1992 Une soeur comme

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1992 Une soeur comme
Une sœur comme soi
[...] on naît et nous voilà
contraints d’estimer ces gens-là
Georges Brassens
Le poète, certes, vise expressément son père en ces deux vers ici mis en exergue ; il
ne semble pourtant pas abusif d’affirmer que la sorte de récusation dont ils sont
implicitement porteurs concerne aussi bien chacune des relations qu’impose l’appartenance
à un groupe familial, donc, également, le plan des frères et sœurs. Autre remarque que ces
vers suggèrent : le poète est pudique, il ne dit pas «aimer», seulement «estimer» ; mais on
entend d’autant mieux qu’il s’agit bel et bien d’amour.
Pour introduire à un discret problème clinique
Le devoir d’aimer, oui, empêche l’amour, au point que l’on pourrait comme écrire
une loi : plus ce devoir sera imposé comme devoir (et la famille, singulièrement,
grossièrement, impudiquement même, se montre propice à une telle imposition ), moins
l’amour sera possible. Or, étant par essence un don , il est de sa teneur de n’advenir comme
effectif que sur fond de pouvoir n’être pas. Dieu lui-même l’avait compris , tout au moins
si l’on en juge par cette approche théologique du péché qui en fait le moyen dont Il se
serait servi pour rendre effective la liberté humaine ; sans cette liberté de pécher, sans cette
possibilité du péché, le divin commandement lui-même, le «tu aimeras ton prochain
comme toi-même» ne saurait obtenir que ce que peut fournir l’application d’une règle, rien
qui approche un tant soit peu une réalisation des trois vertus théologales.
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Le plus étrange n’est-il pas dès lors de devoir constater (dans la clinique mais déjà
trivialement dans ce que peut apporter l’observation la plus courante) que l’exigence de ce
devoir d’amour obtient parfois ceci : le sujet, apparemment, y souscrit, autrement dit, selon
une très belle expression française, «donne le change». Il ne le sait pas forcément. Il peut
même croire aimer «véritablement» dans son obéissance à l’imposition d’amour. Pourtant,
vient parfois un jour où, ouvertement, cette embrouille se dénoue : un frère aura «aimé»
son frère ou sa sœur, une sœur sa sœur ou son frère, jusqu’au jour où meurt le parent qui
aura fait imposition de cet amour fraternel. Et l’on croit que la querelle qui alors vient au
jour dans la fratrie est d’héritage... Oui, si l’on veut ; mais l’enjeu n’est pas l’héritage à
recevoir, bien plutôt celui qu’on n’a pas su refuser et qui fut généreusement octroyé ante
mortem.
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Cf la gidienne formule : «famille, je vous hais».
Lacan définissait l’amour : «donner ce qu’on n’a pas». Le trait eut un certain succès, en dépit de
l’esprit notarial qui déjà dominait, sous la forme, par exemple du critère rapport qualité/prix comme
susceptible de déterminer l’acte. La réussite de cette formule n’a pourtant pas interdit à Lacan d’en proposer
une autre, elle étrangement moins célèbre : «l’amour est un caillou riant dans le soleil». On voit mal, là
encore, comment la chose se prêterait au devoir.
3 Toutes réserves étant par ailleurs faites, sur la possibilité elle-même d’un tel énoncé éhontément
humanisant.
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Jean Allouch, une sœur comme soi, p.1.
On l’entrevoit à cet exemple : plus souvent qu’à deux, l’impératif «Aime-moi !»,
c’est à trois au moins que se présente le jeu de cette exigence du devoir aimer : «Aime-le
(ou la) !». Joué à deux, en effet, l’impératif d’aimer soit se dégonfle rapidement, dès lors
qu’il apparaît pour ce qu’il est, une demande , soit reçoit la réponse qu’il mérite, celle que
Carmen inflige à Don José, ce «jamais Carmen n’a menti» qui sonne d’autant plus comme
une loi éthique que nul n’ignore, entendant cette parole, qu’elle concerne l’amour. A trois,
l’impératif tient mieux.
La structure ternaire autorise, qui plus est, un déploiement possible : «En l’aimant,
tu m’aimeras !», ou encore, quasi chantage : «je ne t’aimerai que si tu m’aimes en
l’aimant !».
Ce privilège de la ternarité, sensible dans ce déploiement, ne surprendra pas le
lecteur de Freud, non seulement parce qu’il évoque le complexe d’Œdipe, mais aussi, mais
peut-être surtout parce qu’il nous renvoie aux trois personnes du mot d’esprit, dont ce n’est
pas le moindre coup de génie de Freud que de l’avoir inscrit comme étant une «formation
de l’inconscient» alors même qu’un tel épinglage n’a rien de vraisemblable – nul
n’identifie spontanément le mot d’esprit à une formation psychopathologique.
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5
Ce sera sur une telle structure à «trois au moins» que nous allons nous fonder dans le
problème clinique qui va nous occuper. D’où nous vient ce problème ?
Si Gilbert Maurey a pris l’initiative de me proposer d’intervenir dans cette journée
d’Etudes Psychothérapiques centrée sur «les frères et les sœurs», cela a tenu
essentiellement à sa lecture d’un livre, Marguerite, ou l’Aimée de Lacan , dont le statut est
avant tout celui d’une monographie clinique et où, en effet, le problème sororal est apparu
central.
