Le Monde des livres
Transcription
Le Monde des livres
DES LIVRES VENDREDI 13 MAI 2005 LITTÉRATURES RENCONTRES CINÉMA LITTÉRATURES Hélène Cixous ; Linda Lê ; Céline Curiol ; Jeanne Truong ; Geneviève Parot L’anthropologue Mary Douglas analyse le Lévitique ; L’historien Mark Mazower Trois essais autour de l’univers de David Lynch ; une sélection d’ouvrages LETTRES ANGLAISES page III page VIII page VII pages IV et V Le roman contemporain vu par Adam Thirlwell ; Michel Faber ; A. S. Byatt ; William Trevor ; William Boyd ; Muriel Spark L’hymne à la vie de Pasternak « Le Docteur Jivago », deux magnifiques textes autobiographiques et de nombreux documents : « Quarto » rend hommage à l’une des plus grandes œuvres du XXe siècle a Georges Nivat cornell capa/magnum photo Boris Pasternak en 1958 O n ne peut juger de la vie par une plus fausse règle que la mort », disait Vauvenargues. L’auteur du Docteur Jivago rejoint le moraliste français ; son œuvre, écrite en un âge et un pays ravagés par la fièvre d’utopie et où triomphait la mort, est un hymne à la vie. Jivago veut dire « le vivant », et si jugement il y a, c’est celui de la vie. Une des plus grandes œuvres du XXe siècle, une de celles qui témoignent irrémédiablement de cet âge violent, est donc une œuvre qui se veut an-historique, refusant l’histoire légitime au profit de la vie illégitime. Le frappant est que cette antihistoricité a produit un des jugements les plus précis et les plus sûrs sur le chemin historique qui a mené au déchaînement de l’inhumain. Toute la poésie de Boris Pasternak (1890-1960) conduit à la prose, et à ce roman total qu’est Le Docteur Jivago. Car la poésie, c’est non le lyrisme personnel, mais le réel impersonnel prenant la parole, « une somme des objets du monde » dans chaque instant. Jivago est un génie qui passe inaperçu. L’oblation de soi est la marque du génie. Jusqu’à se vendre soi-même à l’encan comme fait Ygrec Trois, le « héros » d’un récit enchâssé dans Récit (1929). Le roman nous fait comprendre le « dévoiement » du réel dans la période qui précède la révolution : les hommes se détournent du réel et deviennent des porte-idées. Mais la vie les secoue comme un kaléidoscope, ainsi fait-elle avec les Le tableau social de la Russie que donne Pasternak montre la société entière se dévorant elle-même. Mais Jivago n’est pas dévoré, il s’estompe deux lignes du roman, celle de Youri, le poète médecin (oculiste, le visuel lui appartient), et celle de Lara, la femme blessée par le « marchandage » de la vie dans une société qui exploite. Des échéances fatales approchent parce que les « hautes exigences morales » de l’intelligentsia russe la conduisent à une reddition aveugle aux idées, et à leur violence. L’enchevêtrement des destins d’ouvriers, d’intellectuels venus du peuple et de nobles russes qui appartiennent à la plus racée des fratries intellectuelles, appelée intelligentsia, s’entend tout d’abord dans un bourdonnement préparatoire ; puis déferle la vague et s’instaure la « page blanche », une jeune République à la Platon, qui n’a plus besoin de l’art. Ni de l’homme individuel. Le tableau social de la Russie que donne Pasternak montre la société entière se dévorant elle-même. Mais Jivago n’est pas dévoré, il s’estompe ; il s’efface, comme cet autre Hamlet de la littérature russe, le prince Mychkine, l’« Idiot », qui, lui, rentre en Suisse dans son asile. Il y a un abaissement volontaire, voisin de ce que les théologiens orthodoxes nomment kénose, tant dans le destin amoureux que dans le destin social de Jivago. Après Lara, après ce moment de sublime et impossible amour que représente le second séjour à Varykino (Denis de Rougemont lui a consacré tout un chapitre de L’Amour et l’Occident), le poète déchu aura encore deux filles d’une lingère moscovite, dans l’anonymat de la grande ville qui le sauve. Il meurt dans un tramway ; à ses obsèques, la vie, qui croise et décroise les fils, rassemble un instant Lara et ses amis, puis c’est la dispersion, l’« arrestation » de Lara, son envoi au goulag, évoqué en une ligne. Il ne restera qu’un cahier de vers, mais qui apportent à ses amis la transfiguration et le bonheur. En adjoignant au roman deux magnifiques textes « autobiographiques » (Sauf-conduit de 1931, et Hommes et positions de 1955) et toute la documentation sur l’Affaire Pasternak, les responsables de ce « Quarto » suggèrent que ces textes forment un tout, que Jivago est aussi une part de Pasternak, que cette kénose du poète traverse toute sa vie comme toute son œuvre. Oui, en un sens c’est tout Pasternak, vie et œuvre, qu’il faut rassembler autour de Jivago, comme l’a fait Michel Aucouturier pour la « Pléiade ». Une réunion opérée par le paradoxe pasternakien du bonheur « par-dessus les barrières ». Car si l’Histoire se fait tyrannie inouïe, si la réalité devenue illégitime s’enfouit comme la taupe pour se cacher, si « nous sommes les enfants des années terribles de la Russie », comme dit un vers du poète Blok, omniprésent dans le roman, en revanche Pasternak, jusqu’à son lit de mort, aime la vie, comme l’aimait Tolstoï : car malgré son didactisme, et malgré la « puissance des ténèbres », c’est pour lui le poète du bonheur. Pasternak, comme Stendhal, a été un « résistant par le bonheur », mais plus que pour Stendhal, c’était pour lui un bonheur vécu, tous ceux qui l’ont approché le savent. Un bonheur qui était l’art dans le quotidien, l’oblation de soi, la jubilation enfantine… Je me rappelle une de nos conversations, dans l’hiver 1959 qui précéda sa mort ; il évoquait 1937, l’année de la Grande Terreur, celle où disparut Boukharine, l’artisan de la surprenante élévation de Pasternak au rang de grand poète soviétique : « On ne pouvait se confier à personne, même pas à sa femme, moins encore à ses enfants. Je regardais le Kremlin, et je compris que les grands monologues de Shakespeare n’étaient pas des stratagèmes de théâtre, mais des réalités dictées par la terreur. Moi aussi je prononçais alors de longs monologues pour dire ma révolte intérieure… » Tels étaient à peu près ses propos ; ils rendent compte de ce que l’art était pour lui, une réalité plus forte que le réel. On reste stupéfait aujourd’hui en relisant le dossier de presse de 1958, toutes les injures lancées, tout l’hallali médiatique de l’époque en URSS. Jusqu’à la lettre où ses collègues de Novy Mir justifiaient le refus de son manuscrit – « Votre roman est un roman sur la vie et la mort de l’intelligentsia russe, son cheminement vers la révolution et sa destruction, conséquence de cette révolution ». C’était en somme bien vu. Il fallait la naïveté du poète pour croire à la publication possible. Mais Pasternak avait toujours cru à la vie, au miraculeux, et son dernier amour, pour Olga Ivinskaïa qui deux fois paya leur liaison de séjours au camp, le confirmait dans cette foi au miracle. Un autre jour, il me dit que le poème « Août », où il imagine ses propres funérailles, était inspiré directement par la première arrestation d’Olga, et qu’elle était plus que la dédicataire, mais celle qui réincarnait le destin humilié et noble de la femme tel qu’on le trouve chez Dostoïevski : « Adieu, jours de détresse et d’affliction/ Séparons-nous, toi qui jettes le gant/A tout l’abîme de l’humiliation,/Femme, de ton combat je suis le champ. » La tyrannie nouvelle reprenait la forme ancienne du tourment d’une femme, mais de la plus désarmée des victimes venait la plus héroïque réponse. La « vie bâtarde » jugeant l’histoire prétendue « légitime », la forêt du réel repeuplant les déserts de la violence, l’oblation de soi défiant les oukases de la révolution aveugle, tel était et tel reste le message de ce grand poète qui vit venir à lui le flot de la terreur, et, miraculeusement, non seulement survécut, mais domina l’élément. ÉCRITS AUTOBIOGRAPHIQUES. LE DOCTEUR JIVAGO de Boris Pasternak. Edition établie sous la direction d’Hélène Henri, avec un dossier sur l’« Affaire Pasternak » Gallimard, « Quarto », 1 316 p., 25 ¤. APARTÉ Les beaux quartiers BIEN SÛR, le monde réel va bien au-delà des Champs-Elysées, de l’Etoile et des avenues environnantes. Bien sûr, il est des périmètres parisiens où la « fracture sociale » saute davantage aux yeux… Mais les « beaux quartiers » sont-ils pour autant sans histoire ? Dans ces lourds et cossus immeubles haussmanniens que rien ne semble pouvoir ébranler, derrière la pierre de taille, la vie s’est-elle arrêtée ? Pour vous convaincre du contraire, promenez-vous dans l’une de ces artères, l’avenue Marceau, par exemple. Levez les yeux. Essayez de repérer, en fonction des fenêtres, où commence et où se termine tel appartement. Puis, laissez aller votre imagination. Mettez un enfant, là, au milieu de cet espace, dans l’enfilade des pièces, dans la géométrie compliquée des couloirs, à l’abri des tentures, rideaux et moulures. Dites-vous qu’ici les mètres carrés n’ont pas été mesquinement mesurés, qu’au contraire on a vu large, grand… Ouvrez alors le livre d’Hervé Chayette pour y lire l’histoire de cet enfant et, au-delà, celle de l’appartement, du quartier où il vécut (1). Patrick Kéchichian Lire la suite page VIII (1) 76, avenue Marceau, Seuil, « Fiction & Cie », 170 p., 16 ¤. Grasset II/LE MONDE/VENDREDI 13 MAI 2005 ACTUALITÉS L’ÉDITION FRANÇAISE a AU SALON DU LIVRE DE CAYENNE, LES RANDONNÉES LITTÉRAIRES DE PROMOLIVRES. Pour sa cinquième édition, le Salon du livre de Cayenne, qui s’est tenu du 27 au 30 avril, interroge en priorité les cultures d’Amérique du Sud. C’est vers le sud que la région regarde aujourd’hui : la Guyane veut s’amarrer à son continent. C’est donc de là que viennent surtout les auteurs invités : le Chilien Sepulveda, l’Argentin de Santis, les Brésiliennes Machado et Werneck, et quelques autres. Dans cette vieille terre de missions, on compte sur eux pour « catéchiser », c’est-à-dire inciter la jeunesse à lire. Attentives et ravies, les classes écoutent : jeunes Français, bien entendu, mais aussi Brésiliens, Haïtiens, Amérindiens ou Bonis du Suriname, bouche bée. Ni les libraires ni les éditeurs locaux n’ont la surface nécessaire pour organiser ces randonnées littéraires au bord de la jungle. Comme le Salon lui-même, c’est l’affaire des bénévoles de Promolivres dont la présidente, l’infatigable Tchisséka Lobelt, divulgue depuis dix ans les œuvres de Guyane sur les Salons de la région, notamment celui de Belém. Tant de foi sous tant de soleil… A vous donner envie de lire. a NATHALIE DE BAUDRY D’ASSON QUITTE HACHETTE LIVRE. La directrice du pôle universitaire professionnel d’Hachette Livre a annoncé sa décision de quitter ses fonctions, « souhaitant donner une nouvelle dimension à sa vie professionnelle », a annoncé Hachette Livre, mercredi 4 mai, dans un communiqué. Cerisy, saison 2005 Comme chaque année, le Centre culturel international de Cerisy-la-Salle organise une série de colloques dont voici le programme 2005 : Jacques Rancière et la philosophie du présent (du 20 au 24 mai) dirigé par L. Cornu et P. Vermeren, avec J. Rancière. Tocqueville entre l’Europe et les Etats-Unis (du 26 au 31 mai) par J.-L. Benoît, F. Mélonio, O. Zunz. De l’émigration à l’immigration en Europe (du 2 au 6 juin) par C. Wihtol de Wenden. Antoine Culioli, un homme dans le langage (du 8 au 12 juin) par D. Ducard, C. Normand, avec A. Culioli. Heather Dohollau, l’évidence lumineuse (du 9 au 12 juin) par T. Dohollau, D. Lançon avec H. Dohollau. Entreprises, territoires : construire ensemble un développement durable ? (du 14 au 21 juin) par E. Heurgon, J. Landrieu, A. Obadia, D. Peyrou. Intelligence de la complexité : épistémologie et pragmatique ? (du 23 au 30 juin) par J.-L. Le Moigne, E. Morin, M. Roux. Design entre urgence et anticipation (du 2 au 9 juillet) par A.-M. Boutin, C. Rousseau, J.-R. Talopp. Walter Benjamin (du 11 au 18 juillet) par B. Tackels. Bernard Noël : le corps du verbe (du 11 au 18 juillet) par F. Scotto avec B. Noël. Jean-Paul Sartre (du 20 au 30 juillet) par M. Rybalka et M. Sicard. Textique : l’interscrit (affinement de l’exhaustion) (du 1er au 11 août) par J. Ricardou. Présence de Samuel Beckett (du 1er au 11 août) par T. Cousineau, S. Houppermans, Y. Mével, M. Touret. L’Internet littéraire francophone (du 13 au 20 août) par M. Bernard, P. Rebollar. De Marcel Schwob à Claude Cahun (du 13 au 20 août) par C. Berg, A. Gefen, M. Jutrin. 1905-2005 : laïcité vivante (du 22 au 29 août) par J.