Le Monde des livres

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Le Monde des livres
DES LIVRES
VENDREDI 13 MAI 2005
LITTÉRATURES
RENCONTRES
CINÉMA
LITTÉRATURES
Hélène Cixous ;
Linda Lê ;
Céline Curiol ;
Jeanne Truong ;
Geneviève Parot
L’anthropologue
Mary Douglas analyse
le Lévitique ;
L’historien
Mark Mazower
Trois essais autour
de l’univers
de David Lynch ;
une sélection
d’ouvrages
LETTRES ANGLAISES
page III
page VIII
page VII
pages IV et V
Le roman contemporain
vu par Adam Thirlwell ; Michel Faber ;
A. S. Byatt ; William Trevor ;
William Boyd ; Muriel Spark
L’hymne à la vie de Pasternak
« Le Docteur Jivago », deux magnifiques textes autobiographiques et de nombreux documents :
« Quarto » rend hommage à l’une des plus grandes œuvres du XXe siècle
a
Georges Nivat
cornell capa/magnum photo
Boris Pasternak
en 1958
O
n ne peut juger de la
vie par une plus fausse
règle que la mort »,
disait Vauvenargues.
L’auteur du Docteur
Jivago rejoint le moraliste français ;
son œuvre, écrite en un âge et un
pays ravagés par la fièvre d’utopie
et où triomphait la mort, est un
hymne à la vie. Jivago veut dire « le
vivant », et si jugement il y a, c’est
celui de la vie. Une des plus grandes
œuvres du XXe siècle, une de celles
qui témoignent irrémédiablement
de cet âge violent, est donc une
œuvre qui se veut an-historique,
refusant l’histoire légitime au profit
de la vie illégitime. Le frappant est
que cette antihistoricité a produit
un des jugements les plus précis et
les plus sûrs sur le chemin historique qui a mené au déchaînement de
l’inhumain.
Toute la poésie de Boris Pasternak (1890-1960) conduit à la prose,
et à ce roman total qu’est Le Docteur Jivago. Car la poésie, c’est non
le lyrisme personnel, mais le réel
impersonnel prenant la parole,
« une somme des objets du monde »
dans chaque instant. Jivago est un
génie qui passe inaperçu. L’oblation
de soi est la marque du génie. Jusqu’à se vendre soi-même à l’encan
comme fait Ygrec Trois, le « héros »
d’un récit enchâssé dans Récit
(1929). Le roman nous fait comprendre le « dévoiement » du réel dans
la période qui précède la révolution : les hommes se détournent du
réel et deviennent des porte-idées.
Mais la vie les secoue comme un
kaléidoscope, ainsi fait-elle avec les
Le tableau social
de la Russie
que donne Pasternak
montre la société
entière se dévorant
elle-même.
Mais Jivago n’est pas
dévoré, il s’estompe
deux lignes du roman, celle de Youri, le poète médecin (oculiste, le
visuel lui appartient), et celle de
Lara, la femme blessée par le « marchandage » de la vie dans une société qui exploite. Des échéances fatales approchent parce que les « hautes exigences morales » de l’intelligentsia russe la conduisent à une
reddition aveugle aux idées, et à
leur violence. L’enchevêtrement des
destins d’ouvriers, d’intellectuels
venus du peuple et de nobles russes
qui appartiennent à la plus racée
des fratries intellectuelles, appelée
intelligentsia, s’entend tout d’abord
dans un bourdonnement préparatoire ; puis déferle la vague et s’instaure la « page blanche », une
jeune République à la Platon, qui
n’a plus besoin de l’art. Ni de l’homme individuel.
Le tableau social de la Russie que
donne Pasternak montre la société
entière se dévorant elle-même.
Mais Jivago n’est pas dévoré, il s’estompe ; il s’efface, comme cet autre
Hamlet de la littérature russe, le
prince Mychkine, l’« Idiot », qui, lui,
rentre en Suisse dans son asile. Il y a
un abaissement volontaire, voisin
de ce que les théologiens orthodoxes nomment kénose, tant dans le
destin amoureux que dans le destin
social de Jivago. Après Lara, après
ce moment de sublime et impossible amour que représente le second
séjour à Varykino (Denis de Rougemont lui a consacré tout un chapitre de L’Amour et l’Occident), le poète déchu aura encore deux filles
d’une lingère moscovite, dans l’anonymat de la grande ville qui le sauve. Il meurt dans un tramway ; à ses
obsèques, la vie, qui croise et décroise les fils, rassemble un instant Lara
et ses amis, puis c’est la dispersion,
l’« arrestation » de Lara, son envoi
au goulag, évoqué en une ligne. Il
ne restera qu’un cahier de vers,
mais qui apportent à ses amis la
transfiguration et le bonheur.
En adjoignant au roman deux
magnifiques textes « autobiographiques » (Sauf-conduit de 1931, et
Hommes et positions de 1955) et toute la documentation sur l’Affaire
Pasternak, les responsables de ce
« Quarto » suggèrent que ces textes
forment un tout, que Jivago est aussi une part de Pasternak, que cette
kénose du poète traverse toute sa
vie comme toute son œuvre. Oui,
en un sens c’est tout Pasternak, vie
et œuvre, qu’il faut rassembler
autour de Jivago, comme l’a fait
Michel Aucouturier pour la « Pléiade ». Une réunion opérée par le
paradoxe pasternakien du bonheur
« par-dessus les barrières ». Car si
l’Histoire se fait tyrannie inouïe, si
la réalité devenue illégitime s’enfouit comme la taupe pour se
cacher, si « nous sommes les enfants
des années terribles de la Russie »,
comme dit un vers du poète Blok,
omniprésent dans le roman, en
revanche Pasternak, jusqu’à son lit
de mort, aime la vie, comme
l’aimait Tolstoï : car malgré son
didactisme, et malgré la « puissance
des ténèbres », c’est pour lui le poète
du bonheur. Pasternak, comme
Stendhal, a été un « résistant par le
bonheur », mais plus que pour
Stendhal, c’était pour lui un bonheur vécu, tous ceux qui l’ont approché le savent. Un bonheur qui était
l’art dans le quotidien, l’oblation de
soi, la jubilation enfantine…
Je me rappelle une de nos conversations, dans l’hiver 1959 qui précéda sa mort ; il évoquait 1937, l’année de la Grande Terreur, celle où
disparut Boukharine, l’artisan de la
surprenante élévation de Pasternak
au rang de grand poète soviétique :
« On ne pouvait se confier à personne, même pas à sa femme, moins
encore à ses enfants. Je regardais le
Kremlin, et je compris que les grands
monologues
de
Shakespeare
n’étaient pas des stratagèmes de théâtre, mais des réalités dictées par la terreur. Moi aussi je prononçais alors de
longs monologues pour dire ma révolte intérieure… » Tels étaient à peu
près ses propos ; ils rendent compte
de ce que l’art était pour lui, une réalité plus forte que le réel.
On reste stupéfait aujourd’hui en
relisant le dossier de presse de 1958,
toutes les injures lancées, tout l’hallali médiatique de l’époque en
URSS. Jusqu’à la lettre où ses collègues de Novy Mir justifiaient le refus
de son manuscrit – « Votre roman
est un roman sur la vie et la mort de
l’intelligentsia russe, son cheminement vers la révolution et sa destruction, conséquence de cette révolution ». C’était en somme bien vu.
Il fallait la naïveté du poète pour
croire à la publication possible.
Mais Pasternak avait toujours cru à
la vie, au miraculeux, et son dernier
amour, pour Olga Ivinskaïa qui
deux fois paya leur liaison de
séjours au camp, le confirmait dans
cette foi au miracle. Un autre jour, il
me dit que le poème « Août », où il
imagine ses propres funérailles,
était inspiré directement par la première arrestation d’Olga, et qu’elle
était plus que la dédicataire, mais
celle qui réincarnait le destin humilié et noble de la femme tel qu’on le
trouve chez Dostoïevski : « Adieu,
jours de détresse et d’affliction/ Séparons-nous, toi qui jettes le gant/A tout
l’abîme de l’humiliation,/Femme, de
ton combat je suis le champ. » La
tyrannie nouvelle reprenait la forme ancienne du tourment d’une
femme, mais de la plus désarmée
des victimes venait la plus héroïque
réponse.
La « vie bâtarde » jugeant l’histoire prétendue « légitime », la forêt
du réel repeuplant les déserts de la
violence, l’oblation de soi défiant
les oukases de la révolution aveugle, tel était et tel reste le message
de ce grand poète qui vit venir à lui
le flot de la terreur, et, miraculeusement, non seulement survécut,
mais domina l’élément.
ÉCRITS AUTOBIOGRAPHIQUES.
LE DOCTEUR JIVAGO
de Boris Pasternak.
Edition établie sous la direction
d’Hélène Henri, avec un dossier
sur l’« Affaire Pasternak »
Gallimard, « Quarto »,
1 316 p., 25 ¤.
APARTÉ
Les beaux
quartiers
BIEN SÛR, le monde réel va
bien au-delà des Champs-Elysées, de l’Etoile et des avenues
environnantes. Bien sûr, il est
des périmètres parisiens où la
« fracture sociale » saute davantage aux yeux… Mais les « beaux
quartiers » sont-ils pour autant
sans histoire ? Dans ces lourds et
cossus immeubles haussmanniens que rien ne semble pouvoir ébranler, derrière la pierre
de taille, la vie s’est-elle arrêtée ?
Pour vous convaincre du
contraire, promenez-vous dans
l’une de ces artères, l’avenue
Marceau, par exemple. Levez les
yeux. Essayez de repérer, en fonction des fenêtres, où commence
et où se termine tel appartement. Puis, laissez aller votre
imagination. Mettez un enfant,
là, au milieu de cet espace, dans
l’enfilade des pièces, dans la géométrie compliquée des couloirs,
à l’abri des tentures, rideaux et
moulures. Dites-vous qu’ici les
mètres carrés n’ont pas été mesquinement mesurés, qu’au
contraire on a vu large, grand…
Ouvrez alors le livre d’Hervé
Chayette pour y lire l’histoire de
cet enfant et, au-delà, celle de
l’appartement, du quartier où il
vécut (1).
Patrick Kéchichian
Lire la suite page VIII
(1) 76, avenue Marceau, Seuil,
« Fiction & Cie », 170 p., 16 ¤.
Grasset
II/LE MONDE/VENDREDI 13 MAI 2005
ACTUALITÉS
L’ÉDITION FRANÇAISE
a AU
SALON DU LIVRE DE CAYENNE, LES RANDONNÉES LITTÉRAIRES DE
PROMOLIVRES. Pour sa cinquième édition, le Salon du livre de Cayenne,
qui s’est tenu du 27 au 30 avril, interroge en priorité les cultures d’Amérique du Sud. C’est vers le sud que la région regarde aujourd’hui : la Guyane veut s’amarrer à son continent. C’est donc de là que viennent surtout les auteurs invités : le Chilien Sepulveda, l’Argentin de Santis, les
Brésiliennes Machado et Werneck, et quelques autres. Dans cette vieille
terre de missions, on compte sur eux pour « catéchiser », c’est-à-dire
inciter la jeunesse à lire. Attentives et ravies, les classes écoutent : jeunes Français, bien entendu, mais aussi Brésiliens, Haïtiens, Amérindiens
ou Bonis du Suriname, bouche bée. Ni les libraires ni les éditeurs locaux
n’ont la surface nécessaire pour organiser ces randonnées littéraires au
bord de la jungle. Comme le Salon lui-même, c’est l’affaire des bénévoles de Promolivres dont la présidente, l’infatigable Tchisséka Lobelt,
divulgue depuis dix ans les œuvres de Guyane sur les Salons de la
région, notamment celui de Belém. Tant de foi sous tant de soleil… A
vous donner envie de lire.
a NATHALIE
DE BAUDRY D’ASSON QUITTE HACHETTE LIVRE. La directrice
du pôle universitaire professionnel d’Hachette Livre a annoncé sa décision de quitter ses fonctions, « souhaitant donner une nouvelle dimension à sa vie professionnelle », a annoncé Hachette Livre, mercredi
4 mai, dans un communiqué.
Cerisy, saison 2005
Comme chaque année, le Centre culturel international de Cerisy-la-Salle
organise une série de colloques dont voici le programme 2005 : Jacques
Rancière et la philosophie du présent (du 20 au 24 mai) dirigé par
L. Cornu et P. Vermeren, avec J. Rancière. Tocqueville entre l’Europe
et les Etats-Unis (du 26 au 31 mai) par J.-L. Benoît, F. Mélonio, O. Zunz.
De l’émigration à l’immigration en Europe (du 2 au 6 juin) par C. Wihtol de Wenden. Antoine Culioli, un homme dans le langage (du 8 au
12 juin) par D. Ducard, C. Normand, avec A. Culioli. Heather Dohollau,
l’évidence lumineuse (du 9 au 12 juin) par T. Dohollau, D. Lançon avec
H. Dohollau. Entreprises, territoires : construire ensemble un développement durable ? (du 14 au 21 juin) par E. Heurgon, J. Landrieu,
A. Obadia, D. Peyrou. Intelligence de la complexité : épistémologie et
pragmatique ? (du 23 au 30 juin) par J.-L. Le Moigne, E. Morin,
M. Roux. Design entre urgence et anticipation (du 2 au 9 juillet) par
A.-M. Boutin, C. Rousseau, J.-R. Talopp. Walter Benjamin (du 11 au
18 juillet) par B. Tackels. Bernard Noël : le corps du verbe (du 11 au
18 juillet) par F. Scotto avec B. Noël. Jean-Paul Sartre (du 20 au
30 juillet) par M. Rybalka et M. Sicard. Textique : l’interscrit (affinement de l’exhaustion) (du 1er au 11 août) par J. Ricardou. Présence de
Samuel Beckett (du 1er au 11 août) par T. Cousineau, S. Houppermans,
Y. Mével, M. Touret. L’Internet littéraire francophone (du 13 au
20 août) par M. Bernard, P. Rebollar. De Marcel Schwob à Claude
Cahun (du 13 au 20 août) par C. Berg, A. Gefen, M. Jutrin. 1905-2005 :
laïcité vivante (du 22 au 29 août) par J.-P. Dubois, D. El-Yazami,
M. Tubiana. Mémoires et antimémoires littéraires du XXe siècle : la
première guerre mondiale (du 5 au 12 septembre) par A. Laserra,
M. Quaghebeur. Le théâtre dans le débat politique (du 5 au 9 septembre) par C. Meyer-Plantureux. Les sentiments et le politique (du 14 au
21 septembre) par P. Ansart, C. Haroche. Georges Perros, contrebandier de la littérature (du 22 au 26 septembre) par T. Gillybœuf, F. Poulot. Education et longue durée (du 22 au 26 septembre) par H. Peyronie, A. Vergnioux. L’acteur de cinéma : approches pluridisciplinaires
(du 28 septembre au 2 octobre) par V. Amiel, J. Nacache, G. Sellier,
C. Viviani. Octave Mirbeau : passions et anathèmes (du 28 septembre
au 2 octobre) par L. Himy, G. Poulouin. Bretons et Normands au
Moyen Age : rivalités, malentendus, convergences (du 5 au 9 octobre) par P. Bouet, B. Merdrignac, J. Quaghebeur.
Renseignements. : CCIC, 27, rue de Boulainvilliers, 75016 Paris, télfax : 01-45-20-42-03 ou CCIC, 50210 Cerisy-La-Salle. Tél. :
02-33-46-91-66 ; fax : 02-33-46-11-39.
LE NET LITTÉRAIRE AVEC
Chaque semaine, « lemonde.fr » propose aux lecteurs du « Monde des
livres », la visite d’un site Internet consacré à la littérature.
Le blog du biographe
http://rigaut.blogspot.com/
DANS LES RAPPORTS entre
blogs et littérature, une nouvelle
porte vient d’être entrouverte. Estce une première en France ? Il est
difficile de le dire tant les blogs pullulent aujourd’hui. Mais l’initiative
est passionnante. Il s’agit du blog
intitulé « Jacques Rigaut, l’excentré
magnifique », proposé par Jean-Luc
Bitton, écrivain et journaliste.
