The End of laissez-faire
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The End of laissez-faire
i l’on juge un homme par sa capacité à influencer son époque, on peut accorder à Keynes (1883-1946) d’avoir été l’économiste du XXe siècle. Car il fut, par son activité de savant comme par son activisme politique, l’avocat le plus habile en faveur d’une voie médiane entre le capitalisme libéral et le capitalisme totalitaire. Ce n’est toutefois pas le moindre paradoxe attaché à la gestion technocratique keynésienne du capitalisme que d’avoir favorisé la dépolitisation des classes populaires, expérimenté les pratiques de manipulations médiatiques et donc favorisé les conditions sociales d’une réception favorable de la doctrine du laissez-faire. N’a-t-il pas suffit, en effet, aux dévots professionnels du capitalisme de prendre le contrôle des structures technocratiques et médiatiques pour imposer, à la majorité rendue silencieuse, le catéchisme à peine rafraîchi de l’ultralibéralisme ?… . Comeau & Nadeau Prix : 14,95 $ ISBN : 2-922494-08-X Agone Comeau&Nadeau Comeau&Nadeau The end of laissez-faire CONTRE-FEUX JOHN MAYNARD KEYNES Agone Prix : 58 F / 9 ISBN : 2-910846-15-6 Maquette Marcus & Faber Ouvrage traduit avec le concours du Centre national du livre Agone S The end of laissezfaire John Maynard Keynes Essais traduits de l’anglais par Frédéric Cotton Keynes & le capitalisme, ou les rêveries d’un réformateur ambigu Posface de Jacques Luzi Agone Comeau&Nadeau CONTRE - FEUX J O H N M AYN A R D K EYN E S The End of Laisser-faire suivi de « Suis-je un libéral ? » Traduit de l’anglais par Frédéric Cotton Posface de Jacques Luzi Keynes & le capitalisme, ou Les rêveries d’un réformateur ambigu Agone Comeau&Nadeau Dans la même collection MICHEL BARRILLON, D’un mensonge « déconcertant » à l’autre. Rappels élémentaires pour les bonnes âmes qui voudraient s’accommoder du capitalisme. DENIS DIDEROT, Apologies (Présentation de Michel Barrillon) NOAM CHOMSKY, Responsabilités des intellectuels (Préface de Michael Albert) PAUL NIZAN, Les Chiens de garde (Préface de Serge Halimi) Citations aux combats. Anthologie illustrée. Textes réunis par Thierry Discepolo & Jacques Luzi Photos de Jean-Luc Friedlingstein Composition graphique de Marc Pantanella D’une abolition, l’autre. Anthologie de textes consacrés à la seconde abolition de l’esclavage dans les colonies françaises. Textes réunis & présentés par Myriam Cottias JEAN-PHILIPPE MELCHIOR, L’État, entre Europe & nation. Petit manuel de sabordage du politique par lui-même. © Agone Éditeur, 1999 BP 70072, F-13192 Marseille cedex 20 http://www.agone.org ISBN 2-910846-15-6 Coédition Comeau & Nadeau Éditeurs c.p. 129, succ. de Lorimier 4535, avenue de Papineau Montréal, Québec H2H 1V0 ISBN 2-922494-08-X The End of Laisser-faire ETTE ATTITUDE vis-à-vis des affaires publiques que nous appelons commodément individualisme ou laisser-faire trouve son origine dans divers courants de pensées et de sentiments. Nos philosophes nous ont dirigés pendant plus d’un siècle parce que, par miracle, ils étaient tombés – ou semblaient être tombés – d’accord sur cette unique chose. La rengaine est d’ailleurs toujours la même, mais il y a du changement dans l’air. Nous entendons toujours aujourd’hui, mais comme assourdies, les voix qui furent autrefois les plus claires et les plus distinctes qui aient jamais instruit l’humanité politique. L’orchestration, le chorus de sons articulés, disparaît finalement dans le lointain. À la fin du XVIIe siècle, le droit divin des monarques céda la place à la liberté naturelle et au contrat, comme le droit divin de l’Église s’effaça devant le principe de tolérance et l’idée que l’Église est un « groupement volontaire d’hommes » se réunissant de manière C 4 T H E E N D O F L A I S S E R - FA I R E « parfaitement libre et spontanée ». Cinquante ans plus tard, la voix absolue du devoir, d’origine divine, céda elle aussi la place aux calculs utilitaires. Dans les mains de Locke et de Hume, ces doctrines fondèrent l’Individualisme. La notion de contrat supposait des droits propres à l’individu ; la nouvelle éthique, qui n’était plus dès lors que l’étude scientifique des conséquences de l’égotisme, plaçait l’individu en son centre. « L’unique exigence qu’impose la vertu est, selon Hume, le raisonnement juste et la constante préférence pour le plus grand bonheur. » Ces idées s’accordaient parfaitement avec les conceptions pratiques des conservateurs et des hommes de loi. Elles fournissaient un fondement intellectuel satisfaisant aux droits de la propriété et à la liberté reconnue à l’individu de faire ce qu’il veut de lui-même et de ses biens. C’était là l’une des contributions essentielles du XVIIIe siècle à l’air que nous continuons de respirer. L’individu était ainsi promu dans l’objectif de déposer le monarque et l’Église ; la conséquence – à travers la nouvelle signification éthique dévolue au contrat – fut de renforcer la propriété et son caractère prescriptif. Pourtant, il ne fut pas nécessaire d’attendre trop longtemps avant que la société ne revendique à nouveau sa place contre l’individu. Tout en s’accommodant de l’hédonisme utilitariste de Hume et de ses prédécesseurs, Paley et Bentham en firent un utilitarisme social. Rousseau emprunta le contrat social à Locke et en tira la « volonté générale ». La transition s’est effectuée chaque fois par le biais de la J O H N M AY N A R D K E Y N E S 5 nouvelle importance accordée au concept d’égalité. « Locke use du contrat social pour modifier l’égalité naturelle du genre humain au point que sa proposition implique aussi bien l’égalité dans la pauvreté que dans les privilèges, en considération de la sécurité générale. Chez Rousseau, l’égalité n’est plus seulement le point de départ mais le but à atteindre. » Paley et Bentham en arrivent au même point mais par des voies différentes. Paley évite une interprétation égoïste de son hédonisme en invoquant un deus ex machina. « La vertu, dit-il, c’est faire le bien, en respectant la volonté divine et dans la poursuite d’un bonheur éternel » – traitant à parité « moi » et « les autres ». Bentham, pour sa part, obtient le même résultat par l’exercice de la raison pure. Il n’y a pas de fondements rationnels, explique-t-il, au fait de préférer le bonheur d’un individu – fût-ce soi-même – à celui de n’importe quel autre. Il en conclut donc que la quête du plus grand bien pour le plus grand nombre est l’unique règle de conduite rationnelle – empruntant le concept d’utilité à Hume mais ignorant le corollaire cynique du vieux sage : « Il n’est pas contraire à la raison de préférer la destruction du monde entier à une égratignure sur mon doigt. Il n’est pas, pour moi, contraire à la raison d’accepter ma ruine totale afin d’éviter le plus petit malaise à un indien ou à une personne qui m’est parfaitement inconnue… La raison est et devrait uniquement être l’esclave de nos passions et ne peut jamais prétendre à d’autres fonctions que de les servir et de leur obéir. » 6 T H E E N D O F L A I S S E R - FA I R E L’égalité trouvait chez Rousseau son origine dans l’état de nature, chez Paley dans la volonté divine et Bentham la déduisait de la loi mathématique de l’indifférence. Égalité et altruisme entraient ainsi dans le domaine de la philosophie politique, et la conjonction de Rousseau et de Bentham annonçait l’essor de la démocratie et du socialisme utilitariste. Il s’agit là du second courant – issu de controverses épuisées et d’une sophistique désuète –, qui continue d’imprégner notre système de pensée sans pour autant faire disparaître le précédent. Il s’est au contraire marié à lui. C’est au début du XIXe siècle que nous devons cette miraculeuse union. C’est lui qui harmonisa l’individualisme conservateur de Locke, de Hume, de Johnson et de Burke avec le socialisme et l’égalitarisme démocratique de Rousseau, de Paley, de Bentham et de Godwin. Cependant l’époque aurait eu bien du mal à parachever cette union des contraires si n’avaient été les économistes, qui s’imposèrent au bon moment. L’idée d’une harmonie divine entre l’intérêt privé et le bien public apparaît déjà chez Paley, mais ce sont les économistes qui donnèrent à cette idée une base scientifique acceptable. Serait-il possible que, par l’intermédiaire des lois naturelles, les individus, poursuivant leur intérêt propre avec sagesse et dans des conditions de liberté totale, tendent à promouvoir, en même temps, l’intérêt général ?! Tous nos problèmes philosophiques seraient alors résolus – du moins pour l’homme pratique qui peut, dès lors, consacrer tous ses efforts à assurer les néces- J O H N M AY N A R D K E Y N E S 7 saires conditions de la liberté. À la doctrine, philosophique, qui affirme que les gouvernements n’ont pas le droit d’interférer dans les affaires