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«Sororal», le mot est lâché. Il fut récemment l’objet d’une tentative d’insertion dans
la langue française, par quelques-uns, écrivains reconnus, donc en position de réussir une
telle insertion : Marguerite Yourcenar, Michel Tournier. Si je le retiens ici, et le pousse à
mon tour en avant, c’est qu’en prélevant son sens sur ce que subsumait jusque-là le mot de
«fraternité», il récuse la sorte de désexualisation dont restait porteur ce terme. Tous frères,
n’est-ce pas ? C’est, notait Lacan, un point de vue qui ne peut prendre son assise que
depuis une ségrégation. Tout se passe dans cette correspondance, dans cette connivence,
dans ce renfort l’un par rapport à l’autre du fraternel et du ségrégatif, comme s’il fallait
bien que la libido s’y retrouve... coûte que coûte. Autant donc analyser la fraternité, c’està-dire y isoler, y distinguer deux termes qui eux dénoteront chacun un rapport à un objet
sexué : la fratritude et la sororité.
Il n’est pas tout à fait exact de dire, comme ce fut formulé ci-dessus, que le problème
sororal fut central dans le cas Marguerite. Non pas seulement parce qu’on ne peut jamais,
dans une telle prise de parti en clinique psychanalytique, asserter que selon la temporalité
freudienne de l’après coup, laquelle nous contraindrait à dire que le problème sororal y
aura été central. Mais surtout parce qu’il apparaît immanquablement que quiconque
s’avance à ainsi dire le vrai d’un cas s’avère lui-même en faire partie. Or ce fut Lacan qui,
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Ce terme trouve sa définition dans la triade du besoin, de la demande et du désir, que Lacan a
produite puis mise en place de diverses façons, notamment en l’écrivant avec certains objets topologiques.
5 L’expression semble bien être une trouvaille de Lacan.
6 Jean Allouch, Marguerite, ou l’Aimée de Lacan, Paris, EPEL, 1991.
Jean Allouch, une sœur comme soi, p.2.
dans la monographie de sa thèse , connue sous le nom de «cas Aimée», avait établi ou cru
avoir établi que la véritable persécutrice de sa patiente était sa sœur aînée. On le voit, le
problème était alors reconnu comme essentiellement sororal.
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Cependant, dès la publication du cas en 1932, un point faisait difficulté pour Lacan,
je veux dire pour l’interprétation qu’il proposait, et ce ne fut pas un de des moindres
mérites de son écriture de la folie que d’avoir transcrit un trait allant à l’encontre sa version
du cas comme cas d’autopunition. Aimée, remarquait-il, n’est pas menacée elle-même par
ses persécuteurs ; ceux-ci (ils forment un groupe, qui a toute une histoire) en veulent très
précisément à la vie de son fils. Le délire apparaît donc «centrifuge» , ce qui ne colle pas
avec l’autopunition qui est une punition tournée vers soi, centripète. Ce trait, comme un
grain de sable dans les rouages interprétatifs, ne cessa pas de tarabuster Lacan qui, durant
quasi quarante années, n’allait cesser de revenir sur le cas «Aimée», de l’envisager
autrement.
Pourtant, ce fut d’ailleurs que vint l’intervention décisive, celle qui allait nous
contraindre à reconsidérer la position jusque-là accordée à la sororité dans le cas. En effet,
à l’occasion de l’enquête menée par Elisabeth Roudinesco pour son Histoire de la
psychanalyse en France , Didier Anzieu, qu’elle interrogeait, confirmait la rumeur qui déjà
s’amplifiait : oui, cette «Aimée» dont Lacan avait fait cas dans sa thèse était en effet sa
mère. Or cet acte de dévoilement, comme tout acte qui mérite ce nom, n’allait pas être sans
conséquences. Il avait notamment la portée d’une levée de censure. Désormais, la plus
grande partie de ce que Lacan avait dû masquer pour pouvoir publier le cas devenait
accessible : des noms propres prenaient consistance littérale, jusque là couverts par des
acrophonies ou nominations restées vagues (P.B. s’avérait être Pierre Benoit, Mme Z
cachait l’actrice Huguette ex-Duflos, tous deux persécuteurs principaux de Marguerite
Anzieu, la «sœur aînée» se nommait Elise mais surtout était surnommée Nêne dans la
famille, un trait capital pour l’étude du cas, M. se révélait être la ville de Melun, E. celle
d’Epinay sur Seine, etc.), les dates se précisaient au jour et souvent à l’heure près, ce qui
permettait de retrouver les documents d’époque, notamment les commentaires auxquels
avait donné lieu sur-le-champ le passage à l’acte le plus spectaculaire de Marguerite. On
saisit aisément que l’acte de Didier Anzieu ouvrait la possibilité d’une étude à nouveau la
plus exhaustive qui soit possible, du cas «Aimée», désormais re-nommé comme cas
Marguerite.
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Avec une telle reprise (reprise, ainsi traduit-on aujourd’hui en français la «répétition»
kierkegaardienne, celle qui permet de distinguer deux sortes d’amour, l’amour selon la
réminiscence et celui selon la reprise, l’acte de répétition), qu’allait-il advenir à la version
sororale proposée par Lacan en 1932, autrement dit à la thèse de la persécution non
reconnue par la malade comme exercée par sa sœur aînée ? L’ampleur du matériel ainsi
nouvellement surgi, sa teneur également, ne permettaient pas de s’en tenir simplement à
compléter les blancs de la publication de 1932. Et comme, en outre, la rencontre du jeune
psychiatre Jacques Lacan et de cette patiente internée d’office à l’hôpital Sainte-Anne
s’avérait ne s’être pas cantonnée aux seize mois durant lesquels ils s’entretinrent à bâtons
rompus mais, au contraire, se révélait avoir eu des suites directement articulables à la folie
7
Jacques Lacan, De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, Paris, Le
François, 1932, 2° éd. Paris, Seuil, 1975.