Ce carnet de bord se propose de
rendre compte de l’avancée de ses
recherches sur cet auteur méconnu
qui fut l’une des figures du mouvement dada et du premier surréalisme. Pour approcher le personnage,
voici quelques-uns de ses aphorismes : « Essayez, si vous le pouvez,
d’arrêter un homme qui voyage avec
son suicide à la boutonnière » ou
encore « Mon livre de chevet, c’est un
revolver ». Creusé par l’idée du suici-
de, l’ayant même annoncé par anticipation, Jacques Rigaut mit un terme à sa vie en 1929. Jean-Luc Bitton
travaille à exhumer toutes les traces
qu’il a laissées, pour une biographie
à paraître aux éditions Denoël.
Le blog sert de making-of au projet, que M. Bitton définit ainsi : « Ce
blog est le livre “Debord” de mon travail en cours sur Jacques Rigaut, un
“work in progress”, souvent méconnu, du biographe à l’œuvre. » Il nous
invite au spectacle de sa progression, de la découverte d’un personnage inconnu à un appel à témoins
dans la New York Review of Books.
Le feuilleton de Jean-Luc Bitton est
si bien fait que – même sans connaître l’auteur – on l’accompagne dans
sa quête, on le suit pas à pas sur les
empreintes légères laissées par l’excentré magnifique.
Boris Razon
Lemonde.fr
Harry Potter, Titeuf et les autres…
En quelques années, le secteur jeunesse s’est imposé au sein des grandes maisons. Porté par
des phénomènes de très grande ampleur, il propose une offre qui s’élargit sans cesse
D
ès sa sortie en France, le
21 avril, la version poche de
Harry Potter et l’ordre du phénix, a conquis les lecteurs. En quatre
jours, 42 495 exemplaires ont été
vendus, indique Gallimard, son éditeur. Harry Potter était en tête du
classement des meilleures ventes de
Livres Hebdo du 6 mai (Ipsos/Livres
hebdo) devant Anges et démons de
Dan Brown. De plus, selon une étude Ipsos-Culture réalisée pour Gallimard à l’occasion de la sortie en
poche du tome V, 68 % des 9-15 ans
ont lu au moins un des ouvrages de
la série, surtout les plus jeunes et les
filles, et 40,5 % des sondés ont lu les
cinq tomes. De quoi contredire le
discours sur le manque d’appétence
des jeunes pour la lecture.
Harry Potter, inventé par Joanne
K. Rowling, a l’habitude des
records : les cinq premiers volumes
ont été vendus à 270 millions
d’exemplaires (dont 16,7 millions en
France). Avant même son arrivée,
prévue le 16 juillet dans le monde
anglophone, le sixième tome, Harry
Potter et le prince de sang mêlé, fait
figure de phénomène. Deux mois
avant sa publication, il caracole en
tête des ventes des libraires en ligne.
Scholastic, l’éditeur américain, a prévu un tirage initial de plus de 10 mil-
lions d’exemplaires (« Le Monde
des livres » du 8 avril). Les Français
devront attendre le mois de décembre pour découvrir la traduction du
sixième et avant-dernier tome.
Le phénomène Potter n’explique
pas à lui seul la vitalité de l’édition
jeunesse, dont le chiffre d’affaires a
progressé de 4 % en 2004. Le secteur
représente aujourd’hui 10,5 % du
chiffre d’affaires de l’édition. La production ne cesse de croître, jusqu’à
atteindre, comme pour la littérature
générale, la surproduction. Mais les
ventes et les tirages d’une nouveauté jeunesse (9 654 exemplaires en
2003 selon le syndicat national de
l’édition) restent supérieurs à la
moyenne du marché du livre (7 934
exemplaires).
L’offre et la qualité se sont élargies : les albums très grand format
ne font plus peur, le documentaire
explose (+ 37 %), le livre audio est
en pleine croissance, les projets associant livre et multimédia se multiplient. La réécriture de grands classiques tels que L’Odyssée, afin de les
rendre plus accessibles aux enfants,
n’est plus un tabou. Des auteurs
reconnus comme Salman Rushdie,
Marie Nimier, Christian Oster, Anna
Gavalda ou Olivier Py se sont lancés
dans l’aventure jeunesse.
Ces évolutions cherchent à
accompagner le changement des
pratiques de lecture des jeunes,
même si, comme leurs aînés, ils
lisent d’abord par plaisir. Généralement, les garçons cherchent du suspense et du frisson, les filles apprécient l’humour, et tous aiment le
fantastique et l’imaginaire.
créer de nouveaux désirs
Dans une société dominée par
l’image, où il est plus tentant de
s’installer devant la télévision ou
une console de jeux que devant un
livre, les éditeurs rusent pour créer
de nouveaux désirs de lecture. Des
séries télévisées et des films donnent lieu à des novélisations, comme la série Witch (Hachette jeunesse), et, inversement, l’adaptation cinématographique relance
certains titres. Ainsi le film tiré de
la série Les Désastreuses Aventures
des orphelins Baudelaire de Lemony Snicket (Nathan jeunesse) a augmenté les ventes de l’ouvrage de
plus de 140 % en 2004.
Parmi lectures plébiscitées par
les jeunes, la bande dessinée figure
en bonne place. En 2004, le dixième volume des aventures de
Titeuf, Nadia se marie, de Zep (Glénat), a dépassé les 835 000 exem-
La Joie par les livres inaugurera ses nouveaux locaux le 6 juin
L’association La Joie par les livres ouvrira le 6 juin un
centre de ressources sur le livre pour enfants. Celui-ci
proposera notamment l’intégralité de la production
éditoriale française pour les enfants depuis les années
1960, une collection en langues étrangères et un
fonds spécialisé sur le conte. Selon sa vocation première, il accueillera enfants et parents.
Créé en 1965, La Joie par les livres est un organisme
rattaché au ministère de la culture (direction du livre
et de la lecture) avec pour objectif de soutenir toute
action d’initiation de l’enfant au livre. Elle anime la
bibliothèque de Clamart, où sont expérimentés les différents mode d’accès à la lecture, et publie la Revue
des livres pour enfants, outil bien connu des professionnels de l’édition jeunesse qui leur permet de se repérer
dans la foisonnante production. Son secteur interculturel produit également la revue Takam Tikou, qui informe sur l’édition africaine et arabe. La Joie par les livres
anime la section française d’IBBY (International Board
on Books for Young people), une ONG constituée de
60 sections internationales, qui tente d’élargir l’accès
de tous les enfants du monde aux livres en regroupant
des professionnels de l’édition jeunesse (éditeurs,
bibliothécaires, enseignants, traducteurs, libraires…).
Enfin, la Joie par les livres propose également des formations pour les professionnels du secteur.
e Ouvert du lundi au vendredi, de 10 à 19 heures.
25, bd de Strasbourg, 75010 Paris.
www.lajoieparleslivres.com
plaires (Ipsos/Livre Hebdo), ce qui
le place en deuxième position des
ventes tous secteurs confondus derrière Da Vinci Code de Dan Brown.
Les 11 titres des aventures de
Titeuf ont également profité d’une
publication en Bibliothèque rose :
ce nouveau format s’est vendu au
total à 4 millions d’exemplaires.
Les ventes des séries, surtout
lues par les filles, explosent : TomTom et Nana (Bayard jeunesse)
reste un best-seller dont chaque
nouveauté s’écoule à 100 000 exemplaires ; la série Totalement jumelles
(Pocket jeunesse) s’est vendue à
960 000 exemplaires et La Cabane
magique (Bayard Poche) totalise
800 000 ventes.
Les jeunes lisent de façon utilitaire ou ludique, et rarement les
œuvres canoniques du panthéon
littéraire classique, en dehors de la
contrainte scolaire. Le livre de
poche jeunesse reste donc dépendant de la prescription de l’école.
On retrouve ainsi, dans la liste des
meilleurs ventes, des classiques de
l’école : La Sorcière de la rue Mouffetard de Pierre Gripari (Gallimard
jeunesse), Vendredi ou la vie sauvage de Michel Tournier (Gallimard
jeunesse), Le Faucon déniché de
Jean-Côme Noguès (Pocket jeunesse) ou encore Daniel Pennac,
Kathrine Kressmann Taylor, ainsi
que les indémodables comme Le
Petit Prince de Saint-Exupéry (Gallimard jeunesse). Les Histoires inédites du petit Nicolas, de René Goscinny et Sempé, retrouvées et
publiées par Anne Goscinny (Imav
éditions), sont en tête du palmarès
jeunesse, grands formats et poches
confondus, avec 286 600 exemplaires. Les aventures de l’écolier des
années 1960 doublent ainsi le
tome V d’Harry Potter dans les
ouvrages grand format. Des livres
qui se lisent de génération en génération. Comme si les lecteurs de la
littérature jeunesse n’avaient pas
vraiment d’âge.
Carole Bibily
Paris rend hommage à Julia Kristeva, Prix Holberg 2004
oubliées jusqu’alors des grandes distinctions internationales,
les sciences humaines ont enfin
leur prix Nobel, pourrait-on dire,
grâce au Parlement norvégien qui
a créé en 2004 le prix Holberg
(doté de 520 000 ¤), récompensant « des travaux exceptionnels
en sciences humaines, sciences
sociales, droit ou théologie. »
L’universitaire et dramaturge
dano-norvégien Ludvig Holberg
(1684-1754) qui, au croisement de
la métaphysique, de la logique, de
la rhétorique latine et de l’histoire
contribua à moderniser ces disciplines, n’aurait sans doute pas renié
le choix de Julia Kristeva, première
lauréate du prix. Elue entre des
centaines d’intellectuels proposés
par les plus grandes universités du
monde, la sémiologue, psychanalyste et écrivain s’est vue distinguée le 3 décembre par le jury,
pour ses « travaux novateurs
consacrés à des problématiques qui
se situent au croisement entre langage, culture et littérature, et qui
ont eu une incidence capitale sur la
théorie féministe et un rayonnement international dans de nombreuses disciplines au sein des sciences humaines et sociales ».
voyage transdisciplinaire
Cet événement, révélateur de
l’accueil réservé à l’étranger à cette intellectuelle cosmopolite –
notamment aux Etats-Unis où,
toute son œuvre est traduite et fréquemment commentée – est quelque peu passé inaperçu en France.
Jusqu’à la tenue, mardi 10 mai à
Paris, d’un colloque organisé par
l’université Paris-VII-Denis-Diderot, rendant hommage à celle qui
y dirige l’UFR sciences des textes
et documents.
Kelly Oliver, professeur de littérature à l’université Vanderbilt
(Etats-Unis), replaça tout d’abord
les travaux « révolutionnaires » de
Julia Kristeva dans la « crise de
sens » que traversent les sciences
humaines et plus largement la
société.
Au cours de ce voyage transdisciplinaire où résonnèrent bien souvent les termes chers à Julia Kristeva et qui fondent sa démarche –
ceux d’ouverture, de migration, de
renaissance (dans l’art et le langage), de singularité (dans sa démarche psychanalytique « engagée
dans le siècle et la culture »), de
génie féminin (à travers les figures
notamment de Colette et de Hannah Arendt), Jean-Claude Chevalier
évoqua sa rencontre, dans le
bouillonnement intellectuel des
années 1970, avec les textes « stupéfiants » de la jeune sémiologue,
encensée par Barthes pour sa thèse
intitulée Révolution du langage poétique (1974, « Points Seuil »). Une
sémiologue dont Isabelle Rieusset
a souligné « la capacité à ouvrir
sans cesse un espace de questionnement ». Espace mis également en
évidence par Pierre-Louis Fort, à travers le roman policier, genre propice à l’interrogation sur la pulsion
de mort. « Des romans à son image,
éclectiques et surprenants qui invitent, au voyage, à l’ouverture et à
une nouvelle naissance. »
Emue au terme de ce « festival
de pensées et de générosité », Julia
Kristeva s’est dite amusée « par
cette femme aux visages multiples,
atypique, dessinée à travers les éloges. » Ajoutant qu’elle recevait
« ces interventions comme des
ouvertures, des traces de nouvelles
pistes de débats et de réflexions ».
Christine Rousseau
AGENDA
Edgar Morin à la Bibliothèque nationale de France
Du 17 au 19 mai, dans le cadre du cycle de conférences organisé
avec la Fondation de France et la Fondation
Simone-et-Cino-del-Duca, Edgar Morin donnera trois conférences :
« La barbarie européenne », « Les antidotes culturels européens »
et « L’éruption nazie ».
Les conférences auront lieu de 18 h 30 à 20 heures, sur le site
François-Mitterrand, quai François-Mauriac, 75013, grand
auditorium ; entrée libre. Rens. : 01-53-79-59-59.
a LE
14 MAI. BATAILLE. A Vézelay
(89), la librairie L’Or des étoiles
organise une rencontre avec JeanFrançois Louette qui donnera une
conférence sur « Georges Bataille,
de l’édition clandestine à “La Pléiade” » (à 20 heures, à la Maison JulesRoy, rue des Ecoles ; rens. : 03-8633-30-06).
ET 15 MAI. HISTOIRE. A Courbevoie (92), les 4es Rencontres du
livre d’histoire auront pour thème
« Les femmes célèbres », avec,
notamment, Geneviève de Galard,
Philippe Delorme et Vladimir Fedo-
rovski (à la bibliothèque municipale, 41, rue de Colombes).
a LE
17 MAI. DEPARDON. A Paris, les
conférences Roland Barthes accueillent Raymond Depardon, qui interviendra sur le thème « Dans le nu
de l’image » (de 18 à 20 heures,
amphi 34B, Paris-VII - Denis-Diderot, 2, place Jussieu, 75005 Paris).
a LES 14
17 MAI. PASOLINI. A Paris, au
Théâtre Molière - Maison de la poésie, lecture de poèmes inédits de
Pier Paolo Pasolini, Invece di morire,
scrivo su di voi (Au lieu de mourir,
j’écris sur vous), par Valérie Lang,
avec Arnaud Meunier, René de Ceccatty et Hervé Joubert-Laurencin (à
20 h 30, salle Pierre-Seghers) ; et, le
18, lecture-rencontre avec René
Depestre, qui s’entretiendra avec
Bruno Doucey autour de son dernier livre (à 19 heures, salle PierreSeghers 157, rue Saint-Martin,
75003 ; entrée 5 ¤ ; rens. et rés. :
01-44-54-53-00).
a LE 18 MAI. RICARD. A Paris, le
Musée Dapper et les éditions
Confluences organisent une rencontre autour d’Alain Ricard pour
la parution de son livre La Formule
Bardey, voyages africains, qui s’entretiendra avec le romancier Kangni Alem (à 18 h 30, 35, rue PaulValéry, 75016 ; entrée libre).
a LE
a LE
19 MAI. BIRNBAUM. A Paris, le
Musée d’art et d’histoire du judaïsme reçoit le sociologue américain
Pierre Birnbaum, qui débattra
autour de son livre Géographie de
l’espoir (Gallimard), avec Pierre Bouretz et Marc de Launay (à 19 heures, 71, rue du Temple, 75003 ; rens.
et rés. : 01-53-01-86-48).
a LE 19 MAI. SARTRE. A Paris, le sémi-
naire consacré à Jean-Paul Sartre,
proposé par Catherine Malabou, se
poursuit avec Annie Cohen-Solal,
Juliette Simont et Patrice Vermeren
qui dialogueront sur « Sartre et les
Etats-Unis » (à 18 heures, à la galerie Léo Scheer, 14-16, rue de Verneuil, 75007 ; entrée libre ; rens. :
01-42-66-13-89).
a DU 19 AU 22 MAI. IMAGINALES. A
Epinal (88), le festival des mondes
imaginaires Les Imaginales accueillera de nombreux auteurs de fantasy, de SF ou de romans historiques. Au nombre des invités : Robin
Hobb, James Barclay, Richard Morgan (rens. : http://www.imaginales
.com ou 03-29-68-50-88).