privées et à celle, divine, selon laquelle il n’est pas nécessaire qu’ils le fassent, vient désormais s’adjoindre la preuve scientifique que cette ingérence est de toute façon inefficace. C’est là le troisième courant de pensée incarné par Adam Smith, qui était prêt, en gros, à laisser le bien public reposer sur « l’effort naturel produit par chaque individu pour améliorer sa propre condition ». Cette théorie, cependant, ne se développera pas pleinement – et surtout, pas consciemment – avant le début du XIXe siècle. Le principe du laisserfaire est parvenu à harmoniser individualisme et socialisme, et à ne faire qu’un de l’individualisme de Hume et de la notion de plus grand bien pour le plus grand nombre. Le philosophe du politique pouvait alors se retirer devant l’homme d’affaires puisque ce dernier pouvait atteindre le « bien suprême » du philosophe en se contentant de poursuivre son intérêt particulier. Il y manquait pourtant encore quelques ingrédients susceptibles de faire prendre la sauce. Tout d’abord la corruption et l’incompétence des gouvernements du XVIIIe siècle – dont le XIXe hérita dans une large mesure ; et l’individualisme prôné par les philosophes du politique qui menèrent au laisser-faire. L’harmonie divine ou scientifique (selon le cas) entre l’intérêt privé et le bien public, qui conduisit également au laisser-faire. Et, pardessus tout, l’incompétence des adminis trateurs de l’État, qui jeta l’homme pratique 8 T H E E N D O F L A I S S E R - FA I R E dans les bras du laisser-faire – en une alliance toujours d’actualité. La plupart de ce que fit l’État au XVIIIe siècle, outrepassant ses compétences, se révéla – ou parut – néfaste ou infructueux. Par ailleurs, les progrès matériels qui marquèrent la période s’étendant de 1750 à 1850 étaient redevables à l’initiative privée et ne devaient pratiquement rien à l’influence directive de la société dans son ensemble. Ainsi l’expérience pratique vint confirmer la réflexion déductive. Les philosophes et les économistes nous enseignèrent que, pour diverses raisons fondamentales, l’initiative privée non contrainte serait à l’origine du plus grand bien pour tous. Qu’est-ce qui pourrait mieux convenir à l’homme d’affaires ? Et comment un observateur consciencieux, regardant autour de lui, pouvait-il ne pas comprendre que les bienfaits du progrès, caractéristiques de l’époque dans laquelle il vivait, étaient redevables à l’activité d’individus toujours « sur la brèche » ? Ainsi, le terrain était-il tout préparé pour une doctrine qui, quels qu’en soient les fondements – divins, scientifiques ou naturels – affirmait que le champ d’action de l’État devait être étroitement défini et que la vie économique devait être laissée, aussi peu réglementée que possible, aux talents et au bon sens de citoyens privés mus par l’honorable objectif de faire leur chemin dans la vie. Au moment même où l’influence de Paley et de ses semblables commençait à décliner, le bouleversement darwinien fit trembler les fondements mêmes de la foi. Rien ne pouvait J O H N M AY N A R D K E Y N E S 9 paraître plus incompatible que l’ancienne et la nouvelle doctrine – celle qui considérait le monde comme la création du divin horloger et celle qui prétendait que l’origine de tout était le hasard, le chaos et la nuit des temps. Sur ce dernier point en tout cas, les nouvelles idées vinrent au secours des anciennes. Les économistes enseignaient que la richesse, le commerce et l’industrie étaient le fruit de la libre concurrence – que la libre concurrence avait fondé Londres. Mais les darwinistes allaient encore plus loin : la libre concurrence avait créé l’homme. L’humanité n’était plus le fruit d’une création, arrangeant miraculeusement toute chose pour le mieux mais celui, suprême, du hasard soumis aux conditions de la libre concurrence et du laisser-faire. Le principe même de la survie du mieux adapté pouvait ainsi être considéré comme une vaste généralisation des principes économiques ricardiens. Les ingérences sociales devinrent, à la lumière de cette grande synthèse, non seulement inefficaces, mais sacrilèges, comme fomentées dans le seul but de retarder la bonne marche du processus sacré par lequel nous nous étions nous-mêmes extirpés, telle Aphrodite, du bouillon primitif de l’océan. Ainsi donc, j’attribue la singulière unité de la philosophie quotidienne du XIXe siècle au succès que rencontra sa tentative d’harmoniser des écoles à la fois diverses et contradictoires tout en les dirigeant vers un seul et unique objectif. Hume et Paley, comme Burke et Rousseau, Godwin et Malthus, Cobett et Huskisson, Betham et Coleridge, Darwin et l’évêque d’Oxford, tous prêchaient, comme 10 T H E E N D O F L A I S S E R - FA I R E on l’a vu, une même doctrine : l’individualisme et le laisser-faire. C’était bien là la véritable Église d’Angleterre et là ses apôtres. La confrérie des économistes s’attachait par ailleurs à démontrer que la moindre incartade hérétique vis-à-vis du dogme provoquerait la ruine financière immédiate. Voilà donc les raisons et l’atmosphère générale qui expliquent, que nous le comprenions ou non – et nombreux sont ceux qui, parmi nous, dans cette époque décadente, en sont parfaitement inconscients –, que nous ressentions une si forte inclination envers le laisserfaire et que même les cœurs les plus probes éprouvent une telle suspicion à l’égard de l’État quand il s’avise de réglementer sur la valeur de la monnaie, le cours des investissements ou même la population. Nous n’avons pas lu ces auteurs ; et nous trouverions sans doute leurs argumentations obscures s’ils venaient à tomber entre nos mains. Pourtant nous ne penserions pas comme nous le faisons d’ordinaire si Hobbes, Locke, Hume, Rousseau, Paley, Adam Smith, Bentham et Mme Martineau n’avaient pas pensé et écrit comme ils le firent. Faire l’histoire des idées est un préliminaire obligatoire à l’émancipation de l’esprit humain. Je ne sais pas ce qui rend un homme le plus conservateur – de ne rien connaître qui ne soit contemporain ou de ne rien savoir du présent. J’ai déjà dit que les économistes avaient fourni le prétexte scientifique grâce auquel l’homme pratique pouvait résoudre la contradiction entre individualisme et socialisme, contradiction résultant à la fois de la pensée J O H N M AY N A R D K E Y N E S 11 philosophique du XVIIIe siècle et du déclin de la religion révélée. Ayant dit cela par souci de concision, je dois me hâter de nuancer mes propos. C’est en fait ce que les économistes sont censés avoir dit. On ne trouvera, en effet, jamais une telle doctrine dans les écrits de ces très hautes autorités. Il s’agit de ce que les propagateurs et les vulgarisateurs de cette pensée ont dit. C’est ce que les utilitaristes, qui s’accommodaient à la fois de l’égoïsme de Hume et de l’égalitarisme de Bentham, étaient tenus de croire, s’ils voulaient parvenir à une synthèse. La langue des économistes se prêtait d’elle-même au vocabulaire du laisserfaire mais, plus qu’aux économistes politiques, c’est aux philosophes du politique que revient l’honneur d’avoir popularisé une doctrine qui leur convenait par ailleurs fort bien. La devise « laissez-nous faire » est traditionnellement attribuée à Legendre, commerçant s’entretenant avec Colbert vers la fin du XVIIe siècle. Mais il ne fait aucun doute que le premier écrivain à user de la formule – et à en user dans un contexte en rapport étroit avec la doctrine – est le marquis d’Argenson aux alentours de 1751. Le marquis fut le premier homme à souligner passionnément les avantages économiques que pourraient retirer les gouvernements à ne pas réglementer le commerce. Selon lui, pour gouverner mieux il faut gouverner moins. La véritable raison du déclin de nos manufactures, argumentait-il, est la protection que nous leur accordons. « Laisser-faire, telle devrait être la devise de toute puissance publique depuis que le monde est civilisé. […] Détestable principe 12 T H E E N D O F L A I S S E R - FA I R E que celui de ne vouloir grandeur que par l’abaissement de nos voisins ! Il n’y a que la méchanceté et la malignité du cœur de satisfaites dans ce principe, et l’intérêt y est opposé. Laisser-faire, morbleu, laisser-faire ! ! » S’exprime, ici, avec ferveur et dans toute sa splendeur, à propos du libre échange, la doctrine économique du laisser-faire. L’expression comme le concept peuvent bien avoir été assez courants dans le Paris de l’époque, ils furent néanmoins assez longs à s’imposer dans la littérature ; et la tradition qui les impute aux physiocrates, et à De Gournay et Quesnay en particulier, ne trouve que très peu de justifications dans leurs écrits – bien qu’ils aient été, bien entendu, des adeptes de l’harmonie fondamentale du social et de l’intérêt particulier. L’expression laisser-faire ne se trouve