8 Elisabeth Roudinesco, La Bataille de cent ans, Histoire de la psychanalyse en France, T. II, Paris,
Seuil, 1986.
Jean Allouch, une sœur comme soi, p.3.
de Marguerite (notamment : l’analyse de Didier Anzieu avec Lacan sans que ni l’un ni
l’autre ne sachent... qui ils étaient... l’un pour l’autre , l’un le fils de son ex-patiente, l’autre
l’ex-psychiatre de sa mère), il était manifeste que la version proposée par Lacan en 1932
devait être reconsidérée. Ainsi apparut-t-il que le vif de la persécution subie par Marguerite
ne tenait pas tellement à l’action de sa sœur aînée Elise, celle qui avait en effet «pris sa
place» auprès de son mari et de son enfant ; plus décisive se révéla la persécution subie
par sa mère Jeanne qui, à la suite de l’accident où devait brûler vive sa fille aînée, sa
véritable aînée, sa première née, attribuait à une sienne voisine la responsabilité de
l’accident et, plus largement, celle de la persécuter en jouissant de son malheur de mère
ayant perdu une enfant.
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On le voit, après avoir été reconnu central dans cette psychose paranoïaque, le
problème sororal prenait place dans une configuration plus vaste, laquelle devait nous
contraindre d’épingler le cas comme étant de «folie à deux» : Marguerite était
essentiellement persécutée par la persécution subie par sa mère, laquelle y réagissait en
l’assignant à une place de tenant lieu de son aînée morte (elle lui avait d’ailleurs donné le
même prénom : Marguerite).
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Nous retrouvons donc maintenant ce qui avait été seulement indiqué d’emblée, cette
structure ternaire de l’imposition d’aimer. Pas exactement cependant, si l’on considère son
contenu. Car ici l’imposition ne serait pas à proprement parler d’amour mais (plus
impitoyablement ?) d’être. Cette imposition se laisserait écrire d’une façon légèrement
différente que ce que nous avons mis en titre : une sœur comme :«sois !». C’est d’un «soisla !» qu’il s’agit, tant il est vrai que le concept même d’un remplacement de la sœur morte,
en supposant un binaire remplacée/remplaçante, compte (au moins implicitement) jusqu’à
deux et donc suppose ce minimum d’acceptation de la perte qu’on ne saurait prêter à
Jeanne si l’on tient compte, comme il se doit, de la persécution dont elle est l’objet.
Toute la symptomatologie psychotique de Marguerite ouvertement manifestée
(passages à l’acte, illuminations, fomentation délirante, interprétations délirantes, etc.),
débouche sur le passage à l’acte qui allait ouvrir la possibilité de ce que Lacan appellera le
«soufflage» de son délire. Cette folie s’avère ainsi comme lui ayant permis, de passer de
l’une à l’autre de ces deux formules, d’«une sœur comme “sois !”», l’imputation,
l’assignation lui venant de sa mère, à «une sœur comme soi», un franchissement où elle se
dégageait un minimum de cette assignation ; elle s’en dégageait suffisamment en tout cas
pour ne plus avoir désormais recours à cette efflorescence symptomatique, elle qui avait
obtenu un signe de Jeanne qui la reconnaissait pour ce que son acte avait produit, sa
différenciation d’avec sa sœur Marguerite comme soi : Jeanne s’enferme dans son délire
(en apprenant l’acte potentiellement matricide de sa fille) tandis que celle-ci, prévenue de
cette réaction maternelle, peut désormais tenir le sien en réserve. Tel fut le fait majeur du
cas. Celui-ci, en tant que réalisation du passage susdit, mérite le nom de transe, à condition
d’y lire aussi, comme d’ailleurs le fait le dictionnaire, la trance, à condition surtout de faire
porter à ce mot, dans la conjonction de ses deux significations, l’agonie de la possession,
ce qui n’alla pas sans... transports.
9
Si tant est qu’ils le fussent, ce qui est loin d’être évident, hormis pour un point de vue objectiviste.
Dire ainsi la chose a la valeur d’un raccourci, mais trompeur (cf. Marguerite, ..., op. cit., p.217).
11 En fait, une folie «à trois au moins» (cf. Marguerite, ..., op. cit., p.380-420). On excusera, de même
que pour la note ci-dessus, de telles approximations dans le texte et qui appellent de tels renvois en notes ; il
est en effet exclu de ramasser en dix pages ce qui en a nécessité 560.
10
Jean Allouch, une sœur comme soi, p.4.
Mais faire valoir ici ce passage du «sois !» au «soi», au soi comme n’étant «pas ça»,
réclame que ce terme de soi soit articulé selon les coordonnées qu’il reçoit de l’analyse.
Qu’est soi ?
Il serait sot de prétendre ici en quelques lignes répondre à cette question qui a occupé
les hommes depuis la nuit des temps et à laquelle ils ont depuis au moins aussi longtemps
répondu de manière si riche et si variée ; si folle aussi, ce qui apparaît dès lors qu’on n’est
pas de plain-pied avec une culture, l’hindouiste par exemple qui va jusqu’à identifier ce soi
à rien moins que... l’univers, cette entité que le sujet rejoint dans sa dernière
métempsychose, en laquelle certes il se dissout... enfin, mais qui, simultanément, en cette
dissolution elle-même, devient... lui.
