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Perceptions et attentes des adolescentes
vis-à-vis des structures d’animation situées
en Zones Urbaines Sensibles (ZUS)
Stéphanie RUBI
Maîtresse de Conférences en sciences de l’éducation, Université de
Nancy, Laboratoire inter-universitaire des sciences de l’éducation et
de la communication (LISEC)
> INTRODUCTION
Mon intervention propose de livrer et d’examiner les perceptions et
attentes émises par des adolescentes vis-à-vis des structures
d’animation situées dans les Zones Urbaines Sensibles de la
Communauté Urbaine de Bordeaux. Ce travail s’ancre dans les travaux
menés en sociologie de la jeunesse ou en sociologie des pratiques
culturelles en tentant de rendre compte du quotidien en matière de
loisirs d’adolescentes résidant dans des territoires éminemment
stigmatisés et frappés par des inégalités socio-économiques
conséquentes. L’approche est compréhensive, pourrait être qualifiée
de micro-sociologique sans omettre les éléments structurels traversant
de part en part les interactions et relations sociales que les
adolescentes entretiennent et dont elles témoignent. Ce travail tend
aussi à éviter les écueils essentialistes encore trop fréquemment
appliqués aux quartiers dits d’exils, aux jeunes et particulièrement aux
jeunes filles y vivant.
Cette présentation s’appuie sur une étude réalisée en 2006-2007 à la
demande de la Direction Régionale et Départementale Jeunesse et
Sports Aquitaine. L’objectif principal de cette commande était
d’identifier et de comprendre les raisons de la désertion des jeunes des
structures d’animation. Ajoutons que cette demande faisait suite aux
volontés institutionnelles en termes de réinvestissement des pouvoirs
publics dans les ZUS suite aux événements de l’automne 2005. Le
rapport remis en 2007 peut être consulté sur le site de la DRDJS
Aquitaine :
http://www.mjsaquitaine.jeunesse-sports.gouv.fr/DD033/index.htm
A la suite d’une brève présentation des éléments de problématisation
et de la méthodologie convoquée, mon propos se déclinera en trois
temps :
• Quelles sont les propositions de loisirs des structures à l’égard des
adolescentes ? ou Quelles est la réponse – ou non-réponse – des
structures face aux attentes idéales des adolescentes ?
• Quelle visibilité dans l’espace, quelles appropriations des espaces
les adolescentes opèrent-elles ? ou Comment et pourquoi les
adolescentes fréquentent ou évitent les structures d’animation ?
• Quels sont les rapports sociaux et sexués à l’œuvre dans ces
espaces ? ou Comment « un public en chasse-t-il un autre » ?
> ELEMENTS DE PROBLEMATISATION
À partir des études réalisées par le CRÉDOC»1.(Centre de Recherche
pour l’Etude et l’Observation des Conditions de vie) et par la
fédération d’Education Populaire Les Francas23, nous pouvons établir
plusieurs constats quant aux pratiques d’activité et aux attentes des
familles et des jeunes à l’égard des structures d’animation :
70% des familles font faire des activités à leurs enfants ; les activités
sportives sont plébiscitées, les activités artistiques minoritaires et
1
Maresca Bruno, Dubéchot Patrick, Olm Christine, « L’offre de loisirs pour les jeunes. Les
collectivités face aux demandes divergentes des parents et des enfants », CRÉDOC
Consommation et modes de vie, n°159 – septembre 2002. Ce document s’appuie sur des données
chiffrées issues d’études réalisées pour trois communes par le département Evaluation des
politiques sociales. Sont citées pour consultation :
Poquet, G., « Les attentes des familles des Alpes-Maritimes dans le domaine du temps libre des
jeunes », CRÉDOC, collection des rapports, n°216, 2001.
Hatchuel, G., Kowalski, A-D., « Les opinions des Français concernant l’organisation du temps
libre pour les enfants de 6-12 ans », CRÉDOC, collection des rapports, n°199, 1999.
Olm, C., « Les aménagements des rythmes scolaires : deux années en site pilote », CRÉDOC,
collection des rapports, n°193, 1998.
Olm, C., « Le rôle des parents, selon les familles et les professionnels », CRÉDOC, collection des
rapports, n°195, 1998.
2
3
CSA-Les Francas « Les 8-14 ans et leurs pratiques de loisirs », 1999.
