chercher son lecteur au plus intime,
arpente des neiges de minuit, redouble
ses accords flambés au jazz. Des livres
écrits à bout portant, avec rage – « toujours tapant rageur sur une pauvre machine Olivetti lettera trente-deux et espérant ainsi retrouver quelques raisons de
vivre mais trop tard : il n’y a plus rien »,
peut-on lire p. 431 de Jérôme. Et un
peu plus loin, « Roman ? Peut-être ».
Richard Blin
JEAN-PIERRE MARTINET JÉRÔME, Finitude,
464 pages, 24 e, CEUX QUI N’EN MÈNENT
PAS LARGE, Le Dilettante, 128 pages, 15 e et
L’OMBRE DES FORÊTS, La Table ronde,
256 pages, 8,50 e. Remise en vente également
de La Grande Vie (L’Arbre vengeur, 9 e)
LE MATRICULE DES ANGES N°98 NOV-DEC 2008
09
POCHES
Sainte tequila
Dans une campagne mexicaine à l’abandon, l’armée révolutionnaire
et l’Église se disputent le contrôle d’un faux prophète.
G
uadalajara ne fut pas toujours ce
question se pose de l’évacuation du faux
qu’elle est aujourd’hui, la deuxièRédempteur qui devient alors « El engañame plus grande ville du
dor », le trompeur. Destitué, il est condamMexique. Avant de dépasser les
né par l’hystérie collective à une fin atroce,
quatre millions, ses habitants ne furent
une crucifixion ratée qui le laissera infirme.
qu’une poignée. Elle abritera en 2010 le
Slauerhoff fut longtemps médecin de mariprochain musée Guggenheim, mais elle
ne entre les cinq continents. Sa singularité
compta longtemps parmi les villages les
est, par conséquent, d’avoir décrit avec préplus pauvres et les plus obscurantistes du
cision des contrées dans les ports desquelles
pays, à la croisée du fanatisil ne fit que s’arrêter.
me monothéiste importé Slauerhoff
Écrivain de l’instinct, il
d’Espagne et des anciennes
excelle à échafauder des
croyances païennes en dé- le visionnaire
récits à résonance histoclin. « Guadalajara, les rérique et aux thèses plauvolutionnaires s’en moquaient. Ça se trouvait
sibles, mais dont le contexte est ancré dans
tellement loin de toute vie, que ça pouvait
le légendaire. Il est visionnaire en particurester arriéré, endormi et réactionnaire. »
lier concernant le Mexique qui, dans les
Ignorée par l’agitation politique qui s’emannées 20, était effectivement tel qu’il nous
pare du reste du Mexique, la ville croupit
le présente : à la fois obsolète et décadent,
dans sa propre indolence, vaguement percorrompu et dévot, révolutionnaire et obssuadée que le Seigneur finira par venir à sa
curantiste. Pourtant, l’absence volontaire
rescousse. En guettant l’intervention divide dates pour baliser le texte le rend myne, le corps épiscopal noie son angoisse
thique, intemporel, et surtout pas pérempmessianique dans la tequila de second
toire. À saluer également, l’excellente préfachoix. Jusqu’au jour où un étranger, vitrier
ce de Cees Nooteboom qui aborde avec
à demi-vagabond, est pris pour cible par
intelligence les difficultés de la traduction,
l’immonde prêtre Tarabana, qui l’affuble
s’agissant notamment d’une œuvre poéd’une étole pourpre et le présente à tous
tique comme celle de Slauerhoff et d’une
comme le Christ réincarné.
langue aussi nébuleuse que le hollandais.
La mystification fonctionne à plein, grâce à
Slauerhoff est considéré aux Pays-Bas comla soif spirituelle générale. Le fanatisme
me l’un des plus grands poètes romanqu’elle déclenche est opportunément récutiques. Mort de la tuberculose en 1936, à
péré par le mouvement révolutionnaire ; on
38 ans, il ne nous a laissé que quelques remanipule le faux prophète afin de le faire
cueils de poésie et de nouvelles, dont très
parler de renaissance nationale, de la reconpeu ont été traduits et plusieurs sont restés
quête d’une identité ethnique, d’une
inachevés. « Quand on fait la révolution, le
conscience d’appartenance aux civilisations
temps passe plus vite que d’habitude », est-il
déchues. Voici l’ambiguïté centrale sur laécrit quelque part dans Guadalajara.
quelle pivote la réflexion sociopolitique de
Camille Decisier
Slauerhoff : dans un pays à forte croyance
LA RÉVOLTE DE GUADALAJARA DE JAN JACOB
mystique, les chefs d’une insurrection quelSLAUERHOFF - traduit du hollandais par Daniel Cule qu’elle soit ne peuvent compter sans le
nin, Circé poche, 158 pages, 8 e
facteur religieux. Ils règlent donc la parole
politique sur le baromètre de l’exaltation
populaire. La révolte est forcée, proclamée
par un élément externe revêtu de toutes les
parures de la piété.
Dernier ouvrage connu de Slauerhoff, La
Révolte de Guadalajara reprend le thème
– traversant – de l’échec : les initiateurs de
la révolution, une fois qu’elle est enclenchée, ne savent plus qu’en faire. Désorganisée, et surtout sans réel fondement, elle finit par se mordre la queue ; rapidement la
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LE MATRICULE DES ANGES N°98 NOV-DEC 2008
ÉLOGE DE LA PIÈCE
MANQUANTE
D’ANTOINE BELLO
Folio, 325 pages, 6,80 e
N
é à Boston en 1970, Antoine Bello vit à New
York. En dépit des apparences, l’auteur de ce
livre paru il y a dix ans est bel et bien français. S’il
est né aux États-Unis, c’est par un concours de
circonstances. Et s’il réside à Big Apple, c’est par
choix professionnel. Car derrière l’écrivain expatrié, il y a un patron avisé, à la tête d’une florissante société, Ubiqus. Dans ce livre, il est aussi
question d’une société Ubiqus, dirigée par un certain Wallerstein, magnat des médias et maniaque
du puzzle de vitesse, une compétition endeuillée
par une série de meurtres particulièrement
atroces. Le titre met la puce à l’oreille ; c’est un
polar casse-tête que ce livre. Il a le puzzle pour
thème et pour forme, constitué qu’il est de 48
pièces/chapitres. Pour l’anecdote, ce livre a bien
failli ne jamais voir le jour sous cette forme classique. À l’origine, Bello projetait de faire imprimer les chapitres indépendamment les uns des
autres et de proposer le tout en vrac dans une boîte. En piochant dedans au hasard, le lecteur les
aurait ainsi lus dans un ordre aléatoire. Borges, référence de Bello avec Cortázar, Auster ou Kafka,
aurait sans doute apprécié le procédé. Pas l’éditeur, Gallimard, qui l’a certainement trouvé trop
expérimental. Ceci dit, c’est bien l’endroit de dire
que ce livre a été inventé de toutes pièces. La société de puzzologie, la fédération de concours de
vitesse et les théoriciens du jeu de patience, tout
est formidablement vraisemblable mais bidon.
Pour Bello, un écrivain est d’autant plus crédible
qu’il ne connaît rien de rien à son sujet. Écrire est
affaire d’imagination, pas de documentation. De
ce point de vue, Bello est un peu l’anti-Littell, lequel n’écrit qu’avec des fiches sous le nez.
Énigme aux éléments dispersés, le récit est palpitant. Mais le plus intéressant, intrigue mise à part,
c’est l’alternance des genres. Articles de presse, interviews, chroniques, minutes, rapports, extraits
de thèses, etc., Bello est à l’aise dans tous les registres, et le lecteur, bluffé.
Anthony Dufraisse
ZOOM
image courtesy of Yoshiko Isshiki Office par l'intermédiaire du Bureau des Copyrights Français-Tokyo
lui d’un homme né à Tokyo en 1940 et qui
a fait de sa vie une légende. « J’étais à peine
sorti du ventre de ma mère que je me retournai et photographiai son sexe ». Génie autoproclamé et terriblement jalousé, qui a su
satisfaire la demande occidentale d’érotisme et d’exotisme, de modernité et de tradition, il est à la tête d’une œuvre qui ne se
réduit pas aux contresens esthétisants et
aux investissements pervers qu’elle suscite.
Car si ses photos documentent l’art d’aimer
sous toutes ses formes, donnent à voir la
grande comédie du sexe ou des images relevant de l’art de la corde – « Les cordes, ditil, sont comme une caresse, elles enlacent le
modèle comme le feraient mes bras » –, et s’il
couche avec ses modèles pour mieux les
photographier – et non le contraire –, Araki est surtout l’auteur d’un singulier « roman du je », placé sous le signe de la plus
extrême dépense et de la constante répétition. Chaque photographie, chaque album
prend place dans « le mouvement passant »
du récit de sa vie. Des souvenirs de l’ef« On dirait Ophélie » © Nobuyoshi Araki, 2008
frayante fête que dut être le bombardement
de Tokyo, la nuit du 9 mars 1945
(100 000 victimes), aux images de son
voyage de noces, en passant par ses photographies d’enfants, de femmes entre deux
âges (« Il n’y a rien de plus spectaculaire
C’est à un voyage fascinant et mélancolique dans la poésie japonaise qu’une femme entre deux âges »), de ciels
(après la mort de sa femme), de fleurs, c’est
et l’œuvre photographique de Araki que nous invite Philippe Forest.
ce qu’il vit que photographie Araki. Le
« cela a été », la suite
des moments constivent cité seul ou re- Araki est l’auteur
eux qui ont aimé Sarinagara (Galtuant l’incessant
cueilli dans des anthololimard, 2004) et affectionnent le
« work in progress »
gies qui effacent tout du d’un singulier
regard amoureusement rêveur que
de la fiction d’une
contexte dans lequel il
Philippe Forest porte sur la cultu« roman du je ».
mémoire réfléchissant
apparaît, le haiku
re et la littérature japonaises, peuvent se rédes événements dont
semble se suffire à luijouir car c’est dans leur continuité que s’insil est à la fois l’acteur et le témoin. D’où
même, ne se rapporter à rien d’extérieur à
crivent Araki enfin et Haikus, etc. Deux
une œuvre non organisée en périodes, où
lui, alors que la prose l’intègre, qu’il est ce
ouvrages particulièrement attachants tant ils
coexistent des images relevant de l’expériqui la suspend. Bashô comme Issa pratirelèvent d’une parole critique incarnée, framentation formelle, comme des clichés de
quèrent l’art du journal intime et celui du
ternelle, qui, plutôt que de chercher à étasexe frontalement offerts et ouverts, ou des
récit poétique. Journaux, récits de voyages
blir l’introuvable signification objective
photos d’objets et de fleurs.
dans lesquels le haiku capture le jeu de l’ind’un texte, en fait « le lieu même d’une dispoUne œuvre qui décline le vertige exalté et
variant et du fluctuant se détachant sur le
nibilité rêveuse et subjective » – rêverie qui
tragique de la vie. Qui vit de la perpétuelle
fond trivial ou enchanteur du monde. Car
fait du lecteur « celui qui voit et celui qui vit,
renaissance du désir, de la toujours magique
le haiku suppose en arrière-plan la prose du
celui qui souffre au sacrifice splendide du
rencontre du corps nu, « l’improbable mermonde et la trame du temps, celle qu’il
temps et celui qui, survivant à celui-ci, fait de
veille de tel être soudainement dénudé ». Une
vient inciser légèrement, ouvrant « la vrille
lui la matière d’un spectacle suffisant », comœuvre qu’on dit parfois obscène en oubliant
d’un vertige » sur nulle part, « précipitant le
me dans le théâtre nô.
que l’obscénité « peut être aussi la nôtre depassage du présent puis le suspendant sur la
Venant à nous sous forme de mots et
vant un corps aimé ». Qui suggère aussi que
pointe insignifiante d’un seul instant ». Une
d’images « nues de tout », la culture japol’image est peut-être « un leurre séduisant
conception de l’être et du temps où l’homnaise exige cependant un minimum de
dont l’usage est au fond strictement sexuel et
me est un passant parmi les apparences, et
connaissances. Et c’est là que Philippe Foque c’est de l’ignoble que l’on jouit toujours
la littérature « la miroitante étoffe des songes
rest se révèle très précieux. Ne serait-ce que
lorsque c’est la beauté que l’on croit posséder ».
dont nous sommes faits ».
pour nous aider à nous défaire de certaines
Une œuvre dont la force de scandale et
Engager le désir et le deuil dans un diaidées fausses. Le haiku, par exemple, dans
d’enchantement invite à tous les rêves.
logue scandaleux avec la beauté et l’érotislequel on a voulu voir l’expression d’une
Richard Blin
me, c’est ce que fait l’œuvre photograsagesse immémoriale, la manifestation du
phique de Araki. En 31 images et 217
« satori » ou l’essence de la poésie pure, a
PHILIPPE FOREST HAIKUS, ETC., Cécile Defaut,
notations, c’est son portrait fragmentaire et
d’abord été un jeu relevant de « l’enfance de
160 pages, 16 e et ARAKI ENFIN, Gallimard, « Art
et artistes », 160 pages, 25 e
fictif que nous donne Philippe Forest. Cel’art s’exerçant contre la littérature ». Sou-
Tristesse et beauté
C
LE MATRICULE DES ANGES N°98 NOV-DEC 2008
11
REVUES
En bref
Tra-jectoires consacre une passionnante
enquête à l’éditeur lausannois HenryLouis Mermod (1891-1962), à la fois
collectionneur, bibliophile, capitaine
d’industrie et amoureux de poésie. « Je
suis beaucoup trop paresseux pour faire ce
qui m’ennuie », disait ce dandy,
insatiable sur « l’histoire éditoriale, la
peinture et l’éloge de la femme. » Sa
propriété, Fantaisie, était une adresse qui
comptait dans le monde des lettres. On
lui doit quelques œuvres phares de la
littérature française du XXe siècle : Ici,
Poddema (1946) de Henri Michaux, La
Rage de l’expression (1952) de Francis
Ponge, La Promenade sous les arbres
(1957) de Philippe Jaccottet,
Élémentaires (1961) de Jean Tortel.
Également Gengis Kahn (1960) de
Henry Bauchau, et surtout les Œuvres
complètes de son ami Ramuz qu’il
admirait profondément. Il lui confia du
reste la direction de la revue Aujourd’hui
qu’il fonda en 1929. En prime, la revue
publie la correspondance qu’échangea
Francis Ponge avec Mermod, soit plus de
130 lettres et notes inédites.
TRA-JECTOIRES N°4, 412 pages, 18 e
(c/o Amaury Nauroy 4, rue des Crosnières
78200 Mantes-la-Jolie)
Depuis dix ans, à raison de deux
numéros par an, Les Moments littéraires
publie des textes qui privilégient
l’écriture intime : notes, correspondance,
extraits de journaux ou de récits
autobiographiques. Ce numéro
d’anniversaire réunit dans son sommaire,
outre Christian Lacroix (sollicité pour la
couverture), huit écrivains, et
notamment Charles Juliet et André
Blanchard. En suivant Annie Ernaux
dans le quotidien de l’été 1986, ou
Gabriel Matzneff et ses conquêtes
amoureuses, on a un peu l’impression
d’entrer dans leur vie par effraction,
quand les notes d’André Blanchard,
davantage tournées vers la lecture,
entraînent le lecteur dans un univers
moins secret, mais bien plus stimulant.
LES MOMENTS LITTÉRAIRES N°20, 128 p.,
12 e (BP 175, 92186 Antony Cedex)
* Écorché le mois dernier, rétablissons
l’intégrité du mail de la revue Il Particolare :
[email protected]
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LE MATRICULE DES ANGES N°98 NOV-DEC 2008
Si belle Babel
Peu de capitales européennes
ont à assumer un passé aussi tumultueux que Berlin. Mur démantelé, nation réunifiée, que se
passe-t-il aujourd’hui dans la ville qui fut à la fois capitale du IIIe
Reich, d’où l’on décréta la solution finale, et îlot d’un monde
dit libre au milieu d’une guerre
baptisée froide ? Siècle 21 braque ses projecteurs sur
l’évolution de la littérature contemporaine dans cette « ville palimpseste». Elle donne carte blanche à
l’universitaire et traductrice Nicole Bary qui présente les textes d’une vingtaine d’écrivains « entrés en
écriture » entre la chute du mur et la réunification,
pas forcément de la même génération et ne formant
ni groupe, ni école. « Mais si leurs romans, récits et
nouvelles représentent une grande diversité d’écritures
et d’esthétiques, ils ont en commun des tonalités inhabituelles : ils puisent dans le langage du quotidien de la
rue et des différents microcosmes qui la fréquentent,
cultivent un humour corrosif, pratiquent la dérision et
l’humour noir. » Ni engagés, ni intimistes, ils font
refléter dans leurs écrits un large pan de la « réalité
sociétale ». S’ils semblent tous fascinés par Berlin,
l’une des villes d’Europe les plus créatives et dynamiques, ils viennent pour beaucoup de l’« entre-deux
monde ». Sont berlinois de naissance, d’adoption,
« à temps plein ou à temps partiel » et l’allemand n’est
pas forcément leur langue maternelle. Ainsi de Tur-
quie sont venus Emine Sevgi Özdamar et Zafer Senocak, du Japon Yoko Tawada, d’Iran le poète Saïd.
Ilma Rakusa est née en Slovaquie de parents slovène
et hongrois. La langue devient alors plus qu’un enjeu identitaire. Marica Bodrozic, née dalmate en
1953, rejoint l’Allemagne à l’âge de 10 ans. Elle parle de la langue comme d’un territoire. « Lorsque j’ai
commencé à écrire, pénétrant le visage de mon grandpère avec des mots allemands, ce visage de l’amour, ce
premier pays humain m’adressa lui aussi la parole, il
jaillit hors de moi et devint un monde autonome, devint ce qui de toute façon avait été en moi durant
toutes ces années. Connaître ce monde, par une langue
juste et précise, a fait de moi un être doué de
mémoire. » D’autres textes évoqueront le traumatisme du passage à l’Ouest, celui liée à l’occupation
russe ou encore « l’expropriation de quelque chose qui
n’a jamais été possédé ni vécu… l’utopie du véritable
socialisme » (Brigitte Burmeister).
Siècle 21 consacre également un dossier au poète italien Carlo Bordini, ainsi qu’un carnet où des écrivains du monde entier évoquent le train. Une revue
ambitieuse, généreuse offrant un maximum de
textes vivants et inédits. « Pourquoi certains traversent-ils les frontières comme s’ils étaient transparents,
tandis que d’autres s’y heurtent comme des moineaux
contre une vitre ? »
Dominique Aussenac
SIÈCLE 21 N°13, 192 pages, 17 e (2, rue Emile Deutsch de la
Meurthe 75014 Paris)
Fusées en lignes
La livraison automnale de Fusées donne à lire deux beaux ensembles : l’un sur l’artiste Pierre Lucerné,
récemment disparu, l’autre sur la revue Lignes, fondée en 1987 par Michel Surya, Daniel Dobbels et
Francis Marmande. Lucerné, nous dit Valère Novarina, est artiste du « tombé »,
du « chuté », du « rejeté », « tous les papiers froissés du trottoir, voici qu’il les offre à
notre regard, en ex voto fragilissimes ». On en voit dix pages en couleur, papiers de
bonbons, bouts de cartons, comme des bas-reliefs colorés. Onuma Nemon, Alain
Borer et quelques autres rappellent l’homme discret, son rire, sa folie, son travail,
sa participation à la revue TXT. L’ensemble réservé à la revue Lignes s’ouvre, lui,
par un entretien (mené par Christian Prigent) de Michel Surya, son directeur actuel. Surya rappelle quelle impulsion réflexive en fut l’origine, la place qu’y tint
l’interrogation de la littérature dans son lien au politique (de Sade à Bataille en passant par Pasolini et
Kafka). Le metteur en scène Robert Cantarella se remémore sa rencontre avec les premiers numéros de
Lignes, tandis que Laurent Evrard, en un texte presque tourbillonnant, donne une idée de sa généalogie,
sa violence et sa pudeur, sa rage, son esprit de contestation, sa rigueur, et la joie de penser qui la soutient face à la déréliction d’une époque vouée au spectacle du culturel.
E. L.
FUSÉES N°14, 140 pages, 15 e (Éditions Carte Blanche, 29, rue Gachet 95430 Auvers-sur-Oise)
CHOSES VUES DOMINIQUE FABRE
O
n a eu du grabuge chez moi. À peine les
travaux terminés, – un an de bordel
quand même –, on a eu une énorme fuite
d’eau, des étages du haut ça ruisselait
comme une grosse pluie d’orage, et ça
traversait aussi dans l’ascenseur, tout est
devenu spongieux. Ma voisine est descendue avec une
lampe de poche pendant que je lui tenais la porte et puis,
on s’est tous retrouvés dans la flotte, on a attendu les
pompiers qui ont mis un long moment à arrêter l’inondation. Depuis quinze jours les gens du haut ne peuvent plus
se laver et l‘ascenseur est en congé longue durée ! On a signé une pétition, et pendant qu’on y est pourquoi ne pas
leur demander de peindre la cage d’escalier, de nous faire
un truc plus beau ? On n’est pas près de reprendre l’ascenseur, d’après un voisin militant. Il m’a raconté en les mimant la réunion au sommet entre les trois représentants
des assureurs, celui de l’ascenseur, celui de l’immeuble et
le petit dernier des travaux bâclés, ils avaient tous la mine
patibulaire de gens qui ont grimpé tous ces étages à pied
pour se faire refouler à l’entrée du paradis. Personne ne
voulait rembourser les dégâts ! Est-ce à cause de ça que je
rêve depuis trois nuits de la destruction d’un immeuble ?
Dans mon rêve je nous vois, quelques centaines porte
d’Ivry, on regarde une tour exploser lentement, au ralenti,
ensuite on se fait nos adieux – je parle un chinois parfait
et j’agite un petit drapeau britannique – avant d’aller vers
le métro en poussant nos valises sur des caddies qui roulent tout seuls. J’ai déjà vu des destructions de barres en
vrai, à Asnières Gennevilliers, ça fait un énorme boucan. Il
n’y a pas de bruit dans mon rêve.
Il fait un temps merveilleux. Ici on va au café Pourpre pour
en profiter, on boit un demi bien trop cher en surveillant
d’un air goguenard sur l’écran de télé géant la chute de la
bourse à Tokyo, New York, Londres et Paris. Aidons les
riches ! Faut pas les laisser tomber ! Tout ça du café
Pourpre, où en plus des auvents, ils ont installé de gros radiateurs extérieurs pour prévenir tous les aléas du climat.
On vit dans l’opulence les derniers beaux jours. Le reste
du quartier n’est quand même pas si vaillant, faut être
clair, mais le café Pourpre tient bien la distance. Depuis
que c’est wifi je vois parfois de jeunes personnes tapoter
leurs ordis, à l’aise et souriantes, les lunettes de soleil en
équilibre sur le sommet de la tête, et leur sourire vers
leurs connaissances en terrasse n’a rien à voir avec le
coup de tête distrait qu’on adresse aux autres gens quand
on n’est même pas là pour rigoler. L’été indien continue
sans s’en faire. À la télé, notre vieux gosse de riche de président en fait des tonnes mais les gens du café Pourpre
coupent assez souvent le son. Je fais une allergie à ce type-là, m’a expliqué Gilles, un des garçons, on l’a trop entendu, c’est dingue, je supporte plus sa voix. J’ai hoché la
tête, sournoisement gagné par une vague d’hypocondrie
(lire plus bas). Il se croit au guignol ou quoi ? J’ai dit pour
tâter le terrain. Ben… Peut-être hein. Remarque, c’est son
métier, Gilles m’a répondu en haussant les épaules. Et
l’inondation, c’est réglé ? Non… ça sèche.
Quand j’ai fini mon verre, la vague d’hypocondrie m’avait
carrément balayé, hou là là. C’est que je deviens sourd
Les grandes
marées
d’une oreille. Je calcule dans ma tête ce qui va diminuer par
deux, ce que je vais perdre tout à fait, et ce que je vais gagner si jamais ? Je me réveille parfois la nuit pour calculer.
Je ne trouve jamais la même réponse. Cette fois j’ai attendu que ça se passe en me baladant entre les tours. En s’approchant, on croit que les étages se penchent vers vous,
mais si on les compte trop vite, ceux du haut ont l’air de
s’envoler les uns après les autres. Un jour, il ne restera
donc rien de tout cela ? Je suis rentré par la rue Marcel-Duchamp, entre ses petits immeubles non inondés et ses ateliers d’artistes aux numéros pairs – des vrais – avec des
vignes rougies grimpant sur les murs, et de placides sophoras qui frissonnent. J’aime bien la rue Marcel-Duchamp.
Ma sœur m’a appelé des États-Unis, elle est dans une
charrette de trois mille employés, ils appellent ça outsourcing, elle ne se souvenait plus du mot français pour le dire.
Et à Paris, comment ça va ? Ben ça va, il fait beau, mais
qu’est-ce que tu vas faire ? Ce n’est pas son premier licenciement mais depuis quelque temps ça craint vraiment, la
vie là-bas. Et Obama ? je lui demande. Oh… Lui… Non, elle ne compte pas trop sur lui pour le boulot. Personne ne
parle plus d’Hillary, qui était sa préférée. Sarah Palin les
fait rire jaune, une tueuse de caribous, elle est bien mieux
en Alaska. Alors bon. Elle va se mettre tout de suite à
chercher. Souvent, on se parle d’avant, nos vieux souvenirs ne chôment pas, c’est notre café Pourpre à nous.
(Non, c’est sans doute beaucoup plus que ça).
Vers le milieu du mois le gardien de l’immeuble est rentré
de vacances, les yeux encore écarquillés. Il est allé à la
mer et il a adoré le spectacle des grandes marées. C’était
sa première fois. Il a mis quelques jours à changer de regard, et du coup, pendant sa mue, il était d’excellente humeur, on a bien bavardé. Lui ça fait très longtemps qu’il
est là. Bien sûr, l’envie de partir le démange parfois, et
puis, le reste de sa vie le reprend. L’inondation. Une liste
d’emmerdements longue comme le bras (sans oublier les
sudokus du soir, la télé et les mots fléchés du matin).
Alors il reste ! Mais ça m’a fait plaisir de voir ses yeux,
lorsqu’il est assis juste en dehors de sa loge pour fumer sa
cigarette, son regard de grande marée vers le boulevard
des Maréchaux, où je vais prendre mon bus de ce pas
(merde, sept minutes de retard !). Prenez bien soin de
vous, fermez vos robinets, à bientôt !
LE MATRICULE DES ANGES N°98 NOV-DEC 2008
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ÉDITEUR ESPERLUÈTE
Chemins de
rencontres
Alternant littérature et livres graphiques,
les éditions belges Esperluète aiment relier
l’écrit à l’image. Leurs livres, plein de
silences que les lecteurs peuvent investir,
sont autant d’espaces de liberté pour
penser, par l’émotion, le monde actuel.
L
es éditions Esperluète ont eu plusieurs naissances. La
première, en 1994, est plus symbolique qu’historique.
Anne Leloup est alors graphiste et plasticienne. Cette
artiste, fille de néerlandophones installés en Wallonie,
expose ses lithographies et ses gravures en même temps
qu’elle travaille en free-lance pour des agences. Elle fréquente, parfois, le restaurant Buls à Bruxelles. Au point de vouloir faire un livre : Desserts du Buls à partir des recettes de l’établissement. Drôle d’idée : le livre comme lieu d’une rencontre.
D’où, rapidement, l’envie de le publier à l’enseigne de l’esperluète, cette 27e lettre de l’alphabet – & – qui évoque justement la
rencontre et dont l’orthographe, aujourd’hui encore, n’a pu figer
la graphie : esperluète, esperluette… Anne Leloup se réjouit d’un
nom aussi réfractaire à la norme : « et j’aimais cette idée de lien, de
rassembler des univers différents ».
En 1997, c’est-à-dire, très peu de livres après, la jeune éditrice décide d’ouvrir son catalogue naissant à la littérature, avec le soutien, notamment de l’écrivain Eddy Devolder qui fut son professeur aux Beaux-Arts. Mais pour Anne Leloup, Esperluète n’est
vraiment née que vers l’an 2000 quand sa fondatrice décida de
professionnaliser la structure éditoriale. La maison d’édition si elle est née de manière presque anecdotique s’est donc constituée
petit à petit un véritable catalogue. Les premières années auront
permis de réfléchir aux sens à donner à l’entreprise, à affirmer le
« désir de montrer le travail d’artistes dans autre chose que des livres
sur l’art ou des monographies qu’on fait généralement quand l’artiste
a déjà sa carrière derrière lui. » Ses livres, en effet, donnent une
grande place au travail de plasticiens, dessinateurs, illustrateurs…
Son accent belge est souvent imperceptible, du moins tant
qu’Anne Leloup ne parle pas des années 90 qui deviennent alors
les années nonante. Ses livres, en revanche, sont immédiatement
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LE MATRICULE DES ANGES N°98 NOV-DEC 2008
reconnaissables : soignés, ils couvrent des champs très variés, allant du livre accordéon à colorier au roman, en passant par la
poésie, bien sûr, et les livres graphiques dont certains seront rangés un peu hâtivement au rayon de la littérature jeunesse. Elle reconnaît être arrivée dans ce métier « sans rien en connaître. C’était
un peu casse-cou et un peu naïf », mais dès le départ, elle a choisi
« instinctivement » des formats et une qualité de papier auxquels
elle va se tenir. Eddy Devolder, qui avait cessé de publier, revient
grâce à elle à la littérature et prend la direction d’une collection
symbolique de la démarche de l’éditeur : la collection de très
courts récits « Hhistoires » propose « des petites histoires de la
grande histoire », des destins individuels pris dans la folie du monde comme celui de La Petite Sœur de Kafka (20 pages) de François David accompagné magnifiquement par des dessins d’Anne
Herbauts. La maison d’édition alterne les publications en « Cahiers » (collection de petits formats agrafés ou pliés), et « Livres »
où l’on trouve aussi bien du roman que de la poésie, des récits et
même de la photographie. Enfin, la collection « Hors formats »
fait la part belle au livre graphique : Anne Herbauts y trouve un
espace de liberté qu’elle a investi depuis l’an 2000, Frédérique
Bertrand vient d’y publier un roman tout en dessin, une sorte
d’errance sur la question du corps (Bientôt l’été) qui laisse au lecteur mille choix d’interprétation.
L’éventail du catalogue d’Esperluète est très large. Comment sélectionnez-vous vos auteurs ? Avez-vous une même
manière de choisir un auteur de prose qu’un poète ou un
auteur-plasticien ?
Oui, je ne pense pas faire de différence entre les plasticiens et les
écrivains. C’est toujours difficile de définir une « manière de faire », il y entre plusieurs paramètres… Ce qui m’attire en général
c’est une personnalité que ce soit dans l’écriture ou dans le dessin.
Quelqu’un qui a un style, une présence, qui réinvente sa manière
de voir le monde, qui y apporte ses propres réflexions ou questions. Je vais souvent vers des écritures stylisées ou compactes.
Souvent le texte vient avant le dessin, parfois le choix du plasticien qui accompagne le livre se fait en concertation avec l’auteur,
mais le plus souvent c’est moi qui fais la proposition.
J’ai une forme de réservoir d’artistes avec lesquels j’aimerais travailler, lorsqu’il me semble qu’une rencontre est possible, j’essaye
l’association. C’est en fait assez intuitif au départ, puis c’est étayé
par des réflexions plus objectives.
L’esthétique de vos livres et leur apparence physique en
font des ouvrages plutôt beaux et soignés, délicats. Leur apparence est-elle, selon vous, à l’image de leur contenu ?
Je l’espère ! En tout cas pour le qualificatif « soigné », j’accorde
beaucoup d’importance au travail de relecture, à la part éditoriale
du contenu. On mène un vrai travail sur le texte, avec l’auteur,
même si je suis assez peu interventionniste. Je travaille de manière particulière avec chacun, en fonction du projet, du texte. Je
peux à la fois faire la maquette et travailler le texte avec l’auteur,
cette simultanéité est intéressante. Et en ce qui concerne le rapport du texte et de l’image, là aussi je suis vigilante, j’essaye que le
plasticien ne soit pas dans la redondance, j’aime qu’il apporte sa
propre narration, comme une voie parallèle.
Dans les images comme dans les textes, une large place est
faite au lecteur comme si les livres avaient en eux une porosité pour accueillir l’imaginaire, la sensibilité de qui les lit.
Est-ce une caractéristique des livres que vous publiez ?
Oui, sans doute, c’est une rencontre à trois, les auteurs, l’éditeur, le
lecteur… La lecture est au final un acte assez intime, même lorsqu’il s’agit d’une lecture à haute voix. Laisser une part d’imaginaire
au lecteur, c’est le respecter. Le livre lui fait une proposition, il y
adhère ou pas, il la construit ou la fait évoluer ou il la partage... La
finalité n’est pas que le livre, c’est ce qu’il devient après ; ce qu’on
en fait. C’est pour cela que toutes formes de lecture m’intéressent,
la manière de mettre en scène un texte, de l’exposer…
Vous publiez des auteurs qui, chez d’autres éditeurs, peuvent être présentés comme étant des « auteurs jeunesse ».
Mais chez vous, une Anne Herbauts, une Frédérique Bertrand proposent des romans ou des livres plus complexes
dans leur rapport à la narration. Est-ce encore du livre
pour la jeunesse ?
Pas nécessairement : ce sont des livres tous publics ou pour
adultes, selon la manière dont on les aborde. Ce sont des auteurs
à qui j’offre une plage de liberté ou une possibilité de « faire autre
chose ». Cela n’aurait aucun sens d’éditer avec elles des albums
comme elles en réalisent chez Casterman, au Rouergue ou
ailleurs… Et c’est vrai également pour les auteurs ; Caroline Lamarche ou François Emmanuel ne publient pas chez moi des
textes tels que ceux qu’ils feraient dans d’autres maisons.
À côté de cela, il y a les auteurs qui publient leur premier livre
chez nous, et avec lesquels on fait un travail dans le temps.
Quant à la question du classement en « littérature jeunesse » c’est
un vaste débat. Je ne me considère vraiment pas comme un éditeur-jeunesse, je suis majoritairement du domaine de la littérature
avec des ouvertures vers la jeunesse de par le côté graphique.
On peut vouloir faire des livres pour distraire, pour apporter une chose neuve au monde, pour le changer, certains
publient peut-être pour s’enrichir… Qu’attendez-vous des
livres que vous publiez ?
Qu’ils apportent leur part de réponse
au monde qui nous entoure, ce ne
sont bien sûr pas des essais mais ce
sont des moments, des instantanés ;
j’espère aussi qu’ils sont du côté du
beau, c’était une des bases de la maison d’édition à sa création : proposer
le travail d’auteurs et plasticiens
contemporains en permettant à ceuxci de promouvoir leur travail hors des
circuits habituel.
CARTE D’IDENTITÉ
Esperluète éditions
9 rue de Noville
B-5310 Noville-sur-Mehaigne Belgique
www.esperluete.org
Création en 1994
92 livres au catalogue
10 livres par an (7 en littérature
et 3 graphiques)
Tirage moyen : entre 600 et 3000 ex
Meilleure vente : La Petite Sœur de
Kafka de François David et Anne
Herbauts (7000 ex.)
Chiffre d’affaires : 85000 e
Distribution et diffusion : par nos soins
et en réseau
Pensez-vous qu’il y a plus d’avantages à faire de l’édition en Belgique qu’en France ? Êtes-vous aidée par le gouvernement belge,
mieux suivie par les librairies
belges ? A contrario, n’est-ce pas
plus difficile de pénétrer le marché français ?
Franchement je ne sais pas. Les éditions bénéficient d’un soutien
public, mais je ne suis pas sûre que nous soyons mieux aidés que
les éditeurs français. En Belgique, il y a toujours des problèmes de
budgets, surtout lorsqu’il s’agit de culture ! Le marché est petit,
les achats par les bibliothèques limités… On ne peut pas faire
l’impasse du marché français. Une part importante de notre travail y est consacrée.
Esperluète est bien suivie par les libraires belges, la proximité est
là, on les rencontre régulièrement. Et je ne peux vraiment pas me
plaindre de l’accueil qui m’est fait en France. Hors contexte économique, je pense par contre qu’il y a un vrai avantage à être en
Belgique, cela reste le pays improbable de tous les possibles !
Depuis vos débuts, vous avez testé plusieurs modes de diffusion de vos livres. Quelle est celle que vous préférez ?
Celle que j’ai pour le moment ! Un vrai patchwork ! Mais qu’on
maîtrise. En Belgique, on vient de créer une petite structure de
diffusion-distribution pour nos livres et ceux de quelques collègues, avec une représentante ; en France, à Paris, je travaille
avec Marjolaine Emery comme représentante et avec la Générale
du Livre comme comptoir, pour le reste de la France, par contact
mail, téléphone, ou par les rencontres sur les salons. On en fait
vraiment beaucoup des salons. Et la Suisse est servie par Zoé.
La diffusion est la question qui donne des angoisses à tous les éditeurs. Mais c’est aussi une question passionnante à débattre. À
mon sens, il faut vraiment inventer de nouvelles formes de diffusion des livres. C’est dans ce sens-là également que l’on réfléchit
au sein des Éditeurs associés. Cette structure, née il y a quelques
années, vise à fédérer des énergies. Nous sommes cinq éditeurs à
la base, et pour chaque action menée nous invitons d’autres éditeurs, parfois nous ne sommes que quelques-uns, parfois on est
trente ou plus… Pour des salons, des rencontres littéraires, des
formations pour les bibliothécaires… À chaque fois on met en
commun nos réseaux et nos énergies.
La crise politique en Belgique, la crise financière dans le
monde peuvent-elles compromettre l’existence d’une maison d’édition comme la vôtre ?
Je ne pense pas, on fonctionne trop comme un électron libre,
mais c’est vrai que, si le public n’achète plus de livres parce que
ses priorités sont ailleurs on aura des soucis. On réduira la production et on attendra des jours meilleurs…
Propos recueillis par Thierry Guichard
LE MATRICULE DES ANGES N°98 NOV-DEC 2008
15
DR
THÉÂTRE
Habiter
ou pas
Dans La Ville, les personnages
de Martin Crimp inventent à leur
tour des personnages, histoire
de se sentir vivants.
M
artin Crimp est décidément une grande
là-dessus – un petit couteau à lame d’acier en dents
voix de la dramaturgie anglaise. Il inde scie utilisé pour extraire le cœur du soldat – vous
vente un univers où la parole est action
voyez ? J’ai dit : vous voyez ?» Et quand le couple lui
et emprunte des chemins surprenants et
pose la question de ce qu’il y a à voir, elle répond :
sinueux. Ses textes semblent écrits comme une
« Comme c’est difficile – oui – pour moi de dormir
partition, avec une rythmique singulière. Les rédans la journée avec tout ça dans la tête quand vos
pliques se coupent, se chevauchent et les digresenfants courent dans tous les sens en criant et en hursions, nombreuses, créent des associations étonlant. Vous voyez ?»
nantes. Comme si ce déroulement apparemment
Martin Crimp brouille les cartes. Le lecteur est déchaotique de la parole donnait finalement à encontenancé. Rien ne semble normal. Tout paraît
tendre les pensées secrètes, ce que
décalé et artificiel, ça sonne presque
l’on cache ou ne veut pas voir.
faux, parfois les personnages s’emJouer avec
Martin Crimp a choisi de mettre
bourbent dans le verbe, d’autres fois
en exergue de La Ville, sa dernière le réel,
leurs répliques sont percutantes compièce traduite et publiée chez
me des coups de poing. L’écrivain dél’Arche, une citation du Livre de l’imaginaire,
place la frontière entre le réel et l’imal’intranquillité de Fernando Pesginaire, la vie, le rêve, le fantasme…
soa : «Tout ce que nous faisons, dans le fantasme.
Au final, ses personnages se sont inl’art et dans la vie, est la copie imventé des histoires pour ne pas se reparfaite de notre intention. » Ce préambule posé,
trouver face à leur vacuité. Et pourtant c’est l’acl’écrivain met en jeu quatre personnages : un
ceptation de leur vacuité qui constituera une vraie
couple, Clair et Christopher, ils ont environ 40
délivrance. La fin de cette pièce est vraiment forans, elle est traductrice et son métier, ce n’est pas
midable, un moment de confession qui fonctionne
innocent, l’oblige à employer le mot juste. Lui se
pour nous en miroir. « (…) avant cela je croyais
retrouve au chômage, il n’arrivera pas à prononcer
vraiment qu’il y avait une ville à l’intérieur de moi
ce mot : chômage. Le couple, on le découvre assez
(…). Je savais qu’il serait difficile d’atteindre cette
vite, est en crise. Deux autres personnages interville. Ce ne serait pas comme de prendre un avion
viennent : une petite fille d’une dizaine d’années et
pour Marrakech, par exemple, ou Lisbonne. Je savais
la voisine Jenny. Nous sommes dans un quotidien
que le voyage pourrait durer des jours ou même peutbanal : des gens essaient de se parler, de se raconêtre des années. Mais je savais que si j’arrivais à trouter. Et pourtant, la tension va croître tout au long
ver la vie dans ma ville, et si j’étais capable de décrire
de la pièce, installant un malaise grandissant. Tout
cette vie, les histoires et les personnages de la vie, alors
se complique de manière incroyable. Prenons
moi-même – c’est ce que j’imaginais – je pourrais del’exemple de la voisine Jenny, venue se plaindre du
venir vivante. Et j’ai fini par atteindre ma ville. Oui.
bruit que feraient les enfants du couple. Pour cela,
Oh oui. Mais quand je l’ai atteinte… »
elle évoque son métier, le jardin, le supermarché,
Alors, vides ou vivants ? En tout cas, la pièce de
sa façon de jouer du piano, son mari médecin,
Martin Crimp, sans aucun doute, c’est du vrai bonpour finir sur la guerre. « Et la dernière chose que
heur de lecture, bien vivant.
voit le bébé alors que sa mère se sert de son doigt pour
L. Cazaux
faire glisser son téton hors de sa bouche c’est un couLA VILLE DE MARTIN CRIMP - Traduit de l’anglais par Philippe
teau de cuisine à scie – et j’ai la parole de mon mari
Djian, L’Arche, 90 pages, 9 e
16
LE MATRICULE DES ANGES N°98 NOV-DEC 2008
FEUILLES (LEAVES)
DE LUCY CALDWELL
Traduit de l’anglais (Irlande du Nord) par
Séverine Magois, Éditions Théâtrales/Maison
Antoine Vitez, 108 pages, 14 e
ucy Caldwell est une jeune romancière et dramaturge. Elle est née à
L
Belfast en 1981. Feuilles est sa première
pièce longue, écrite en 2006. Elle a
remporté un prix prestigieux, le George
Devine Award, destiné aux premières
œuvres. La pièce a depuis été créée au
Druid Theatre de Galway puis sur la
petite scène du Royal Court à Londres.