Laissant de côté de tels abîmes, force nous est de cerner la question en la limitant à
celle-ci : qu’aura apporté la psychanalyse quant à ce qu’on appelle «soi», ou encore, en un
remarquable dédoublement : «soi-même» ? Ainsi formulé, le problème reste encore trop
vaste pour que nous puissions faire autre chose qu’indiquer ce en quoi il consisterait.
Ce n’est pas le propre de la psychanalyse d’avoir, au soi, accordé le statut non d’un
donné mais d’un produit. Non d’un être mais d’un «désêtre» – un mot de Lacan.
L’hypothèse de l’inconscient fait valoir que loin de s’exclure, les notions de sujet et de
produit vont de pair, que le parlètre (un autre mot de Lacan) ne se subjective qu’en se
reconnaissant produit, seul biais possible, pour lui, de ne l’être plus, de le dé-s’être. Mais
comment signifier cela, hors l’expérience ? Il faut nous contenter d’allusions, de quelques
touches.
Lorsque Lacan en venait à conclure que «le psychanalyste ne s’autorise que de luimême», des oreilles malveillantes ont voulu croire ou faire croire qu’il ouvrait la porte de
l’exercice analytique à «n’importe qui». Il a certes pour cela fallu couper la formule du
contexte théorique qui lui donnait sa portée. Mais on n’est pas si regardant, en certains
endroits... Ainsi lit-on, moyennant quoi on lève les bras au ciel, scandalisé, que le
psychanalyste lacanien serait quelqu’un qui se sustenterait d’un «Je m’autorise de moimême», étrange rabattement de la troisième sur la première personne, et lecture tout de
même curieuse de la part de freudiens qui ont pourtant appris, dans la seconde topique de
leur maître, à distinguer... le moi du ça. Cette inconvenance ici de la déclinaison en
première personne de ce qui se formule en troisième nous met sur la voie de ce qu’il en
serait du «soi».
Et puisque nous réunissent fratritude et sororité, ce sera en tout premier lieu les faits
de transitivisme qui ici se présenteront d’emblée. Lacan y fut très tôt attentif, ce que nous
montre ce texte de 1938 :
12
[...] qu’on s’arrête un instant à l’enfant qui se donne en spectacle et à celui qui le suit du regard : quel
est le plus spectateur ? Ou bien qu’on observe l’enfant qui prodigue envers un autre ses tentatives de
séduction : où est le séducteur ? Enfin, de l’enfant qui jouit des preuves de la domination qu’il exerce
et de celui qui se complaît à s’y soumettre, qu’on se demande quel est le plus asservi ? Ici se réalise ce
12
Jacques Lacan, Les complexes familiaux, 2° éd., Paris, Navarin, 1984, p. 39.
Jean Allouch, une sœur comme soi, p.5.
paradoxe : que chaque partenaire confond la partie13 de l’autre avec la sienne propre et s’identifie à lui
; mais qu’il peut soutenir ce rapport sur une participation proprement insignifiante de cet autre et vivre
alors toute la situation à lui seul, comme le manifeste la discordance parfois totale entre leurs
conduites.
Il est cohérent, dès lors qu’on prend acte de cette sorte de non localisation de soimême caractéristique du transitivisme, d’en venir à considérer que ce soi-même ne peut
jamais avoir de statut que celui d’un produit. Rassemblant comme en une même gerbe
l’objet perdu de la répétition freudienne, l’objet transitionnel de Winnicot, mais aussi
l’objet de la pulsion au sens freudien de ce terme, Lacan donnait corps à ce produit en lui
donnant le nom d’objet petit a . Dans la citation ci-dessus, bien antérieure à cette
nomination, cet objet est néanmoins signifié dans la «participation proprement
insignifiante» qui n’est pas sans évoquer celle du psychanalyste dans la cure. Soi est cela,
en tant que perdu d’emblée ; soi adviendra comme soi dans l’opération où cette perte
pourra être subjectivée.
Son nom de romancière au pays de sa conquête
Comment Marguerite Anzieu aura-t-elle réussi à mettre en place ce minimum de soimême comme perdu qui lui aura permis de se dispenser, à partir d’un certain jour, d’avoir
recours, si l’on peut ainsi dire, à une symptomatologie paranoïaque ? Je ne puis, dans le
cadre qui m’est ici imparti, répondre d’une manière qui puisse apparaître pertinente à cette
question qui a exigé près de six cents pages. Etant écartée l’idée saugrenue de résumer ce
travail, il ne me reste plus qu’à le supplémenter. Or il se trouve que sa publication, il y a un
an, eut notamment comme effet d’amener au jour un certain nombre de matériaux
concernant le cas – ainsi l’interprétation en psychanalyse caractérisée par ce qu’elle
provoque d’apport de données nouvelles et susceptibles de la confirmer ou de l’infirmer
(c’était, en fin de compte, la seule forme de validation qu’admettait Freud). Un
supplément, tel sera le statut du problème clinique que nous allons traiter.
Soit donc l’une de ces données tout récemment survenues. L’on savait déjà, grâce à
la monographie publiée par Lacan en 1932, que Marguerite avait envisagé de partir en
Amérique :
Là-dessus son mari apprend coup sur coup qu’à son insu elle a envoyé son congé à l’administration
qui les emploie [ils travaillent tous deux au bureau des Postes de Melun], et qu’elle a demandé un
passeport pour l’Amérique en faisant usage d’un faux pour présenter l’autorisation maritale requise.
Pour elle, elle invoque qu’elle veut aller chercher fortune en Amérique : elle sera romancière. Elle
avoue qu’elle eût abandonné son enfant. Actuellement, cet aveu ne provoque en elle qu’un médiocre
embarras : c’est pour son enfant qu’elle se fût lancée dans cette entreprise. Sa famille l’adjure de
renoncer à ses folles imaginations14.