Les Francas, groupe CSA, L’opinion des parents sur les loisirs proposés aux jeunes dans leur
commune, Novembre 2000.
socialement marquées ; 54% des familles interrogées ont déjà inscrit
leur(s) enfant(s) dans un centre de loisirs.
Près d’un tiers des familles recourant aux centres de loisirs demande
une baisse des coûts de ces derniers. Les parents priorisent comme
critères déterminants : la proximité, les commodités, les tarifs, l’offre
diversifiée, la qualité de l’encadrement.
Moins de 10% des enfants interrogés a envie de fréquenter un centre de
loisirs, ils pensent que les structures ne répondront pas à leur envie
d’autonomie et leur besoin de sociabilité ; les enfants et jeunes
fréquentant les centres de loisirs priorisent les activités.
L’image des centres de loisirs est à réactualiser, et la communication à
améliorer tant au niveau de la visibilité des structures que de leur
lisibilité.
Les divers travaux portant sur les loisirs culturels des enfants et des
jeunes indiquent que l’âge, le sexe et le milieu social sont des facteurs
décisifs dans les variations observées : « La construction de l’identité
de la fille se fait plus que celle des garçons dans les relations
d’échange et de communication, et dans l’intersubjectivité », Sylvie
Octobre (2004, p.307). Les transmissions culturelles se transforment
ajoutant à la transmission descendante (des parents vers les enfants),
une transmission ascendante et une transmission horizontale (entre
amis) signe de l’influence grandissante des pairs dans les pratiques de
loisirs. Les comportements culturels diffèrent selon le sexe et
participent à la construction sociale du genre, concourent à la
construction identitaire dans le double registre de l’attribution de
l’identité par autrui et de l’appartenance pour soi.
> PRECISIONS METHODOLOGIQUES
L’étude porte sur 49 structures d’animation implantées dans les ZUS de
huit communes de la CUB.
Les angles d’approche et les outils de recueil et d’analyse de données
ont été démultipliés et croisés :
- Questionnaire auprès des équipes d’animation et de direction des
structures,
- Entretiens semi directifs (responsables de structures, jeunes
et/ou enfants fréquentant ces structures, et ne les fréquentant
pas, responsables de 4 des fédérations d’Education Populaire, des
responsables jeunesse municipaux),
- Étude de traces (projets pédagogiques, éducatifs),
- Observations directes de type ethnographiques.
> L’OFFRE DE LOISIRS
ADOLESCENTES
AU
REGARD
DES
ATTENTES
DES
La désaffection des jeunes des structures d’animation n’est pas un
constat récent. Filles et garçons, de milieux populaires ou de classe
moyenne, fuient progressivement les structures d’Education Populaire
depuis plus de 15 ans. Des dispositifs particuliers tentent donc de
pallier à cela. La ville de Bordeaux a mis en place des systèmes
fonctionnant tels des « pôles d’excellence » en spécialisant un certain
nombre de ses centres sociaux. Ainsi, le centre social du Lac (nord de
la ville) accueille la ferme pédagogique et s’est structuré autour de
celle-ci; le centre social de La Benauge est une structure au bâti
moderne construit récemment suite aux multiples incendies subis par
l’ancienne structure, et travaille avec des chorégraphes et danseurs
professionnels qui interviennent auprès des enfants et jeunes. Dans les
différentes communes, plusieurs structures ont mis en place des
« groupes passerelles » permettant un accueil et une offre de loisirs
destinés spécifiquement aux jeunes de 11 à 14 ans. Ce type de
dispositif semble être apprécié par les filles et garçons et permet aux
équipes de maintenir une transition entre les accueils traditionnels des
centres de loisirs sans hébergement et les formules plus souples
proposées aux plus âgés. Ces dispositifs sont positivement évalués tant
par les équipes d’animation que par les publics qui y trouvent une
formule répondant à leur besoin de plus en plus affirmé de sociabilité
entre pairs (cf. travaux de Dominique Pasquier, 2005). Cependant, bien
que prometteurs, ces formules demeurent l’exception bien plus que la
règle ; le coût humain étant la raison principale aux difficultés de mise
en oeuvre.