LE MONDE/VENDREDI 13 MAI 2005/III
LITTÉRATURES
Le partage de l’absolu à deux
New York
vu par Philippe Dollo
Image extraite
de « L’Ile Dollo »
RENCONTRE TERRESTRE
d’Hélène Cixous
et Frédéric-Yves Jeannet.
Galilée, 152 p., 23 ¤.
L’ÎLE DOLLO
de Frédéric-Yves Jeannet
et Philippe Dollo.
Léo Scheer, 94 p., 25 ¤.
LE TABLIER DE SIMON HANTAÏ
d’Hélène Cixous
et Simon Hantaï.
Galilée, 102 p., 25 ¤.
E
n répondant aux questions de
Frédéric-Yves Jeannet, Hélène
Cixous ne se contente pas
d’accepter un exercice d’introspection auquel elle s’est déjà livrée
(avec Mireille Calle-Gruber, pour
Photos de racines, Editions des femmes, 1994), c’est-à-dire de refaire le
point, dix ans plus tard. Elle
construit un livre à deux, avec un
écrivain lui-même très singulier,
dont elle admire l’œuvre, et qui lui
écrit d’une ville qu’elle aime, sur
laquelle elle a écrit, où elle retourne
souvent, New York.
A New York, Frédéric-Yves Jeannet est alors installé sur Roosevelt
Island, à l’est de Manhattan. Et,
parallèlement à leur dialogue littéraire et biographique, il publie une
rêverie poétique, autour des photos
spectrales et souvent nocturnes de
cette île, qu’il rebaptise du nom du
photographe : île Dollo. Cette publication, qui vient à la suite des beaux
livres inclassables, des récits violents et denses (Cyclone, Castor
Astral, 1997, et Charité, Flammarion, 2000), arrive en harmonie douloureuse avec les sujets traités à
deux : la destruction des tours jumelles en septembre 2001 donne, en
effet, une tonalité dominante à
cette double réflexion sur l’écriture,
la mémoire, le partage de souffrances familiales et politiques, la quête
des rêves, le travail sur les mots.
analyse et contemplation
Cette tonalité est orientée par
deux esprits habitués à l’analyse,
mais aussi à la contemplation, deux
formes d’humour où distance et passion ne se contredisent jamais.
Dans le paysage assez triste de
Roosevelt Island, propice à l’humeur mélancolique et décalée de
Frédéric-Yves Jeannet, « l’opacité et
le deuil » répondent à une volonté
constante de comprendre la poétique de son amie parisienne venue
d’Oran.
De son côté, Hélène Cixous aime
à converser avec d’autres écrivains,
artistes, philosophes. Bien sûr, Jac-
ques Derrida, qui a si bien parlé
d’elle et avec elle. Mais aussi, aujourd’hui, le peintre Simon Hantaï, dont
elle observe et décrit le tableau Ecriture rose, et qui est le prétexte d’un
retour à Proust, à ses aubépines, à
son jeu sur la couleur rose et à une
plongée nouvelle dans son propre
monde, à partir de photographies
familiales du peintre : « Quand j’ai
vu ta mère, je l’ai reconnue : c’est une
mère. Il y a quelque chose. Une profondeur quiète, inébranlable. Cette
mère nous traîne à l’école (j’ai écrit
cela dans Osnabrück) en nous enlevant le monde, elle nous le rend,
une deuxième fois, avec une précision chirurgicale. »
Ayant lui-même souvent écrit sur
son père et sa famille, Frédéric-Yves
Jeannet insiste naturellement sur
les soubassements généalogiques
de l’œuvre d’Hélène Cixous, mais
sans jamais perdre de vue la constitution d’une langue, d’un univers
strictement littéraire, évacuant les
approximations faciles des vagues
théories de l’autofiction. Tout en
retraçant son parcours intellectuel
(les études anglaises, l’enseignement, la fuite de l’université et le
retour, la rencontre de Jean-Jacques
Mayoux et de Jacques Derrida, de
Lacan et de Deleuze, les publications et leurs malentendus, les prix
philippe dollo/éd. leo scheer
Un poète, Frédéric-Yves Jeannet, et un peintre, Simon Hantaï,
conversent avec Hélène Cixous
littéraires, les circulations éditoriales, l’élaboration involontaire d’une
image autoritaire, le théâtre), Hélène Cixous se plie docilement aux
questions de son ami et tente de se
Le « tombeau des inconsolés »
LE COMPLEXE DE CALIBAN
de Linda Lê.
Ed. Christian Bourgois, 180 p., 15 ¤.
CONTE DE L’AMOUR BIFRONS
de Linda Lê.
Ed. Christian Bourgois, 150 p., 15 ¤.
C
ommencer un livre, c’est
chercher à recouvrer la
mémoire, écrit Linda Lê
dans l’un des chapitres du Complexe de Caliban, volume noir et
superbe qui rassemble une série
de courtes études sur la littérature et sur la lecture, ainsi que des
fragments autobiographiques. En
une autre page de ce qu’elle nomme son « tombeau des inconsolés », elle rappelle ces vers d’Emily
Dickinson – car Linda Lê sait s’entourer des œuvres les plus tendues, les plus nécessaires – qui
disent : « Seule je ne puis être,/ Car
des multitudes me visitent. » Tout
lecteur,
affirme-t-elle
enfin,
devrait faire graver sur chaque
livre de sa bibliothèque cette phrase d’Hölderlin : « Nous ne sommes
rien. C’est ce que nous cherchons
qui est tout. »
Ces trois références dessinent
le territoire d’un écrivain qui n’a
jamais séparé les livres, les siens
comme ceux qu’elle lit et commente, des risques et des périls de
l’existence. Certes, beaucoup
d’auteurs ont frôlé et frôlent encore ce danger d’être que la littérature tente à la fois de dire et de
conjurer. Mais ils sont peu nombreux à l’affronter de manière
vitale…
Linda Lê s’inscrit bien dans la
filiation des grands solitaires du
romantisme noir, avec les « suici-
dés de la société » pour fidèles
compagnons. Mais cette proximité n’est pas un appui. Bien au
contraire. « On pourrait croire
qu’avec les années, avec tous les
livres que j’ai écrits, j’avance avec
l’assurance et la maîtrise de celui
qui connaît son métier », souligne
le narrateur du Conte de l’amour
bifrons. « Chaque fois que je commence un roman, je suis comme un
débutant qui s’essaie à un projet
funambulesque et a peur de se casser le cou… »
éclats de lumière
Dans l’univers de Linda Lê, la fiction, loin d’autoriser une mise à
distance, en annule jusqu’à l’espoir. « Depuis des mois, je ne vis
plus. J’ai donné mon sang, mes
nerfs, ma chair, mes pensées à Ylane et Ivan. Ce sont mes vampires.
ZOOM
illustration : emmanuel pierre
PARTI PRIS
cette autre, mais n’est pas mécontent d’être ainsi désiré et attendu.
Ce n’est pas tant cette obsession qui retient
l’attention, encore que ses hauts et ses bas
soient décrits avec minutie et subtilité. C’est
plutôt le rapport de la jeune femme amoureuse à la ville, à Paris, à sa géographie – la singularité de ses quartiers, leur vie diurne et leur vie
nocturne – et aux rencontres inattendues
qu’on peut y faire.
Le travesti d’un soir, Renée, un photographe, un inconnu qui veut ne pas être seul la
nuit de son – prétendu – anniversaire… Ce
n’est pas simplement un désir de faire diversion, d’oublier un instant son obsession, c’est
une manière d’être au monde, d’accepter sa
« voix ambiguë » et sa voie incertaine, que Céline Curiol invente avec talent.
La Nuit promenée est aussi un beau titre et,
d’emblée, un texte étrange : de courtes phrases, séparées par de grands blancs, mais ni
un long poème ni une succession d’aphorismes ou de fragments. Jeanne Truong veut
que ce soit un roman. Et c’en est un, si
on veut bien accompagner dans ses
détours l’unique personnage, « Elle ».
Il y a, comme dans Voix sans issue,
une déambulation dans la ville,
mais beaucoup plus elliptique,
éclatée. Il y a des passants qu’on
observe, des hommes qu’on
désire, une foule, des parcs,
l’Opéra, des promenades à
bicyclette, toute une ville qui
« ne peut plus voir ni écouter
avec humanité, ignorant sa
propre mort, incapable de
prêter une oreille à ce
qui se produit juste à
ses côtés ».
FEMME DISTRAITE, de Michel Manière
Une femme parle face à un interlocuteur invisible.
Son récit est troué, incomplet. Un long monologue, mais en phrase brèves, comme empêchées,
haletantes parfois, interrogatives toujours. Elle est
comédienne, ou était, car elle parle surtout au passé, ou du passé. Elle a été aimée, désirée, adulée…
Elle a eu un fils, puis il est mort. Cette « distraction » n’a rien d’heureuse. C’est comme si tous les
événements s’étaient déroulés à une certaine distance, qu’on était toujours tenu à l’écart de soimême… Efficace, intriguant et émouvant, le roman de Michel Manière
n’est pas seulement une gageure stylistique. C’est surtout un beau portrait de femme, hors de toute convention.
P. K.
Grasset, 120 p., 11 ¤.
a UNE
Quoi que je fasse, tout mon être
s’ouvre vers eux… » Ylane et Ivan
s’aiment ; ils sont comme les deux
visages de cet « amour bifrons »,
gémellaire, qui donne son titre au
roman. Tous deux vivent dans un
monde où la folie, l’amour et la littérature, des éclats de lumière et
les constantes ténèbres, l’angoisse
et le sentiment de l’impossible,
s’entrecroisent, pour faire finalement bon ménage. Mais de même
que l’imaginaire déborde dans le
réel, la réalité elle-même, celle du
narrateur-auteur, devient incertaine, inquiétante comme un mauvais songe. Une réalité qui est à
l’image de cet « oiseau de mauvais
augure », qui, tel le Corbeau d’Edgar Poe, siffle ironiquement à
l’oreille de l’écrivain de papier,
« Encore l’amour ! ».
P. K.
Trois débutantes, leur singularité et leur charme étrange
PEU IMPORTE leur âge légal, ce sont trois
jeunes romancières puisqu’elles publient pour
la première fois. Céline Curiol, Jeanne Truong
et Geneviève Parot échapperont-elles au
mépris affiché par Richard Millet pour la littérature française actuelle dans son Harcèlement littéraire (Gallimard) ? Peut-être, puisqu’il affecte
de ne pas lire ses contemporains, tout en ayant
un avis sur ce qui s’écrit… dans le monde entier.
Mais c’est un autre débat, à ouvrir rapidement.
Rien ne réunit vraiment Voix sans issue, de
Céline Curiol – un roman de 250 pages –, La
Nuit promenée, de Jeanne Truong, et Trois
sœurs, de Geneviève Parot – deux brefs textes
de 140 et 130 pages. Sauf le désir, pour chacune, de trouver sa voix, son style et, comme
l’écrit Jeanne Truong, « de goûter à la bienveillance des fictions, à la saveur des états abstraits que certains appellent confusément des
états de rêverie ».
Chez Céline Curiol, on est d’abord attiré
par le titre, Voix sans issue, puis, en épigraphe, par le passage de Molloy, de Beckett,
commençant ainsi : « Comme vous voyez,
c’est une voix ambiguë et qui n’est pas toujours facile à suivre, dans ses raisonnements et décrets. » On ne regrette pas
de suivre cette voix, cette héroïne
occupant tout l’espace, mais ne parlant pas à la première personne, ce
qui installe une distance bienvenue. Elle fait un métier assez
singulier : annoncer les arrivées et les départs de trains à
la gare du Nord. Elle est en
proie à un sentiment plutôt
banal, « l’attraction démesurée d’une femme pour
un homme », qui vit
avec une autre, aime
comprendre à travers son regard.
C’est ce qu’il y a de plus émouvant
dans cette conversation.
Tout biographe futur aura là des
éléments précieux, drôles, vivants
(l’histoire du manuscrit de Portrait
du soleil, égaré par Gilles Deleuze
dans une manifestation où il est
arrêté, retrouvé miraculeusement et
expédié anonymement chez Gallimard, où Roger Grenier, sans nom
d’auteur, identifie aussitôt le style !),
fidèles à une personnalité qui
échappe aux courants superficiels
de pensée, mais non à la vie souterraine, intense, de la littérature.
« Est-ce la vraie vie ? », se demande Hélène Cixous, qui rappelle
que son œuvre est moins autobiographique qu’on ne le dit parfois :
« En vérité, il n’y a, venant de ma vie,
que bien peu d’éléments concernant
ma propre personne, ne trouvez-vous
pas ? Ce sont les personnages, les proches, les foules d’êtres qui en effet me
font mais ne me sont pas, qui occupent presque toute ma scène. Ma propre vie reste inconnue. » Parce qu’elle a ici un lecteur attentif et profond,
Hélène Cixous combat « l’armée de
fantasmes-clichés » qui concernent
le statut d’une intellectuelle qui a
fait un « usage ultrapoétique de la
langue » et ne s’est arrêtée à aucun
classement où on aurait pu la figer.
« Me voilà donc avec ces trois pattes,
vivre écrire aimer, chacune cœur du
cœur, saint des saints, condition nécessaire et non suffisante des autres. »
René de Ceccatty
Il faut à la fois se laisser emporter dans les
méandres du propos de Jeanne Truong et s’arrêter sur les phrases qu’on aime. En voici une à
méditer : « La littérature comprend la tristesse et
la mélancolie. Elle n’honore pas le malheur bien
qu’elle en possède le sens tragique. » Et une certitude : « La lecture suffit, mais seulement à la fin
(…) A la fin, elle triomphe de tout (…) A la fin, elle
ne fait presque plus peur. » Geneviève Parot,
avec ses Trois sœurs – trois chapitres, « Simone,
1905 », « Marie, 1916 », « Journal de Marthe,
1945 », et un « Epilogue, 1973 » – semble avoir
fait un roman moins désarçonnant, voire plus
conventionnel. Il n’en est rien. Ces trois destins,
non pas résumés mais concentrés, sont une fascinante traversée du XXe siècle, décrite avec précision et économie.
On ne lâche pas ce récit en plusieurs temps,
qui commence par la mort, en couches, de la
mère, racontée par Simone, désormais orpheline, après avoir été abandonnée par ses deux
aînées, entrées en religion. Marie, infirmière pendant la Grande guerre, partira ensuite pour
l’Amérique latine. Marthe est carmélite.
Le plus beau – et terrible – chapitre est sans
doute le Journal que tient Marthe dans les derniers mois de sa vie. Elle se laisse mourir, dans la
haine ce qui l’a fait vivre, un « déni » où elle
voyait « un accomplissement ». Une fin tragique,
un texte déchirant, mais qui « n’honore pas le
malheur ».
Josyane Savigneau
VOIX SANS ISSUE, de Céline Curiol.
Actes Sud, 254 p., 10 ¤.
LA NUIT PROMENÉE, de Jeanne Truong.
Gallimard, « L’Infini », 146 p., 13,50 ¤.
TROIS SŒURS, de Geneviève Parot.
Gallimard, 130 p., 11,50 ¤.
de Catherine Clémenson
Trois ans après le remarqué Intime Connexion (éd. Maurice Nadeau),
Catherine Clémenson publie un deuxième roman qui plonge dans le
passé, l’explore, le ressent. C’est une maison, au moment où elle va être
vendue, qui est ici le vecteur des souvenirs. L’âme de la demeure, avant
le déménagement, est ainsi rappelée à la mémoire de la narratrice, dans
un style qui ne cède rien aux conventions et aux facilités.
P. K.
Seuil, 174 p., 17 ¤.
a L’OFFICIANTE,
IV/LE MONDE/VENDREDI 13 MAI 2005
LETTRES ANGLAISES
Le roman anglais contemporain, au nom de Joyce
L
e 12 juillet 1872, Gustave
Flaubert s’en plaignait à
George Sand : « Je viens de
lire Pickwick, de Dickens. Connaissezvous ? Il y a des parties superbes,
mais quelle composition défectueuse ! Tous les écrivains anglais en sont
là (…). Ils manquent de plan ! C’est
insupportable pour nous autres
Latins ! »
a
Adam Thirlwell
C’est le poncif européen par excellence – le roman anglais n’a aucun
sens du style. Mais il n’a plus cours
aujourd’hui. L’homme qui l’a fait
mentir, et qui révérait Gustave
Flaubert, est James Joyce.