La traduction de Séverine Magois permet de découvrir cette nouvelle auteure
de langue anglaise.
Feuilles évoque avec une grande pudeur
la question du suicide des adolescents.
La pièce se situe à Belfast, de nos jours.
Elle met en jeu la famille Murdoch, le
père, la mère et leurs trois filles de 11 à
19 ans. Feuilles se déroule sur trois
actes. Le premier se situe la veille et le
jour du retour à la maison de Lori, l’aînée des trois sœurs, partie étudier à
Londres et qui a tenté de se suicider.
Cette première partie se joue sans la
présence de Lori, soit absente, soit enfermée dans sa chambre. Les parents et
les deux plus jeunes sœurs se heurtent à
leur incompréhension de ce geste, doublée d’un sentiment de culpabilité.
L’ambiance entre les quatre est explosive. La deuxième partie met en scène les
retrouvailles difficiles. Le troisième acte
fait un saut dans le temps, trois mois
plus tôt, au moment du départ de Lori
à Londres. Lucy Caldwell est tendre
avec ses personnages. Elle donne à voir
cinq belles humanités dans une langue
ciselée et très rythmée avec des phrases
en suspens, d’autres qui se chevauchent, des silences, des ruptures… Et
en filigrane, le poids d’une Irlande déchirée par la guerre civile.
LIRE EN VILLE POITIERS
Poitiers n’a pas la réputation
d’être très vive dans le
domaine de la littérature.
Le réseau des librairies est
assez pauvre dans la variété
de l’offre purement littéraire.
Mais l’Université, dans sa
tradition, le Centre du Livre et
de la Lecture sur le plan
régional, et la médiathèque
François-Mitterrand diffusent
assez de rendez-vous pour
remplir les agendas des
Poitevins. Déambulation dans
une ville qui ne se dévoile pas.
Le foisonnement
discret
M
algré une compagnie de
CRS venue accueillir les
voyageurs à la sortie de la
gare, la ville de Poitiers
dès le premier abord
semble vouloir disputer au
pays angevin sa douceur légendaire. D’autant que, renseignement pris, les forces de
l’ordre, harnachées comme des joueurs de
football américain, ne sont pas là pour
nous recevoir mais pour contenir une cinquantaine d’étudiants qui manifestent le
sourire aux lèvres, en demandant aux passants s’ils sont prêts pour la Révolution.
Sous le regard goguenard des colosses en
armure, ça chante un peu et rigole beaucoup au pied de la longue montée vers le
« Plateau », le quartier central de la ville.
On ne serait pas surpris d’apprendre que la
capitale du Poitou inspira Alphonse Allais
au moment de lâcher sa fameuse plaisanterie : « On devrait construire des villes à la
campagne car l’air y est plus pur. » La verdure ici passe parfois par-dessus les murs des
cours intérieures, longe quelques abords de
rues, aligne sur la rive droite du Clain les
potagers et les vergers.
Si l’on grimpe au centre-ville par une route
qui imite le premier lacet d’un col, le « Plateau » n’est pour autant pas situé sur un relief. Comme l’explique Jean-Luc Terradillos dans Poitiers romane et romanesque
(Geste éditions) : « Poitiers est une ville de la
plaine, son relief une illusion. » C’est le
Clain et la Boivre son affluent qui ont
creusé le calcaire tout autour du plateau et
qui permettent aujourd’hui aux taxis de
toujours trouver clients à la gare : l’ascension vers le centre nécessite de bons mollets
quand on est chargé d’une valise. Elle passe, cette ascension, par un nouveau lieu
culturel dont toute la ville parle. Le
Théâtre Auditorium de Poitiers (alias : le
TAP) a été inauguré en septembre dernier.
LE MATRICULE DES ANGES N°98 NOV-DEC 2008
17
Le bâtiment, à mi-chemin entre le Plateau
et la gare TGV a été créé par l’architecte
portugais João Luis Carrilho da Graça. Selon quelques-uns des premiers spectateurs,
son acoustique est particulièrement soignée. On s’étonne un peu qu’aucun des acteurs de la vie littéraire n’ait évoqué combien le coût d’une telle structure pouvait
laisser craindre des baisses de subventions
sur tout ce qui ne serait pas du spectacle vivant. La polémique n’est pas ici un sport
très pratiqué. Au contraire, tout le monde
semble se féliciter de ce nouvel espace culturel de taille nationale. (Seul, notre chauffeur de taxi râlera un peu sur la trop grande
proximité du bâtiment avec la gare : trop
peu de distance pour prendre un taxi). Les
voitures accèdent au centre-ville en passant
devant le grand lycée Victor-Hugo
qu’évoque en termes peu élogieux la journaliste Josyane Savigneau dans son dernier
livre (cf. p.43) et arrivent devant l’hôtel de
ville sur la place du Maréchal Leclerc. En
longeant la place sur la gauche, on entre
dans les rues piétonnes où les principales librairies sont rassemblées.
La Librairie de l’Université, au 70 de la rue
Gambetta, fait aujourd’hui figure d’ancêtre. Avec sa vitrine où les livres se font
rares (une statue de vierge, des tableaux et
gravures), son étal à l’extérieur qui expose
des occasions abandonnées et défraîchies,
elle ressemble à une
Le Pavillon
vieille dame blessée
qu’on aurait laissée là,
bleu
au bord de la rue piéLe Port 86210
tonnière, sans plus de
Bonneuil-Matours
« Très bonne cuisine façon. Ça pourrait lui
dans un registre
donner un certain charclassique mais
me, cette manière de ne
inventive. Patronne
pas racoler le chaland,
au grand cœur »
cette patine qu’on devi(L’Escampette))
ne l’envahir tout entière. Une édition originale de Le Pays où l’on n’arrive jamais de
Dhôtel (éditions P. Horay, 1955), découvert à l’intérieur, peut faire rêver un moment que la bâtisse enferme quelques trésors enfouis. Mais l’ouvrage a bien vieilli et
se monnaye ici à un prix (12 e) bien supérieur à sa valeur. On se retire alors sur la
pointe des pieds, triste d’avoir assisté à une
lente agonie. Si l’on prolonge jusqu’au
bout de la rue, on arrive à la plus grande librairie généraliste de Poitiers, la librairie
Gibert Joseph. La vitrine s’offre aux manifestations dont Gibert est partenaire. En
première place, les rencontres de « Passeurs
de monde(s) », le festival organisé par le
Centre du Livre et de la Lecture en PoitouCharentes. Malgré ça, la littérature ne bénéficie pas de beaucoup de place à l’intérieur : au rez-de-chaussée un mur accueille
18
LE MATRICULE DES ANGES N°98 NOV-DEC 2008
© Marc Deneyer
LIRE EN VILLE POITIERS
Le palais
ducal
tout à la fois le roman français, le roman
traduit et le polar. On y trouve le tout-venant de la rentrée littéraire, Houellebecq et
BHL empiétant même sur l’espace littéraire. L’amateur de littérature de création se
réjouira de trouver ici un petit espace réservé aux éditions de l’Escampette et un coup
de projecteur donné à la collection que dirige Jean-Yves Masson chez Verdier. Il est
vrai que ce dernier est l’invité de « Passeurs
de monde(s) »… À l’étage, le rayon poche
alterne le blanc des dos carrés et le jaune
des étiquettes « occasion » propres à la chaîne. Là non plus, on ne trouvera pas facilement de titres hors des sentiers battus (nul
Rick Bass, hélas). Librairie généraliste (du
bricolage aux livres universitaires), pour
l’amateur de poésie et de textes singuliers,
Gibert Joseph l’est un peu trop.
La plupart des éditeurs indépendants vous
conseilleront alors de vous rendre à la librairie Le Feu rouge au 144, Grand’Rue.
La petite (3000 titres en rayons) librairie
des éditions FLBFLB est dédiée à l’édition
indépendante dans les domaines de la littérature, bande dessiné et arts. Ce lieu alternatif pratique essentiellement le dépôt avec
les éditeurs : une pratique qui, si elle permet à ce genre d’entreprise de se maintenir,
déresponsabilise quelque peu le métier du
libraire. Il n’empêche : c’est encore là et
seulement que l’amateur trouvera certains
éditeurs.
En revenant vers le centre, on aura l’occasion de constater que la FNAC, si elle
vend toujours des livres, les a relayés au
fond du magasin et qu’au rayon littérature
on ne trouvera pas le tout nouveau livre
de Georges Bonnet (cf. p.23), pourtant
Poitevin.
LES BONNES RENCONTRES
C’est dans un restaurant, entre le palais ducal, devenu Palais de justice (à visiter) et la
librairie Gibert Joseph que l’éditeur Claude
Rouquet nous a donné rendez-vous. « J’y ai
mangé avec Georges Monti (directeur des
éditions Le Temps qu’il fait à Cognac,
ndlr), c’était plutôt bon, et on y a bu un Chinon très convenable. » Le fondateur des éditions L’Escampette est un gourmand des
mots et des histoires. Il aime provoquer son
interlocuteur, le prendre à témoin, jouer
avec les paradoxes. Pour évoquer la vie du
livre à Poitiers, l’homme souffle le chaud et
le froid. Le froid d’abord : l’offre littéraire
des libraires est bien maigre. Il ne parle pas
de ses livres, qu’on trouve en nombre chez
Gibert, mais de l’édition de création en général. Le chaud se décline en trois noms
d’auteurs : Jean-Claude Martin, Georges
Bonnet et Alberto Manguel.
Ce dernier est souvent cité ici. Le lycée
Victor-Hugo a baptisé son CDI de son
nom. Une citation de l’écrivain argentinocanadien ouvre Poitiers romane et romanesque : « Une ville commence quelque part
dans le souvenir d’un récit ou d’un rêve, bien
avant qu’on ne fasse les premiers pas dans ses
rues, que l’on n’ouvre sa carte officielle ou que
l’on ne projette vraiment d’y aller. Une réfé-
rence faite en passant lui prête vie, des anecdotes entendues au hasard lui donnent son caractère, son nom imprimé sur une page l’ancre
dans des expériences que nous n’avons pas encore eues. Pour moi, Poitiers,
Le Capuccino c’était le lieu où l’impossible
5, rue de l’Université
devenait réalité. » L’hommaCuisine italienne.
ge, aussi surprenant que cela
« Personnel sympa »
puisse paraître, n’est finale(L’Escampette)
ment pas incongru : encyclopédiste du livre, Alberto Manguel ne pouvait qu’être sensible à la tradition
universitaire de la ville et aux charmes de sa
campagne.
Claude Rouquet a rencontré Manguel après
s’être installé à Chauvigny, à 27 km de la
capitale poitevine. L’éditeur est venu ici, il y
a cinq ans, lorsque sa compagne Sylviane
Sambor a pris la direction de l’Office du
Livre en Poitou-Charentes. L’Escampette a
alors quitté Bordeaux. Manguel, qui s’est
installé dans un village au nord du département, lui propose de publier son Pinocchio
& Robinson, une éthique de la lecture. « Il savait qu’il me donnait un petit coup de pouce
en me proposant son manuscrit. » De fait, Pinocchio & Robinson (2005) fait figure de
best-seller dans la production très littéraire
de L’Escampette (cf. Lmda N°43).
« Un soir, nous dînions avec Cees Nooteboom
et en parlant de Pinocchio & Robinson, Alberto a dit à son ami qu’il était très content
qu’on en ait vendu 5000 exemplaires. Moi,
conscient de la modestie de ma maison, je
trouvais que ce n’était pas beaucoup. Mais
Nooteboom a été enthousiasmé par ce chiffre !
Il faut savoir qu’en AngleLe Dos de
terre ou aux États-Unis, il
la fourchette
n’y a plus de librairies in15, rue des Cordeliers
dépendantes. Elles ont été
« On y mange de la vraie
remplacées par des chaînes
cuisine rapidement. Très qui ne vendent que des piles
sympa. » 7 à 8 e le plat
de best-sellers. Or, un au(Jean-Luc Terradillos)
teur comme Manguel n’intéresse pas ces chaînes. Et Manguel a maintenant du mal à trouver un éditeur en langue
anglaise, ce qui paraît incroyable. » On comprend alors que le natif de Buenos Aires soit
très préoccupé par l’état de la librairie et de
la diffusion du livre en France…
Jean-Claude Martin, lui, veille à la bonne
marche de la Maison de la poésie de Poitiers. Poète discret, il mettra un certain
temps à proposer un manuscrit à L’Escampette. À en croire Claude Rouquet, ce fut
fait du bout des doigts, l’air de rien, avec la
crainte de faire perdre son temps à l’éditeur.
« Si je n’étais pas venu à Poitiers, Jean-Claude
Martin ne m’aurait probablement pas proposé
son manuscrit. Mais s’il me l’avait envoyé
quand j’étais à Bordeaux, je l’aurai publié à
coup sûr. » Et c’est ainsi que Tourner la page,
livre de proses poétiques représentatives du
travail de Jean-Claude Martin paraîtra fin
2009 à l’enseigne de L’Escampette. « JeanClaude est un homme très ouvert qui accueille
plusieurs courants de la poésie contemporaine
à la Maison de la poésie. Même si lui, en tant
que poète, est plus proche d’une voie qui passerait par James Sacré ou s’apparenterait au style aussi d’un Jacques Lèbre. Avec lui, la Maison de la poésie a vraiment une
programmation de qualité. »
De Georges Bonnet enfin, l’éditeur connaissait les romans parus aux éditions Flammarion quand l’écrivain lui a proposé un manuscrit de poèmes. « Probablement
connaissait-il assez L’Escampette pour savoir
que je publiais de la poésie et il m’a proposé
Un ciel à hauteur d’homme (2006, ndlr).
Un autre café ? »
Claude Rouquet a mis sa montre à l’heure
poitevine. Alors que le repas s’achève et que
notre retard sur le rendez-vous suivant se
fait de plus en plus conséquent, notre hôte
commande un deuxième café… qui ne
vient pas. On attend un peu, on fait signe à
la serveuse. Les clients du restaurant sont
repartis travailler, l’horloge égrène les minutes comme autant de reproches. On
évoque Carl Norac dont L’Escampette
vient de faire paraître Sonates pour un homme seul, série de textes brefs, ciselés dans
une langue poétique toute en délicatesse.
L’après-midi s’est avancé sans chasser la
matinée, les cafés sont servis, bus sans précipitation, quelques mots sur les librairies
de la région, la nouvelle et très belle Librairie des Halles à Niort, la Librairie du Rivage à Royan, nous sortons.
Nous partons à la recherche des nouveaux
locaux du trimestriel L’Actualité PoitouCharentes où Jean-Luc Terradillos, son rédacteur en chef, nous attend depuis assez
longtemps pour faire de nous des hommes
pressés. Sauf qu’on est à Poitiers, que la
douceur de l’automne et sa lumière révoquent toute idée de vitesse.
Nous dirigeons nos pas vers le quartier
épiscopal où se trouve l’Espace MendèsFrance qui publie L’Actualité Poitou-Charentes. Ce « centre de culture scientifique
technique et industriel en Poitou-Charentes »
est un des principaux lieux culturel de la
ville : conférences, expositions, projections
sont régulièrement proposées par des universitaires. Il est le symbole de l’importance
de l’Université dans la ville. « L’Université
se crée en 1421. Ça a été capital pour Poitiers
qui prend alors la dimension d’une vraie capitale. L’Université a structuré la ville ».
Cheveux poivre et sel légèrement bouclés,
Jean-Luc Terradillos ne porte pas les stigmates du bouclage, la veille, du trimestriel.
Ses nouveaux locaux sentent le déménagement récent. Les livres attendent qu’on leur
offre des rayonnages, les murs sont vierges.
Le téléphone sonne, il est question de l’édito du futur numéro qui reste à écrire. Pour
plus de tranquillité, notre hôte propose
qu’on aille boire un verre en terrasse tout
en discutant.
LA FOURMILIERE
UNIVERSITAIRE
« Depuis qu’elle existe, l’Université a formé
beaucoup de serviteurs de l’État. Poitiers n’a
jamais été industrielle. » On passe devant
Notre-Dame-La-Grande, haut lieu touristique de la ville, on prend une rue piétonne, puis sur la gauche, un ancien passage
où les commerçants, au Moyen Âge, laissaient leurs charrettes. C’est là que le « Riverside », abrité des bruits de la ville (pourtant discrète) a installé sa terrasse. « La vie
culturelle de Poitiers, continue Terradillos,
n’est pas très visible. Mais il y a des gens ici
qui sont très forts dans leurs disciplines : les
mathématiques, les sciences, la biologie. Michel Brunet, le paléoanthropologue, est à
l’image de notre ville. Voilà un homme qui
remet en cause les thèses
d’Yves Coppens selon les- Le Riverside
quelles les ancêtres de 18ter, rue Regratterie
l’homme seraient origi- Café. « Pour sa terrasse
naires de l’Est africain. Il quand il fait beau »
(Jean-Luc Terradillos)
part à l’Ouest, découvre
Abel puis Toumaï, le plus
vieil hominidé (7 millions d’années). Aujourd’hui il est titulaire de la chaire de paléontologie au Collège de France où il a succédé à Coppens. C’est une vraie pointure, mais
il reste discret. Ici, le brillant m’as-tu-vu est
méprisé. » Jean-Luc Terradillos nous mitraille de noms d’universitaires qu’il considère comme étant « au top » dans leur domaine. C’est Martin Aurell, spécialiste des
Plantagenêt, c’est Alain Quella-Villéger qui
a dirigé Poitiers une histoire culturelle 18001950 (éditions Atlantique). D’accord. La
paléontologie, le droit, les mathématiques,
l’Histoire. Mais la littérature ? « Vous avez
quelqu’un comme Pierre-Marie Joris qui a
fait lire l’ancien français des XI et XIIe siècles
à plein de monde sur Poitiers. C’est un Suisse
passionné de Cingria et de poésie sonore. Il a
fait venir Jean-Pierre Bobillot. Je me souviens
aussi d’une rencontre assez extraordinaire avec
Jacques Roubaud qui avait été sollicité par
Dominique Moncond’huy un spécialiste du
XVIIe siècle littéraire. Ce mois-ci c’est François Bon et Bernard Noël qui interviennent à
la fac invités par Stéphane Bikialo… »
En 1989, l’Office du livre en partenariat
avec la faculté de Lettres et la médiathèque
François-Mitterrand lançait le festival
« Écrivains présents » qui permettait chaque
année à une vingtaine d’auteurs de rencon-
LE MATRICULE DES ANGES N°98 NOV-DEC 2008
19
LIRE EN VILLE POITIERS
dans le cadre des « Rencontres littéraires »
en octobre dernier François Bon et Bernard
Noël pour un hommage à ce dernier : « ces
rencontres littéraires s’inscrivent dans la
continuité d’Écrivains présents. » Le jeune
universitaire aimerait pouvoir retrouver la
dimension de l’ancien festival et ouvrir, dès
l’an prochain, les rencontres à des lieux de
la ville plus accessibles au public.
UN TOIT POUR LA POÉSIE
« C’est pas violent la vie littéraire à Poitiers » : l’homme a posé un casque de moto
(scooter) sur la banquette du bar à côté de
lui, et des documents sur la table. « C’est
bien plus vivant à La Rochelle » : Jean-Claude Martin dit ça sans amertume, c’est un
constat. Ne comptez pas sur lui pour faire
rutiler sous les feux médiatiques ni ses
propres livres, ni les actions qu’il mène.
Sous sa carapace d’ours gentil, on sent des
DR
trer les étudiants, leurs enseignants et le public poitevin : « ça a été une très belle idée »
se souvient Jean-Luc Terradillos. L’aventure
s’est prolongée, s’ouvrant un temps à la
photographie, revenant à la littérature.
« Cette vivacité de l’Université explique que
des auteurs extérieurs à la ville soient très présents. François Bon, par exemple : il n’a pas
encore donné quelque chose qui parle de Poitiers, mais je suis sûr que ça viendra.
Quelqu’un comme Denis Montebello aussi
vient souvent… »
Pour jouer les avocats du diable, on fait
quand même remarquer à Jean-Luc Terradillos qu’une ville avec 25000 étudiants (soit
un quart de la population) pourrait bénéficier d’une offre plus grande de librairies :
« la librairie est à l’image de la ville. Gibert
fait du bon travail surtout pour ce qui concerne les ouvrages universitaires. » Et l’amoureux
poitevin en profite pour signaler que le nouveau recueil d’Odile Caradec est très beau :
Jean-Claude
Martin
préside
la Maison
de la poésie
de Poitiers
« c’est un livre qui parle de la mort et qui en
parle vraiment très bien. » Inutile de préciser
que la poétesse habite Poitiers.
Stéphane Bikialo a connu les premières éditions d’« Écrivains présents » en tant
qu’étudiant, puis comme enseignant (spécialiste de Claude Simon
dont il fit une présentation
Le Café bleu
lors du festival). Après avoir
74, rue Carnot
enseigné un temps à l’Uni« On peut y faire des
lectures publiques »
versité d’Amiens, il est reve(Jean-Claude-Martin)
nu l’an dernier à Poitiers
où, en tant que maître de
conférences, il enseigne la littérature française. Le nouveau directeur de publication
de la revue littéraire La Licorne recevait
20
LE MATRICULE DES ANGES N°98 NOV-DEC 2008
années d’enthousiasme, d’élans, de désirs
mises sous le boisseau, peut-être par pudeur, peut-être par réalisme. Finalement,
les titres de ses livres le résument : Un ciel
trop grand, Pour solde de tout conte ou Raison garder (tous trois au Dé bleu /Idée
bleue). Il a même publié, chez Verso, Plus
d’un âne s’appelle Martin ! C’est dire que
cet homme n’est pas du genre à vous taper
sur l’épaule pour vous raconter la dernière
blague sur sœur Emmanuelle tout en commandant une tournée d’anisettes.
Il boira plutôt une pression. « Dans les années 80, une revue ici a eu de l’importance :
Oracl’. On y trouvait Denis Montebello,
Georges Bonnet… » Également, des poètes
comme James Sacré, Jacques Izoard, Robert Marteau, Jean-Luc Parant…
Aujourd’hui jeune retraité, Jean-Claude
Martin préside la Maison de la poésie de
Poitiers. Une maison… sans toit. « C’est
Elisabeth Pelloquin qui a eu l’idée de faire
cette Maison de la poésie. Elle s’occupait de
l’association Mots en scène. Catherine Baptiste, elle, animait des ateliers d’écriture avec son
association Le Jardin aux sentiers qui bifurquent. On a reçu André Velter sur une proposition de l’Union des foyers ruraux qui le faisait venir à Angoulême et à Poitiers à
l’automne 2005. On avait peu de moyens,
mais on s’est lancé dans l’aventure. Élisabeth
et Catherine voulaient que j’en sois le président parce que j’avais du temps et que j’étais
poète. » La structure,
créée fin 2005, ne se Les Bons Enfants
met en route que l’an- 11bis, rue Cloche Perse
née suivante et com- Cuisine traditionnelle.
mence à organiser des « Bonne viande et ris
rencontres. Elle rece- de veau, pâtisseries à
vra ses invités et les recommander »
lecteurs dans un local (Jean-Claude Martin,
d’hlm « difficile à L’Escampette)
trouver, surtout le soir
en hiver » du quartier des Couronneries. Un
endroit pas très loin du bout du monde
pour les lecteurs du centre ville… La Maison de la poésie enregistre « entre 20 et 40
personnes par soirée » autour de poètes comme Antoine Emaz, Louis Dubost, Jacques
Lèbre, Jacques Ancet, James Sacré ou Albane Gellé. La librairie Gibert, bonne partenaire, assure la présence des livres sur place.
À l’occasion, les soirées sont hébergées en
des lieux plus propices, comme la fac de
Lettres (pour Jacques Roubaud) ou la médiathèque François-Mitterrand. « On a eu
150 personnes avec la soirée autour d’Omar
Khayyam et encore autant avec la caravane
d’Iran. Et comme c’est le maximum qu’on
pouvait accueillir, on a refusé 80 personnes à
la médiathèque pour la soirée de poésie en
langue des signes avec Levent Beskardes. »
Aujourd’hui la Maison de la poésie est sans
local : le lieu où elle était hébergée et qui
lui était prêté est en travaux. Ça pourrait
être une chance d’une certaine manière : en
trouvant un autre lieu, plus facile d’accès,
plus adapté, l’association pourrait mieux
apparaître dans le paysage culturel poitevin
et voir sa trentaine de membres rejointe par
de nouveaux venus. « Dans le quartier des
Couronneries, nous accueillions beaucoup de
nationalités différentes parmi les lecteurs.
Surtout avec des soirées à thèmes. On a un
peu de mal à toucher les étudiants. » L’association a envisagé pouvoir s’installer dans la
villa de Jean-Richard Bloch (la mémoire de
cet écrivain, mort en 1947 est très vive
dans toute la ville), « mais les choses traî-
© Marc Deneyer
Christine
Drugmant,
directrice de
la librairie
La Belle
Aventure
nent. » Ça n’empêche pas Jean-Claude
Martin de préparer la saison prochaine :
des poètes libanais, une soirée peinture et
poésie, une soirée Serge Wellens sont déjà
prévues. Reste à savoir où… « On essaie
d’organiser une rencontre avec un poète tous
les deux mois, et entre deux rencontres, une
soirée thématique. On est la plus petite Maison de la poésie de la fédération. Ce qui serait
bien, pour l’avenir, c’est d’obtenir un lieu et
un petit bout d’emploi. » Demande somme
toute modeste au regard des poètes reçus
ici. Trop modeste peut-être…
MÉDIATION,
LE MAITRE MOT
20h30, un jeudi du mois d’octobre. La salle n’est pas bien grande, mais elle est pleine. Une soixantaine de personnes sont assises sur des chaises placées en demi-cercle.
Comme elle le fait une quinzaine de fois
par an, la librairie La Belle Aventure reçoit
des auteurs. Ce soir, c’est Anne Herbauts
accompagnée de son éditrice, Anne Leloup
venues dans le cadre de « Passeurs de monde(s) ». La soirée se prolongera au-delà de
minuit dans les échanges qui suivront le
débat… On devine qu’il y a dans le public
des professionnels du livre, bibliothécaires
ou enseignants, quelques étudiants peutêtre, des passionnés à coup sûr. Ce public
de lecteurs éclairés, Christine Drugmant le
fédère depuis quatorze ans dans sa petite librairie consacrée à la littérature jeunesse et
aux livres graphiques : « Depuis l’origine,
j’ai considéré que la spécialisation jeunesse
était un non sens. Je suis face à des livres et
non face à un projet de publics. J’ai toujours
fait en sorte que La Belle Aventure soit une
librairie tout public auquel je propose des
choix de livres dans des catalogues spécialisés. » Ici, on ne trouve que des livres : pas
de jouets, de peluches ou de petites figurines pour enfants. Christine Drugmant
avance ses idées avec la fermeté des
convaincus. Pourtant, elle ne cesse d’interroger sa pratique de la librairie, celles de ses
confrères, celles des éditeurs. Sa pensée
semble toujours en marche pour aiguiser le
sens de son action. Elle regrette notamment l’évolution de la demande : « au début de La Belle Aventure, on cherchait les
livres qui allaient aider les enfants à s’émanciper, grandir, aller vers le monde.
Aujourd’hui, de plus en plus, on me demande
des ouvrages pour apprendre aux enfants à
obéir, à leur expliquer qu’il faut être sage,
écouter le maître. Et certains éditeurs vont
vers ça, c’est assez consternant. »
Parce qu’il manquait « un regard critique
autour des livres d’images », elle initie à la
fin des années 90 l’idée d’un festival de littérature jeunesse consacré aux adultes. Xavier Person, alors directeur de l’Office du
livre, ne laisse pas passer l’occasion : depuis
une dizaine d’années, ce festival (« Si le
La Belle Aventure
Librairie jeunesse, et livres graphiques
15, rue Grandes Écoles
Directrice : Christine Drugmant
Fondée en 1994
Personnel : 3 temps plein
120 m2 dont 60 consacrés à la vente
12000 références
Chiffre d’affaires : 450 000 e
Animations : 15 rencontres / an
livre que nous lisons » devenu « Anguilles
sous roche » et intégré aujourd’hui dans
« Passeurs de monde(s) ») irrigue tous les
départements de la Région. « Avant ça on
parlait de public, maintenant on parle des
livres. On ne se demande plus si c’est de la
jeunesse ou non, mais on s’interroge sur le
contenu des livres, sur la création. »
La Belle Aventure fait un très gros travail
de médiation. La libraire joue de ses vitrines pour inciter les passants à découvrir
des lectures hors des sentiers battus. Les
éditions du Lézard noir en témoignent sur
leur site internet. À deux reprises, la librairie a consacré une vitrine à la production
de cet éditeur atypique : avec 79 exemplaires vendus cette année, Les Aventures de
Moomin de Tove Jansson figure dans les
meilleures ventes de La Belle Aventure…
C’est par l’échange, la discussion que les libraires arrivent à vendre plus qu’ailleurs des
livres de création comme Bou et les trois
zours d’Elsa Valentin et Ilya Green paru à
L’Atelier du poisson soluble. Près de
quatre-vingt exemplaires de ce livre ont
trouvé preneurs ici, « exemplaire par exemplaire qu’on mettait dans la main des gens
pour qu’ils le découvrent. » L’an dernier,
Christine Drugmant se rend à la foire du
livre jeunesse de Bologne en Italie. Elle y
découvre A una stella cadente de Cerri Mara
publié par l’éditeur italien Orecchio Acerbo. Elle décide d’importer le livre en France : elle en vend une soixantaine d’exemplaires à Poitiers !
Avant même qu’on n’avance l’ombre d’une
question, la libraire y répond : « je refuse
l’étiquette de librairie élitiste. Notre meilleure
vente, c’est tout de même Harry Potter (144
exemplaires en un an). Mais, même si le
commerce doit trouver sa rentabilité, ce n’est
pas un but en soi. Je crois qu’une librairie aujourd’hui se doit d’être un lieu de côtoiements,
de frictions aussi. Il faut garder une humilité,
avoir des livres graves et d’autres plus légers
pour conserver un lectorat le plus large possible. La librairie est un endroit de diversité,
mais pour choisir mes livres, j’ai besoin d’avoir
un minimum d’estime pour eux. Si je sens trop
de racolage dans un livre, je ne le prends pas. »
Amie d’Alberto Manguel qu’elle a d’ailleurs
reçu pour évoquer Le Livre d’images (Actes
Sud, 2001), elle partage avec lui cette inquiétude face à l’évolution de la diffusion
du livre. Depuis deux ans, La Belle Aventure a mis en place un comité de lecture
« adolescents » et, cette année, un comité
« adultes ». Elle organise des présentations
de nouveautés pour les bibliothécaires, enseignants, personnels de structures d’accueil. La libraire donne aussi des cours au
CNFPT, à l’IRTS, l’IUFM ou auprès d’assistants maternels. Animation, formation,
LE MATRICULE DES ANGES N°98 NOV-DEC 2008
21
LIRE EN VILLE POITIERS
médiation : « ce qui est essentiel, c’est que la
librairie soit un lieu de vie et de vie culturelle
où les gens parlent ensemble, débattent. Sinon, c’est juste un lieu de vente. »
Justement : un tel lieu consacré à la littérature adulte peut-il exister à Poitiers ? « Poitiers manque d’une librairie générale indépendante où le directeur met ses propres deniers
dans les achats et n’est pas salarié par une
chaîne (comme la Fnac ou Gibert, ndlr). Ça
change tout. Depuis plusieurs années, c’est une
question à laquelle je réfléchis. L’an dernier,
j’ai approfondi cette réflexion avec l’envie
d’élargir le champ éditorial de ma librairie. »
Elle envisage donc de créer une librairie de
création à taille humaine « mais pas une librairie générale traditionnelle, ça m’emmerderait ». Une librairie dont l’assortiment
« d’une grande cohérence » mettrait les lecteurs en « appétit »… Plus elle parle de son
projet, plus ses yeux s’éclairent et l’on saisit
alors où la jeune femme puise son énergie :
« on sait qu’on est dans des structures qui se
cassent la gueule, alors on sait qu’il faut inventer. » Ce projet nécessite un lieu ; la mairie justement possède un bâtiment qui ferait
l’affaire : la demande de Christine Drugmant est reçue avec attention par la municipalité. Mais c’était avant l’élection municipale… Depuis, aucune décision ne lui a été
communiquée.
Toutefois, elle va pouvoir ouvrir un nouveau lieu : Denis Garnier, le directeur du
Théâtre Auditorium lui a demandé de tenir
les 40 m2 de librairie du lieu. « On y trouvera des livres mais aussi des disques. J’ai l’intention d’y faire une librairie spécialisée dans
les arts vivants, mais avec aussi des essais sur
les cultures, les sociétés et puiser dans tous les
catalogues. Le projet reste à élaborer. » Ouverture prévue pour janvier prochain. Cette
reconnaissance fait écho au soutien que la
librairie a reçu de la part de la Région.
C’est la seule à Poitiers à avoir obtenu le label « Lire en Poitou-Charentes » (voir cicontre) : à l’aide financière de 15000 e
s’ajoute le soutien moral qu’une telle distinction génère. Et à entendre Christine
Drugmant, ce n’est pas rien…
POLITIQUE
DES PARTENARIATS
Le lundi matin, la médiathèque FrançoisMitterrand n’est pas ouverte au public. On
y accède par la rue des Vieilles Boucheries
où une porte de bois, discrète, s’ouvrira
après qu’on aura sonné. Le bâtiment, inauguré en 1996, joue avec les rectangles, ressemblant à un jeu de parallélépipèdes aux
parois épaisses où passe pourtant la lumière. On nous conduit, le long d’un couloir
étroit, vers l’ascenseur monte-charge. À
l’étage, le déambulatoire longe une baie vitrée qui donne sur le toit central du bâtiment. Serge Bouffange, le directeur, nous
reçoit (sourire franc, chemise aux tons pastels) dans le bureau qu’il occupe depuis février 2008. Venu du Conseil régional Poitou-Charentes, après être passé par la
Direction des Affaires Culturelles et par la
Direction du Livre et de la Lecture, ce
conservateur d’État connaît bien la ville.
« Ici tout est tranquille. Tout, même la vie
politique… jusqu’à la montée de Ségolène
Royal ». Est-ce à dire, que culturellement
L’excellence labellisée
À
l’instar d’un Centre Régional des Lettres, le Centre du Livre et de la Lecture en PoitouCharentes est le principal acteur du livre dans la Région. L’ex-Office du Livre a changé
de nom le 1er juillet dernier en intégrant en son sein l’Agence de Coopération des bibliothèques. Ainsi un pôle « bibliothèques et patrimoine » est venu compléter l’arsenal de l’Office qui s’était développé autour de la vie littéraire et de l’économie du livre. Sylviane Sambor en assure la direction depuis cinq ans, après seize éditions du Carrefour des
littératures qu’elle avait créé à Bordeaux.
Depuis le début de l’année, la Région Poitou-Charentes a mis en place un dispositif original
de soutien à la librairie de création. Dans un premier temps, les librairies qui le souhaitent
signent une charte par laquelle elles s’engagent à suivre un certain nombre de dispositifs
(accueil, médiation, entretien d’un fonds, etc.). Douze librairies du Poitou-Charentes ont signé cette charte. Celles qui obtiennent 2/3 des points de la grille d’évaluation et qui décrochent un avis favorable du Comité d’évaluation (en majorité constitué de professionnels
d’autres régions) se voient attribuer le label LIRE en Poitou-Charentes (LIRE = Librairies Régionales Indépendantes d’Excellence). Ce label, reconductible après contrôle chaque année, peut donner droit à une aide à l’exploitation d’un plafond de 15000 e/an (ce qu’a obtenu La Belle Aventure). Toutes les librairies signataires de la Charte peuvent bénéficier
d’une aide à l’investissement (liée à un déménagement, agrandissement ou à une création)
d’un montant pouvant aller jusqu’à 40000 e/an. La rigueur de ce dispositif, l’intelligence
des critères d’excellence retenus (comme l’importance donnée à la médiation), devrait inspirer d’autres Régions. L’avenir de la librairie de création en dépend peut-être.
22
LE MATRICULE DES ANGES N°98 NOV-DEC 2008
Poitiers est une ville qui dort ? « Pas du
tout. On a une offre culturelle supérieure à la
possibilité de sorties des habitants. Certains
soirs, nous sommes plusieurs à
proposer des manifestations, ce La Serrurerie
qui restreint le public présent 28, rue Grandes Écoles
dans chaque endroit. La Cul- Bar et restaurant branché,
ture est le premier budget de « singulier et bon »
la ville et représente 20% du (La Belle Aventure)
montant global. Poitiers est
une ville d’associations. Pour se faire repérer
dans tout ce qui se passe, il faut une bonne
force de frappe médiatique, comme a su
l’avoir le Centre du Livre et de la Lecture. Le
CLL nous oblige à avancer, c’est un aiguillon
très positif. » Le nouveau directeur ne cache
pas qu’il a du mal à faire tourner des manifestations autour de la littérature adulte,
« l’enfance et la petite enfance sont les priorités de la ville. »
Reste peut-être à trouver des forces vives en
dehors du réseau des bibliothèques de la
ville ou en son sein. « Ce bâtiment est coûteux en emplois. Il nous faudrait trente-cinq
postes de plus pour bien travailler. » L’homme, pour autant ne se plaint pas. Il annonce un budget d’acquisition conséquent, une
bonne écoute des élus. Manque peut-être,
au sein de son équipe, des éléments assez
passionnés par la littérature pour s’en faire
les militants. Le réseau de la lecture publique de Poitiers « correspond à celui d’une
ville de 200 000 habitants. En mètres carrés,
il est comparable à celui de Nantes. » Avec
1500 personnes par jour, la médiathèque et
ses annexes forment le service public le plus
fréquenté de la ville après la gare…
La médiathèque, pour des raisons historiques (passage à l’ère des médiathèques) et
géographiques (proximité d’Angoulême) a
développé ses actions vers d’autres formes :
« depuis trois ans, on met en place des manifestations autour des lectures « ado » avec les
mangas, la fantasy et on déploie beaucoup
d’énergie pour les littératures graphiques comme la BD avec notamment le collectif éditorial FLBFLB ou La Fanzinothèque (créée en
1989 à l’initiative du Conseil Communal
des Jeunes de Poitiers). Il y a un fort tropisme BD sur Poitiers. » Elle s’investit aussi autour du cinéma (lors des Rencontres Henri
Langlois, notamment), de la musique (avec
le Conservatoire), et de la danse. « On peut
nouer les partenariats qu’on veut avec beaucoup de souplesse et ainsi, le réseau des bibliothèques propose chaque année environ 200
manifestations. » Alors, Serge Bouffange
imagine que la médiathèque pourrait faire
office de « centre culturel » et s’appuyer,
pour la littérature, sur de nouveaux partenariats. S’appuyer sur les forces existantes ;
voilà qui pourrait faire une devise poitevine.