-P. Dubois, D. El-Yazami, M. Tubiana. Mémoires et antimémoires littéraires du XXe siècle : la première guerre mondiale (du 5 au 12 septembre) par A. Laserra, M. Quaghebeur. Le théâtre dans le débat politique (du 5 au 9 septembre) par C. Meyer-Plantureux. Les sentiments et le politique (du 14 au 21 septembre) par P. Ansart, C. Haroche. Georges Perros, contrebandier de la littérature (du 22 au 26 septembre) par T. Gillybœuf, F. Poulot. Education et longue durée (du 22 au 26 septembre) par H. Peyronie, A. Vergnioux. L’acteur de cinéma : approches pluridisciplinaires (du 28 septembre au 2 octobre) par V. Amiel, J. Nacache, G. Sellier, C. Viviani. Octave Mirbeau : passions et anathèmes (du 28 septembre au 2 octobre) par L. Himy, G. Poulouin. Bretons et Normands au Moyen Age : rivalités, malentendus, convergences (du 5 au 9 octobre) par P. Bouet, B. Merdrignac, J. Quaghebeur. Renseignements. : CCIC, 27, rue de Boulainvilliers, 75016 Paris, télfax : 01-45-20-42-03 ou CCIC, 50210 Cerisy-La-Salle. Tél. : 02-33-46-91-66 ; fax : 02-33-46-11-39. LE NET LITTÉRAIRE AVEC Chaque semaine, « lemonde.fr » propose aux lecteurs du « Monde des livres », la visite d’un site Internet consacré à la littérature. Le blog du biographe http://rigaut.blogspot.com/ DANS LES RAPPORTS entre blogs et littérature, une nouvelle porte vient d’être entrouverte. Estce une première en France ? Il est difficile de le dire tant les blogs pullulent aujourd’hui. Mais l’initiative est passionnante. Il s’agit du blog intitulé « Jacques Rigaut, l’excentré magnifique », proposé par Jean-Luc Bitton, écrivain et journaliste. Ce carnet de bord se propose de rendre compte de l’avancée de ses recherches sur cet auteur méconnu qui fut l’une des figures du mouvement dada et du premier surréalisme. Pour approcher le personnage, voici quelques-uns de ses aphorismes : « Essayez, si vous le pouvez, d’arrêter un homme qui voyage avec son suicide à la boutonnière » ou encore « Mon livre de chevet, c’est un revolver ». Creusé par l’idée du suici- de, l’ayant même annoncé par anticipation, Jacques Rigaut mit un terme à sa vie en 1929. Jean-Luc Bitton travaille à exhumer toutes les traces qu’il a laissées, pour une biographie à paraître aux éditions Denoël. Le blog sert de making-of au projet, que M. Bitton définit ainsi : « Ce blog est le livre “Debord” de mon travail en cours sur Jacques Rigaut, un “work in progress”, souvent méconnu, du biographe à l’œuvre. » Il nous invite au spectacle de sa progression, de la découverte d’un personnage inconnu à un appel à témoins dans la New York Review of Books. Le feuilleton de Jean-Luc Bitton est si bien fait que – même sans connaître l’auteur – on l’accompagne dans sa quête, on le suit pas à pas sur les empreintes légères laissées par l’excentré magnifique. Boris Razon Lemonde.fr Harry Potter, Titeuf et les autres… En quelques années, le secteur jeunesse s’est imposé au sein des grandes maisons. Porté par des phénomènes de très grande ampleur, il propose une offre qui s’élargit sans cesse D ès sa sortie en France, le 21 avril, la version poche de Harry Potter et l’ordre du phénix, a conquis les lecteurs. En quatre jours, 42 495 exemplaires ont été vendus, indique Gallimard, son éditeur. Harry Potter était en tête du classement des meilleures ventes de Livres Hebdo du 6 mai (Ipsos/Livres hebdo) devant Anges et démons de Dan Brown. De plus, selon une étude Ipsos-Culture réalisée pour Gallimard à l’occasion de la sortie en poche du tome V, 68 % des 9-15 ans ont lu au moins un des ouvrages de la série, surtout les plus jeunes et les filles, et 40,5 % des sondés ont lu les cinq tomes. De quoi contredire le discours sur le manque d’appétence des jeunes pour la lecture. Harry Potter, inventé par Joanne K. Rowling, a l’habitude des records : les cinq premiers volumes ont été vendus à 270 millions d’exemplaires (dont 16,7 millions en France). Avant même son arrivée, prévue le 16 juillet dans le monde anglophone, le sixième tome, Harry Potter et le prince de sang mêlé, fait figure de phénomène. Deux mois avant sa publication, il caracole en tête des ventes des libraires en ligne. Scholastic, l’éditeur américain, a prévu un tirage initial de plus de 10 mil- lions d’exemplaires (« Le Monde des livres » du 8 avril). Les Français devront attendre le mois de décembre pour découvrir la traduction du sixième et avant-dernier tome. Le phénomène Potter n’explique pas à lui seul la vitalité de l’édition jeunesse, dont le chiffre d’affaires a progressé de 4 % en 2004. Le secteur représente aujourd’hui 10,5 % du chiffre d’affaires de l’édition. La production ne cesse de croître, jusqu’à atteindre, comme pour la littérature générale, la surproduction. Mais les ventes et les tirages d’une nouveauté jeunesse (9 654 exemplaires en 2003 selon le syndicat national de l’édition) restent supérieurs à la moyenne du marché du livre (7 934 exemplaires). L’offre et la qualité se sont élargies : les albums très grand format ne font plus peur, le documentaire explose (+ 37 %), le livre audio est en pleine croissance, les projets associant livre et multimédia se multiplient. La réécriture de grands classiques tels que L’Odyssée, afin de les rendre plus accessibles aux enfants, n’est plus un tabou. Des auteurs reconnus comme Salman Rushdie, Marie Nimier, Christian Oster, Anna Gavalda ou Olivier Py se sont lancés dans l’aventure jeunesse. Ces évolutions cherchent à accompagner le changement des pratiques de lecture des jeunes, même si, comme leurs aînés, ils lisent d’abord par plaisir. Généralement, les garçons cherchent du suspense et du frisson, les filles apprécient l’humour, et tous aiment le fantastique et l’imaginaire. créer de nouveaux désirs Dans une société dominée par l’image, où il est plus tentant de s’installer devant la télévision ou une console de jeux que devant un livre, les éditeurs rusent pour créer de nouveaux désirs de lecture. Des séries télévisées et des films donnent lieu à des novélisations, comme la série Witch (Hachette jeunesse), et, inversement, l’adaptation cinématographique relance certains titres. Ainsi le film tiré de la série Les Désastreuses Aventures des orphelins Baudelaire de Lemony Snicket (Nathan jeunesse) a augmenté les ventes de l’ouvrage de plus de 140 % en 2004. Parmi lectures plébiscitées par les jeunes, la bande dessinée figure en bonne place. En 2004, le dixième volume des aventures de Titeuf, Nadia se marie, de Zep (Glénat), a dépassé les 835 000 exem- La Joie par les livres inaugurera ses nouveaux locaux le 6 juin L’association La Joie par les livres ouvrira le 6 juin un centre de ressources sur le livre pour enfants. Celui-ci proposera notamment l’intégralité de la production éditoriale française pour les enfants depuis les années 1960, une collection en langues étrangères et un fonds spécialisé sur le conte. Selon sa vocation première, il accueillera enfants et parents. Créé en 1965, La Joie par les livres est un organisme rattaché au ministère de la culture (direction du livre et de la lecture) avec pour objectif de soutenir toute action d’initiation de l’enfant au livre. Elle anime la bibliothèque de Clamart, où sont expérimentés les différents mode d’accès à la lecture, et publie la Revue des livres pour enfants, outil bien connu des professionnels de l’édition jeunesse qui leur permet de se repérer dans la foisonnante production. Son secteur interculturel produit également la revue Takam Tikou, qui informe sur l’édition africaine et arabe. La Joie par les livres anime la section française d’IBBY (International Board on Books for Young people), une ONG constituée de 60 sections internationales, qui tente d’élargir l’accès de tous les enfants du monde aux livres en regroupant des professionnels de l’édition jeunesse (éditeurs, bibliothécaires, enseignants, traducteurs, libraires…). Enfin, la Joie par les livres propose également des formations pour les professionnels du secteur. e Ouvert du lundi au vendredi, de 10 à 19 heures. 25, bd de Strasbourg, 75010 Paris. www.lajoieparleslivres.com plaires (Ipsos/Livre Hebdo), ce qui le place en deuxième position des ventes tous secteurs confondus derrière Da Vinci Code de Dan Brown. Les 11 titres des aventures de Titeuf ont également profité d’une publication en Bibliothèque rose : ce nouveau format s’est vendu au total à 4 millions d’exemplaires. Les ventes des séries, surtout lues par les filles, explosent : TomTom et Nana (Bayard jeunesse) reste un best-seller dont chaque nouveauté s’écoule à 100 000 exemplaires ; la série Totalement jumelles (Pocket jeunesse) s’est vendue à 960 000 exemplaires et La Cabane magique (Bayard Poche) totalise 800 000 ventes. Les jeunes lisent de façon utilitaire ou ludique, et rarement les œuvres canoniques du panthéon littéraire classique, en dehors de la contrainte scolaire. Le livre de poche jeunesse reste donc dépendant de la prescription de l’école. On retrouve ainsi, dans la liste des meilleurs ventes, des classiques de l’école : La Sorcière de la rue Mouffetard de Pierre Gripari (Gallimard jeunesse), Vendredi ou la vie sauvage de Michel Tournier (Gallimard jeunesse), Le Faucon déniché de Jean-Côme Noguès (Pocket jeunesse) ou encore Daniel Pennac, Kathrine Kressmann Taylor, ainsi que les indémodables comme Le Petit Prince de Saint-Exupéry (Gallimard jeunesse). Les Histoires inédites du petit Nicolas, de René Goscinny et Sempé, retrouvées et publiées par Anne Goscinny (Imav éditions), sont en tête du palmarès jeunesse, grands formats et poches confondus, avec 286 600 exemplaires. Les aventures de l’écolier des années 1960 doublent ainsi le tome V d’Harry Potter dans les ouvrages grand format. Des livres qui se lisent de génération en génération. Comme si les lecteurs de la littérature jeunesse n’avaient pas vraiment d’âge. Carole Bibily Paris rend hommage à Julia Kristeva, Prix Holberg 2004 oubliées jusqu’alors des grandes distinctions internationales, les sciences humaines ont enfin leur prix Nobel, pourrait-on dire, grâce au Parlement norvégien qui a créé en 2004 le prix Holberg (doté de 520 000 ¤), récompensant « des travaux exceptionnels en sciences humaines, sciences sociales, droit ou théologie. » L’universitaire et dramaturge dano-norvégien Ludvig Holberg (1684-1754) qui, au croisement de la métaphysique, de la logique, de la rhétorique latine et de l’histoire contribua à moderniser ces disciplines, n’aurait sans doute pas renié le choix de Julia Kristeva, première lauréate du prix. Elue entre des centaines d’intellectuels proposés par les plus grandes universités du monde, la sémiologue, psychanalyste et écrivain s’est vue distinguée le 3 décembre par le jury, pour ses « travaux novateurs consacrés à des problématiques qui se situent au croisement entre langage, culture et littérature, et qui ont eu une incidence capitale sur la théorie féministe et un rayonnement international dans de nombreuses disciplines au sein des sciences humaines et sociales ». voyage transdisciplinaire Cet événement, révélateur de l’accueil réservé à l’étranger à cette intellectuelle cosmopolite – notamment aux Etats-Unis où, toute son œuvre est traduite et fréquemment commentée – est quelque peu passé inaperçu en France. Jusqu’à la tenue, mardi 10 mai à Paris, d’un colloque organisé par l’université Paris-VII-Denis-Diderot, rendant hommage à celle qui y dirige l’UFR sciences des textes et documents. Kelly Oliver, professeur de littérature à l’université Vanderbilt (Etats-Unis), replaça tout d’abord les travaux « révolutionnaires » de Julia Kristeva dans la « crise de sens » que traversent les sciences humaines et plus largement la société. Au cours de ce voyage transdisciplinaire où résonnèrent bien souvent les termes chers à Julia Kristeva et qui fondent sa démarche – ceux d’ouverture, de migration, de renaissance (dans l’art et le langage), de singularité (dans sa démarche psychanalytique « engagée dans le siècle et la culture »), de génie féminin (à travers les figures notamment de Colette et de Hannah Arendt), Jean-Claude Chevalier évoqua sa rencontre, dans le bouillonnement intellectuel des années 1970, avec les textes « stupéfiants » de la jeune sémiologue, encensée par Barthes pour sa thèse intitulée Révolution du langage poétique (1974, « Points Seuil »). Une sémiologue dont Isabelle Rieusset a souligné « la capacité à ouvrir sans cesse un espace de questionnement ». Espace mis également en évidence par Pierre-Louis Fort, à travers le roman policier, genre propice à l’interrogation sur la pulsion de mort. « Des romans à son image, éclectiques et surprenants qui invitent, au voyage, à l’ouverture et à une nouvelle naissance. » Emue au terme de ce « festival de pensées et de générosité », Julia Kristeva s’est dite amusée « par cette femme aux visages multiples, atypique, dessinée à travers les éloges. » Ajoutant qu’elle recevait « ces interventions comme des ouvertures, des traces de nouvelles pistes de débats et de réflexions ». Christine Rousseau AGENDA Edgar Morin à la Bibliothèque nationale de France Du 17 au 19 mai, dans le cadre du cycle de conférences organisé avec la Fondation de France et la Fondation Simone-et-Cino-del-Duca, Edgar Morin donnera trois conférences : « La barbarie européenne », « Les antidotes culturels européens » et « L’éruption nazie ». Les conférences auront lieu de 18 h 30 à 20 heures, sur le site François-Mitterrand, quai François-Mauriac, 75013, grand auditorium ; entrée libre. Rens. : 01-53-79-59-59. a LE 14 MAI. BATAILLE. A Vézelay (89), la librairie L’Or des étoiles organise une rencontre avec JeanFrançois Louette qui donnera une conférence sur « Georges Bataille, de l’édition clandestine à “La Pléiade” » (à 20 heures, à la Maison JulesRoy, rue des Ecoles ; rens. : 03-8633-30-06). ET 15 MAI. HISTOIRE. A Courbevoie (92), les 4es Rencontres du livre d’histoire auront pour thème « Les femmes célèbres », avec, notamment, Geneviève de Galard, Philippe Delorme et Vladimir Fedo- rovski (à la bibliothèque municipale, 41, rue de Colombes). a LE 17 MAI. DEPARDON. A Paris, les conférences Roland Barthes accueillent Raymond Depardon, qui interviendra sur le thème « Dans le nu de l’image » (de 18 à 20 heures, amphi 34B, Paris-VII - Denis-Diderot, 2, place Jussieu, 75005 Paris). a LES 14 17 MAI. PASOLINI. A Paris, au Théâtre Molière - Maison de la poésie, lecture de poèmes inédits de Pier Paolo Pasolini, Invece di morire, scrivo su di voi (Au lieu de mourir, j’écris sur vous), par Valérie Lang, avec Arnaud Meunier, René de Ceccatty et Hervé Joubert-Laurencin (à 20 h 30, salle Pierre-Seghers) ; et, le 18, lecture-rencontre avec René Depestre, qui s’entretiendra avec Bruno Doucey autour de son dernier livre (à 19 heures, salle PierreSeghers 157, rue Saint-Martin, 75003 ; entrée 5 ¤ ; rens. et rés. : 01-44-54-53-00). a LE 18 MAI. RICARD. A Paris, le Musée Dapper et les éditions Confluences organisent une rencontre autour d’Alain Ricard pour la parution de son livre La Formule Bardey, voyages africains, qui s’entretiendra avec le romancier Kangni Alem (à 18 h 30, 35, rue PaulValéry, 75016 ; entrée libre). a LE a LE 19 MAI. BIRNBAUM. A Paris, le Musée d’art et d’histoire du judaïsme reçoit le sociologue américain Pierre Birnbaum, qui débattra autour de son livre Géographie de l’espoir (Gallimard), avec Pierre Bouretz et Marc de Launay (à 19 heures, 71, rue du Temple, 75003 ; rens. et rés. : 01-53-01-86-48). a LE 19 MAI. SARTRE. A Paris, le sémi- naire consacré à Jean-Paul Sartre, proposé par Catherine Malabou, se poursuit avec Annie Cohen-Solal, Juliette Simont et Patrice Vermeren qui dialogueront sur « Sartre et les Etats-Unis » (à 18 heures, à la galerie Léo Scheer, 14-16, rue de Verneuil, 75007 ; entrée libre ; rens. : 01-42-66-13-89). a DU 19 AU 22 MAI. IMAGINALES. A Epinal (88), le festival des mondes imaginaires Les Imaginales accueillera de nombreux auteurs de fantasy, de SF ou de romans historiques. Au nombre des invités : Robin Hobb, James Barclay, Richard Morgan (rens. : http://www.imaginales .com ou 03-29-68-50-88). LE MONDE/VENDREDI 13 MAI 2005/III LITTÉRATURES Le partage de l’absolu à deux New York vu par Philippe Dollo Image extraite de « L’Ile Dollo » RENCONTRE TERRESTRE