1. james joyce
Joyce est le plus grand romancier
de langue anglaise de XXe siècle. Parce qu’il était capable de forger des
phrases de ce genre : « La crème
paresseuse dessinait en précipités des
arabesques dans son thé. » Ou encore : « La jante gémit contre le trottoir :
terminus. »
Joyce a montré qu’une œuvre de
fiction pouvait égaler la poésie en
écriture : il a tracé la voie vers une
prose prosaïque, empreinte d’ironie, qui satisfaisait aux exigences
lyriques d’une poésie fondamentalement formelle. En effet, ces phrases
ne sont pas que la somme de leur
contenu : elles sont aussi une entité
sonore. Ainsi, tout écrivain de langue anglaise doit, depuis Joyce,
compter avec son art, sa précision.
Parce qu’il est deux choses à garder à l’esprit quand on lit un roman
anglais moderne. La première, que
tous les auteurs contemporains s’intéressent bien plus au passé qu’à
leurs contemporains. Ils écrivent en
relation avec l’histoire littéraire. Et
la seconde, que l’histoire de la littérature n’a aucun rapport avec l’histoire ordinaire : elle a horreur de se
répéter. Donc, pour un Anglais,
l’unique problème qui se pose est
James Joyce.
Car Joyce n’avait rien laissé de
côté. Il avait, T. S. Eliot l’a déploré
un jour qu’il prenait le thé avec Virginia Woolf, détruit de fond en comble le style anglais. Comment dans
ces conditions perpétuer l’histoire
du roman britannique si Joyce a
tout flanqué en l’air ?
Il faut inventer des choses extraordinaires. Il faut – et cela déconcerte
plus d’un Anglais – arrêter
de penser en provincial. Cette évolution du provincial à
l’extraordinaire a revêtu deux
aspects : dans le contenu et dans la
forme. Le contenu est tout entier
hérité de Joyce, via les Américains.
Les formes sont elles aussi héritées
de Joyce, via les Européens.
2. l’amérique
Dans Les Aventures d’Augie March,
de Saul Bellow, Augie passe un entretien d’embauche avec un millionnaire de Chicago nommé Robey, qui
ressemble à ça : « De grands yeux réticents, enflammés, une barbe roussâtre, des lèvres rouges et maussades, et
en travers du nez une tache : la veille
au soir, ivre ou ensommeillé, il s’était
pris la portière d’un taxi. »
Ici, la délectable ingéniosité de Bellow tient à la tache sur le nez de
Robey. D’habitude, un romancier se
sert de détails permanents pour
dépeindre ses personnages. Mais cette tache est un détail passager. Elle
est, sur le plan artistique, fragile. Elle
aura disparu d’ici deux semaines. Et
c’est là un détail autrement plus ingénieux, plus réaliste. Un détail mineur
sur un personnage mineur.
curiosité cosmopolite et subtile,
une hospitalité vis-à-vis de langues
moins universelles.
Ainsi David Mitchell, qui ne
parle pas italien, a-t-il développé
ses formes – ses histoires gigognes, cycliques – par l’entremise
des traductions anglaises d’Italo
Calvino. Ou Ian McEwan, qui a
appris l’art de l’implicite, du familier imprégné d’horreur, chez
Franz Kafka et Jorge Luis Borges.
5. kundera
Je me souviens encore de la jubilation intense que j’ai ressentie en
découvrant les romans et essais de
Milan Kundera. Soudain, tout est
devenu clair. Le roman en tant que
forme n’était pas épuisé par ses formes en anglais. Il pouvait contenir
toute une palette de styles. Et cela a
suscité une autre prise de conscience. L’histoire du roman n’a
aucun rapport avec l’histoire de la
poésie : ce n’est pas une histoire des
nations, ni de leur langue spécifique. Elle prospère grâce aux relectures heureuses d’œuvres traduites.
gisèle freund/agence nina beskow
Auteur d’un premier roman, Politique (L’Olivier, 2004), considéré par le
Times comme « l’un des plus drôles
et des plus originaux de ces dernières années », Adam Thirlwell, né en
1978, a fait ses études à Oxford et est
aujourd’hui rédacteur en chef
adjoint de la revue littéraire Areté.
Nous lui avons demandé un point de
vue sur la littérature britannique
contemporaine. Il nous a fait parvenir ce texte en six points.
Eugène Jolas et James Joyce (à droite) corrigeant « Finnegan’s wake », à Paris (1938)
Cette technique, ce souci de l’infime, est une évolution héritée de
Joyce. D’ailleurs, Bellow ne s’en
cache pas – il donne à Herzog, ce
personnage grandiose, un nom tiré
d’Ulysse : un nom mineur, celui de
Moses E. Herzog, une note en
marge.
C’est ce souci joycien et américain du détail infime que l’on
retrouve dans le meilleur du
roman anglais – dans, par exemple, Martha, Martha, de Zadie
Smith, nouvelle parfaite, où une
fille, seule, pleure en regardant la
photo qu’elle a prise d’un bébé sur
les genoux d’un homme : « Le cliché et leur beauté commune
n’étaient en rien ternis par le fait
qu’ils s’étaient tous deux scotché le
nez sur le front pour suggérer des
groins. »
Joyce a forcé l’écrivain de langue
anglaise à ne pas succomber au
luxe de la coupe. Il a établi un
critère d’inclusion maximale – une
fidélité à l’ironie calme et amusée
qui accompagne même ce qui
vient du plus profond du cœur.
En définitive, chaque romancier
doit imaginer de nouvelles solutions aux problèmes permanents
de la technique. Mais pour y parvenir, souvent – et éviter de faire du
Joyce –, il faut penser en termes de
traduction.
3. l’europe
4. la traduction
Outre le contenu, Joyce a fait du
roman anglais une expérimentation
formelle. Depuis le décuplement et
la miniaturisation subis en simultané par l’intrigue et les personnages, depuis ses plongeons virtuoses dans le pastiche et la parodie, il
est impossible d’écrire une histoire
ordinaire. Plus précisément, l’histoire ordinaire est devenue le
domaine des écrivains de seconde
zone – tous ces écrivailleurs du réalisme socialo-mondain.
De fait, le roman est un genre qui
se prête à la traduction. Finnegans
Wake, il est vrai, peut-être pas.
Mais Finnegans Wake est un cas unique. La plupart du temps, les formes du roman sont traduisibles.
Ainsi, en Grande-Bretagne, le
roman a été transformé par la transformation des écrivains à la lecture
d’œuvres traduites. C’est l’un des
avantages, après tout, de lire et
d’écrire dans une langue universelle. Il peut déboucher sur une
6. nabokov
C’est à cette lumière qu’il faut lire
le roman anglais contemporain.
Gardant en tête le James Joyce aux
nationalités et aux talents multiples, il ne faut pas oublier qu’en ce
moment même nombre d’auteurs
anglais trouvent des moyens de
n’être pas simplement anglais. Ils
font évoluer les limites des formes
et de leur contenu. Et c’est une avancée. C’est ça, l’histoire littéraire.
Ainsi Vladimir Nabokov, génie en
deux langues, n’a pas tort quand il
déclare : « Le véritable passeport de
l’écrivain est son art. Son identité
devrait être reconnue au premier
coup d’œil à un motif spécial ou une
coloration particulière. Son habitat
peut confirmer l’exactitude de ce
constat, mais ne devrait en aucun cas
y mener. »
Traduit de l’anglais
par Madeleine Nasalik.
Michel Faber : un siècle de littérature cul par-dessus tête
LA ROSE POURPRE ET LE LYS
(The Crimson Petal and the White)
de Michel Faber.
Traduit de l’anglais par
Guillemette de Saint-Aubin,
L’Olivier, 1 148 p., 25 ¤.
U
ne petite promenade, ça
vous dirait ? Et guidée, s’il
vous plaît. Mais attention :
si vous mettez vos pas dans ceux de
Michel Faber, l’expédition vous
emmènera manu militari (et pour
un bon moment) dans des endroits
auxquels vous n’êtes probablement
pas habitués. Vous devrez vous
acclimater à l’air pollué de Londres,
en 1875, parcourir des ruelles sordides, côtoyer la maladie, la misère, la
mort, voir des enfants grelotter,
voyager dans des fiacres inconfortables, sentir l’odeur des pots de
chambre ou celle de la misogynie,
ce qui ne vaut guère mieux. Et
quand il vous arrivera de prendre
vos aises dans de riches demeures
(parce que cela vous arrivera), ne
vous réjouissez pas trop vite :
l’auteur ne vous laissera jamais
vous y endormir.
Car c’est un diable d’homme, ce
Michel Faber, qui n’a pas son pareil
pour mener un récit, réveiller l’attention de son lecteur, bref, le mener
par le bout du nez. « Fiez-vous à
moi », conseille-t-il dès le début,
avant de se montrer carrément
directif, aguichant (quand ce n’est
pas racoleur), moralisateur (« A
quoi pensez-vous ? Vous avez vraiment passé trop de temps en mauvaise compagnie ! ») ou farceur, capable de faire croire une seconde que
les personnages prononcent des
phrases insensées – qu’ils n’ont évidemment jamais dites.
Avec cet auteur de 45 ans, né aux
Pays-Bas, grandi en Australie et installé en Ecosse, tout un siècle de vie
littéraire bascule cul par-dessus
tête. Sautant à pieds joints sur les
conventions du XXe siècle, qui prétendaient libérer le lecteur du narrateur omniscient, Faber se réinstalle
dans le rôle avec délectation, ne se
privant pas de donner son opinion à
tout bout de champ. Et réussit, avec
un brio proprement époustouflant,
à bâtir un roman mille-feuilles, où
se superposent les styles de différentes époques.
apostropher le lecteur
A commencer, bien sûr, par le
roman victorien. L’époque du récit,
sa longueur, sa manière d’aborder
les problèmes sociaux sentent fort
le XIXe siècle, tout comme sa façon
de croiser les destins de plusieurs
personnages. Voici donc William
Rackham, héritier d’une riche entre-
prise de parfums, et la désirable
Sugar, prostituée mais aussi intellectuelle, qui va quitter la rue grâce à la
fortune de son amant. Et puis la très
étrange Agnès, épouse évanescente
de William, et encore la remarquable Mrs. Fox, militante de la lutte
contre la pauvreté. Autour d’eux et
de quelques autres, Michel Faber
bâtit tout un jeu de va-et-vient fort
habile et bien écrit, construit de
façon pyramidale, exactement comme la société dans laquelle il s’inscrit : un personnage conduit à un
autre, plus important, que le lecteur
est prié de considérer avec toute l’attention qu’il mérite. Certains ont
des noms, d’autres seulement des
prénoms, d’autres rien du tout.
Néo-victorien, donc, mais pas seulement. Car cette manière d’apostropher le lecteur, c’est encore plus loin
que Faber est allé la chercher. Cervantès l’utilisait, dans son Quichotte,
et Laurence Sterne aussi, dans Tristram Shandy. En même temps qu’il
fait apparaître et disparaître ses personnages, l’écrivain manipule ses
lecteurs – ce qui est, après tout, l’objectif de la plupart des conteurs –
sans se soucier de cacher les fils. Le
tout, pourtant, mêlé à une forme évidente de modernité dans la langue
(en particulier dans certaines métaphores), dans la brièveté des descriptions, dans l’humour et, cela va sans
dire, dans le dénouement – rien
moins que victorien.
L’histoire de Rackham et de ses
deux femmes a-t-elle pour but d’instruire le lecteur, de l’émouvoir, de le
moraliser en somme, comme beaucoup de romans du XIXe ? Certainement pas. Et c’est sans doute là le
vrai point d’ancrage de La Rose pour-
pre et le Lys dans son siècle, le XXIe.
Là où les récits victoriens décrivaient un monde susceptible de
changer, Michel Faber divertit en
montrant un univers qui n’est pas
réformable. Et où seuls des individus pourront tirer leur épingle du
jeu – à commencer par le premier
d’entre eux : le lecteur, qui se réjouit
d’un bout à l’autre de ce remarquable pastiche.
R. R.
semble regarder grandir à mesure
qu’il écrit.
Fl. N.
Traduit de l’anglais par Jean
Rosenthal, éd. Christian Bourgois,
254 p., 21 ¤.
a UN HOMME DANS SA CUISINE,
de Julian Barnes
Le qualificatif est facile puisqu’il
s’agit de cuisine, mais tant pis : le
dernier ouvrage de Julian Barnes
est tout simplement délicieux. Qui
aurait pu croire que l’auteur du
Perroquet de Flaubert (Stock, 1986,
prix Médicis étranger) était cet
« obsessionnel anxieux » de la cuisine, puisque c’est bien ainsi qu’il se
décrit dans ce texte qui tient
autant de l’exercice autobiographique que du traité de précision. En
effet, quand il s’agit de termes culinaires, Sir Barnes est d’une intransigeance qui frise l’intégrisme :
que signifie une goutte ? Et quand
on parle de cuillerée, celle-ci doitelle être rase ou bombée ? Ayant
grandi dans les années 1950, dans
« un monde où la gastronomie se
montrait peu audacieuse » et où
peu d’hommes osaient se mettre
aux fourneaux, Julian Barnes est
venu à la cuisine sur le tard. Aventurier modéré – il respecte à la lettre les indications de la centaine
d’ouvrages culinaires dont il est
l’heureux propriétaire –, Julian Barnes confie, avec humour, ses
angoisses, ses réussites et ses
échecs – comme ce lièvre à la
sauce chocolat…
E. G.
Traduit de l’anglais par Josette
Chicheportiche, Mercure de France,
« Bibliothèque étrangère »
xx p., 18 ¤.
e Signalons de Michel Faber, Sous la
peau (Seuil, « Points », 320 p., 7,50¤).
ZOOM
a CONTRE
SON
CŒUR,
de Hanif
Kureishi
Avec ce livre de
souvenirs
sur
son père – Shannoo
Kureishi,
un écrivain raté,
réfugié en Angleterre après la
partition entre l’Inde et le Pakistan et devenu petit fonctionnaire
à l’ambassade du Pakistan après
avoir épousé une Britannique –,
Hanif Kureishi nous livre son
ouvrage le plus autobiographique.
Prenant pour prétexte la découverte de textes non publiés de Shanoo, l’auteur de My Beautiful Laundrette, de Black Album et d’Intimité
(tous publiés aux éditions Christian Bourgois) retrace l’histoire de
sa famille et la façon dont luimême a été conduit à cette carrière de romancier que Shanoo
aurait tant souhaitée pour luimême. Une vibrante « lettre au
père » où Kureishi entrelace le
roman familial, l’histoire du Pakistan et celle de ses trois fils qu’il
a LES
SECRETS AMOUREUX
D’UN DON JUAN, de Tim Lott
Danny, alias Spike (« le pieu, la
dague »), vit seul, à 45 ans, dans
un minuscule studio d’Acton, à
l’ouest de Londres. Une situation
financière précaire, une fille de
6 ans qu’il voit trop rarement, un
divorce calamiteux, une carrière
en toc dans la pub : « Voilà où j’en
suis », s’avoue le narrateur de Tim
Lott, qui va s’interroger sur « cet
être néfaste, cette ombre martyrisée » qu’il est malgré lui devenu.
Auteur de Frankie Blue (Belfond,
2000, prix Whitbread du premier
roman) et de Lames de fond (Belfond, 2003), Tim Lott, né en 1956,
livre ici, dans une veine très
contemporaine, une chronique
légère et désenchantée sur
l’amour, la famille, la nostalgie.
Fl. N.