Thierry Guichard
© Marc Deneyer
avoir lavé la langue de toutes ses excroissances pour la mouler au corps de récits à la
ligne pure. On en ressort ému, touché par
l’universalité de ce qui nous a été donné et
séduit par la douceur avec laquelle cela a
été fait. L’humilité qui ennoblit sa prose
autant que sa poésie est peut-être un héritage : l’homme né à Pons en 1919 est le fils
d’un paysan de Saintonge. « Mon grand-père, qui était né en 1834, était analphabète. »
Deuxième fils (l’aîné a dix-sept ans de
plus), il a aussi une sœur « qui sera mise à
l’écart, ne fera pas d’études. Mes parents l’installeront dans une laiterie. » Du coup, il
grandit seul et « traîne avec les voyous. Mais
j’étais bon élève jusqu’à la seconde, jusqu’à la
puberté. » Des silhouettes féminines passent
dans son œil, on les voit danser quand il
parle… Il obtient son bac à Tulle où son
frère l’a emmené et une licence de philosophie à Clermont-Ferrand. La Seconde
Guerre mondiale n’a pas le temps de le
cueillir : mobilisé à Bordeaux, l’armistice
est signée avant qu’il ait eu le temps de
monter au front. En 1943, il entre à l’Ensep
(École Normale Supérieure de l’Éducation
Physique) d’où il ressort à la fin de la guerre. Durant plus de vingt-cinq ans, il enseignera au Creps de Poitiers. L’homme ne dit
pas qu’il a été sélectionné en équipe de
Georges Bonnet sort un nouveau recueil de nouvelles au
France de handball en 1948-1949… « J’ai
Temps qu’il fait. Douze instants lumineux à l’image de leur
vraiment passé une belle vie sur les stades. » Il
lit beaucoup, s’intéresse à l’art, peindra des
auteur. Rencontre avec un homme formidable.
toiles abstraites, mais abandonne la philosophie. Il rencontre le poète
avec sa femme : « J’ai vraiment
our se rendre chez l’auteur poiteDaniel Reynaud dans une
« nous l’avons achetée
vin, il faut emprunter des rues
librairie de Poitiers, il lui
en 1955. Elle avait passé une belle vie apporte des poèmes, Reyétroites qui nous font entrer dans
quinze pièces en très
l’époque où l’automobile n’existait
naud lui présente Jeanmauvais état qu’on a sur les stades. »
pas. On longe des murs de pierres, on s’apClaude Valin, poète et édiretapées. Mais mon saproche de l’extrémité du Plateau en allant
teur qui lancera la revue
laire de prof d’éducation physique ne me pervers le Clain. La bâtisse s’est réfugiée dans
Oracl’. Georges Bonnet figure au fronton
mettait pas de tout payer et on a revendu le
le coude d’une ruelle, un pin gigantesque la
du premier numéro (1982) avant de publier
bas de la maison à une dame qui est devenue
domine à peine. Le jardin, dans la tradition
Le Veilleur de Javelles aux éditions éponotre voisine. » Le débit de parole est très
poitevine, semble posé à ses pieds, et joue
nymes l’année suivante. « La retraite, en
rapide, comme s’il fallait aux mots de ce
de tous les verts de la nature. La vue ici est
1979, m’a mis le pied à l’écriture » dit-il jolisportif courir un sprint vital pour échapper
magnifique. Le surplomb laisse le regard se
ment. En 1998, il s’essaie à la prose « parce
au corps qui les prononce.
perdre dans la masse des arbres qui accomque les poètes ne sont pas lus » Il envoie son
En écho aux premières paroles de Jeanpagnent la rivière en bas ou se glisser commanuscrit à Raphaël Sorin chez FlammaClaude Martin, Georges Bonnet prévient :
me en coulisses sur les toits de la ville. On
rion : « quel drôle de type ce Sorin : il m’a ap« C’est pas riche la vie littéraire ici. À La Roest au calme tout en étant au cœur de Poipelé pendant un match de foot de la Coupe du
chelle, oui, il a de la vie littéraire. Ici, c’est
tiers. Georges Bonnet nous accueille avec
Monde. » Deux ans plus tard, le livre paraît :
catastrophique. Il y a Jean-Claude Martin et
un sourire à faire chavirer les cœurs. À 89
Un si bel été rencontre un succès d’estime
Odile Caradec. Ici, on a les jeux floraux, les
ans, le poète et « romancier tardif » a des
(le livre est épuisé). Depuis, quelques aficiopoètes de Montmorillon, c’est fabuleux : il n’y
yeux vifs de jeune homme, même si,
nados ne manquent pas ses parutions coma pas pire. La Librairie de l’Université est laconfesse-t-il, sa vue a considérablement
me la critique de Télérama, Martine Laval
mentable. Gibert, c’est quand même pas si
baissé. Mais le visage rayonne cependant :
« qui est un supporter formidable. » Et
mal. » Georges Bonnet y sera d’ailleurs
cet homme-là a été irradié par la vie. Après
d’ajouter, avec un sourire en forme d’exdans quelques jours pour la sortie de son
avoir traversé l’entrée et le salon où trois tacuses : « Mais je me suis mis à écrire trop
nouveau livre, Un jour nous partirons un rebleaux attestent des qualités de peintre de
tard. » Souhaitons que ce « trop tard » se
cueil de nouvelles épatant, où l’on retrouve
notre hôte, nous empruntons des escaliers
transforme en « longtemps ».
cette prose au naturel si délicat qu’elle en
pour accéder au bureau de l’écrivain. C’est
UN JOUR NOUS PARTIRONS Le Temps qu’il fait
devient magique. Cet homme-là semble
une maison impressionnante qu’il habite
167 pages, 19 e
Moments de grâce
P
LE MATRICULE DES ANGES N°98 NOV-DEC 2008
23
NOUVELLES D’AILLEURS SHANGHAI
Fragments
d’une vie littéraire
N
ous sommes tous à Shanghai résidents du bruit.
On démolit chaque jour un immeuble vétuste
pour construire une tour de trente étages. Depuis
1991, je me souviens de moins de nuits de sommeil que de matins bercés par le bruit des scies à
métaux. Shanghai tourbillonne et ce tourbillon
n’est pas doux. Je ne connais pas d’écriture de Shanghai qui ne
trahisse cette dualité.
Il n’y a pas si longtemps, jusqu’aux années 80, l’Association des
Écrivains semblait le seul foyer de vie littéraire où des auteurs salariés recevaient une allocation, dépendant d’une tacite non-belligérance envers le parti. L’appartenance à cette association n’a interdit ni l’honnêteté intellectuelle des uns ni la persécution de
beaucoup. Au contraire, avoir été victime n’est pas gage d’innocence, au pays des gardes rouges, n’est pas Soljenitsyne qui veut.
Aujourd’hui, une invitation m’attire au siège de cette association,
presque à la limite des anciennes concessions française et anglaise. En retrait de la rue, l’allée mène au jardin, les marches du
perron ouvrent sur une salle où des étudiants en littérature écoutent plusieurs écrivains. Les rires retenus ne témoignent pas de
moquerie mais d’adhésion un peu candide. La présidente de l’association, Wang Anyi, 54 ans, est l’auteur du Chant des regrets
éternels, portrait en nouvelles de cette ville qu’elle aime et déteste. La ville monstre est la sienne, elle a l’impression d’écrire malgré Shanghai sans pouvoir arrêter d’écrire Shanghai. Lorsque je
mentionne son nom à quelques jeunes moins conformistes, le
commentaire fuse : « Ah oui, elle est très politique ! » Celle qui en
France est présentée comme une écrivain qui fait scandale pour
ses prises de positions contre les tabous de la société chinoise,
ou comme une victime du gouvernement communiste, est perçue par les jeunes Chinois comme un apparatchik.
La Chine est un monde aux vérités complexes. Depuis vingt-cinq
ans, une révolution inverse a emporté à contre-courant tout le
pays vers les forces du marché et du commerce. Du concept
communiste, il ne reste plus que la dimension iconique et autoritaire. L’édition commerciale a la vie belle, les manuels de management prolifèrent comme les romans intimistes. Les Associations des Écrivains songent à présent à conditionner
l’attribution des pensions en fonction du nombre de publications
de leurs membres.
En sortant de ce bastion semi-officiel, je passe devant un café
littéraire, mêlant vieux meubles et rayonnages. Sur les tables
sont servis des empilements de petits sandwichs et pâtisseries
hérités des high-tea anglais, dont les Shanghaiens se sont de
nouveau épris au titre de leur croyance en un raffinement ur-
24
LE MATRICULE DES ANGES N°98 NOV-DEC 2008
bain, cosmopolite, qui les différencierait de leurs compatriotes
des campagnes. On retrouve cette recherche élitiste dans certains personnages de Qiu Xiaolong quand il décrit dans La Danseuse de Mao ceux qu’il appelle les « vieilles lunes », descendant
de familles dont le succès avant la révolution et la guerre avait
fait le nom. Je me souviens d’une professeur émérite à la retraite, traductrice de Balzac. Sa nostalgie de sa « grande famille » la
tenait au point qu’elle se réjouissait des liens historiques entre
son arrière-grand-père colonel et un de mes ancêtres, mandarins des Qing puis ministre de la République nationaliste. Famille
de martyrs, famille de dignitaires, rien de cela n’accroît pourtant
d’un iota la valeur d’un écrit… J’ai partagé une fois la même estrade que Qui Xiaolong, pour parler de poésie érotique sous les
Tang. Dans ses propres romans, l’évocation des alcôves, hors
du champ narratif, me paraissait la marque d’un Chinois de sa
génération, enhardie à la modernité mais pudique, soucieuse
des convenances. La croyance en l’excellence de Shanghai n’est
pas l’apanage de nostalgiques du passé. Shanghai Baby livre le
récit de la vie chaotique d’un personnage d’autofiction proche
de l’auteur Weihui. L’ouvrage accumule tous les stéréotypes. Et
Weihui de s’extasier au fil des pages sur la supériorité de la
Shanghaienne, sa culture issue d’un brassage unique de Chine
et d’Occident.
Je m’assieds dans la librairie-salon, le temps d’un café viennois.
En consultation sur un présentoir, une douzaine de journaux littéraires, espèce encore bien représentée malgré la menace d’un
État de moins en moins convaincu de l’utilité des activités sans
équilibre économique. Beaucoup de professeurs vieillissants s’y
répondent avec ce qu’ils croient être de l’audace quand d’autres
les jugent compassés. Ces revues ont perduré pendant la période communiste. Depuis les années 80, le reflux de la pensée dominante a laissé plus de place à l’expression. Les intellectuels
ont d’abord retenu leur souffle, ayant le souvenir trop vif en 1957
d’une « Campagne des Cent Fleurs » qui avait autorisé la critique
avant de se refermer comme un piège sur ceux qui y avaient cru.
Les maisons d’édition se lassent à présent de ces revues, pendant que les portails internet littéraires explosent. Et que les librairies traditionnelles reculent. Les sites spécialisés chinois parviennent à négocier de meilleurs prix ou des exclusivités de
lancement pour les livres commandés en ligne. Les romans en
feuilletons de jeunes auteurs se multiplient sur des blogs associés aux sites littéraires, étendent leur popularité au fil des épisodes, et lorsqu’ils atteignent un seuil de lecteurs réguliers, l’édition papier sort, la publication en ligne est interrompue.
Je finis mon café, et reprends ma marche. Le chaos de cette ville ne sied pas à l’écriture du temps qui passe. Sur mon chemin,
le quartier est démoli par des ouvriers migrants venus casser du
béton comme autrefois les bagnards du caillou. Ils le font pour
un salaire de misère qui permet à leurs enfants restés à la campagne d’être nourris et, pour les plus brillants, de suivre des
études et d’espérer échapper au cycle de la pauvreté. Les pères
triment et ne lisent pas. Les mères travaillent comme bonnes
chez des Shanghaiens exigeants. Un jour, leur descendance elle
aussi se dira shanghaienne, parlera de sa supériorité et de son
raffinement, écrira des livres en ligne que le monde entier lira.
Tang Yi-Long
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TEXTES & IMAGES
Les mains propres
LES DESSINS DE GUILLAUME
APOLLINAIRE
Un kaléidoscope conçu
par François Rivière,
Choix et présentation de Claude Debon et Peter Read,
Buchet-Chastel, 160 pages, 39,50 e
pour attraper une subtile
indigestion d'orphelines,
elatant son interview, un journaliste écrit :
« Tandis qu'Apollinaire répondait à mes questions,
R
ses yeux regardaient distraitement par la fenêtre et sa
bons patauds et petits lapins.
A
u gré de reproductions pleine
page qu'accompagnent les
commentaires de l'auteur, Le
Livre des livres pour enfants fait
défiler plus de 80 ouvrages, parus entre
1808 à 1969. Derrière ces dates, un âge
vraiment doré : le règne de Victoria, où
parut par exemple l'idéalement aseptisé
Petit Lord Fauntleroy, et ce n'est pas un
hasard, car la production destinée à la
jeunesse affectionne les époques d'édification. De Petit Garçon malpropre à
Mademoiselle Touche-à-tout, que d'indolences seront dépeintes ! « Marie promit bien se corriger et de n'être plus jamais Marie-sans-soin », « Il y avait une
fois, à ce que dit l'histoire, un petit garçon
nommé André, qui n'avait jamais les
mains complètement propres, ni la figure
non plus. Ceci soit dit à son éternelle
confusion »… Éternelle, en effet : hier le
lavabo, aujourd'hui l'alimentation équilibrée, le Garnement vogue décidément
d'hygiène en hygiène.
Bien sûr, Victoria vit naître aussi Alice
et son inquiétant désordre. On pourra
ici s'amuser à suivre ces deux fils, souvent entremêlés, de l'éducation et la récréation. Ou encore vérifier que les incestes entre « littérature jeunesse » et
« grande litttérature » ne datent pas
d'hier : voir Alexandre Dumas, Rudyard Kipling ou encore Patapouf et Filifers (texte d'André Maurois, dessins de
Vercors). À feuilleter Le Livre… apparaissent encore les liens qui rapprochent
l'album d'autres formes artistiques : il y
a l'influence des courants picturaux
(naïfs ou réalistes) et la préhistoire de la
bande dessinée (« ligne claire », découpage en strips), mais aussi quelques accointances avec les formes religieuses
– voir, sur nos fringantes étagères, les
aquarelles de la sainte-nitouche Martine
qui possèdent « l'onctuosité et la mièvrerie étudiée » des images pieuses. Autre
promenade possible : arpenter une (petite) histoire sociale de l'édition. PierreJules Hetzel surplomba son 19e siècle,
publiant Hugo ou Balzac en même
temps qu'il enchantait la bourgeoisie
parisienne avec les fastueuses illustrations de Gustave Doré ; au 20e, ce sont
les USA qui s'attirent les premiers de
plus larges audiences avec les albums petit format, avant que les années soixante
viennent draguer les parents éclairés, à
coup de sobres mises en page.
Bref : la souplesse du dispositif, qui ne
s'astreint pas même à une chronologie
rigoureuse, permet diverses lectures.
François Rivière fait un peu comme ça
lui chante, saupoudrant quelques éléments contextuels par ci, un peu de la
biographie d'un auteur par là, une citation ailleurs, etc. Il n'appuie jamais, et
semble toujours veiller à cette élégance
anachronique mais point inoffensive qui
a fait le sel des bandes dessinées parues
sous son nom : ainsi lorsqu'il évoque
Benjamin Rabier, créateur du canard
Gédeon mais aussi immortel papa de la
Vache qui rit, « sorte de Joconde laitière
dont les boucles d'oreilles concrétisent la
mise en abyme chère à André Gide ».
Gilles Magniont
main griffonnait ». C'est le fil de ces distractions que
donne à voir ce choix commenté de dessins : depuis
l'enfant qui s'essaie à enluminer un extrait d'Hérodiade jusqu'au blessé de guerre qui reprend ses travaux
d'aquarelle, en passant par l'écrivain qui remplit les
marges de ses cahiers d'innombrables croquis. Plumes
et crayons mêlent alors sans apprêt visages, chimères,
scènes de foire, comme pour accompagner rêveusement la naissance de l'écriture. À découvrir divers alphabets consignés ou les essais successifs de signature,
il apparaît d'ailleurs que le poète n'a eu de cesse de
fondre lettres et figures – ce dont témoignent bien
sûr plusieurs œuvres fameuses (les calligrammes, les
compositions en acrostiches, l'ultime poème-tableau
« L'horloge de demain », tant novateur), mais aussi sa
très riche correspondance de guerre. Celle-ci peut
parfois être lue comme une sorte de reportage illustré
des réalités du front ; quant à la part plus connue des
lettres à Lou, l'écriture vient y combiner un entretien
fiévreux et animé, aux lignes envahies par des silhouettes danseuses. On est certes loin de la puissance
visionnaire des paysages d'Hugo, mais l'ambition
n'est pas du tout la même ; et c'est attachant comme
l'est toute la personne d'Apollinaire. De surcroît, cela
dit synthétiquement et avec grâce le creuset du modernisme, où se brouillent les inspirations. « Tu lis les
prospectus les catalogues les affiches qui chantent tout
haut/ Voilà pour la poésie ce matin pour la prose il y a
les journaux » : ici affleurent les formes populaires, au
même titre que l'art nouveau des peintres.
G. M.
LE LIVRE DES LIVRES POUR ENFANTS DE
FRANÇOIS RIVIERE, Éditions du Chêne,
224 pages, 39,90 e
LE MATRICULE DES ANGES N°98 NOV-DEC 2008
25
DOSSIER RODRIGO FRESÁN
P
erchée au flanc de la Serra de Collserola, la colline
surplombant Barcelone, Vallvidrera est une banlieue
paisible et cossue dont les rues escaladent la pente
qui monte vers l'église du Tibidabo. Un Montmartre catalan, où l’on trouve encore des pins et des
routes de terre, un Mulholland drive méditerranéen,
sillonné par les 4x4 et les cabriolets, qu’auraient pu inventer David Lynch et Gaudí s’ils s’étaient rencontrés. Au sommet du
monticule, une gigantesque tour de télécommunication dresse ses
trois cents mètres de métal et d'antennes sortis d’un film futuriste. Lorsqu’en plus on y arrive grâce à un chauffeur de taxi qui a
perdu un index et son chemin, et qui insulte son GPS en le rendant responsable du retard, pas de doute : le territoire est ici composite et unique, chic et transgressif, baroque et science-fictionnel. Fresanien en diable. C’est dans une véranda dominant la
vallée sur laquelle ouvre le salon de sa maison que Rodrigo Fresán
nous reçoit. Grand, lunettes fines et légère calvitie, les sourcils légèrement tombants, ce qui, dans un de ses livres, donnait à son
héros « une expression triste », Fresán parle espagnol sans presque
d’accent argentin : « je ne l’ai que quand je parle avec ceux qui
l’ont ». Élégant sans apprêts, chaleureux sans démonstration, il inclut dans sa grande courtoisie une réserve toute britannique.
Son existence commence par un paradoxe puisqu’il est « mortné » en 1963, à Buenos Aires, dans un pays au nom qu’il ne prononce pas. « "Le pays où je suis né et qui n’existe plus", c’est un peu
une formule, pour moi. En fait, je crois que ce pays n’a jamais existé.
Il a toujours essayé, cycliquement, sans réussir. Ne le répétez pas : je
suis sûr que tout cela va disparaître un jour. » Des mots qui marquent d’emblée la volonté de situer son enfance sous un signe
conflictuel, malgré la gaieté qui semble à cette époque imprégner
la capitale argentine. Buenos Aires est alors une ville en pleine expansion ; elle découvre la société de consommation qui entretient
le sentiment enthousiaste qu’elle peut rivaliser de prestige avec les
capitales européennes et américaines. Dans ce milieu en pleine
ébullition artistique et culturelle, les parents de Fresán font partie
des couples en vue. Son père, graphiste, dessine dans une agence
les couvertures des romans de Cortázar, de Borges. Sa mère étudie la psychologie.
L’enfance de Fresán est bercée au rythme de ces soirées sixties organisées par les amis de ses parents, artistes, écrivains. « Parfois, ils
m’emmenaient le soir aux fêtes où ils allaient. Ils ne voulaient pas
rentrer tôt alors ils m’habillaient avec mon uniforme d’écolier, pour le
lendemain. Je dormais dans la chambre où étaient entreposés les manteaux. » Chez lui, il y a la bibliothèque familiale, les livres qu’il re-
çoit à toutes occasions : « les livres n’ont jamais été des choses étrangères, pour moi : on m’en offrait beaucoup ». C’est aussi la raison
pour laquelle la vocation est, selon ses dires, extraordinairement
précoce. « J’étais très impatient d’entrer à l’école primaire : je comptais les jours, les minutes qui me séparaient de la rentrée, en me disant
qu’il fallait que j’apprenne à écrire au plus vite, pour pouvoir devenir
écrivain ». Le jeune Fresán dévore tout : comics et bandes dessinées bien sûr, dont l’influence est incontournable, mais aussi l’essentiel de la littérature américaine et européenne. Car il y a parmi
les gens qui fréquentent la maison familiale un certain nombre
dont la plume est le métier, comme le célèbre éditeur Francisco
Porrua, le premier à avoir étudié les manuscrits de Garcia Marquez et Cortázar, et qui est aussi à l’époque le directeur de Minotauro, une maison d’édition spécialisée dans la science-fiction où
paraissent Philip K. Dick, Ray Bradbury, J.G. Ballard. Quant aux
romans marquants de sa jeunesse, ils sont innombrables : « Dracula, d’abord : ce qui m’a fasciné, c’est qu’on ne voit Dracula que pendant vingt pages, et pourtant il est présent partout ». Fresán lit aussi
Dickens, dont il retient les personnages de patriarches et d’initiateurs, ou encore Julien Green et son Voyageur sur la terre. Il y a enfin Martin Eden de Jack London, où Rodrigo expérimente pour la
première fois en tant que lecteur la cryptobiographie. « J’ai découvert là qu’on peut à la fois être auteur et personnage… »
Pendant que l’Argentine entre dans la longue série des dictatures
militaires, Fresán écrit dans son cahier d’écolier des petites histoires qui mettent en scène les combats et aventures de ses héros.
Dont, un jour, une rédaction inattendue pour son maître : l’histoire d’un homme qui, sur le point de divorcer, retourne dans le
temps pour sauver l’empire Inca. « C’est le premier texte dont j’ai
été fier, il est même publié dans L’Homme du bord extérieur ». Au
même moment, comme par hasard, ses parents enchaînent les séparations et les déménagements. À la même époque, un événement plus décisif survient. 2001 : L’odyssée de l’espace sort au cinéma, et la télévision diffuse La Quatrième dimension. Deux
modèles esthétiques que le jeune Fresán semble avoir littéralement disséqués pendant des heures et dont ses écrits garderont la
trace profonde.
Durant les vacances d’été, il part avec sa famille à Viedma, la ville
natale de son père, située aux portes de la Patagonie, et qui formera plus tard le décor de Canciones Tristes, une ville mythique
dans le système fresanien, où l’on entend le vent remonter de
l’Arctique et où la mer découvre dans le sable les grandes vertèbres de baleines échouées.
Au début des années 1970, la mère de Fresán se lie à des groupes
Le voyageur
diagonal
26
LE MATRICULE DES ANGES N°98 NOV-DEC 2008
Nourri de culture anglo-saxonne, de
Kubrick à Philip K. Dick, l’Argentin
Rodrigo Fresán s’affranchit des codes
traditionnels pour construire une
œuvre vertigineuse, labyrinthique,
fertile en rêves et en visions, qui défie
les lois du temps.
Un funiculaire relie le
quartier de Vallvidrera
au centre de Barcelone
d’activistes étudiants. Même si l’on ne « disparaît » pas encore à
cette époque en Argentine, elle est emprisonnée à deux reprises.
Puis c’est la rue qui devient elle-même dangereuse. Régulièrement, les parents de Fresán envoient leur fils au cinéma : « pour
me tenir éloigné de la maison le plus longtemps possible, après l’école ». Tandis qu’au dehors, l’inquiétude et la tension montent,
l’enfant met le temps à profit, découvre dans les salles obscures
Citizen Kane, Les 400 coups, Casablanca… Mais un jour, il entend sonner à la porte du domicile qui s’ouvre sur deux inconnus, l’un armé d’une mitraillette. Comme le raconte la nouvelle
« Une vocation littéraire », « la plus autobiographique au plan factuel », il est alors kidnappé, puis relâché quelques heures après, en
échange de ses parents. Lorsque ceux-ci sont enfin libérés à leur
tour, la famille décide de prendre la voie de l’exil. C’est le Vénézuela qui les abrite, pendant près de six ans.
À 19 ans, Fresán revient à Buenos Aires et n’évite que de quelques
semaines la guerre des Malouines. Mais pas sa vocation : un jour,
il se dispute avec une amie dans la rue, puis se lance à sa poursuite,
et percute… Jorge Luis Borges, alors âgé de plus de 80 ans : « il a
volé dans les airs et s’est écroulé par terre. J’ai encore honte
aujourd’hui de ne pas l’avoir aidé à se relever. Il était là devant moi,
cherchant sa canne, moi j’étais littéralement pétrifié. Je me disais
“Mon Dieu, je viens de tuer Borges… c’est fini : peu importe ce que
j’écrirai à présent, je resterai toujours LE type qui a tué Borges…”
Fort heureusement, il n’est pas mort. Du moins il n’est mort qu’environ un an après ce qui fait que personne n’a jamais fait le lien... »
Depuis son retour, Fresán fréquente aussi les cours de l’université
auxquels il ne peut s’inscrire puisque ses papiers scolaires ont disparu. Ironie des choses : Rodrigo Fresán est encore aujourd’hui,
au regard des statistiques argentines, considéré comme semi-analphabète. Son père, qui est devenu une figure de l’industrie publiPauls… ou de la veille, comme Adolfo Bioy Casarès.
citaire, insiste alors pour que son fils suive ses traces. Celui-ci obéit
En 1993, paraît Vidas de Santos : « Tout le monde attendait la suite
dans un premier temps à l’injonction paternelle. Il y découvre un
d’Historia Argentina… et finalement, ça n’a rien eu à voir : l’hisunivers qu’il déteste rapidement, poursuit ses travaux d’écriture
toire, totalement folle, de Jésus Christ et de son frère jumeau… » Insentre deux slogans pour des voipiré à la fois de La Légende dorée de
tures ou de la bière en canette, et
de Voragine, et de Dracula,
« Peu importe ce que j’écrirai Jacques
cultive, en jeune homme romanVidas de Santos relate l’histoire d’un
tique, l’idée qu’il y gaspille son tachasseur de saints », l’inverse en
à présent, je resterai toujours «quelque
lent. Jusqu’au conflit, qui éclate :
sorte du Van Helsing de
« mon père m’a posé un ultimatum :
Bram Stoker. Presque immédiatele type qui a tué Borges… »
il m’a menacé de transmettre un de
ment suit Trabajos Manuales, en
mes textes à l’un de ses amis, direc1994, un recueil de miscellanées.
teur d’un magazine, pour qu’il me remette à ma place. J’ai accepté le
Mais les échos de ces deux textes, bien plus audacieux, sont plus
pari ». Ce qui devait justifier la loi du père fait alors le triomphe
discrets. Rodrigo Fresán semble en recherche d’un second souffle,
du fils : l’ami qui reçoit le texte lui propose un premier emploi de
alors que le roman occidental est balayé par la vague du « roman
journaliste au Diners Club Magazine, où l’on traite de cuisine, de
générationnel » dont les ténors sont Jay McInerney et Bret Easculture, de voyages… Fresán y restera sept ans. Puis passera chez
ton Ellis. « Dans ces romans, les gens se bourraient de cocaïne en
Cuisine et vins, avant de poursuivre d’autres collaborations…
permanence et passaient leur temps en boîte : ce genre-là n’existait
Pendant ce temps, il écrit son premier roman, Historia Argentina
pas en Argentine alors je me suis dit : “pourquoi est-ce que je n’écri(L’Homme du bord extérieur) dont quelques extraits paraissent
rais pas ça ?” Évidemment, cela ne m’a pas plu : c’était trop facile. »
dans la presse, avant l’édition intégrale, en 91, chez Planeta. En
Comme s’il cherchait ainsi à se démarquer d’une tentation, Roune semaine, ce recueil de nouvelles, traitant tour à tour de terrodrigo Fresán opte alors pour la parodie. C’est Esperanto, son preristes fictifs, d’autobiographie juvénile, de la guerre des Mamier roman, qui donnera à cet esprit parodique toute sa verve, en
louines, et écrit par un parfait inconnu s’impose en tête de la liste
démystifiant l’icône du rockeur argentin telle que la véhiculent à
des ventes en Argentine. « Dès le deuxième jour ! Personne n’a jal’époque les médias. « J’en avais assez de ces types qui se faisaient
mais su pourquoi : c’est l’un des grands mystères de l’édition… peutpasser pour des héros, qui prétendaient comprendre le vrai sens des
être à cause du titre ». Peut-être surtout parce que le roman, en
choses, et qui vous présentaient le rock comme l’expérience ultime ».
utilisant déjà cette forme narrative composée de nouvelles dispaAprès l’histoire argentine et ses icônes, Fresán apprend à utiliser
rates et interconnectées qui le caractérise, excelle à plonger et à redans ses livres les icônes de la culture pop, de Mickey Mouse à
muer les tréfonds de la mauvaise conscience de l’Argentine des
Kurt Cobain, tous sollicités pour livrer le portrait de Federico Esannées 1980. Ce « Big Bang » lui ouvre en tout cas les portes des
peranto, star du rock et pauvre type, parangon des incompris
éditeurs. Fresán multiplie les interviews, et croise dans les rédaccomme son nom l’indique ironiquement. « Egoïste, stupide, laid,
tions la plupart des écrivains du moment, Ricardo Piglia ou Alan
et en plus c’est un salaud ». En France, c’est le premier texte remar-
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LE MATRICULE DES ANGES N°98 NOV-DEC 2008
DOSSIER RODRIGO FRESÁN
qué de Fresán, publié en 1999 chez Gallimard. Cette année-là est
importante pour notre hôte. Le grand œuvre, La Vitesse des choses
a été publié un an auparavant. Nouvellement marié, il part avec
Ana s’installer à Barcelone, « en terrain neutre, car je suis argentin
et elle est mexicaine », et devient correspondant local de
Página/12, le quotidien de la gauche argentine. Dans la capitale
éditoriale de l’Espagne, il rejoint Enrique Vila-Matas, Javier Cercas, et fait la connaissance de Roberto Bolaño avec qui il entretient jusqu’à la fin une amitié durable. De ces amitiés, Rodrigo
Fresán parle peu, se refusant à les considérer comme une composante de la littérature : « Parler de littérature on peut le faire avec
n’importe qui. L’amitié, c’est beaucoup plus dur, surtout quand on
est écrivain. Car les écrivains sont des gens très égoïstes. On se voit, on
parle de ce qu’on lit, jamais de ce qu’on écrit. Je crois qu’on s’en fout
tous un peu. »
À la même époque, les éditions Mondadori veulent publier pour
l’an 2000 une collection de récits nomades consacrés chacun à
une ville. Fresán répond présent aux côtés de Bolaño et Rey Rosa,
et hérite de Mexico. Deux ans plus tard il livre Mantra, de loin
son roman le plus étrange. Tripartite, le roman explore différentes strates d’une ville fantasmée au moins autant que découverte : les catcheurs masqués de la lucha libre, des échos de La
Quatrième dimension et des telenovelas mexicaines, les danses macabres du Jour des Morts et les héros de l’histoire mexicaine viennent tous se télescoper dans un « guide de tourisme apocryphe » où
le passé et le futur se mêlent au présent et où un mystérieux gamin nommé Martin Mantra tire les ficelles du récit. Paru en espagnol en 2001, ce texte hautement atypique et déstabilisant est
déniché par les Éditions Passage du Nord-Ouest qui le publient
en 2006. Il connaît alors en France un succès notable pour un
texte de cette nature.
« La partie la plus importante de votre vie, c’est l’enfance. James M.
Barrie l’avait bien compris. À part le sexe, l’enfance vous apporte la
connaissance de pratiquement l’essentiel. Quant au reste, on l’apprend dans les livres, sauf peut-être certaines choses irremplaçables,
devenir père par exemple ». Si la paternité réelle, pour Fresán, arrive en même temps que Mantra en France, Les Jardins de Kensington (Seuil, 2004) a déjà confirmé depuis longtemps la place de
choix qu’il réserve au thème de l’enfance, notamment lorsque,
éternelle, elle s’apparente de près à la mort. Dans cette biographie
libre de James Matthew Barrie, l’auteur de Peter Pan, Rodrigo
Fresán ressuscite aussi ses souvenirs précoces des années 60, « ces
années d’enfance du vingtième siècle », où se lit selon lui le syndrome de l’éternel gamin de Neverland.
« Vous savez, cela ne m’intéresse pas vraiment d’avoir une vie intéressante. Je considère que ce qu’il y a d’intéressant dans une vie
d’écrivain doit aller dans son œuvre. J’ai très peur de ces écrivains
qui deviennent leurs propres personnages : Hemingway, Fitzgerald,
Kerouac. Comme Salinger, au contraire, ce doit être formidable de
disparaître en pleine célébrité… » Enfance et mort, disparition de
l’écrivain : la boucle se ferme. Ayant perdu l’ami Bolaño, et nouvellement père, Rodrigo Fresán se consacre désormais à l’écriture
de son prochain roman, Le Fond du ciel. Avec une certitude : la
pire chose qui puisse advenir à un écrivain, c’est de devenir soimême l’objet du récit d’un autre.
Etienne Leterrier
L’écho des voix chères
C’est un voyant rouge, allumé sur la couverture ;
celui de l’œil cyclopéen d’HAL dans 2001 : L’odyssée de l’espace. Précaution nécessaire : en ouvrant La Vitesse des choses, le lecteur franchit le
pas qui fait entrer en zone de turbulences. « Réglages d'antennes. Interférence. Accélérations subites. La vitesse des choses ». Comme ces anciens téléviseurs noir et blanc à l’antenne
déréglée, La Vitesse des choses ne contient pas
de récit à proprement parler. C’est la seule interface possible, l’écran de contrôle d’un univers
narratif discontinu, traversé par les champs magnétiques que dégagent les êtres et les choses en
mouvement. « Selon moi, écrit Fresán, une bonne
histoire se présente toujours comme le lieu idéal
d'où contempler le lieu inépuisable du chaos ».
Ce chaos s’anime. Dedans il y a l’« écrivain crépusculaire » qui ramasse sur le pont d’un bateau
le carnet d’un autre, puis le fantôme d’un mannequin accidenté, qui raconte l’histoire d’une petite
fille laide. Il y a aussi le party animal qui capte au
cœur d’une fête les signaux envoyés par son
amant mort, l’homme qui cherche les ossements
de la famille Romanov. Ajoutons la fille qui tombe
dans toutes les piscines à la fois, la petite sœur
fantôme et les baleines, le collectionneur d’hôtels
et le nécrologue d’une gazette en vogue… parmi
tant d’autres. Ces quinze nouvelles parcellaires et
ces voix sans corps donnent à La Vitesse des
choses l’aspect d’un foisonnant labyrinthe narratif. Un seul fil d’Ariane, métatextuel : le carnet de
la première nouvelle qui réapparaît çà et là, et les
« notes » qui tentent de théoriser ce qui n’est pas
théorisable. « Roman / recueil de nouvelles / essai littéraire / autobiographie fictive » : quel que
soit le genre retenu – car ils sont tous valables – la
forme chez Fresán est toujours instable, à la fois
proliférante et contaminée par une autre, d’autant
plus qu’ici commence le règne de la « substitution
des corps ». Ici, c'est un journal intime, là c'est un
film projeté sur un mur blanc, là encore c'est une
pile de cartes postales gribouillées depuis un pays
imaginaire, ou un album de photos. Fresán habille
ses ombres de récit, pour lui « les nouvelles sont
des organismes imprévisibles, et sous l'ordre apparent imposé par un nombre limité de pages, comme les vies, (elles) sont donc des formes évasives
et difficiles à classer ».
Si la littérature est l'art de ressusciter les morts
et de les faire parler, alors La Vitesse des choses
est le roman d’où s’élèvent leurs histoires. Un
livre off, en quelque sorte, dont l'unité tient dans
le timbre neutre de cette voix qui raconte et qui
laisse au lecteur abasourdi la seule possibilité de
progresser à tâtons dans un récit supernova où la
structure a explosé, où les histoires ne sont que
les phénomènes sensibles du néant. Car Fresán
est aussi médium, il sait faire parler les objets, il
jongle avec des noms et des motifs qui servent à
l’écriture de catalyseurs et dirigent sa plume.
Nous voici donc avec David Byrne et dans les forêts d’Ekaterinbourg à travers la chambre aux
manteaux. Plus loin c’est la photographe Diane
Arbus qui danse au son du disque des baleines ou
de Bob Dylan. C’est enfin une résidence d’écriture
de l’Iowa, où Fresán finit par devenir, aux côtés
de Viktor Pelevin, le principal personnage de son
histoire. « On excusera, j'espère, mon habitude et
mon insistance à chercher l'aide de mots étrangers et de chansons complices. (…) Mon charme,
si toutefois j'en ai un, a toujours tenu à un changement constant. Ma singulière vérité resplendit sur
les multiples facettes de ce qui est faux ».
Fresán écrit depuis la vie interstitielle, tout en
contemplant l’obscurité du dehors. Au sortir de
cette expérience vertigineuse, si tant est qu’il
subsiste, le lecteur contemple l’écran sombre et
opaque qu’il vient de traverser, certain désormais
que tout récit – à commencer par le sien – n’est
que la trace du souffle de Dieu, de cette neige qui
tombe éternellement dans un téléviseur mort.
LA VITESSE DES CHOSES traduit de l’espagnol par Isabelle
Gugnon, préface d’Enrique Vila-Matas, Passage du NordOuest, 638 pages, 25 e
LE MATRICULE DES ANGES N°98 NOV-DEC 2008
29
DOSSIER RODRIGO FRESÁN
L’écrivain argentin combine dans ses
récits proliférants l’autopsie psychique
avec les références culturelles qui sont
autant de projections symboliques de
lui-même. Esquissée depuis les pays
voisins de l’enfance et de la mort, son
œuvre cherche à embrasser la totalité
d’un monde intérieur.
La lettre
et le
médium
I
l considère avec une certaine indulgence les diverses
étiquettes qu’on lui a collées, et s’il les accepte, c’est
sans doute avant tout par pudeur d’un vrai dévoilement. Ni vraiment freak lui-même, ni même totalement pop puisqu’il sait que les références avec lesquelles il joue dans son écriture sont déjà peu ou
prou des classiques, Rodrigo Fresán récuse même l’idée
que ses livres aient un quelconque aspect expérimental. En fait,
lorsqu’il parle de son travail, c’est d’abord en amoureux des livres,
des films et des musiques qui l’ont inspiré, et dont les références
envahissent ses réponses. On découvre vite qu’il y a là en réalité,
plutôt qu’un homme qui ressemblerait à ce qu’il écrit, un écrivain
qui n’a jamais oublié le plaisir de la lecture, et qui considère son
œuvre comme un dialogue permanent avec des modèles qu’il s’approprie. Quand il évoque David Lynch, John Cheever, Kurt Vonnegut, Stanley Kubrick ou Bob Dylan, parmi tant d’autres, c’est
peut-être pour mieux raconter à travers ces pièces tangibles, sa vie
bariolée de découvertes, de curiosité, et de plaisirs.
Rodrigo Fresán, votre travail semble hanté par deux grands
thèmes : celui de l’enfance et celui de la mort. Quelle parenté entre ces deux grandes inconnues ?
Effectivement, la mort et l’enfance sont les deux thèmes qui m’occupent le plus. Ce sont deux fantômes qui se tiennent debout chacun à un bout de la pièce dans laquelle on est assis. Impossible de
ne pas chercher à reconstituer ce qu’était l’un, et d’imaginer ce
que sera l’autre. Tout cela, je cherche à le retrouver, à le réinventer
dans mes nouvelles. Mais peut-être que ce qui m’intéresse encore
30
LE MATRICULE DES ANGES N°98 NOV-DEC 2008
davantage, ce sont les gens qui sont morts. Notamment la façon
dont les vivants les considèrent, ou la possibilité que ces morts ressurgissent. Écrire de la fiction, en fait, c’est passer son temps à invoquer des esprits, des gens qui n’existent pas… C’est pour cette
raison que mes livres sont difficiles à résumer.
Dans Mantra, par exemple, toute la seconde partie est prononcée par un mort, situé dans une sorte d’inframonde aztèque. Dans La Vitesse des choses, les narrateurs sont souvent dans un état intermédiaire, incorporels ou même déjà
morts… Quel sens donner à cela ?
Je crois que l’écrivain est la personne la moins indiquée pour dire
de quoi son livre est fait. Mes livres sont constitués de bribes
d’histoires et de détails bizarres, de personnages atypiques ou bien
réels. Moi, je laisse aux lecteurs et aux journalistes le soin de produire du sens à partir de là. Ce qui est sûr, c’est que je récuse la
conception tchékhovienne d’une narration qui serait toute
propre, structurée. J’aime que les choses partent dans tous les
sens. Mantra est un mélange de tous les éléments qui m’ont fasciné sur Mexico City, une cartographie mentale et anarchique qui
n’utilise le récit que comme forme véhiculaire. J’ai cuisiné une es-
pèce de plat très épicé. À certains égards – et vous retrouvez ce
thème dans la première partie – c’est aussi une tumeur, qui engendre des métastases dans le récit.
Votre projet est-il celui d’une écriture totalisante qui viserait à englober un monde dans son mouvement ?
Non, je ne pense pas vraiment en terme de « monde ». Je n’ai pas
la prétention d’en créer un à moi seul. C’est plutôt de la
construction d’une maison qu’il s’agirait, grande si vous voulez,
mais pas plus. Chacun de mes livres occupe un peu une place
spécifique, Mantra étant presque à coup sûr la cave, là où on enferme des choses, là où elles demeurent cachées. Kensington, bien
évidemment, serait le jardin devant la maison, en même temps
que le lieu imaginaire, la porte d’entrée. La Vitesse des choses, qui
est un livre sur lequel j'ai beaucoup travaillé, ce serait les murs,
car cela tient un peu tout. Quand à Esperanto, je ne sais pas… la
salle de bains ?
on est beaucoup plus perméable à ce qu’on connaît étant jeune,
qu’à ce qu’on découvre par la suite.
Quelle est la part autobiographique de vos récits ? Enrique
Vila-Matas écrit : « ce n’est pas la vie de Fresán que nous lisons dans l’œuvre, mais l’œuvre que nous découvrons dans
la vie de Fresán »…
J’ai été surpris de lire cela. Je crois qu’il y a plusieurs façons
d’écrire son autobiographie, dont la mienne, qui n'est pas vraiment une autobiographie traditionnelle mais plutôt une sorte
d’autobiographie de l’esprit. C’est cela, La Vitesse des choses. Mais
tout livre est autobiographique d’une façon ou d’une autre. Les
auteurs ont trois vies simultanées : leur vie privée, leur vie à l'intérieur du livre qu’ils sont en train d'écrire, et celle à l'intérieur
du livre qu’ils sont en train de lire. Ces trois vies s’interpénètrent
sans arrêt.