d’Hélène Cixous et Frédéric-Yves Jeannet. Galilée, 152 p., 23 ¤. L’ÎLE DOLLO de Frédéric-Yves Jeannet et Philippe Dollo. Léo Scheer, 94 p., 25 ¤. LE TABLIER DE SIMON HANTAÏ d’Hélène Cixous et Simon Hantaï. Galilée, 102 p., 25 ¤. E n répondant aux questions de Frédéric-Yves Jeannet, Hélène Cixous ne se contente pas d’accepter un exercice d’introspection auquel elle s’est déjà livrée (avec Mireille Calle-Gruber, pour Photos de racines, Editions des femmes, 1994), c’est-à-dire de refaire le point, dix ans plus tard. Elle construit un livre à deux, avec un écrivain lui-même très singulier, dont elle admire l’œuvre, et qui lui écrit d’une ville qu’elle aime, sur laquelle elle a écrit, où elle retourne souvent, New York. A New York, Frédéric-Yves Jeannet est alors installé sur Roosevelt Island, à l’est de Manhattan. Et, parallèlement à leur dialogue littéraire et biographique, il publie une rêverie poétique, autour des photos spectrales et souvent nocturnes de cette île, qu’il rebaptise du nom du photographe : île Dollo. Cette publication, qui vient à la suite des beaux livres inclassables, des récits violents et denses (Cyclone, Castor Astral, 1997, et Charité, Flammarion, 2000), arrive en harmonie douloureuse avec les sujets traités à deux : la destruction des tours jumelles en septembre 2001 donne, en effet, une tonalité dominante à cette double réflexion sur l’écriture, la mémoire, le partage de souffrances familiales et politiques, la quête des rêves, le travail sur les mots. analyse et contemplation Cette tonalité est orientée par deux esprits habitués à l’analyse, mais aussi à la contemplation, deux formes d’humour où distance et passion ne se contredisent jamais. Dans le paysage assez triste de Roosevelt Island, propice à l’humeur mélancolique et décalée de Frédéric-Yves Jeannet, « l’opacité et le deuil » répondent à une volonté constante de comprendre la poétique de son amie parisienne venue d’Oran. De son côté, Hélène Cixous aime à converser avec d’autres écrivains, artistes, philosophes. Bien sûr, Jac- ques Derrida, qui a si bien parlé d’elle et avec elle. Mais aussi, aujourd’hui, le peintre Simon Hantaï, dont elle observe et décrit le tableau Ecriture rose, et qui est le prétexte d’un retour à Proust, à ses aubépines, à son jeu sur la couleur rose et à une plongée nouvelle dans son propre monde, à partir de photographies familiales du peintre : « Quand j’ai vu ta mère, je l’ai reconnue : c’est une mère. Il y a quelque chose. Une profondeur quiète, inébranlable. Cette mère nous traîne à l’école (j’ai écrit cela dans Osnabrück) en nous enlevant le monde, elle nous le rend, une deuxième fois, avec une précision chirurgicale. » Ayant lui-même souvent écrit sur son père et sa famille, Frédéric-Yves Jeannet insiste naturellement sur les soubassements généalogiques de l’œuvre d’Hélène Cixous, mais sans jamais perdre de vue la constitution d’une langue, d’un univers strictement littéraire, évacuant les approximations faciles des vagues théories de l’autofiction. Tout en retraçant son parcours intellectuel (les études anglaises, l’enseignement, la fuite de l’université et le retour, la rencontre de Jean-Jacques Mayoux et de Jacques Derrida, de Lacan et de Deleuze, les publications et leurs malentendus, les prix philippe dollo/éd. leo scheer Un poète, Frédéric-Yves Jeannet, et un peintre, Simon Hantaï, conversent avec Hélène Cixous littéraires, les circulations éditoriales, l’élaboration involontaire d’une image autoritaire, le théâtre), Hélène Cixous se plie docilement aux questions de son ami et tente de se Le « tombeau des inconsolés » LE COMPLEXE DE CALIBAN de Linda Lê. Ed. Christian Bourgois, 180 p., 15 ¤. CONTE DE L’AMOUR BIFRONS de Linda Lê. Ed. Christian Bourgois, 150 p., 15 ¤. C ommencer un livre, c’est chercher à recouvrer la mémoire, écrit Linda Lê dans l’un des chapitres du Complexe de Caliban, volume noir et superbe qui rassemble une série de courtes études sur la littérature et sur la lecture, ainsi que des fragments autobiographiques. En une autre page de ce qu’elle nomme son « tombeau des inconsolés », elle rappelle ces vers d’Emily Dickinson – car Linda Lê sait s’entourer des œuvres les plus tendues, les plus nécessaires – qui disent : « Seule je ne puis être,/ Car des multitudes me visitent. » Tout lecteur, affirme-t-elle enfin, devrait faire graver sur chaque livre de sa bibliothèque cette phrase d’Hölderlin : « Nous ne sommes rien. C’est ce que nous cherchons qui est tout. » Ces trois références dessinent le territoire d’un écrivain qui n’a jamais séparé les livres, les siens comme ceux qu’elle lit et commente, des risques et des périls de l’existence. Certes, beaucoup d’auteurs ont frôlé et frôlent encore ce danger d’être que la littérature tente à la fois de dire et de conjurer. Mais ils sont peu nombreux à l’affronter de manière vitale… Linda Lê s’inscrit bien dans la filiation des grands solitaires du romantisme noir, avec les « suici- dés de la société » pour fidèles compagnons. Mais cette proximité n’est pas un appui. Bien au contraire. « On pourrait croire qu’avec les années, avec tous les livres que j’ai écrits, j’avance avec l’assurance et la maîtrise de celui qui connaît son métier », souligne le narrateur du Conte de l’amour bifrons. « Chaque fois que je commence un roman, je suis comme un débutant qui s’essaie à un projet funambulesque et a peur de se casser le cou… » éclats de lumière Dans l’univers de Linda Lê, la fiction, loin d’autoriser une mise à distance, en annule jusqu’à l’espoir. « Depuis des mois, je ne vis plus. J’ai donné mon sang, mes nerfs, ma chair, mes pensées à Ylane et Ivan. Ce sont mes vampires. ZOOM illustration : emmanuel pierre PARTI PRIS cette autre, mais n’est pas mécontent d’être ainsi désiré et attendu. Ce n’est pas tant cette obsession qui retient l’attention, encore que ses hauts et ses bas soient décrits avec minutie et subtilité. C’est plutôt le rapport de la jeune femme amoureuse à la ville, à Paris, à sa géographie – la singularité de ses quartiers, leur vie diurne et leur vie nocturne – et aux rencontres inattendues qu’on peut y faire. Le travesti d’un soir, Renée, un photographe, un inconnu qui veut ne pas être seul la nuit de son – prétendu – anniversaire… Ce n’est pas simplement un désir de faire diversion, d’oublier un instant son obsession, c’est une manière d’être au monde, d’accepter sa « voix ambiguë » et sa voie incertaine, que Céline Curiol invente avec talent. La Nuit promenée est aussi un beau titre et, d’emblée, un texte étrange : de courtes phrases, séparées par de grands blancs, mais ni un long poème ni une succession d’aphorismes ou de fragments. Jeanne Truong veut que ce soit un roman. Et c’en est un, si on veut bien accompagner dans ses détours l’unique personnage, « Elle ». Il y a, comme dans Voix sans issue, une déambulation dans la ville, mais beaucoup plus elliptique, éclatée. Il y a des passants qu’on observe, des hommes qu’on désire, une foule, des parcs, l’Opéra, des promenades à bicyclette, toute une ville qui « ne peut plus voir ni écouter avec humanité, ignorant sa propre mort, incapable de prêter une oreille à ce qui se produit juste à ses côtés ». FEMME DISTRAITE, de Michel Manière Une femme parle face à un interlocuteur invisible. Son récit est troué, incomplet. Un long monologue, mais en phrase brèves, comme empêchées, haletantes parfois, interrogatives toujours. Elle est comédienne, ou était, car elle parle surtout au passé, ou du passé. Elle a été aimée, désirée, adulée… Elle a eu un fils, puis il est mort. Cette « distraction » n’a rien d’heureuse. C’est comme si tous les événements s’étaient déroulés à une certaine distance, qu’on était toujours tenu à l’écart de soimême… Efficace, intriguant et émouvant, le roman de Michel Manière n’est pas seulement une gageure stylistique. C’est surtout un beau portrait de femme, hors de toute convention. P. K. Grasset, 120 p., 11 ¤. a UNE Quoi que je fasse, tout mon être s’ouvre vers eux… » Ylane et Ivan s’aiment ; ils sont comme les deux visages de cet « amour bifrons », gémellaire, qui donne son titre au roman. Tous deux vivent dans un monde où la folie, l’amour et la littérature, des éclats de lumière et les constantes ténèbres, l’angoisse et le sentiment de l’impossible, s’entrecroisent, pour faire finalement bon ménage. Mais de même que l’imaginaire déborde dans le réel, la réalité elle-même, celle du narrateur-auteur, devient incertaine, inquiétante comme un mauvais songe. Une réalité qui est à l’image de cet « oiseau de mauvais augure », qui, tel le Corbeau d’Edgar Poe, siffle ironiquement à l’oreille de l’écrivain de papier, « Encore l’amour ! ». P. K. Trois débutantes, leur singularité et leur charme étrange PEU IMPORTE leur âge légal, ce sont trois jeunes romancières puisqu’elles publient pour la première fois. Céline Curiol, Jeanne Truong et Geneviève Parot échapperont-elles au mépris affiché par Richard Millet pour la littérature française actuelle dans son Harcèlement littéraire (Gallimard) ? Peut-être, puisqu’il affecte de ne pas lire ses contemporains, tout en ayant un avis sur ce qui s’écrit… dans le monde entier. Mais c’est un autre débat, à ouvrir rapidement. Rien ne réunit vraiment Voix sans issue, de Céline Curiol – un roman de 250 pages –, La Nuit promenée, de Jeanne Truong, et Trois sœurs, de Geneviève Parot – deux brefs textes de 140 et 130 pages. Sauf le désir, pour chacune, de trouver sa voix, son style et, comme l’écrit Jeanne Truong, « de goûter à la bienveillance des fictions, à la saveur des états abstraits que certains appellent confusément des états de rêverie ». Chez Céline Curiol, on est d’abord attiré par le titre, Voix sans issue, puis, en épigraphe, par le passage de Molloy, de Beckett, commençant ainsi : « Comme vous voyez, c’est une voix ambiguë et qui n’est pas toujours facile à suivre, dans ses raisonnements et décrets. » On ne regrette pas de suivre cette voix, cette héroïne occupant tout l’espace, mais ne parlant pas à la première personne, ce qui installe une distance bienvenue. Elle fait un métier assez singulier : annoncer les arrivées et les départs de trains à la gare du Nord. Elle est en proie à un sentiment plutôt banal, « l’attraction démesurée d’une femme pour un homme », qui vit avec une autre, aime comprendre à travers son regard. C’est ce qu’il y a de plus émouvant dans cette conversation. Tout biographe futur aura là des éléments précieux, drôles, vivants (l’histoire du manuscrit de Portrait du soleil, égaré par Gilles Deleuze dans une manifestation où il est arrêté, retrouvé miraculeusement et expédié anonymement chez Gallimard, où Roger Grenier, sans nom d’auteur, identifie aussitôt le style !), fidèles à une personnalité qui échappe aux courants superficiels de pensée, mais non à la vie souterraine, intense, de la littérature. « Est-ce la vraie vie ? », se demande Hélène Cixous, qui rappelle que son œuvre est moins autobiographique qu’on ne le dit parfois : « En vérité, il n’y a, venant de ma vie, que bien peu d’éléments concernant ma propre personne, ne trouvez-vous pas ? Ce sont les personnages, les proches, les foules d’êtres qui en effet me font mais ne me sont pas, qui occupent presque toute ma scène. Ma propre vie reste inconnue. » Parce qu’elle a ici un lecteur attentif et profond, Hélène Cixous combat « l’armée de fantasmes-clichés » qui concernent le statut d’une intellectuelle qui a fait un « usage ultrapoétique de la langue » et ne s’est arrêtée à aucun classement où on aurait pu la figer. « Me voilà donc avec ces trois pattes, vivre écrire aimer, chacune cœur du cœur, saint des saints, condition nécessaire et non suffisante des autres. » René de Ceccatty Il faut à la fois se laisser emporter dans les méandres du propos de Jeanne Truong et s’arrêter sur les phrases qu’on aime. En voici une à méditer : « La littérature comprend la tristesse et la mélancolie. Elle n’honore pas le malheur bien qu’elle en possède le sens tragique. » Et une certitude : « La lecture suffit, mais seulement à la fin (…) A la fin, elle triomphe de tout (…) A la fin, elle ne fait presque plus peur. » Geneviève Parot, avec ses Trois sœurs – trois chapitres, « Simone, 1905 », « Marie, 1916 », « Journal de Marthe, 1945 », et un « Epilogue, 1973 » – semble avoir fait un roman moins désarçonnant, voire plus conventionnel. Il n’en est rien. Ces trois destins, non pas résumés mais concentrés, sont une fascinante traversée du XXe siècle, décrite avec précision et économie. On ne lâche pas ce récit en plusieurs temps, qui commence par la mort, en couches, de la mère, racontée par Simone, désormais orpheline, après avoir été abandonnée par ses deux aînées, entrées en religion. Marie, infirmière pendant la Grande guerre, partira ensuite pour l’Amérique latine. Marthe est carmélite. Le plus beau – et terrible – chapitre est sans doute le Journal que tient Marthe dans les derniers mois de sa vie. Elle se laisse mourir, dans la haine ce qui l’a fait vivre, un « déni » où elle voyait « un accomplissement ». Une fin tragique, un texte déchirant, mais qui « n’honore pas le malheur ». Josyane Savigneau VOIX SANS ISSUE, de Céline Curiol. Actes Sud, 254 p., 10 ¤. LA NUIT PROMENÉE, de Jeanne Truong. Gallimard, « L’Infini », 146 p., 13,50 ¤. TROIS SŒURS, de Geneviève Parot. Gallimard, 130 p., 11,50 ¤. de Catherine Clémenson Trois ans après le remarqué Intime Connexion (éd. Maurice Nadeau), Catherine Clémenson publie un deuxième roman qui plonge dans le passé, l’explore, le ressent. C’est une maison, au moment où elle va être vendue, qui est ici le vecteur des souvenirs. L’âme de la demeure, avant le déménagement, est ainsi rappelée à la mémoire de la narratrice, dans un style qui ne cède rien aux conventions et aux facilités. P. K. Seuil, 174 p., 17 ¤. a L’OFFICIANTE, IV/LE MONDE/VENDREDI 13 MAI 2005 LETTRES ANGLAISES Le roman anglais contemporain, au nom de Joyce L e 12 juillet 1872, Gustave Flaubert s’en plaignait à George Sand : « Je viens de lire Pickwick, de Dickens. Connaissezvous ? Il y a des parties superbes, mais quelle composition défectueuse ! Tous les écrivains anglais en sont là (…). Ils manquent de plan ! C’est insupportable pour nous autres Latins ! » a Adam Thirlwell C’est le poncif européen par excellence – le roman anglais n’a aucun sens du style. Mais il n’a plus cours aujourd’hui. L’homme qui l’a fait mentir, et qui révérait Gustave Flaubert, est James Joyce. 