Finalement, une infime partie des structures destinées à l’accueil des
jeunes de plus de 12 ans reçoit un public mixte, ou des adolescentes de
façon régulière et suivie. Si un certain nombre de lieux fonctionnent
relativement bien, c’est-à-dire sans heurt, auprès d’un public fidèle et
fidélisé, c’est malgré tout au détriment des adolescentes qui n’y
viennent pas. Enfin, un nombre toujours trop important de structures
sont aux prises avec des groupes de garçons avec lesquels les
affrontements symboliques voire physiques sont fréquents. Dans ces
structures-là, seuls les groupes en question y sont et y règnent,
empêchant par leur présence même, la venue des filles mais aussi
d’autres adolescents. Pour autant, mon propos n’est pas de désigner
les « bonnes » des « mauvaises » structures d’animation, les unes
sachant gérer les publics dits difficiles quand les autres en seraient
incapables. La quasi-totalité des structures rencontrées a connu des
épisodes violents dans un passé plus ou moins récent, et chacune
reconnaît que ces altercations visant l’emprise sur la structure sont
toujours redoutées et toujours envisagées comme encore probables.
Cette tension constante explique en grande partie la focalisation que
les équipes d’animation portent parfois exclusivement sur le public
masculin. Cette crispation, alimentée par les élus et responsables
locaux, dessert les adolescentes qui n’étant pas perçues comme
« public prioritaire » dont les comportements sont « à canaliser », ne
peuvent profiter d’une réflexion en termes d’accueil et d’offre de
loisirs dont elles seraient les principales bénéficiaires. La « paix
sociale » vient alors détrôner les valeurs et principes d’une Education
Populaire destinés tant aux futures citoyennes qu’aux futurs citoyens.
De fait, bon nombre de lieux destinés aux jeunes de plus de 12 ans,
présentent des équipes exclusivement masculines, agencent les
espaces d’accueil autour de préoccupations stéréotypant le masculin,
réalisent des projets ou actions visant préférentiellement les garçons
(tournoi intercommunal de football, magazines « masculins », jeux
vidéos de combat, « soirées foot », sports mécaniques, etc.).
> APPROPRIATIONS DES ESPACES ET VISIBILITE DES ADOLESCENTES
La démarche ethnographique permet de constater de visu que les
adolescentes des territoires dits sensibles ne sont pas invisibles au sein
de ces territoires urbains. Pour autant, elles ne font pas preuve, sauf
exception, de présence ostentatoire et statique. Elles traversent le
territoire, s’y promènent à plusieurs, s’y arrêtent parfois. Des espaces
sont évités, d’autres appropriés de façon mixte ou non. Les
appropriations spatiales sont donc plurielles, diversifiées en fonction
des relations sociales escomptées. Les propos des adolescentes et les
usages des espaces urbains constatés au cours des observations rendent
compte d’une retraduction mentale et personnalisée des territoires.
Cet imaginaire urbain dessine les endroits à éviter, car « tenus » par
d’autres, c’est-à-dire habités - pour reprendre la notion d’Isaac Joseph
(1984) - par des personnes avec qui la rencontre sociale est considérée
comme périlleuse au sens d’Erving Goffman (1973). Les lieux
territorialisés par certains garçons à la présence ostentatoire et aux
conduites éventuellement déviantes correspondent à ces terrains évités
par les adolescentes (pour une très grande majorité) comme par la
plupart des adolescents, cependant ils ne sont pas les seuls. Citons
entre autres les rues évitées car trop étroites, trop sales ou trop peu
éclairées, les places trop fréquentées ou celles où leur présence est
rendue trop visible, certains arrêts de bus voire ligne de bus, la
proximité de certains commerces (les raisons varient selon que l’on
parle de cafés, de bars, ou d’épicerie) ou de lieux particuliers (CEID,
terrain dédié aux joueurs de pétanque ou celui accueillant les
rencontres amoureuses), les abords du domicile de certaines
« ennemies » ou de personnes dont les réputations (là aussi diverses)
incitent au contournement. Pour résumer, les adolescentes des
quartiers populaires, comme toute personne, mettent en œuvre des
usages personnalisés de leur lieu de vie. Notons néanmoins que ces
usages répondent aussi aux mécanismes de socialisation sexuée liés aux
usages spatiaux : ainsi lorsqu’elles sont visibles et seules dans le
quartier, elles le traversent en général avec une destination et un
motif précis (école, commerce particulier, etc.) tandis que les
rencontres avec leurs pairs masculins se feront à l’abri des regards
perçus comme inquisiteurs et potentiellement réprobateurs, quitte à
s’extraire d’un « hyper quartier » au périmètre réduit pour aller aux
marges du quartier, par exemple du côté de la structure sportive ou
d’un centre commercial muni d’une galerie marchande offrant
l’anonymat de la foule.