Ce « je » que vous utilisez souvent renvoie-t-il à l'une de ces
Il y a dans La Vitesse des choses cette phrase qui surprend :
trois vies ?
« Lee Harvey Oswald était-il un corps volé ce matin-là, à
Je trouve beaucoup plus de confort à écrire à la première personDallas, en 1963, quand tout a commencé à devenir autre
ne du singulier qu’aux autres personnes, ce qui constitue je crois
chose, quand l’histoire a changé de signe et de fréquence ? »
l’une de mes caractéristiques. Sauf peut-être dans Esperanto. Mais
Or vous êtes né en 1963. Pourquoi choisir la date de la
c’est comme une fausse première personne, qui englobe en réalité
mort de Kennedy comme événement symbolique de votre
la troisième. Après tout, Barrie faisait l’inverse : il écrivait ses carentrée dans le monde ?
nets intimes à la troisième personne. Pour moi, la première perJe crois que l’histoire n’est que la version particulière et en
sonne est aussi un « il ». Samuel Beckett appelait ça je crois la
quelque sorte légalisée d’un récit plus large. 1963, c’est la date de
« dernière personne ». Cette idée me plaît.
l’assassinat de Kennedy, et peut-être l’une des premières fois dans
l’histoire où les gens normaux ont peut-être pensé que l’histoire
L’œuvre, alors, consisterait-elle à effectuer, par le récit, un
officielle n’était peut-être pas vraie, du moins pas la seule histoire
long processus de remémoration ? Vous écrivez dans La Vivraie. J’aime bien me dire que cette année-là a été une sorte de
tesse des choses : « La mémoire est tout. L’œuvre est mémoivague gigantesque qui a provoqué plein de
re. La mémoire – une ombre de
conséquences secondaires. En termes de
plus, a très souvent plus de substan«
J’imagine
l’écrivain
pensée de la fiction, ça a été un incroyable
ce que le présent ».
Big Bang, qui a d’ailleurs été à l’origine de
comme un jongleur qui La mémoire est tout, oui. On passe son
formidables romans. Jouer avec tout ce potemps à se remémorer des choses. Mes
tentiel d’histoires, c’est trop tentant, quand
fait des grimaces et des idées sur la mémoire ont profondément
on est écrivain. Et puis bien sûr, 1963, c’est
changé quand, vers le milieu des années
tours pour le roi. »
aussi l’année où les Beatles sont arrivés à
90, j’ai lu Marcel Proust. Tout. Durant
New York… On fait d’ailleurs souvent le
des vacances, en un mois à peine. Ça a
lien : le succès des Beatles est dû au fait que les Américains, déété l’une des plus grandes expériences de lecteur de ma vie. J’ai
boussolés après la mort de Kennedy, ont eu besoin d’être
d’abord eu honte de ce que j’avais écrit, en comparaison. Puis je
heureux ; ils ont eu envie d’entendre des chansons gaies. Moi, je
me suis senti libéré, en me disant que ce que je voulais faire avait
suis né de cette grande explosion fictionnelle.
déjà été défriché, et du mieux possible. Cette lecture m’a tellement donné d’énergie qu’après cela, j’ai écrit Esperanto en une seVous liez intimement l'enfance, les années 60, et le pouvoir
maine. L'un des miracles de ma vie d’écrivain : ça n’arrivera jade la fiction. Dans Les Jardins de Kensington, par exemple,
mais plus – même si je prie toutes les nuits pour que ça
en même temps qu'une biographe de James M. Barrie, l'aurecommence !
teur de Peter Pan, vous évoquez ces années durant lesquelles vous-même étiez enfant…
Vos deux romans mis à part, Esperanto et Les Jardins de
Mes parents ont fait partie d’une génération privilégiée. Ils
Kensington, il y a chez vous une évidente prédilection pour
s’étaient arrogé le privilège de réinventer le monde en combattant
la nouvelle. Est-ce lié à cette importance qu’a dans votre
ce qui avait été créé avant eux, y compris les bonnes choses. Ils
écriture la question de la mort ?
ont tout reçu en héritage, sauf une chose : la capacité à vieillir.
Peut-être. John Cheever disait : « Sur un lit de mort, on n’a plus le
C’est aussi ça que je raconte dans Les Jardins de Kensington. Peter
temps d’écrire des romans. Seulement des nouvelles ». Il avait raison.
Pan et les années soixante, c’est exactement la même chose. L’hisJe crois que chez moi, l’usage de la nouvelle est aussi lié à l’intoire de gens qui ne veulent pas grandir, désirent rester jouer éterfluence des séries, particulièrement de La Quatrième dimension, à
nellement chez les Enfants perdus. C’est en fait tout l’esprit du
leur structure épisodique, mais aussi à leurs intrigues compresrock n’roll, d’Orange mécanique, des musiques punk… En même
sées. Sans rentrer dans la question de savoir si le roman ou la
temps, quand j’écris sur mes parents, ce n’est pas pour accomplir
nouvelle est le plus difficile, quand je m’assieds pour écrire, je ne
une sorte de vengeance brillante, subtile. C’est simplement que je
me dis jamais que j’écris l’un ou l’autre. Pour moi, en fait, je crois
ne suis pas sûr qu’ils étaient prêts à faire des enfants. Moi, je suis
que le « roman court » serait l’idéal… Le Tour d’écrou d’Henry
né à cette époque-là, et je crois être un fils légitime de ces années :
James, ou Pedro Páramo de Juan Rulfo en seraient de bons
LE MATRICULE DES ANGES N°98 NOV-DEC 2008
31
DOSSIER RODRIGO FRESÁN
Vade-mecum
La galaxie Fresán est un système de points
complexes où l’autoréférence et les allers-retours entre fiction et réalité sont monnaie courante. Dans Mantra, Fresán présentait sous forme d’abécédaire la seconde partie du roman.
Utilisation du même procédé à son endroit :
A à B (passer de -) : ne vaut que si l’on passe
par Z dans l’intervalle. S’il s’agit d’un disque vinyl, Fresán optera immanquablement pour la face B, celle des bonus et des morceaux cachés.
Big-bang : Nymphette qui apparaît dans Esperanto. Explosion créatrice.
Chivas Gonçalvez Chivas : Héros picaresques
minimalistes dans L’Homme du bord extérieur.
Ils deviennent dans La Vitesse des choses un célèbre éditorialiste de la « Gazette de Canciones
Tristes ».
Dick (Moby -) : Les baleines s’échouent et pourrissent sur la plage de Canciones Tristes. Elles
sont aussi le symbole des « Mantra Monks » et
de l’écrivain puisque comme elles, les écrivains
disparaissent.
Étranger (l’-) : Lieu intermédiaire entre la vie et
la fiction, entre la vie et la mort. Les vies y passent avant de devenir des histoires, et inversement. On y trouve « un vague air de transit permanent ».
Kensington (Jardins de - ) : Célèbre parc de
Londres, où Peter Pan serait arrivé de Neverland
pour la première fois. Territoire privilégié de l’enfance, de la mort, mais aussi de l’immortalité.
32
Logique (Irréalisme - ) : Terme inventé pour répondre commodément aux interviews des journalistes. L’opposé du « réalisme magique », la
tarte à la crème de la littérature sud-américaine.
vent Balthazar Mantra, Ezequiel Esperanto, Peter Hook. Mais c'est aussi un lieu présent « partout dans le monde, et tous les lieux du monde
se trouvent à Canciones Tristes ».
Mantra (Martin) : Héros du roman éponyme. Ce
jeune garçon, après avoir fait jouer ses camarades à la roulette russe lors du premier jour de
classe, fait souffler sur le récit un vent fantastique et perturbateur.
Tintin : Rodrigo Fresán en connaît tous les albums par cœur. Sauf un, qu’il a toujours refusé
d’ouvrir.
Neige : Les esquimaux ont vingt-cinq mots différents pour en parler. Pour Fresán, c’est aussi un
chemin vers la littérature.
Odyssée de l’espace (2001 :L’-) : Film de Stanley Kubrick (1968), source d’inspiration incontournable. L’un des figurants de la scène initiale,
refusant d’enlever son costume de singe depuis
le tournage, apparaît dans La Vitesse des
choses.
Pucelle de Palestine (SS Maid of Palestine) :
Nom du navire depuis lequel Fresán écrit. Souvent identifié comme définitivement coulé, suite
à la découverte de morceaux de bois flottant sur
l’eau, il continue régulièrement d’apparaître çà
et là dans le récit.
Quantum Theory : L’existence d’un principe d’incertitude lui permet d’explorer les implications
littéraires de cette théorie, notamment dans la
nouvelle « La fille qui est tombée dans la piscine
ce soir-là ».
Sad songs (Ang.) Canciones Tristes (Esp.) : Ville
mythique et récurrente dans ses ouvrages où vi-
Urkh 24 : Planète qui apparaît souvent dans le
ciel fresanien. « Chaque être humain est une race en soi et une planète avec sa propre orbite ».
Le Fond du ciel, son prochain livre, livrera toute
la vérité sur Urkh 24.
Variations Goldberg : Musique d'insomniaque
et/ou d’écrivain.
Willi : L’une des voix narratives qui traversent La
Vitesse des choses, peu avant son suicide. Ses
dernières paroles, d’outre-tombe sont : « La
chambre aux manteaux ».
X : Lettre du mot « Mexico », qui marque l’emplacement du trésor, ici comme partout.
Yang (Jim - ) : Personnage d’une saga pour enfants dont l’auteur est Peter Hook. Il possède
notamment une machine à remonter le temps
ce qui lui permet d’intervenir dans toute histoire
au moment propice, y compris dans la réalité.
Zimzum : Nom d'un vent, son d'un véhicule frôlant un piéton, bruit d’un compteur Geiger. Son
que produit, selon les maîtres juifs de la cabale,
un Dieu infini et omniprésent lorsqu’il se
contracte et disparaît de sa création.
exemples. Ils parviennent à réunir le meilleur de ces deux mondes
que sont la nouvelle et le roman. Par ailleurs, la nouvelle est le
genre argentin par excellence, et l’Argentine un pays de nouvelles.
Voyez Respiration artificielle de Ricardo Piglia, Le Passé d’Alan
Pauls, ou les nouvelles d'Ernesto Sabato. Ces livres forment en
fait des romans-puzzle. On a souvent répété que Borges n’avait
jamais écrit de romans. Mais Borges n’a jamais voulu en écrire.
Par contre, toutes les nouvelles de Borges, si on les met ensemble,
forment le grand roman argentin, dont le thème est Borges luimême, cet auteur aveugle, à l’autre bout du monde, doté d’une
telle puissance imaginative. La plupart des personnages dans les
fictions argentines sont ainsi connectés avec le reste du monde.
Cela n’a donc rien à voir avec le réalisme magique : c’est au
contraire complètement européen. La littérature latino-américaine a ses racines profondément enfoncées dans la terre. La littérature argentine a les racines plantées dans les murs… là où se trouvent les bibliothèques. Car en fin de compte, tous les écrivains
argentins sont de grands lecteurs avant tout : ils parlent tout le
temps de ce qu’ils lisent.
beaucoup. Je considère que nous en vivons aujourd’hui l’âge d’or,
les séries que l’on trouve à la télévision étant souvent extrêmement
bonnes. Mais la Bible, pour moi, c’est évidemment La Quatrième
dimension. J’ai découvert en regardant cette série qu’il était possible de raconter une histoire différemment. Les autres films ou
livres racontaient les choses en passant de A à B, puis à C, puis à
D. Je crois que je ne m’en suis jamais remis : voilà pourquoi mes
nouvelles partent dans tous les sens, qu’elles se refusent à progresser de façon linéaire. Quant à Rod Serling, c’est tout simplement
l’un des héros de mon enfance. Je le voyais au début de chaque
épisode, quand il introduit l’histoire, et je me disais « ça c’est un
boulot extraordinaire : c'est ce que veux faire » !
Ce qui me fascine dans 2001, c’est que ce film de science-fiction
n’est absolument pas préoccupé par la question du futur. Dans la
plupart des films, vous avez ces surenchères d’innovations techniques… Moi je crois que le futur est en fait une partie du présent.
La structure de 2001 m’a beaucoup influencé ainsi que cette idée
d’un film de science-fiction qui commence à la préhistoire. J’y ai
trouvé une manière presque modulaire d’organiser mes nouvelles.
Vous évoquez souvent l’importance qu’ont pour vous le cinéma et la télévision, en particulier 2001 : L’odyssée de l’espace, et La Quatrième dimension, et son scénariste/narrateur, Rod Serling…
Ce feuilleton a été décisif. Contrairement à la plupart des écrivains, je n’ai absolument rien contre la télévision, je la regarde
Il y a aussi cette idée de continuum narratif : l’étrange
voyage graphico-hallucinatoire de la fin de 2001, que l’on
peut comparer à ce pont musical joué par l’orchestre, à la
fin de A day in the life des Beatles, que vous évoquez dans
Les Jardins de Kensington, mais aussi dans d’autres textes.
Exactement : ces deux choses sont peut-être les éléments les plus
LE MATRICULE DES ANGES N°98 NOV-DEC 2008
D’où cette importance accordée aussi à des modèles musicaux ?
Je vais vous avouer un de mes fantasmes : ce serait d’entendre
Bob Dylan lire à haute voix La Vitesse des choses. Je rêverais d’entendre la façon dont ça sonne dans sa bouche. Il m’a beaucoup
influencé dans l'écriture de ce livre, notamment par sa façon si
particulière, presque serpentine, de chanter les phrases. Je pense
en particulier à Visions of Johanna, sur l’album Blonde on blonde.
Je crois que ce morceau a été très déterminant pour le rythme intérieur des mots. J’ai essayé d’adopter cette sorte de cadence dylanesque, ces montées et ces descentes…
La Vitesse des choses vient de paraître en France. Pourquoi
avoir choisi ce titre pour rassembler ces quinze nouvelles,
que rien, en apparence ne relie ? Quel sens lui donner ?
C’est un titre très confortable, parce qu’il est très mystérieux… Il
y a une chose que je dois avouer à ce sujet, c’est que tous les
livres que j’ai écrits, je les ai écrits en commençant par avoir,
d’abord, un titre en tête. Avant même une quelconque intrigue,
ou une histoire, il y a juste un titre. Je ne sais souvent absolument pas encore ce que le livre va raconter, mais j’ai envie de
l’appeler comme ça. À partir de là, j’invente ce qui convient au
titre, les idées fusent, le récit se construit. Pour la première fois,
pour La Vitesse des choses, j’avais une vingtaine de titres en tête : La fête fantôme, Le livre des morts… Mais ils ne me convenaient pas. Et puis j’ai trouvé La Vitesse des choses. J’aimais bien
la façon dont ça sonnait. C’est un titre assez large pour contenir
le livre dans son intégralité. Mais le plus intéressant c’est que
deux jours après est sorti un album de Robyn Hitchcock avec
une chanson intitulée The Speed of things. Là, je me suis dit :
« ok, c’est un message » et j’ai définitivement choisi ce titre.
… comme la représentation d’un signal électrique, aussi.
Vous définissez par exemple la vitesse des choses comme le
lieu d’une « interférence », qui évoque cette sorte de neige
grise, que l’on voit sur les écrans de télévision lorsqu’ils ne
reçoivent pas ou peu de signal…
Tout à fait. C’est une idée que j’aime beaucoup. À mon époque,
la télévision était en noir et blanc et cela m’a marqué. Les livres,
eux, étaient en couleur, comme s’ils étaient en avance ! Au milieu
de la nuit, la télévision s’arrêtait. On voyait alors cette espèce de
poltergeist, cette sorte de brouillard fantôme, que vous appelez
« neige »… J’ai un rapport très fétichiste avec la neige. À Buenos
Aires, il ne neigeait jamais avant que le réchauffement climatique
ne se mette à tout dérégler. Et la neige est une chose assez incroyable, quand on y pense : elle recouvre tout, elle imprègne
tout, cela rend tout méconnaissable. J’aime cette étrangeté, et
d’ailleurs, celle à laquelle je pense en premier, c’est celle des films,
dans Citizen Kane, ou dans Edward aux mains d’argent. Je garde
aussi un souvenir très fort d’une bande dessinée très célèbre en
Argentine, El Eternauta : tout commence lors d’un jour de neige
à Buenos Aires, et cette neige est une neige tueuse, envoyée par
des extra-terrestres… Tout cela est lié, je crois.
Vous partez donc d'abord d’un titre. Comment l’écriture
s’organise-t-elle ensuite ?
Franchement je n’en sais rien… Je pourrais vous raconter plein
de mensonges sur le sujet, mais en réalité, je crois que tout cela
est très prosaïque. Quand je me promène sur une avenue très large, quand je fais la vaisselle (peut-être l’effet de l’eau chaude ou
du savon sur les mains, qui sait ?), c’est à ce moment-là que les
choses se dessinent. Je ne peux pas vraiment vous dire comment.
J’adore lire The Paris Review justement pour ces interviews
d’écrivains qu’on y lit, ils vous expliquent de façon très technique comment ils s’y prennent, ils vous révèlent tout. En même
temps, je ne peux pas m’empêcher de penser qu’ils les inventent,
toutes ces conneries ! Là encore, il ne s’agit que de fiction… même si c’est très intéressant.
Plus sérieusement, je pense que l’on découvre la façon dont on
écrit après avoir écrit un livre. Pas pendant l’écriture, ni encore
moins avant. Je me méfie de ces gens qui projettent d’écrire un
livre en ayant tout prévu à l’avance, qui écrivent en faisant des
schémas, des flèches… cela doit être très ennuyeux. Pour ma
part, si tout était réglé d’avance, totalement clair avant que je
commence à écrire, alors quel besoin aurais-je de le faire ? La
importants des années 60 pour moi. La fin d’A day in the life est
un des sons que j’aime le plus. Je me souviens exactement du jour
où Sergent Pepper est sorti. Mon père est rentré ce jour-là avec le
disque sous le bras. J’ai été fasciné par la couverture où apparaissent tous ces gens autour des Beatles, et j’ai passé des heures à demander qui ils étaient, puis à les nommer, les uns après les autres.
Ce côté composite est aussi dans mes romans.
LE MATRICULE DES ANGES N°98 NOV-DEC 2008
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DOSSIER RODRIGO FRESÁN
partie la plus intéressante, je crois, quand on est écrivain, c’est
d’être son propre lecteur, c’est de chercher à toujours se surprendre soi-même. Car on aime écrire avant tout parce qu’on aime lire. Qui aurait envie de se sentir écrire ? Non : même en écrivant, j’aime me sentir lecteur. Ne jamais voir le train arriver,
jusqu’à la seconde ultime… Je crois que si jamais le Diable arrivait en me disant, « je t’offre, en échange de ton âme, d’avoir la
possibilité d’écrire Moby Dick ou À la recherche du temps perdu »,
je refuserais tout net. Je préfère la joie du lecteur au travail de
l’écrivain.
Écrire un livre, c’est donc arriver, de cette façon presque inconsciente, à une forme satisfaisante ? On peut alors supposer que votre ordinateur est rempli de matériel inutilisé, de
pièces détachées, un peu comme des organismes en gestation…
J’ai neuf carnets… neuf idées que je développe pour des livres à
venir, et que je garde précieusement, comme à la banque ! C’est
d’ailleurs comme ça que j’ai déjà écrit un roman entier, que je
n’ai jamais publié. Tout simplement parce que j’en ai commencé
un juste après, et qu’il m’a plu davantage. Alors, j’ai délaissé le
premier…
Pour nous, en France, cela ne changera pas grand-chose
puisque nous ne recevons pas vos livres dans l'ordre de leur
écriture, ni même celui de leur première publication…
L’idée me plaît. C’est un peu comme s’il fallait jongler. J’aime
bien m’imaginer l’écrivain comme un jongleur, qui fait des grimaces et des tours pour le roi, en laissant croire que c’est lui qui
tient les cartes alors qu’en fait, le jongleur est le vrai ordonnateur
du spectacle. En ce qui concerne la progression de mes livres, il
est certain qu’il y a eu des évolutions. Les livres du début se sont
imposés à moi de façon presque évidente, un peu comme pour
un homme qui, marchant sur une jetée, verrait apparaître devant
lui un bateau tout entier, amarré sur le quai. Ce n’est plus le cas.
À présent, j’ai besoin de monter dans une barque, de ramer en
pleine mer jusqu’à l’endroit supposé d’une épave, d’enfiler ma
combinaison de plongée, et de plonger tout au fond de l’eau. J’en
ressors une phrase, juste un fragment… c’est à partir de cela que
je commence à tout assembler. C’est bien plus dur qu’avant, oui,
mais peut-être aussi plus amusant. J’ai été très bon jadis pour raconter des histoires, mais je crois que cette époque est révolue. Ce
dont j’ai l’impression maintenant, c’est que les intrigues sont devenues labyrinthiques, brumeuses. Avant, c’est comme si on me
donnait un squelette, et qu’il fallait que je l’habille de chair, d’organes, de muscles, de peau, en finissant par l’habit. Maintenant,
je tombe d’abord sur l’habit. Il me faut trouver ensuite sur quoi
le mettre.
Vous vous définissez volontiers comme « un maniaque de
la référence (qui) considère l'information comme une variante de l'argent liquide ». On pourrait ajouter à cela que
l'auto-référence, comme par exemple chez Nabokov,
semble pour vous une denrée plus précieuse encore. Tous
vos romans font apparaître de manière récurrente des noms
de lieux, de personnages… ou encore d'un bateau, le SS
Maid of Palestine…
Je ne sais pas d’où sort ce bateau ! Il pointe toujours son nez partout ! Et il est là depuis mon premier livre… En fait, je crois que
c’est bel et bien le bateau sur lequel je vis ; du moins celui que je
possède fictivement… La tentation est trop grande de le convoquer en permanence. J’aime beaucoup ce procédé qui consiste à
opérer des références internes, dans ce que j’écris. Ce sont Salin-
34
LE MATRICULE DES ANGES N°98 NOV-DEC 2008
ger et Vonnegut qui m’ont beaucoup influencé en la matière.
Chez eux les personnages et les choses passent et reviennent, et à
travers cela se tisse une complicité avec le lecteur attentif. J’adorais cela en tant que lecteur, il est donc logique que je réutilise le
procédé en tant qu’écrivain. Ce sont ces références américaines
qui m’ont inspiré, en grande partie, car elles constituent mon
ADN littéraire, mais on trouve ça aussi dans les BD, que j'ai
beaucoup lues, dans Tintin ou encore dans Corto Maltese. C’est
quelque chose que je pratique surtout sur le mode du jeu, de façon presque enfantine. Rien à voir avec Nabokov – qui est à mon
sens l’un des plus grands – qui se targuait d’avoir un contrôle absolu de ses références, une sorte de Dieu dans sa création. Ce
n’est pas mon cas…
En ce qui concerne les lieux, il y a bien sûr la ville de Canciones
Tristes, avec laquelle je joue tout le temps. C’est une astuce que
j’ai découverte : pourquoi inventer différents lieux sur la planète
quand on peut à l’inverse, répandre la même ville un peu partout ?
Faulkner a fait pareil, avec Yoknapatawpha, Juan Carlos Onetti
aussi, avec la ville de Santa Maria. C’est d’abord très confortable
parce que ces lieux nous appartiennent à nous seuls et qu’il n’y a
plus besoin, du coup, de se poser la question « est-ce bien possible,
est-ce réaliste ? » Bien sûr que c’est possible, puisque je l’ai
inventé ! Ces rues sont à moi, et j’en fais ce que je veux. Parfois,
on me dit que c’est sans doute ce qui me relie le plus au réalisme
magique, à Macondo par exemple : pourquoi pas, même si je n’en
suis vraiment pas sûr. Car le fait que Canciones Tristes se déplace
en quelque sorte d’un point à l’autre du monde est aussi lié à la
ville de Buenos Aires : vous vous y promenez et découvrez soudain
que cette rue, que ce carrefour est exactement comme à Paris,
comme à Londres ou à Madrid, tout simplement parce que les
immigrés qui l’ont construite en ont fait cette espèce de parc à
thèmes géant de toutes les villes d’Europe, parce que le monde entier est venu pour donner à Buenos Aires son visage.
Cette relativité des lieux et du temps, on la retrouve dans
l’une de vos nouvelles de La Vitesse des choses : « La fille
qui est tombée dans la piscine ce soir-là »…
L’idée de la piscine vient d’une nouvelle de John Cheever, adaptée en film, dans lequel a joué Burt Lancaster, et qui s’appelle The
Swimmer : un homme nage dans les piscines de tous ses voisins,
considérant qu’à elles toutes, elles forment un seul fleuve… Ce
qui m’intéresse, ici, c’est l’idée qu’une piscine est une sorte de
réalité quantique : on peut plonger dans l’une, ressortir dans une
autre, etc. Maintenant que j’y songe, je crois que tout cela se rattache aussi à ces deux vieux films de Richard Lester sur les
Beatles, Help ! et A Hard day’s night, où on les voit passer leur
temps à ouvrir des portes, à aller d’un endroit à l’autre. Là encore, il y aurait de l’influence Beatles…
On a souvent l’impression que vos livres sont en fait des
voix suspendues, comme si la narration n’avait pas besoin
de narrateur pour se faire entendre…
La critique la plus fréquente qu’on me fait, c’est que tous mes
personnages parlent exactement de la même façon. Ce qui pour
moi n’est pas une critique négative, puisque j’ai beaucoup travaillé là-dessus, et qu’en plus, c’est assez difficile à faire ! J’aime
beaucoup que dans un livre, tous les personnages aient la même
voix, tout en étant très différents, bien sûr. Et en tant que lecteur,
ce que j’aime par-dessus tout, ce sont les écrivains qui racontent
comme s’ils faisaient une confidence, ceux qui ne disent pas, mais
qui confessent. Il y a bien sûr Nabokov dans Lolita, mais aussi
Denis Johnson, Kurt Vonnegut, Moby Dick, de Melville. J’aime
ces écrivains qui vous disent « écoutez-moi : il faut que je vous raconte quelque chose. Je ne le ferai pas facilement, ce ne sera pas
facile à entendre, etc. » C’est aussi ce que fait Proust : l’auteur le
plus digressif de tous les temps, à mon avis… Il y a aussi de très
grandes digressions, dans le roman que je suis en train d’écrire…
Vous parliez tout à l’heure de Vila-Matas. Nous avons un point
commun : nous sommes tous les deux des écrivains évangélistes.
Nous passons notre temps à conseiller de lire tel ou tel livre, nous
répandons la bonne parole…
Ce mot, « évangéliste », peut-il signifier que l’écrivain est
partout dans sa création, de la même façon que Dieu dans
la sienne ? Vous récusiez l’idée, à propos de Nabokov…
À mon sens, le risque majeur de l'écrivain consiste à devenir un
personnage… c’est un peu devenir Moby Dick alors qu’on aurait
dû rester Ismaël, celui qui raconte. Je ne crois pas que l’écrivain
soit une puissance transcendante. Ne serait-ce que parce que la
plupart des choses qu’un écrivain écrit ont été prises ailleurs. Et
parce qu’un écrivain ne connaît qu’une petite partie de ce qu’il
écrit : la meilleure preuve de cela, c’est que ses lecteurs lui en apprennent souvent beaucoup…
Parlons d’eux, justement. On vous a parfois décrit comme
un écrivain pour écrivains. Est-ce important d’avoir des lecteurs ?
Bien entendu : ça permet de mettre de quoi manger sur la table !
Plus sérieusement, je crois avant tout que le lecteur, c’est moi. Si
je ne parviens pas à m’amuser quand j’écris, je n’ai aucune raison
de croire que ce que j’écris plaira aux autres. Lorsque je m’assieds
face à mon écran, c’est l’enjeu principal. J’aime surtout me surprendre. Maintenant, si vous me demandez quel serait mon lecteur idéal, je vous répondrais que ce serait probablement
quelqu’un qui me ressemble, juste un peu plus intelligent peutêtre. J’ai d’ailleurs le plaisir, lors de dédicaces, de m’apercevoir que
la plupart de mes lecteurs pourraient être mes amis, même s’il y a
toujours des dingues qui viennent vous dire que vous leur avez volé leur vie… L’histoire de « l’écrivain pour écrivains », c’est un peu
un stigmate qu’on m’a collé. Je n'ai rien contre cette idée. Je sais
que ce que j’écris n’est peut-être pas destiné à tout le monde, c’est
assez complexe, certainement, et ambitieux d’une certaine façon.
L'essentiel de votre vie, qu'il s'agisse de votre activité
d'écrivain ou de votre carrière de journaliste, se passe dans
l'écriture. Quelle place respective ces deux activités occupent-elles l'une par rapport à l'autre ?
Je ne considère par très différentes les écritures journalistiques et
littéraires, du moins pas en termes de qualité ou de style. C’est
comme changer de chapeau. Mais cela dit, plus je vieillis, plus je
me rends compte que le passage se fait difficilement. Ce n’est
plus changer de chapeau, c’est changer mon costume d’astronaute… ce qui est plus lourd, car il y a plus de fermetures éclairs. Cela étant, je suis un genre assez particulier de journaliste : je ne
bouge jamais de mon bureau. En ce qui concerne mes livres, chacun d’eux a été écrit de façon très différente, comme si chacun
avait posé son propre cadre de règles, sa méthode particulière.
Parfois je me dis « je vais être méthodique, je vais me contraindre
à écrire trois pages par jour, comme ça dans un an, j’en aurai
900 ». Et puis évidemment ça ne marche pas.
Vous nous disiez que vous étiez en train de terminer un livre…
Pour le moment, je m’efforce de beaucoup compresser. J’ai
quelque chose comme 2000 pages, que j’aimerais réduire à 150…
C’est bien plus dur d’écrire 150 pages que 2000. Écrire beaucoup, ce n’est pas très différent de lire. Écrire peu, ça, c’est écrire.
Vous savez, lorsque je relis mes premiers textes, je m’y reconnais
vraiment. Quand bien même je souhaiterais écrire différemment,
je sais pertinemment qu’au bout de trois pages, j'aurais à nouveau
Canciones Tristes, là, devant moi… Je crois que j’apprends à ne
pas éviter ça. Il y a des écrivains, c’est vrai, qui changent tout le
temps. Italo Calvino est l’un de ceux-là, et c'est même l'une des
choses qui le rendent incroyable, justement. Moi, je ne peux pas :
j’ai pris possession d’un territoire qui est le mien, et que j’ai totalement accaparé.
Propos recueillis par Etienne Leterrier
Photos : Olivier Roller
BIBLIOGRAPHIE
• L’Homme du bord extérieur, Autrement, 1999
• Esperanto, Gallimard, 1999
• Les Jardins de Kensington, Seuil, 2004
• Mantra, Passage du Nord-Ouest, 2006
• La Vitesse des choses, Passage du Nord-Ouest, 2008
LE MATRICULE DES ANGES N°98 NOV-DEC 2008
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Gamma
CRITIQUE DOMAINE FRANÇAIS
L’enfance
désarmée
COURIR
DE JEAN ECHENOZ
Éditions de Minuit, 146 pages, 13,50
À travers trois nouvelles noires et
poignantes, Marcus Malte raconte
des histoires d’ados qui portent
le monde sur leurs épaules.
P
ront un refuge inespéré. Son toit troué abritera
artir en colonies de vacances au Touquet
cette union et son escalier de pierre ouvrira la voie
pour se retrouver coincé dans un château
aux secrets des douves pour assouvir les vendélabré, ça ressemble plutôt à un mauvais
geances, ressusciter les esprits, donner corps au rêrêve. Mais le cauchemar des uns peut être
ve de l'enfance désarmée.
le plus doux des rêves pour les autres. Quand ils déDe son écriture, Marcus Malte dit que tout comcouvriront ce que cachent les oubliettes du château,
mence par une musique, un son qu’il saisit. Soules forces de l’ordre parleront de fait divers travent ses personnages viennent de sortir du somgique. Trente ans plus tard, date à laquelle Mestrel
meil, puis l’histoire demeure
revient sur les événements, ces cosur le fil, entre rêve et noirlonies de vacances demeurent son Les adultes figés
ceur, conte onirique ou terriplus beau souvenir d'enfance.
fiant. « Le fils de l’étoile » qui
Pourtant tout commence mal. dans un monde
inaugure son nouvel ouvrage,
« Pour ma part, j’aurais bien aimé
donne la mélodie générale du
qu’on m’oublie sur mon siège, au absurde.
recueil. Son ambiance fantasfond du car municipal. J’avais onze
tique, cette atmosphère de fin du monde, on la resans et horreur des jolies colonies de vacances. » Le
pire à nouveau dans « Le nom des fleurs ». Où les
jeune Mestrel ne marche pas assez vite, pleure
adultes, lointains, absents, idéalisés ou monstrueux
comme une fille, n'aime pas les lits de camps, les
restent figés dans un monde absurde. Pour Rose,
douches glacées, les balades forcées, les piqueChardon, Lys et Iris, le compte à rebours commennique avalés debout près d'un lac nauséabond. On
ce. Voilà les trois dernières heures de leur vie. Sans
comprend vite que pour le doux Mestrel ces vaun mot de trop. Travail d’équilibriste que celui de
cances ressemblent plutôt à un camp militaire. Le
Malte où malgré un ton extrêmement méthodique
voilà la proie toute trouvée de ses compagnons de
– les adolescents ne laissent rien au hasard – s’enchambrée, et celle de Muriel, monitrice tortionnaitend la voix pleine et dense de ceux qui ont décidé
re. Personnage aux abois, que la communauté hude se battre. Entre le monde des grands et celui des
maine effraye, il trouve en François, « Le fils de
enfants, pas de passerelle possible, mais des barl’étoile », un alter ego. Être étrange et silencieux,
rières à faire sauter. Marcus Malte dessine avec forcomme lui, solitaire aussi. « Mon corps, en rece cette distorsion à travers des personnages absovanche, avait d'abord commencé à prendre ses dislus, incorruptibles, qui la refusent.
tances. D'instinct. François m'effrayait. La révélation
« Le Père à Francis », qui clôt le livre, est certaineque je venais d'avoir m'effrayait. Je me tenais à
ment le seul à l'avoir compris. « Des fois quand il
quelques mètres d'écart, prudent, tournant autour de
croisait ma mère ils se faisaient la bise et il lui disait
lui comme la Terre autour du Soleil. »
Ton minot il va bien, encore quelques années et il seL’écriture de Marcus Malte avance à grandes enra au top si y fait pas trop le couillon. » Trois noujambées, des mots comme des battements de cœur
velles qui permettent de réaliser la grande portée
qui s’accélèrent. Entre ces deux apatrides se noue
poétique, sombre et surréaliste de cet écrivain touune relation passionnelle, une fusion des cœurs et
lonnais.
des esprits comme seule l'adolescence peut en
Virginie Mailles Viard
construire. En François, Mestrel découvrira son
justicier, l'ombre rassurante où il glissera son
TOUTE LA NUIT DEVANT NOUS DE MARCUS MALTE
Zulma, 126 pages, 15 e
ombre. Dans ce château hors du temps, ils trouve-
36
LE MATRICULE DES ANGES N°98 NOV-DEC 2008
e
ourir a deux syllabes, comme Émile, le
C
héros de Jean Echenoz qui traverse ces
146 pages comme un dératé, deux jambes.
Si on peut, à la fin de cette romance,
presque en douter, c’est qu’Emil Zatopek
(né en 1922 en Moravie) rayonnera sur les
pistes de demi-fond et de fond de 1948 à
1954, avalant médailles olympiques et titres
de champion du monde, sans broncher. Un
phénomène propre à ce que savent produire
les républiques socialistes, diront les autorités tchécoslovaques fièrement, au moment
même où on interdira à l’athlète d’aller fouler les pistes de cendre des régimes capitalistes. Émile, face à tout cela, bonnet à pompon enfoncé sur la tête, ne dit pas
grand-chose. Et ce n’est pas simplement parce que Echenoz ajoute un « e » muet à son
prénom. D’ailleurs Émile parlera, bien plus
tard, lors de l’entrée des chars soviétiques à
Prague, ce qui lui vaudra d’être radié de ses
fonctions au Ministère des sports pour être
placé dans des mines à ciel ouvert de concassages d’uranium – puis on le nommera
éboueur en ville, puis planteur de poteaux
télégraphiques à la campagne. Ce destin,
Echenoz en suit de bout en bout l’endurance, narrant la discrétion de cet homme effacé, grimaçant dans l’effort, coureur au style
bancal et noueux. Il y expose le revers d’une
résistance invisible, marque sans éloquence
d’une forme d’élégance que cherche à dire
ce roman de Zatopek. C’est en cela qu’Émile fait aussi penser aux personnages de Robert Walser : il a l’air de flotter dans ses enjambées, de n’être pas là, mais n’oublie pas
de s’accrocher à son corps et de le pousser à
l’extrême. On pense aussi à Ravel lorsque,
en 1933, à une amie qui lui demande ce
qu’il fait sur le balcon, il répond, après avoir
été un « horrible travailleur », « j’attends ».
Zatopek aussi, après ses courses monstrueuses, attendra, jambes croisées, archiviste
des sports dans un sous-sol. Il s’effacera,
comme le 28 décembre 1937 Ravel perd son
corps définitivement, quelques jours avant
que Zatopek, lui, ne devienne le meilleur espoir de sa ville (Zlin), puis de son pays. Il a
16 ans. Tout commence.
Emmanuel Laugier
Astronomie
de l’ivresse
Petit écrin d’irréligiosités,
Le Cure-dent de Jean-Yves
Lacroix retrace le parcours
joyeux et savant d’Omar
Khayyam.
A
u 45, rue d’Ulm, sur le rayonnage d’une étagère de la bibliothèque de l’École Normale Supérieure, un livre manque : le
tome 11 de l’Encyclopédie de l’Islam publiée à Leiden en 1960. Ce volume devant contenir un article exhaustif sur le
philosophe astronome Omar Khayyam
jamais ne paraîtra. Le narrateur va donc
s’accrocher à la réalisation de ce que la
science n’a pu « mener à bout par son
chemin de bât. » À défaut, puisant aux
sources d’une matière généalogique rare,
Le Cure-dent esquisse le portrait d’un
« soiffard » imbibé d’algèbre, de poésie
et de « potentialités érotiques ».
Né le 18 mai 1048 à Nishapour, « capitale opulente et populeuse » située au
nord-est de l’Iran actuel, Omar
Khayyam fut très tôt orphelin de père.
La veuve d’Ibrahim, fabricant de tentes
converti à l’Islam, confia l’éducation de
son fils à différents maîtres. Le jeune
Omar agira avec ses « professeurs comme
le sphex avec sa proie : cette espèce de guêpe longiligne (qui) attaque droit à la tête,
et (qui) en siphonne toute la substance
nerveuse. » Dès 1074, ce disciple d’Avicenne accède au titre d’administrateur
de l’Observatoire de Merv. Il y dirige
une équipe de savants ayant pour mission de réformer le calendrier persan.
Grand érudit placé sous la protection
du sultan Malik-Shah, auteur de nombreux essais scientifiques et philosophiques, Omar Khayyam mesure assez
rapidement à quel point ni la « raison
ni la science ne sont le tout de la pensée
inquiète. »
Plus qu’un simple récit biographique,
Le Cure-dent de Jean-Yves Lacroix est
un hymne poétique à l’hédonisme d’un
« blasphémateur inspiré ». Loin du « discours mort » de la théorie, Omar
Khayyam composa des Ruba’iyyat, ces
« vers quatre à quatre » dans l’entrelacs
desquels sont célébrés l’instant, le vin et
les femmes. Faisant fi de l’orthodoxie
religieuse de la dynastie Seljoukide, il
revêtit Schahine d’une tunique tissée
d’or. Schahine, cette poétesse généreuse
qui, dans l’abandon des corps, fut « nue
et nue et large au lit ; ample et précise
dans le flottement des hanches, silencieuse
et concentrée dans l’amour. Comme une
déesse hindoue, partout à la fois. »
À l’image du cure-dent à ciselure ancienne couché sur d’antiques soies, indice des « qualités d’esthète d’Omar
Khayyam, de son sens du luxe, de la fine
pointe de son esprit », ce premier texte de
Jean-Yves Lacroix regorge d’intelligence
et d’élégance. Au-delà de l’hommage
rendu à l’« enfant du chaos », en filigrane, il recèle une vibrante épiphanie littéraire. Un jour d’équinoxe, sur les côtes
granitiques de Bretagne, le narrateur du
Cure-dent ne danse-t-il pas « au milieu
des étoiles » en dispersant la cendre de
ses notes, brouillons et autres papiers ?
Afin qu’au rebours d’un phrasé « piqué
d’extase » un livre offre l’opportunité
« de donner un nom » au vide…
Si d’aucuns semblent regretter Dieu et
la sacro-sainte hégémonie culturelle occidentale, d’autres, gouvernés par le
doute seul, exhument des trésors cachés. Saluons donc Jean-Yves Lacroix
ainsi que les éditions Allia qui, simultanément au Cure-dent, publient Les
Quatrains d’Omar Khayyam. Méditons
l’impondérable actualité de ces
quelques vers : « Si tu veux m’écouter, je
te donne un conseil : / Pour l’amour de
Dieu, ne te revêts pas de / la robe d’hypocrisie. / La vie future c’est le toujours, ce
monde / n’est qu’un instant ; / Ne vends
pas le royaume de l’éternité pour / une seconde. » Et enivrons-nous !