1. james joyce Joyce est le plus grand romancier de langue anglaise de XXe siècle. Parce qu’il était capable de forger des phrases de ce genre : « La crème paresseuse dessinait en précipités des arabesques dans son thé. » Ou encore : « La jante gémit contre le trottoir : terminus. » Joyce a montré qu’une œuvre de fiction pouvait égaler la poésie en écriture : il a tracé la voie vers une prose prosaïque, empreinte d’ironie, qui satisfaisait aux exigences lyriques d’une poésie fondamentalement formelle. En effet, ces phrases ne sont pas que la somme de leur contenu : elles sont aussi une entité sonore. Ainsi, tout écrivain de langue anglaise doit, depuis Joyce, compter avec son art, sa précision. Parce qu’il est deux choses à garder à l’esprit quand on lit un roman anglais moderne. La première, que tous les auteurs contemporains s’intéressent bien plus au passé qu’à leurs contemporains. Ils écrivent en relation avec l’histoire littéraire. Et la seconde, que l’histoire de la littérature n’a aucun rapport avec l’histoire ordinaire : elle a horreur de se répéter. Donc, pour un Anglais, l’unique problème qui se pose est James Joyce. Car Joyce n’avait rien laissé de côté. Il avait, T. S. Eliot l’a déploré un jour qu’il prenait le thé avec Virginia Woolf, détruit de fond en comble le style anglais. Comment dans ces conditions perpétuer l’histoire du roman britannique si Joyce a tout flanqué en l’air ? Il faut inventer des choses extraordinaires. Il faut – et cela déconcerte plus d’un Anglais – arrêter de penser en provincial. Cette évolution du provincial à l’extraordinaire a revêtu deux aspects : dans le contenu et dans la forme. Le contenu est tout entier hérité de Joyce, via les Américains. Les formes sont elles aussi héritées de Joyce, via les Européens. 2. l’amérique Dans Les Aventures d’Augie March, de Saul Bellow, Augie passe un entretien d’embauche avec un millionnaire de Chicago nommé Robey, qui ressemble à ça : « De grands yeux réticents, enflammés, une barbe roussâtre, des lèvres rouges et maussades, et en travers du nez une tache : la veille au soir, ivre ou ensommeillé, il s’était pris la portière d’un taxi. » Ici, la délectable ingéniosité de Bellow tient à la tache sur le nez de Robey. D’habitude, un romancier se sert de détails permanents pour dépeindre ses personnages. Mais cette tache est un détail passager. Elle est, sur le plan artistique, fragile. Elle aura disparu d’ici deux semaines. Et c’est là un détail autrement plus ingénieux, plus réaliste. Un détail mineur sur un personnage mineur. curiosité cosmopolite et subtile, une hospitalité vis-à-vis de langues moins universelles. Ainsi David Mitchell, qui ne parle pas italien, a-t-il développé ses formes – ses histoires gigognes, cycliques – par l’entremise des traductions anglaises d’Italo Calvino. Ou Ian McEwan, qui a appris l’art de l’implicite, du familier imprégné d’horreur, chez Franz Kafka et Jorge Luis Borges. 5. kundera Je me souviens encore de la jubilation intense que j’ai ressentie en découvrant les romans et essais de Milan Kundera. Soudain, tout est devenu clair. Le roman en tant que forme n’était pas épuisé par ses formes en anglais. Il pouvait contenir toute une palette de styles. Et cela a suscité une autre prise de conscience. L’histoire du roman n’a aucun rapport avec l’histoire de la poésie : ce n’est pas une histoire des nations, ni de leur langue spécifique. Elle prospère grâce aux relectures heureuses d’œuvres traduites. gisèle freund/agence nina beskow Auteur d’un premier roman, Politique (L’Olivier, 2004), considéré par le Times comme « l’un des plus drôles et des plus originaux de ces dernières années », Adam Thirlwell, né en 1978, a fait ses études à Oxford et est aujourd’hui rédacteur en chef adjoint de la revue littéraire Areté. Nous lui avons demandé un point de vue sur la littérature britannique contemporaine. Il nous a fait parvenir ce texte en six points. Eugène Jolas et James Joyce (à droite) corrigeant « Finnegan’s wake », à Paris (1938) Cette technique, ce souci de l’infime, est une évolution héritée de Joyce. D’ailleurs, Bellow ne s’en cache pas – il donne à Herzog, ce personnage grandiose, un nom tiré d’Ulysse : un nom mineur, celui de Moses E. Herzog, une note en marge. C’est ce souci joycien et américain du détail infime que l’on retrouve dans le meilleur du roman anglais – dans, par exemple, Martha, Martha, de Zadie Smith, nouvelle parfaite, où une fille, seule, pleure en regardant la photo qu’elle a prise d’un bébé sur les genoux d’un homme : « Le cliché et leur beauté commune n’étaient en rien ternis par le fait qu’ils s’étaient tous deux scotché le nez sur le front pour suggérer des groins. » Joyce a forcé l’écrivain de langue anglaise à ne pas succomber au luxe de la coupe. Il a établi un critère d’inclusion maximale – une fidélité à l’ironie calme et amusée qui accompagne même ce qui vient du plus profond du cœur. En définitive, chaque romancier doit imaginer de nouvelles solutions aux problèmes permanents de la technique. Mais pour y parvenir, souvent – et éviter de faire du Joyce –, il faut penser en termes de traduction. 3. l’europe 4. la traduction Outre le contenu, Joyce a fait du roman anglais une expérimentation formelle. Depuis le décuplement et la miniaturisation subis en simultané par l’intrigue et les personnages, depuis ses plongeons virtuoses dans le pastiche et la parodie, il est impossible d’écrire une histoire ordinaire. Plus précisément, l’histoire ordinaire est devenue le domaine des écrivains de seconde zone – tous ces écrivailleurs du réalisme socialo-mondain. De fait, le roman est un genre qui se prête à la traduction. Finnegans Wake, il est vrai, peut-être pas. Mais Finnegans Wake est un cas unique. La plupart du temps, les formes du roman sont traduisibles. Ainsi, en Grande-Bretagne, le roman a été transformé par la transformation des écrivains à la lecture d’œuvres traduites. C’est l’un des avantages, après tout, de lire et d’écrire dans une langue universelle. Il peut déboucher sur une 6. nabokov C’est à cette lumière qu’il faut lire le roman anglais contemporain. Gardant en tête le James Joyce aux nationalités et aux talents multiples, il ne faut pas oublier qu’en ce moment même nombre d’auteurs anglais trouvent des moyens de n’être pas simplement anglais. Ils font évoluer les limites des formes et de leur contenu. Et c’est une avancée. C’est ça, l’histoire littéraire. Ainsi Vladimir Nabokov, génie en deux langues, n’a pas tort quand il déclare : « Le véritable passeport de l’écrivain est son art. Son identité devrait être reconnue au premier coup d’œil à un motif spécial ou une coloration particulière. Son habitat peut confirmer l’exactitude de ce constat, mais ne devrait en aucun cas y mener. » Traduit de l’anglais par Madeleine Nasalik. Michel Faber : un siècle de littérature cul par-dessus tête LA ROSE POURPRE ET LE LYS (The Crimson Petal and the White) de Michel Faber. Traduit de l’anglais par Guillemette de Saint-Aubin, L’Olivier, 1 148 p., 25 ¤. U ne petite promenade, ça vous dirait ? Et guidée, s’il vous plaît. Mais attention : si vous mettez vos pas dans ceux de Michel Faber, l’expédition vous emmènera manu militari (et pour un bon moment) dans des endroits auxquels vous n’êtes probablement pas habitués. Vous devrez vous acclimater à l’air pollué de Londres, en 1875, parcourir des ruelles sordides, côtoyer la maladie, la misère, la mort, voir des enfants grelotter, voyager dans des fiacres inconfortables, sentir l’odeur des pots de chambre ou celle de la misogynie, ce qui ne vaut guère mieux. Et quand il vous arrivera de prendre vos aises dans de riches demeures (parce que cela vous arrivera), ne vous réjouissez pas trop vite : l’auteur ne vous laissera jamais vous y endormir. Car c’est un diable d’homme, ce Michel Faber, qui n’a pas son pareil pour mener un récit, réveiller l’attention de son lecteur, bref, le mener par le bout du nez. « Fiez-vous à moi », conseille-t-il dès le début, avant de se montrer carrément directif, aguichant (quand ce n’est pas racoleur), moralisateur (« A quoi pensez-vous ? Vous avez vraiment passé trop de temps en mauvaise compagnie ! ») ou farceur, capable de faire croire une seconde que les personnages prononcent des phrases insensées – qu’ils n’ont évidemment jamais dites. Avec cet auteur de 45 ans, né aux Pays-Bas, grandi en Australie et installé en Ecosse, tout un siècle de vie littéraire bascule cul par-dessus tête. Sautant à pieds joints sur les conventions du XXe siècle, qui prétendaient libérer le lecteur du narrateur omniscient, Faber se réinstalle dans le rôle avec délectation, ne se privant pas de donner son opinion à tout bout de champ. Et réussit, avec un brio proprement époustouflant, à bâtir un roman mille-feuilles, où se superposent les styles de différentes époques. apostropher le lecteur A commencer, bien sûr, par le roman victorien. L’époque du récit, sa longueur, sa manière d’aborder les problèmes sociaux sentent fort le XIXe siècle, tout comme sa façon de croiser les destins de plusieurs personnages. Voici donc William Rackham, héritier d’une riche entre- prise de parfums, et la désirable Sugar, prostituée mais aussi intellectuelle, qui va quitter la rue grâce à la fortune de son amant. Et puis la très étrange Agnès, épouse évanescente de William, et encore la remarquable Mrs. Fox, militante de la lutte contre la pauvreté. Autour d’eux et de quelques autres, Michel Faber bâtit tout un jeu de va-et-vient fort habile et bien écrit, construit de façon pyramidale, exactement comme la société dans laquelle il s’inscrit : un personnage conduit à un autre, plus important, que le lecteur est prié de considérer avec toute l’attention qu’il mérite. Certains ont des noms, d’autres seulement des prénoms, d’autres rien du tout. Néo-victorien, donc, mais pas seulement. Car cette manière d’apostropher le lecteur, c’est encore plus loin que Faber est allé la chercher. Cervantès l’utilisait, dans son Quichotte, et Laurence Sterne aussi, dans Tristram Shandy. En même temps qu’il fait apparaître et disparaître ses personnages, l’écrivain manipule ses lecteurs – ce qui est, après tout, l’objectif de la plupart des conteurs – sans se soucier de cacher les fils. Le tout, pourtant, mêlé à une forme évidente de modernité dans la langue (en particulier dans certaines métaphores), dans la brièveté des descriptions, dans l’humour et, cela va sans dire, dans le dénouement – rien moins que victorien. L’histoire de Rackham et de ses deux femmes a-t-elle pour but d’instruire le lecteur, de l’émouvoir, de le moraliser en somme, comme beaucoup de romans du XIXe ? Certainement pas. Et c’est sans doute là le vrai point d’ancrage de La Rose pour- pre et le Lys dans son siècle, le XXIe. Là où les récits victoriens décrivaient un monde susceptible de changer, Michel Faber divertit en montrant un univers qui n’est pas réformable. Et où seuls des individus pourront tirer leur épingle du jeu – à commencer par le premier d’entre eux : le lecteur, qui se réjouit d’un bout à l’autre de ce remarquable pastiche. R. R. semble regarder grandir à mesure qu’il écrit. Fl. N. Traduit de l’anglais par Jean Rosenthal, éd. Christian Bourgois, 254 p., 21 ¤. a UN HOMME DANS SA CUISINE, de Julian Barnes Le qualificatif est facile puisqu’il s’agit de cuisine, mais tant pis : le dernier ouvrage de Julian Barnes est tout simplement délicieux. Qui aurait pu croire que l’auteur du Perroquet de Flaubert (Stock, 1986, prix Médicis étranger) était cet « obsessionnel anxieux » de la cuisine, puisque c’est bien ainsi qu’il se décrit dans ce texte qui tient autant de l’exercice autobiographique que du traité de précision. En effet, quand il s’agit de termes culinaires, Sir Barnes est d’une intransigeance qui frise l’intégrisme : que signifie une goutte ? Et quand on parle de cuillerée, celle-ci doitelle être rase ou bombée ? Ayant grandi dans les années 1950, dans « un monde où la gastronomie se montrait peu audacieuse » et où peu d’hommes osaient se mettre aux fourneaux, Julian Barnes est venu à la cuisine sur le tard. Aventurier modéré – il respecte à la lettre les indications de la centaine d’ouvrages culinaires dont il est l’heureux propriétaire –, Julian Barnes confie, avec humour, ses angoisses, ses réussites et ses échecs – comme ce lièvre à la sauce chocolat… E. G. Traduit de l’anglais par Josette Chicheportiche, Mercure de France, « Bibliothèque étrangère » xx p., 18 ¤. e Signalons de Michel Faber, Sous la peau (Seuil, « Points », 320 p., 7,50¤). ZOOM a CONTRE SON CŒUR, de Hanif Kureishi Avec ce livre de souvenirs sur son père – Shannoo Kureishi, un écrivain raté, réfugié en Angleterre après la partition entre l’Inde et le Pakistan et devenu petit fonctionnaire à l’ambassade du Pakistan après avoir épousé une Britannique –, Hanif Kureishi nous livre son ouvrage le plus autobiographique. Prenant pour prétexte la découverte de textes non publiés de Shanoo, l’auteur de My Beautiful Laundrette, de Black Album et d’Intimité (tous publiés aux éditions Christian Bourgois) retrace l’histoire de sa famille et la façon dont luimême a été conduit à cette carrière de romancier que Shanoo aurait tant souhaitée pour luimême. Une vibrante « lettre au père » où Kureishi entrelace le roman familial, l’histoire du Pakistan et celle de ses trois fils qu’il a LES SECRETS AMOUREUX D’UN DON JUAN, de Tim Lott Danny, alias Spike (« le pieu, la dague »), vit seul, à 45 ans, dans un minuscule studio d’Acton, à l’ouest de Londres. Une situation financière précaire, une fille de 6 ans qu’il voit trop rarement, un divorce calamiteux, une carrière en toc dans la pub : « Voilà où j’en suis », s’avoue le narrateur de Tim Lott, qui va s’interroger sur « cet être néfaste, cette ombre martyrisée » qu’il est malgré lui devenu. Auteur de Frankie Blue (Belfond, 2000, prix Whitbread du premier roman) et de Lames de fond (Belfond, 2003), Tim Lott, né en 1956, livre ici, dans une veine très contemporaine, une chronique légère et désenchantée sur l’amour, la famille, la nostalgie. Fl. N. Traduit de l’anglais par Annick Le Goyat, Belfond, 314 p., xx ¤. a J’AI TUÉ LA PRINCESSSE, de Dan Rhodes