La fréquentation des structures d’animation, par les adolescentes est
variable. De façon générale, on assiste à un retrait progressif au
moment de l’entrée au collège. Bien souvent, les jeunes filles estiment
que cette nouvelle étape scolaire, synonyme d’une nouvelle étape dans
leur construction personnelle et dans leur processus d’autonomisation
ne peut s’accompagner d’un maintien dans des structures d’animation
de type CLSH qualifiée de centres « pour les petits ». Ces CLSH, selon
leurs dires ne répondent pas aux aspirations d’individualisation et de
distinction qu’elles expriment. Ainsi, la désaffection générale
constatée s’explique selon les adolescentes du fait du décalage entre
leurs aspirations à l’autonomie et le fonctionnement des structures
(horaires fixes, groupes non différenciés, part décisionnaire des
adolescentes dans les activités ou projets très relative, etc.).
L’inadaptation d’une offre perçue comme routinière, non renouvelée,
s’ajoute dans les raisons invoquées ainsi que la formation ou la posture
des animateurs à leur encontre qui est parfois perçue comme
infantilisante. Notons que le sentiment de ne pas correspondre au
public attendu et accueilli par la structure d’animation constitue aussi
un motif très souvent mis en avant ; nous y reviendrons. Dernier
élément saillant, la méconnaissance des structures et de ce qui y est
proposé ne favorise pas la fréquentation et alimente les images
passéistes d’un « centre aéré » synonyme de garderie…
Laetitia, 15 ans, Bordeaux, : « je vois ça très cliché : des animateurs
gentils qui proposent pas grand chose d’autre que du foot ou du ballon
prisonnier et le petit repas de midi, et les enfants qui disent « Ouais !
On va jouer au foot !! »
Cependant, cette désaffection varie selon les structures. En effet, nous
avons pu constater que si certains lieux subissaient ce désaveu,
d’autres, parfois à quelques dizaines de mètres, accueillent de façon
régulière des adolescentes. Le point Cyb, par exemple, de Lormont
témoigne d’une fréquentation féminine grandissante.
Fabrice Casareggio, point CYB, Lormont : Nos effectifs de filles
augmentent ; on est passé de 20 à 40% aujourd’hui car on a pris en
compte leurs demandes et on a une équipe qui intervient au niveau
des relations filles garçons. Il y a encore quelques irréductibles qui
continuent de rabaisser les filles mais l’équipe d’animateurs
professionnels régule, donc les filles se sentent bien. (…) Depuis
deux, trois ans, il y a une montée en puissance de la fréquentation
des filles ; on atteint 47%, ce qui est énorme. On a une centaine de
personnes par jour avec des pointes à 120. Ici, la première posture de
l’animateur c’est l’accompagnement et l’écoute, et l’humilité. (…)
Il n’y a pas de filles dans l’équipe – il y en a eu une au début – mais
ça ne pose pas de problème (…) C’est une équipe stable et
compétente, du cru, même si on est pas intimes avec le public, c’est
une force car on connaît ce public là, on sait ce qu’ils sont capables
de faire. Et c’est pour ça que c’est nécessaire d’avoir des
animateurs formés car avant on ne connaissait pas trop les réactions
possibles, ça permet d’essayer d’anticiper.
Leur présence tient alors à divers facteurs et dément conjointement
tout fatalisme ou toute explication naturalisante ou culturalisante.
Développons : Pourquoi ces jeunes filles seraient-elles tenues de ne pas
fréquenter certaines structures du fait de soi-disant réprobations
culturelles ou de rapports de domination et d’oppression familiaux
lorsqu’il est coutumier de les croiser dans d’autres structures voisines ?