ni dans les travaux d’Adam Smith ni dans ceux de Ricardo ou de Malthus. L’idée même en est absente. Bien sûr, Adam Smith, en tant que partisan du libre échange, s’opposait à la plupart des contraintes imposées au XVIIIe siècle au commerce. Mais sa position quant aux Navigation Acts et à la législation concernant l’usure, démontre qu’il n’était pas dogmatique en ce domaine. Même ses fameux propos sur la « main invisible » rappellent plus la philosophie que nous associons à Paley, que le dogme économique du laisser-faire. Comme Sidgwick et Cliff Leslie l’ont d’ailleurs fait remarquer, la défense par Adam Smith du « système simple et clair de la liberté naturelle » doit plus à une vision théologique et optimiste de l’ordre du monde, exposée dans sa « théorie des sentiments moraux », qu’à une véritable réflexion J O H N M AY N A R D K E Y N E S 13 sur l’économie politique. L’expression laisserfaire ne devint, je pense, vraiment populaire en Angleterre que grâce à son utilisation dans un passage célèbre du Dr Franklin. Ce n’est, en fait, qu’à partir des derniers travaux de Bentham – qui n’était certes pas économiste – que nous découvrons la loi du laisser-faire telle que l’ont connue nos grands-parents, mise au service de la philosophie utilitariste. Par exemple, Bentham écrit dans Un manuel d’économie politique : « La règle générale est que rien ne doit être fait ou tenté par le gouvernement ; la devise ou le mot de passe du gouvernement, dans ces occasions, devrait être – Attendons… La requête que l’agriculture, l’industrie et le commerce présentent est aussi modeste et raisonnable que celle que fit Diogène à Alexandre : “Ôte-toi de mon soleil”. » Dès lors, c’est la campagne politique en faveur du libre échange, l’influence de la soi-disant école de Manchester et des utilitaristes benthamiens, ainsi que les histoires édifiantes de Mme Martineau et de M. Marcet, qui présenta aux yeux du peuple le laisser-faire comme la conclusion logique de l’économie politique orthodoxe – à cette différence près que la vision malthusienne de la population ayant été admise entre-temps par cette même école de pensée, le laisser-faire optimiste de la seconde moitié du XVIIIe siècle céda la place au laisser-faire pessimiste de la première moitié du XIXe siècle. Dans Conversations sur l’économie politique de M. Marcet (1817), Caroline défend aussi longtemps qu’elle le peut l’idée de la nécessité 14 T H E E N D O F L A I S S E R - FA I R E de contrôler les dépenses des riches. Mais à la page 418 elle doit finalement reconnaître son erreur : CAROLINE : Plus j’en apprends sur ce sujet, plus je suis intimement convaincue que l’intérêt des nations, comme celui des individus, très loin de s’opposer l’un à l’autre, sont parfaitement à l’unisson. M. B. : Un esprit libéral et aussi ouvert que possible en arrivera toujours à de semblables conclusions. Il nous incite à nourrir des sentiments de bienveillance les uns envers les autres ; de là, la supériorité de la science sur le simple savoir pratique. Vers 1850, les Petites leçons à l’usage des jeunes gens de l’archevêque Whately, que la Société pour la promotion du savoir chrétien distribuait en tous lieux, n’admettait même pas les doutes que M. B. pardonnait, à l’occasion, à Caroline. « Il y a plus de mal à attendre que de bien de l’ingérence du gouvernement dans les transactions financières, que ce soit à l’égard de l’emprunt, du crédit ou de l’achat et de la vente de quelque bien que ce soit », concluait l’opuscule. La vraie liberté consiste en ce que « chaque homme puisse être libre de disposer de ses propres biens, de son propre temps, de sa force ou de ses talents de la façon dont il lui convient, autant qu’il ne nuit pas, ce faisant, à ses voisins. » En bref, le dogme avait finalement conquis la machine éducative ; et s’imposait comme une sentence indiscutable. La philosophie politique que le XVIIe et le XVIIIe siècle avaient élaborée comme une machine à détrôner les rois et les prélats était finalement aussi inté- J O H N M AY N A R D K E Y N E S 15 riorisée qu’une comptine et s’enseignait, littéralement, dans les nurseries. Au bout du compte, c’est pourtant dans les travaux de Bastiat que la religion de l’économie politique atteint son expression la plus extravagante et la plus enthousiaste. On peut lire dans ses Harmonies économiques : « J’ai entrepris de démontrer l’harmonie de ces lois de la providence qui gouvernent la société humaine. Ce qui rend ces lois harmonieuses et non discordantes est que tous les principes, toutes les motivations, toutes les sources d’activité et tous les intérêts convergent vers un même grand résultat final… Et ce résultat, c’est la constante progression de toutes les classes vers un même niveau, niveau qui va toujours en s’élevant ; en d’autres termes, l’égalisation des individus par l’amélioration générale. » Enfin, à l’instar d’autres prédicateurs, il nous livre son credo en ces termes : « Je crois que Celui qui a créé l’univers matériel n’a pas détourné Son regard de l’organisation sociale du monde. Je crois qu’Il a fait en sorte que les agents libres, au même titre que les molécules inertes, évoluent en harmonie… Je crois que la tendance irrépressible de la société est l’accession progressive de tous les hommes à un certain niveau moral, intellectuel et physique, et en même temps que ce niveau est en élévation progressive lui aussi. Je crois que tout cela est si absolument nécessaire au développement progressif et paisible de l’humanité que ces facteurs ne devraient pas être perturbés ni leurs libertés entravées. » 16 T H E E N D O F L A I S S E R - FA I R E À partir de John Stuart Mill, les économistes de quelque autorité s’élèvent tous contre de telles idées. « On aurait de la peine à trouver un seul économiste anglais de renom qui accepte de s’adonner à une critique frontale du socialisme en général », comme le fait remarquer le professeur Cannan. Il reconnaît pourtant aussitôt que « presque tout économiste, de renom ou non, est toujours prêt à relever les défauts des théories socialisantes ». Les économistes n’ont donc plus, dès lors, aucun rapport avec la philosophie politique ou théologique dont le dogme de l’harmonie sociale était issu, et leurs analyses scientifiques ne les conduisent d’ailleurs plus à de telles conclusions. Dans sa leçon d’introduction sur L’Économie politique et le laisser-faire – qu’il donna au University College de Londres en 1870 –, Cairnes fut sans doute le premier économiste orthodoxe à se livrer à une attaque frontale du laisser-faire en général. « La devise du laisser-faire, assure-t-il, ne repose sur aucune base scientifique de quelque nature qu’elle soit. C’est au mieux, un simple outil de commodité pratique. » Cette opinion est en fait partagée depuis cinquante ans par tous les économistes à la pointe de la recherche. Certains des travaux les plus importants d’Alfred Marshall – pour prendre un exemple – s’attachent à exposer les cas les plus significatifs pour lesquels l’intérêt privé et l’intérêt social ne sont justement pas en harmonie. Quoi qu’il en soit, l’attitude réservée et non dogmatique des meilleurs économistes n’a en rien prévalu contre la croyance générale selon J O H N M AY N A R D K E Y N E S 17 laquelle le laisser-faire individualiste est, en même temps, ce qu’ils devraient enseigner et ce que, de fait, ils enseignent vraiment. Les économistes, au même titre que les autres scientifiques, choisissent les principes qu’ils exposent – et enseignent – aux débutants, parce que ce sont les plus faciles à comprendre et non parce que ce sont les plus proches des faits. C’est en partie pour cette raison, mais aussi en partie, je l’admets, parce qu’ils ont été influencés par une certaine tradition sur le sujet, qu’ils ont commencé à assumer l’idée que la répartition idéale des moyens de production peut s’effectuer au travers des individus agissant isolément, selon la méthode de l’essai et de l’erreur. Selon cette idée, les individus qui agissent dans le bon sens élimineront par la compétition ceux qui ont choisi la mauvaise direction. Cela suppose qu’on ne doit ni protéger ni avoir de pitié pour ceux qui investissent leur capital ou leur force de travail dans la mauvaise direction. C’est une méthode qui, au travers d’une lutte sans merci pour la survie, propulse au sommet les plus talentueux dans l’art de faire des profits, et sélectionne donc les plus efficaces par la faillite de ceux qui le sont moins. Le coût de la lutte importe peu, seul le résultat final et les bénéfices qu’on peut en tirer, censés durer toujours, entrent en jeu. Le but de ce jeu paraît être de paître les feuilles de l’arbre le plus haut possible, la voie la plus judicieuse pour y parvenir étant de laisser les girafes qui ont le cou le plus long réduire à la famine celles dont le cou s’avère trop court. 