Traduit de l’anglais par Annick
Le Goyat, Belfond, 314 p., xx ¤.
a J’AI TUÉ LA PRINCESSSE,
de Dan Rhodes
Avec Timoléon, chien fidèle, les éditions Stock ont fait découvrir au
public français un jeune espoir de
la fiction britannique – auteur de
deux romans et deux recueils de
nouvelles –, Dan Rhodes, né en
1972, et sélectionné par la mythique revue Granta comme l’un des
meilleurs jeunes écrivains du
Royaume. Dans ce pastiche plutôt
loufoque à la Bridget Jones, l’héroïne, Véronique, lassée de sa liaison
avec Jean-Pierre, le quitte un soir,
ivre morte, et découvre avec effroi,
à son réveil, la carrosserie cabossée de sa Fiat Uno blanche. Auraitelle, sans le savoir, causé la mort
de la princesse de Galles ? Fl. N.
Traduit de l’anglais
par Geneviève Bigant, Stock,
« Les mots étrangers », 216 p., 18 ¤.
LE MONDE/VENDREDI 13 MAI 2005/V
LETTRES ANGLAISES
Antonia Susan Byatt ou
la combinatoire du biographe
de A. S. Byatt.
Traduit de l’anglais par
Jean-Louis Chevalier,
Denoël « & d’ailleurs »,
346 p., 23 ¤.
L
es meilleurs livres ne sont
jamais tout à fait ce qu’ils ont
l’air d’être – ou du moins pas
seulement. Prenez le dernier
roman d’A. S. Byatt, sans doute
l’une des plus grandes écrivaines
anglaises de son époque : au premier abord, Le Conte du biographe
paraît un texte purement cérébral,
assez éloigné de l’organisation classique d’une intrigue romanesque.
Pourtant, comme toujours chez
cette auteure, l’abstrait rejoint le
concret, le charnel et la fantaisie la
plus enchanteresse. En quête de
totalité, les romans d’Antonia
Byatt (à commencer par son extraordinaire tétralogie, traduite chez
Flammarion) tentent de retrouver
l’unité du monde. De faire cohabiter, dans un style magnifique, toutes les dimensions séparées du
cœur, du corps et de l’esprit, comme le biographe essaie de réunir
des fragments pour comprendre
l’unité d’un destin.
Un travail de mosaïste, obsédé
par l’idée d’agencer des pierres de
couleur jusqu’à obtenir un motif
cohérent, satisfaisant, vraisemblable : telle est l’idée fixe de Phineas
Gilbert Nanson, jeune universitaire
anglais lancé sur les traces du très
mystérieux Scholes Destry-Scholes, lui-même biographe du célèbre
voyageur Elmer Bole. Lassé des
théories poststructuralistes (dont il
fait au passage une critique acerbe
et désopilante), Nanson veut écrire
la vie de Destry-Scholes, génie de
la biographie. Et s’engage dans une
quête vertigineuse, qui ne cesse de
l’entraîner sur des pistes connexes.
Au lieu de se rapprocher, le sujet
de son étude ne cesse de s’éloigner,
disparaissant
progressivement
sous l’infinité des informations
accumulées, mais surtout de leurs
mille combinaisons virtuelles.
En ce sens, A. S. Byatt s’est livrée
à un jeu extraordinaire. Fascinée
par les sciences – un sujet qu’elle a
souvent abordé dans ses romans,
qu’il s’agisse des sciences naturelles, dans Des anges et des insectes,
ou des mathématiques dans Nature
morte (Flammarion, 1995 et
2000) –, elle s’amuse ici de manière
évidente avec la combinatoire.
Comme dans un carré magique, les
possibilités s’emboîtent et se
défont, sans que la figure cherchée
finisse jamais par s’afficher vraiment. Cherchant à comprendre le
cheminement de Destry-Scholes,
Nanson bute sur d’autres personnages, qui forment une sorte d’écran :
Claude Linné, ses périples et sa frénésie taxinomique, Francis Galton,
petit-neveu de Darwin, ou Ibsen,
l’auteur dramatique. Avec la maîtrise intellectuelle dont elle est coutumière, Antonia Byatt projette son
narrateur dans un luxe inouï de
détails sur la vie de ces hommes et
d’autres encore, exerçant son art
de la précision – celle du langage et
celle de la pensée.
appétit de connaissance
Emporté par ce tourbillon, le lecteur découvre à la fois le mode de
vie des Lapons au XVIIIe siècle,
l’étude des coloris ou même les
films X (interrogé sur son formidable travail, le traducteur d’Antonia
Byatt s’est un jour plaint, en riant,
que l’écrivain, dont il a transposé
HOTEL DE LA LUNE OISIVE
(The Collected Stories)
de William Trevor.
Traduit de l’anglais
par Katia Holmes
Phébus, 240 p., 19 ¤.
LA FEMME SUR LA PLAGE
AVEC UN CHIEN
(Fascination)
de William Boyd.
Traduit de l’anglais
par Christiane Besse
Seuil, 204 p., 18 ¤.
D
stefano bianchi
LE CONTE DU BIOGRAPHE
(The Biographer’s Tale),
De bonnes nouvelles
de Trevor et Boyd
Librairie Skakespeare & Co, Paris
toute l’œuvre en français, l’ait obligé à se familiariser avec un nombre invraisemblable de sujets…).
Mais cet irrépressible appétit de
connaissances n’est jamais vain :
en montrant son personnage submergé par un déploiement de
savoirs qui s’engendrent les uns les
autres, A. S. Byatt réfléchit aussi
au travail du romancier. Qu’est-ce
que la littérature, sinon l’une des
façons d’approcher la nature
humaine ? D’entrer dans l’intimité
de ses semblables ? Et peut-elle d’y
parvenir en interrogeant le monde
réel ?
L’une des grandes originalités
d’A. S. Byatt est d’avoir écarté tout
recours à la psychologie, dans cette exploration. Au contraire, elle
utilise les armes des hommes dont
elle croise le chemin – Linné, sou-
cieux de classer, de séparer les
espèces, Ibsen, qui « lie connaissance » avec ses personnages,
recueille leurs confidences, entre
dans leur existence en même
temps qu’il les crée. Las des théories, avide d’une « vie pleine de choses », de faits, son narrateur fouille
dans le monde concret du biographe dont il veut écrire la vie. Comme s’il pouvait trouver la vérité
dans « un effluve, une trace, une
salissure de doigts ». Avant de
découvrir que la personne humaine est le lieu d’un mystère irréductible, résistant à la pure élucubration autant qu’au seul travail d’entomologiste. Et que le monde, finalement, n’est pas grand-chose sans
quelqu’un pour l’imaginer, pour
l’inventer, pour le nommer.
Raphaëlle Rérolle
A l’école des apprentis romanciers meurtriers
À BONNE ECOLE
(The Finishing School)
de Muriel Spark
traduit de l’anglais
par Claude Demanuelli
Gallimard, « Du Monde Entier »,
172 p., 13,90 ¤.
E
spiègle, excentrique, volontiers macabre : c’est ainsi que
l’Oxford Companion (1) qualifie l’une des plus respectables
vieilles dames des lettres britanniques, à la fois romancière, nouvelliste et poétesse, Sarah, dite Muriel,
Spark. Avec l’âge, ces traits ne cessent de s’accentuer. Née en 1918,
Dame Muriel se délecte des faits
divers susceptibles d’alimenter ses
courtes fictions à la lisière du polar
et du burlesque. Dans Complices et
comparses (Gallimard, 2002), elle
s’était passionnée pour l’une des
plus intrigantes affaires criminelles
non élucidées en Angleterre : l’histoire de Lord Lucan, personnage
« horrible et charmant » qui,
croyant se débarrasser de sa femme, avait, dans le noir, assassiné par
erreur la nurse de ses enfants.
qui tuera qui ?
Ira-t-on jusqu’au meurtre ? Qui
tuera qui ? Et cette mort sera-t-elle
suffisante : telles sont les questions
que l’on se pose dans A bonne école,
qui, sous des allures d’aimable
thriller, dissimule une réflexion tout
en nuances sur les affres de l’écriture et de la jalousie. Nous sommes
près de Lausanne, dans un collège
pour élèves fortunés venus apprendre l’art du roman dans un « creative writing course » dispensé par
Rowland Mahler, lui-même aspirant écrivain. Le problème, c’est que
Rowland est bloqué et que, parmi
ses élèves, se trouve un jeune surdoué, Chris, qui s’est, lui aussi, lancé
dans un roman.
Comme on pouvait s’y attendre,
l’élève dépasse, exaspère puis nargue le maître. Muriel Spark ne laisse
rien au hasard : le roman de Chris –
une variation sur le thème du trio
constitué par Mary Stuart, Darnley,
son mari assassiné, et son amant
mort de cinquante-six coups de couteau – fait écho au trio constitué de
Chris, Rowland et son épouse,
Nina. L’intrigue-gigogne permet de
jouer sur différents niveaux de lecture : l’Ecosse du XVIe siècle, l’histoire
de Chris devenue l’objet du livre
que Rowland essaie d’écrire et les
conseils que ce dernier prodigue à
ZOOM
a VOUS
DESCENDEZ ? de
Nick Hornby
A partir d’un
argument tragicomique (la rencontre fortuite
entre quatre désespérés, tous
décidés à se jeter
du haut d’un
immeuble londonien), Nick Hornby
a construit l’un de ces récits plutôt
drôles et pas toujours à l’abri de la
facilité dont il a le secret. Déjà
auteur de plusieurs best-sellers, parmi lesquels Carton jaune (1998) et
La Bonté : mode d’emploi, Nick
Hornby est né en Angleterre en
1957.
R. R.
Traduit de l’anglais par Nicolas
Richard, Plon, « Feux croisés »,
306 p., 18,50 ¤.
a RETOUR A BRIDESHEAD,
d’Evelyn Waugh
Merveilleuse aristocratie anglaise,
où l’on offre pour Noël une petite
tortue portant ses initiales en diamants incrustés à même la carapace
vive ! Invité à Brideshead, la magnifi-
que demeure de son ami Sebastian,
le jeune Charles Ryder, étudiant à
Oxford, va en découvrir les us et coutumes. Peintre aussi drôle que sans
concession de la société britannique, auteur de très nombreux
romans à succès parmi lesquels
Grandeur et Décadence, Scoop, Une
poignée de cendres et Cher disparu,
Evelyn Waugh (1903-1966) atteint
ici le sommet de son art.
F. N.
Traduit de l’anglais par Georges
Belmont, éd. Robert Laffont,
« Bibliothèque Pavillons », 608 p.,
10,90 ¤.
CHER ANGE, de Nancy Mitford
Angleterre, 1940. L’aviateur français
Charles-Edouard de Valhubert
épouse une Anglaise, Grace. Ils ont
un fils, Sigismond, qui, « le cher
ange », envisage sans déplaisir le
divorce de ses parents et leur remariage – il est bien d’« avoir deux
papas et deux mamans ». Il ne les
aura pas, et sera menacé de se
retrouver avec « toute une famille de
frères et de sœurs ». Ce pourrait être
une agréable histoire familiale, et il
y a de cela, mais bien plus. En faisant du couple l’image de la France
a LE
et de l’Angleterre des années
1940-1950, l’auteur entrelace admirablement les scènes de la vie quotidienne et les portraits plus généraux sur l’esprit des deux pays. Une
fine psychologie pour les personnages, une pertinente satire pour les
pays : un roman qui mord avec douceur, mais profondément. P.-R. L.
Traduit de l’anglais par Daria Olivier,
La Découverte, « Culte Fiction »,
276 p., 13,50 ¤.
COMA, d’Alex Garland
Avec La Plage (Hachette, 1998),
Garland, 35 ans, avait fait une
entrée remarquée en littérature
avant de signer le scénario de
28 jours plus tard, de Danny Boyle.
Il explore ici les émotions d’un être
se réveillant d’un coma prolongé et
obligé de repenser sa vie à la lueur
de cet accident.
Fl. N.
Traduit de l’anglais par Oristelle
Bonis, Belfond, 176 p., 15 ¤.
a LE
e Signalons également la parution
en poche d’Expiation, de Ian
McEwan (« Folio » nº 4158) et de
Ecrits fantômes, de David Mitchell
(Seuil, « Points », P 1315).
travers la voix de Mrs Spark, deus ex
machina tirant les fils de cette comédie noire. En filigrane, on trouvera
une méditation sur l’irrépressible
besoin d’écrire et sa signification.
Dans le monde de Muriel Spark, univers chaotique peuplé de monstres
et de pervers, l’écriture a un pouvoir
diabolique : celui de mener l’écrivain et son entourage, jusqu’à la
démesure et la folie.
Fl. N.
(1) Oxford Companion to Twentieth Century Literature in English, de Jenny
Stringer, Oxford University Press,
1996.
ans une autre vie, William
Trevor était sculpteur. Il travaillait le bois et l’acier, mais
s’est arrêté le jour où, dit-il, ses créations sont devenues trop abstraites.
Ce jour-là, il a changé de matière,
pas de manière. Il a troqué les matériaux inertes contre la texture vivante des émotions, changé son ciseau
à bois contre une plume. Puis il s’est
remis au travail avec les mêmes
idées en tête : évider, enlever méthodiquement l’inessentiel. « Le plus
excitant, dit-il, c’est d’élaguer. Ce que
je demande au lecteur, c’est d’imaginer ce qui est parti à la poubelle. »
Pas une once de graisse dans ses textes. Ce sont des « low-fat short-stories ». Des objets denses parfaitement polis ou, au contraire, bien
tranchants, mais toujours grattés
jusqu’à l’os : des épures.
Trevor a beau avoir écrit plusieurs romans – Ma Maison en
Ombrie, Le Voyage de Felicia, Mourir
l’été…, tous chez Phébus –, on sent à
quel point la nouvelle est sa chose.
Une « course brève », un « sprint »,
explique cet octogénaire du Devon.
A 14 ans, il en écrivait déjà, si bien
qu’aujourd’hui il doit en avoir plus
de 300 à son actif et que le New York
Times l’a consacré « plus grand
auteur vivant de nouvelles de langue
anglaise ».
re chez Trevor : son art de camper
des intrigues universelles avec deux
quidams et trois bouts de ficelle. De
restituer le détail le plus ténu, le
plus léger tressaillement du cœur.
Et surtout de laisser le doute s’insinuer dans les brèches du récit – Mrs
Marston est-elle aussi gâteuse qu’elle en a l’air ? Mrs Kincaid sera-t-elle
rattrapée par le remords ?
Contrairement à Trevor, Boyd est
d’abord un romancier (Un Anglais
sous les tropiques, Comme neige au
soleil, A livre ouvert… tous au Seuil).
Mais le court lui va bien. Pas d’unité
de style ici, ni de tonalité générale :
ces neuf histoires semblent faites,
au contraire, pour déployer l’éventail de ses talents, du récit traditionnel au carnet de notes en passant
par l’abécédaire ou le journal intime. Rien de commun entre la rencontre d’un homme et d’une femme
sur une plage déserte de Nouvelle-
EXTRAIT
« Sur un accotement herbu,
à 320 kilomètres de Londres,
l’auto était immobile, à part
les faibles oscillations que lui
imposait le vent. Dominant le
fouettement persistant de la
pluie, la radio jouait un air
populaire des années trente. Il
était minuit moins deux.
– Alors ?
La portière claqua : Dankers
était de nouveau à côté d’elle.
Il avait une odeur de pluie ;
elle sentit des gouttes tomber
sur ses genoux chauds.
– Alors ? répéta Mrs Dankers. Il démarra (…)
– Ça ira, murmura-t-il. »
e William Trevor, Hôtel de la
lune oisive, p. 11.
climat hitchcockien
Deux précédents recueils, Mauvaises nouvelles et Très mauvaises nouvelles, annonçaient déjà la couleur –
noire de préférence. Dans la même
tonalité, voici 10 histoires cruelles
ou désolantes où dominent le calcul
cynique, la crédulité, la confiance
trompée. Ce sont Lord Giles et Lady
Marston abusés par un couple d’escrocs qui, dans un climat très hitchcockien, s’immiscent dans leur existence pour les déposséder de tout.
Ou l’infortunée Mrs Malby qui voit
son appartement saccagé sans y
rien comprendre. Ou encore le trop
sentimental Mr Blakely, pauvre éleveur de dindes, attendant en vain le
retour de l’inconnue qui lui a extorqué ses économies. Ce qu’on admi-
Angleterre, les derniers jours d’un
soldat anglais dont le crâne a été fracassé pendant la bataille de Normandie ou les affres d’un golden
boy revenu de Hongkong pour
constater qu’il est toujours amoureux de son ancienne petite amie.