Jérôme Goude
LE CURE-DENT DE JEAN-YVES LACROIX
Éditions Allia, 92 pages, 6,10 e
DÉSIRÉE
DE MARIE FRERING
Quidam éditeur, 80 pages, 10 e
e destin, l’élection – sur chaque vie pèse cette inL
sondable énigme. Surtout quand on naît orpheline, comme Désirée, « enfant posthume » élevée par sa
tante et son oncle. « Elle leur baratte le cœur à ces
deux-là. Et ils en ont le cœur écalé comme un œuf, babillonant ». C’est qu’elle fait des rêves étranges, est
comme livrée sans défense à des forces d’attraction
souveraine. Se sent traversée par de multiples présences dont l’émotion agissante déforme le monde,
bouleverse le réel. Porosité proche de l’état médiumnique, qui lui fait croiser la vie d’autres Désirée et d’autres enfants
malchanceux. Chaque
détail devient signe,
chaque événement cérémonie. Quand elle
n’est pas salamandre errant dans les bas-fonds
« décorsetés » du monde
souterrain, elle organise
des combats entre deux
armées adverses d’enfants, les garçons habillés de vert, les filles
de bleu, des silhouettes découpées dans des catalogues et « collées sur de grandes feuilles de bataille ». À
coups de ciseaux, le combat fait rage. Elle « les blesse,
les ampute, des têtes sont coupées, des membres taillés en
pièces ». Un moyen de témoigner d’une réalité défaite, d’un démembrement intériorisé. Une manière
aussi de porter le fer là où se croisent le désir et les
larmes, les joies et les peurs, le séparé et l’irréparable.
Une façon d’ordonner en soi, pour un temps, les
forces de l’obscur et de l’aube.
Une poétique du transfert, une spectrographie des
limbes, toute la magie d’une âme rêveuse qui, à son
corps défendant, communiquerait avec celles des
morts. Par échos, Marie Frering construit un univers
poétique qui tient autant du voyage chamanique que
de l’art des ellipses dilatées. « Elle est une petite fille
comme les autres. C’est-à-dire pas grand-chose. Juste
comme les poules qui transportent les âmes d’un monde
à l’autre ». Un bien beau premier roman, infiltré de
douleurs secrètes et de présences déportées.
Richard Blin
LE MATRICULE DES ANGES N°98 NOV-DEC 2008
37
DR
ENTRETIEN ANTOINE PIAZZA
À travers un roman-vie, Antoine Piazza dépeint
un chantier de travaux publics en pleine brousse.
Et se dégage de cette micro-société, en proie au
déracinement, une étonnante comédie humaine.
Mode
des travaux
A
u nom de la santé publique et de l’hygiène mentale, les livres d’Antoine Piazza devraient être affublés
de messages préventifs. « Attention ce roman peut
vous transporter irrémédiablement dans un monde de
fiction » ou encore « L’abus de cet ouvrage entraîne
des troubles de structuration du réel ». Son premier
et délirant opus Roman fleuve (Le Rouergue, 1999) permettait à
un énième sauveur de la France de basculer son pays et ses concitoyens dans un territoire de fiction. Le suivant, Mougaburu (id.,
2001) présentait une caracolante fresque historique autour des
cendres de Napoléon, du souvenir de son épopée et des jeux de
pouvoir. Les Ronces (id., 2006) offrait entre témoignage autobiographique et document ethnographique sept ans de la vie d’un
village reculé du Haut Languedoc, racontés par l’instituteur de la
commune. S’il vit maintenant à Sète, Antoine Piazza, mazamétain d’origine, enseigne toujours et relate aujourd’hui de manière
romanesque les tout débuts de sa carrière.
En septembre 1980, dans le cadre du service national de coopération, il débarqua en Afrique. « Je me rappelai les quinze heures de
trajet entre Niamey et Tassiga, sur les mille premiers kilomètres de la
route nationale, les deux techniciens qui arrêtaient le bus toutes les
heures pour relever la température de la chaussée et la pression des
pneus. Je n’avais pas imaginé qu’une route pût être brûlante et hostile. Comme toutes les choses qui étaient là depuis toujours et que l’on
trouvait partout, les routes avaient à peine existé pour moi. Mêlées
au paysage, à l’horizon, au ciel, elles n’avaient jamais été un
mystère. » Il fera la classe, dans un bungalow, aux enfants d’expatriés travaillant pour une compagnie française. Leurs pères
construisent une route assez incongrue, qui ne dessert aucune ville et traverse champs de mil et d’arachide, avec comme point de
fuite un lac Tchad plus ou moins à sec, plus ou moins réel. De
cette petite communauté va se dégager la figure d’un chef charismatique, Poncey, vieux baroudeur des travaux publics, autoritaire, au savoir-faire irréprochable. Celui-ci, à grands coups de
gueule, de flatteries, de beuveries organise tout. La construction
de la route, les liens avec la métropole, les relations avec les autorités locales, l’envoi de pièces détachées, la vie sociale… Dans cet
univers d’hommes, les femmes sont reléguées dans le huis clos de
leur villa plus ou moins climatisée. Les autochtones apparaissent
38
LE MATRICULE DES ANGES N°98 NOV-DEC 2008
en flou, vendent, travaillent comme boys, cuistots, paysans, ouvriers. Le narrateur, coopérant pour échapper à la caserne, se retrouve dans une structure tout aussi comparable. Au lieu de se rebiffer, il va en accepter les bons côtés, être l’acteur et le témoin
d’une comédie humaine, adhérer au rêve fou du directeur de
chantier. Un souffle épique balaie la narration. Des chœurs
d’hommes s’élèvent une polyphonie, une chanson de geste,
louant les prodiges du conducteur Poncey. Quant au paysage
grandiose dans tous ses excès, il apparaît comme crépusculaire.
L’eau, sa quête, son absence, sa profusion, sa disparition irrigue le
roman d’une dimension mystérieuse, archaïque et vitale. En musique de fond, répétitives, lancinantes, s’égrènent les notes d’une
sorte de blues électrifié, mélancolique et rieur, tel un morceau de
Ry Cooder et d’Ali Farka Touré. Rencontre avec un homme
simple, aux rêves encombrés de héros de romans.
Pourquoi raconter un chantier de travaux publics ?
À ma connaissance, il n’y a pas de roman sur les travaux publics.
Plus qu’un document et plus qu’un récit, j’ai voulu en faire un
roman d’aventures, motivé par l’expérience de ce que j’ai vu, fait,
ressenti lorsque j’étais instituteur coopérant dans les années 80. Il
y a un parti pris de ne pas faire un document sur l’Afrique. Je n’ai
aucun droit, aucune compétence pour ça. C’est un chantier de
travaux publics dans un coin d’Afrique de l’Ouest, la construction d’une route réalisée par une compagnie française qui va amener avec elle une centaine de personnes dont une bonne moitié
de techniciens. Ce qui est fascinant c’est que cette route ne commence nulle part et ne finit nulle part. Elle va d’un endroit de
brousse à un autre endroit de brousse. Elle avait semble-t-il au
départ un rôle stratégique. Dans cette région, au début des années 80, il y avait des tensions assez fortes entre Tchadiens et Libyens. Les frontières étaient assez perméables, mal surveillées, fragiles. Cette route était le seul moyen pour l’armée du pays
d’intervenir dans le pays voisin. Au départ, elle mesure 160 km,
la compagnie les a couverts. À charge pour elle de faire les 340
km qui suivaient et qui l’amenaient aux abords du lac Tchad. Un
lac qu’on ne voit pas, qui a pratiquement disparu aujourd’hui, un
lac souterrain. La quintessence du point de nulle part !
Le héros apparaît comme un démiurge. C’est un rêveur ou
un homme d’action ?
Je voulais écrire une chronique comme mon précédent livre Les
Ronces. Mais ici elle se double d’un enjeu romanesque : le narrateur est témoin d’une quantité d’existences et d’un déracinement.
Dans le livre, il y a soixante-dix personnages nommés qui ont une
existence à part entière. Au-dessus d’eux, une sorte de chef d’orchestre veut conduire ces hommes quelque part. Il a un rêve, c’est
incontestable. Pourtant il n’a plus rien à prouver ! En revanche,
ce personnage qui apparaît comme un patriarche, apparaît aussi
comme le dernier patriarche. C’est un vieux loup des T.P qui
connaît tout. Je l’ai vu dans un coffrage, pilotant un bulldozer.
Ses hommes ne pouvaient contester son immense savoir-faire. Il
était le patron. Ce qui va le remplacer c’est quelque chose d’indéfini, des technocrates, des mercenaires… Il n’y aura plus cette
micro-société que décrit le livre. Il y aura autre chose.
Vous insistez beaucoup sur le déracinement, pourquoi ?
Le déracinement aboutit à deux univers bien distincts. S’il se fait
en communauté, ici une centaine de personnes qu’on a expatriées, il va permettre la constitution d’une société, d’une socialisation. Ce déracinement va aussi apporter quelque chose de bien
plus fort que la socialisation, la solitude. L’homme qui va affronter la solitude, c’est le directeur du chantier qui est lui-même le
conducteur, terme quasi politique. Lui est seul et pourtant son
AP
et du fleuve dont il remonte le cours. Appariements qui ne sont
rien d’autre que l’expression la plus pure de l’épopée à savoir
l’impossible connivence entre l’homme et le monde.
Que représente pour vous l’épopée ?
L’épopée est un genre tenace… Quand dans Mort à crédit, Ferdinand accompagne sa grand-mère à Asnières où celle-ci va affronter des locataires pratiquement révoltés, quand dans La
Prisonnière, la reine de Naples prend Charlus par le bras pour
l’enlever à la vindicte des Verdurin, Céline et Proust nous placent au cœur de l’épopée, et leur grande réussite vient du fait
qu’ils savent fondre cette « geste » presque archaïque dans la
structure de leur récit qui est aussi chronique contemporaine,
roman de mœurs…
Dans Roman fleuve, vous propulsiez la France et les
Français dans la fiction. Quelles étaient vos motivations ?
Pour ce premier roman publié, avec pour héros principaux des
personnages de romans que je mettais en scène dans des situations de scénarios catastrophes, je voulais dire un grand merci à
la littérature. Le narrateur est un écrivain raté, ce que j’étais un
peu à ce moment-là. Il est immergé complètement dans la littérature. La littérature en vient à prendre une telle consistance,
une telle réalité qu’elle va devenir la vie elle-même. Ce jeune
homme vide de vécu et rempli de livres va devenir un homme.
Un politique a décidé de faire passer les Français dans le domaine de la fiction. Je me suis amusé à peindre ce passage à travers le miroir. On n’est pas loin de Lewis Carroll. Tout ce
monde va basculer et l’on va se rendre compte que la fiction est
régie par les mêmes principes que la réalité, Quelle est porteuse
d’autant de joies, de peines. À la fin, fiction et réalité vont se
rejoindre.
unique objectif, c’est de créer une société. Ce contraste entre
l’origine et le déracinement, entre la solitude et la socialisation,
entre ce personnage principal, le directeur du chantier et un certain nombre d’aspects de sa personnalité, c’est une confrontation
qui va donner quelque chose au-delà de tout le sable remué, de
toute la terre qui est soulevée, de la pluie qui tombe et du soleil
qui chauffe les machines à blanc. Il y a des hommes qui vivent là
avec leurs contradictions, leurs appétits, leurs rivalités. Dans une
situation extrême, des conditions de vie difficiles, on va voir apparaître une véritable humanité.
Peut-on qualifier La Route de Tassiga de récit épique ?
L’aspect épique ne fait aucun doute. À la fin de la première moitié
du roman, le narrateur, évoquant le directeur du chantier – homme seul, « armé » d’un rêve, en d’autres termes un héros
d’épopée –, écrit : « la route n’était pas son œuvre, mais sa guerre ».
Il est question de la route en construction et, très vite, il sera question d’une nouvelle route à construire, dans le prolongement de la
première. La route qui se fait appartient au quotidien, on la voit,
on la touche presque, l’autre, qui ne se fera pas, surgit dans un halo, elle apparaît dans les confidences que le directeur du chantier
accorde à ses proches. Les deux routes, celle du réel, celle de la
quête, du rêve, représentent l’espace vital du héros et, plus largement le monde. Le directeur du chantier et le paysage de brousse
qu’il a découvert, qu’il a arpenté et sur lequel il veut installer une
véritable colonie, forment le couple traditionnel de la proie et de
son prédateur, du chercheur d’or et de son filon, de l’explorateur
À jouer ainsi avec la fiction, on s’interroge sur la place du
réel chez vous…
Je ne suis pas tout à fait sûr que le réel existe mais je veux bien
croire à la perception du réel, à cette capacité dont chacun dispose pour se construire une représentation du monde. Cette
représentation du monde est conditionnée par des impératifs de
survie, si l’homme s’inscrit dans une société de subsistance, par
des impératifs de désir, s’il appartient à une société de consommation. Dans un cas comme dans l’autre, les chances de transformer en contemplation ou, mieux encore, en œuvre d’art, sa perception du réel seront réduites. En ayant l’opportunité de ne pas
appartenir à la première de ces sociétés et en m’efforçant d’appartenir le moins possible à la seconde, je donne forme à l’espace
presque infini de ma liberté individuelle, indispensable à une forme de « contemplation » et sans lequel le processus éventuel
d’une création d’ordre artistique ne pourrait s’engager.
Bien sûr, obligation m’est faite, pour ne pas être « anéanti », dans
cette marge voulue comme le lieu de mon épanouissement personnel, de ne pas rompre complètement les liens avec « l’autre ».
L’enseignement que je pratique au quotidien depuis plus de vingt
ans apparaît comme un moyen de donner un peu de soi, d’échanger, de laisser des brèches s’ouvrir le long de sa carapace. Il s’agit
avant tout de trouver un équilibre entre liberté et contrainte, et
cet équilibre, forcément, n’est pas le même pour tout le monde.
En fait, ce qui est passionnant, ce n’est pas le processus de création adopté par un auteur ou encore ses choix esthétiques, c’est la
capacité de celui-ci à mettre en place un imaginaire, à inventer
une histoire, un monde, à créer des personnages.
Dominique Aussenac
LA ROUTE DE TASSIGA D’ANTOINE PIAZZA Le Rouergue, 367 pages, 19 e
LE MATRICULE DES ANGES N°98 NOV-DEC 2008
39
DR
CRITIQUE DOMAINE FRANÇAIS
Voix
mêlées
À tour de rôle, Georges Perros
et le couple Philipe prennent
la plume. Une amitié tendre
en toutes lettres.
I
tout, lire entre les lignes. Gérard Philipe ne dit pas
l est des amitiés étonnantes. Quoi de commun
tout quand ça ne va pas et Perros n’ose pas dire
entre le flamboyant Gérard Philipe et le rumique rien ne va dans sa vie bancale.
nant Perros ? Apparemment rien, et pourtant il
En novembre 1959, quand Gérard Philipe meurt
y eut entre eux affection, confiance et confisubitement, foudroyé par la maladie, Perros accuse
dences. Tout commence à la Libération, à Paris,
le coup. L’ami cher, ce confident à la gueule d’anen cette année 1944. Gérard Philipe et Georges
ge a vu ses ailes brisées. Sous le choc de cette disPoulot (qui ne s’appelait pas encore Perros) sont
parition, que rien n’annonçait, Perros entame alors
attirés par les planches. Tous deux entrent au
une correspondance avec Anne. Un
Conservatoire où ils se lient
d’amitié. Mais au petit jeu de l’art D’un côté, la nouveau chapitre s’ouvre qui durera
jusqu’à la mort de Perros, en janvier
dramatique, Philipe est clairement
le plus doué. Jouer lui est naturel. noirceur, de 78. Ces deux-là se rapprochent, s’estiment et s’apprécient plus que du vivant
Perros est plus à la peine, cogite
de l’ami et mari. Lequel est plus que jasans doute déjà trop. Pour Gérard l’autre les
mais là, ombre omniprésente, fantôme
Philipe, tout ira donc très vite ; on
le repère, on l’engage, on l’encen- projecteurs. bienveillant qui observe, d’outre-tombe, la vie sans lui, loin des aimés. Alors
se. Le TNP, les films à succès, Vique Gérard Philipe n’avait pas l’écriture facile, sa
lar, Vadim, les tournages, les voyages, Gérard Phifemme et Perros ne vivent, eux, que d’écrire. Mais
lipe devient celui qu’on sait. Il n’a pas juste une
ce ne sont pas des écrivains qui s’écrivent ici, non ;
chance folle ; il a surtout un talent fou. Que restece sont des êtres qu’un même bonheur passé rét-il à Perros, lui à qui rien ne semble réussir ? Resunit, malgré la distance, malgré la vie qui passe,
tent les mots et ce sourire en coin, celui des cydouce parfois, parfois dure. Attentive et attentionniques qui ne savent pas si l’on doit rire de la vie
née, Anne se montre affectueuse avec cet ami loinou en pleurer. Tandis que dans sa turne Perros
tain, retiré à Douarnenez. Perros, égal à lui-même,
écrivain renfrogné galère, Philipe la star signe des
semble imperturbable. Les quelque 125 lettres deautographes. L’un devient monstrueux de misanmeurées jusqu’alors inédites de ce volume le
thropie, l’autre « monstre de photographies ». Dans
montre comme à son habitude : désabusé, pinceles lettres qu’ils s’adressent durant treize ans, on
sans-rire, « d’une fréquentation difficile ». Outre de
devine plus qu’on ne voit le contraste des situamontrer Gérard Philipe sous un jour différent, cettions et des caractères. À Philipe la réussite, la lute correspondance ravive surtout l’image et le nom
mière, les projecteurs ; à Perros, la dèche, la misère
d’Anne Philipe, dont il faudrait relire les romans
et la noirceur. Mais réussir n’est pas de tout repos,
délicats. Laissons-lui le mot de la fin : « Il doit bien
pas sans détresse, et l’ami Georges est celui vers qui
exister au monde quelque chose, un lieu qui ne soit
Philipe se tourne quand, justement, la tête lui
pas un rapport de force avec autrui ou soi-même. La
tourne. Régulièrement, Perros voit le couple que
tendresse, peut-être ». Tendresse, cette corresponGérard forme avec Anne, sa femme romancière.
dance n’est que cela.
Auprès d’eux, il est logé, nourri, blanchi ; parfois il
Anthony Dufraisse
s’éternise un peu trop, c’est que le bonheur tient
chaud. Pour comprendre comment peuvent fraterCORRESPONDANCE 1946-1978 DE GEORGES PERROS,
niser ces deux-là que tout paraît opposer ou
ANNE ET GÉRARD PHILIPPE, préface de Jérôme Garcin,
Finitude, 167 pages, 20 e
presque, il faut lire cette correspondance. Et sur-
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LE MATRICULE DES ANGES N°98 NOV-DEC 2008
CES MOTS
QUI NOURRISSENT
ET QUI APAISENT
DE CHARLES JULIET
P.O.L, 236 pages, 8 e
e cheminement de Charles Juliet parmi
les œuvres qui le nourrissent depuis un
L
demi-siècle a une évidente dimension spirituelle. Il s’est toujours agi pour lui, par la
lecture autant que par l’écriture, de disperser les ténèbres d’une vie commencée sous
les auspices de la douleur et de la perte. Il
s’est toujours agi de se refonder, de se reconstruire, de « mourir à soi-même » pour
renaître autre, libéré. Le Journal (cinq
tomes publiés à ce jour), les récits (dont le
lumineux Lambeaux), les poèmes, les dialogues avec des artistes témoignent de ce
parcours.
Si Charles Juliet ne s'est jamais inscrit dans
un quelconque sillage, il a toujours cherché
à approcher le cœur des œuvres qui avaient
une résonance avec sa propre expérience,
qui lui permettaient de progresser dans son
exploration, d'apaiser, pour un temps, sa
« faim ». Il n'est pas surprenant qu’il ait
voulu conserver une trace de la fréquentation de ces textes d'écrivains, de mystiques,
d'artistes : c'est dans les cahiers où il recopiait des passages de ses lectures que Juliet
a prélevé les éclats qu'il a rassemblés pour
composer ce volume.
Le lecteur familier retrouvera ses compagnons de route, ceux que l'auteur a souvent
cités dans son Journal ou ceux à qui il a
consacré des études ou des livres d'entretiens : Samuel Beckett, Jiddu Krishnamurti, Alberto Giacometti, Bram van Velde,
Paul Cézanne, Jean de la Croix, Plotin, Jalal, Al-Din-Rûmî, Friedrich Hölderlin, Albert Camus… Au fil des pages, il découvrira aussi des propos d’auteurs qui pourraient
paraître plus éloignés de son univers, tels
Woody Allen ou Jean-Luc Godard qui
confesse se vivre comme « un réseau ambulant, un peu malheureux. Je suis, dit-il, beaucoup trop vaste pour moi-même »; ou encore
Yves Saint-Laurent : « Créer est douloureux.
Toute l'année je travaille dans l'angoisse. Je
me replie en ermite, je ne sors pas, c'est une
vie dure, et c'est pourquoi je comprends si
bien Proust. (…) Je me souviens d'une phrase
dans Les jeunes filles en fleurs : “Du fond
de quelle douleur avait-il trouvé ce pouvoir
illimité de créer ?” »
Jean Laurenti
DES PLANS SUR LA MOQUETTE JACQUES SERENA
À
entendre ce qu’un type dit des autres, on
peut se faire une idée assez juste de ce qu’il
est. C’est flagrant et amusant avec ceux qui
daubent et caviardent, mais valable aussi
pour ceux qui aiment et admirent, comme
Charles Berling. Je sais de quoi je parle, je
viens de passer une semaine dense avec lui, pendant les
dernières répétitions de Fin de partie, cette pièce de Beckett qu’il monte et joue au théâtre de l’Atelier.
Mais déjà à Strasbourg, un soir, me parlant de son personnage de Roberto Zucco, il me disait que ce dernier était
« gouverné par des forces qui le traversent et qu’il ne maîtrise pas. » C’est, en gros, ce que moi j’aurais dit de lui,
Charles, ce soir-là.
Et un autre soir, chez moi, devant nos verres respectifs de
vin et de jus de tomate, je parlais de l’espèce de fil rouge qui
reliait les êtres qu’il incarnait et Charles m’a dit qu’il s’agissait de « types qui cherchaient avant tout à regarder les
choses en face, ou en tout cas à les penser par eux-mêmes,
qui tentaient de ne pas abandonner leur propre sensation du
monde. » C’est celui qui le dit qui l’est, là encore.
Et puis chez lui, une autre fois, il m’a dit qu’il se sentait attiré par « ces êtres qui, dans un monde à une seule et unique
réalité officielle, avaient du mal à se trouver, à se vivre, des
êtres qui, face aux valeurs tous les jours prônées, ruaient
dans les brancards ou bien simplement pouffaient de rire,
en tout cas n’adhéraient pas, parfois désabusés, sans la
nuance péjorative qu’avait pris ce mot, dans une époque
ne pouvant plus tolérer que les abusés ». À moins que ce
soit moi qui l’ai sortie, celle-là, après tout, pourquoi tout lui
coller dans sa bouche à lui, de ces choses qui surgissent
quand on s’échange.
Toujours est il que, quand je retrouve Charles marchant
avec les sans papiers, les sans logis, tous les sans, ou
quand il veut savoir mes propres actions auprès des analphabètes, des aliénés, des détenus, ces détenus qui sont
pour la plupart des aliénés analphabètes, on sait, lui et moi,
sans avoir besoin de se le redire, la chance qu’on a de pouvoir transposer et canaliser nos révoltes, nos rages. Sur
Zucco, Charles disait encore, justement, que c’était « un
être comme un animal solitaire emporté par une soif de vie
irréfléchie qu’il transformait en actes destructeurs, parce
qu’il était impuissant à les accompagner de paroles, de
pensées ou de sens ».
Charles, même si nos vies palpitantes font que nous nous
voyons trois fois l’an, à tout casser, dès qu’on se voit, on
reprend le fil, c’est quelqu’un comme ça, sans lourdeur, ce
miracle, pas besoin d’expliquer tout, un mot, un rire, reçu
cinq sur cinq. Je comprends ses choix, son parcours, sa
quête, comprendre dans le sens fort du mot, j’adhère à
fond. Un des rares qui, dans cette vie, m’apporte. Et, comme qui dirait, ou bien on perd des heures à s’expliquer ou
alors, autre solution, on fréquente des êtres pas complètement cons.
Ah oui, juste encore ça, je ne peux pas m’en empêcher : un
jour, Charles a créé un monologue à moi. Ça s’appelait Esprit de corps et c’était à Montpellier, mais il est bien question du lieu. Sacrée expérience, nom de Dieu, voilà ce que
je veux dire. Soudain, on entend tout, comprend tout, nous
Sa propre
sensation
du monde
revient en pleine figure ce qu’on a écrit, c’est terrible.
Chaque mot, et ce qu’il y a dessous, derrière, vraiment terrible. Avec Charles, tout à coup, votre propre texte vous
trahit. Et c’est bien sûr ce qu’il a de mieux à faire, votre
texte. On ne berce que des serpents dans son sein, c’est
mal connu, mais flagrant, dès que Charles s’y colle. Le texte, avec lui, rien que le texte, tout le texte. Comme on dit
pour la vérité. La vérité du texte. C’est-à-dire toutes ses
vérités, parce que la vérité n’est jamais une, univoque, ni
celle d’un vrai texte ni celle d’un vrai fait, ça a l’air d’un
poncif, mais il y a tellement de juges, de commissaires, de
plus en plus, de policiers, de lourds, ils sont partout.
Autre poncif, que ça ne fera pas de mal de répéter, pendant que j’y suis : il y a les acteurs qui se servent du texte
et d’autres qui servent le texte. Et Charles est évidemment
l’archétype de celui qui s’oublie au profit du texte, du personnage contingent. Pour ça, que, pendant des années,
les gens ont eu du mal à le reconnaître, dans ses rôles.
Les heures d’humilité qu’il faut pour une minute de grandeur, m’a-t-il dit un jour, pas sûr qu’il s’en souvienne. Moi
si, la preuve.
Pour finir, très vite, le bas de page approche. Un jour où
j’exposais encore mes nus, une amie a cru le reconnaître
sur une photo de moi, ou c’était l’inverse, me reconnaître
sur une photo de lui, toujours est-il, je n’ai pas démenti. Non
parce que c’était quand même bien une espèce de signe.
LE MATRICULE DES ANGES N°98 NOV-DEC 2008
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CRITIQUE DOMAINE FRANÇAIS
De chair
et de larmes
Valentine Goby met le corps
au cœur de l’écriture dans
un roman étonnamment
tactile, tissé d’effroi et
d’espérance.
L
e cinquième roman de Valentine
Goby est enraciné dans la vie organique, la matière sombre du
désarroi et de l’angoisse. Un cri,
un défi, ce Qui touche à mon corps je le
tue. De l’attente obsédée, de la lumière
qui s’obstine, du vide qui hurle. À la
frontière de la vie et la mort, trois personnages – une femme en train d’avorter, une faiseuse d’anges (une avorteuse)
condamnée à mort, et le bourreau dans
l’attente du lever du jour – se retrouvent face à leur destin. Trois corps aux
prises avec leur passé et dont le devenir
est fonction de ce qu’ils vont faire ou
de ce que les autres vont faire de leur
corps. Corps ô combien vulnérable,
corps-prison, corps-passage, corps programmé pour en produire d’autres,
corps en proie à l’hébétude ontologique. Corps en souffrance auxquels
Valentine Goby, multipliant les points
de vue, donne une présence et une réalité sensorielle bouleversantes.
Il y a Lucie L., la femme au corps traversé par une sonde, qui attend sa délivrance, seule dans sa chambre. À travers
ce geste, c’est de son passé qu’elle espère se libérer, de sa relation fusionnelle à
sa mère, de son existence d’« ensevelie
vivante », de son mari avec qui elle ne
fait pas l’amour mais la morte. « Je lui
prête mon corps. Je l’aime, je serre les
dents, il se satisfait alors que ma peau est
cousue de tessons, de barbelés, quiconque
me touche je le tue ». Elle qui n’a jamais
choisi, veut maintenant choisir. Elle rêve à l’homme qui saura l’attendre et
l’atteindre. « J’espère cet homme, à en
crever, qui ne pourra se passer de ça qu’il
aura vu, touché, délivré : moi, ma jouissance, moi vraie, sans défenses, moi dans
le désir, dans l’abandon, moi dans la
faim, et belle, vraiment je serai belle, res-
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LE MATRICULE DES ANGES N°98 NOV-DEC 2008
suscitée, il me dira je t’aime et je pourrai
lui répondre, yeux grands ouverts, et sans
mentir d’aucune parcelle de mon corps
parce que, enfin, j’existerai. »
Il y a Marie G., l’avorteuse qui croyait
en prendre pour cinq ans, et qui va voir
sa grâce refusée par Pétain. Marie, fille
de blanchisseuse, devenue faiseuse
d’anges, « blanchisseuse des corps », par
hasard, puis « parce que ça fait pousser
son corps », ça donne du pouvoir et de
l’argent. Marie condamnée par des
hommes, pour l’exemple, parce que
nous sommes en 1943, que c’est la
guerre et qu’il faut faire des enfants
pour « ressusciter les morts du champ de
bataille. »
Il y a Henri D., l’Exécuteur des hautes
œuvres, marié à une sage-femme et hanté par les présences obsédantes d’une
mère morte et d’une prostituée « morte
par sa faute », égorgée sous ses yeux. Un
homme qui verra son fils se suicider et
qui n’a plus pour tenir debout que la
haine des autres. Il est celui qui obéit.
« J’obéis. Je n’accuse pas, je ne plaide pas,
je ne juge pas, je ne pense pas, il y a des
gens dont c’est le métier, séparer le Bien du
Mal, moi j’applique leurs décisions, parricide, infanticide, espion, tueur à gages, résistants, communistes, otages, je m’en fous,
ils avancent, ils basculent, clac. »
Tous rongés par le manque d’amour et
la perte. Tous allant au-devant de l’inavouable, longeant les bords glissants de
leurs abîmes intérieurs. Chemins de vertige et d’entrailles au fil desquels Valentine Goby stigmatise le despotisme de
l’homme, s’insurge contre la réduction
de la femme à ses fonctions maternelles
et contre toutes les contrefaçons de
l’amour. Et sans nier la part de monstre
qu’il y a en nous, ni tout ce qu’il y a
d’inaccaparable dans l’amour, c’est aussi
la part maudite de la métaphysique que
sa violence poétique met à nu.
Richard Blin
QUI TOUCHE À MON CORPS JE LE TUE
DE VALENTINE GOBY, Gallimard, 144 pages,
13,90 e. Disponible également sous forme de
coffret 3 CD, dans la collection « Écoutez lire »,
Gallimard, 22 e
DIALOGUES AVEC SATAN
DE JEAN-LUC COUDRAY
L’Amourier, 105 pages, 14 e
epuis les temps immémoriaux, la figure luciféD
rienne jouit d’un prestige incontesté. Quels
qu’ont été ses adorateurs, prêtres défroqués, lettrés
impénitents ou mécréants de tout poil, celui dont
Charles Baudelaire célébra la « Beauté virile » n’a
jamais cessé d’accroître son empire. Rien d’étonnant alors si, au détour d’une vie confortable, terne et sans vaillance, sa « musculature puissante » rehausse inopinément le lustre de votre canapé. À
moins qu’il ne surgisse, amoindri mais disert, entre
les lignes d’un vieil exemplaire des Saintes Écritures ou, pire, des tréfonds de quelque esprit inattentif…
Clin d’œil oblique et ludique au Caïn de Lord Byron, mystère dans lequel Lucifer infléchit Caïn,
Dialogues avec Satan oppose un homme ordinaire,
la quarantaine bien tassée, à l’incarnation suprême
(corvéable ?) du mal. Évoluant dans le plus simple
appareil, Satan somme son hypothétique disciple,
dont l’unique obsession est de ne point trop
contrarier les petits mouvements de sa « croissance
intérieure », de choisir entre paradis et enfer. D’un
paradoxe l’autre, il tente de démontrer à son interlocuteur impassible les limites de la « joie éternelle »
en affirmant que, de toute façon, le « seul moyen
d’offrir son âme à Dieu est de la vendre au diable. »
Et, entre l’ingestion d’un poulet et quelques gorgées de thé, il prétend que « Dieu ne comprend rien
au monde (du fait de) l’envergure de sa conscience
(qui) lui interdit tout point de vue singulier. »
Habile et joyeusement décalé, Jean-Luc Coudray,
qui est aussi dessinateur et scénariste de BD, offre
là une parodie revigorante de l’aporie socratique. Il
y remodèle les formes du Malin tout en renversant
les rapports de force. Après un pitoyable combat
de boxe, à bout d’arguments, son Satan capitule et
se vautre dans un irréparable sommeil. Peut-être
parce qu’aujourd’hui la télévision, l’« argent, le
pouvoir, le sexe, la gloire et la luxure éloignent
(l’homme) de Dieu mais (le) protègent aussi du
diable ! »
Jérôme Goude
LES MÉDIATOCS JOSYANE SAVIGNEAU
Écrite précipitamment dans l’absence de style, l’autobiographie de
l’ancienne directrice du Monde des livres atteint à des abysses de
pensée. Du moment que ça la soulage…
Pare-chocs du moi
E
lle était la directrice du Monde
des livres jusqu’au jour (« un
matin de janvier 2005 ») où on
lui annonce qu’elle est démise
de cette fonction pour redevenir une
simple journaliste. Josyane Savigneau
vit d’autant plus mal sa mise au placard
(qui la vivrait bien ?) que celle-ci la renvoie à un complexe d’imposture qui
l’habite depuis toujours et qu’elle va
tenter de résoudre en écrivant ce Point
de côté. On espérait une réflexion sur le
métier de journaliste, une description
des rouages de la critique parisienne ou
au moins une véritable plongée dans les
mécanismes intimes, inconscients ou
non, qui révèlerait au final, par la force
de l’écriture, un pan de la vérité universelle. À tout le moins, on pouvait s’attendre à une écriture un tant soit peu
tenue, performative. Et bien non. Josyane Savigneau nous raconte sa vie,
plutôt façon Martine à la plage que
Tintin au Congo. Le style et la pensée,
pour parler des absents, sont dans une
pure homogénéité : plats. La construction du livre, idem, ne fait qu’épouser
la chronologie biographique : naissance
à Châtellerault, enfance, lycée à Poitiers, adolescence en 1968, études, séjour à New York, entrée au Monde.
Pour placer cette histoire individuelle
dans le siècle, le livre est fragmenté en
périodes qui visent à montrer l’héroïne
face à l’Histoire : « Sur l’Algérie, si j’essaie d’oublier ce que je sais désormais, il
reste des mots, des pleurs, des voix. (…)
Les pleurs, quand le fils d’Unetelle était
« envoyé en Algérie », puis qu’un autre
avait été « tué en Algérie ». » On appréciera la qualité du style, la précision,
cette façon avec laquelle l’écrivain restitue ce moment de l’Histoire. Avec mai
68, qu’elle vit à Poitiers, elle se souvient
de son engagement et « d’avoir tenté de
lancer, avec ma meilleure amie d’alors,
dans une manif, le slogan « C’est la fête
dans la rue », qui n’a pas été du goût des
CE QU’EN DIT
LA PRESSE
Livres Hebdo :
« Reste qu’elle
possède un beau brin
de plume ».
Télérama : « Si le
dépit et le
renoncement n'ont
pas leur place dans
ce récit d'une
sincérité crâne, c'est
que l'auteur croit
davantage en la force
de l'admiration ».
Le Nouvel Obs :
« une lectrice
passionnée qui n'a
pas enterré la
littérature en 1960 ;
une femme qui ne se
réfugie jamais dans
la nostalgie rance ».
trotskistes, nombreux et pas vraiment
bourrés d’humour. » A posteriori, on
tremble pour elle, qui, trop modeste,
ajoute : « Je n’ai pas la passion des récits
d’ancien combattant (oui, oui, vous avez
bien lu « combattant » : à ce compte-là,
nous sommes tous des anciens combattants) et mon expérience de Mai 68 fut,
somme toute, très commune. » On se demande alors pourquoi autant l’étaler en
ces pages.
L’autoportrait qu’elle trace au fil rêche
de sa plume est d’une complaisance entêtée. Faisant mine de se dévoiler avec
ses défauts, Josyane Savigneau insiste
lourdement sur le fait qu’elle a du caractère, qu’elle est rebelle, qu’elle lutte
pour sa liberté et celle des femmes,
qu’elle est sauvage, qu’elle est une ardente bosseuse, qu’elle réussit tous ses
examens avec mention et surprise. Son
introspection, aiguisée comme une lame de couteau à beurre, débusque la
source cachée de sa vocation : « Mon
père… Je ne vais pas en rajouter sur mon
colossal Œdipe, cela ferait trop rire – même moi. (Les lacaniens, ici, relèveront :
« même moi » = m’aime moi) Est-ce à
lui que je dois mon désir d’être
journaliste ? Ma passion de l’info, c’est
sûr. Je l’ai toujours vu arriver, à l’heure
du déjeuner, le journal local à la main. »
On tremble en imaginant ce qu’il serait
advenu si le père de Josyane était « arrivé » (quelle précision du verbe !) avec
un jambon à la main… Quand elle
écrit « local », Josyane Savigneau ne
cache pas son mépris pour tout ce qui
fait provincial. Elle le dit et le redit : elle n’aime pas la province, n’envisage de
vivre que dans les capitales. C’est son
droit. Elle légitime ses propos par des
lignes d’une grande profondeur de pensée qu’elle va jusqu’à illustrer d’une
anecdote bouleversante : d’après elle,
ceux qui détestent les capitales « qu’ils
disent inhumaines racontent qu’on peut y
tomber dans la rue et être enjambé plutôt
Dessin : Yann Fastier
que secouru. Je n’ai eu que des expériences
contraires (essayez de décrire le contraire
de ce qui précède, et attention, ce qui
suit est émouvant au possible…). Récemment encore, j’ai reculé trop près
d’une station de Vélib’. Quand j’ai voulu
repartir, j’ai accroché un vélo et mon pare-chocs arrière est tombé sur le sol. Je devais avoir l’air perdu. Deux hommes sont
arrivés et m’ont rassurée en m’expliquant
qu’on pouvait le remettre, qu’il suffisait
d’encastrer des sortes de clips dans leurs
supports. Dès que je tentais de les aider,
ils m’en empêchaient, prétextant que j’allais me salir… Le vieux style… Pourtant
ce n’était pas des ancêtres. Ils ont dû y
passer dix bonnes minutes, et un tout jeune homme est venu leur prêter main-forte
pour les dernières manipulations. Je ne
savais comment les remercier. « Un
bisou », a dit l’un d’eux. Ils sont repartis
dans la ville. Moi aussi. Nous ne nous reverrons jamais. »
L’émotion pure. Lisez cet épisode à un
ami étranger. Dites-lui qu’il a été écrit
par l’ancienne directrice du Monde des
livres. Il vous prendra dans ses bras, vous
tapotera sur l’épaule et vous pourrez
pleurer à chaudes larmes. À moins que
vous ne décidiez d’en rire dès à présent.
T. G.
POINT DE CÔTÉ DE JOSYANE SAVIGNEAU
Stock, 253 pages, 18 e
LE MATRICULE DES ANGES N°98 NOV-DEC 2008
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ENTRETIEN
GARY VICTOR
Insurrection fictionnelle
Roman mêlant divagation onirique, virée picaresque et enquête policière, Banal oubli du Haïtien
Gary Victor pénètre les mécanismes du mensonge, quel qu’il soit, littéraire ou historique.
D
oté du flegme d’un « bon limier », un brin allumé,
Pierre Jean s’abîme dans les affres d’une improbable
quête. Une femme malintentionnée aurait subtilisé
son « moi » au hasard d’une rencontre dans un bar
de Port-au-Prince. Prêt à tout pour recouvrer ce qui
lui revient de droit, il se décide à battre la campagne. D’aller là où s’animent d’inquiétantes entités (les vèvès), et
où folâtrent étrange parente, zombi et Baron Samedi (dieu vaudou des cimetières). De retour dans la capitale, Pierre Jean s’attelle
à l’écriture de Banal oubli, consignant ces aventures sous les traits
d’un personnage traître et récalcitrant : Peter Choisson. Parallèlement à l’intrigue initiale, l’inspecteur Azémar Dieuswalwe, flanqué d’un jeunot « fraîchement émoulu de l’académie », piste un criminel féru d’acrostiches. Des corps sont retrouvés, inanimés, les
mains cloutées, parmi les détritus d’un ravin ou dans une « mare
puante et verdâtre ». Des corps-martyrs qui ne sont pas sans
convoquer celui d’un enfant violé par un sorcier vaudou dont le
père a lui-même subi les persécutions du clergé catholique.
Passé maître dans l’art de l’audience (transcription du substrat légendaire oral haïtien), Gary Victor bâtit là une œuvre à l’architecture savante et fascinante, une véritable mise en abyme démultipliée. Champ de la révolte des créatures contre un Dieu
tyran, des esclaves contre les maîtres, des personnages contre leur
créateur, Banal oubli illustre le credo lancinant qu’il renferme :
« Vainqueur ou vaincu, surtout vaincu, ne laisse à quiconque, pas
même à Dieu, le soin d’écrire ton histoire. Sinon, à la douleur de la
douleur, s’ajouteront celles de l’oubli et du mensonge. » Quiconque,
c’est-à-dire, ni aux historiens, ni à Pierre Jean, pas même, peutêtre, à l’avatar romanesque de Gary Victor…
Après des études en agronomie, vous écrivez des nouvelles
dans un journal d’État et des articles pour un quotidien.
Vous ne publiez votre premier roman, Clair de manbo,
qu’en 1990 (Vents d’ailleurs, 2007). Qu’est-ce qui a motivé
ce passage tardif à la forme romanesque ?
J’ai publié, dès 1976, des contes et des nouvelles fantastiques.