18 T H E E N D O F L A I S S E R - FA I R E Correspondant à cette méthode qui permet d’atteindre une idéale répartition des moyens de production selon les différents objectifs déterminés, il existe aussi une proposition à peu près similaire quant à la répartition idéale des produits de consommation. En premier lieu, chaque individu découvrira ce que, entre tous les produits de consommation disponibles, il désire le plus par la méthode éprouvée d’essai et d’erreur. De cette façon, chaque individu organisera sa consommation du mieux possible, et chaque produit de consommation trouvera son chemin vers l’estomac du consommateur dont le désir à son égard l’emporte sur celui de tous les autres, puisqu’il est prêt à renchérir sur tous les autres pour l’obtenir. Pour en revenir à nos girafes et si nous les abandonnons à elles-mêmes : 1. La quantité maximum de feuilles sera mangée puisque les girafes aux cous les plus longs, en réduisant les autres à la famine, se rapprocheront de plus en plus des arbres pourvoyeurs de feuilles. 2. Chaque girafe atteindra la feuille qu’elle estime la plus succulente parmi toutes celles qui sont à sa portée. 3. La girafe qui désire le plus une feuille donnée tendra le cou le plus loin possible pour se la procurer. Les feuilles ainsi mangées seront à la fois plus savoureuses et plus nombreuses, et chaque feuille, individuellement, rejoindra l’estomac de la girafe particulière qui lui aura consacré le plus d’effort. Pourtant, cette croyance selon laquelle la sélection naturelle libérée de toute entrave J O H N M AY N A R D K E Y N E S 19 mènerait au progrès n’est qu’un des deux credo du moment qui, pris pour des vérités éternelles, sont devenus les deux piliers inséparables du laisser-faire. Le second de ces dogmes est l’efficacité et, donc, la nécessité de la poursuite individuelle et sans contraintes du profit comme véritable motivation à produire le maximum d’effort. Le laisser-faire permet ainsi à l’individu d’accroître son profit, par talent ou par chance, parce qu’il se trouve au bon endroit au bon moment avec les moyens de production adéquate. Un système qui permet aux plus talentueux ou aux plus chanceux des individus de s’emparer de tous les fruits de la conjoncture offre évidemment une incroyable motivation à l’art d’être au bon endroit et au bon moment. C’est ainsi que le plus puissant des moteurs de l’activité humaine, à savoir l’amour de l’argent, est mis à contribution dans la tâche de répartition des ressources économiques dans l’objectif d’accroître les richesses. Le parallèle entre le laisser-faire et le darwinisme évoqué plus haut est aujourd’hui considéré, ainsi que Herbert Spencer a été le premier à le reconnaître, comme un fait. À l’instar de Darwin qui invoque l’activité sexuelle, agissant par la sélection sexuelle, comme un adjuvant à la sélection naturelle par la compétition, c’est afin d’infléchir l’évolution dans une direction souhaitable et efficace que l’individualiste invoque l’amour de l’argent, agissant à travers la recherche du profit, comme adjuvant à la sélection naturelle qui mène à la production sur la plus grande échelle possible de ce qui est le plus intensément 20 T H E E N D O F L A I S S E R - FA I R E désiré tel qu’on peut le mesurer par la valeur d’échange. La beauté et la simplicité d’une théorie telle que celle-ci sont si grandes qu’il est aisé d’oublier qu’elle ne se déduit pas de faits avérés mais d’une hypothèse incomplète introduite pour la facilité de l’exposition. Outre certaines objections – que nous ferons plus tard –, les possibilités de voir les individus agissant en toute indépendance et dans leur propre intérêt produire un total de richesses le plus grand possible reposent sur un ensemble de principes non fondés qui admettent que les processus de production et de consommation forment un tout, qu’il est possible d’anticiper les conditions de cette production et les besoins qui en découlent et, enfin, qu’il existe des moyens adéquats d’obtenir cette connaissance anticipée. Car les économistes réservent en général pour un stade ultérieur de leur argumentation les difficultés qui se dressent : 1. quand le rapport unité de production / unité de consommation est déséquilibré ; 2. quand il y a des coûts joints ; 3. quand des économies internes conduisent à l’agrégation de la production ; 4. quand le temps d’adaptation est relativement long ; 5. quand l’ignorance l’emporte sur la connaissance ; 6. quand les monopoles et les associations viennent interférer dans le libre échange. Les économistes réservent donc, à dire vrai, pour une étape ultérieure, leur analyse des faits réels. Quoi qu’il en soit, la plupart de J O H N M AY N A R D K E Y N E S 21 ceux qui reconnaissent que les hypothèses simplifiées ne correspondent pas parfaitement aux faits réels n’en concluent pas moins qu’elles représentent ce qui est « naturel » et par là même idéal. Ils considèrent donc leur situation simplifiée comme la situation saine et les complications à venir comme des maladies. Pourtant, au-delà de ces questions de faits, on peut trouver d’autres considérations, assez familières, qui font entrer assez rudement en ligne de compte le coût et la nature de la compétition en elle-même et l’inclination de la richesse à ne pas être distribuée où elle serait le mieux appréciée. Si nous avons à cœur le bonheur des girafes, nous ne devons pas ignorer les souffrances de celles dont le cou n’est pas assez long et qui, donc, meurent de faim ; le sort des feuilles tendres qui tombent à terre et sont piétinées dans la lutte sans merci que se livrent les girafes ; la suralimentation des girafes au long cou et le regard angoissé ou avide qui enflamme la face de chaque individu du troupeau. Mais les principes du laisser-faire ont bien d’autres alliés que les manuels d’économie. Il nous faut bien admettre qu’ils se sont installés aussi bien dans les esprits des penseurs les plus sérieux que dans celui du public raisonnable, à la faveur des démonstrations d’indigence des courants de pensée qui s’y opposent – le protectionnisme d’un côté et le socialisme marxiste de l’autre. En effet, ces doctrines sont toutes deux caractérisées non seulement par le fait qu’elles entrent en conflit avec l’engouement général pour le laisser-faire, mais surtout qu’elles résultent de 22 T H E E N D O F L A I S S E R - FA I R E purs errements logiques. Toutes deux donnent l’exemple de pensées pauvres, incapables d’analyser un processus et d’en tirer les conclusions. Quoique appuyés par les principes qui fondent le laisser-faire, les arguments qu’on leur oppose n’en ont pas pour autant vraiment besoin. Des deux, le protectionnisme est du moins le plus plausible, et sa popularité ne doit pas nous surprendre. Mais le socialisme marxiste passera toujours pour un véritable prodige aux yeux de l’historien des idées. Comment une doctrine aussi absurde et aussi indigente peut-elle avoir exercé une influence si puissante et si constante sur l’esprit humain ? et à travers lui, sur les événements historiques eux-mêmes ? Quoi qu’il en soit, les défauts scientifiques évidents de ces deux courants de pensée auront grandement contribué au prestige et à la suprématie du laisser-faire au siècle dernier. La dernière guerre n’a pas non plus encouragé les réformistes, ni mis à bas les préjugés démodés. Il y a beaucoup à dire à ce sujet et des deux côtés. L’expérience de la guerre quant à la mise en place d’une production socialisée a rendu quelques observateurs attentifs impatients de la renouveler en temps de paix. Le socialisme de guerre a indiscutablement atteint un degré de production de richesses bien plus grand qu’on ne l’avait jamais vu en temps de paix. Bien que les biens et les services ainsi produits fussent voués à une disparition immédiate et sans profits, il ne s’agissait pas moins de richesses. Quoi qu’il en soit, le gaspillage d’effort fut lui aussi prodigieux et cette atmosphère de gâchis et J O H N M AY N A R D K E Y N E S 23 de mépris des coûts qui en résultaient avait de quoi rebuter tous les esprits aussi économes que prévoyants. En fin de compte, individualisme et laisserfaire n’auraient pas pu, en dépit de leur profond enracinement dans les philosophies politiques et morales de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle, assurer leur prédominance sur la conduite des affaires publiques s’ils n’avaient pas été en conformité avec les besoins et les souhaits du monde des affaires de l’époque. Ils laissaient entière liberté à nos héros de jadis, les grands hommes d’affaires. Marshall disait souvent que « la moitié au moins du talent général du monde occidental se retrouve dans les affaires ». La majeure partie des « esprits les plus imaginatifs » de l’époque y était employée et c’est