Avec Timoléon, chien fidèle, les éditions Stock ont fait découvrir au public français un jeune espoir de la fiction britannique – auteur de deux romans et deux recueils de nouvelles –, Dan Rhodes, né en 1972, et sélectionné par la mythique revue Granta comme l’un des meilleurs jeunes écrivains du Royaume. Dans ce pastiche plutôt loufoque à la Bridget Jones, l’héroïne, Véronique, lassée de sa liaison avec Jean-Pierre, le quitte un soir, ivre morte, et découvre avec effroi, à son réveil, la carrosserie cabossée de sa Fiat Uno blanche. Auraitelle, sans le savoir, causé la mort de la princesse de Galles ? Fl. N. Traduit de l’anglais par Geneviève Bigant, Stock, « Les mots étrangers », 216 p., 18 ¤. LE MONDE/VENDREDI 13 MAI 2005/V LETTRES ANGLAISES Antonia Susan Byatt ou la combinatoire du biographe de A. S. Byatt. Traduit de l’anglais par Jean-Louis Chevalier, Denoël « & d’ailleurs », 346 p., 23 ¤. L es meilleurs livres ne sont jamais tout à fait ce qu’ils ont l’air d’être – ou du moins pas seulement. Prenez le dernier roman d’A. S. Byatt, sans doute l’une des plus grandes écrivaines anglaises de son époque : au premier abord, Le Conte du biographe paraît un texte purement cérébral, assez éloigné de l’organisation classique d’une intrigue romanesque. Pourtant, comme toujours chez cette auteure, l’abstrait rejoint le concret, le charnel et la fantaisie la plus enchanteresse. En quête de totalité, les romans d’Antonia Byatt (à commencer par son extraordinaire tétralogie, traduite chez Flammarion) tentent de retrouver l’unité du monde. De faire cohabiter, dans un style magnifique, toutes les dimensions séparées du cœur, du corps et de l’esprit, comme le biographe essaie de réunir des fragments pour comprendre l’unité d’un destin. Un travail de mosaïste, obsédé par l’idée d’agencer des pierres de couleur jusqu’à obtenir un motif cohérent, satisfaisant, vraisemblable : telle est l’idée fixe de Phineas Gilbert Nanson, jeune universitaire anglais lancé sur les traces du très mystérieux Scholes Destry-Scholes, lui-même biographe du célèbre voyageur Elmer Bole. Lassé des théories poststructuralistes (dont il fait au passage une critique acerbe et désopilante), Nanson veut écrire la vie de Destry-Scholes, génie de la biographie. Et s’engage dans une quête vertigineuse, qui ne cesse de l’entraîner sur des pistes connexes. Au lieu de se rapprocher, le sujet de son étude ne cesse de s’éloigner, disparaissant progressivement sous l’infinité des informations accumulées, mais surtout de leurs mille combinaisons virtuelles. En ce sens, A. S. Byatt s’est livrée à un jeu extraordinaire. Fascinée par les sciences – un sujet qu’elle a souvent abordé dans ses romans, qu’il s’agisse des sciences naturelles, dans Des anges et des insectes, ou des mathématiques dans Nature morte (Flammarion, 1995 et 2000) –, elle s’amuse ici de manière évidente avec la combinatoire. Comme dans un carré magique, les possibilités s’emboîtent et se défont, sans que la figure cherchée finisse jamais par s’afficher vraiment. Cherchant à comprendre le cheminement de Destry-Scholes, Nanson bute sur d’autres personnages, qui forment une sorte d’écran : Claude Linné, ses périples et sa frénésie taxinomique, Francis Galton, petit-neveu de Darwin, ou Ibsen, l’auteur dramatique. Avec la maîtrise intellectuelle dont elle est coutumière, Antonia Byatt projette son narrateur dans un luxe inouï de détails sur la vie de ces hommes et d’autres encore, exerçant son art de la précision – celle du langage et celle de la pensée. appétit de connaissance Emporté par ce tourbillon, le lecteur découvre à la fois le mode de vie des Lapons au XVIIIe siècle, l’étude des coloris ou même les films X (interrogé sur son formidable travail, le traducteur d’Antonia Byatt s’est un jour plaint, en riant, que l’écrivain, dont il a transposé HOTEL DE LA LUNE OISIVE (The Collected Stories) de William Trevor. Traduit de l’anglais par Katia Holmes Phébus, 240 p., 19 ¤. LA FEMME SUR LA PLAGE AVEC UN CHIEN (Fascination) de William Boyd. Traduit de l’anglais par Christiane Besse Seuil, 204 p., 18 ¤. D stefano bianchi LE CONTE DU BIOGRAPHE (The Biographer’s Tale), De bonnes nouvelles de Trevor et Boyd Librairie Skakespeare & Co, Paris toute l’œuvre en français, l’ait obligé à se familiariser avec un nombre invraisemblable de sujets…). Mais cet irrépressible appétit de connaissances n’est jamais vain : en montrant son personnage submergé par un déploiement de savoirs qui s’engendrent les uns les autres, A. S. Byatt réfléchit aussi au travail du romancier. Qu’est-ce que la littérature, sinon l’une des façons d’approcher la nature humaine ? D’entrer dans l’intimité de ses semblables ? Et peut-elle d’y parvenir en interrogeant le monde réel ? L’une des grandes originalités d’A. S. Byatt est d’avoir écarté tout recours à la psychologie, dans cette exploration. Au contraire, elle utilise les armes des hommes dont elle croise le chemin – Linné, sou- cieux de classer, de séparer les espèces, Ibsen, qui « lie connaissance » avec ses personnages, recueille leurs confidences, entre dans leur existence en même temps qu’il les crée. Las des théories, avide d’une « vie pleine de choses », de faits, son narrateur fouille dans le monde concret du biographe dont il veut écrire la vie. Comme s’il pouvait trouver la vérité dans « un effluve, une trace, une salissure de doigts ». Avant de découvrir que la personne humaine est le lieu d’un mystère irréductible, résistant à la pure élucubration autant qu’au seul travail d’entomologiste. Et que le monde, finalement, n’est pas grand-chose sans quelqu’un pour l’imaginer, pour l’inventer, pour le nommer. Raphaëlle Rérolle A l’école des apprentis romanciers meurtriers À BONNE ECOLE (The Finishing School) de Muriel Spark traduit de l’anglais par Claude Demanuelli Gallimard, « Du Monde Entier », 172 p., 13,90 ¤. E spiègle, excentrique, volontiers macabre : c’est ainsi que l’Oxford Companion (1) qualifie l’une des plus respectables vieilles dames des lettres britanniques, à la fois romancière, nouvelliste et poétesse, Sarah, dite Muriel, Spark. Avec l’âge, ces traits ne cessent de s’accentuer. Née en 1918, Dame Muriel se délecte des faits divers susceptibles d’alimenter ses courtes fictions à la lisière du polar et du burlesque. Dans Complices et comparses (Gallimard, 2002), elle s’était passionnée pour l’une des plus intrigantes affaires criminelles non élucidées en Angleterre : l’histoire de Lord Lucan, personnage « horrible et charmant » qui, croyant se débarrasser de sa femme, avait, dans le noir, assassiné par erreur la nurse de ses enfants. qui tuera qui ? Ira-t-on jusqu’au meurtre ? Qui tuera qui ? Et cette mort sera-t-elle suffisante : telles sont les questions que l’on se pose dans A bonne école, qui, sous des allures d’aimable thriller, dissimule une réflexion tout en nuances sur les affres de l’écriture et de la jalousie. Nous sommes près de Lausanne, dans un collège pour élèves fortunés venus apprendre l’art du roman dans un « creative writing course » dispensé par Rowland Mahler, lui-même aspirant écrivain. Le problème, c’est que Rowland est bloqué et que, parmi ses élèves, se trouve un jeune surdoué, Chris, qui s’est, lui aussi, lancé dans un roman. Comme on pouvait s’y attendre, l’élève dépasse, exaspère puis nargue le maître. Muriel Spark ne laisse rien au hasard : le roman de Chris – une variation sur le thème du trio constitué par Mary Stuart, Darnley, son mari assassiné, et son amant mort de cinquante-six coups de couteau – fait écho au trio constitué de Chris, Rowland et son épouse, Nina. L’intrigue-gigogne permet de jouer sur différents niveaux de lecture : l’Ecosse du XVIe siècle, l’histoire de Chris devenue l’objet du livre que Rowland essaie d’écrire et les conseils que ce dernier prodigue à ZOOM a VOUS DESCENDEZ ? de Nick Hornby A partir d’un argument tragicomique (la rencontre fortuite entre quatre désespérés, tous décidés à se jeter du haut d’un immeuble londonien), Nick Hornby a construit l’un de ces récits plutôt drôles et pas toujours à l’abri de la facilité dont il a le secret. Déjà auteur de plusieurs best-sellers, parmi lesquels Carton jaune (1998) et La Bonté : mode d’emploi, Nick Hornby est né en Angleterre en 1957. R. R. Traduit de l’anglais par Nicolas Richard, Plon, « Feux croisés », 306 p., 18,50 ¤. a RETOUR A BRIDESHEAD, d’Evelyn Waugh Merveilleuse aristocratie anglaise, où l’on offre pour Noël une petite tortue portant ses initiales en diamants incrustés à même la carapace vive ! Invité à Brideshead, la magnifi- que demeure de son ami Sebastian, le jeune Charles Ryder, étudiant à Oxford, va en découvrir les us et coutumes. Peintre aussi drôle que sans concession de la société britannique, auteur de très nombreux romans à succès parmi lesquels Grandeur et Décadence, Scoop, Une poignée de cendres et Cher disparu, Evelyn Waugh (1903-1966) atteint ici le sommet de son art. F. N. Traduit de l’anglais par Georges Belmont, éd. Robert Laffont, « Bibliothèque Pavillons », 608 p., 10,90 ¤. CHER ANGE, de Nancy Mitford Angleterre, 1940. L’aviateur français Charles-Edouard de Valhubert épouse une Anglaise, Grace. Ils ont un fils, Sigismond, qui, « le cher ange », envisage sans déplaisir le divorce de ses parents et leur remariage – il est bien d’« avoir deux papas et deux mamans ». Il ne les aura pas, et sera menacé de se retrouver avec « toute une famille de frères et de sœurs ». Ce pourrait être une agréable histoire familiale, et il y a de cela, mais bien plus. En faisant du couple l’image de la France a LE et de l’Angleterre des années 1940-1950, l’auteur entrelace admirablement les scènes de la vie quotidienne et les portraits plus généraux sur l’esprit des deux pays. Une fine psychologie pour les personnages, une pertinente satire pour les pays : un roman qui mord avec douceur, mais profondément. P.-R. L. Traduit de l’anglais par Daria Olivier, La Découverte, « Culte Fiction », 276 p., 13,50 ¤. COMA, d’Alex Garland Avec La Plage (Hachette, 1998), Garland, 35 ans, avait fait une entrée remarquée en littérature avant de signer le scénario de 28 jours plus tard, de Danny Boyle. Il explore ici les émotions d’un être se réveillant d’un coma prolongé et obligé de repenser sa vie à la lueur de cet accident. Fl. N. Traduit de l’anglais par Oristelle Bonis, Belfond, 176 p., 15 ¤. a LE e Signalons également la parution en poche d’Expiation, de Ian McEwan (« Folio » nº 4158) et de Ecrits fantômes, de David Mitchell (Seuil, « Points », P 1315). travers la voix de Mrs Spark, deus ex machina tirant les fils de cette comédie noire. En filigrane, on trouvera une méditation sur l’irrépressible besoin d’écrire et sa signification. Dans le monde de Muriel Spark, univers chaotique peuplé de monstres et de pervers, l’écriture a un pouvoir diabolique : celui de mener l’écrivain et son entourage, jusqu’à la démesure et la folie. Fl. N. (1) Oxford Companion to Twentieth Century Literature in English, de Jenny Stringer, Oxford University Press, 1996. ans une autre vie, William Trevor était sculpteur. Il travaillait le bois et l’acier, mais s’est arrêté le jour où, dit-il, ses créations sont devenues trop abstraites. Ce jour-là, il a changé de matière, pas de manière. Il a troqué les matériaux inertes contre la texture vivante des émotions, changé son ciseau à bois contre une plume. Puis il s’est remis au travail avec les mêmes idées en tête : évider, enlever méthodiquement l’inessentiel. « Le plus excitant, dit-il, c’est d’élaguer. Ce que je demande au lecteur, c’est d’imaginer ce qui est parti à la poubelle. » Pas une once de graisse dans ses textes. Ce sont des « low-fat short-stories ». Des objets denses parfaitement polis ou, au contraire, bien tranchants, mais toujours grattés jusqu’à l’os : des épures. Trevor a beau avoir écrit plusieurs romans – Ma Maison en Ombrie, Le Voyage de Felicia, Mourir l’été…, tous chez Phébus –, on sent à quel point la nouvelle est sa chose. Une « course brève », un « sprint », explique cet octogénaire du Devon. A 14 ans, il en écrivait déjà, si bien qu’aujourd’hui il doit en avoir plus de 300 à son actif et que le New York Times l’a consacré « plus grand auteur vivant de nouvelles de langue anglaise ». re chez Trevor : son art de camper des intrigues universelles avec deux quidams et trois bouts de ficelle. De restituer le détail le plus ténu, le plus léger tressaillement du cœur. Et surtout de laisser le doute s’insinuer dans les brèches du récit – Mrs Marston est-elle aussi gâteuse qu’elle en a l’air ? Mrs Kincaid sera-t-elle rattrapée par le remords ? Contrairement à Trevor, Boyd est d’abord un romancier (Un Anglais sous les tropiques, Comme neige au soleil, A livre ouvert… tous au Seuil). Mais le court lui va bien. Pas d’unité de style ici, ni de tonalité générale : ces neuf histoires semblent faites, au contraire, pour déployer l’éventail de ses talents, du récit traditionnel au carnet de notes en passant par l’abécédaire ou le journal intime. Rien de commun entre la rencontre d’un homme et d’une femme sur une plage déserte de Nouvelle- EXTRAIT « Sur un accotement herbu, à 320 kilomètres de Londres, l’auto était immobile, à part les faibles oscillations que lui imposait le vent. Dominant le fouettement persistant de la pluie, la radio jouait un air populaire des années trente. Il était minuit moins deux. – Alors ? La portière claqua : Dankers était de nouveau à côté d’elle. Il avait une odeur de pluie ; elle sentit des gouttes tomber sur ses genoux chauds. – Alors ? répéta Mrs Dankers. Il démarra (…) – Ça ira, murmura-t-il. » e William Trevor, Hôtel de la lune oisive, p. 11. climat hitchcockien Deux précédents recueils, Mauvaises nouvelles et Très mauvaises nouvelles, annonçaient déjà la couleur – noire de préférence. Dans la même tonalité, voici 10 histoires cruelles ou désolantes où dominent le calcul cynique, la crédulité, la confiance trompée. Ce sont Lord Giles et Lady Marston abusés par un couple d’escrocs qui, dans un climat très hitchcockien, s’immiscent dans leur existence pour les déposséder de tout. Ou l’infortunée Mrs Malby qui voit son appartement saccagé sans y rien comprendre. Ou encore le trop sentimental Mr Blakely, pauvre éleveur de dindes, attendant en vain le retour de l’inconnue qui lui a extorqué ses