C’est un genre qui m’a toujours plu. Ensuite, j’ai effectivement
travaillé pour le Nouvelliste, le principal quotidien de la capitale
haïtienne. J’aime décortiquer les faits apparemment anodins. Traquer l’anormalité, le bizarre. Aujourd’hui encore, j’y tiens une
chronique : « Les pieds dans le plat » (rires). La nouvelle permet
de saisir le chaos de l’espace urbain. En Haïti, tout est si rapide.
Le passage de la vie à la mort, de la raison à la folie. La nouvelle
est comme un cliché photographique ; elle immobilise le mouvement. Jusqu’au milieu des années 90, je me suis donc cantonné à
cet exercice. Mais dès que j’ai commencé à m’immerger dans la
campagne haïtienne, au moment de mes études d’agronomie, j’ai
senti le besoin de ralentir les choses et d’écrire des romans.
Vous mettez systématiquement en scène des parias donquichottesques embarqués dans de folles épopées. Vos personnages reflètent-ils l’absurde « réalité » d’Haïti ?
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LE MATRICULE DES ANGES N°98 NOV-DEC 2008
Réalité absurde de mon pays… et d’ailleurs. Je crois que les zombis sont de tout bord. Les zombis aux cerveaux lobotomisés par
la misère. Les zombis aux cerveaux lobotomisés par le confort,
par la consommation. Pour moi, la fiction a pour objet de montrer du doigt une autre fiction, celle-là désespérante : la négation
du genre humain.
L’humanité oubliée, les miséreux, ont toujours fasciné les écrivains. C’est dans l’envers du décor qu’affleurent les mensonges,
les fractures, les oublis, le mépris. À la marge, évoluent des personnages portant sur leurs épaules toutes les tares de nos sociétés.
Je parle d’eux comme je parle des Suisses ; ces esclaves qu’on
avait armés durant la période révolutionnaire de Saint-Domingue lors des luttes entre les propriétaires blancs et les propriétaires créoles. Initialement armés par les Blancs, ils vont combattre du côté des Créoles contre la promesse de leur liberté.
Mais, vainqueurs, les Créoles vont revenir sur leur promesse lors
des négociations avec les Blancs. Je pense qu’on oublie trop l’apport essentiel de ces combattants dans la lutte pour la liberté.
Justement, l’intrigue de Banal oubli repose, pour l’essentiel, sur la faillibilité de la mémoire. Pierre Jean, le principal protagoniste, oublie son « moi » en sortant d’un bar.
Toute écriture serait-elle, de fait, écriture de l’oubli ?
Je crois que partir en quête de sa mémoire, de son enfance, déconstruire les codes sociaux dont on est prisonnier, eh bien, tout
ça reste quelque chose de très difficile, voire de très dangereux.
L’être humain s’englue rapidement dans le confort, dans l’habitude. Les prêtres, les politiques, les intellectuels, les autorités de
tous bords, pensent pour nous et nous disent ce qui est bon, ce
qui est mauvais. Se reprendre en main, une fois coulé dans le
moule, reste une entreprise très ardue qui peut déstabiliser, voire
détruire. Suite à une rupture amoureuse, Pierre Jean veut recouvrer la part oubliée de lui-même. Accepter sa mémoire. Accepter
un traumatisme pour, peut-être, le surmonter…
On crée toujours à partir de soi. On crée pour ne pas être seul.
Pour disposer d’un miroir qui permette de mieux saisir son reflet.
Pour se dire. Pour se justifier. Raconter sa propre histoire. Mais
peut-on se raconter quand on est toujours dans le jeu de la représentation, quand le regard de l’autre aliène et déforme. Donner à
l’autre le droit de raconter votre propre histoire, c’est, quelque
part, renoncer à sa liberté. Or les vainqueurs ont toujours raconté
l’histoire pour les vaincus, les généraux pour la troupe. Ce qui
provoque, de fait, une falsification de la mémoire. Voici les réflexions personnelles qui ont présidé à l’écriture de Banal oubli.
Falsification de la mémoire qui n’est pas, chez vous, sans
lien avec une certaine conception de l’Histoire…
Je ne suis pas un historien ; mais je suis, comme tout écrivain,
acteur et observateur d’un lieu déterminé. S’interroger sur son
présent, c’est forcément questionner sa mémoire. Et questionner
la manière dont elle s’est constituée. On constate hélas qu’il y a
toujours, quelque part, un processus de manipulation de la mé-
Olivier Roller
moire. Un individu, seul, peut intentionnellement, voire même
inconsciemment, la trafiquer. Comme Pierre Jean… Lequel se
cache derrière la création d’un double littéraire, Peter Choisson,
lui-même frère de Peter Schlemihl, l’antihéros du poète et écrivain allemand Adelbert von Chamisso…Schlemihl perd son
ombre. Quant à Pierre Jean, il craint de la perdre au moment où
sa personnalité est hors de son contrôle. Dans cette référence, il y a
un jeu subtil entre ce qu’on croit être l’ombre et ce qu’on croit être
la lumière. Et si le refoulé n’était que lumière, vérité ; et ce qui est
montré à l’autre, part d’ombre, mensonge…
Diriez-vous de votre écrivain schizophrène qu’il est une
personnification d’Haïti et Banal oubli, une allégorie de
son histoire chaotique ?
Tous mes personnages se livrent à une course-poursuite dont le
but final est l’acceptation de la mémoire avec tout ce qu’elle comporte d’impensable. Leur quête est un moyen de bien faire ressortir la spirale de la violence d’une société qui a constamment eu à
subir le viol de l’Occident. L’élément déclencheur du drame de
Banal oubli, c’est la mort de ce prêtre vaudou, torturé, mis à mort
par un curé catholique sous les yeux d’un enfant de 6 ans. Cet
enfant, une fois devenu grand, va reproduire cette violence. C’est
peut-être ici toute l’histoire d’un continent livré, à un certain
moment de son histoire, à la cruauté chrétienne.
Alors, oui, Banal oubli est un roman qui peut être lu comme une
allégorie de l’Histoire trafiquée d’Haïti. Une allégorie du viol de
la conscience, quelle qu’elle soit, collective ou individuelle.
Vous-même êtes né en 1958 à Port-au-Prince, un an après
l’arrivée au pouvoir de François Duvalier. Qu’est-ce que
vivre au jour le jour, enfant, sous la pression des « tontons
macoutes », cette milice instaurée par celui que vous surnommez ironiquement le « Président Éternel » ?
Ce qui me reste de mon enfance, c’est la peur qui était partout
présente. C’est la voix du dictateur, retransmise dans toutes les
radios, qu’on entendait chaque matin à huit heures pour la mon-
LE MATRICULE DES ANGES N°98 NOV-DEC 2008
45
ENTRETIEN
GARY VICTOR
tée du drapeau. Je me souviens aussi du jour où mon père a failli
se faire arrêter sur une fausse dénonciation. Il était avec des amis
à boire et à festoyer, dans notre quartier, à l’occasion d’un anniversaire anodin. Avant l’arrivée des « tontons macoutes », prévenu
par un proche du régime, il a eu le temps de se cacher et d’éviter
une éventuelle arrestation. Je me souviens aussi que nous nous
cachions, chez nous, pour écouter Radio Havane Cuba, Radio
Moscou et la Voix de l’Amérique. Il était absolument interdit de
se servir des radios à ondes courtes.
Vous avez longtemps travaillé en tant que fonctionnaire au
ministère de l’agriculture. Quel était votre rapport au pouvoir ?
Quand le pouvoir est dévoyé, comme c’est toujours le cas en Haïti, tout fonctionnaire se retrouve, à un moment donné, dans une
posture très délicate. Cela m’est arrivé trop souvent. C’est pourquoi j’ai tourné le dos à la fonction publique. Dans un pays où la
précarité économique est la norme et où la voyoucratie règne, on
est constamment, partout, dans une position inconfortable.
Quand un hôpital public de Port-au-Prince reçoit vingt couveuses de l’étranger, seulement quelques jours suffisent avant
qu’elles ne disparaissent. On les retrouve ensuite dans le service
d’un hôpital privé ; hôpital auquel les pauvres n’ont pas accès…
Est-ce pour toutes ces raisons que vous assimilez Haïti à
une « monstrueuse imposture » et que Port-au-Prince apparaît comme une ville rongée par la lèpre ?
Il faut remettre cette phrase dans son contexte. Elle est énoncée
par un paysan, un laissé-pour-compte : Djo Kokobe. Ce personnage de Clair de manbo revendique l’héritage des Marrons, ces esclaves qui, refusant l’enfer des plantations coloniales, luttaient et
fuyaient les persécutions. Le peuple que l’élite prétend représenter est ignoré. Il a toujours été méprisé par l’État, que ce soit sous
François Duvalier, sous Jean-Bertrand Aristide… et même aujourd’hui encore, sous René Préval… Ce n’est pourtant pas là
que se situe la monstruosité, mais dans le fait que bourreaux et
victimes, pauvres et riches, se serrent les coudes. Djo Kokobe flirte avec ceux qu’il dénonce. Vous savez, en Haïti, la misère est
achetable, monnayable…
Banal oubli, mais aussi La Piste des sortilèges et Clair de
manbo, dépeignent une société en proie à l’imaginaire vaudou, aux superstitions religieuses. Vous y dénoncez notamment les relations entre le pouvoir et les sociétés secrètes
haïtiennes…
En Haïti, les politiques utilisent les croyances pour asseoir leur pouvoir. L’imaginaire devient un instrument de manipulation. On se
sert des mythes. Le drame chez nous, c’est l’extrême disponibilité
des cerveaux. Des cerveaux qui sont hantés par la folle du logis…
En Occident, les individus ont totalement intégré les codes de
l’univers chrétien, même s’ils se targuent d’athéisme. Le refoulement des pulsions sexuelles n’a-t-il pas à voir avec le poids du dogme chrétien ? Je vis dans un lieu entièrement imprégné des énergies de la religion, de l’univers vaudou. En tant qu’écrivain,
m’approprier poétiquement cette matière, tout en gardant le recul
nécessaire, me permet de porter un regard lucide sur l’humain. Un
regard lucide qui n’est pas raillerie, mais participe d’une quête essentielle : la quête animiste par-delà les craintes superstitieuses.
Panthéon vaudou, récit policier, merveilleux, fantastique,
burlesque, tragique et pornographique, votre prose procède
d’un brouillage des genres et d’une grande nuance de tons…
Ce qu’ici vous appelez merveilleux, fantastique, n’est pas du tout
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LE MATRICULE DES ANGES N°98 NOV-DEC 2008
vu comme tel dans l’univers caribéen. Le réel pour le sujet caribéen, et plus particulièrement en Haïti, est un tout où le visible
et l’invisible se côtoient en permanence. Affirmer à un citoyen de
Port-au-Prince que la métamorphose est le fruit d’une imagination fantasque, que les animaux ne peuvent pas parler, relève,
pour le coup, du fantastique (rires).
Voilà pourquoi j’écris des récits qui participent à la fois du domaine dit « réaliste » et du domaine de l’imaginaire, du mythe, de
l’onirisme. Leur construction tend à briser les cloisons trop imperméables du genre romanesque. Je dois cette attitude à l’influence
de ma mère qui avait des goûts très éclectiques en matière de littérature. Contrairement à mon père, sociologue à la fois désabusé et
lucide qui cultivait un classicisme austère, elle lisait tout ce qui lui
tombait sous la main, BD, polars, revues, romans, etc.
Dans Je sais quand Dieu vient se promener dans mon jardin,
vous énoncez que la « maîtrise de la langue française dans ce
pays est un moyen de pouvoir. » En faire un usage littéraire
est-ce une manière de combattre cette dimension coercitive ?
Non, je n’écris pas en français dit « standard », mais en haïtien.
C’est étrange, on parle de l’américain, de l’indien, du jamaïcain,
tout cela pour désigner différentes formes de l’anglais. Et ceci,
sans complexe. Il n’y a pas, dans la langue anglaise, un centre qui
impose ses diktats. En France, on s’en tient à une conception frileuse de la langue française qui, d’ailleurs, est le risque de son péril. La vitalité de la langue anglaise n’est pas seulement due aux
facteurs économiques, à la mondialisation, mais à une acceptation du dynamisme de la langue. Pourquoi ne pourrait-on pas dire qu’on écrit en québécois, en haïtien, en camerounais, pour désigner différentes spécificités de la langue française ? Les romans
de Gabriel Garcia Márquez ne sont-ils pas traduits du colombien
et non de l’espagnol ? Et puis, vous savez, je pense que toute
langue, le créole inclus, peut se transformer en instrument de domination, soumettre l’autre.
Ce créole haïtien qui émaille l’ensemble de vos textes l’employez-vous afin d’injecter de l’étrangeté, pour dynamiter
la langue française, la malmener ?
Non, je l’emploie seulement quand le récit et le sentiment l’exigent. C’est souvent un vocabulaire bien de chez nous qui ne peut
supporter aucune traduction. Par exemple, au début de Clair de
manbo, si j’emploie le terme « dogwe », c’est justement parce rien
ne peut correspondre à ce que le français traduit par
« embarcation ». Mais, comme vous le suggérez, cela peut en effet
paraître étrange, exotique… surtout au lecteur parisien… habitué
à penser que la langue française est propre et qu’il ne faut surtout
pas la déflorer (rires).
Le rythme très syncopé de vos phrases fait immanquablement songer au jazz que, par ailleurs, vous évoquez à travers le personnage de Belange…
Quand je commence un roman, ça part d’un titre, d’un thème
d’ensemble. Puis j’improvise, je pars à la découverte, je développe.
J’essaie d’être le moins conscient possible au moment où je déploie le récit, au moment où je donne vie à mes personnages. Et
pour moi, le plus difficile, c’est en effet de donner du rythme au
récit. Voilà pourquoi j’écris souvent en écoutant du jazz. Parfois,
je vais jusqu’au psychédélique. Chaque écrivain a son rituel, ses
petites obsessions. Moi, il faut que je me déconnecte de la réalité
immédiate pour pouvoir écrire (rires).
Propos recueillis par Jérôme Goude
BANAL OUBLI DE GARY VICTOR, Vents d’ailleurs, 190 pages, 16 e
Mort
optique
Louis Ceschino
CRITIQUE DOMAINE FRANÇAIS
NULLIPARE
Un peintre dépressif entame
DE JANE SAUTIÈRE
un voyage d’outre-tombe dans un
Verticales, 152 pages, 12,90 e
présent accéléré par son seul regard.
’est Philippe Muray qui disait que la
C
littérature est « la miraculée du vouloirl’enfant », « ce qui est sauvé du déluge de de-
Un roman hypnotisant de J. Spitz.
L
e savoir-vivre voudrait qu’on ne refuse aulavé les mains. » Déjà ses amis ont au front
cune invitation. Mais lorsque Poldonski, à
quelques rides qui n’y étaient pas une heure avant.
la faveur d’une rencontre de hasard, se voit
Une bourgeoise promène au bout d’une laisse le
proposer un aller simple pour l’occultisme,
cadavre d’un chien promis à l’écrasement. Sa fianc’est par le sarcasme qu’il décline la proposition :
cée porte les stigmates d’un adultère qu’elle n’a pas
« Avec toute la bonne volonté dont une voix peut être
encore commis… « Je ne peux plus m’offrir ce luxe
capable, et fort de l’expérience des dingos que j’avais
d’homme normal : être original. Il me faut cacher
acquise en soignant mon pauvre père, je me suis
aux humains que je ne suis pas leur semblable,
écrié : - Mais oui ! Pourquoi ne fepuisque maintenant c’est vrai. »
rait-on pas des voyages dans la cau- Des squelettes L’avance prise par son regard sur
salité ? » Son subconscient, pourl’apparence de ce qui l’entoure est extant, ressasse ferme ce à quoi sa se promènent
ponentielle ; c’est bientôt à sa propre
bouche vient de dire non ; car en
mort physique que Poldonski assiste,
sur
les
réintégrant son atelier misérable,
fasciné. Dix jours plus tard ce ne sont
ce jeune peintre au bord du suici- boulevards.
plus que des squelettes qu’il croise
de retrouve sa névrose alourdie par
sur les boulevards. Puis les os s’effrila tentation métaphysique. Pendant plusieurs setent. Après la poussière, ce sont des formes fumaines il délaisse le zinc, évite sa fiancée. Alors
gaces, vaguement humaines, qui circulent en traqu’il pense s’ennuyer, Poldonski est en train de se
versant la matière et dans lesquelles il reconnaît
convertir aux thèses saugrenues du vieux
parfois la figure d’un être aimé…
Dagerlöff : la causalité, autrement dit le lien qui
Aussi étrange que son œuvre est le personnage de
unit la cause à l’effet, met le monde en cage, réduit
Jacques Spitz (1896-1963), polytechnicien féru de
son explication au seul examen du principe de déscience-fiction et acoquiné avec le surréalisme. Peu
pendance, alors que le cosmos, lui, se fiche bien de
de ses romans, pour la plupart épuisés, ont
cette invention humaine à visée archi-rationaliste :
trouvé le chemin de la réédition ; ils ont pourtant
« La neige se soucie-t-elle de savoir qu’elle provient de
le mérite de donner au genre fantastique une solil’eau congelée ? » Le bacille que lui inocule, à son
de assise littéraire, pétrie d’humour et de cynisme,
insu, l’extravagant vieillard lui fera voir les choses à
que vient étayer une caution scientifique à toute
la place où elles sont, mais dans l’état où elles seépreuve. LŒil du purgatoire a l’audace de pousser
ront plus tard. Seule la vue prend en compte ce
dans ses retranchements une spéculation métaphyvieillissement accéléré de la matière ; les autres sens
sique brûlante, en décrochant la vue du plan temsont laissés intacts. En s’échappant de la vision
porel où restent boulonnés les quatre – ou cinq –
commune de l’univers, Poldonski est censé
autres sens. Spitz y poursuit également une ré« prendre d’autres incidences sur sa réalité » et par là
flexion kafkaïenne sur l’apparence et l’anormalité,
même aiguiser son pinceau. Cependant, trop choavec ce constat cuisant (et posthume !) du narraqué pour peindre, il ne peut que constater, d’heure
teur, « on n’est soi que dans ses tares ».
en heure et de jour en jour, la progression du mal :
Camille Decisier
« Je ne vois plus les nuages, parce qu’ils sont déjà résoL’ŒIL DU PURGATOIRE DE JACQUES SPITZ
lus en pluie. Le matin, je ne vois pas la barbe sur ma
préface de Bernard Eschasseriaux, ill. d’Olivier Bramanti,
joue, parce que je vais la raser. Je vois l’eau du robiL’Arbre vengeur, 196 pages, 13 e
net jaune et sale, telle qu’elle sera quand je m’y serai
mande d’enfants ». Jane Sautière n’a jamais
voulu d’enfant, elle est nullipare, et dans le
livre qui porte ce titre, elle interroge cet
« ahurissant mystère de ne pas avoir
d’enfant ». D’être restée indivise. Elle le fait
courageusement tant le totem de la mère
est indéboulonnable, non-ironisable, et
l’image de la femme sans enfant toujours
entachée de sous-entendus peu flatteurs.
Réfléchir à la maternité, c’est toucher au
sexe, à la mort, à la naissance c’est-à-dire
aux limites, à l’origine. Elle en parle avec
pudeur et profondeur, Jane Sautière. De sa
naissance à Téhéran, de sa mère qui a perdu deux enfants avant de lui donner la vie.
De ce qu’elle entend derrière « nullipare »,
une femme « de nulle part », un ici sans
ailleurs alors que c’est plutôt « l’ailleurs
sans ici » qui la caractériserait. Petite fille,
elle voulait être un cheval, plus tard, elle
refusera de manger, ce qui était déjà une
manière de refuser l’enfantement, « ce qui
fait corps ». Une forme de révolte « à bas
bruit » qui l’a fait résister à cette forme de
soumission à l’ordre du monde qu’est la
reproduction. « Faire du même avec soi, je
ne saurai pas (…). J’ai préféré l’étranger, le
lointain, le dissemblable ». Flaubert, lui,
parlait d’une « protestation du cerveau
contre la matrice ».
Et puis il y a l’écriture – rappelons-nous de
Fragmentation d’un lieu commun (Verticales, 2003) –, le livre, dont la gestation
ressemble à celle d’un enfant. Le corps,
surtout, si ingénieusement agencé, modelé,
programmé pour faire des enfants. Un
corps qui peu à peu rentre dans le dernier
temps de son âge, et qu’elle regarde sans
angoisse, parce qu’elle le sait mortel, tandis
que le corps de son enfant ne mourra pas
parce qu’il n’est pas né. Un livre d’un très
grand tact pour célébrer l’amour de la vie.
LE MATRICULE DES ANGES N°98 NOV-DEC 2008
Richard Blin
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CRITIQUE DOMAINE FRANÇAIS
Une âme incarcérée
Journal d’une prisonnière insoumise, Suis-je encore vivante ?
de Grisélidis Réal dévoile la beauté lyrique d’une femme lucide.
S
i Le Noir est une couleur (Folio,
« protection des mineurs », Grisélidis re2007), récit chronologiquement
chigne à devenir une « vraie prisonnière »,
antérieur à Suis-je encore vivante ?,
une esclave de la loi. Elle veille à ce que sa
relate le quotidien d’une prostituée
cellule déploie le « plus grand désordre posà la fois libre et soumise à l’impératif de sursible », à ce que tout « ait l’air vivant, et que
vie, il évoque aussi son dénouement fatal.
l’atmosphère tzigane soit conservée ». L’essenLe 2 janvier 1963, Ronald Rodwell est arrêtiel étant de ne pas fermer la « porte aux
té pour stupéfiants puis enfermé
possibilités », de rejoindre
à la prison militaire américaine Un pays où
« en pensée » Rodwell, ce
de Dachau. Contre les conseils
« Dieu nègre à la peau braisée
de son amant, Grisélidis Réal l’innocence
et calcinée, au parfum d’orchis
cache chez elle un reste de
et de gingembre, au sexe comdrogue dans une sacoche de toi- ne paie pas.
me un grand lys noir ».
lette. Un lundi, son « dernier
À mille lieux des garants de
lundi », suite à une trahison, deux flics font
la probité morale et des « artistes boucanés
irruption et découvrent ces quelques
», Grisélidis Réal (1929-2005) lègue un
grammes de marijuana. Commence alors
texte où s’exprime une authentique « fraterune expérience inédite de l’enfer carcéral
nité de la souffrance ». Celle qui fut surdont Suis-je encore vivante ? porte les traces
nommée la « catin révolutionnaire » esquissombres et lumineuses. En Allemagne, le
se le profil d’une kyrielle de codétenues :
« plus dégueulasse des pays », là où l’« innoEvi, la brigande blonde, les « inévitables lescence ne paie pas », Grisélidis Réal attend,
biennes », la Baronne, « petite souris tendre
faim au ventre, livre ou stylo bille en main,
et brune », Gerlinde, femme « d’une grande
le jour de son jugement. Du « fond de l’abînoblesse, tragique », etc. Entre la lecture de
me de l’abandon », elle s’apprête à affronter
Dostoïevski, de Nietzsche ou de Dante, la
ceux qui, dès qu’ils aperçoivent « un défaut
pratique du dessin, le Cinéma – cette
à la cuirasse de leur victime », crient un
« haute fenêtre fermée par six barreaux où ne
« grand haro d’indignation, de peur qu’on
paraît qu’un carré de ciel tantôt gris, tantôt
aperçoive le leur. »
bleu, tantôt noir » –, elle se lie d’amitié avec
Quand, le 2 avril 1963, Grisélidis Réal
une rescapée des camps de concentration
amorce l’écriture de Suis-je encore vivante ?,
nazis et fomente un livre révolutionnaire.
après seulement six semaines de préventive,
Par-delà bien et mal, parce que la « vertu est
le désespoir se chosifie. Il semble former
parfois la consolation et la justification de la
bloc avec le morne alignement des cellules
laideur », ce journal délivre le chant poéde la prison pour femmes de Munich. De
tique et politique d’une femme éprise de
profundis, chaque objet prend de fait
beauté. Une femme qui, lasse du Blanc, cetdes « allures menaçantes » ; l’angoisse croît.
te « merde impuissante », imagine la « terre
Qu’on ne se trompe pourtant pas, celle qui
comme une immense fête nègre, avec des
deviendra l’une des plus ferventes activistes
danses, des musiques, des amours royales »…
militant pour la reconnaissance des droits
Jérôme Goude
des prostituées, ne désarme pas. Malgré la
SUIS-JE ENCORE VIVANTE ? DE GRISÉLIDIS RÉAL
cruauté des gardiennes, la faim, Interpol, la
Verticales, 204 pages, 18,50 e
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LE MATRICULE DES ANGES N°98 NOV-DEC 2008
L’ITALIE LA NUIT
DE JEAN VÉDRINES
Fayard, 314 pages, 19 e
D
ans un coin perdu des Pouilles, Giovan, qui s'en revient de France où il a
passé vingt ans de sa vie, retrouve les
clients du bar Fidori. Ceux-ci lui racontent, par le menu, leur vie et le quotidien
des autres habitants du village. Pour rapporter ces histoires en enfilade, cet imaginaire populaire, Jean Védrines a pour projet ambitieux de mêler l'italien et le
français, « une langue réinventée » comme
le suggère la quatrième de couverture. Cela passe par une traduction littérale de formules tout italiennes : « Beppé tourne au
pays », peut-on lire en tête de chapitre ou
encore « Tu descends chez nous, cette fois,
ou tu quittes ? », traduction littérale de
l'italien. L'auteur mime également les
tournures transalpines en ayant recours au
tutoiement systématique, si commun de
l'autre côté des Alpes. Si cette profusion
de moyens donne indéniablement une
couleur originale au roman, elle semble
par trop mécanique pour atteindre son
but : rendre compte par la langue d'un
mode de pensée. Le style apparaît plus ici
comme un détournement du français.
Certes, L'Italie la nuit regorge de références littéraires intéressantes. En lisant
Jean Védrines, on pense aux récits d'Andrea Camilleri, qui s'est passionné pour la
Sicile. Mais si toutes les fragrances italiennes sont là, leur accumulation n'en
rend pas le parfum. Le glorieux passé romain, les conquêtes, l'occupation espagnole, l'impérialisme français, la Seconde
Guerre mondiale, le fascisme, le communisme apparaissent en fond de décor. Les
accents, les « heures de passeggiata, de piétinement bavard », les médisances bravaches,
car « c'est un plaisir ça dans la vie : faire
quereller deux qui s'aiment » : les faits sont
là, n'y manque qu'une vision qui dépasse
la simple description. Cette seconde vue
aurait pu naître du livre dans son ensemble, de l'alchimie entre la forme et le
fond, mais la magie qui doit unir les deux
paraît inopérante.
Franck Mannoni
CRITIQUE DOMAINE ÉTRANGER
Dans le bruit
du temps
Olga Sedakova est poète :
c’est en poète qu’elle
traverse et décrit l’espace
et l’histoire de son pays,
l’URSS agonisante puis la
chaotique Russie.
E
n 1984, Olga Sedakova est invitée à venir présenter son travail
de traductrice à Briansk, à la
frontière de l’Ukraine et de la
Biélorussie. Elle s’y rend sans enthousiasme : c’est qu’il faut bien vivre – en
poète ! – et que cela n’a rien de simple à
l’ère post-brejnevienne. Elle frémit à
l’avance à la pensée de ce qui l’attend :
impossibles dialogues avec les
« pionniers » – « enfants décervelés, transformés en pantins de bois – l’histoire de
Pinocchio à rebours » – et lectures à l’usine. Elle se demande avec angoisse non
pas ce qu’elle va dire mais : « De quoi ne
dois-je pas parler ? » Ces trois jours se dérouleront alors dans une atmosphère
fantastique, entre Gogol et Boulgakov,
comme si les « âmes mortes » hantaient
toujours ces espaces boueux et brumeux. Tout soupçon d’esthétisme ou de
formalisme est poursuivi avec hargne
(Kafka, par exemple, est « fasciste dans sa
mentalité »), il y a pénurie de papier et
on doit échanger de vieux chiffons pour
obtenir un livre, on résiste faiblement
en écoutant Vyssotski en cachette. Pas
de doute, le « nÏud coulant du quotidien
glacé » (Kivouline) menace les nuques
qui peinent à se redresser… En 1993,
c’est à Tartu, en Estonie, qu’elle doit,
avec d’autres écrivains et universitaires,
aller assister à l’enterrement de Youri
Lotman, sémiologue (qui connut son
heure de gloire, chez nous, du temps du
Plaisir du texte de Barthes). L’URSS est
morte mais la situation n’est, pour les
poètes pas plus que pour l’ensemble des
citoyens, guère plus réjouissante. Elle
l’avait prédit dans le texte précédent :
« Comme l’a promis un de nos dirigeants :
si nous sommes obligés de partir, ce sera en
claquant la porte. Oh, quelle porte ils peuvent claquer ! » Le seul motif de se ré-
jouir, c’est bien que les républiques hier
encore nommées satellites se soient enfin détachées de l’attraction néfaste de
Moscou, que cette Estonie soit « enfin
libérée de nous » : peut-être que « sans
nous il fera bon vivre ici » ! Mais le voyage (l’aller et le retour, l’un et l’autre aussi burlesques et quasi épiques) est l’occasion de se confronter à un passé qui ne
passe pas, à un présent en devenir hésitant, périlleux. Partout surgissent « nos
symboles sans sépulture » : on ne sait ce
qui agonise encore ou commence à
naître, la fin du régime soviétique a pris
« une forme plastique bien définie. Le
groupe de Laocoon. Avec cette complication : et le sacrificateur troyen lui-même
avec ses fils, et les serpents venus d’ailleurs,
de l’emprise desquels ils s’efforcent de se dégager, ne constituent qu’un seul et même
personnage. La société se dégage de sa
propre emprise, et s’étouffe elle-même. »
On retrouve la même ironie discrète, la
même précision dans l’analyse et la même modestie non dénuée d’une calme
assurance dans les différents textes plus
théoriques qui accompagnent, dans ces
deux beaux volumes (on ne peut qu’admirer la qualité de l’édition, de la traduction, des riches annotations éclairantes), ces deux chroniques de voyages
ratés – mais ô combien révélateurs.
Qu’il s’agisse pour elle de déterminer
dans quelle mesure la poésie peut être
une voie de connaissance (« Poésie et
anthropologie ») ou de préciser les principes et exigences qui guident son travail de traductrice (« Quelques remarques sur l’art de la traduction »),
Olga Sedakova témoigne toujours du
même souci : être au « cœur » de l’existence et du monde. « L’espace de la poésie ne possède qu’une seule coordonnée : sa
distance par rapport au cœur, au centre »
et la perte de la poésie serait la perte de
ce cœur irradiant, « l’incapacité et le refus d’éprouver le monde comme centré »,
la course sans frein vers l’abîme, sans
plus aucun espoir.
Thierry Cecille
VOYAGE À BRIANSK et VOYAGE À TARTU &
RETOUR D’OLGA SEDAKOVA, traduits du russe
par Marie.-Noëlle Pane et Philippe Arjakovsky,
Clémence Hiver, 108 et 116 pages, 12 et 13 e
LA RAVINE
DE SERGUEI ESSENINE
Editions Harpo &, 160 pages, 30 e
uteur d'une œuvre aussi fulgurante qu'abondante, Sergueï Essenine (1895-1915) fut un
A
poète maudit. Avec son visage d'ange, ses poses de
paysan ou de dandy, ses beuveries, ses aventures
amoureuses où se mêlent le mariage (dont un avec
Isadora Duncan, la danseuse aux pieds nus) et ses
passions homosexuelles, il eut une existence frénétique qui s'acheva sur un suicide, à l'âge de 30
ans. Supérieurement indocile, épris d'absolu,
homme des partances et de la fièvre des haltes intensément vécues, la poésie d'Essenine – L'Homme noir (Circé, 2005), et le Journal d'un poète (La
Différence, 2004) – irradie de vie exultante et
d'un lyrisme sensoriel où s'enchaînent élans expressionnistes, mysticisme et nihilisme. Une façon
de respirer le monde, de faire surgir la réalité,
d'accélérer la perception, de dramatiser l'émotion,
dont témoigne La Ravine, un texte en prose, écrit
à 18 ans, et aujourd'hui présenté dans sa première
traduction française.
La Ravine est un village ressemblant beaucoup à
celui dans lequel Essenine vécut en sauvageon jusqu'à l'adolescence. Un village de la Grande-Russie
traditionnelle, un pays d'eau, de bouleaux et de
merisiers, d'isbas et de loups, de popes et de samovar. Une Russie à la fois païenne et chrétienne,
imprégnée de forces primitives et rituelles. La vie
y est rude, l'épique y côtoie le grotesque, et
l'odeur du chou celle des blinis. L'ivresse y est une
façon de résister au néant, au froid, à la solitude.
C'est cette « réalité rugueuse », qu'en rimbaldien,
Essenine étreint. Nourri de contes, de récits populaires, de romances, son texte en orchestre les
thèmes et les motifs : l'amour malheureux, le départ, l'adieu au monde… La geste des travaux, les
drames, le mal comme l'innocence primitive, c'est
l'émotion mariée à l'insolence métaphysique que
chante ici, un Essenine qui bientôt partira à la ville mais ne cessera jamais de chanter sa nostalgie de
la Russie des bois. « Je suis ton seul chantre, j'ai
nourri/ La tristesse de mes vers bestiaux/ Avec de la
menthe et du réséda ».
Richard Blin
LE MATRICULE DES ANGES N°98 NOV-DEC 2008
49
© Ohibaum
CRITIQUE DOMAINE ÉTRANGER
Mémoire
sacrifiée
En un long monologue âpre, entre
le cauchemar et le sacrilège,
Josef Winkler, une fois encore,
explore un martyre : le sien.
N
et l’on se noie – quand le désespoir ou le dégoût
ombre de toiles de Bacon l’assènent, à
de vivre se font trop lourds. Tel Job, le narrateur
leur manière crue et délicate tout à la
gratte ses plaies avec sadisme, se lamente, crache
fois : l’homme, en vérité, n’est que viande
sur tout ce que les autres respectent, se prête à une
– à l’étal, sanguinolente, écorchée. Nous
sorte de théologie noire, une contre-Théodicée :
tentons pourtant de nous dissimuler ce fait atroce :
« Je remercie Dieu pour les erreurs dans sa création »
animaux, c’est par la chair que nous tenons à la vie.
– tels seront ses derniers mots. Alternent, en des
Dieu même, nous en avons fait une plaie vive, d’où
séquences de longueur variable, des méditations
le sang coule, d’où le pus – voyez Grünewald –
mêlées de rêves, des prières rageuses,
suppure, et nous avons cloué partout
cette blessure ouverte : le crucifix. Méditations des énumérations d’épiphanies – minuscules scènes vécues ou imagiCrucifix, masques mortuaires, cornaires – et des épisodes plus narratifs.
dons ombilicaux d’enfants morts, bé- et prières
La phrase, précise, charnelle et en mêtail abattu ou mettant bas, sperme et
rageuses.
me temps labyrinthique, installe de
urine, jambes pendantes des pendus,
bout en bout une tension constante
vagins écartelés – ce ne sont là que
– que ponctuent des métaphores énigmatiques ou
quelques-uns des motifs de cette symphonie, où les
baroques. Fœtus observant le monde à travers le
scherzo démoniaques alternent avec des adagio méventre transparent de sa mère, enfant fasciné par le
lancoliques, des pièces du puzzle sans cesse
cadavre des vieillards, adolescent en érection deconstruit et déconstruit auquel nous devons, duvant l’érection devinée des deux frères pendus, il
rant plus de trois cents pages ne formant qu’un seul
devient enfin écrivain pour rendre (restituer et vobloc, nous confronter.
mir) les visions de cette espèce de pandémonium
Paru en 1982, ce roman aura attendu près de trenoù il dut vivre ces années d’apprentissage de la
te ans pour être traduit : il nous arrive alors que
mort et du désir. Révélation : « La machine à écrire
d’autres ouvrages ultérieurs de Winkler lui ont démontrait le chemin de la liberté, elle construisait
jà conquis un public attentif (Le Serf, Cimetière des
l’adieu aux parents, frappe après frappe, lettre à
oranges amères, ou, en 2004, plus surprenant encolettre, ligne à ligne, page à page, livre à livre. » Malére et délibérément incantatoire, Sur la rive du
diction : « Je leur jette mon existence sur la table
Gange – tous chez Verdier) et qu’il a reçu cette ancomme un morceau de viande de veau. » Provocanée le prix Büchner, la plus haute distinction littétion : « Cette nuit encore, quelques morts ont ressusraire d’Allemagne. Moins maîtrisée peut-être que
cité en moi. Sans m’en apercevoir j’ai eu une éjaculacelles qui suivront, ou délibérément plus déséquilition. Les jeunes morts s’installent dans ma boîte
brée, plus heurtée, cette œuvre nous plonge dans le
crânienne et demandent l’aumône. » Peut-être en
même paysage – physique et mental – et creuse les
définitive eût-il mieux valu ne pas naître : « Si seumêmes thèmes. En un village de Carinthie (rappelement la goutte de sperme à partir de laquelle je delons que le défunt Jörg Haider en fut le gouvervins pouvait reposer sur une branche de cerisier japoneur représentatif), dans les années soixante puis
nais comme une goutte de rosée. »
soixante-dix, le narrateur se débat avec de mulThierry Cecille
tiples ennemis et des obsessions farouches. Là, on
prie, on cultive la terre, on élève et on abat les aniLANGUE MATERNELLE DE JOSEF WINKLER
maux. On prie et l’on tresse des couronnes pour la
Traduit de l’allemand (Autriche) par Bernard Banoun
fête des moissons. On prie et l’on se pend, on prie
Verdier, 315 pages, 15,80 e
50
LE MATRICULE DES ANGES N°98 NOV-DEC 2008
MOINS QUE PARFAIT
DE MICHEL FABER
Traduit de l’anglais par Guillemette de SaintAubin et Michèle Hechter, L’Olivier, 288 p., 21
e
a nature d’un recueil de nouvelles enL
traîne la disparité, voire l’inégalité. Certaines ici sont indigentes, telle cette histoire d’un batteur de rock malade qui doit
abandonner son groupe. D’autres cependant sont pertinentes, voire fascinantes.
Elles révèlent des failles, des éblouissements, des bonheurs précaires, des individus décalés, une infra-société où le désespoir, la drogue, la folie, l’exclusion sont le
lot quotidien. Cette humanité incarne une
marée déferlante de contre-normalité, dont
« les perdants de la contre-culture ».
Une femme en désintoxication éprouve
dans une piscine l’émotion fugace des retrouvailles avec le corps de son enfant. Un
fils revendique devant son père vaincu le
droit de se coiffer « vanille vif » comme
Eminem, qui « vendait du pessimisme aux
gosses comme on vendait du chewing-gum ».
Une immigrée polonaise volontaire et pitoyable s’égare dans des ersatz de culture
américaine. « La main de Nina », après
avoir travaillé à l’usine, prend une magique
indépendance. Willie invente « la cellule volubile » dont la fortune fait et défait un
couple. Cinq artistes d’avant-garde partent
au « Centre du monde alternatif » pour
s’apercevoir que l’invitation est le canular
d’un amateur d’art figuratif qui les amène
devant les paysages copiés par les peintres
du XIXe siècle. Dans « Les yeux de l’âme »,
une nouvelle aussi brève qu’émouvante, on
vend et pose une fenêtre qui retransmet un
paysage de jardin campagnard à une femme
des quartiers pourris de délinquance. Une
autre nouvelle est aussi féroce que le chat
sauvage blessé que l’on tente de sauver…
Le réalisme de Michel Faber est parfois
tendre, souvent grinçant. La tragédie côtoie la comédie et le conte fantastique pour
dire les déboires des individus et de nos sociétés. Sa vision de notre contemporain
passe par une satire douce-amère.
Thierry Guinhut
Les muses
au pouvoir
Un conte fantastique sur
la littérature et une satire
sur le monde de l’édition,
par l’ingénieux
José Carlos Somoza.
P
ersonne n’ignore que le roman
est fiction. Mais il sera difficile
de trouver un auteur qui nous
le dira mieux que Somoza. À
cause d’un accident de voiture, l’écrivain Juan Cabo a perdu la mémoire. Il
est célèbre, de par ses romans à succès,
et grâce à son prestigieux éditeur : un
aveugle imposant nommé Salmeron. De
retour dans son bureau, il retrouve le
carnet sur lequel il a noté son dernier
paragraphe : « Je suis tombé amoureux
d’une femme inconnue. J’écris en dînant
au restaurant La Floresta invisible ». Suit
une description inachevée. Voilà qui excite l’imagination de celui qui a obtenu
le « prix Bartleby Le Plumitif ». C’est
ainsi que Juan Cabo se lance dans une
poursuite effrénée, menant l’enquête
dans ce restaurant pour écrivains où l’on
garde à disposition leurs manuscrits.
Les étages et les jeux de miroirs de la
fiction se démultiplient alors. Il s’agit
de débusquer les textes des collègues ou
aspirants à l’écriture afin d’identifier la
femme de la table N°15. Mais existe-telle autrement qu’en quelques phrases,
que dans l’imagination tronquée de
personnages interlopes ? Car tout le
monde, y compris Dieu, est écrivain,
sans compter que le détective Horacio
Neirs, comparé à « une phrase de Flaubert », est également critique littéraire.