Rien, sinon ce charme très particulier que l’on retrouve chez les deux
écrivains. Un charme qui tient aux
atmosphères si typiquement anglaises qu’ils restituent l’un et l’autre –
un Telegraph posé entre deux bouteilles de sauce Yorkshire Relish ou
une assiettée de rhubarbe et custard accompagnée de sa théière
fumante – qui feront succomber
tous les anglophiles véritables.
Florence Noiville
VI/LE MONDE/VENDREDI 13 MAI 2005
LIVRES DE POCHE LITTÉRATURES
Toute la fécondité des lettres algériennes
Rassemblés dans un recueil de nouvelles, vingt-cinq auteurs, écrivant en français, mais aussi en arabe et en kabyle, témoignent avec éclat
de la qualité de la littérature qu’a engendrée et engendre leur pays, l’Algérie
Collectif
Ed. Métailié, « Suites »,
346 p., 14 ¤.
D
es
nouvelles
d’Algérie,
1974-2004 est un livre du
soir avant de s’endormir,
tendre, droit, qui continue la nuit à
nourrir le sommeil. Au réveil, les
images reviennent d’elles-mêmes.
L’esprit, on le sait alors, l’a porté
en lui et relu à sa guise dans l’obscurité. Une femme, balle dans la
tête, danse avec la beauté extrême,
déchirante, de qui veut vivre. Une
vieille apprend à écrire en secret
avec la conviction de qui veut être
encore et davantage. Des hommes
hurlent dedans, comme d’autres
rient, de détester l’immonde bêtise. Le garçon « Téléphone » erre
a
Dominique Sigaud
dans les rues. Giflée, la jeune fille
tombe. Eve insulte Dieu. Les faux
émirs sont grasseyants.
« Rien n’y faisait, il était aussi
têtu qu’un onagre gavé de glands
amers » (1). En une phrase, tout
est contenu ou presque de la qualité de ce recueil, la beauté de la langue, son intransigeance, sa droiture. Et c’est ce qui marque d’abord,
finalement, une fois le livre refermé. « Il y a des moments où l’homme devient quelque chose de tout à
fait autre, quelque chose de vraiment insoupçonné » (2). C’est à
quoi ne cesse de se confronter la
littérature, de vouloir approcher,
dérouler, happer. Or c’est justement ce que portent dans ce
recueil la plupart des vingt-cinq
auteurs. Algériens, hommes, femmes, la plupart écrivant en français mais aussi en arabe ou en
kabyle, ils sont nés entre 1917 et
1971. Aucun curieusement entre
1958 et 1970, les années de l’indépendance. Certains sont morts.
Parfois de vieillesse. Ou assassinés
parce qu’ils étaient trop libres. Ou
rongés par l’inhumanité de ce que
devenaient les jours et les nuits de
leur pays. Relire par exemple au
milieu des autres Tahar Djaout,
assassiné le 26 mai 1993 à 39 ans,
qui écrivit « si tu te tais tu meurs ;
si tu dis, tu meurs. Alors dis et
meurs », est infiniment touchant.
Il est là parce que sa langue est là,
toute l’intelligence de sa langue.
C’est ce que rappelle le
recueil. L’extrême qualité
de cette littérature. De ces
écrivains.
Ceux qui ont eu la chance de les
découvrir il y a des décennies déjà
comme n’importe quels autres
auteurs de n’importe quel autre
pays le savent. Mais il était possible
aussi de l’ignorer. Parce que aucune école ou presque ici ne les enseigne. Parce que la littérature
contemporaine algérienne a longtemps été passée sous silence. Mais
aussi parce que les années 1990 ont
vu les éditeurs français favoriser
l’éclosion d’un « genre » algérien :
le récit haché, syncopé, tourneboulé, de la folie et de l’embrasement
Alger ou ailleurs, rend ce recueil fertile, fécond.
« Et aujourd’hui, elle avance vers
moi comme dans une vie ralentie, si
nue devant le jour, et moi, me
tenant immobile pour que se poursuive ce rêve de la voir venir, ce
corps maintes fois espéré, qui avance dans les joncs dorés sous ce ciel
d’acier, à peine menacé par ces
fumées blanches au loin » (3).
aspiration à dire
bruno hadjih
DES NOUVELLES D’ALGÉRIE
(1974-2004)
Plage de Sidi Ferruch, Alger.
fratricide du pays, dans des textes
trop frères pour ne pas suggérer
l’enfermement de leurs auteurs
dans un « type de production ».
L’Algérie via ses écrivains se voyait
par là même refuser à nouveau par
l’ancienne puissance coloniale cette universalité à laquelle toute
autre littérature a droit dans nos
rayons de librairie. Un Africain
n’est pas tenu d’écrire sur la famine
ou un Colombien sur les trafics de
drogue et les escadrons de la mort.
Les Algériens, eux, devaient écrire
dans un style « algérien » une histoire « algérienne ».
Ce recueil montre heureusement
avec éclat la très grande qualité lit-
téraire qu’a engendrée et engendre
ce pays. Sa capacité à dévoiler ces
interstices toujours étroits et fragiles par lesquels se révèlent en chacun de nous éblouissante lumière
et implacable bêtise. L’amour qui
se dégage de ces textes, cet amour
intransigeant et patient de l’humanité à laquelle nous appartenons à
Il y a dans ces vingt-cinq nouvelles une aspiration à dire. A hisser
la langue jusque-là. A l’aimer. A la
partager pour ce qu’elle est, lien
irremplaçable, façon de penser le
monde. A s’y laisser surprendre
aussi. Sa tenue dans ces textes est
très grande. Très éloignée du
dédain dans lequel certains ici peuvent la tenir et l’enfermer.
« Ils étaient malhabiles à la joie,
écrit Mouloud Mammeri dans la
première nouvelle (4). Ils hurlaient
de peur qu’on ne la leur emporte à
la dérobée comme ils avaient vu faire tant de fois auparavant. Les dernières années les avaient crispés sur
l’héroïsme désespéré. Ils manipulaient les mots comme des jouets
que l’on casse : la dignité, la liberté,
l’indépendance, avec la gaucherie
(la fureur) des mains qui ne savent
plus ou pas encore. »
(1) « Méprise fatale », de Mohamed
Sari.
(2) « Le reporter », de Tahar Djaout.
(3) « La chambre », de Karima Berger.
(4) « La meute ».
Fragments de poésie
Cette « voix violette de colère »
Deux anthologies consacrées à la Renaissance et à l’âge baroque
Prosateur impeccable, Pierre Autin-Grenier égrène de sombres jours
ANTHOLOGIE DE LA POÉSIE
FRANÇAISE DU XVIe SIÈCLE
Edition de Jean Céard
et Louis-Georges Tin.
Gallimard « Poésie »,
660 p., 7,70 ¤.
LA POÉSIE À L’ÂGE BAROQUE
1598-1660
Edition établie et présentée
par Alain Niderst.
Ed. Robert Laffont,
« Bouquins », 878 p., 28 ¤.
R
onsard est poète : la cause
est entendue. Mais Nostradamus ? Après tout, il eut
l’élégance d’annoncer la fin du
monde en vers. Et Rabelais ? Son
quatrain en langue inconnue est
délicieusement poétique, peutêtre un brin obscur : « Briszmarg
d’algotbric nubstzne zos Isquebfz
prusq ; alborlz crinqs zacbac. Misbe
dilbarlkz morp nippstancz bos.
Strombtz Panrge walmap quost
grufz bac. » Preuve que la Renaissance française aima la poésie, toute la poésie, d’une passion qui
contamina ensuite l’âge baroque,
malgré les guerres, ou à cause
d’elles.
Le saut d’une puce dans un décolleté ou les entrées triomphales du
roi, la naissance du monde ou le
décès d’un moineau, les Psaumes et
le téton : tout a été rimé, rythmé
pendant ces siècles. Et pas seulement par la Pléiade et Du Bartas, ou
par Malherbe et Saint-Amant, mais
aussi par des constellations de poètes dont les inventions étaient aussitôt mises en musique, illustrées et
colportées avec admiration ou malice. Si bien que, au pied d’un sonnet
érotique de Ronsard, son contemporain Marc Antoine de Muret faisait imprimer ce commentaire
gaillard : « La pratique de ce sonnet
(si je ne me trompe) serait trop plus
plaisante que son exposition. »
formes diverses
Cette « vision extensive de la poésie » amène Jean Céard et LouisGeorges Tin à ouvrir les pages de
leur nouvelle Anthologie de la poésie française du XVIe siècle aux
diverses formes dans lesquelles
elle foisonne : les traductions,
dans lesquelles nombre de poètes
ont rivalisé, la tragédie, qui renaît
à cette époque, et diverses pièces
écrites en latin et en gascon, illus-
trant, elles aussi, la poésie française d’alors.
Plus copieuse encore est l’anthologie d’Alain Niderst sur la poésie
de l’âge baroque, quoiqu’elle exclue
le théâtre. C’est le choix à la fois précis et vaste d’un historien de la littérature, résolument attaché aux
contextes d’écriture et de lecture de
l’époque. Alain Niderst affiche ainsi
sa réaction à la célèbre Anthologie
de la poésie baroque de Jean Rousset publiée en 1961, qui privilégiait
un itinéraire plus rêveur dans le
« style et la structure » des poèmes.
Tournées vers la pensée de ces siècles, mais guidées par les réévaluations récentes de l’histoire littéraire,
ces deux anthologies affichent
moins l’esthétique de la quintessence que celle de l’échantillon. Le
sublime et le futile se croisent dans
ces poèmes que les auteurs de l’époque, souvent, utilisaient pour se
mettre en scène. « La poésie n’est
pas pure », écrit Alain Niderst. Et les
auteurs de l’Anthologie de la poésie
française du XVIe siècle de renchérir :
non, elle n’a pas besoin du « splendide isolement » que nous lui prêtons trop souvent pour exister.
Fabienne Dumontet
LES RADIS BLEUS
de Pierre Autin-Grenier.
Gallimard, « Folio »,
336 p., 6,20 ¤.
A
qui appartient-elle, cette
« bouche cachée dans le
noir de la nuit qui parle bas
et invite, par-delà les rêves incertains, à la révolte ». Qui l’émet, cette « voix violette de colère » ? On ne
sait pas. Mais ce qu’on sait en
revanche, c’est que, chez Pierre
Autin-Grenier, le ciel est trop vide
pour leur supposer, à cette bouche
et à cette voix, une autre origine
qu’intérieure.
De même, ce qui est avéré, ce qui
ne souffre pas le moindre doute, ce
sont les mots : ce « noir », cette
« nuit », la « révolte », la « colère » ; et aussi, surtout devrait-on
dire, l’universelle incertitude des
rêves. Et pour ce subtil, impeccable
manieur de langue, pour ce poèteprosateur sans attache ni allégeance, ce sont les mots qui font loi.
Pour mesurer leur pertinence et la
qualité de leur agencement, il suffit
de lire les trois recueils de récits
publiés ces dernières années à L’Arpenteur, qui forment une sorte de
triptyque du désenchantement
(1)... Mais pas de cela seulement.
Avec Les Radis bleus, nous avançons un peu plus loin dans l’univers d’Autin-Grenier. Non, l’adjectif « attachant » ne convient pas
pour qualifier cet univers. Faudraitil dire plutôt : « détachant » ? Mais
peu importe.
sentences amères
C’était l’année 1991, comme l’indique la première édition (Le Dé
bleu, 1990), ici fortement augmentée. De janvier à janvier, d’un hiver
à l’autre, sans autre titre que l’indication du jour et le nom du saint
ou de la sainte qui y correspond –
mais cela n’indique à notre
connaissance aucun tropisme
caché de l’auteur en faveur de la
communion des saints – parfois en
une phrase, la plupart du temps en
une page ou deux, sont consignées
des impressions, observations ou
réflexions. Des rêves. Des cauchemars. La nature et les animaux
sont aussi présents que les hommes et les femmes, ou les enfants.
Il y a des sentences amères et hautaines (« Tout ce qui est libre et qui
chante, un jour tressaute, ricane et
meurt », jour de la Sainte Geneviève), d’autres plus douces et mélancoliques : « Un aboiement, la chute
d’une feuille, un souffle, un sanglot
peut-être… Ce n’est rien ; seulement
un homme qui pleure, un peu de
temps qui passe, le monde qui lentement s’habitue à bientôt vivre sans
nous. » (Saint Romaric).
La tonalité de ces textes est certes
sombre. Pas beaucoup de sortie
hors de la nuit. Peu d’éclats. La
lumière est avare. Le désespoir
cependant n’est jamais érigé en
règle de vie. Et le ricanement ne
résonne pas plus fort que les larmes… « Vivre ne sert à rien. Mais on
continue. Ça fait plaisir. Ou ça fait
mal. Enfin, ça fait toujours quelque
chose. » (Saint Victorien). Et puis
surtout, il y a l’exigence de cette
« bouche » de tout à l’heure « qui
murmure dans le noir » : « Cette voix
violette de colère contre les mille complots de l’ordre, es-tu vraiment décidé
à l’entendre ? » (Sainte Blandine).
P. K.
(1) Je ne suis pas un héros (1993) ; Toute
une vie bien ratée (1997) ; L’Eternité est
inutile (2002) ; les deux premiers repris
« Folio ».
ZOOM
a L’ENCLOS,
de Frédéric
Jacques Temple
Poète et bourlingueur, ami de
Cendrars et traducteur
de
Miller, Frédéric
Jacques Temple
a obtenu en
1990 le prix
Valery-Larbaud pour son Anthologie personnelle (Actes Sud) qui réunissait les poèmes de 1945 à 1985.
Dans un beau roman autobiographique, L’Enclos (1992), il fait revivre, par-delà les ombres de la
guerre, ses bonheurs d’enfance
dans la région de Montpellier, où il
vit toujours. La musique au collège
de l’Enclos, l’observation de la nature avec l’oncle Blaise, les lectures :
de Jules Verne à Fenimore Cooper,
de Pline l’Ancien à Théodore
Monod. Enfin les départs tant attendus, pour Nantucket ou le NouveauMexique. Une évocation fervente et
mélancolique, qu’annonce un poème liminaire : « Voici le temps du
retour aux herbages/Après la grande
fenaison/Le temps du mémorial et du
plain-chant/De l’enfance, élevé sur
les sources/A l’orée du voyage. »
M. Pn
Actes Sud « Babel », 158 p., 7 ¤.
Signalons aussi, du même auteur, Un
recueil de poèmes : La Chasse infinie
(éd. Jacques Bremond, 80 p., 15 ¤).
a LE
PASSAGER CLANDESTIN.
SAINTE PATIENCE. LES HAUTES
TERRASSES, d’Armen Lubin
Né en 1903 à Istanbul, Chahan Chahnour Kerestedjian est mort à SaintRaphaël en 1974. La grande expérience de sa vie fut celle de la maladie (une tuberculose osseuse) et de
l’hôpital. A partir de cette connaissance, il publia un récit bouleversant, Transfert nocturne (Gallimard,
1955, épuisé). En français, il signait
ses livres Armen Lubin et fut l’ami
de Max Jacob, Jean Follain, Philippe Jaccottet, Jean Paulhan, « prince-
évêque fédérateur des plus diverses
tribus », comme l’écrit Jacques
Réda dans la magn préface de ce
volume qui rassemble la quasi-intégralité des poèmes de Lubin. Il
publia aussi des livres en arménien,
sa langue d’origine, sous le nom de
Chahan Chahnour. Sa poésie, qui
avance d’un « pas de promenade un
peu désarticulé et comme sans but
(…), parvient à suspendre le cheminement de la fêlure et l’œuvre de la dislocation ». C’est Jacques Réda encore qui le dit.
P. K.
Gallimard, « Poésie », 276 p., 8,20 ¤.
a RENDEZ-VOUS RUE DE LA
MONNAIE, de Jérôme Leroy
Une femme téléphone à son amour
de jeunesse et lui propose un rendez-vous.