De fait, la famille provoquera la première hospitalisation en psychiatrie notamment
pour empêcher ce départ. Mais voici qu’à la suite de la publication de Marguerite, ou
l’Aimée de Lacan près de soixante-dix ans plus tard, certains documents surgissent des
archives de la clinique où eut lieu cette première hospitalisation. Ils confirment
l’information donnée par Lacan et la datation que j’avais pu établir. Toutefois il y a plus.
13 J’ai corrigé le «patrie» (une exclusivité de la publication 1984), conformément à l’édition première
de ce texte.
14 Jacques Lacan, De la psychose..., op. cit., p.160.
Jean Allouch, une sœur comme soi, p.6.
Voici un de ces documents, porteur du faux mentionné par Lacan (la présentation du texte
dans la page a été respectée) :
Monsieur le préfet,
Je soussignée Madame
Anzieu dite‡‡ Peyrols Marguerite
née à Chalvignac Cantal le 4 juillet 1892
agée de 32 ans - nez aquilin
taille 1 m 66
bouche ovale
cheveux bruns
menton pointu
front haut
visage osseux
sourcils bruns
teint brun
Yeux gris
ai l'honneur de solliciter de votre
bienveillance un passeport pour
me rendre aux Etats Unis d'Amérique
et
Marguerite Peyrols
Mme Anzieu - 23 rue St Barthélémy Melun
vu pour autorisation maritale
Vu
Le mari :
R Anzieu
Anzieu
On lit en outre, en marge : «Vu et transmis avec avis favorable [un mot illisible] le
14 / 10 / 24».
Une chose, tout spécialement, nous intrigue : le nom de «Peyrols», ou le surnom si
l’on préfère, puisque Marguerite se présente, à la troisième ligne, comme «dite‡‡
Peyrols» . D’où vient ce nom propre ? Comment expliquer son apparition ici ?
15
Et cette survenue ira-t-elle, une fois située, jusqu’à nous contraindre à modifier notre
version du cas ? Car tel est le statut du détail dans la clinique freudienne qu’il suffit qu’un
seul ne soit pas situable dans la version du cas dont on a construit la conjecture pour mettre
cette construction en question. Cette clinique si particulière est celle du puzzle, ainsi que
Wittgenstein l’avait noté. Or il est dans la logique du puzzle d’exiger que chacune de ses
pièces trouve sa place dans la figure d’ensemble. Quid, donc, de ce «Peyrols» ? Tel se
laisse formuler le problème clinique auquel nous nous confrontons aujourd’hui. Plusieurs
hypothèses sont possibles. Etudions-les.
Marguerite, première hypothèse, aurait emprunté ce nom à quelqu’un. Il n’y a, à
notre connaissance, aucun personnage de l’entourage de Marguerite qui porte ce nom de
Peyrols, ceci restant vrai qu’on se réfère au milieu d’où elle vient, un village auvergnat, ou
15
L’explication de la présence ici du ‡‡ sera donnée plus loin.
Jean Allouch, une sœur comme soi, p.7.
au groupe familial amical et professionnel qui était le sien à Melun au moment où elle
écrit cette lettre. Admettre que ce nom soit le nom de quelqu’un, devrait conduire à
rechercher si, parmi les personnages non identifiés de leur nom et qui furent cependant
mentionnés dans l’étude du cas, il n’y aurait pas quelqu’un susceptible de s’être nommé
Peyrols. S’agirait-il de la voisine de Jeanne Pantaine que celle-ci avait élevée au rang de
persécutrice ? La conjecture est un peu grosse... De fait, nul dans le département ne
s’appelle aujourd’hui Peyrols et il y a peu de chances que ce fût le cas en ce temps-là. En
outre, vérification faite, tel n’était pas le nom de cette voisine ni de personne dans le
village ou les villages proches, ni de personne dans la famille qui serait allé habiter
ailleurs. Echec donc.
Deuxième hypothèse : Marguerite aurait elle-même inventé ce nom. Que tel fut
effectivement le cas, nous aurons certes, faute d’un témoignage direct et explicite de sa
part, le plus grand mal à le démontrer. Tout au plus pourrions-nous ici faire valoir, en
décomposant les éléments littéraux de ce nom, que Marguerite en effet en usa ailleurs, ce
qui rendrait cette composition au moins probable. Ici notre échec ne s’avère pas si absolu
que précédemment. Si en effet, selon une perspective qui fut identifiée comme lacanienne,
celle du jeu de mot interprétatif , l’on décompose ainsi ce nom en deux syllabes :
16
Peyr / rol (s non prononcé)
pierre / roule
il apparaît, dans le texte même de la folie de Marguerite, qu’à ces deux mots co-respondent
quelques homophones. Son persécuteur principal se prénomme Pierre (Pierre Benoit) et
l’on peut même se souvenir à ce propos qu’en le vitupérant comme «Robespierre» elle
avait déjà su inscrire ce «pierre» dans un nom propre. Ceci constitue à vrai dire un assez
imposant argument en faveur de cette hypothèse. On aurait même, avec ce «Robespierre»,
presque l’ensemble des composants littéraux de Peyrols :
PEYR/ ROls
ROber PIERre
17
(avec inversion E/I, I/E étymologiquement fondée puisque le «pey» de Peyrols équivaut au
«piè» de pierre).