Certes, le contrôle parental concernant le temps de loisirs se fait plus
intense à l’encontre des filles que des garçons. Mais ce constat
présenté par Régine Boyer vaut autant pour les adolescentes résidant
dans les quartiers populaires que pour celles vivant dans les autres
territoires. La véritable question est alors de cerner les éléments qui
pourront inciter les parents de ces adolescentes à encourager leurs
filles à la fréquentation des structures d’Education Populaire. En
d’autres termes, le travail est à double visée : il doit cibler le public
lui-même, soit les adolescentes en prenant en considération leurs
attentes et besoins, tout en établissant un climat de confiance
partagée avec les parents par un travail de visibilité, de lisibilité et
d’accompagnement.
Pour terminer avec ce point de développement, notons que les
structures où les adolescentes sont présentes, ne souffrent pas de
phénomène d’appropriation territoriale des espaces d’animation par
certains groupes. Ces structures présentent dans leur fréquentation
une relative mixité (publics variés dans les âges, sexes ou appartenance
sociale). La question des territorialisations opérées par certains est le
point que nous allons à présent succinctement développer.
> RAPPORTS SOCIAUX, RAPPORTS SEXUES : « ILS S’APPROPRIENT
LES LIEUX PAR RAPPORT AUX FILLES ET SONT HERMETIQUES PAR
RAPPORT AUX AUTRES »…
Responsable Fédération Francas : « Très vite, le fait que la structure
accueille toutes ces tranches d’âge [12-14 ans et 15-18 ans] a induit le
départ des filles. Quand il y a mixité d’âge, quand les âges sont mixés
ça fabrique l’exclusion des filles, et après on se retrouve à travailler
avec la CAF pour voir comment faire venir les filles (…). Les filles
s’excluent d’elles-mêmes, et après les plus grands peuvent kidnapper
la structure. »
Lorsque les jeunes filles viennent dans les structures d’animation, les
raisons présentées résultent de l’offre proposée, de l’accueil qui leur
est réservée en terme d’espaces, de fonctionnement et de personnes
ressources, et de la possibilité d’y retrouver leurs ami(e)s ; la présence
de leur réseau de sociabilité dans le centre peut ainsi devenir un
élément décisif. Les personnes des équipes d’animation témoignent des
usages différenciés selon le sexe des unes et des autres : quand les
garçons passent par la structure pour voir s’ils y ont des connaissances,
pour « traîner » dans les lieux ; en général, les filles y viennent pour y
réaliser une activité, pour y retrouver quelqu’un ; leur venue n’est pas
aléatoire, elles ont toujours une raison officielle à faire valoir. Les
différenciations sexuées quant aux goûts et aux pratiques de loisirs
sont identifiées par les équipes d’animation mais bien souvent de façon
spontanée. En d’autres termes, ils « sentent bien » l’intérêt à proposer
des activités, temps et espaces spécifiquement pour les filles sans que
cela constitue un principe ou un objectif prioritaire inscrit dans les
projets de la structure.
La mixité sexuée est considérée dans les valeurs de l’Education
Populaire comme un principe fondateur. Or, le fait que la mixité soit
inscrite « par essence» dans les visées éducatives a empêché, de
nombreuses années durant, les acteurs de l’animation de réfléchir à la
mise en œuvre et à la construction de cette mixité en termes de
rapports sociaux de sexe. Cette fausse évidence a rendu les équipes
peu armées à anticiper les difficultés inhérentes à cette mixité sexuée.
Et, bien souvent, les filles ont été considérées dans les projets de
structure ou d’animation comme des personnages secondaires. En
outre, l’injonction à la mixité sociale a fortement été relayée par les
pouvoirs publics locaux, masquant un peu plus les enjeux de la mixité
sexuée. Enfin, dernier élément conséquent, la demande publique
adressée aux acteurs de l’Education Populaire des quartiers dits
sensibles, visait le maintien d’un climat pacifié, les incitant à mener
prioritairement des actions à l’encontre des publics – masculins - dits
difficiles, aux comportements devant être canalisés (cf. « opérations
anti étés chauds » devenues les « opérations prévention été » puis
aujourd’hui « Ville, Vie, Vacances » mis en œuvre en 1982 pour éviter
que les événement de l’été 81 aux Minguettes ne se reproduisent).
Autre point épineux et fortement associé au retrait des adolescentes
des structures d’animation : les publics fréquentant lesdites structures.