L’homme
accepte.
Ancien militaire, il était revenu à
Lille trois ans auparavant pour la
revoir. Après des années de passion
partagée, elle l’avait quitté, lui le
poète amateur de littérature, pour
un autre, héritier d’une riche famille
du Nord et promis à un avenir
brillant. Aujourd’hui, l’homme sait
que ses heures sont comptées. On
essaie de le tuer, une vengeance
d’un passé qu’il a tenté d’oublier. En
attendant la mort, il veut revoir celle qu’il a aimée. Le temps d’une journée, le barbouze repenti reçoit la
visite inattendue de son passé, dans
la ville de sa jeunesse. Des photographies en noir et blanc de Hermance
Triay ponctuent un récit précis et
rapide, qui nous entraîne dans chaque recoin de la capitale des Flandres. Professeur de lettres à Roubaix, Jérôme Leroy signe ici son troisième roman policier. .
St. L.
Autrement, « Noir urbain », 96 p., 5 ¤.
à nos lecteurs
La liste des parutions des livres
au format poche du mois de
mai est disponible dès à présent sur le site www.lemonde.fr/livres.
LE MONDE/VENDREDI 13 MAI 2005/VII
CINÉMA
Lynch en lumière
Trois essais consacrés à l’énigmatique réalisateur
de « Mulholland Drive »
de Guy Astic.
Ed. Rouge profond, 144 p., 18 ¤.
LACRIMAE RERUM
de Slovoj Zizek.
Traduit de l’anglais par
Christine Vivier,
Ed. Amsterdam, 280 p., 18 ¤.
LYNCHLAND # 1
de Roland Kermarec.
Objectif cinéma, 96 p., 15 ¤.
I
l y avait la Laura d’Otto Preminger (fantomatique Gene Tierney), il y a aussi celle de David
Lynch, héroïne de Twin Peaks, ce
feuilleton télévisuel auquel Guy
Astic consacre un livre étourdissant. Reprenant la remarque de
Roland Barthes à propos de
l’auteur des Fleurs bleues, Astic s’attache à montrer que le cinéaste se
comporte à l’égard de la télévision
comme Raymond Queneau à
l’égard de la littérature : il ne s’agit
pas de lui faire la leçon, « mais de
vivre avec elle en état d’insécurité.
C’est en cela que Queneau est du
côté de la modernité. Il assume le
masque littéraire, mais en même
temps il le montre du doigt ».
C’est ainsi que pour renouveler
les recettes de la dramatique cathodique, il saupoudre son soap opera
de comédie, film noir, fantastique,
teen movie, signe un Casablanca du
petit écran (Astic énumère les liens
qui unissent Twin Peaks et le film de
Michael Curtiz). David Lynch ouvre
mille perspectives au feuilleton, pratique la mise en abyme de la série,
pour multiplier les énigmes et plonger dans l’inquiétante étrangeté
(« Assez du charabia, des rêves, des
visions, des nains, des géants, du
Tibet et de tout le reste », dit le shérif). L’analyse culmine dans un chapitre intitulé « L’aura de Laura »,
où Astic est moins préoccupé de
savoir qui a tué Laura Palmer que
de scruter son masque d’Ophélie.
« Sur le visage de Laura se lit l’absence visible de la dormeuse, aussi
proche et lointaine que la Vénus
endormie de Paul Delvaux ou les
ensommeillées peintes par Henri
Matisse. » Il cite aussi le modèle
endormi de Man Ray dans Solarisation. Laura Palmer est intronisée
comme mythe.
Amoureux de son personnage,
David Lynch, on le sait, décida de
« la voir vivre, bouger, parler ». Il
signa alors Twin Peaks. Fire Walk
with Me, un film de cinéma (« le
plus grand film romantique de la fin
de siècle ») qui nous la montre les
sept derniers jours avant sa mort.
C’est l’occasion pour Guy Astic de
la dépeindre en « nouvelle Eurydice », « blondeur d’une figure
souillée à l’incandescence honteuse
et déclinante » semblable à Cécile
de Volanges dans Les Liaisons dangereuses ou à la malheureuse
héroïne de Justine ou les Infortunes
de la vertu. Brillant par son « omniabsence qui suscite le désir de combler un vide », Laura Palmer rejoint
alors la Laura d’Otto Preminger,
que Serge Daney définissait
comme « l’histoire d’un regard qui
tarde à venir, le regard de Dana
Andrews sur la Laura en chair et en
os qui remplace celle du portrait ».
Une corne de brune hurlant sa solitude surgie d’une toile de Böcklin
annonce pour finir la comparaison
de Laura à chevelure éparse en
figure de Méduse, en Gorgone
dépeinte par Goethe (« A chacun,
« Twin Peaks »
de David Lynch
collection christophe L
TWIN PEAKS, LES LABORATOIRES
DE DAVID LYNCH
elle apparaît comme celle qu’il
aime »), en Lolita nabokovienne,
en expression « de l’ambiguïté de la
figure féminine et des formes qui lui
sont attachées ».
surmoi obscène
Au sein d’un essai sur Krzysztof
Kieslowski (cinéaste de la théologie matérialiste), Alfred Hitchcock
(de la difficulté à faire un remake
de Psychose), Andreï Tarkovski (à
propos duquel il convoque Jacques
Lacan pour analyser l’espace intérieur et le geste sacrificiel de ses
héros), Slavoj Zizek, chargé de
recherches à l’Institut d’études
sociales de Ljubljana, sonde lui
aussi David Lynch. Décryptant Lost
Highway (sur lequel Guy Astic
s’était déjà penché tout au long
d’un ouvrage), il s’appuie toujours
sur Lacan, mais aussi sur JacquesAlain Miller, Jean Baudrillard, Casa-
blanca (encore) et Last Seduction,
de John Dahl, pour mettre en
lumière comment Lynch renouvelle la représentation de la transgression.
Dans Casablanca, Ingrid Bergman se rend dans la chambre de
Humphrey Bogart pour obtenir
des documents, sort une arme, le
menace, avant qu’ils ne s’embrassent. Cette séquence est interrompue par un plan de trois secondes
et demie (montrant une tour d’aéroport), à la suite duquel l’intrigue
reprend. Question : ont-ils ou
n’ont-ils pas effectué l’acte sexuel
pendant ces trois secondes et
demie ? Le baiser d’avant le plan
énigmatique, la cigarette que fume
Bogart juste après, le symbole phallique de la tour, penchent pour la
première hypothèse ; le lit non
défait, l’apparence d’une conversation qui n’a pas été interrompue,
pour la seconde. Cette incertitude
illustre la nécessité pour Hollywood de jouer sur deux niveaux
pour assumer sa transgression. Elle
renvoie à l’opposition psychanalytique, chez le spectateur, entre la Loi
symbolique et le surmoi obscène.
Punie, dans le film noir classique, pour avoir porté atteinte au
mâle, la femme fatale triomphe
dans un film plus récent, Last
Seduction, de John Dahl, où elle
assume verbalement et physiquement son agressivité sexuelle
(Linda Fiorentino ouvre la braguette de son partenaire). Lost
Highway, où s’opposent le désespoir d’une vie morne et aliénée et
« l’univers dantesque du sexe pervers », brise cette opposition. Il y a
deux représentations de la même
femme, l’une brune (sexuellement
insatisfaite par son mari, suspectée
d’être infidèle, assassinée), l’autre
ZOOM
VIE
NOUVELLE/
NOUVELLE
VISION,
dirigé par
Nicole Brenez
Un livre audacieux, un livre
rêvé. En 2002,
sortait sur les
écrans un film
de Philippe Grandrieux, La Vie nouvelle, dont la stupéfiante inventivité formelle déstabilisa tant la critique qu’il fut rapidement balayé des
circuits de diffusion. Ce météore,
livré en DVD dans l’ouvrage, a inspiré une quarantaine d’analyses
dévotes qui ont la rarissime qualité
de s’offrir à la fois comme décryptages et textes littéraires, voire poétiques. Ces balades splendides dans
un film qui revendique l’état d’hypnose comme état primitif du spectateur constituent à la fois autant
de propositions d’éclaircissement
d’une énigme qu’un hymne au
cinéma par les références qu’elles
convoquent. « Voyage initiatique
vers l’extase », « premier film du nouveau millénaire qui nous fasse
tutoyer l’apocalypse »… Il est temps
d’y aller voir.
J.-L. D.
Léo Scheer, 234 p., 39 ¤.
a R.
W. FASSBINDER, un cinéaste
d’Allemagne, de Thomas Elsaesser
Publiée à l’occasion de la rétrospective qui se déroule actuellement à
Beaubourg, cette étude s’attache à
montrer comment le cinéaste s’est
confronté à l’histoire et à la société
de la RFA, comment il se vendit
comme artiste star ou rebelle. Et de
quels thèmes majeurs est porteuse
l’œuvre de ce Balzac allemand :
monde claustrophobe, truffé de
miroirs, d’exhibitionnistes ; désir
irrépressible de faire disparaître le
personnage social ; fascination
pour le dédoublement.
J.-L. D.
Centre Pompidou, 576 p., 39,90 ¤.
a LE
COURT-MÉTRAGE FRANÇAIS
DE 1945 À 1968,
sous la direction de Dominique
Bluher et François Thomas
Des plumes compétentes se sont
mises au service de cet ouvrage collectif qui retrace l’histoire du « film
court », où s’illustrèrent des cinéastes qui lui donnèrent son âge d’or
Les
mots
du
territoire
L AURE P RÉDINE
Les
[email protected]
dexia-editions.com
tél. : 01 43 92 79 13
a LA
FASCINATION SIMENON,
de Christian Janssens
Pour tout savoir sur les innombrables adaptations de Georges Simenon à l’écran (gestion des droits, scénarios, cinémanie reniée du romancier, poids des acteurs). En annexe,
la correspondance Simenon-Tavernier pour l’adaptation de L’Horloger
d’Everton.
J.-L. D.
Ed. du Cerf, 194 p., 29 ¤.
du
territoir
e
C LAIR E L ARSO NNEU
R
illustra tions
L AURE P RÉDIN E
DEXIA EDITION
S
288 PAGES
14,5 X 10,5
CM
23 EUROS
DELVAUX,
de Frédéric Sojcher
Un hommage bienvenu au cinéaste
belge adepte du réalisme magique.
L’étude de son œuvre est suivie par
trois entretiens avec celui qui adapta Johan Daisne (L’Homme au crâne
rasé), Julien Gracq (Rendez-vous à
Bray), Suzanne Lilar (Benvenuta),
Marguerite Yourcenar (L’Œuvre au
noir) : sur l’identité européenne, sur
Woody Allen (auquel il consacra un
documentaire) et sur le cinéma comme « art des rencontres ». J.-L. D.
Seuil/Archimbaud, 224 p., 20 ¤.
en 1979 où l’un des meilleurs analystes de cinéma actuel décortique des
séquences de La Ligne générale et
d’Ivan le Terrible, dégage les
concepts-clés du cinéaste russe (le
montage et ce qu’il appelle « l’imaginicité »), et pourfend le mythe d’un
Eisenstein au sexe refoulé en
démontrant qu’au contraire, l’artiste ne cesse de mettre en jeu son
désir et son corps.
J.-L. D.
Images Modernes, 284 p., 24 ¤.
a SARTRE
ET LE CINÉMA,
de Dominique Château
Jean-Luc Godard lança dans son Histoire(s) du cinéma l’hypothèse que
c’est Sartre qui refila à Astruc l’idée
de la caméra-stylo « pour que la
caméra tombe sous la guillotine du
sens et ne s’en relève pas ». Cet essai
philosophique explore les rapports
de l’existentialiste au cinéma, qu’il
plaçait « aussi haut que la littérature », selon Simone de Beauvoir. Et
analysent ses écrits sur les films, son
travail de scénariste, ses textes théoriques.
J.-L. D.
Séguier, 120 p., 19 ¤.
a MICHEL
SIMON,
de Claude Gauteur
Hommage au personnage autant
qu’à l’acteur, le livre de Claude Gauteur cumule plusieurs qualités. Il
est le seul à accorder autant de place à l’activité théâtrale – majeure –
de « Citizen Simon ». Plus historien qu’hagiographe de fan club, il
s’appuie sur des archives, une documentation exemplaire et une
connaissance intime de l’homme
pour cerner celui qui fut plus qu’un
acteur, un personnage.
J.-L. D.
Ed. du Rocher, 240 p., 17,90 ¤.
a ANDRÉ
mots
CONCEPTION GRAPHIQUE LAURE PRÉDINE
observées à partir
de leurs origines
et des sens nouveaux
qui sont venus les compléter,
parfois les déformer à mesure
qu’évoluait l’espace européen.
LA VÉRITABLE
HISTOIRE, d’André Rossel-Kirschen
Grand producteur et patron du puissant groupe Pathé-Natan depuis
1929, Bernard Natan fit l’objet de
campagnes diffamatoires à la suite
desquelles son entreprise fut mise
en faillite en 1936 et où il se retrouva déporté à Auschwitz. Cette
enquête balaye aujourd’hui les
rumeurs reprises depuis dans les
ouvrages historiques et réhabilite
un homme d’envergure.
J.-L. D.
Ed. Pilote (4, rue de la Miséricorde,
24000 Périgueux), 304 p., 23 ¤.
SIMPLE COMME
BONJOUR, de Suzanne
Liandrat-Guigues et Jean-Louis
Leutrat
Truffé d’interprétations fort éclairantes et de références bienvenues,
cet essai sur l’œuvre de Jean-Luc
Godard est indispensable pour tous
ceux qui le vénèrent.
J.-L. D.
L’Harmattan, 278 p., 28 ¤.
illustrations :
Une passionnante étude
historique des expressions
liées aux territoires
a PATHÉ-NATAN,
a GODARD
C LAIRE L ARSONNEUR
N OUVEAUTÉ
(Franju, Resnais, Varda, Marker)
comme des « contrebandiers »
(Moullet, Pollet, Eustache). J.-L. D.
Presses universitaires de Rennes,
404 p., 22 ¤.
a MONTAGE
EISENSTEIN,
de Jacques Aumont
Réédition actualisée d’un essai paru
a HOLLYWOOD
FACE À LA
CENSURE, d’Olivier Caïra
Un ouvrage extrêmement précis et
foisonnant d’informations sur la
censure à Hollywood, de 1915 à nos
jours, abordée d’un point de vue
sociologique, philosophique, juridique et économique. On apprend
comment les studios ont organisé
leurs propres dispositifs d’autorégulation, on découvre les 31 coupures
demandées dans Duel au soleil de
David Selznick (1946), on explique
comment Eyes Wide Shut, de Stanley Kubrick (1999), a été l’un des
tout derniers films interdits aux
mineurs.
N. V.
Ed. du CNRS, 284 p., 25 ¤.
Les Inventeurs du Réel – Paris
a LA
blonde (insatiable jouisseuse qui se
dérobe à son amant et triomphe),
interprétées par la même actrice. A
travers elles, Lynch confronte réalité du désir et fantasme, et plus
que de « jeter à la figure des spectateurs les fantasmes sous-jacents de
l’univers noir », les rend inconséquents, ridicules.
C’est encore Lost Highway qui fait
l’objet du récit de Roland Kermarec, invité par le cinéaste à venir
assister au tournage afin de peaufiner la thèse qu’il voulait lui consacrer. Animateur d’un site voué au
cinéaste américain (Lynchland.net),
Kermarec nous livre ici plusieurs
textes de son cru à destination des
idolâtres. L’un étudie ce qui rapproche Lynch et John Waters, un autre
(très documenté et bourré de
notes) retrace la genèse de Mulholland Drive. Le fan-club jubile.