«Pierre qui roule n’amasse pas mousse», dit un proverbe dont le sens commun, à en
croire le dictionnaire, serait : on ne s’enrichit pas en changeant souvent d’état ou de pays.
On retrouve donc ici la liaison (elle sémantique) entre l’idée d’un tel départ en un autre
pays et la pierre qui roule
Un autre argument littéral vient appuyer cette lecture. Si l’on se demande en effet
pourquoi ce choix de l’Amérique au moment où elle signe Peyrols, rien ne se présente dans
le cas, tout au moins tant que l’on s’en tient au moment précis de cette démarche. Si l’on
accepte, en revanche, le fait qu’une explication puisse être donnée bien après l’événement
auquel elle se rapporte (ce dont prend acte la théorie freudienne de l’après coup), il
deviendra alors possible de faire valoir un texte extrait du second roman de Marguerite,
Sauf votre respect, qui, d’ailleurs, est le récit d’un départ. Voici ce texte :
18
16 On oublie qu’elle fut freudienne avant tout et que le frayage de Lacan ne saurait se résumer à ce
qui fut un temps chez lui le «primat du symbolique».
17 Jacques Lacan, De la psychose..., op. cit., p.165.
Jean Allouch, une sœur comme soi, p.8.
Je pars si vite qu’avec mes semelles en caoutchouc je ramasse une pelle et me relève presto subito
mais en jurant. Qui vend ses souliers, ces nouveautés ! Je tousse, j’éternue ! Les Américains ? [notre
question ! Mais voici la réponse] Je ne me fie pas à mes souliers jaunes ; je porte plainte, j’examine
mon soulier. Votre pointure me demande un étranger, et la vôtre dis-je ? On se comprend à force de
mimiques. Les Américains ont la mariée, elle a pris sa valise pour aller chez eux quand on lui parlait
de Jérôme, renvoyez-la cette bécasse19.
Nous abstenant ici d’une explication d’ensemble et de détail de ce texte, retenons
seulement le surgissement de ce Jérôme qui, lui non plus, n’a pas de correspondant dans le
cas mais qui, venu comme peyrol dans ce contexte «américain», comporte la même suite
littérale, ERO :
jEROme
pEyROls
Dans ces textes écrits par Marguerite, publiés par Lacan dans sa thèse et que Lacan a
en outre pris la peine de faire reconnaître pour leur valeur littéraire auprès de poètes,
artistes et littérateurs parmi les plus connus du moment (René Crevel, Salvador Dali, Paul
Nizan, Paul Eluard, Joë Bousquet) se rencontrent quelques mentions non négligeables de la
pierre qui roule.Ainsi par exemple dans cet extrait de son premier roman Le détracteur :
L’amour est comme le torrent, n’essaye pas de l’arrêter au milieu de sa course, de l’anéantir, de le
barrer, tu le croiras subjugué et il te noiera.
[...]
Je connais toutes les pierres de mon pays, les bleues, les blanches, les brunes : ce sont mes amies, je
leur parle. Que fais-tu là ?
Je sers d’escalier pour pratiquer le bois, si je te gêne, roule-moi, donne-moi de l’élan, de bond en
bond, je foulerai tout, le torrent me recevra20.
Cette invention métaphorique de l’amour comme quelque chose à quoi nul ne peut
résister, pas plus que la pierre qui roule emportée par le torrent ne peut échapper à son
destin, vient donc elle aussi appuyer notre seconde hypothèse de lecture.
Qui plus est, en occitan, langue qu’on parlait au pays d’origine de Marguerite,
«Peyrol» est certes un nom de lieu, «le pierreux», et «peyroù» le nom d’un chaudron en
pierre pendu à la crémaillère de la cheminée (ce qui pourrait être articulé avec le mortel
accident, Marguerite l’aînée brûlée vive pour s’être trop approchée de la cheminée) mais
on trouve également «peyroù» comme nom de l’éphémère rond que l’on fait dans l’eau en
y jetant une pierre . Or, un tel phénomène nous évoque l’expression que Marguerite
employait lorsqu’elle disait à Lacan comment Pierre Benoit était entré dans son délire :
«cela a fait comme un ricochet dans mon imagination» .
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Ce texte fut écrit en pleine efflorescence du délire (et envoyé au Prince de Galles, élevé au rang de
protecteur de Marguerite par son érotomanie). On y sera d’autant plus attentif, dans la citation ci-dessus, dès
la première ligne, à la présence d’une métaphore : «une pelle» pour... une chute.
19 Jacques Lacan, De la psychose..., op. cit., p.196.
20 Ibid., p.182 et 185.
21 Que soit ici remercié André Gervais, de l’université Paul Valéry à Montpellier ; je lui dois les
résultats, ici trop condensés, de son enquête sur «Peyrols».
22 J. Lacan, De la psychose..., op. cit., p. 293.
Jean Allouch, une sœur comme soi, p.9.
Dès lors tout le problème, concernant cette lecture de Peyrols comme un mot forgé
par Marguerite, tient en un mot : cette lecture gagne en vraisemblance. Mais en vérité ?