De plus, l’éditeur Salmero présente à la
Foire du Livre de Madrid une maquette
géante où l’on trouve « en temps réel » la
description et les narrations de la ville
sous forme de volumes à suivre. On
rencontre une vieille auteure alcoolique
qui vit avec son personnage, un poète
assassiné, des branches de laurier incomplètes qui livrent des vers des Métamorphoses d’Ovide. La plus étonnante
est sans conteste la « Muse Gabbler
Ochoa, Modèle professionnel pour écri-
vains ». Elle est splendide, épiée par les
stylos, les carnets des hommes, elle sollicite auprès de Juan Cabo un « viol »
théâtral. On découvre grâce à la publication d’un feuilleton à épisodes que
l’inconnue a été enlevée et menacée de
mort : chacun la croira donc uniquement fictionnelle. Pour sauver cette
« Daphné disparue » et changée comme
dans le mythe en laurier littéraire, notre
écrivain, peut-être « né il y a trente-cinq
pages au lieu de trente-cinq ans », devra
achever son portrait et son histoire,
avant d’ultimes rebondissements…
Dans ce dédale fantastique, le réel paraît autant se construire que s’effacer,
tout est écriture et reflet, sans préjudice
pour une intrigue menée de main de
maître. À ce borgésien plaisir narratif et
spéculaire, s’ajoute une dimension satirique. Que penser de cet éditeur qui
manipule ses auteurs, pour qui la littérature « redeviendrait anonyme, non par
le travail d’une seule personne mais de
plusieurs », pour qui « le roman de l’avenir appartiendra à l’Editeur (…) en tant
qu’organisateur » et ne sera plus qu’un
« conclave de muses en costumes de
cadres ». Séduisant ou effrayant ? Quant
à cette professionnalisation de la Muse,
à une époque où se bousculent les candidats à la célébrité artistique, voilà qui
paraît autant manquer de poésie que receler un monde de possibilités qu’il serait peut-être intéressant d’exploiter.
Somoza livre ici un de ses romans les
plus efficaces, quand il a parfois tendance, à partir de scénarios prodigieusement inventifs, à s’égarer dans une
gangue stylistique et narrative un peu
plombée. Ce fut peut-être le cas dans
La Théorie des cordes, où les énigmes de
la physique permettent non sans tragédie la contemplation du passé, et dans
La Dame N°13, où l’on est confronté à
un club de Muses aussi dangereuses
qu’indispensables aux génies… Mêlant
modernité, sciences et mythologie, Somoza est un auteur hautement excitant.
Thierry Guinhut
DAPHNÉ DISPARUE DE JOSÉ CARLOS SOMOZA
Traduit de l’espagnol par Marianne Million,
Actes Sud, 224 pages, 19 e
SAISONS
DE MARIO RIGONI STERN
Traduit de l’italien par Marie-Hélène Angelini,
La Fosse aux ours, 182 pages, 18 e
lors qu’il était profondément contre la guerre, RiA
goni Stern a été plongé au cœur même de son
atroce absurdité, détenu jusqu’au printemps 45 dans
un camp de Prusse orientale. Libertaire, il aura vécu
sa jeunesse entre les parenthèses autoritaires du régime mussolinien ; passionné précoce de littérature, il
ne commencera d’écrire qu’à l’aube de ses 50 ans et,
malgré le succès, ne cédera
jamais à la tentation des salons, quittant rarement les
hauts plateaux vénitiens qui
le virent naître. Et mourir,
en juin dernier, à l’âge de 86
ans. Avec sa disparition
s’achève le travail du mémorialiste de guerre, témoin et
contempteur de ses aberrations ; s’achève également celui du botaniste, de l’amoureux fou et fin connaisseur
Olivier Roller
de la nature, de l’observation
de laquelle il tirera Le Vin de la vie, œuvre lyrique et
belle, singulière entre toutes. Saisons est son ultime révérence au monde ; il l’a voulue sobre et dépouillée,
sans courbettes ni sanglots longs. Quatre chapitres
avec l’hiver pour ouverture, puisque c’est sur le seuil
du sien qu’il se tient désormais. Ravivés par un souffle
d’air ou par le cri d’un animal, les souvenirs se succèdent au gré des pas du marcheur. Les familiers de Rigoni Stern remarqueront la distanciation qui s’opère
cette fois vis-à-vis des souvenirs militaires, adoucis par
la tendresse éternelle prodiguée par la nature. La posture contemplative favorise la joie simple de la promenade. Ainsi « la neige rouge et noire de Stalingrad
recouvrant les cadavres des civils morts de faim » est aussi une « page blanche » sur laquelle il « lit » le premier
réveil des cerfs, au printemps. Rigoni Stern – comme
Primo Levi, dont il fut l’ami et l’admirateur –
condamne les limites quotidiennes de la mémoire de
l’homme, nous invite à nous souvenir plus souvent
du temps qu’il faisait lors des moments importants de
notre vie. Peut-être parce que lier par la mémoire la
nature et la culture, c’est démultiplier les occasions de
ne pas oublier. Voilà, peut-être, la thèse la plus touchante de l’œuvre de Mario Rigoni Stern, à laquelle
Saisons met le point final.
Camille Decisier
LE MATRICULE DES ANGES N°98 NOV-DEC 2008
51
Jerry Bauer
CRITIQUE DOMAINE ÉTRANGER
Trouble
est la nuit
Le voyage intérieur d’un homme
d’Église prend sous la plume
LE CŒUR GLACÉ
d’Andrew O’Hagan les allures
Traduit de l’espagnol par Marianne Millon,
JC Lattès, 1080 pages, 25 e
d’une Épiphanie humaniste
D’ALMUDENA GRANDES
mêlant amour et douleur.
e roman est un best-seller en Espagne.
C
Mais au contraire de tant de best-sellers produits à la chaîne, il n’enfile pas des
Q
clichés au kilomètre et son écriture est aussi
évocatrice que précise. On comprend que
le lecteur espagnol s’y soit retrouvé : la cuisine, les paysages et les villes, la culture et
l’histoire de son pays sont ici remarquablement mis en scène. Mieux, c’est un passé
récent douloureux et intriguant qui est ici
interrogé à travers deux familles, leurs parents et descendants, des deux côtés des Pyrénées. Alvaro, assistant à l’enterrement de
son grand-père Julio Carrion, aperçoit une
jeune et belle inconnue. Intrigué, il la rencontrera pour apprendre qu’elle fut la dernière maîtresse de cet homme de pouvoir
de plus de 80 ans. Elle vient de France où
se sont réfugiés ses ancêtres républicains
après la guerre civile. Peu à peu, l’on apprend que le prestigieux homme d’affaires
Julio Carrion cache un lourd secret : il a
appartenu à la « Divizion azul », les troupes
d’élite franquistes. Voilà une famille où
l’on est capable de livrer l’un de ses
membres aux phalangistes… Alvaro, irrésistiblement fasciné par la dangereuse donzelle, trompera-t-il son épouse irréprochable
et aimée ; mais surtout – enjeu bien plus
considérable à l’échelle de l’Espagne
entière – réaliseront-ils, en apprenant ces
histoires qui rendent « le cœur glacé », la réconciliation des mémoires antagonistes ? Le
cœur de Julio Carrion a bel et bien lâché
devant la menace de la révélation de son
passé. Saga familiale documentée aux personnages nombreux et parfaitement individualisés, dramaturgie judicieusement ordonnée, analyses psychologiques sans
lourdeurs, formules parfois élégantes et
riches de sens pour un roman qui, s’il n’est
guère novateur et n’est en rien le défricheur
de ce genre de thématiques, est efficace.
vers tous les expédients possibles, telles ces soirées
uelle que puisse en être la tentation, on
avec une bande d’adolescents rebelles – les « plus
ne revient pas en arrière – à cette vérité
vulnérables et plus durs aussi bien » du lycée – et
aussi galvaudée qu’ignorée par le grand
dont la fréquentation sera le coup final porté à sa
cirque des illusions humaines, le Père
réputation. Repère social et moral, prêtre, aumôDavid Anderson, nommé en Écosse après des annier, taxé de pédophilie pour un baiser volé un soir
nées de bons et loyaux services au sein de paroisses
de beuverie – et l’on reprochera à l’éditeur d’avoir
anglaises, va se heurter de plein fouet. Aidé en cela
édulcoré le propos sur sa présentation en 4e de coupar l’environnement hostile de la bourgade ouvrièverture – le Père David suit la danse
re de l’Ayrshire qui le supporte
des sentiments troubles qui se metplutôt qu’elle ne l’accueille, par la Au cœur des
tent au jour sans jamais parvenir
bonté exigeante et moqueuse de
tout à fait à mettre en acte sa
Mrs Poole, officiant aux soins du « confusions
conviction que son « quotidien, c’est
presbytère et de son jardin, tout
autant que par sa propre inclinai- authentiques ». (…) la certitude de savoir où réside le
bien et où prévaut le mal. » Question
son à se fourvoyer dans des situapolémique, si facile à trancher lors de dîners de notions impossibles, par amour, par lassitude, par détables à propos de l’engagement des troupes britanfi, par orgueil. Ou tout simplement par excès de
niques en Irak, si délicate à appliquer à sa propre
tristesse non assouvie. Car c’est le tour de force
vie face à l’attrait des adolescents dont la « désolad’Andrew O’Hagan d’offrir à cette histoire de pertion semblait agir comme une drogue puissante ».
dition des temps modernes une multitude d’angles
Question sans fin semble proposer O’Hagan, creuet de niveaux de compréhension.
sant le cœur de l’homme avec une subtilité sans
À 57 ans, le Père David a derrière lui de belles réféfaille, quitte parfois à laisser croire à une certaine
rences, soutenues par l’évêque Gérard qu’il a connu
complaisance, pour mieux retravailler quelques
au petit séminaire à Rome – et un amour de jeupages plus loin l’obscure nuée des « confusions aunesse à Oxford avant d’entrer dans les ordres, secret
thentiques » et des faiblesses de l’être humain.
voilé plus que caché, moteur ambigu de sa foi comDéjà acclamé dans le monde littéraire anglo-saxon,
me de son sacerdoce. Son installation en Écosse est
retenu par la revue Granta parmi les vingt meilleurs
un retour aux sources et l’occasion de se rapprocher
jeunes écrivains depuis 2003, Andrew O’Hagan, né
d’une mère veuve trop tôt, convertie en romancière
en Ecosse en 1968, est directeur à la London Review
de romans historiques pragmatique. Pour autant,
of Books, et ambassadeur de bonne volonté pour
l’homme et le prêtre – narrateur de ce récit aussi
l’UNICEF. Ses deux premiers romans Personnalité
flamboyant que délicat – ne se laissent pas cerner
(2005) et Le Crépuscule des pères (2000) sont parus
par ces seules motivations. Sois près de moi est
chez Flammarion. Sois près de moi est actuellement
d’abord une plainte informulée, retenue, ravalée
en cours d’adaptation au théâtre par le National
qui jalonne sa vie – adressée à Dieu, à l’amour perTheater of Scotland et le Donmar Warehouse de
du, aux rencontres présentes, à la mère excentrique
Londres. La première est annoncée pour janvier.
et rationnelle – à lui-même en définitive, plainte
Lucie Clair
éprise d’humanisme, en écho aux vers de Tennyson
mis en exergue du livre. Quête éperdue de retrouSOIS PRÈS DE MOI D’ANDREW O’HAGAN
vailles ou de trouvailles de ce qu’il est et n’a su
Traduit de l’anglais par Robert Davreu, Christian Bourgois,
mettre au monde, quête de ne pas se trouver, à tra355 pages, 22 e
52
LE MATRICULE DES ANGES N°98 NOV-DEC 2008
Thierry Guinhut
TRADUCTION SUR QUEL TEXTE TRAVAILLEZ-VOUS ?
Q
ue peut-il savoir, le traducteur, des vastes
espaces du désert de Gila ? A-t-il même la
moindre idée de ce qu’ils représentent
pour les quelques personnages qui y vaquent (dans le désert, ou simplement
dans les pages d’un roman ?) et qui ont
toute l’apparence d’être des chercheurs d’or ? En trouveront-ils ou leur quête ne leur rapportera-t-elle que l’or des
fous, la pierre qui fait long feu, purithés lithos ? Ne seraient-ils pas plutôt une bande d’imbéciles assoiffés de fortune, des gold fools ? Les traducteurs sont-ils assoiffés de
fortune ? Pourrions-nous aller jusqu’à dire que ce traducteur, perdu tout autant dans les questionnements interminables et continus de ce roman que dans les vastes espaces vierges de l’Amérique, est lui-même un imbécile,
lancé comme il est, et au grand galop, dans sa quête illusoire d’un sens qui lui échappe à chaque instant ?
D’ailleurs, ne s’est-il pas attelé à la traduction de Gold
Fools de Gilbert Sorrentino, pour les éditions Cent pages ?
Cette traduction fait-elle de lui un cow-boy ?
Lui faut-il regarder quantités de westerns ? Se rendre dans
une librairie spécialisée ? Lire des westerns mal écrits, mal
traduits ? Est-il vraiment nécessaire de connaître la différence entre cowpoke, cow-puncher, dogie-tackler, cow-buster, wrangler, cow-hustler, dogie-wrangler ? Gilbert Sorrentino saisissait-il lui-même les nuances de ces diverses
appellations ou bien les trouvait-il simplement jolies ? Le
traducteur doit-il leur trouver des équivalents français, ce
qui ferait sans doute de lui, plutôt qu’un cow-boy, un bouvier, ou un vacher ? Et Heidegger alors, faut-il vraiment lui
faire dire que « le général San Giorgio avait de belles moustaches et un langage de vacher », ou encore que « les boirons échangeaient des facéties rustiques en liant leurs
bœufs sous nos fenêtres » ? Que vient faire Heidegger dans
ce western, que viennent y faire ces centaines d’autres personnages plus ou moins connus ? Heidegger était-il un
cow-boy ? Avait-il lu Karl May dans son enfance ? Était-il, lui
aussi, un adepte de la digression interrogative ?
Combien de lecteurs de ce roman dans sa version française sauront qu’un « boiron » est un jeune garçon chargé d’aiguillonner les bœufs pendant le labour, combien sont ferrés dans les variantes berrichonnes de leur langue ? Le
Berry est-il un désert ? Y trouve-t-on aussi des cow-boys ?
En quoi le Bouquet de Claude Duneton est-il un outil indispensable du traducteur ? Pourquoi le Seuil ne le réédite-t-il
pas ? Selon George Orwell, la bonne prose est pareille à
une vitre, que faire alors de la prose de Sorrentino, semblable à du verre opaque derrière lequel s’agite une bande
de cow-boys et de desperados sans que l’on sache jamais
tout à fait ce qu’ils font ? Pourquoi le verre opaque devientil transparent quand on le mouille ? « Verre opaque » est-il
une bonne traduction de « DRG » ou « Diffuse Reflection
Glass » ? La traduction doit-elle être aussi opaque que l’original, ou doit-on plutôt tenter de la faire vibrionner à l’égal
de celui-ci ? Ne pensez-vous pas que « vibrillonner » a
l’avantage de mêler vibrer à briller ? « Le moment resta-t-il
tendu pendant encore quelques instants vibrillonnants ? »
est-il une transposition acceptable de « Did the moment remain tense for another tingling few moments ? »
Gilbert Sorrentino est-il un cow-boy, comme Heidegger ?
Gold Fools
de Gilbert Sorrentino
par Bernard Hœpffner
(portrait d’un traducteur en cow-boy)
Est-il possible que cet auteur (dont j’ai déjà traduit six romans) ait un jour un lectorat, disons, moins confidentiel ?
Alors qu’on a vu des photos de Jim Harrison exhibant une
arme à feu, pourquoi n’avons-nous jamais vu Sorrentino
coiffé d’un stetson, un six-coups à la main ? Harrison est-il
un cow-boy du Montana ? Est-ce pour cela qu’il n’est pas
confidentiel ? Peut-on lui appliquer la phrase suivante :
« Combien de frustes cow-boys [wranglers], accros depuis
peu à ces jeux mollassons et efféminés, se mirent-ils alors
à s’habiller, eh bien, bizarrement ? »
Gommeux rend-il bien dude ? Comment rendre godurn
thing ? Que faire de « Was this the breaks », où breaks peut
avoir le sens de « veine » ou de « région accidentée » ? Peuton traduire « sexual folderol » par « passade sexuelle » ? Que
dire de la platitude de « Une tempête menaçait-elle » là où
l’original avait « Was a storm a-comin’ up » ? Trop de mots
compliqués ? « Y a-t-il trop de mots ? Ou trop de choses ?
Qu’en pensait Flaubert ? FDR ? Rogers Hornsby ? Duke Wayne, le roi des consonnes, n’avait-il pas une ou deux choses à
dire sur ce problème délicat ? » L’auteur n’annonce-t-il pas
les couleurs ? Si le traducteur veut se transformer en cowboy, serait-ce dans le seul but de résoudre ce problème,
aussi épineux qu’un buisson de mesquite ? Le lecteur français est-il conscient que la langue anglaise possède plus de
mots que le français, qu’elle exprime bien plus facilement le
mouvement à l’aide de ces satanées prépositions, qu’elle
est bien plus flexible ? Que, en virtuose qu’il est, Sorrentino
triture la langue anglaise au point que le traducteur peut
avoir l’impression de tenter de mettre une fiche ronde dans
un trou carré, de violenter le français, de trahir sans cesse ?
Une « trahison géologique » alors, comme le dit l’un des personnages, plus qu’un galop d’essai « sur la mesa, ou dans
l’arroyo ou dans le canyon » ?
Faut-il préciser qu’un galop d’essai reste un galop, que s’il
est impossible de transmuer le cow-boy en paysan du Berry,
de transposer le langage du western en berrichon, de rendre
justice à la richesse et à la complexité d’un texte où tout est
surface et où, sous cette surface, s’agitent des myriades de
mondes et d’aventures, il n’en reste pas moins que le traducteur, « silhouette basanée à cheval sur un Cucamonga »
galope quand même et tente de rester à la hauteur de son
auteur malgré toute la poussière de la poursuite ?
* Bernard Hœpffner a traduit Robert Burton, Thomas
Browne, Robert Coover, Mark Twain. La traduction de
Gold Fools paraîtra en octobre 2009 chez Cent pages.
LE MATRICULE DES ANGES N°98 NOV-DEC 2008
53
CRITIQUE DOMAINE ÉTRANGER
Relier les rêves
Relatant les aventures
fabuleuses d'un imprimeur
au XVIIIe siècle, l'écrivain
canadien Thomas Wharton
illustre le pouvoir magique
des livres.
A
imer la lecture, est-ce collectionner les livres et les entasser
dans de gigantesques bibliothèques ? Thomas Wharton,
né en 1964 dans le nord de l'Alberta,
imagine qu'un livre, un seul pourrait
avoir la valeur de tous, les résumer tous,
les contenir tous. Pendant le siège de
Québec en 1759, avant la prise de la
ville par les Britanniques, une jeune
fille et l'aide de camp de Montcalm,
Bougainville, se rencontrent dans une
librairie dévastée. Celle qui se révélera
être Pica, du nom du caractère typographique, va raconter l'histoire du « livre
infini » . En fait l'histoire de sa vie.
Son père, l'imprimeur londonien Nicolas Flood a été sollicité par l'excentrique
comte Ostrov dont l'ambition est de
créer un livre à l'image de son château
des Balkans, un château labyrinthe où
l'on se perd sans cesse parce que tout
bouge, les murs, les meubles actionnés
par de savants mécanismes. Passionné
d'automates et d'énigmes, il demande à
Flood de concevoir ce livre qui serait
insaisissable parce que sans commencement ni fin. Mais Flood tombe amoureux de la fille du comte. Cela lui vaudra de séjourner sous terre pendant plus
de dix ans et de ne pouvoir imprimer
des livres qu'en imagination. Puis il
réussira à partir avec sa fille Pica, parcourir le monde à bord d'un bateau
équipé d'une imprimerie. Le « livre infini » va se constituer au cours de ce
long périple, Alexandrie, Venise, la
Chine, Londres… Les matériaux glanés
au fil de ces étapes seront choisis avec le
plus grand soin : l'encre la plus dense,
le papier le plus fin, la couverture la
plus solide, la colle la plus résistante.
Les éléments du texte seront réunis de
la même manière que les composants
de l'objet livre.
Toutes les péripéties du voyage, les événements les plus invraisemblables, les
rencontres de personnages tous plus
54
LE MATRICULE DES ANGES N°98 NOV-DEC 2008
fantasques les uns que les autres, vont
ainsi constituer la matière du livre.
Cette construction progressive offre
l'opportunité de découvrir tout le savoir du monde : cultures, mythes, légendes. L'érudition de Wharton est
parfois agaçante comme si l'auteur avait
voulu réaliser une sorte de prouesse littéraire. Il faut reconnaître que le XVIIIe
siècle permet tous les rapprochements :
l'Occident avec l'Orient, les Lumières
avec la Kabbale, la technologie avec la
superstition. Mais suffit-il d'opérer ces
croisements pour se rapprocher de l'infini ? On peut en douter.
La magie du Jardin de papier opère à un
autre niveau, beaucoup plus littéraire.
Les aventures ne cessent de s'enchaîner,
se répétant presque, chacune sans aucun véritable dénouement. Dès qu'un
récit commence à prendre corps aussitôt un autre vient s'imbriquer et cela ne
s'arrête jamais. Tous ces récits laissés en
suspens suggèrent rapidement une impression d'inachèvement. Pourtant
Flood les imprime soigneusement. Et le
livre prend réellement corps. « Il est fait
de tout ce qui nous arrive, ce que nous
étions, ce que nous serons ». Et paradoxalement c'est par ces répétitions, ces
vides qu'Un jardin de papier approche
d'une dimension « infinie ». L' intérêt
du lecteur est happé dans un engrenage
qui offre de plus en plus d'espace à son
imagination, à sa rêverie. « Les livres se
mettent à exister lorsque quelqu'un les rêve ». Lire Un jardin de papier, c'est
donc faire l'expérience qu'un tel jardin
peut « se mettre à exister » et qu'il ouvre
sur de si nombreux chemins que leur
nombre est proche de l'infini.
Yves Le Gall
UN JARDIN DE PAPIER DE THOMAS WHARTON
Traduit de l’anglais (Canada) par Sophie Voillot,
Panama, 375 pages, 23 e
LE SILENCE SELON
JANE DARK
DE BEN MACUS
Traduit de l'américain par Claro, 10/18, 284 p., 7,90 e
ans un coin perdu de l'Ohio, des femmes diriD
gées par une certaine Jane Dark ont mis au
point un programme visant à condamner les
hommes à l'immobilité et au silence. Jane Marcus,
la mère de Ben va appliquer ce programme sur
son propre fils. L'objectif consiste à l'amener à ne
plus ressentir aucun sentiment.
Les techniques utilisées sont aberrantes : régime
alimentaire, purge du langage, syncopes… Le père
ne sera pas épargné. Ce qui ne l'empêche pas de
traiter son fils de moins que rien : « le genre de personne qui ne saura qu'échouer sous vos yeux, se flétrir, même arrosé par vos soins ».
Encore une histoire de famille déployant toutes les
allusions psychanalytiques habituelles du domaine. Le tout agrémenté d'une profusion d'effets de
style comme s'ils étaient issus d'un logiciel spécialisé. Mais paradoxalement, l'écriture de Ben Marcus, né à Chicago en 1967, malgré ces travers
pour le moins irritants, opère rapidement une
étrange séduction. Le contexte totalement déjanté
sert de support à Ben Marcus pour jongler avec les
concepts et les mots. Leur sens n'est jamais évident et doit être recherché à l'envers exact de l'absurdité et du décalage qu'ils traduisent. Le ton
déshumanisé et souvent cynique masque une réelle sensibilité, l'obsession pour le silence un enthousiasme sincère pour la langue, la paralysie imposée aux esprits et aux corps le rejet d'un monde
de plus en plus ankylosé, et les nombreuses métaphores du corps et de la nourriture, l'impact physiologique de la voix et des mots. Et cachée au
plus profond de cette atmosphère très sombre, se
décèle une timide résistance telle une fragile lueur
d'humanité.
« Le visage est il plus important que nous ne l'avions
pensé ? » Se laisser prendre au jeu pour découvrir
que ce texte inclassable s'avère finalement être un
peu plus qu'un exercice de style.
Y. L. G.
DR
sines. Son amour de jeunesse s’est marié, a
un enfant. En bout de course, sa voiture
heurte un rocher. Dans une station thermale isolée, il rencontre un masseur
aveugle.
Cet aveugle nourrit une folle passion pour
les livres, en possède trente mille, et autant
de cassettes enregistrées. Mieux : il a su
créer une grande communauté de lecteurs,
fascinés par l’acte de lire. En les massant,
Ion leur parle de littérature, les met en
confiance, les aide à poser leur voix. Les enjoint à lire pendant le massage, puis chez
eux, à s’enregistrer, à ramener livres et cassettes qu’il échangera. Chaque soir, il dirige
un comité de lecture très alcoolisé où les
intimes confient leurs vies, leurs rêves, leurs
voyages mobiles et immobiles. Teodor va
se fondre dans cette communauté jusqu’à
perdre, voire échanger son identité.
Catalin Dorian Florescu est plus qu’un
conteur, il réexhume des valeurs essentielles
de mémoire, de transmission, de partage. Si
son ouvrage évoque celui de Ray Bradbury
Dans un roman sur l’exil, le Roumain Catalin Dorian Florescu offre et ses cohortes d’humains- livres, on y retrouve aussi l’esprit de Bohumil Hrabal et
un luxuriant et prégnant hommage aux contes et aux livres.
de sa Trop bruyante solitude qui présentait la
fiction comme un flux vital,
métabolique. Ces fables philonarrateur. Irrespect, La dictature
ne légende roumaine prétend que
sophiques condamnaient automensonge, sortilège ?
le diable se glisse sur terre par la
ritarismes fascistes ou commuNé en 1967, Florescu du présent,
dernière fente du jour. Crépuscunistes et leurs autodafés.
fuit la Roumanie en
laire et gore, la Roumanie a généré
Florescu désigne ici un autre
82 pour s’installer en de l’ignorance,
des tas d’histoires rouges et noires d’empaSuisse où il devient de la médiocrité. autoritarisme, celui de l’argent
lés, de buveurs de sang, de dictateurs impiet de ses corollaires : la monpsychothérapeute. A
toyables. Ces faits ont-ils une base histodialisation du paraître, la dictature du prépeu près le même chemin qu’emprunte
rique ? Fiction et réel apparaissent dans ce
sent, de l’ignorance, de la médiocrité érigés
Teodor, héros et narrateur du roman.
pays tellement imbriqués. Pas étonnant que
en modes de consommation.
Adolescent, ce dernier recueillait auprès des
la ville de Timisoara reste depuis décembre
Sa prose dévoile une large palette qui va du
paysans de villages reculés, des contes et lé1989 (après l’exhumation d’un faux charréalisme au fantastique, tout en passant par
gendes. Garder en mémoire toutes ces hisnier) associée à toute idée de manipulation
le poétique ou le picaresque. Toutefois, on
toires obscures expliquant le monde ou aimédiatique. Déjà, dans les années vingt, un
ne retrouve pas la grande tonitruance et turdant à le supporter lui paraissait essentiel.
de ses natifs au cri tonitruant, Johnny
bulence slave, mais une écriture plus inti« Savais-tu que le chat hait son maître ? deWeissmuller maquillait ses papiers d’identimiste, mâtinée de références aux littératures
mandai-je. Il souhaite sa mort pour posséder
té afin de participer aux Jeux olympiques en
françaises (Flaubert, Zola) ou européennes.
la maison à lui tout seul. Quand quelqu’un
tant que citoyen américain. Le trucage,
Finalement, Ulysse et Teodor ont effectué
meurt à la maison, on chasse le chat pour
l’usage de faux, une industrie locale ?
le même voyage et retrouvé après maintes
qu’il ne mange pas le nez du mort. Et quand
Dans Le Masseur aveugle, son troisième roépreuves sensiblement le même territoire ;
il passe sous un cercueil, alors le mort devient
man, le premier publié en France, un autre
l’imaginaire. Mais sont-ils vraiment partis
un strigoi. Un mort-vivant. » Parfois il ameenfant de Timisoara, Catalin Dorian Floun jour ? Leur nostalgie est celle des orinait avec lui Valeria, son amour fou.
rescu, parvient à nous faire passer des deux
gines et des fins, la souffrance de perdre
Amour qu’il finit par trahir, quittant en cacôtés du miroir. D’abord en évoquant
tout ce qui a été et tout ce qui sera. « Dans
timini le pays. Installé en Suisse, il vend de
l’exil, le passage de frontières. Ironie du
l’intervalle il y a toujours beaucoup de place
la sécurité, prospère, sans vraiment trouver
sort, son héros vend des portes et fenêtres
pour de la beauté. »
de sens à sa vie. Vingt ans plus tard, il resécurisées. Puis en faisant basculer la perDominique Aussenac
tourne en Roumanie. L’odeur d’ail d’un
ception, vaciller la structure narrative. Le
pope l’incommode. Les femmes se prostilecteur, dans un grand moment de trouble,
LE MASSEUR AVEUGLE DE CATALIN DORIAN
tuent, les hommes arnaquent. Les Occiperdra le fil de l’histoire, qui fonctionnera
FLORESCU - Traduit de l’allemand par Nicole
Casanova Éditions Liana Levi, 348 pages, 21 e
dentaux se pavanent dans de grosses limoualors en boucle, mais surtout l’identité du
Nostalgie de l’avenir
U
LE MATRICULE DES ANGES N°98 NOV-DEC 2008
55
ARTS & LETTRES
D
urant les années punk,
Adam and The Ants
chantaient « Marinetti
Bioccioni Carrà Balla Palazzeschi » (« Animals and
men ») et l’on avait peu
eu, depuis, l’occasion d’entendre ces
noms. Il faut peut-être même remonter
aux grandes expositions des années
1970-1980 (« Paris-Moscou », « ParisBerlin », « Paris-New York ») pour signaler le passage de quelques-unes de
ces toiles à Paris. Après le surréalisme et
Dada, il était donc tout naturel que
l’on aborde les futuristes dans une présentation d’ensemble. Tandis qu’on
nous offre de reprendre Picasso
– qui ? – depuis ses sources cette fois,
l’idée de découvrir des œuvres et de les
déguster était la bienvenue. On s’attendait à un festin et ça l’est, pour la rétine, tandis que l’esprit souffre lui de
frustration.
C’est en effet un festin que cette exposition du Centre Beaubourg qui offre à
voir enfin des toiles comme le superbe
triptyque « Stati d’animo » d’Umberto
Boccioni (1911), ses rues, sa « Visioni
simultanee » (1911) – qui nous rappelle
que l’époque était aux « ismes » –, des
œuvres magistrales de Carlo Carrà, des
Balla enthousiasmants dont cette
« Bambina che corre sul balcone » (Petite fille qui court sur un balcon) qui
paraît d’une fraîcheur étourdissante
(Gino Severini est beaucoup moins enthousiasmant), les extensions anglosaxonnes, russes (Malévitch, Olga Gontachrova), tchèque (Kupka), Boccioni
toujours en devancier de Bacon, et puis
Félix Del Marle, le Montmartrois de
l’étape, Robert Delaunay, Marcel Duchamp et les cubistes consacrés. C’est
encore le cas parce que le catalogue permet de rafraîchir le souvenir lorsque,
une fois les salles arpentées, on a tourné
les talons. Les spécialistes (G. Lista, D.
Ottinger, J.-C. Marcadé, etc.) y produisent nombre de documents et d’ana-
Marinetti et Boccioni
À l’occasion de l’exposition
Du futurisme
comme antipasti
56
LE MATRICULE DES ANGES N°98 NOV-DEC 2008
« Le Futurisme à Paris » du
Centre Pompidou, jusqu’au
26 janvier, un catalogue,
des manifestes et ce grand
tapageur de Marinetti.
lyses sur ce qu’ils nomment une
« avant-garde explosive ». Nous allons y
revenir car l’exposition a également été
l’occasion de la réunion, sous le titre de
Debout sur la cime du monde, par JeanPierre de Villers des fac-similés de
vingt-sept manifestes futuristes. Et ces
textes sont à lire…
Le plaisir s’amoindrit déjà, et pour plusieurs raisons. D’abord parce qu’au-delà
de la réunion des toiles et de documents imprimés (notamment le texte
fondateur publié à grands frais par Marinetti en une du Figaro du 20 février
1909, comme le fit en son temps Jean
Moréas pour lancer son Manifeste du
symbolisme), l’exposition laisse un petit
goût de trop peu. Trop peu de portraits
photographiques des uns et des autres,
trop peu de précisions sur les parcours
humains, trop peu d’informations sur
Valentine de Saint-Point, la « muse
pourpre » de d’Annunzio qui fut tout
de même la compagne de Ricciotto Canudo et l’auteur de deux manifestes : le
Manifeste de la femme futuriste et le Manifeste de la luxure (édition par JeanPaul Morel, Mille et une Nuits, 2005).
Ensuite beaucoup trop de cubistes, peu
de mentions de l’œuvre de Palazzeschi,
poète et romancier qui se détourna de
Marinetti par indépendance, et surtout
aucune mention de Jules Romains dont
l’unanimisme était pourtant nettement
parallèle puisqu’il se préoccupait lui
aussi de rendre, mais en mots, la vitesse
et la technologie, la vie des foules, les
vibrations des cités modernes. Bien sûr,
le très beau catalogue de l’exposition
corrige le tir (les dieux en soient remerciés) et cite Romains à trois reprises.
C’est peu. Quant à Henri-Martin Barzun, financeur du groupe de l’Abbaye
et fondateur du simultanéisme, il subit
le même sort dans l’exposition (mais est
rattrapé dans le catalogue), malgré la
présence de « Simultaneità. La donna al
balcone », une superbe œuvre de Carrà,
par exemple. Considère-t-on que le visiteur d’exposition n’est pas prêt à lire
des noms inconnus qu’on lui les cache ?
On ne peut s’empêcher de remarquer
ensuite que les positions politiques des
futuristes italiens, qui ne sont pas
claires, sont tues. Si l’on fait l’éloge de
ces promoteurs enthousiastes des vives
couleurs de la vie (avant qu’ils n’adoptent les tons cubistes), de la technique
et de la vitesse, on oublie de signaler
que les futuristes sont aussi les auteurs
d’éloges répétés de la guerre mécanisée
(on est en 1914…), et que Marinetti,
tête d’empeigne bourgeoise à moustaches, prompt à la gesticulation quand
elle lui permet la pose, fut aux côtés de
Mussolini. Confère le fameux « Politico
futurista » de la revue Lacerba (15 octobre 1913). Le cas de l’écrivain Gio-
« Homme de plume et de
papier, Marinetti a fini dans
l’académie fasciste de Mussolini
comme un cheval de concours
dans les lamentables arènes de
sciure de bois de César (…) ».
vanni Papini qui resta toujours hâlé des
tendances funestes de ses débuts fut finalement beaucoup plus net, car plus
évolutif.
Dans une circulaire électronique en
cours de parution (alamblog.com), le
spécialiste de dada Marc Dachy (Archives dada, Hazan, 2005, Lmda N°68)
pose à ce propos les éléments de notes
qui éclairent d’un autre jour le futurisme. Le titre de ce texte est d’ailleurs
sans ambages : « Une avant-garde ridicule ». On est loin de l’« avant-garde
explosive » brandie par les concepteurs
de l’exposition. En guise d’entame, Dachy cite notamment un éreintement
somme toute définitif de Marinetti par
Moholy-Nagy datant de 1946 : « Homme de plume et de papier, Marinetti a fini dans l’académie fasciste de Mussolini
comme un cheval de concours dans les lamentables arènes de sciure de bois de César, quand les vrais écrivains avaient
quitté l'Italie fasciste ou y étaient emprisonnés, dans des camps de concentration
ou bestialement assassinés. » Un enterrement de première classe.
Sur le fond, Dachy conteste l’usage du
terme « avant-garde » dont l’origine militaire est pourtant on ne peut plus
adaptée aux va-t’en-guerre italiens et à
d’Annunzio qui ne s’est jamais tenu
loin des armes. À croire que l’Italien est
un guerrier accompli ! Le seul livre Futurisme de Marinetti, publié en français
en 1911, propose ainsi quelques perles :
« Chez les jeunes, ce que le cerveau
n’avait pas compris, le sang l’avait deviné. C’est en effet au sang de la race ita-
À LIRE
Le Futurisme à
Paris, une avantgarde explosive
Catalogue dirigé
par Didier Ottinger,
Cinq ContinentsCentre Pompidou
360 p., 39,90 e
Debout sur la
cime du monde.
Manifestes
futuristes,
1909-1924
Réunis par JeanPierre de Villers
Dilecta, 158 p., 22 e
lienne que nous nous sommes
adressés… » ; « Gabriele D’Annunzio
(…) plagia notre affirmation sur le mépris de la femme, condition essentielle
pour l’existence du héros moderne. » ;
« La paix prolongée (…) est fatale aux
races latines. » ; « le progrès a toujours
raison ». Ad nauseam. La grandeur de
Rome est loin, la bêtise reste éternelle.
Si l’on s’en tient aux critères généralement admis, le futurisme ne fut en effet
pas un mouvement d’avant-garde, puisqu’il n’était pas dénué de moyens et
parce qu’il n’a pas entraîné d’évolution
générale de l’art. À cet égard, il est frappant que sans cubisme le futurisme
n’aurait pas grandement progressé.
C’est cette interpénétration des deux
courants sur laquelle ont insisté les
commissaires de l’exposition qui invalide justement l’ambition avant-gardiste.
Et si l’on y regarde de près, l’art des nabis et des symbolistes semble avoir été
vu par certains des peintres italiens
dont les toiles pourraient dater d’une
décennie plus tôt. Mais il est vrai aussi
que l’iconographie fasciste partage bien
des points communs avec le réalisme
soviétique…
La personnalité de Marinetti est finalement l’autre point prégnant de ce pan
d’histoire de l’art et des idées. Largement contestée, elle vaut qu’on s’y arrête comme il faudrait que l’on s’éternise
sur ses positions politiques. Marc Dachy cite par exemple Arthur Cravan
dans l’exercice de la menace : « Ne pouvant me défendre dans la presse contre les
critiques qui ont hypocritement insinué
que je m’apparentais soit à Apollinaire ou
à Marinetti, je viens les avertir que, s’ils
recommencent, je leur torderai les parties
sexuelles. » (Maintenant, 1914) et il rappelle que les Russes ne firent pas un accueil cordial au leader italien lors de
son passage à Paris. Gide sur le même
Marinetti : « C’est un sot, très riche et
très fat, qui n’a jamais su se réduire au silence. » C’est décidément beaucoup
pour un seul homme. Restent donc
toujours les vertus cardinales d’Olga
Gontachrova, de Wyndham Lewis,
d’Edward Wadsworth, de la revue
Blast, des sculptures d’Henri GautierBrezska, et puis toujours Boccioni,
Carrà, Balla, Palazzeschi, peintres sans
le sou des trattoria populaires alpagués
par le millionnaire Marinetti, avide de
gloire et amateur de slogans propices à
la publicité. « Aux pinceaux ! » plutôt
qu’« Aux armes ! », donc.
Eric Dussert
LE MATRICULE DES ANGES N°98 NOV-DEC 2008
57
Diamant
brut
D’une écriture inépuisable
de beauté, le poète libanais
Issa Makhlouf déploie un chant
qui célèbre la finitude.
M
site chez sa mère, une promenade dans Paris, un
erveille que ce petit livre grave et intenspectacle à l’opéra) et celle, force impérieuse, qui
se. Livre sur l’amour, sans doute ; voire
nous traverse et nous dépasse en son mystère : « la
sur plusieurs amours, car un filigrane de
vraie vie n’a pas encore commencé et (…) son avènedeux histoires amoureuses sous-tend ces
ment ne fait pas l’ombre d’un doute ». Car si tout
douze chapitres bien équilibrés et marqués d’un
n’est pas métaphysique et abstraction dans ces
subtil érotisme : « Des fleuves éternels et provisoires
pages étonnantes, les passages hautement spirituels
filtrent d’entre tes cuisses croisées comme pour la prièet spéculatifs ne sont pas rares ; et on ne peut que
re. Et quand tu les ouvres en inspirant profondément,
saluer le fluide passage, sipuis quand tu les soulèves comme si
non l’intrication, de la ditu escaladais l’air, ce dernier gagne Une sagesse intime
mension concrète, sensible
en éclat et transparence ». Un effet
de surprise, annoncé néanmoins et amère, nullement sinon sensuelle, du monde,
et celle que les sens n’appar le titre, est même réservé au
préhendent pas mais qu’ils
lecteur qui ne s’attend guère à un désespérée.
devinent : « Des doigts atsuspense, tant il est comblé par le
teignant la perfection partaient de la paume en direcsimple déroulement de la délectable écriture d’Issa
tion du large pour en configurer le fini et l’infini ».
Makhlouf. Poète, prosateur et traducteur, déjà traSurtout, on l’a dit, l’écriture d’Issa Makhlouf estduit en français (à noter surtout un volume de
elle entièrement habitée par une lucidité tragique
poèmes à la même officine en 2004), ici il emet calme quant à l’impermanence de toute chose
prunte à divers genres littéraires (récit épistolaire,
humaine, et notamment de l’amour. Il le dit sans
chant, poème, journal) pour librement varier de
emphase et sans complaisance : tout dégénère et
registres et pouvoir se placer au plus proche de sa
tout s’en va. « Nous n’avions plus qu’une hâte, celle
pensée farouche et vagabonde. Pensée qui tantôt
de voir partir l’autre. (…) Celui qui était, juste un
s’empare d’objets du monde tels que les pierres ou
instant auparavant, l’incarnation de la beauté, du
la photographie, à travers des méditations où
salut et de l’étonnement, devient aussi insupportable
chaque segment de phrase est une découverte ;
que la présence parmi nous d’un cadavre ». Loin de
tantôt s’envole dans des hommages amoureux qui
toute illusion et cliché, nourri d’une intimité envous laissent sans voix ; ou bien se cherche patiemtretenue avec les plus grands textes (dont la Bible)
ment à travers tel souvenir persistant mais encore
et œuvres, voilà un discours qui livre magnifiquecompact dans sa forme d’un vécu non articulé ; ou
ment une sagesse intime et amère, mais nullement
encore rend compte d’une perception particulièredésespérée. Car il importe de se « persuader de la
ment marquante : « Silence incommensurable. Comvalidité des choses éphémères ».
me lorsque nous entendons le bruit du marbre se craSi bien que tout est ici splendeur et majesté, écriture
quelant et le roulis du temps au-dessus d’un corps
altière qui va par afflux rythmés, maîtrisés en lonassoupi en sa splendeur ».
gueur, et travaillés de métaphores sobres et justes,
Aussi celui qui dit « je » examine-t-il de multiples
jamais décoratives mais au contraire convoqués
aspects de sa manière d’être au monde, sur un mocomme manière unique de faire advenir un sens.
de de l’interrogation bien plutôt que de l’assertion.