sur les décisions de ces hommes que tous nos espoirs de progrès convergeaient. Marshall continue ainsi : « Les hommes de cette classe ont une vision mobile et constante – qu’ils ne doivent qu’à leur esprit seul – des différentes voies qui les mèneront à leurs fins ; des difficultés que la nature leur opposera sur chacune de ces voies et des manœuvres qu’il leur faudra entreprendre pour contrecarrer cette opposition. Ce type d’imagination ne remporte aucun succès dans l’opinion publique car elle ne projette pas de fomenter des émeutes ; sa violence obéit à une volonté encore plus forte, et sa plus haute gloire est d’atteindre de grands objectifs par des moyens si simples qu’aucun expert ne devinera que bien d’autres démarches – toutes aussi efficaces pour un observateur trop peu attentif – ont 24 T H E E N D O F L A I S S E R - FA I R E été écartées en faveur de celle qui a été retenue. L’imagination d’un tel homme, comme celle d’un champion d’échecs, s’attache à prévoir les coups qui pourraient venir empêcher l’heureux dénouement de ses projets à long terme et à rejeter sans cesse les suggestions brillantes dont il a pourtant déjà décelé tous les inconvénients. Cette force nerveuse formidable est bien entendu à l’extrême opposé de cette irresponsabilité fébrile qui est à l’origine des modèles utopiques hâtivement bâtis, et que l’on peut plutôt comparer à la facilité inconsciente du joueur médiocre qui résout rapidement le plus ardu des problèmes d’échecs en prenant sur lui de déplacer aussi bien les blancs que les noirs. » Nous sommes ici devant un remarquable portrait du grand capitaine d’industrie, le champion individualiste, qui nous sert en se servant lui-même, comme n’importe quel autre artiste. Et pourtant lui aussi, à son tour, est devenu une idole quelque peu ternie. Nous doutons en effet de plus en plus de sa capacité à nous conduire par la main jusqu’aux portes du paradis. Voici donc les différents éléments qui ont contribué à forger les tendances intellectuelles actuelles, la mentalité de l’époque, l’orthodoxie du jour. Le caractère contraignant de certaines de leurs causes originaires a aujourd’hui disparu mais, comme à l’ordinaire, la vitalité de leurs conclusions leur a survécu. Suggérer une démarche sociale au nom du bien public à la City de Londres est comme si l’on avait discuté de De l’origine des espèces… avec un évêque il y a soixante ans. La première J O H N M AY N A R D K E Y N E S 25 réaction n’est pas intellectuelle mais morale. Une orthodoxie est en cause et plus les arguments à son encontre sont persuasifs, plus grande apparaît l’offense. Quoi qu’il en soit, en m’aventurant dans le repaire de ce monstre léthargique, j’aurai du moins indiqué ses prétentions et son pedigree afin de démontrer qu’il s’est imposé à nous en mettant en avant ses droits héréditaires plus que ses mérites personnels. Clarifions autant que possible les principes métaphysiques ou généraux sur lesquels s’est fondé, à l’occasion, le laisser-faire. Il n’est nullement vrai que les individus jouissent d’une stricte « liberté naturelle » dans le cadre de leurs activités économiques. Il n’existe aucun « contrat » qui confère des droits perpétuels à ceux qui possèdent ou à ceux qui acquièrent. Le monde ne connaît aucune autorité si supérieure qu’elle puisse faire coïncider l’intérêt particulier et l’intérêt général. Et son organisation présente ne suffit en aucun cas à faire qu’ils coïncident en pratique. Il est parfaitement infondé de déduire des principes de la science économique que l’intérêt privé sagement compris va toujours dans le sens de l’intérêt général. D’ailleurs, l’intérêt privé n’est généralement pas sagement compris ; le plus souvent, les individus qui agissent isolément pour atteindre des objectifs qui leur sont propres sont trop ignorants ou trop faibles pour seulement y parvenir. L’expérience ne prouve pas non plus que les individus, lorsqu’ils constituent un groupe social, font preuve de moins de clairvoyance que lorsqu’ils agissent isolément. 26 T H E E N D O F L A I S S E R - FA I R E Si nous ne pouvons pas nous contenter de principes abstraits pour traiter de ce problème, il faut alors observer en détail les mérites de ce que Burke considérait comme « l’un des problèmes les plus subtils du droit, c’est-àdire la définition exacte de ce que l’État doit prendre à sa charge et gérer selon le souhait de l’opinion publique, et de ce qui doit être laissé à l’initiative privée à l’abri, autant qu’il est possible, de toute ingérence ». Il faut donc faire la distinction entre ce que Bentham, dans sa classification utile mais finalement tombée dans l’oubli, nommait agenda et nonagenda. Pour ce faire, il faudra pourtant laisser de côté son postulat de base selon lequel l’ingérence est en même temps « généralement inutile » et « généralement néfaste ». La tâche essentielle des économistes est sans doute aujourd’hui de repenser la distinction entre l’agenda du gouvernement et le non-agenda. Le pendant politique de cette tâche serait de concevoir, dans le cadre démocratique, des formes de gouvernements qui seraient capables de mettre en œuvre les agenda. Deux exemples illustreront ce à quoi je pense. J’estime que, dans la plupart des cas, la taille idéale des entités de contrôle et d’organisation se trouve quelque part entre l’individu et l’État moderne. C’est pourquoi j’estime que le progrès consiste dans le développement et la reconnaissance d’entités semi-autonomes au sein même de l’État – entités dont le critère d’action dans les domaines qui leur incombent est uniquement le bien public tel qu’elles l’entendent. Ces entités doivent exclure de leurs sujets de délibérations tout pro- J O H N M AY N A R D K E Y N E S 27 blème d’intérêt privé – bien qu’une certaine latitude doive être tout de même laissée, du moins jusqu’à ce que s’affirment plus nettement nos sentiments altruistes, à l’expression des particularités propres à certains groupes, classes sociales, ou corporations spécifiques. Ces entités, donc, bien que jouissant, dans le cadre constitutionnel qui leur a été prescrit, d’une certaine autonomie dans la gestion des affaires courantes, n’en demeurent pas moins, en dernière instance, soumises à la souveraineté démocratique telle qu’elle s’exprime à travers le Parlement. On pourra dire que je propose d’en revenir aux entités autonomes de l’époque médiévale, mais, du moins en Grande-Bretagne, les corporations sont une manière de gouvernement qui n’a jamais cessé d’être importante et qui s’accorde assez bien avec nos institutions. On trouvera aisément, dans ce qui existe déjà aujourd’hui, des exemples d’entités autonomes qui correspondent ou sont près de correspondre à ce que je décris ici, à savoir les universités, la Banque d’Angleterre, le port autonome de Londres et même, peut-être, les compagnies de chemin de fer. Il est plus intéressant encore de constater combien les sociétés par actions s’apparentent plus, passé un certaine durée de vie et une certaine taille, aux entreprises publiques qu’aux entreprises privées à caractère individuel. L’une des tendances les plus intéressantes, quoique peu remarquée, des dernières décennies, est l’aptitude des grandes entreprises à s’auto-socialiser. À un certain point du développement d’une grande entreprise – 28 T H E E N D O F L A I S S E R - FA I R E en particulier dans le cas d’une grande compagnie de chemin de fer ou de tout autre grande entreprise d’utilité publique, mais aussi dans celui d’une grande banque ou d’une importante compagnie d’assurances –, les détenteurs du capital, à savoir les actionnaires, se trouvent pratiquement déconnectés de l’équipe dirigeante. À tel point que, aux yeux des hommes qui composent cette direction, réaliser de gros bénéfices devient presque secondaire. Quand ce stade est atteint, c’est la stabilité générale et la réputation de l’entreprise qui prime, pour la direction, sur la maximalisation des profits attendus par les actionnaires. Ces derniers devront certes percevoir les dividendes raisonnables qu’ils sont en droit d’attendre, mais une fois cela assuré, le véritable souci de l’équipe dirigeante est souvent d’éviter toute critique en provenance du public et de la clientèle concernée. C’est en particulier le cas pour les entreprises de très grande taille, dans une position de quasi-monopole qui les rend d’autant plus suspectes aux yeux de l’opinion publique et vulnérables en cas d’hostilité générale. La Banque d’Angleterre est sans doute l’exemple le plus patent de ce processus touchant une institution, théoriquement propriété de personnes privées. On peut dire, sans trop craindre de se tromper, que les habitants de ce royaume, dont le gouverneur de la Banque d’Angleterre se soucie le moins au moment d’arrêter sa politique, sont ses propres actionnaires. Leurs