Pour la vraisemblance, on ne saurait toutefois négliger le fait qu’à considérer dans tout son
déploiement un autre cas, il est loin d’être exclu que notre ingéniosité ne parvienne pas à y
faire valoir des correspondants à ce «Peyrols» eux aussi fort satisfaisants pour l’esprit. Il y
a là une objection du type de celles que Wittgenstein adressait à la psychanalyse freudienne
et qui certes méritent réponse. Quant à la vérité, l’affaire est un peu différente. Pour
recevoir comme vraie cette hypothèse de lecture, il faudrait disposer d’un signe direct, de
Marguerite, qui attesterait que ce n’est pas simplement nous qui, ici sommes en train
d’élucubrer, de «construire» dirait Freud, de «cogiter» dirait (cartésiennement) Lacan, mais
qu’il en fut bel et bien ainsi pour elle ; il faudrait, autrement dit, si nous nous référons
maintenant aux catégories hegeliennes, un signe attestant que ce fut vrai «en soi» et non
pas seulement «pour nous». Or un tel signe nous fait défaut, laissant donc béante la
possibilité que nous-mêmes, en élucubrant ainsi, fassions des faux. On sera sensible au
côté plutôt désagréable d’un tel suspens.
Reste une troisième hypothèse. Si la seconde fut en effet plus «parlante», il y a tout
de même lieu de noter qu’elle n’expliquait nullement ce dont il convient de rendre compte
à savoir non pas seulement ce «Peyrols» qui tant nous tracasse mais aussi la présence, la
mention dirait le sémioticien de ce Peyrols pris comme nom propre et, qui plus est, non pas
n’importe où mais sur ce document, sur cette demande de passeport.
Regardons donc ce texte de plus près, quitte à devoir reconnaître, s’il s’avère qu’il
détient la solution, que nous étions comme cet égaré parti au bout du monde chercher on
ne sait quelle vérité qui était si manifestement à sa portée chez lui qu’il ne la voyait pas.
Voici donc un fac-similé de la partie du document qui nous paraît curieuse pour cette
raison qu’elle comporte une rature (nous nous rappelons ici à l’ordre qui est aussi celui de
la clinique freudienne, celui de l’impératif : «lis tes ratures !»).
ICI, PHOTOCOPIE
On peut repérer sur ce texte, juste avant le Peyrols, une rature . Celle-ci, cependant,
ne parvient pas à oblitérer complètement ce qu’elle avait pour fonction de masquer (une
telle partialité de la réussite est un trait pathognomonique de la censure au sens freudien de
ce terme), soit la lettre «s» dont on aperçoit l’ébauche, sous la forme d’un trait ascendant et
incliné gauche
droite, entre le «e» de «dite» et le petit pâté. A vrai dire, ce trait à lui seul
ne nous garantit pas l’écriture de ce «s» avant son masquage mais sa convergence avec
l’orthographie «dites» lève presque tout doute. Et ce qui suit, à notre sens, nous permettra
bientôt de supprimer ce «presque».
Ecrivant sa demande au préfet (les préfets sont dans un rapport bien spécifique à la
lettre, ainsi qu’Edgard Poe en prenait acte, mais Jean Genet aussi, quoique d’une autre
façon), Marguerite aurait commis un lapsus calami, le plus redhibitoire genre de lapsus
disait Lacan. De fait, l’on saisit aisément la portée de ce lapsus. Marguerite est en train de
mentir, ou plus exactement d’embrouiller le préfet comme on dit aujourd’hui, de le mener
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Nous en avons inscrit la place dans la transcription ci-dessus.
Jean Allouch, une sœur comme soi, p.10.
en bateau, de lui faire sanctionner, mais sans qu’il s’en rendre compte, de sa préfectorale
autorité rien moins qu’une sienne nomination.
Ce nom de «Peyrols» ainsi estampillé aurait-il été le nom qu’elle allait adopter en
Amérique, son nom d’écrivain au pays de sa conquête ? Envisageait-elle, en le faisant
sanctionner dès avant son départ dans ce document officiel de pouvoir ainsi plus aisément
le mettre en circulation là-bas ? Je le crois volontiers.
Le lapsus calami est donc porteur d’une demande laquelle ne peut se formuler
autrement que comme lapsus pour une raison bien simple, à savoir le fait que si elle était
explicite, il lui serait répondu négativement – ce que Marguerite n’ignore pas. Toujours
est-il qu’elle ne parvient pas, écrivant cette lettre demande, à assumer entièrement
l’entourloupe dont elle charge sa lettre ; la vérité de la demande refait surface dans le
lapsus calami : «Mais dites donc “Peyrols” !» demande-t-elle au préfet.
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A l’envers des deux précédentes hypothèses envisagées, nous voici cette fois tenant
une explication, au moins partielle, de la raison d’être d’un nom propre jusque là inédit
dans ce document ; mais cette explication ne nous permet en rien de rendre compte de la
raison pour laquelle ce nom propre s’écrit «Peyrols», est ce nom-ci et nul autre. Avouons
qu’arrivés à ce point de notre déchiffrement les dieux nous sont venus en aide – il est vrai
que nous les avions sollicités. En effet interrogés sur ce nom de «Peyrols» au moment où
nous conjecturions qu’il eût pu être le nom de quelqu’un , les habitants du village,
unanimes, ont littéralement levé les bras au ciel. Mais bien sûr qu’ils connaissaient ! Lové
dans une étroite vallée du Massif Central, le village est en effet dominé par Le puy Mary,
un volcan d’Auvergne qui s’élève à 1787 mètres et qui fait frontière pas seulement au
regard, qui vaut barrière, support pour toutes les imaginations d’un ailleurs et même d’audelà. Or il y a une brèche qui permet malgré tout, lorsque la saison le permet, d’atteindre
cet ailleurs sinon cet au-delà, une brèche qui s’appelle : «le pas de Peyrol». L’étroite route
de montagne grimpe à flanc de coteau puis, atteignant le point le plus bas de la crête
montagneuse, passe de l’autre côté. Marguerite a vécu toute son enfance plus bas dans la
vallée, au pied du pas de Peyrol qui était pour elle comme pour tout un chacun du village,
le lieu de passage obligé vers un ailleurs, au nord.