Marta Krol
C’est tout autant un livre sur la mort, ou sur la finitude, qu’un livre sur la vie. Celle qui s’incarne
LETTRE AUX DEUX SŒURS DE ISSA MAKHLOUF - Traduit
dans les menues contingences journalières (une vide l’arabe (Liban) par Abdellatif Laâbi, José Corti, 127 p., 17 e
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LE MATRICULE DES ANGES N°98 NOV-DEC 2008
La Vierge… de Léonard de Vinci
CRITIQUE POÉSIE
AUTOUR DU VIDE
DE SILVIA BARON
SUPERVIELLE
Arfuyen, 102 pages, 13 e
ée à Buenos Aires, dans une famille
N
d’origine espagnole, du côté maternel,
et française du côté paternel, (c’est son
grand-père qui éleva Jules Supervielle, le
poète de Gravitation), Silvia Baron Supervielle est arrivée en France en 1961. Après
quelques années de silence, c’est en français qu’elle se remet à écrire. Poèmes, récits, traductions. Une œuvre nourrie d’exil
et de nostalgie dont ont récemment encore
témoigné Pages de voyage (Arfuyen, 2004)
et L’Alphabet du feu (Gallimard, 2007).
« On reçoit l’exil en héritage, de génération
en génération. »
Avec Autour du vide, la méditation se resserre autour de l’expérience intérieure
qu’est l’écriture du poème. Une expérience
qui est d’abord celle du vide, d’un vide qui
serait « passé, présent et futur, le loin et le
près, le ciel et l’eau sur un royaume blanc. »
Des poèmes ascétiques, en surrection, sans
majuscules ni signes de ponctuation, où la
forme est le fond. « Une note nue/ interroge/
le plafond/ muet ». Une manière de faire le
vide autour du sens et de rendre les mots à
une nativité exemplaire, à un espace libéré
de contours et de poids, à la langue éblouie
de l’inexprimable mystère d’un monde
sans antécédent.
Dans L’Alphabet du feu, Silvia Baron Supervielle dit qu’elle aime « placer le poème
dans le haut du blanc, suspendu dans l’abîme, avec un début et une fin non marqués ».
Comme si l’écriture se lançait dans le vide
– celui de la séparation – avec pour seul
viatique la langue, le « sifflement/ croissant/ de la flèche/ qui serre/ sa visée ». Un désir d’élévation cherchant à conjurer le
« mal de l’espace// je n’ai pas/ de lien avec/ les
points d’appui ». Des poèmes se dénudant
pour accueillir l’intense éclat du désir :
« pas de ratures/ sur les formes/ de l’invisible/
que dévoilent/ les blancs ». Des poèmes à la
simplicité insurgée, à recevoir « comme peu/
à peu survient/ dans les yeux/ de l’enfant/ la
vue », loin de tout savoir.
Richard Blin
Clopiner de la langue
Le premier livre d’Alexander
Dickow entrechoque deux
versions pour un même
poème, en dérapant du
français à l’anglais.
L
e jeu de carambole ou billard
français à trois billes se joue à
deux. Il consiste d’abord à faire
en sorte que la bille heurtée permette à la deuxième de toucher ou d’effleurer la troisième. Le jeu entre deux
billes doit nécessairement produire un
choc avec une troisième unité. Caramboles, livre qui nous présente sur chaque
double page deux versions d’un même
poème, d’un côté en français, de l’autre
en anglais, s’en rapprocherait, et pas
seulement par son titre. D’une part parce qu’il convoque deux esprits pour une
co-traduction poétique (l’auteur, trentenaire, vit au New Jersey où il prépare
une thèse sur la poésie française
contemporaine), ce que tenta aussi
Jacques Roubaud (Traduire, journal),
d’autre part parce que le passage d’une
langue à l’autre suppose un rebond possible vers une troisième langue, qui en
sera comme issue ou produite. Cette
voix tierce naît au milieu des germes
idiomatiques propres à chaque langue,
au milieu de leur syntaxe, de leur grammaire. Elle s’active à bouleverser leur
façon d’articuler du sens, ou de faire
claquer le son de leurs syllabes. Le résultat conduit, au moins pour nous
dans la langue française, à une perte de
repère ou de logique, qui va déséquilibrer le parcours du sujet que porte
chaque poème, à l’image d’un homme
en train de vaciller sur le bord d’un
muret. C’est aussi nettement qu’une
sensation de gaucherie, de boiterie, affecte la chute du poème sur lui-même.
Alexander Dickow appelle cette opération « clopiner » (to hobble), c’est-à-dire
aussi claudiquer, boitiller. Cela ne va
pas sans entraver aussi la marche et le
savoir-faire de l’écriture – Rimbaud aurait dit ses ornières.
Dans ses déplacements, le poème de
Dickow fait donc un bruit spécial, sans
confusion pourtant des langues, il tintinnabule comme de vielles casseroles
derrière une charrette, il accroche, il retient l’oreille. Exemple, dès les premières pages où, semble-t-il, comme un
clin d’œil au célèbre Lent genêt de Leopardi, Dickow écrit « Un peu plus loin
la route,/ de travers la chênaie,/– à l’endroit tu écoutes/ le râle des genêts/ au
beau milieu la brise,/ on se trouve un jardin/ tout répandu d’exquises/ poussées
drues de soudains/ boutons ». La version
anglaise qui fait face, à ce que l’on peut
en lire et comprendre, glisse aussi très
vite vers d’étranges raccourcis, de très
étranges formulations, ou syncopes, le
« râle des genêts » y devenant « a gap in
the rustles/ which rumple », soit un interstice de froissements bruissant, un
chuintement de brise… L’écart voulu
entre chaque version est une opération,
par laquelle se garde en réserve une force perceptive, une sorte de rapt joyeux
et ultra rapide. Le poème devient un jet
de chapeau dans le ciel qui ne retrouve
plus sa tête d’origine. Comme si le
français y était venu contaminer l’anglais et vice versa. Franciser l’anglais ou
angliciser le français, comme Hölderlin
hellénisait l’allemand en traduisant Sophocle. C’est un principe éthique de
traduction que l’on peut trouver dans le
livre de Dickow, jusque dans l’idée
qu’il a de conter, de narrer des événements très simples comme celui de regarder des jambes de filles se croiser.
L’étrangèreté, maintenue au creux de ce
qu’il reste à dire : «Voluptueuse/ et ahurie, vous êtes/ de nouveau croisée/ des onctueuses jambes/ imperturbables et te/ rapprochais de mon oreille ». Ou encore,
petit billet ésotérique que l’on imagine
passé sous une table vers quelqu’un, ce
« Aux raisins jour en rire/ parfois la pomme est toi,/ et raisins tous les va
aussi/ bien qu’en mai des pommes ».
Caramboles, livre américano-français,
on dirait presque amerifrancanoais, est
un détournement, un hiatus formidable
de langues vivantes.
Emmanuel Laugier
CARAMBOLES D’ALEXANDER DICKOW
Argol, « L’Estran » , 132 pages, 17 e
PIERRES D’ATTENTE
POUR REVERDY
DE GÉRARD TITUS-CARMEL
Tarabuste, 155 pages, 14 e
ierre Reverdy, l’angoissé de la terre se dérobant
P
sous les pieds, l’impatient de Dieu trahi en permanence par le réel. Le novateur qui s’ignore, rejoignant
sans le chercher la noble lignée de Baudelaire, alors
qu’il était, dans une démarche autrement plus intime
et plus pressante, en quête inlassable d’une vérité humaine totale et profonde. Gérard Titus-Carmel, dédiant
à son œuvre cette méditation littéraire, n’abandonne
pas lui-même sa condition
de poète. Le support en est
une prose poétique de belle
facture, au vocabulaire choisi et à la syntaxe raffinée,
lourde d’effets de style que
le langage ordinaire n’emploie guère, au hasard :
© Michel Nguyen
« (…) cette image solaire, tout ensauvagée de courses en
liberté dans le paysage inépuisable, comme un instantané
d’innocence perdue qui jaunit chaque jour chaque jour
un peu plus dans sa main ». Cela vaut au lecteur
quelques belles trouvailles, comme « le réel
infrangible » ou « la lente calcification des jours ».
Comme à l’accoutumée dans ce genre, l’auteur choisit
de s’interroger sur l’effet plutôt que sur la manière de
la poésie de Reverdy, sur ce qu’elle – en lui – engendre comme impression et émotion, sur ce qu’elle
produit comme résultat, et non pas sur les moyens
dont elle procède, ou sur les ressorts, formels ou pas,
qui la structurent. Il s’agit en somme plutôt d’une
tentative d’exégèse, partielle et partiale mais assumée
comme telle, que d’une approche analytique ou critique. Par conséquent, le propos est dans son indéniable élégance et, sans doute, pertinence, relativement arbitraire. Mais il n’aspire pas à l’objectivité ; on
imagine que ce livre répond surtout à un besoin intérieur de son auteur d’exprimer, afin de mieux l’appréhender, sa propre expérience de la lecture de Reverdy.
Expérience manifestement très empathique ; le lecteur est frappé de ce on largement employé par Gérard Titus-Carmel, que les grammaires qualifient
d’inclusif, en ce qu’il inclut dans son référent – qui
est l’autre, un autre – le locuteur lui-même : « Ainsi
les limites mouvantes du monde lui sont-elles hostiles,
comme le sont également la neige, le sable, la boue et la
pluie, où l’on s’efface, où l’on s’enfonce – où l’on s’enlise.
Et dans quoi l’on disparaît, pour finir ».
Marta Krol
LE MATRICULE DES ANGES N°98 NOV-DEC 2008
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HISTOIRE LITTÉRAIRE MÉMOIRE D’UN LIEU
Louis Guilloux,
point d’ancrage
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LE MATRICULE DES ANGES N°98 NOV-DEC 2008
La maison de pierre claire garde trace d’une
œuvre et d’un homme épris d’humanité.
DR Lausanne Presse diffusion
L
a ville de Saint-Brieuc abrita les
siècles derniers un vivier d'intellectuels singuliers et brillants.
Outre les aînés, Alfred Jarry ou
le théologien Jules Lequier, Célestin
Buglé, un des inventeurs de la sociologie française, directeur de thèse d'un
certain Claude Lévi-Strauss, fut professeur de philosophie au lycée Anatole Le
Braz. Georges Palante lui succéda au
même poste. C'est là, en 1916, que
Louis Guilloux, alors jeune surveillant,
le fréquente. On ne peut évoquer l'écrivain sans croiser cette figure fascinante
et pathétique, ami et mentor de
Guilloux. Modèle avéré de Cripure, le
poignant anti-héros du Sang noir,
Georges Palante était un philosophe de
haut vol, boudé par l'université, moqué
par ses élèves, un marginal, proche des
idées libertaires. Victime d'une grave
maladie dégénérative qui le défigurait
progressivement, il se suicida en 1925.
Au 13, de la rue Lavoisier, dans le quartier plutôt bourgeois de Saint-Michel,
on pourrait passer sans s'en apercevoir
devant la demeure de l'écrivain, identifiée par une simple plaque. Un petit bâtiment cubique des années 60, blanc et
sans grâce (« une verrue » selon
Guilloux), masque à moitié la maison de
pierre blonde à deux niveaux. Louis
Guilloux l'a fait construire en 1931, sur
le terrain d'un jardin ouvrier, propriété
de ses parents à l'époque où, au-delà du
cimetière, le quartier plongeait en partie
dans la campagne. Guilloux était le fils
d'un modeste cordonnier dont on voit
encore aujourd'hui ce qui fut la petite
échoppe, dans un centre ville des années
1910 alors pauvre et crasseux, décrit
dans Le Pain des rêves, son autobiographie. De son père (actif militant socialiste et cégétiste, cofondateur de la maison
du peuple), il garda le goût de l’engagement, se rangeant du côté des opprimés,
des sans-grade, toujours en franc-tireur.
Au 13, l’écrivain a vécu des années
1930 jusqu'à sa mort en 1980. Son
épouse Renée est décédée à son tour en
1983, et en 1985 la Ville a racheté la
Le sang noir coule toujours à Saint-Brieuc.
maison, puis acquis le fonds Louis
Guilloux qui se trouve maintenant à la
bibliothèque municipale. Le bas de la
maison, propre mais nu, est occupé par
deux associations ; le premier étage
comporte un petit appartement devenu
résidence d'écrivain – Michel Onfray,
alors jeune philosophe, y a travaillé sur
Georges Palante. On gravit le petit escalier de bois un peu raide, et on arrive
sous les combles. Le bureau est resté en
l'état ; c'est là qu'il travaillait jour et
parfois nuit – un lit tout simple en atteste. Il réservait jalousement cette pièce
à son travail et aux amis, le fidèle Jean
Grenier, Jean Guéhenno, Albert Camus… La discrète Renée, elle, y montait fort peu, tout comme leur fille
Yvonne (qui vit toujours dans la maison
de campagne de l'écrivain à Étables). Le
mobilier est sobre, quasi dépouillé – les
pièces les plus exotiques sont quatre marionnettes sans grande beauté ramenées
d'Italie et un petit samovar revenu probablement du célèbre voyage en URSS
de 1936, où Guilloux avait accompagné
Gide. Les grandes bibliothèques sont
encore pleines. On y trouve, regroupés
par Guilloux lui-même, les écrivains
amis, la littérature russe (Tolstoï, Gogol), les grands anglo-saxons, comme
Hemingway ou Conrad dont il adapta
certains récits pour la télévision.
Du bureau, on se représente mieux
l'écrivain et l'homme : là des rayon-
nages entiers de revues auxquelles il
participait, voire cachetonnait… la Nrf,
Europe, Esprit, La littérature internationale, des organes antifascistes parus
dans les années 30 comme Vendredi ou
Commune. Ici, un dictionnaire françaisespagnol rappelle qu'il a été à SaintBrieuc responsable de l'accueil des réfugiés politiques espagnols en 1936. Plus
romanesque, une porte (à l'époque
simple pan de mur placardisé) ouvre
sur la cache dans laquelle, pendant la
Seconde Guerre mondiale, le couple a
protégé deux résistantes. Sait-on que
dans une des poutres, creuse, du plafond, l'écrivain dissimulait des missives
échangées avec l'armée américaine à laquelle il servait d'interprète ? Sous le
couvert du secret défense, celle-ci détiendrait encore certains courriers de
l’auteur du Jeu de patience.
Même dans la période la plus faste de sa
carrière, des années 1930 à 1960,
Guilloux, qui vivait également à Paris,
n'a jamais complètement quitté sa ville
d’Armor. Il lui est resté fidèle, débutant
même sur le tard l'apprentissage du
breton et des chants de marins ! « Je suis
souvent parti, je suis toujours revenu, jamais je n'ai oublié ma ville. La plupart
de mes ouvrages je les ai rêvés et les ai
écrits ici. C'est de cette terre et de ce ciel
que j'ai tiré leur substance. »
Saint-Brieuc figure dans la plupart de
ses livres, et notamment dans Le Sang
noir : la petite ville provinciale de l'arrière, avec ses « rues dormantes, nids, laboratoires à cloportes » de 1917, c'est elle. Mais Guilloux, pour donner à son
roman une portée universelle, ne la
mentionne jamais.
Homme de gauche et de bonne volonté, ce révolté lucide n'a pas échappé à la
fin de sa vie à une forme d'amertume,
le sentiment orgueilleux de ne pas être
reconnu totalement à sa juste valeur. Et
aujourd'hui ? Il a failli être au programme de l'agrégation, il n'est toujours pas
dans la Pléiade et ses livres ne sont plus
tellement lus : la postérité est injuste.
Delphine Descaves
Autoportrait (collection E.W.)
LES ÉGARÉS, LES OUBLIÉS
Le dandy perçant
Badin, verveux et bretteur, Roger de Beauvoir incarna le dandysme
aux côtés de Musset et de Barbey d’Aurevilly.
O
n n’a pas attendu Simone pour se
nommer de Beauvoir. Bien avant
elle, Roger de Bully avait opté
pour le pseudonyme qui n’aurait
pas laissé grand souvenir si, par hasard autant que par goût, le dandy qu’il était – et
l’on comprend tout à coup le sens de ce
« beau voir », hérité en réalité d’un château
normand – n’avait rencontré les grands Romantiques. Marc de Montifaud a laissé cette
note singulière : « Roger de Beauvoir fut la
coupe de vin de Champagne répandue sur la
nappe, que les truands tachaient de leur vin
rouge ». En d’autres temps, Chaffiol-Debillemont ajouta : « Le dandy Roger de Beauvoir n’eût été qu’un Brummel au petit pied si,
de par sa réputation littéraire, toute la jeunesse
dorée, depuis Alfred Tattet, jusqu’au souriant
Félix Arvers (…) ne lui avait donné du chapeau sur le boulevard » (Bibliothèque tournante, 1943). Autrement dit, de Beauvoir
aurait été un mondain doublé d’un chroniqueur. Voire. Dans sa Lorgnette littéraire
(1857), Charles Monselet teinta différemment sa toile : « Quel sang actif ! Comme il
va ! Comme il vient ! et toujours souriant ! Sa
vie se passe à échanger des poignées de main
sur les boulevards, chez Tortoni et à l’Opéra.
Il ouvre la bouche et il parle en vers, il ne se
tait que pour boire du vin de Champagne.
(…) Où dont prend-il le temps d’écrire, ce
causeur, ce viveur, cet amateur de tableaux, ce
voyageur, ce plaideur, ce duelliste ? »
Avec trente mille livres de rente, fortune co-
lossale, Roger de Beauvoir peut tout se permettre. Il virevolte après avoir coupé aux désirs de ses parents de le voir embrasser la
Carrière – il servit de secrétaire à l’ambassade du prince de Polignac à Londres où il attrapa le virus de l’élégance. Tel que Théophile Gautier s’en souvient dans ses Portraits
contemporains (1874), « grande robe de damas vert-pomme, ramagé d’argent, toquet de
velours nacarat et maillot rouge en soie, chaîne
d’or au col ; il était superbe, éblouissant de
verve et d’entrain, et ce n’était pas le vin de
Champagne qu’il avait bu chez nous qui lui
donnait ce pétillement de bons mots. »
On a gardé le souvenir de son parcours littéraire grâce à son succès le plus mémorable
de 1832 (né en 1809 à Paris, il a alors une
vingtaine d’années), son roman « pseudohistorique » L’Écolier de Cluny ou le Sophisme, parce qu’il inspira à Alexandre Dumas
sa Tour de Nesles. « Ce roman moyen âge fut
une entrée en jeu, nous dit Philibert Audebrand dans Romanciers et Viveurs du XIXe
siècle (1904). Entraîné par l’instant de mobilité qui devait dominer sa vie entière, l’auteur
ne donna pas suite à cette forme. Les compositions d’une étendue moindre s’accordaient bien
mieux avec ses goûts. » D’où sa spécialisation
dans le drame et le vaudeville et la nouvelle.
Il « ne faisait bientôt plus de littérature que
comme passe-temps. Par malheur, il donnait
la préférence à l’épigramme. » Et il s’en prit
pour commencer à la jeune George Sand.
Partisan du romantisme, le jeune écrivain à
la mode fréquente alors le Café Anglais ou
la Maison dorée avec son ami Alfred de
Musset. On le surnomme le « Musset
brun ». Sa verve inédite le fait remarquer
aux côtés de son « ami de cœur et d’intelligence » Jules Barbey d’Aurevilly : il accède
de plein droit au rang des esthètes sublimes, tels d’Orsay ou Lord Seymour dont
il partagea le destin misérable. Mais à
l’heure de sa gloire, l’argent de sa mère lui
rendait la vie agréable et son appartement
de la rue de la Paix était admiré.
Sur le plan littéraire, il se signala encore par
un recueil de vers « fashionable », puis par
des chroniques, des nouvelles raffinées, des
pièces de théâtre et des romans historiques
dont ces Mystères de l’Île Saint-Louis reparaissent enfin, il reste de son œuvre des ouvrages titres qui en disent assez sur leur auteur : Aventurières et courtisanes (1880), Les
Soirées du Lido (1860) ou Les Soupeurs de
mon temps (1868), Histoires cavalières (il détestait comme Barbey l’équitation), Les Disparus (1887) où il a laissé de très beaux portraits, et plusieurs recueils de nouvelles.
On l’a deviné, Roger de Beauvoir semble
n’avoir jamais manqué ni de panache, ni
d’audace. Les anecdotes sont pléthores : il
cocufia Dumas, par exemple, dont il avait
été le témoin de mariage – oublions un instant le panache – avec son épouse Ida, mais
dût se réfugier dans une armoire, où le trahit un éternuement. Plus redoutable encore, il fut un bretteur de classe qui ne rechignait jamais à croiser le fer. Balzac en fit les
frais qui eut l’imprudence de le moquer
dans la Petite Revue Parisienne. Le grand
auteur reçut évidemment ses témoins et
pour éviter le premier sang se fendit d’une
très longue lettre d’excuses (quarante pages,
dit-on) qui fut repoussée d’un définitif
« De monsieur de Balzac, je ne veux que la
peau. » Roger de Beauvoir aimait les
phrases et celle-ci est restée.
Après avoir été l’une des gloires du dandysme, de Beauvoir épousa le 7 janvier 1844
Léocadie Doze (très belle actrice sans grand
talent) dont il eut trois enfants, et, rompant six ans après, fut ruiné par sa belle-famille, qui lui fit également goûter à la geôle
pour insultes à belle-mère. Lorsqu’il s’est
éteint à Paris, le 30 octobre 1866, après des
années de souffrance (la goutte bien sûr)
seul lui restait Barbey d’Aurevilly.
Un censeur écrivit un jour de 1842 que de
Beauvoir se souciait peu de « la moralité de
l’œuvre, pourvu que son temps soit employé et
qu’il s’amuse ». C’est sans doute pourquoi
Roger de Beauvoir fut aussi un sage.
Éric Dussert
LES MYSTÈRES DE L’ÎLE SAINT-LOUIS Tome 1 :
Chroniques de L’Hôtel de Pimodan, Phébus,
368 pages, 20 e
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HISTOIRE LITTÉRAIRE LES INTEMPORELS
DR
à tout le moins l’assurance d’échapper au
front pour un temps. Quand les infirmières
lui demandent ce qu’il a vécu depuis le début des hostilités, Chevallier a cette réponse
que personne n’a encore osé donner : de la
peur, un mot qui n’entrera jamais dans
l’histoire de France. Il s’autorise alors à fustiger l’incurie des chefs, qui ont lancé des
escouades armées de leur seule baïonnette à
l’assaut des mitrailleuses et des canons allemands (un régal pour une mitrailleuse qui
délivre 200 balles à la minute).
Le temps de la convalescence s’achève, et
Chevallier doit réintégrer l’armée, mais cette fois en tant qu’agent de liaison, devenant
ainsi, aux yeux de ses frères d’armes, un
« embusqué » (entendez un planqué). Ce qui
ne lui épargne pas pour autant la zone des
obus, qui obéit à sa propre loi, et où l’on
n’hésite pas à se mutiler pour fuir l’enfer.
Ce qui ne l’empêche pas non plus de croiser
des officiers, ces « personnages dont les lubies
sont fréquentes, redoutables et de droit divin ».
Et alors qu’il coulait des jours presque paisibles dans les montagnes des Vosges, un
nouveau commandant (que les soldats abattraient plus volontiers que l’ennemi posté
juste en face) le renvoie au front. Les pages
qui suivent contiennent un beau florilège de
jugements peu flatteurs sur les gradés, même lorsqu’ils poétisent : « Je me dis aussi
Dans ce récit sur la Grande Guerre, Gabriel Chevallier lance un
qu’à tout prendre les généraux sont moins redoutables lorsqu’ils signent des poésies que des
réquisitoire contre la bêtise humaine. Un enseignement à méditer.
ordres d’opérations. Celui qui vient de partir,
du moins, n’assassine que la
langue ».
ans l’expression « c’est Clochemerles premiers cadavres, la « l’inégalité
Au final, le bilan est terrible :
le », directement issue de son quaguerre prend alors un tout
dans les
Gabriel Chevallier aura usé sa
trième roman (Clochemerle, 1934)
autre visage.
jeunesse « à des occupations stuet passée dans le langage courant,
Au bout de 60 pages, le mal
pides, dans une subordination imGabriel Chevallier (1895-1969) figurerait
est fait : nous y sommes dangers
bécile », et la guerre aura produit
au banc des écrivains oubliés. Et pourtant,
avec lui. C’est la nuit, une discrédite
« cinquante grands hommes dans
il a laissé derrière lui une bonne vingtaine
nuit sale qui va durer plules manuels d’histoire, des millions
de titres, où se mêlent souvenirs et romans,
sieurs années. Dans le villa- les croix ».
de morts dont il ne sera plus quesdont La Peur (publié en 1930), un livre rége en ruine, il y a des blestion, et mille millionnaires qui feront la loi ».
solument « tourné contre la guerre », à lasés qui hurlent sous la pluie (certains
La Peur ne se contente pas de rappeler les
quelle il a participé comme soldat.
mourront là comme des chiens), il y a la
faits. Ce roman a la dent dure : il juge, et
Ce récit autobiographique, qui reste au
boue, sur laquelle glissent les jambes faticondamne. Et peu importe que ce soit parplus près de la chronologie des événements,
guées, quand ce n’est pas un cadavre que le
fois à l’emporte-pièce (la compagnie des cas’ouvre sur l’annonce, en 1914, de la mobipied foule malgré lui. La mort est partout.
davres n’incline pas à la finesse) : il a l’aclisation générale. L’affaire est connue : mêPartout possible, et pour tout le monde.
cent de la sincérité. Quand il dénonce ceux
me si en une semaine « vingt millions
Nous voici donc à marcher au milieu des
qui dirigent la guerre sans la faire (« l’inégad’hommes civilisés ont reçu la consigne de tout
cadavres, ou plutôt des corps mutilés, des
lité dans les dangers discrédite les croix »), il le
interrompre pour aller tuer d’autres
têtes sectionnées, pour certaines comme vifait en connaissance de cause. Mais le plus
hommes », la Première Guerre mondiale dédées d’elles-mêmes, et de tous ces blessés
étonnant, c’est que, malgré l’horreur qu’il
marre sur des airs de fête. Quand il part au
qui crient, de ce cri que les vivants portent
met à nu, et que la distance aujourd’hui défront, dix mois après les autres, il n’envisaen eux et qui sera peut-être le leur dans
pouille peut-être davantage, ce témoignage
ge encore que le pittoresque du conflit, et
quelques minutes.
peut se lire comme un roman (il en a la sac’est presque en étudiant curieux qu’il aspiLors d’une attaque, Chevallier est touché.
veur et le rythme). Mais alors un roman tel
re à voir un champ de bataille. Mais
Par miracle, il n’est qu’un blessé, c’est-à-dique la vie en produit, et qui rappelle que
lorsque l’armée le propulse au cœur des
re un homme contraint d’attendre qu’un
parfois la réalité dépasse la fiction.
opérations en tant que soldat d’escouade
autre blessé meure pour bénéficier à son
Didier Garcia
(ou d’« aspirant macchab », comme le dit
tour d’un brancard et de soins. Mais une
l’un d’eux), lorsqu’il découvre les tranblessure, en ces temps de carnages, c’est
LA PEUR DE GABRIEL CHEVALLIER
chées, entend la menace des balles, côtoie
quand même une aubaine, presque un luxe,
Le Dilettante, 352 pages, 22 e
Au-delà du réel
S
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LE MATRICULE DES ANGES N°98 NOV-DEC 2008
COURRIER EN DISANT EN ÉCRIVANT
Les dessins de Chaval
Étrange (inquiétant même) de lire page 25
de Lmda N°97, sous le titre « Chaval,
humour libre ». G.M. raconte la vie de
Chaval, de la naissance, « (…) tentatives
diverses, travaux alimentaires (….) » à la
mort. « Travaux alimentaires » dites vous :
avant de s’appeler Chaval, Yvan Le Louarn a
fait notamment les couvertures d’un journal,
Le Progrès de Bordeaux, journal ouvertement
collaborationniste ; 48 dessins entre
décembre 1941 et février 1943 en première
page, « sur l’un d’entre eux, on voit deux juifs
avec le nez crochu. L’un porte deux étoiles
jaunes, l’autre dit : on m’a fait un prix ! »
raconte Pascal Ory, lors de la polémique
déclenchée par cette exposition. « Humour
libre » ? sans doute pour des raisons
alimentaires ; d’aucuns sont morts de faim à
cause des travaux alimentaires de Chaval.
Amnésie ? Ignorance ? Volonté ? Il paraît
pour le moins léger de camoufler les ombres
douteuses de Chaval à vos lecteurs.
J.P.
G.M. : Sur un point, j’ai bien péché par
ignorance, méconnaissant la relation de
cause à effet selon laquelle d’aucuns étaient
« morts de faim à cause des travaux
alimentaires de Chaval ». Pour le reste, les
informations que vous produisez m’étaient
connues, et il ne m’a pas paru nécessaire de
les faire figurer dans l’article. Libre à vous de
considérer qu’il y a ici entreprise de
« camouflage », et d’en concevoir quelque
« inquiétude ».
contrebas, dans les patios, le ballet des
domestiques qui composaient des bouquets
de roses sauvages. Ils étaient trop nombreux
pour que je me souvienne de leurs prénoms,
mais nous échangions des sourires
affectueux. » Émouvant, non ? Bon vent !
Marc (Montpellier)
(Sur)naturel
J’ai cessé depuis un bout de temps déjà de
lire des revues littéraires : trop de
connivences, de nombrilisme d’auteurs
superficiels, et je vous ai contacté par
erreur : je croyais que vous vous occupiez de
littérature fantastique. Je ne regrette pas
cependant cette fréquentation, par laquelle
je renoue avec la littérature française, et
pour ainsi dire, par la marge.
Daniel Jarcis (Moselle)
[email protected]
grave, mais ça ne m'empêche pas de vous
écrire que j'aime beaucoup votre mensuel. Je
vous serre la main. Amicalement.
Alain Paire (Aix-en-Provence)
Ndlr : Merci de votre attention. Ce qui manque
le plus pour faire un tel dossier, c'est,
probablement, le temps. Nous n’avons pu
citer André Dimanche (mais un dossier sur cet
éditeur se trouve dans Le Matricule N°37).
Agone également est citée bien que sa
production ne soit pas essentiellement
littéraire. Pour Il Particolare, vous avez raison,
cette revue mérite qu'on en parle. Ce que
nous faisons à la page 12 (avec une horrible
coquille à son nom). Pour les lieux où l'on
mange et boit, ils illustrent une certaine idée
de la littérature que nous voulons évoquer :
une littérature jamais coupée de la vie. Il
manque beaucoup d'autres choses dans ce
dossier. Des auteurs comme Christian Garcin,
un immense poète : Jean-Luc Sarré. Ça nous
donnera l'occasion de revenir, et de vous
payer un verre avec plaisir.
Toilettage
J’étais heureuse de recevoir le Matricule
dont j'ai pu apprécier le toilettage, des
changements discrets mais visibles, je
trouve d'ailleurs que beaucoup de choses
ressortent davantage, et surtout j'aime les
deux nouvelles rubriques, traduction et
nouvelles d'ailleurs, excellentes idées. C'est
chouette vraiment.
Sophie (Marseille)
Saison froide
Après réflexion et regret déchirant, je ne puis
renouveler mon abonnement à votre
excellente et quasi indispensable revue pour
cause de chute en précarité. J’espère que la
traversée de cet étrange pays ne durera
qu’un temps et que je pourrai reprendre un
abonnement d’ici quelques mois. Aussi ne
me rayez pas de vos fichiers s’il vous plaît.
L.M. (83)
Cherchons le meilleur
Cher Matricule,
Je vous avais un peu perdu de vue, et puis je
vous retrouve cette rentrée. En forme et
grossi ! Des nouvelles rubriques, et puis le
retour de certaines que vous aviez il me
semble délaissées, comme le « Médiatoc ».
À propos je me permets de suggérer à vos
rédacteurs d'aller voir, pour ce Mediatoc, du
côté de Ce que nous avons eu de meilleur de
Jean-Paul Enthoven (récent succès de
Grasset). Page 12, il raconte ses vacances à
Marrakech (chez BHL) : « Je voyais en
LE MATRICULE DES ANGES
À propos de Marseille
J'aime toujours beaucoup le Matricule, je le
découvre chaque mois très volontiers. Mais
je voulais vous écrire que même si c'est très
difficile de parler d'une ville comme
Marseille, vous n'avez pas réussi le coup
d'essai… Tout simplement parce qu'à mes
yeux, au lieu de parler des endroits certes
sympathiques où l'on mange et où l'on
tchatche, vous n'avez pas parlé d'au moins
deux vrais éditeurs, à savoir Agone et surtout
André Dimanche. Ce sont deux grosses
lacunes et de même se trouve occultée, une
autre réalité, la revue Il Particolare de
Castanet.
Bon c'est dommage, je dis même que c'est
BP 20225
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RÉDACTEUR EN CHEF PHILIPPE SAVARY
RÉDACTION DOMINIQUE AUSSENAC, RICHARD BLIN, LAURENCE
CAZAUX, THIERRY CECILLE, LUCIE CLAIR, CAMILLE DECISIER ,
SOPHIE DELTIN, DELPHINE DESCAVES, ANTHONY DUFRAISSE, ÉRIC
DUSSERT, EMMANUEL FAVRE, DIDIER GARCIA, JÉRÔME GOUDE,
T HIERRY G UINHUT , M ARTA K ROL , E MMANUEL L AUGIER , J EAN
LAURENTI, YVES LE GALL, BENOIT LEGEMBLE, ETIENNE LETERRIER,
GILLES MAGNIONT, FRANCK MANNONI, VIRGINIE MAILLES VIARD,
MALIKA PERSON.
PHOTOGRAPHE OLIVIER ROLLER
ILLUSTRATEUR YANN FASTIER
IMPRESSION PRESSE PEOPLE - 5, RUE J.-B. CALVIGNAC 34680
BAILLARGUES
COMMISSION PARITAIRE 0211 G 87593
ISSN 1241-7696
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EST PUBLIÉ AVEC LE CONCOURS DU CENTRE NATIONAL DU LIVRE
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LE MATRICULE DES ANGES N°98 NOV-DEC 2008
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PORTRAIT GILBERT LÉAUTIER
L’homme
aux sept versants
Figure notoire du théâtre et de la radio, Gilbert Léautier
livre les deux premiers volets de ses portraits cévenols.
Croquis d’un auteur devenant écrivain.
G
ilbert Léautier, comme il aime à
le château se découpe enfin sur le ciel, disle rappeler, est un vieux croûton.
paraît puis réapparaît. On est entre le
C’est en outre un dramaturge
Gard, la Lozère et l’Ardèche. De la tour
prolixe et précoce ; fondateur du
ronde on surplombe sept vallées. Sept valthéâtre du Béguin à Lyon, il reçoit en 1969,
lées pour abriter quatorze années de silence.
à 24 ans, l’Oscar de la création des mains de
« Je n’étais absolument pas malheureux de ne
Jean Vilar, fréquente Roger Planchon et
plus écrire ; j’avais fait ce deuil de l’écriture,
Marcel Maréchal. Puis c’est vers l’écriture
comme un couple se sépare. Je vis aujourd’hui
radiophonique qu’il se tourne ; ses pièces,
mes secondes noces. Avec cette surprise, à 63
diffusées par la Radio suisse-romande, obans, de découvrir le livre en tant qu’objet, en
tiennent en 1986 le prix radio de la SACD.
tant que support de l’expression. Je renoue
Mais la littérature écrite, celle qui « rend la
avec les transes, les émotions très sexuelles que
diction belle aussi pour les yeux », il la déprocure l’écriture. » Ces retrouvailles, il les
couvre seulement aujourd’hui. Avec l’andoit essentiellement à son éditeur, Yann
goisse turbulente d’un écolier au tableau, il
Cruvellier, « ce garçon venu me réveiller »,
s’apprête à confier à son éditeur
qu’il admire
un troisième volume de textes
pour lui avoir rébrefs, à mi-chemin du chapitre et « Bâiller, pour
vélé sa propre
de la nouvelle ; des portraits, qui eux, c’est déjà un écriture. Une
osent chercher leurs modèles dans
écriture de roles Cévennes austères et taciturnes, long discours ».
caille, de pierre
un peu rétives aux prunelles étransèche. Dense, sogères, alors que l’homme lui-même n’est pas
lide. Poétique comme par accident. Avec
de là : « Les écrivains cévenols de tradition se
des mots qui se tiennent les uns aux autres
sont toujours revendiqués de leur parenté cévesans aucun autre mortier que le silence.
nole, comme Chabrol, et Chamson avant lui.
« L’écriture théâtrale était plus dans la luxuPour écrire sur les Cévennes, il faudrait être
riance des mots. J’ai remplacé cette volubilité
protestant et avoir des racines cévenoles sur
par des silences. Peut-être parce que les gens
trois ou quatre siècles. Ce qui m’interroge, c’est
d’ici sont des taiseux. » La présence de l’aude savoir s’ils sont capables d’accepter que l’on
teur, tout effacée de tendresse, est une
soit ici tout en n’étant pas d’ici. »
ombre rapportée à la page. On s’étonne
L’homme semble découvrir en l’évoquant
avec lui, nous lisant, lui écrivant, devant les
l’étrange rémanence du chiffre sept dans sa
impromptus du verbe, la beauté modeste
propre biographie : deux fois sept ans de
de certains termes qu’on aurait presque outhéâtre, un septennat de radio, avant l’erbliés, mots un peu caducs, un peu fossiles.
mitage sur ces contreforts rocheux dont il
« Pour savoir ce que sont les Cévennes, il faut
tombe amoureux, « dans ce pays où les mailes quitter./ Un matin, tu t’enfuis./ Un soir,
sons ne sont pas sur le chemin, où chaque fertu reviens./ C’est dans la plaine que tu comme est à l’écart, où pour se trouver il faut
prends./ Le plat t’ennuie tellement les yeux
marcher la rencontre. » Et puis quatorze ans
que tu jettes des cailloux en l’air./ Histoire de
de chantier, pour redresser pierre à pierre
te sauver le regard. »
une forteresse du XIIe siècle à demi écrouRéminiscence du théâtre, Léautier est fascilée, le cheylard d’Aujac, aux murs tout
né par le langage imagé, ému par l’érotisme
ébouriffés d’euphorbes. On y grimpe en
et la générosité de l’expression orale ; sa
suivant une petite route tracée au serpent ;
plume a de l’accent, parce qu’entre chaque
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LE MATRICULE DES ANGES N°98 NOV-DEC 2008
ligne il la passe au « gueuloir ». Il ose manier le patois sans les guillemets. Et sans
complaisance. « Assurément, ils ne sont pas
causants, les gens d’ici./ Bâiller, pour eux,
c’est déjà un long discours./ Au maximum de
la joie, ils crachent par terre./ Au maximum
du chagrin, ils hochent la tête./ Donnez-leur
dix mots, ils vous en rendent quatre./ Avec
eux, on est toujours en déficit d’un silence. »
Au terme de littérature « régionaliste », il dit
préférer celui, inauguré par André Chamson, de littérature « originelle, c'est-à-dire impliquée dans un lieu, puisant ses sources dans
un paysage ». Il admire Camus, qui voulait
bien faire des portraits à condition qu’il y ait
du ciel derrière les êtres. Mais le décor est de
manipulation délicate, et son expression,
soumise à un dosage précis de chair, de
caillasse et de feuillage. Primauté est donc
donnée à la parole, celle des gens de « pasqu’un-peu » ; l’Albert, envoyé à l’hospice
« pour y crever d’une indigestion de plafond » ;
le Boromé qui se met à mesurer le temps en
nombre de pipes, abandonné par sa femme
qui s’ennuie jusqu’au frisson ; l’Yvonne, qui
« n’use pas la phrase et te donne la langue au
prix du grain quand c’est la famine » ; ceux
qui, à force de recevoir des lettres de la ville,
ont « l’impression d’être du mauvais côté du
timbre ». Et les réfugiés, persécutés de tout
bord, « dans ces montagnes mal terminées,
sous ce ciel mal fichu »…
Chez Léautier, bien loin des prix qu’on
court et des grand-messes médiatiques, tout
est partage. Souhaitons-lui de rester toujours éberlué devant l’écriture. Souhaitonslui aussi de trouver un jour les sept versants
de la vérité ; il semble qu’il en détienne déjà
au moins un, et un de pas-qu’un-peu.
Camille Decisier
POUR PLANTER DES ARBRES AU JARDIN DES
AUTRES ET POUVEZ-VOUS PROUVER QUE VOUS
N’ETES PAS UN ESCARGOT ? DE GILBERT LÉAUTIER,
Éditions Alcide (11, rue Marc-Sangnier 30900 Nîmes),
130 et 122 pages, 10 e chaque