droits, en dehors du dividende convenu, sont depuis longtemps proches de zéro. Cela vaut aussi en partie pour de nom- J O H N M AY N A R D K E Y N E S 29 breuses autres grandes institutions. Avec le temps, elles s’auto-socialisent. Ce progrès n’est certes pas sans contreparties, et les causes qui l’ont produit sont aussi responsables d’un certain conservatisme et du déclin de l’esprit d’entreprise. En fait, nous pouvons déjà déceler dans tous ces cas les défauts – et les avantages – du socialisme étatique. Nous n’assistons pas moins ici, je pense, à une sorte d’évolution naturelle. Le socialisme remporte heure par heure la bataille qu’il mène contre l’idée de profit privé illimité. Dans ces domaines particuliers, il ne s’agit plus d’un problème urgent – même si cela reste vrai ailleurs. Par exemple, il n’est pas de question politique, prétendue fondamentale, aussi peu fondamentale en fin de compte et aussi peu pertinente pour la réorganisation de la vie économique britannique que la nationalisation des chemins de fer. Il est vrai que de nombreuses grandes entreprises, en particulier celles qui sont d’utilité publique ou dont l’activité nécessite un capital fixe important, méritent encore d’être semi-socialisées. Nous devons cependant garder l’esprit assez ouvert pour concevoir les formes de ce semi-socialisme. Nous devons tirer le meilleur avantage des tendances naturelles du jour et sans doute préférer des corporation semi-autonomes à des organismes gouvernementaux placés sous l’autorité directe de ministères d’État. Si je critique le socialisme doctrinaire, ce n’est pas parce qu’il tente de mettre les pulsions altruistes de l’homme au service de la société, ni parce qu’il rejette le laisser-faire, ni 30 T H E E N D O F L A I S S E R - FA I R E même parce qu’il nie la liberté naturelle de s’enrichir ou qu’il a le courage de tenter des expériences téméraires. En fait, je trouve tout cela admirable. Je le critique parce qu’il se trompe sur l’importance de ce qui est en train de se passer en ce moment. Parce qu’il n’est finalement guère plus que le résidu poussiéreux d’un projet destiné à traiter des problèmes vieux de cinquante ans et fondé, de plus, sur une mauvaise interprétation de propos tenus par quelqu’un il y a maintenant un siècle. Le socialisme étatique du XIXe siècle trouve son origine chez Bentham, le libre échange, etc. Il est par certains côtés une version plus claire et par certains autres plus confuse de la philosophie qui sous-tendait l’individualisme du XIXe siècle. Tous deux s’attachent exclusivement à la notion de liberté : l’un, négativement, pour rejeter toute limitation imposée à la liberté déjà existante ; l’autre, de manière plus positive, pour mettre à bas les monopoles naturels ou acquis. Ce sont en fait différentes réactions à une même atmosphère intellectuelle générale. J’en viens à présent à une caractéristique de l’agenda qui me semble particulièrement pertinente quant à ce qu’il est urgent et souhaitable de faire dans un proche avenir. Nous devons nous fixer pour objectif de distinguer les services qui relèvent techniquement du social de ceux qui relèvent techniquement de l’individu. L’agenda le plus important de l’État n’a pas trait aux activités que des particuliers assurent déjà mais aux services qui ne sont pas de la compétence de l’individu et aux décisions que nul ne prendra sinon l’État. J O H N M AY N A R D K E Y N E S 31 L’essentiel pour un gouvernement n’est pas de faire, un peu mieux ou un peu plus mal, ce que des individus font déjà, mais de faire ce qui actuellement n’est pas fait du tout. Il n’entre pas, à cette occasion, dans mon intention de proposer des mesures politiques concrètes. Je me contenterai donc d’illustrer mon propos par des exemples tirés de problèmes auxquels il se trouve que j’ai eu, assez souvent, l’occasion de réfléchir. Bon nombre des plus terribles fléaux économiques de notre temps sont les fruits de la prise de risque, de la confusion et de l’ignorance. D’énormes écarts de fortunes s’observent de nos jours du seul fait que, dans une situation favorable, certains individus dotés des compétences adéquates sont capables de tirer avantage de la confusion et de l’ignorance et, que pour les mêmes raisons, le monde des affaires est le plus souvent affaire de loterie. Ces mêmes facteurs sont aussi à l’origine du chômage, des désillusions quant aux attentes raisonnables sur l’évolution des affaires ou de la détérioration de l’efficacité et de la production. Le remède se trouve pourtant hors de portée de l’initiative individuelle. Il se pourrait même que l’intérêt privé ait tout à gagner à aggraver le mal. Je crois que le remède à ces maux doit être en partie recherché dans un contrôle délibéré de la monnaie et du crédit par une institution centrale et en partie dans le regroupement et la divulgation d’un large éventail de données relatives à la situation économique, y compris la publication générale, par force de loi si nécessaire, de toutes les informations utiles à connaître sur le 32 T H E E N D O F L A I S S E R - FA I R E monde des affaires. Ces mesures entraîneraient la société à mener une activité de renseignements, par l’intermédiaire d’un organisme approprié, sur les complexités propres aux affaires sans pour autant entraver la bonne marche de l’entreprise ou de l’initiative privée. Même si ces mesures devaient se révéler insuffisantes, elles nous fourniraient néanmoins une connaissance des affaires plus approfondie que celle que nous possédons actuellement et faciliteraient le passage à l’étape suivante. Mon deuxième exemple a trait à l’épargne et aux investissements. Il me semble qu’une réflexion concertée et avertie devrait pouvoir répondre aux questions suivantes : à quel degré est-il souhaitable que la communauté en tant que telle pratique l’épargne ? Dans quelle mesure cette épargne devrait-elle pouvoir s’exporter sous forme d’investissements à l’étranger ? L’organisation actuelle du marché de l’investissement permet-elle une répartition de l’épargne la plus avantageuse possible pour la nation ? Je ne pense pas que nous devrions laisser ces questions, comme nous le faisons aujourd’hui encore, à l’entière discrétion du jugement et des profits privés. Mon dernier exemple porte sur la population. Il est temps aujourd’hui que chaque pays mène une politique nationale intelligente concernant le nombre global de sa population. Qu’ils décident au mieux de leur intérêt : de la réduire, de l’augmenter ou de la maintenir en l’état. Ayant décidé de cette politique, il leur faudra prendre les mesures nécessaires à sa mise en œuvre. Un temps J O H N M AY N A R D K E Y N E S 33 viendra, sans doute un peu plus tard, où la communauté devra s’interroger aussi sur la qualité innée de ses futurs membres, comme elle l’a fait pour leur nombre Toutes ces réflexions ont tendu vers une amélioration possible des techniques du capitalisme moderne par le biais de l’action collective. Rien en ces techniques n’est fondamentalement incompatible avec ce qui me semble être la caractéristique essentielle du capitalisme, à savoir que le désir de faire de l’argent et l’amour de l’argent chez les individus constituent le principal moteur de la machine économique. Je ne m’égarerai pas d’ailleurs, à l’approche de ma conclusion, dans d’autres domaines. Cependant, je me dois de vous rappeler, pour finir, que les défis les plus rudes et les plus violentes divergences au sein de l’opinion publique tourneront sans doute dans les années à venir non pas autour de questions techniques – pour lesquelles les arguments sont d’un côté comme de l’autre essentiellement économiques –, mais bien autour de problèmes que, faute de mieux, je qualifierai de psychologiques ou, peut-être, d’éthiques. En Europe, ou du moins dans certaines régions d’Europe – mais pas aux États-Unis me semble-t-il –, nous voyons monter une sourde révolte, assez largement partagée, contre l’idée qu’il faille, comme nous le faisons actuellement, fonder la société sur la stimulation, le soutien et la garantie des mobiles financièrement intéressés de l’individu. Il n’est pas nécessaire pour justifier notre préférence envers une conduite des affaires aussi 34 T H E E N D O F L A I S S E R - FA I R E peu fondée que possible sur les mobiles financiers – ni d’ailleurs pour la préférence inverse – d’avoir affaire à des a priori. Il suffit de s’en remettre à notre propre expérience. Différentes personnes, selon leurs choix professionnels, estiment que les mobiles financiers jouent un plus ou moins grand rôle dans leur vie quotidienne. Les historiens nous rappellent parfois que certaines phases de l’organisation sociale accordaient à ces mobiles une place moins importante que celle que nous leur accordons aujourd’hui. De nombreuses religions et philosophies