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Le pas de Peyrol
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On aura reconnu le syntagme durassien immortalisé dans «Son nom de Venise dans Calcutta
désert». A propos de ce que cette formule apporte à une théorie psychanalytique de la nomination, je me
permets de mentionner ici l’étude parue dans mon livre, Lettre pour lettre (Toulouse, Erès,1984), pages.133
et 225.
25 Où l’on entrevoit la pertinence du conseil donné par Lacan au psychanalyste de ne pas répondre à
la demande. Dès qu’elle s’explicite, la demande s’avère réclamer cette non-réponse qui est souvent une
réponse que non, moyennant quoi elle apparaît demande d’autre chose, donc une autre demande.
26 Mes remerciements vont ici à Françoise Dodo, qui eut le bonheur de mettre ses pas sur cette piste.
Jean Allouch, une sœur comme soi, p.11.
Ainsi sommes-nous moins étonnés de la voir choisir ce nom de «Peyrols» pour nom
propre au moment où elle s’apprête à franchir un océan (il faut ici songer que la chose
n’était pas si commune en ce temps-là où nul n’aurait pu imaginer qu’allait exister une jet
society).
Mais attentifs à la littéralité des choses et tout spécialement des noms propres qui en
reçoivent leur consistance de noms propres (comme le prouve leur fonction dans les
déchiffrements d’écritures «mortes»), nous ne pouvons manquer de remarquer qu’alors que
Peyrol, le pas, s’écrit sans «s» final, Marguerite, elle, se dénomme Peyrols bel et bien avec
«s». Mais, de cette lettre, «s», ne venons-nous pas précisément de parler ? Ainsi jaillit
l’étincelle par laquelle cette troisième hypothèse de lecture acquiert le statut d’une
certitude, d’une certitude quasi aussi nette que l’est le déchiffrement d’un rébus : cet «s»
barré dans l’écriture du «dite», voilà que Marguerite n’a pas pu s’en débarrasser si
facilement, voilà qu’il refait surface et vient s’accoler à «Peyrol(s)».
La chose est banale, et spécialement dans l’ordre du lapsus calami : lorsqu’un tel
lapsus est commis puis lorsque, s’en étant aperçu, le sujet corrige son texte, arrivant avec
plus ou moins de bonheur à effacer le lapsus premier, l’inconscient n’y trouvant plus son
compte, un autre lapsus calami survient bientôt pour, si je puis ainsi dire, remettre les
pendules à l’heure, à l’heure de l’inconscient. On le voit, en dépit des apparences qui
feraient d’abord songer à la simple faute d’orthographe, c’est à la dignité d’un véritable
lapsus que nous élevons l’écriture du «s» à la fin du mot Peyrol.
Retour à la sororité
Concluons d’un mot. Si la référence au pas de Peyrol se trouve bien inscrite dans la
nomination «Peyrols» que tente de se faire octroyer Marguerite dès lors qu’elle entreprend
des démarches pour aller aux Amériques, ce que nous croyons avoir ci-dessus démontré,
alors se trouve confirmée notre lecture du cas. Cette lecture, en effet, faisait valoir, comme
soubassement des thèmes délirants, des intuitions et interprétations délirantes, des
illuminations, des premiers passages à l’acte et comme porté par eux tout en étant par eux
voilé (il y a, dans de tels étalages paranoïaques, mille fois plus de pudeur qu’on ne saurait
l’imaginer), un débat de Marguerite avec sa mère restée dans ce village auvergnat qu’ellemême avait quitté. Ici prend toute sa portée le déclenchement de la symptomatologie
psychotique au moment précis où Marguerite devient mère. A ce moment-là, sollicitée par
cette symptomatologie alors restée partiellement énigmatique à pousser plus loin son
action pour défendre son enfant, Marguerite choisit de rompre avec Melun, c’est-à-dire
avec son mari, avec sa sœur Elise qui vit chez eux, avec ses amitiés professionnelles
(notamment cette amie C. de la N. qui deviendra bientôt sa première persécutrice
identifiée), de partir en Amérique ; or en souhaitant, dans ce mouvement même, être
dénommée Peyrols, elle nous signifie qu’en cette démarche elle quitte non pas seulement
Melun, lieu où elle a en effet affaire à ceux qui en veulent à la vie de son enfant mais aussi
le village auvergnat de sa mère : tout en étant en corps à Melun, c’était encore bel et bien là
qu’elle habitait. Elle nous confirme ainsi que sa folie est une folie à deux, un débat avec la
folie de sa mère, une réaction persécutée à la persécution qu’elle subit de cette mère
persécutée.
Jean Allouch, une sœur comme soi, p.12.
Marguerite ne sera pas allée en Amérique, seulement à Paris – ce qui n’est pourtant
pas rien cette ville étant pour elle comme Rouen pour Emma Bovary, un lieu de toutes les
perditions, de toutes les jouissances. Par ce qu’il nous faut bien appeler une certaine grâce
de sa folie, c’est à Paris, et par le biais d’un passage à l’acte, qu’elle franchira le pas de
Peyrol, se démarquant ainsi, au moins d’un pas (un refus aussi bien), de l’impératif
maternel qui lui donnait une sœur comme soi.
Sa sœur comme soi, elle ne l’aura pas été ; énoncé où, en revanche, se signifie que la
voie de sa psychose fut aussi celle par le biais de laquelle elle se sera produite comme
sujet.
Jean Allouch, une sœur comme soi, p.13.

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