économies. Ce qu’on admi- Angleterre, les derniers jours d’un soldat anglais dont le crâne a été fracassé pendant la bataille de Normandie ou les affres d’un golden boy revenu de Hongkong pour constater qu’il est toujours amoureux de son ancienne petite amie. Rien, sinon ce charme très particulier que l’on retrouve chez les deux écrivains. Un charme qui tient aux atmosphères si typiquement anglaises qu’ils restituent l’un et l’autre – un Telegraph posé entre deux bouteilles de sauce Yorkshire Relish ou une assiettée de rhubarbe et custard accompagnée de sa théière fumante – qui feront succomber tous les anglophiles véritables. Florence Noiville VI/LE MONDE/VENDREDI 13 MAI 2005 LIVRES DE POCHE LITTÉRATURES Toute la fécondité des lettres algériennes Rassemblés dans un recueil de nouvelles, vingt-cinq auteurs, écrivant en français, mais aussi en arabe et en kabyle, témoignent avec éclat de la qualité de la littérature qu’a engendrée et engendre leur pays, l’Algérie Collectif Ed. Métailié, « Suites », 346 p., 14 ¤. D es nouvelles d’Algérie, 1974-2004 est un livre du soir avant de s’endormir, tendre, droit, qui continue la nuit à nourrir le sommeil. Au réveil, les images reviennent d’elles-mêmes. L’esprit, on le sait alors, l’a porté en lui et relu à sa guise dans l’obscurité. Une femme, balle dans la tête, danse avec la beauté extrême, déchirante, de qui veut vivre. Une vieille apprend à écrire en secret avec la conviction de qui veut être encore et davantage. Des hommes hurlent dedans, comme d’autres rient, de détester l’immonde bêtise. Le garçon « Téléphone » erre a Dominique Sigaud dans les rues. Giflée, la jeune fille tombe. Eve insulte Dieu. Les faux émirs sont grasseyants. « Rien n’y faisait, il était aussi têtu qu’un onagre gavé de glands amers » (1). En une phrase, tout est contenu ou presque de la qualité de ce recueil, la beauté de la langue, son intransigeance, sa droiture. Et c’est ce qui marque d’abord, finalement, une fois le livre refermé. « Il y a des moments où l’homme devient quelque chose de tout à fait autre, quelque chose de vraiment insoupçonné » (2). C’est à quoi ne cesse de se confronter la littérature, de vouloir approcher, dérouler, happer. Or c’est justement ce que portent dans ce recueil la plupart des vingt-cinq auteurs. Algériens, hommes, femmes, la plupart écrivant en français mais aussi en arabe ou en kabyle, ils sont nés entre 1917 et 1971. Aucun curieusement entre 1958 et 1970, les années de l’indépendance. Certains sont morts. Parfois de vieillesse. Ou assassinés parce qu’ils étaient trop libres. Ou rongés par l’inhumanité de ce que devenaient les jours et les nuits de leur pays. Relire par exemple au milieu des autres Tahar Djaout, assassiné le 26 mai 1993 à 39 ans, qui écrivit « si tu te tais tu meurs ; si tu dis, tu meurs. Alors dis et meurs », est infiniment touchant. Il est là parce que sa langue est là, toute l’intelligence de sa langue. C’est ce que rappelle le recueil. L’extrême qualité de cette littérature. De ces écrivains. Ceux qui ont eu la chance de les découvrir il y a des décennies déjà comme n’importe quels autres auteurs de n’importe quel autre pays le savent. Mais il était possible aussi de l’ignorer. Parce que aucune école ou presque ici ne les enseigne. Parce que la littérature contemporaine algérienne a longtemps été passée sous silence. Mais aussi parce que les années 1990 ont vu les éditeurs français favoriser l’éclosion d’un « genre » algérien : le récit haché, syncopé, tourneboulé, de la folie et de l’embrasement Alger ou ailleurs, rend ce recueil fertile, fécond. « Et aujourd’hui, elle avance vers moi comme dans une vie ralentie, si nue devant le jour, et moi, me tenant immobile pour que se poursuive ce rêve de la voir venir, ce corps maintes fois espéré, qui avance dans les joncs dorés sous ce ciel d’acier, à peine menacé par ces fumées blanches au loin » (3). aspiration à dire bruno hadjih DES NOUVELLES D’ALGÉRIE (1974-2004) Plage de Sidi Ferruch, Alger. fratricide du pays, dans des textes trop frères pour ne pas suggérer l’enfermement de leurs auteurs dans un « type de production ». L’Algérie via ses écrivains se voyait par là même refuser à nouveau par l’ancienne puissance coloniale cette universalité à laquelle toute autre littérature a droit dans nos rayons de librairie. Un Africain n’est pas tenu d’écrire sur la famine ou un Colombien sur les trafics de drogue et les escadrons de la mort. Les Algériens, eux, devaient écrire dans un style « algérien » une histoire « algérienne ». Ce recueil montre heureusement avec éclat la très grande qualité lit- téraire qu’a engendrée et engendre ce pays. Sa capacité à dévoiler ces interstices toujours étroits et fragiles par lesquels se révèlent en chacun de nous éblouissante lumière et implacable bêtise. L’amour qui se dégage de ces textes, cet amour intransigeant et patient de l’humanité à laquelle nous appartenons à Il y a dans ces vingt-cinq nouvelles une aspiration à dire. A hisser la langue jusque-là. A l’aimer. A la partager pour ce qu’elle est, lien irremplaçable, façon de penser le monde. A s’y laisser surprendre aussi. Sa tenue dans ces textes est très grande. Très éloignée du dédain dans lequel certains ici peuvent la tenir et l’enfermer. « Ils étaient malhabiles à la joie, écrit Mouloud Mammeri dans la première nouvelle (4). Ils hurlaient de peur qu’on ne la leur emporte à la dérobée comme ils avaient vu faire tant de fois auparavant. Les dernières années les avaient crispés sur l’héroïsme désespéré. Ils manipulaient les mots comme des jouets que l’on casse : la dignité, la liberté, l’indépendance, avec la gaucherie (la fureur) des mains qui ne savent plus ou pas encore. » (1) « Méprise fatale », de Mohamed Sari. (2) « Le reporter », de Tahar Djaout. (3) « La chambre », de Karima Berger. (4) « La meute ». Fragments de poésie Cette « voix violette de colère » Deux anthologies consacrées à la Renaissance et à l’âge baroque Prosateur impeccable, Pierre Autin-Grenier égrène de sombres jours ANTHOLOGIE DE LA POÉSIE FRANÇAISE DU XVIe SIÈCLE Edition de Jean Céard et Louis-Georges Tin. Gallimard « Poésie », 660 p., 7,70 ¤. LA POÉSIE À L’ÂGE BAROQUE 1598-1660 Edition établie et présentée par Alain Niderst. Ed. Robert Laffont, « Bouquins », 878 p., 28 ¤. R onsard est poète : la cause est entendue. Mais Nostradamus ? Après tout, il eut l’élégance d’annoncer la fin du monde en vers. Et Rabelais ? Son quatrain en langue inconnue est délicieusement poétique, peutêtre un brin obscur : « Briszmarg d’algotbric nubstzne zos Isquebfz prusq ; alborlz crinqs zacbac. Misbe dilbarlkz morp nippstancz bos. Strombtz Panrge walmap quost grufz bac. » Preuve que la Renaissance française aima la poésie, toute la poésie, d’une passion qui contamina ensuite l’âge baroque, malgré les guerres, ou à cause d’elles. Le saut d’une puce dans un décolleté ou les entrées triomphales du roi, la naissance du monde ou le décès d’un moineau, les Psaumes et le téton : tout a été rimé, rythmé pendant ces siècles. Et pas seulement par la Pléiade et Du Bartas, ou par Malherbe et Saint-Amant, mais aussi par des constellations de poètes dont les inventions étaient aussitôt mises en musique, illustrées et colportées avec admiration ou malice. Si bien que, au pied d’un sonnet érotique de Ronsard, son contemporain Marc Antoine de Muret faisait imprimer ce commentaire gaillard : « La pratique de ce sonnet (si je ne me trompe) serait trop plus plaisante que son exposition. » formes diverses Cette « vision extensive de la poésie » amène Jean Céard et LouisGeorges Tin à ouvrir les pages de leur nouvelle Anthologie de la poésie française du XVIe siècle aux diverses formes dans lesquelles elle foisonne : les traductions, dans lesquelles nombre de poètes ont rivalisé, la tragédie, qui renaît à cette époque, et diverses pièces écrites en latin et en gascon, illus- trant, elles aussi, la poésie française d’alors. Plus copieuse encore est l’anthologie d’Alain Niderst sur la poésie de l’âge baroque, quoiqu’elle exclue le théâtre. C’est le choix à la fois précis et vaste d’un historien de la littérature, résolument attaché aux contextes d’écriture et de lecture de l’époque. Alain Niderst affiche ainsi sa réaction à la célèbre Anthologie de la poésie baroque de Jean Rousset publiée en 1961, qui privilégiait un itinéraire plus rêveur dans le « style et la structure » des poèmes. Tournées vers la pensée de ces siècles, mais guidées par les réévaluations récentes de l’histoire littéraire, ces deux anthologies affichent moins l’esthétique de la quintessence que celle de l’échantillon. Le sublime et le futile se croisent dans ces poèmes que les auteurs de l’époque, souvent, utilisaient pour se mettre en scène. « La poésie n’est pas pure », écrit Alain Niderst. Et les auteurs de l’Anthologie de la poésie française du XVIe siècle de renchérir : non, elle n’a pas besoin du « splendide isolement » que nous lui prêtons trop souvent pour exister. Fabienne Dumontet LES RADIS BLEUS de Pierre Autin-Grenier. Gallimard, « Folio », 336 p., 6,20 ¤. A qui appartient-elle, cette « bouche cachée dans le noir de la nuit qui parle bas et invite, par-delà les rêves incertains, à la révolte ». Qui l’émet, cette « voix violette de colère » ? On ne sait pas. Mais ce qu’on sait en revanche, c’est que, chez Pierre Autin-Grenier, le ciel est trop vide pour leur supposer, à cette bouche et à cette voix, une autre origine qu’intérieure. De même, ce qui est avéré, ce qui ne souffre pas le moindre doute, ce sont les mots : ce « noir », cette « nuit », la « révolte », la « colère » ; et aussi, surtout devrait-on dire, l’universelle incertitude des rêves. Et pour ce subtil, impeccable manieur de langue, pour ce poèteprosateur sans attache ni allégeance, ce sont les mots qui font loi. Pour mesurer leur pertinence et la qualité de leur agencement, il suffit de lire les trois recueils de récits publiés ces dernières années à L’Arpenteur, qui forment une sorte de triptyque du désenchantement (1)... Mais pas de cela seulement. Avec Les Radis bleus, nous avançons un peu plus loin dans l’univers d’Autin-Grenier. Non, l’adjectif « attachant » ne convient pas pour qualifier cet univers. Faudraitil dire plutôt : « détachant » ? Mais peu importe. sentences amères C’était l’année 1991, comme l’indique la première édition (Le Dé bleu, 1990), ici fortement augmentée. De janvier à janvier, d’un hiver à l’autre, sans autre titre que l’indication du jour et le nom du saint ou de la sainte qui y correspond – mais cela n’indique à notre connaissance aucun tropisme caché de l’auteur en faveur de la communion des saints – parfois en une phrase, la plupart du temps en une page ou deux, sont consignées des impressions, observations ou réflexions. Des rêves. Des cauchemars. La nature et les animaux sont aussi présents que les hommes et les femmes, ou les enfants. Il y a des sentences amères et hautaines (« Tout ce qui est libre et qui chante, un jour tressaute, ricane et meurt », jour de la Sainte Geneviève), d’autres plus douces et mélancoliques : « Un aboiement, la chute d’une feuille, un souffle, un sanglot peut-être… Ce n’est rien ; seulement un homme qui pleure, un peu de temps qui passe, le monde qui lentement s’habitue à bientôt vivre sans nous. » (Saint Romaric). La tonalité de ces textes est certes sombre. Pas beaucoup de sortie hors de la nuit. Peu d’éclats. La lumière est avare. Le désespoir cependant n’est jamais érigé en règle de vie. Et le ricanement ne résonne pas plus fort que les larmes… « Vivre ne sert à rien. Mais on continue. Ça fait plaisir. Ou ça fait mal. Enfin, ça fait toujours quelque chose. » (Saint Victorien). Et puis surtout, il y a l’exigence de cette « bouche » de tout à l’heure « qui murmure dans le noir » : « Cette voix violette de colère contre les mille complots de l’ordre, es-tu vraiment décidé à l’entendre ? » (Sainte Blandine). P. K. (1) Je ne suis pas un héros (1993) ; Toute une vie bien ratée (1997) ; L’Eternité est inutile (2002) ; les deux premiers repris « Folio ». ZOOM a L’ENCLOS, de Frédéric Jacques Temple Poète et bourlingueur, ami de Cendrars et traducteur de Miller, Frédéric Jacques Temple a obtenu en 1990 le prix Valery-Larbaud pour son Anthologie personnelle (Actes Sud) qui réunissait les poèmes de 1945 à 1985. Dans un beau roman autobiographique, L’Enclos (1992), il fait revivre, par-delà les ombres de la guerre, ses bonheurs d’enfance dans la région de Montpellier, où il vit toujours. La musique au collège de l’Enclos, l’observation de la nature avec l’oncle Blaise, les lectures : de Jules Verne à Fenimore Cooper, de Pline l’Ancien à Théodore Monod. Enfin les départs tant attendus, pour Nantucket ou le NouveauMexique. Une évocation fervente et mélancolique, qu’annonce un poème liminaire : « Voici le temps du retour aux herbages/Après la grande fenaison/Le temps du mémorial et du plain-chant/De l’enfance, élevé sur les sources/A l’orée du voyage. » M. Pn Actes Sud « Babel », 158 p., 7 ¤. Signalons aussi, du même auteur, Un recueil de poèmes : La Chasse infinie (éd. Jacques Bremond, 80 p., 15 ¤). a LE PASSAGER CLANDESTIN. SAINTE PATIENCE. LES HAUTES TERRASSES, d’Armen Lubin Né en 1903 à Istanbul, Chahan Chahnour Kerestedjian est mort à SaintRaphaël en 1974. La grande expérience de sa vie fut celle de la maladie (une tuberculose osseuse) et de l’hôpital. A partir de cette connaissance, il publia un récit bouleversant, Transfert nocturne (Gallimard, 1955, épuisé). En français, il signait ses livres Armen Lubin et fut l’ami de Max Jacob, Jean Follain, Philippe Jaccottet, Jean Paulhan, « prince- évêque fédérateur des plus diverses tribus », comme l’écrit Jacques Réda dans la magn préface de ce volume qui rassemble la quasi-intégralité des poèmes de Lubin. Il publia aussi des livres en arménien, sa langue d’origine, sous le nom de Chahan Chahnour. Sa poésie, qui avance d’un « pas de promenade un peu désarticulé et comme sans but (…), parvient à suspendre le cheminement de la fêlure et l’œuvre de la dislocation ». C’est Jacques Réda encore qui le dit. P. K. Gallimard, « Poésie », 276 p., 8,20 ¤. a RENDEZ-VOUS RUE DE LA MONNAIE, de Jérôme Leroy Une femme téléphone à son amour de jeunesse et lui propose un rendez-vous. L’homme accepte. Ancien militaire, il était revenu à Lille trois ans