méprisaient – au mieux – un mode de vie fondé sur la notion de profit personnel. À l’inverse, la plupart des êtres humains rejettent aujourd’hui les valeurs ascétiques et ne doutent pas des réels avantages que procure la richesse. D’une manière ou d’une autre, il leur paraît évident qu’on ne peut rien faire sans une motivation d’ordre pécuniaire et que, en dehors des abus généralement considérés comme tels, cette motivation remplit assez bien son rôle. Finalement l’homme ordinaire s’intéresse peu à la question et n’a pas d’opinion précise sur toute cette satanée question. Les idées et les sentiments qui se conçoivent mal s’expriment mal. La plupart de ceux qui s’opposent réellement au capitalisme en tant que mode de vie semblent lui reprocher son incapacité à atteindre ses objectifs. À l’inverse, les idolâtres du capitalisme sont le plus souvent paradoxalement conservateurs, et ils repoussent toute réforme qui pourrait activement le renforcer et le sauvegarder, sous prétexte qu’elle pourrait bien être le premier pas J O H N M AY N A R D K E Y N E S 35 vers une sortie du capitalisme lui-même. Quoi qu’il en soit, le temps peut venir où nous verrons plus clairement qu’aujourd’hui si nous parlons du capitalisme en tant que technique plus ou moins efficace ou si nous discutons de savoir s’il est intrinsèquement discutable ou désirable. En ce qui me concerne, je pense que le capitalisme, intelligemment compris, est probablement plus à même de subir certains aménagements qui le rendraient plus efficace dans sa poursuite d’objectifs économiques que tout autre système alternatif proposé actuellement – et cela bien qu’il reste critiquable à bien des égards. Le problème qui se pose à nous est de savoir si nous sommes capables de concevoir une organisation sociale qui soit aussi efficace que possible sans aller à l’encontre de ce que nous pensons être un mode de vie satisfaisant. Le prochain pas en avant devra plus à la réflexion qu’à l’activisme politique ou aux expériences prématurées. Nous devons, par la réflexion, mettre au clair nos sentiments. Aujourd’hui, il arrive que nos aspirations et notre raison se trouvent en contradiction. Il s’agit là d’un état d’esprit douloureux et paralysant. Dans le domaine de l’action, les réformateurs ne rencontreront pas le succès tant qu’ils ne poursuivront pas avec constance un objectif clair en harmonisant sentiments et intellect. Aucun parti au monde ne me semble poursuivre les bons objectifs avec les bonnes méthodes. Et il se trouve que c’est précisément dans les situations où on ne dispose que d’une marge trop étroite pour l’expérimentation sociale que la pauvreté matérielle incite 36 T H E E N D O F L A I S S E R - FA I R E aux bouleversements. À l’inverse, la prospérité matérielle tend à étouffer ces velléités de changements là où il serait possible d’en tenter l’expérience. Si l’Europe manque des moyens, l’Amérique manque de la volonté de s’y essayer. Il nous faut un nouveau projet fondé sur des convictions qui ne peuvent que jaillir naturellement de l’examen, dépourvu de tout préjugé, de nos sentiments les plus intimes confrontés à la réalité objective des faits. JOHN MAYNARD KEYNES, 1926 Traduit de l’anglais par Frédéric Cotton Suis-je un libéral ? I L’ON EST UN ANIMAL POLITIQUE né, il est très inconfortable de ne pas appartenir à un parti. On se trouve alors dans une situation solitaire, vaine et manquant singulièrement de chaleur. Si votre parti est puissant et que son programme et sa philosophie vous séduisent et satisfont à la fois les instincts grégaires pratiques et intellectuels de l’individu, alors quel plaisir ce doit être ! – justifiant bien que l’on s’acquitte d’une importante cotisation et qu’on lui consacre pas mal de temps libre. Si vous êtes un animal politique né, s’entend. C’est pourquoi l’animal politique qui ne peut se résoudre à articuler ces tristes vocables : « Je ne suis d’aucun parti », préférera sans doute appartenir à n’importe quel parti plutôt qu’à aucun. S’il ne peut en élire un selon le principe d’adhésion, il doit s’en remettre au principe du moindre mal et rejoindre les rangs du parti qu’il déteste le moins plutôt que de rester dehors drapé dans sa solitude glacée. Prenez, par exemple, mon propre cas. Où me situerais-je si je devais choisir un parti S 38 SUIS-JE UN LIBÉRAL ? selon ces principes ? Pourquoi me rangerais-je aux côtés des conservateurs ? Ils ne m’offrent ni le pain ni le vin – ni, d’ailleurs, aucune consolation d’ordre spirituel ou intellectuel. Je n’en tirerais ni plaisir, ni intérêt, ni enseignement. Tout ce qui fait l’atmosphère, la mentalité ou la vision du monde qui unissent… – je ne citerai pas de noms – ne répond ni à mon intérêt personnel ni à l’intérêt général. Cela ne mène nulle part ; ne satisfait aucun idéal ; ne correspond à aucun modèle intellectuel et ne garantit ni ne préserve des vandales, le degré de civilisation auquel nous sommes parvenus. Dois-je pour autant rejoindre le parti travailliste ? À première vue plus attractif, il présente, examiné plus attentivement, quelques inconvénients certains. Pour commencer, c’est un parti de classe et cette classe n’est pas la mienne. Si je me mettais à poursuivre un quelconque intérêt particulier, ce serait le mien propre. En termes de lutte des classes, mes patriotismes locaux et personnels se rapportent, comme chez tout un chacun – mis à part certains fanatiques déplaisants – à mon environnement proche. Si je peux accepter parfois des arguments qui me paraissent relever de la justice ou du bon sens, la guerre des classes me trouvera bien sûr dans le camp de la bourgeoisie cultivée. Surtout, je ne crois pas que les éléments intellectuels du parti travailliste seront jamais en mesure d’y exercer une influence adéquate. Trop de décisions resteront prises par ceux qui ne savent absolument rien de ce dont ils parlent. Et si, comme ce n’est pas impossible, le contrôle du parti devait passer sous la coupe J O H N M AY N A R D K E Y N E S 39 d’un cercle autocratique restreint, il servirait inévitablement les intérêts de l’aile extrême gauche du parti travailliste – ce courant que je qualifierai de parti catastrophiste. Du point de vue du « moindre mal », je tends à penser que le parti libéral reste le meilleur instrument pour affronter l’avenir – à condition qu’il se dote d’une direction forte et du bon programme. Pourtant, à considérer le problème des partis de façon positive – c’est-à-dire en se fondant sur le critère « séduction » et non sur le critère « répulsion » – la situation, tant au regard des hommes que des programmes, est proprement déprimante pour tous les partis. Et la raison en est chaque fois la même. Les enjeux politiques du XIX e siècle sont aussi morts que le mouton de la semaine dernière et ceux du futur, commençant à peine à émerger, n’ont pas encore trouvé leur place dans les programmes des partis politiques – partis dont ils transcendent par ailleurs les vieux clivages. Les libertés civile et religieuse, la franchise, la question irlandaise, l’autonomie des dominions, les pouvoirs de la chambre des Lords, l’escalade vertigineuse de l’imposition sur les revenus et les fortunes, l’usage somptuaire de l’argent public pour financer la « réforme sociale » – c’est-à-dire la prise en charge sociale de la maladie, du chômage, de la retraite, de l’éducation, du logement et de la santé publique –, toutes ces batailles que le parti libéral a menées sont aujourd’hui soit définitivement gagnées, soit obsolètes, soit devenues des objectifs communs à tous les partis. Que lui reste-t-il alors en propre ? Certains citeront 40 SUIS-JE UN LIBÉRAL ? la question foncière. Pas moi. Je crois en effet que cette question a perdu aujourd’hui, sous sa forme traditionnelle, beaucoup de son importance politique. Je ne vois finalement que deux points programmatiques traditionnels du parti libéral auquel il puisse se raccrocher : les questions de l’alcool et du libre-échange. Encore la question du libre-échange ne survitelle comme point politique important et mobilisateur que très accidentellement. Il y a toujours eu, en effet, deux arguments en faveur du libre-échange : l’argument du laisser-faire, qui séduisit et séduit encore les individualistes libéraux et l’argument économique, fondé sur le bénéfice que retire toute nation à user de ses ressources propres dans tous les domaines où elle possède un réel avantage comparatif. Si je ne crois plus dans la philosophie politique que la doctrine du libre-échange avait pour fonction de faire valoir, je continue de croire, en revanche, dans le libre-échange lui-même car, sur le long terme et globalement, c’est l’unique politique qui est à la fois techniquement sensée et intellectuellement rigoureuse. Quoi qu’il en soit, le parti libéral peut-il survivre sur les seules