Laetitia, 15 ans, Bordeaux : « Moi aussi j’ai un peu de mal avec le
public ; au collège y’a eu des moments un peu pénibles. Il y avait trois
garçons qui avaient monté tout le monde contre moi car j’écoute du
rock japonais. Au centre aéré, on a tendance à penser que c’est ce
genre de public qui y est ».
La rencontre de jeunes de milieux sociaux différents et résidant parfois
dans des quartiers différents est difficile et inconfortable pour les uns
comme pour les autres. Si Laetitia évite les structures d’animation
proche de son lieu d’habitation, c’est, dit-elle, pour éviter une
confrontation avec des personnes de son âge, mais qu’elle ne considère
pas comme ses pairs, dont elle ne partage pas les mêmes univers
juvéniles. Cet évitement se retrouve de part et d’autre. Ce sont avant
tout des difficultés d’ordre relationnel, la confrontation pouvant être
périlleuse dans leur construction identitaire. La posture des équipes
d’animation, leur attention et intervention régulatrice est ainsi
primordiale dans les relations sociales qui se jouent.
La rencontre sociale et sexuée est ainsi difficile mais elle devient
insurmontable et impensable lorsque les structures sont clairement au
vu et au su de tout un chacun, appropriées ou « assaillies » par certains
groupes de jeunes garçons. Dans ces situations, l’interdiction parentale
n’est pas nécessaire, les adolescentes comme la majeure partie des
adolescents évitent soigneusement ces lieux et les jeunes les
fréquentant. En outre, si par mégarde certaines ou certains s’y
trompent, les jeunes ayant opéré les territorialisations sur ces espaces,
savent comment évincer ces autres considérés comme des
« outsiders », des « eux » inassimilables et inacceptables. Ajoutons que
les « mauvaises réputations » accolées aux structures se défont bien
plus lentement qu’elles ne se font. Les appropriations territoriales
opérées par quelques jeunes garçons désoeuvrés, se construisant
identitairement au travers de crispations virilistes exercées – entre
autres - à l’encontre des structures d’animation et des équipes,
laissent un stigmate difficile à inverser.
Patricia Bardon, centre social Bordeaux sud : On a un programme un
peu spécial cet été pour avoir les jeunes qui ne viennent pas. Il y a une
mixité que l’on a sur le CLSH, mais ils ne sont plus là sur le secteur
ados. On a tendance à ne plus avoir que ceux qui posent problèmes.
On travaille sur ça, pour être ouvert à tout le monde ; c’est pas
quinze jeunes qui sont propriétaires de la structure… Mais quand ils
désertent il y a un vide. J’ai l’impression que ce groupe fait veto pour
que les autres ne viennent pas ; c’est pas prouvé mais je les soupçonne
de ça. (…) Pour les 10-12 on a moitié filles, moitié garçons et pour le
séjour à B. c’était pareil. Quand on avait l’accueil ados on avait que
des garçons. S’il y a des sorties, elles viennent s’il y a d’autres filles.
On a une animatrice fille aussi sur ce groupe et on a l’idée d’avoir des
ateliers plus spécifiques pour qu’elles reviennent. Mais on est toujours
vigilants sur ce groupe qui a été exclu, qui a des comportements pas
bien avec les filles ; il faut être vigilant… Du côté des plus grands on a
très vite fait de n’avoir qu’un seul type de population.
> CONCLUSION
Pour conclure, j’ajouterai que la prise en considération des
adolescentes résidant dans les Zones Urbaines Sensibles par les
structures d’Education Populaire devrait être non pas un moyen mais
un objectif en soi. Nous l’avons brièvement abordé : là où viennent les
adolescentes, les espaces ne présentent pas de bras de fer symbolique
avec de jeunes garçons. De fait, l’écueil possible serait d’appréhender
la venue des jeunes filles dans les structures comme un instrument de
pacification. Citons à ce propos un extrait d’article d’Horia Kebabza :
« Aussi, la prise en considération, dans une approche de genre, des
besoins des filles autrement que comme « pacificatrices » du groupe
des garçons, et la redéfinition simultanée de ceux des garçons
représentent aujourd’hui un enjeu majeur dans l’élaboration des
politiques publiques. », Horia Kebabza, « La ségrégation sexuée dans
les quartiers populaires », pp.129-136, VEI Diversité, n°138, septembre
2004, « Les filles et les garçons sont-ils éduqués ensemble ?
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