Jean-Luc Douin
VIII/LE MONDE/VENDREDI 13 MAI 2005
RENCONTRES
La célèbre anthropologue britannique analyse le Lévitique,
« un poème-image comme en dessinait Apollinaire »
P
our le lecteur d’aujourd’hui,
le Lévitique constitue l’un des
passages les plus austères de
la Bible, consacré qu’il est à l’énumération minutieuse des règles de
pureté, à la description des sacrifices ou à la liste des interdits
sexuels. Mais, passé au crible de
l’une des plus grandes anthropologues britanniques, Mary Douglas,
dont on vient de publier en français L’Anthropologue et la Bible. Lecture du Lévitique (traduit de l’an-
nord de Londres, a souvent abordées en pionnière, comme l’environnement, le risque et l’imprévisibilité du monde, la consommation,
etc. Ainsi, le Lévitique se trouve-t-il déjà au cœur de son livre le
plus célèbre, paru au début des
années 1960, qui demeure un classique de l’anthropologie : De la
souillure. Essai sur les notions de pollution et de tabou (Purity and Danger, traduction en français rééditée
par La Découverte en 2001).
Une œuvre encore mal connue en France
Bien que l’Anglaise Mary Douglas se soit aussi réclamée des grands
noms français de la sociologie et de l’anthropologie, d’Emile
Durkheim à Claude Lévi-Strauss en passant par Pierre Bourdieu, les
œuvres de ce professeur émérite de l’université de Londres demeurent relativement peu diffusées en France. Hormis L’Anthropologue et
la Bible, deux livres d’elle seulement sont disponibles en français : De
la souillure (traduit par Anne Guérin, La Découverte, 2001) et un texte
de 1986 traduit par Anne Abeillé : Comment pensent les institutions (La
Découverte Mauss, 1999). Dans son numéro de décembre 2001, 30/31,
la revue Gradhiva a publié une conférence donnée en 1999 par Mary
Douglas au Collège de France intitulée « Raisonnements circulaires.
Retour nostalgique à Lévy-Bruhl » (éditions Jean-Michel Place).
glais par Jean L’Hour, Bayard,
322 p., 29,90 ¤), ce texte en apparence archaïque, ritualiste, engoncé dans son contexte moyen-oriental, le plus proche croit-on des
cultes premiers, devient l’épure de
ce qu’il faut entendre par religion.
D’un bout à l’autre de l’œuvre
de Mary Douglas, née Mary Tew
en 1921, l’intérêt pour la Bible ne
s’est pas démenti. Même s’il a voisiné avec d’autres thématiques que
cette femme énergique, qui vit
dans un quartier résidentiel du
Pour le collègue et biographe de
Mary Douglas, l’anthropologue
Richard Fardon, l’origine d’un tel
intérêt doit être rapporté au milieu
où Mary Douglas s’est formée,
enclave catholique fervente dans
un monde protestant. D’ascendance irlandaise, celle-ci a en effet fréquenté dans son enfance la congrégation fortement francophone des
Dames du Sacré-Cœur, proche des
jésuites. Cette éducation et, plus
généralement, la situation qui
consiste à être porteur d’une tradi-
tion universaliste – le catholicisme
– mais minoritaire dans un environnement anglican auraient façonné
un style à la fois conservateur et
contestataire (radically conservative) et, en tout cas, sa passion
pour la chose religieuse.
Le catholicisme est tout autant
en vogue dans certains cercles
d’Oxford dans les années 1940,
quand Mary Douglas y fait ses études. Elle y croise l’itinéraire d’Edward Evans-Pritchard, le spécialiste de la religion des Nuers du
Soudan, qui a lui-même déserté
l’Eglise d’Angleterre pour Rome.
Africaniste comme son maître, la
jeune femme sera d’abord connue
pour ses travaux sur les Leles du
Kasaï (dans l’ex-Congo belge) au
début des années 1950. Puis elle se
penche sur les rites en général, estimant qu’aucune religion ne saurait
se réduire à la pure et simple intériorité du croyant.
gautier deblonde pour « le monde »
La Bible au crible
de Mary Douglas
vitrail textuel
Elle rompt alors avec l’« évolutionnisme moral » qui caractérisait les
pères fondateurs de l’anthropologie, de James Frazer à Lévy-Bruhl,
quand ils se penchent sur la religion. Renonçant à la polarité commode entre magie (d’autrefois) et
religion spiritualisée, Mary Douglas
a joué un rôle crucial dans un autre
tournant pris par l’anthropologie
moderne : l’acceptation du fait que
la civilisation occidentale et ses fondamentaux puisse à son tour devenir un de ses objets d’étude au
même titre que les cultures dites
« premières ».
Certes, dit-elle, « le Christ ne s’est
pas du tout soucié des règles de
pureté. (...) Mais si on examine de
plus près ces règles dont Il s’est
désintéressé et qui sont considérées
par nous comme négatives ou dépourvues de signification, on y perçoit l’expression d’une vision positive et très
structurée de l’univers. »
Quel peut être, pense-t-elle, le
« terrain » de l’anthropologie biblique sinon le texte lui-même et sa
composition ? Mary Douglas voit le
Lévitique tel « un poème-image [a
picture-poem] comme en dessinait
Apollinaire ». « C’est le calligramme
d’un autel » qui serait dessiné par le
plan des chapitres. Dans une religion qui proscrit la représentation,
la composition formerait une sorte
de vitrail textuel…
Déjà, en étudiant les Nombres, le
troisième livre du Pentateuque (In
The Wilderness, Sheffield, 1993) au
début des années 1990, Mary Douglas s’aperçoit que ce texte n’est
pas organisé en fonction des règles
habituelles du récit. Elle y repère
« une structure concentrique en
chiasme qu’on peut représenter sous
la forme ABCBA. Le début anticipe le
milieu et le milieu la fin, ce qui complique la lecture. Jusque-là ni les rabbins ni les théologiens n’avaient prêté
attention au style littéraire de la
Bible ». Comme sur le tympan
d’une cathédrale, le motif principal,
celui vers lequel tout converge, se
trouve au centre et non à la fin. A la
limite, on ne pourrait lire ni les
Nombres ni le Lévitique « sans sauter tout de suite au milieu du livre »,
ironise Mary Douglas.
Cette structure en anneaux serait
caractéristique d’un style d’écriture
et de réflexion qui n’est pas l’apanage de la Bible et que, dans la foulée
du Lévi-Strauss de La Pensée sauvage (Plon, 1962), Mary Douglas
appelle « pensée analogique ». On
la retrouve dans d’autres littératures sacrées, dans l’Egypte antique,
en Chine ou en Inde, mais aussi
dans certaines œuvres de la littérature moderne, dont l’apparent
chaos rend la lecture tout aussi
« compliquée » que celui du texte
saint. Tel serait le cas, pense-t-elle,
de La Vie et les opinions de Tristram
Shandy (1759), de Laurence Sterne.
Ainsi rapproché des textes les
plus déconcertants – et profanes –
de l’histoire littéraire, le Lévitique
se détache de Jérusalem et de son
sanctuaire. « Le Lévitique laisse
ouverte la possibilité de plusieurs
sanctuaires », affirme Mary Douglas. Ce qui expliquerait pourquoi,
comme l’Arche d’alliance dans le
désert, il continue à faire son chemin parmi nous.
Nicolas Weill
Mark Mazower, historien britannique, met en perspective l’histoire européenne au XXe siècle dans « Le Continent des ténèbres »
« Il m’a paru important de réaffirmer la force des idéologies »
M
ieux vaut tard que jamais !
Il avait fallu attendre cinq
ans pour lire en français
l’ouvrage majeur de l’historien britannique Eric J. Hobsbawm (L’Age
des extrêmes. Histoire du court
XXe siècle, éd. Complexe, 1999). Six
ans auront été nécessaires pour que
soit traduit Dark Continent, de Mark
Mazower (Le Continent des ténèbres, éd. Complexe, traduit par
Rachel Bouyssou, 448 p., 29,90 ¤),
récit autant que réflexion sur l’histoire européenne au XXe siècle.
Délais d’autant plus regrettables
qu’aucun historien français n’a à ce
jour entrepris d’analyse comparable. Professeur à l’Université Columbia (Etats-Unis) et au Birkbeck College de Londres, Mark Mazower est
reconnu pour ses travaux sur la Grèce contemporaine (Dans la Grèce
d’Hitler, Les Belles Lettres, 2002).
Pour vous, le « fil rouge » du
XXe siècle européen a été la rivalité, parfois sanglante, de trois idéologies : la démocratie libérale, le
communisme et le fascisme…
Quand j’ai écrit ce livre, les idéologies n’avaient pas bonne presse.
Dangereuses, porteuses d’utopies
néfastes et meurtrières, on disait
aussi d’elles qu’elles masquaient
des intérêts bassement matériels. Il
m’a paru important de réaffirmer
leur force et de m’élever contre
l’école « totalitaire », qui a eu tendance à affirmer que le communisme et le fascisme étaient équivalents sur le plan moral. Pour un historien, le problème n’est pas de
déterminer si le fascisme fut pire ou
meilleur que le communisme. Il faut
prendre au sérieux ces idéologies,
qui ont été des tentatives de réponse aux graves problèmes socio-économiques que la première guerre
mondiale avait légués à l’Europe.
Mais une troisième grande idéologie, fragile au début du siècle, triomphe à la fin : la démocratie libérale.
Ces trois idéologies se sont définies
les unes par rapport aux autres.
Elles se sont parfois combattues
dans le sang, engendrant guerres
civiles, camps de concentration…
Mais, après 1945, le conflit entre la
démocratie libérale et le communisme a été plus pacifique, du moins
en Europe.
L’ambition d’une histoire globale du siècle, à la fois narrative et
ROGER
GRENIER
DOMINIQUE
ROCHETEAU
rencontre à la librairie
L’ARBRE A LETTRES
L’ARBRE A LETTRES
2 rue Edouard-Quenu Paris 5è
Tél. 01 43 31 74 08
le jeudi 19 mai
à partir de 19h.
à l’occasion de la parution de
Andrélie
( Éd. Mercure de France)
rencontre à la librairie
62 fbg Saint-Antoine Paris 12°
Tél. 01 53 33 83 23
le jeudi 19 mai
à partir de 18h. 30
à l’occasion de la parution de
On m’appelait
l’ange vert
( Éd. du Cherche Midi)
réflexive, fait écho à L’Age des
extrêmes, de Hobsbawm. Outre
l’échelle d’observation – l’Europe
dans votre cas, le monde dans le
sien –, en quoi vos interprétations
diffèrent-elles ?
Pour Hobsbawm, le « moteur »
du siècle a été la lutte entre communisme et capitalisme. Certes, il
n’oublie pas le fascisme. Comment
le pourrait-il, lui qui a vécu en Europe centrale dans la tourmente de
l’entre-deux-guerres ? Mais il tend à
considérer l’extrême droite comme
une déviation du capitalisme. Si le
fascisme s’est accommodé du capitalisme assez facilement, il conserve
une spécificité idéologique. Son fort
pouvoir d’attraction, dans les
années 1930, s’explique par son
idéal d’une communauté nationale
galvanisée par le militarisme et l’égalitarisme. J’insiste aussi sur le natio-
Les beaux quartiers
Suite de la première page
Le charme très particulier de ce
livre de souvenirs tient à plusieurs
éléments : l’exotisme d’abord, la
mélancolie ensuite, le style et la
construction enfin. Tout cela concourant à la grande séduction de ce
récit, premier ouvrage de l’auteur,
né en 1947 et commissaire-priseur
de son état.
L’exotisme, c’est celui que l’on
éprouve, lorsqu’on vient d’ailleurs,
d’un autre pôle parisien, dans cet
ouest de luxe et de calme – sinon de
volupté – à la fois partie intégrante
et comme séparé de la capitale.
« L’installation de mes parents avenue Marceau représentait pour eux
nalisme, qui a joué un rôle majeur,
capable d’intégrer – en favorisant
l’Etat-providence, l’adoption de
constitutions et la centralisation
administrative – ou d’exclure – par
des législations discriminatoires,
des internements, des expulsions de
populations entières, etc.
Contre tout déterminisme,
vous insistez sur la précarité de la
démocratie libérale au siècle dernier. Mais l’intégration européenne ne témoigne-t-elle pas de son
triomphe ?
Oui, la démocratie libérale a
triomphé, contre toute attente.
L’Union européenne a contribué à
enraciner cet attachement à la
démocratie, éradiquant la vieille
rivalité franco-allemande, puis diffusant les valeurs démocratiques à
l’Est. Mais ne sous-estimons pas les
contingences : l’impact de l’entrée
en guerre des Etats-Unis ou des
conditions climatiques en Russie en
1941, par exemple. Cette piqûre de
rappel devrait modérer l’enthousiasme de ceux qui font de la croisade
pour la démocratie leur nouvel
évangile…
Les débats actuels sur l’élargissement et la Constitution s’accompagnent d’interrogations sur
l’identité européenne…
L’Europe est une notion moins
géographique que culturelle, dont
le contenu ne cesse de se modifier.
Qu’est-ce qui la définit ? La démocratie ? Aujourd’hui peut-être. Le
christianisme ? Moins que par le
passé. Mais il reste très difficile de
faire accepter que les musulmans et
les juifs font intrinsèquement partie
de l’Europe, que leur présence n’altère pas sa « pureté ». Et de faire
comprendre que, face au déclin
une étape importante de leur ascension sociale… » De fait, la géographie
sociale de Paris, en marge des mutations urbaines, semble présenter
des constantes (2). C’est comme si
de tout temps, ou au moins depuis
la fin du XIXe siècle, et pour l’éternité encore, les 8e et 16e arrondissements, entre Seine et bois de Boulogne, avec au centre la place de l’Etoile, étaient des espaces protégés,
réservés à la bourgeoisie sereinement triomphante qui y prend ses
aises. Là, l’urbanisme ne galope pas,
ne dérange pas un ordre en apparence immuable. Mais en même temps,
cette immobilité est une illusion.
Rien ne paraît bouger, et pourtant
tout, insensiblement, se modifie,
s’use, s’altère. Se modernise. A la
fin, seules quelques photos jaunies
gardent mémoire de ce qui était.
Car si la pierre n’a pas bougé, si la
brutalité des rénovations urbaines
a épargné ces quartiers, l’enfant de
tout à l’heure a grandi. Et avec lui,
son regard, qui aspire à voir au-delà
des murs invisibles de sa naissance.
Nous sommes dans les années
1950-1960, décennies au cours desquels Hervé Chayette habita, avec
ses parents et un couple de domestiques, ce vaste appartement de
l’avenue Marceau dont l’agencement remémoré lui fournit la trame, tout à la fois précise et rêveuse,
de son récit. Sentiment profond des
choses passées, la mélancolie est
une compagne fidèle et une excellente auxiliaire pour qui veut consigner ses souvenirs. Elle tient la
plume, aiguise le style, donne à
l’écriture son rythme. Comme le dit
Baudelaire, ce grand Parisien, cité
démographique, la seule alternative
est l’appauvrissement progressif ou
l’immigration permanente.
L’UE est un modèle de coopération régionale, mais les discussions
sur son fonctionnement interne –
accompagnées de mises en garde
alarmistes sur les conséquences de
tel ou tel choix – font oublier qu’elle
n’est plus qu’un pôle dans un monde qui en compte plusieurs.
Plutôt qu’une « trinité » de
valeurs admirables – démocratie,
héritage judéo-chrétien et droit
romain –, le XXe siècle a montré une
Europe déchirée par les incertitudes
et les conflits. Il est plus important
que jamais de considérer la capacité
de s’adapter et de surmonter la discorde comme deux vertus fondamentales de l’Europe.
Propos recueillis par
Thomas Wieder
en épigraphe par l’auteur, le sentiment mélancolique est un point
fixe, l’invariant à partir duquel s’élabore l’alchimie de la nostalgie. De
là, de ce petit monticule intérieur
où l’on est toujours seul,
c’est-à-dire dans la secrète compagnie de l’enfant que l’on fut, on
observe, on se souvient, on comptabilise les « âmes mortes »… Amoureux et mal dégrossi, puis maoïste
quand l’horizon du présent était un
avenir radieux, le jeune bourgeois
de l’avenue Marceau accède peu à
peu à d’autres vies. Il déménage,
quitte ses quartiers de printemps.
Pour un automne qui dure.
Patrick Kéchichian
(2) Voir à ce propos le très beau livre
d’Eric Hazan, L’Invention de Paris
(Seuil, 2002).