auparavant pour la revoir. Après des années de passion partagée, elle l’avait quitté, lui le poète amateur de littérature, pour un autre, héritier d’une riche famille du Nord et promis à un avenir brillant. Aujourd’hui, l’homme sait que ses heures sont comptées. On essaie de le tuer, une vengeance d’un passé qu’il a tenté d’oublier. En attendant la mort, il veut revoir celle qu’il a aimée. Le temps d’une journée, le barbouze repenti reçoit la visite inattendue de son passé, dans la ville de sa jeunesse. Des photographies en noir et blanc de Hermance Triay ponctuent un récit précis et rapide, qui nous entraîne dans chaque recoin de la capitale des Flandres. Professeur de lettres à Roubaix, Jérôme Leroy signe ici son troisième roman policier. . St. L. Autrement, « Noir urbain », 96 p., 5 ¤. à nos lecteurs La liste des parutions des livres au format poche du mois de mai est disponible dès à présent sur le site www.lemonde.fr/livres. LE MONDE/VENDREDI 13 MAI 2005/VII CINÉMA Lynch en lumière Trois essais consacrés à l’énigmatique réalisateur de « Mulholland Drive » de Guy Astic. Ed. Rouge profond, 144 p., 18 ¤. LACRIMAE RERUM de Slovoj Zizek. Traduit de l’anglais par Christine Vivier, Ed. Amsterdam, 280 p., 18 ¤. LYNCHLAND # 1 de Roland Kermarec. Objectif cinéma, 96 p., 15 ¤. I l y avait la Laura d’Otto Preminger (fantomatique Gene Tierney), il y a aussi celle de David Lynch, héroïne de Twin Peaks, ce feuilleton télévisuel auquel Guy Astic consacre un livre étourdissant. Reprenant la remarque de Roland Barthes à propos de l’auteur des Fleurs bleues, Astic s’attache à montrer que le cinéaste se comporte à l’égard de la télévision comme Raymond Queneau à l’égard de la littérature : il ne s’agit pas de lui faire la leçon, « mais de vivre avec elle en état d’insécurité. C’est en cela que Queneau est du côté de la modernité. Il assume le masque littéraire, mais en même temps il le montre du doigt ». C’est ainsi que pour renouveler les recettes de la dramatique cathodique, il saupoudre son soap opera de comédie, film noir, fantastique, teen movie, signe un Casablanca du petit écran (Astic énumère les liens qui unissent Twin Peaks et le film de Michael Curtiz). David Lynch ouvre mille perspectives au feuilleton, pratique la mise en abyme de la série, pour multiplier les énigmes et plonger dans l’inquiétante étrangeté (« Assez du charabia, des rêves, des visions, des nains, des géants, du Tibet et de tout le reste », dit le shérif). L’analyse culmine dans un chapitre intitulé « L’aura de Laura », où Astic est moins préoccupé de savoir qui a tué Laura Palmer que de scruter son masque d’Ophélie. « Sur le visage de Laura se lit l’absence visible de la dormeuse, aussi proche et lointaine que la Vénus endormie de Paul Delvaux ou les ensommeillées peintes par Henri Matisse. » Il cite aussi le modèle endormi de Man Ray dans Solarisation. Laura Palmer est intronisée comme mythe. Amoureux de son personnage, David Lynch, on le sait, décida de « la voir vivre, bouger, parler ». Il signa alors Twin Peaks. Fire Walk with Me, un film de cinéma (« le plus grand film romantique de la fin de siècle ») qui nous la montre les sept derniers jours avant sa mort. C’est l’occasion pour Guy Astic de la dépeindre en « nouvelle Eurydice », « blondeur d’une figure souillée à l’incandescence honteuse et déclinante » semblable à Cécile de Volanges dans Les Liaisons dangereuses ou à la malheureuse héroïne de Justine ou les Infortunes de la vertu. Brillant par son « omniabsence qui suscite le désir de combler un vide », Laura Palmer rejoint alors la Laura d’Otto Preminger, que Serge Daney définissait comme « l’histoire d’un regard qui tarde à venir, le regard de Dana Andrews sur la Laura en chair et en os qui remplace celle du portrait ». Une corne de brune hurlant sa solitude surgie d’une toile de Böcklin annonce pour finir la comparaison de Laura à chevelure éparse en figure de Méduse, en Gorgone dépeinte par Goethe (« A chacun, « Twin Peaks » de David Lynch collection christophe L TWIN PEAKS, LES LABORATOIRES DE DAVID LYNCH elle apparaît comme celle qu’il aime »), en Lolita nabokovienne, en expression « de l’ambiguïté de la figure féminine et des formes qui lui sont attachées ». surmoi obscène Au sein d’un essai sur Krzysztof Kieslowski (cinéaste de la théologie matérialiste), Alfred Hitchcock (de la difficulté à faire un remake de Psychose), Andreï Tarkovski (à propos duquel il convoque Jacques Lacan pour analyser l’espace intérieur et le geste sacrificiel de ses héros), Slavoj Zizek, chargé de recherches à l’Institut d’études sociales de Ljubljana, sonde lui aussi David Lynch. Décryptant Lost Highway (sur lequel Guy Astic s’était déjà penché tout au long d’un ouvrage), il s’appuie toujours sur Lacan, mais aussi sur JacquesAlain Miller, Jean Baudrillard, Casa- blanca (encore) et Last Seduction, de John Dahl, pour mettre en lumière comment Lynch renouvelle la représentation de la transgression. Dans Casablanca, Ingrid Bergman se rend dans la chambre de Humphrey Bogart pour obtenir des documents, sort une arme, le menace, avant qu’ils ne s’embrassent. Cette séquence est interrompue par un plan de trois secondes et demie (montrant une tour d’aéroport), à la suite duquel l’intrigue reprend. Question : ont-ils ou n’ont-ils pas effectué l’acte sexuel pendant ces trois secondes et demie ? Le baiser d’avant le plan énigmatique, la cigarette que fume Bogart juste après, le symbole phallique de la tour, penchent pour la première hypothèse ; le lit non défait, l’apparence d’une conversation qui n’a pas été interrompue, pour la seconde. Cette incertitude illustre la nécessité pour Hollywood de jouer sur deux niveaux pour assumer sa transgression. Elle renvoie à l’opposition psychanalytique, chez le spectateur, entre la Loi symbolique et le surmoi obscène. Punie, dans le film noir classique, pour avoir porté atteinte au mâle, la femme fatale triomphe dans un film plus récent, Last Seduction, de John Dahl, où elle assume verbalement et physiquement son agressivité sexuelle (Linda Fiorentino ouvre la braguette de son partenaire). Lost Highway, où s’opposent le désespoir d’une vie morne et aliénée et « l’univers dantesque du sexe pervers », brise cette opposition. Il y a deux représentations de la même femme, l’une brune (sexuellement insatisfaite par son mari, suspectée d’être infidèle, assassinée), l’autre ZOOM VIE NOUVELLE/ NOUVELLE VISION, dirigé par Nicole Brenez Un livre audacieux, un livre rêvé. En 2002, sortait sur les écrans un film de Philippe Grandrieux, La Vie nouvelle, dont la stupéfiante inventivité formelle déstabilisa tant la critique qu’il fut rapidement balayé des circuits de diffusion. Ce météore, livré en DVD dans l’ouvrage, a inspiré une quarantaine d’analyses dévotes qui ont la rarissime qualité de s’offrir à la fois comme décryptages et textes littéraires, voire poétiques. Ces balades splendides dans un film qui revendique l’état d’hypnose comme état primitif du spectateur constituent à la fois autant de propositions d’éclaircissement d’une énigme qu’un hymne au cinéma par les références qu’elles convoquent. « Voyage initiatique vers l’extase », « premier film du nouveau millénaire qui nous fasse tutoyer l’apocalypse »… Il est temps d’y aller voir. J.-L. D. Léo Scheer, 234 p., 39 ¤. a R. W. FASSBINDER, un cinéaste d’Allemagne, de Thomas Elsaesser Publiée à l’occasion de la rétrospective qui se déroule actuellement à Beaubourg, cette étude s’attache à montrer comment le cinéaste s’est confronté à l’histoire et à la société de la RFA, comment il se vendit comme artiste star ou rebelle. Et de quels thèmes majeurs est porteuse l’œuvre de ce Balzac allemand : monde claustrophobe, truffé de miroirs, d’exhibitionnistes ; désir irrépressible de faire disparaître le personnage social ; fascination pour le dédoublement. J.-L. D. Centre Pompidou, 576 p., 39,90 ¤. a LE COURT-MÉTRAGE FRANÇAIS DE 1945 À 1968, sous la direction de Dominique Bluher et François Thomas Des plumes compétentes se sont mises au service de cet ouvrage collectif qui retrace l’histoire du « film court », où s’illustrèrent des cinéastes qui lui donnèrent son âge d’or Les mots du territoire L AURE P RÉDINE Les [email protected] dexia-editions.com tél. : 01 43 92 79 13 a LA FASCINATION SIMENON, de Christian Janssens Pour tout savoir sur les innombrables adaptations de Georges Simenon à l’écran (gestion des droits, scénarios, cinémanie reniée du romancier, poids des acteurs). En annexe, la correspondance Simenon-Tavernier pour l’adaptation de L’Horloger d’Everton. J.-L. D. Ed. du Cerf, 194 p., 29 ¤. du territoir e C LAIR E L ARSO NNEU R illustra tions L AURE P RÉDIN E DEXIA EDITION S 288 PAGES 14,5 X 10,5 CM 23 EUROS DELVAUX, de Frédéric Sojcher Un hommage bienvenu au cinéaste belge adepte du réalisme magique. L’étude de son œuvre est suivie par trois entretiens avec celui qui adapta Johan Daisne (L’Homme au crâne rasé), Julien Gracq (Rendez-vous à Bray), Suzanne Lilar (Benvenuta), Marguerite Yourcenar (L’Œuvre au noir) : sur l’identité européenne, sur Woody Allen (auquel il consacra un documentaire) et sur le cinéma comme « art des rencontres ». J.-L. D. Seuil/Archimbaud, 224 p., 20 ¤. en 1979 où l’un des meilleurs analystes de cinéma actuel décortique des séquences de La Ligne générale et d’Ivan le Terrible, dégage les concepts-clés du cinéaste russe (le montage et ce qu’il appelle « l’imaginicité »), et pourfend le mythe d’un Eisenstein au sexe refoulé en démontrant qu’au contraire, l’artiste ne cesse de mettre en jeu son désir et son corps. J.-L. D. Images Modernes, 284 p., 24 ¤. a SARTRE ET LE CINÉMA, de Dominique Château Jean-Luc Godard lança dans son Histoire(s) du cinéma l’hypothèse que c’est Sartre qui refila à Astruc l’idée de la caméra-stylo « pour que la caméra tombe sous la guillotine du sens et ne s’en relève pas ». Cet essai philosophique explore les rapports de l’existentialiste au cinéma, qu’il plaçait « aussi haut que la littérature », selon Simone de Beauvoir. Et analysent ses écrits sur les films, son travail de scénariste, ses textes théoriques. J.-L. D. Séguier, 120 p., 19 ¤. a MICHEL SIMON, de Claude Gauteur Hommage au personnage autant qu’à l’acteur, le livre de Claude Gauteur cumule plusieurs qualités. Il est le seul à accorder autant de place à l’activité théâtrale – majeure – de « Citizen Simon ». Plus historien qu’hagiographe de fan club, il s’appuie sur des archives, une documentation exemplaire et une connaissance intime de l’homme pour cerner celui qui fut plus qu’un acteur, un personnage. J.-L. D. Ed. du Rocher, 240 p., 17,90 ¤. a ANDRÉ mots CONCEPTION GRAPHIQUE LAURE PRÉDINE observées à partir de leurs origines et des sens nouveaux qui sont venus les compléter, parfois les déformer à mesure qu’évoluait l’espace européen. LA VÉRITABLE HISTOIRE, d’André Rossel-Kirschen Grand producteur et patron du puissant groupe Pathé-Natan depuis 1929, Bernard Natan fit l’objet de campagnes diffamatoires à la suite desquelles son entreprise fut mise en faillite en 1936 et où il se retrouva déporté à Auschwitz. Cette enquête balaye aujourd’hui les rumeurs reprises depuis dans les ouvrages historiques et réhabilite un homme d’envergure. J.-L. D. Ed. Pilote (4, rue de la Miséricorde, 24000 Périgueux), 304 p., 23 ¤. SIMPLE COMME BONJOUR, de Suzanne Liandrat-Guigues et Jean-Louis Leutrat Truffé d’interprétations fort éclairantes et de références bienvenues, cet essai sur l’œuvre de Jean-Luc Godard est indispensable pour tous ceux qui le vénèrent. J.-L. D. L’Harmattan, 278 p., 28 ¤. illustrations : Une passionnante étude historique des expressions liées aux territoires a PATHÉ-NATAN, a GODARD C LAIRE L ARSONNEUR N OUVEAUTÉ (Franju, Resnais, Varda, Marker) comme des « contrebandiers » (Moullet, Pollet, Eustache). J.-L. D. Presses universitaires de Rennes, 404 p., 22 ¤. a MONTAGE EISENSTEIN, de Jacques Aumont Réédition actualisée d’un essai paru a HOLLYWOOD FACE À LA CENSURE, d’Olivier Caïra Un ouvrage extrêmement précis et foisonnant d’informations sur la censure à Hollywood, de 1915 à nos jours, abordée d’un point de vue sociologique, philosophique, juridique et économique. On apprend comment les studios ont organisé leurs propres dispositifs d’autorégulation, on découvre les 31 coupures demandées dans Duel au soleil de David Selznick (1946), on explique comment Eyes Wide Shut, de Stanley Kubrick (1999), a été l’un des tout derniers films interdits aux mineurs. N. V. Ed. du CNRS, 284 p., 25 ¤. Les Inventeurs du Réel – Paris a LA blonde (insatiable jouisseuse qui se dérobe à son amant et triomphe), interprétées par la même actrice. A travers elles, Lynch confronte réalité du désir et fantasme, et plus que de « jeter à la figure des spectateurs les fantasmes sous-jacents de l’univers noir », les rend inconséquents, ridicules. C’est encore Lost Highway qui fait l’objet du récit de Roland Kermarec, invité par le cinéaste à venir assister au tournage afin de peaufiner la thèse qu’il voulait lui consacrer. Animateur d’un site voué au cinéaste américain (Lynchland.net), Kermarec nous livre ici plusieurs textes de son cru à destination des idolâtres. L’un étudie ce qui rapproche Lynch et John Waters, un autre (très documenté et bourré de notes) retrace la genèse de Mulholland Drive. Le fan-club jubile. Jean-Luc Douin VIII/LE MONDE/VENDREDI 13 MAI 2005 RENCONTRES La célèbre anthropologue britannique analyse le Lévitique, « un poème-image comme en dessinait Apollinaire » P our le lecteur d’aujourd’hui, le Lévitique constitue l’un des passages les plus austères de la Bible, consacré qu’il est à l’énumération minutieuse des règles de pureté, à la description des sacrifices ou à la liste des interdits sexuels. Mais, passé au crible de l’une des plus grandes anthropologues britanniques, Mary Douglas, dont on vient de publier en français L’Anthropologue et la Bible. Lecture du Lévitique (traduit de l’an- nord de Londres, a souvent abordées en pionnière, comme l’environnement, le risque et l’imprévisibilité du monde, la consommation, etc. Ainsi, le Lévitique se trouve-t-il déjà au cœur de son livre le plus célèbre, paru au début des années 1960, qui demeure un classique de l’anthropologie : De la souillure. Essai sur les notions de pollution et de tabou (Purity and Danger, traduction en français rééditée par La Découverte en 2001). Une œuvre encore mal connue en France Bien que l’Anglaise Mary Douglas se soit aussi réclamée des grands noms français de la sociologie et de l’anthropologie, d’Emile Durkheim à Claude Lévi-Strauss en passant par Pierre Bourdieu, les œuvres de ce professeur émérite de l’université de Londres demeurent relativement peu diffusées en France. Hormis L’Anthropologue et la Bible, deux livres d’elle seulement sont disponibles en français : De la souillure (traduit par Anne Guérin, La Découverte, 2001) et un texte de 1986 traduit par Anne Abeillé : Comment pensent les institutions (La Découverte Mauss, 1999). Dans son numéro de décembre 2001, 30/31, la revue Gradhiva a publié une conférence donnée en 1999 par Mary Douglas au Collège de France intitulée « Raisonnements circulaires. Retour nostalgique à Lévy-Bruhl » (éditions Jean-Michel Place). glais par Jean L’Hour, Bayard, 322 p., 29,90 ¤), ce texte en apparence archaïque, ritualiste, engoncé dans son contexte moyen-oriental, le plus proche croit-on des cultes premiers, devient l’épure de ce qu’il faut entendre par religion. D’un bout à l’autre de l’œuvre de Mary Douglas, née Mary Tew en 1921, l’intérêt pour la Bible ne s’est pas démenti. Même s’il a voisiné avec d’autres thématiques que cette femme énergique, qui vit dans un quartier résidentiel du Pour le collègue et biographe de Mary Douglas, l’anthropologue Richard Fardon, l’origine d’un tel intérêt doit être rapporté au milieu où Mary Douglas s’est formée, enclave catholique fervente dans un monde protestant. D’ascendance irlandaise, celle-ci a en effet fréquenté dans son enfance la congrégation fortement francophone des Dames du Sacré-Cœur, proche des jésuites. Cette éducation et, plus généralement, la situation qui consiste à être porteur d’une tradi- tion universaliste – le catholicisme – mais minoritaire dans un environnement anglican auraient façonné un style à la fois conservateur et contestataire (radically conservative) et, en tout cas, sa passion pour la chose religieuse. Le catholicisme est tout autant en vogue dans certains cercles d’Oxford dans les années 1940, quand Mary Douglas y fait ses études. Elle y croise l’itinéraire d’Edward Evans-Pritchard, le spécialiste de la religion des Nuers du Soudan, qui a lui-même déserté l’Eglise d’Angleterre pour Rome. Africaniste comme son maître, la jeune femme sera d’abord connue pour ses travaux sur les Leles du Kasaï (dans l’ex-Congo belge) au début des années 1950. Puis elle se penche sur les rites en général, estimant qu’aucune religion ne saurait se réduire à la pure et simple intériorité du croyant. gautier deblonde pour « le monde » La Bible au crible de Mary Douglas vitrail textuel Elle rompt alors avec l’« évolutionnisme moral » qui caractérisait les pères fondateurs de l’anthropologie, de James Frazer à Lévy-Bruhl, quand ils se penchent sur la religion. Renonçant à la polarité commode entre magie (d’autrefois) et religion spiritualisée, Mary Douglas a joué un rôle crucial dans un autre tournant pris par l’anthropologie moderne : l’acceptation du fait que la civilisation occidentale et ses fondamentaux puisse à son tour devenir un de ses objets d’étude au même titre que les cultures dites « premières ». Certes, dit-elle, « le Christ ne s’est pas du tout soucié des règles de pureté. (...) Mais si on examine de plus près ces règles dont Il s’est désintéressé et qui sont considérées par nous comme négatives ou dépourvues de signification, on y perçoit l’expression d’une vision positive et très structurée de l’univers. » Quel peut être, pense-t-elle, le « terrain » de l’anthropologie biblique sinon le texte lui-même et sa composition ? Mary Douglas voit le Lévitique tel « un poème-image [a picture-poem] comme en dessinait Apollinaire ». « C’est le calligramme d’un autel » qui serait dessiné par le plan des chapitres. Dans une religion qui proscrit la représentation, la composition formerait une sorte de vitrail textuel… Déjà, en étudiant les Nombres, le troisième livre du Pentateuque (In The Wilderness, Sheffield, 1993) au début des années 1990, Mary Douglas s’aperçoit que ce texte n’est pas organisé en fonction des règles habituelles du récit. Elle y repère « une structure concentrique en chiasme qu’on peut représenter sous la forme ABCBA. Le début anticipe le milieu et le milieu la fin, ce qui complique la lecture. Jusque-là ni les rabbins ni les théologiens n’avaient prêté attention au style littéraire de la Bible ». Comme sur le tympan d’une cathédrale, le motif principal, celui vers lequel tout converge, se trouve au centre et non à la fin. A la limite, on ne pourrait lire ni les Nombres ni le Lévitique « sans sauter tout de suite au milieu du livre », ironise Mary Douglas. Cette structure en anneaux serait caractéristique d’un style d’écriture et de réflexion qui n’est pas l’apanage de la Bible et que, dans la foulée du Lévi-Strauss de La Pensée sauvage (Plon, 1962), Mary Douglas appelle « pensée analogique ». On la retrouve dans d’autres littératures sacrées, dans l’Egypte antique, en Chine ou en Inde, mais aussi dans certaines œuvres de la littérature moderne, dont l’apparent chaos rend la lecture tout aussi « compliquée » que celui du texte saint. Tel serait le cas, pense-t-elle, de La Vie et les opinions de Tristram Shandy (1759), de Laurence Sterne. Ainsi rapproché des textes les plus déconcertants – et profanes – de l’histoire littéraire, le Lévitique se détache de Jérusalem et de son sanctuaire. « Le Lévitique laisse ouverte la possibilité de plusieurs sanctuaires », affirme Mary Douglas. Ce qui expliquerait pourquoi, comme l’Arche d’alliance dans le désert, il continue à faire son chemin parmi nous. Nicolas Weill Mark Mazower, historien britannique, met en perspective l’histoire européenne au XXe siècle dans « Le Continent des ténèbres » « Il m’a paru important de réaffirmer la force des idéologies » M ieux vaut tard que jamais ! Il avait fallu attendre cinq ans pour lire en français l’ouvrage majeur de l’historien britannique Eric J. Hobsbawm (L’Age des extrêmes. Histoire du court XXe siècle, éd. Complexe, 1999). Six ans auront été nécessaires pour que soit traduit Dark Continent, de Mark Mazower (Le Continent des ténèbres, éd. Complexe, traduit par Rachel Bouyssou, 448 p., 29,90 ¤), récit autant que réflexion sur l’histoire européenne au XXe siècle. Délais d’autant plus regrettables qu’aucun historien français n’a à ce jour entrepris d’analyse comparable. Professeur à l’Université Columbia (Etats-Unis) et au Birkbeck College de Londres, Mark Mazower est reconnu pour ses travaux sur la Grèce contemporaine (Dans la Grèce d’Hitler, Les Belles Lettres, 2002). Pour vous, le « fil rouge » du XXe siècle européen a été la rivalité, parfois sanglante, de trois idéologies : la démocratie libérale, le communisme et le fascisme… Quand j’ai écrit ce livre, les idéologies n’avaient pas bonne presse. Dangereuses, porteuses d’utopies néfastes et meurtrières, on disait aussi d’elles qu’elles masquaient des intérêts bassement matériels. Il m’a paru important de réaffirmer leur force et de m’élever contre l’école « totalitaire », qui a eu tendance à affirmer que le communisme et le fascisme étaient équivalents sur le plan moral. Pour un historien, le problème n’est pas de déterminer si le fascisme fut pire ou meilleur que le communisme. Il faut prendre au sérieux ces idéologies, qui ont été des tentatives de réponse aux graves problèmes socio-économiques que la première guerre mondiale avait légués à l’Europe. Mais une troisième grande idéologie, fragile au début du siècle, triomphe à la fin : la démocratie libérale. Ces trois idéologies se sont définies les unes par rapport aux autres. Elles se sont parfois combattues dans le sang, engendrant guerres civiles, camps de concentration… Mais, après 1945, le conflit entre la démocratie libérale et le communisme a été plus pacifique, du moins en Europe. L’ambition d’une histoire globale du siècle, à la fois narrative et ROGER GRENIER DOMINIQUE ROCHETEAU rencontre à la librairie L’ARBRE A LETTRES L’ARBRE A LETTRES 2 rue Edouard-Quenu Paris 5è Tél. 01 43 31 74 08 le jeudi 19 mai à partir de 19h. à l’occasion de la parution de Andrélie ( Éd. Mercure de France) rencontre à la librairie 62 fbg Saint-Antoine Paris 12° Tél. 01 53 33 83 23 le jeudi 19 mai à partir de 18h. 30 à l’occasion de la parution de On m’appelait l’ange vert ( Éd. du Cherche Midi) réflexive, fait écho à L’Age des extrêmes, de Hobsbawm. Outre l’échelle d’observation – l’Europe dans votre cas, le monde dans le sien –, en quoi vos interprétations diffèrent-elles ? Pour Hobsbawm, le « moteur » du siècle a été la lutte entre communisme et capitalisme. Certes, il n’oublie pas le fascisme. Comment le pourrait-il, lui qui a vécu en Europe centrale dans la tourmente de l’entre-deux-guerres ? Mais il tend à considérer l’extrême droite comme une déviation du capitalisme. Si le fascisme s’est accommodé du capitalisme assez facilement, il conserve une spécificité idéologique. Son fort pouvoir d’attraction, dans les années 1930, s’explique par son idéal d’une communauté nationale galvanisée par le militarisme et l’égalitarisme. J’insiste aussi sur le natio- Les beaux quartiers Suite de la première page Le charme très particulier de ce livre de souvenirs tient à plusieurs éléments : l’exotisme d’abord, la mélancolie ensuite, le style et la construction enfin. Tout cela concourant à la grande séduction de ce récit, premier ouvrage de l’auteur, né en 1947 et commissaire-priseur de son état. L’exotisme, c’est celui que l’on éprouve, lorsqu’on vient d’ailleurs, d’un autre pôle parisien, dans cet ouest de luxe et de calme – sinon de volupté – à la fois partie intégrante et comme séparé de la capitale. « L’installation de mes parents avenue Marceau représentait pour eux nalisme, qui a joué un rôle majeur, capable d’intégrer – en favorisant l’Etat-providence, l’adoption de constitutions et la centralisation administrative – ou d’exclure – par des législations discriminatoires, des internements, des expulsions de populations entières, etc. Contre tout déterminisme, vous insistez sur la précarité de la démocratie libérale au siècle dernier. Mais l’intégration européenne ne témoigne-t-elle pas de son triomphe ? Oui, la démocratie libérale a triomphé, contre toute attente. L’Union européenne a contribué à enraciner cet attachement à la démocratie, éradiquant la vieille rivalité franco-allemande, puis diffusant les valeurs démocratiques à l’Est. Mais ne sous-estimons pas les contingences : l’impact de l’entrée en guerre des Etats-Unis ou des conditions climatiques en Russie en 1941, par exemple. Cette piqûre de rappel devrait modérer l’enthousiasme de ceux qui font de la croisade pour la démocratie leur nouvel évangile… Les débats actuels sur l’élargissement et la Constitution s’accompagnent d’interrogations sur l’identité européenne… L’Europe est une notion moins géographique que culturelle, dont le contenu ne cesse de se modifier. Qu’est-ce qui la définit ? La démocratie ? Aujourd’hui peut-être. Le christianisme ? Moins que par le passé. Mais il reste très difficile de faire accepter que les musulmans et les juifs font intrinsèquement partie de l’Europe, que leur présence n’altère pas sa « pureté ». Et de faire comprendre que, face au déclin une étape importante de leur ascension sociale… » De fait, la géographie sociale de Paris, en marge des mutations urbaines, semble présenter des constantes (2). C’est comme si de tout temps, ou au moins depuis la fin du XIXe siècle, et pour l’éternité encore, les 8e et 16e arrondissements, entre Seine et bois de Boulogne, avec au centre la place de l’Etoile, étaient des espaces protégés, réservés à la bourgeoisie sereinement triomphante qui y prend ses aises. Là, l’urbanisme ne galope pas, ne dérange pas un ordre en apparence immuable. Mais en même temps, cette immobilité est une illusion. Rien ne paraît bouger, et pourtant tout, insensiblement, se modifie, s’use, s’altère. Se modernise. A la fin, seules quelques photos jaunies gardent mémoire de ce qui était. Car si la pierre n’a pas bougé, si la brutalité des rénovations urbaines a épargné ces quartiers, l’enfant de tout à l’heure a grandi. Et avec lui, son regard, qui aspire à voir au-delà des murs invisibles de sa naissance. Nous sommes dans les années 1950-1960, décennies au cours desquels Hervé Chayette habita, avec ses parents et un couple de domestiques, ce vaste appartement de l’avenue Marceau dont l’agencement remémoré lui fournit la trame, tout à la fois précise et rêveuse, de son récit. Sentiment profond des choses passées, la mélancolie est une compagne fidèle et une excellente auxiliaire pour qui veut consigner ses souvenirs. Elle tient la plume, aiguise le style, donne à l’écriture son rythme. Comme le dit Baudelaire, ce grand Parisien, cité démographique, la seule alternative est l’appauvrissement progressif ou l’immigration permanente. L’UE est un modèle de coopération régionale, mais les discussions sur son fonctionnement interne – accompagnées de mises en garde alarmistes sur les conséquences de tel ou tel choix – font oublier qu’elle n’est plus qu’un pôle dans un monde qui en compte plusieurs. Plutôt qu’une « trinité » de valeurs admirables – démocratie, héritage judéo-chrétien et droit romain –, le XXe siècle a montré une Europe déchirée par les incertitudes et les conflits. Il est plus important que jamais de considérer la capacité de s’adapter et de surmonter la discorde comme deux vertus fondamentales de l’Europe. Propos recueillis par Thomas Wieder en épigraphe par l’auteur, le sentiment mélancolique est un point fixe, l’invariant à partir duquel s’élabore l’alchimie de la nostalgie. De là, de ce petit monticule intérieur où l’on est toujours seul, c’est-à-dire dans la secrète compagnie de l’enfant que l’on fut, on observe, on se souvient, on comptabilise les « âmes mortes »… Amoureux et mal dégrossi, puis maoïste quand l’horizon du présent était un avenir radieux, le jeune bourgeois de l’avenue Marceau accède peu à peu à d’autres vies. Il déménage, quitte ses quartiers de printemps. Pour un automne qui dure. Patrick Kéchichian (2) Voir à ce propos le très beau livre d’Eric Hazan, L’Invention de Paris (Seuil, 2002).