bases des questions foncières, de l’alcool et du libre-échange ? Même si ce parti parvenait à élaborer un programme clair et unifié autour des deux derniers points, les raisons positives d’être libéral sont aujourd’hui très insuffisantes. Voyons à présent la manière dont les autres partis politiques répondent au critère « séduction » ? Le parti conservateur aura toujours une place en tant que club pour « irréductibles ». Mais, objectivement, il est en tout aussi mau- J O H N M AY N A R D K E Y N E S 41 vaise posture que le parti libéral. C’est, aujourd’hui, plus souvent le tempérament personnel ou la fidélité partisane historique que de vraies divergences politiques qui différencient le jeune conservateur progressiste du libéral moyen. Les vieux cris de ralliements sont mis en sourdine, voire réduits au silence. L’Église, l’aristocratie, les intérêts fonciers, les droits de la propriété, la gloire de l’Empire, l’orgueil de servir et même la bière et le whisky ne redeviendront jamais les lignes de force de la politique britannique. Le parti conservateur ferait mieux d’œuvrer pour l’élaboration d’une version de l’individualisme capitaliste qui soit adaptée à l’évolution progressive de la situation globale. Pourtant, les leaders capitalistes, aussi bien à la City qu’au Parlement, sont bien incapables d’imaginer de nouveaux moyens de défendre le capitalisme contre ce qu’ils appellent le bolchevisme. Si le capitalisme ancienne manière était intellectuellement capable de se défendre lui-même, il n’aurait rien à craindre dans les décennies à venir. Fort heureusement pour les socialistes, il y a peu de chance qu’il y parvienne. Je crois que les origines de la décadence intellectuelle du capitalisme individualiste sont à chercher dans une institution dont il n’est certes pas l’inventeur, mais qu’il a néanmoins emprunté au système social féodal qui l’a précédé : le principe héréditaire. La place du principe héréditaire dans la transmission de la richesse et dans le contrôle des activités financières explique assez bien la faiblesse et la stupidité du groupe qui défend la cause 42 SUIS-JE UN LIBÉRAL ? capitaliste. Ils y sont trop nombreux à être issus de la troisième génération. Rien ne cause plus sûrement le déclin d’une institution sociale que son attachement au principe héréditaire. On peut en voir l’illustration dans le fait que la plus vieille de nos institutions, l’Église, est aussi celle qui a toujours su résister à la tentation héréditaire. Au même titre que le parti conservateur se verra toujours flanqué de son aile « irréductible », le parti travailliste devra toujours compter avec le parti catastrophiste – qu’on le qualifie de jacobin, communiste, bolchevique ou autre. Ce courant exècre ou méprise les institutions existantes et croit que le plus grand bien naîtra nécessairement de leur renversement – ou, au moins, que les renverser est la condition nécessaire à l’épanouissement de ce plus grand bien, quelle qu’en soit la nature. Ce parti-là ne peut s’épanouir que dans une atmosphère d’oppression sociale ou en réaction à ce qui lui paraît être la Loi inexorable. En Grande-Bretagne ce parti est, sous sa forme extrémiste, numériquement assez faible. Pourtant sa philosophie imprègne selon moi l’ensemble du parti travailliste. Aussi sincèrement modérés que puissent être ses dirigeants, le parti travailliste devra toujours, pour s’assurer des succès électoraux, en appeler plus ou moins aux passions et jalousies universellement répandues, en particulier dans le parti catastrophiste. Cette influence secrète de la politique catastrophiste est le vers qui ronge toute plate-forme politique sur laquelle le parti travailliste pourrait vouloir s’embarquer. Cette haine malveillante et jalouse à l’encontre J O H N M AY N A R D K E Y N E S 43 de ceux qui détiennent richesse et pouvoir se marie assez mal avec l’idée d’une vraie république sociale. Quoi qu’il en soit, un leader travailliste doit nécessairement être – ou du moins paraître – quelque peu violent. Il ne suffit pas qu’il puisse aimer ses prochains, il doit aussi montrer qu’il peut les haïr. À quoi ressemble, alors, selon moi, le nouveau libéralisme ? D’un côté le conservatisme est une entité bien définie, avec à sa droite les « irréductibles » qui lui donnent force et passion, et à sa gauche ce qu’on pourrait appeler le « meilleur spécimen » cultivé et humain du conservateur libre-échangiste, qui lui donne une respectabilité morale et intellectuelle. De l’autre côté, le travaillisme est lui aussi clairement défini. À gauche, les catastrophistes pour lui donner force et passion et, à droite, le « meilleur spécimen » cultivé et humain du réformateur socialisant pour lui donner une respectabilité morale et intellectuelle. Peut-on encore se faire une place entre les deux ? Et ne devrions-nous pas tous décider, ici, pour clore définitivement la question, si nous nous considérons comme le « meilleur spécimen » du conservateur libre-échangiste ou comme le « meilleur spécimen » du réformateur socialisant ? Peut-être en viendrons-nous là un jour, mais je continue à croire, en ce qui me concerne, qu’il y a encore place pour un parti qui saurait refuser de se déterminer en termes de classes et s’émanciper, pour mieux affronter les enjeux de l’avenir, de toute influence « irréductible » ou « catastrophiste ». Permettez-moi à présent de présenter, très brièvement, la philosophie et les pratiques que 44 SUIS-JE UN LIBÉRAL ? j’imagine pour un tel parti. Tout d’abord, il devra abandonner tout sentiment nostalgique à l’égard d’un passé révolu. Selon moi, il n’y a désormais plus de place, excepté à l’aile droite du parti conservateur, pour ceux qui se raccrochent à un individualisme démodé et à un laisser-faire rigoriste, même si ces derniers avaient réellement été à l’origine des succès du XIXe siècle. Lorsque je dis cela, je ne signifie pas que, selon moi, ces doctrines ne répondaient pas parfaitement aux conditions qui ont présidé à leur naissance (né un siècle plus tôt, j’aurais même désiré appartenir à ce parti), mais bien qu’elles ont cessé d’être applicables dans la situation contemporaine. Notre programme ne doit pas s’encombrer des questions historiques du libéralisme mais répondre à ces nouveaux problèmes qui sont, aujourd’hui, d’un intérêt vital et d’une importance fondamentale. Nous devons prendre le risque de l’impopularité et même celui du mépris. C’est à ce prix que nos meetings attireront les foules et que notre organisation se renforcera. Je classe ces problèmes contemporains en cinq catégories : 1) la paix ; 2) les formes de gouvernement ; 3) la place des femmes ; 4) les drogues ; 5) l’économie. Sur la question de la paix, soyons pacifistes à l’extrême. Concernant l’Empire, je ne pense pas qu’il y ait vraiment de gros problèmes, excepté en Inde. Ailleurs, du moins quant au mode de gouvernement, le processus de démantèlement concerté est aujourd’hui à peu près achevé et ce, au plus grand bénéfice de tous. Pourtant, concernant les forces armées, J O H N M AY N A R D K E Y N E S 45 nous n’en sommes encore qu’au début. J’aimerais qu’on prenne des risques dans l’intérêt de la paix comme, dans le passé, nous avons su en prendre dans l’intérêt de la guerre. Mais je ne souhaite pas que ces risques prennent la forme d‘un engagement à user de nos armes dans différentes circonstances. Je suis contre les pactes. Consacrer la totalité de nos forces à défendre l’Allemagne désarmée contre une agression de la France dans la plénitude de ses moyens militaires est absurde ; et promettre que nous prendrons part à toute guerre future qui se déroulerait en Europe occidentale n’est pas nécessaire. Pourtant, je suis favorable à ce que nous donnions le meilleur exemple, même au risque d’apparaître faibles, dans les domaines de l’arbitrage et du désarmement. J’en viens à présent aux questions de gouvernement, fastidieuses certes mais néanmoins fondamentales. J’ai le sentiment que le gouvernement devra bientôt se charger de nombreuses tâches qui n’entraient pas par le passé dans ses prérogatives. Sur ces questions, ministres et Parlement ne seront d’aucune utilité. Notre mission doit être de décentraliser et de déléguer autant que nous le pouvons, et d’instituer des organismes de conseil et d’administration semi-indépendants auxquels seraient confiées les anciennes et les nouvelles responsabilités gouvernementales – sans pour autant porter atteinte au principe démocratique de la souveraineté suprême du Parlement. Ces problèmes seront dans l’avenir aussi essentiels mais également aussi difficiles à traiter que l’ont été autrefois la question du 46 SUIS-JE UN LIBÉRAL ? suffrage ou celle des relations qu’entretiennent les deux Chambres. La place des femmes et les problèmes qui s’y rattachent n’étaient pas jusqu’à ces derniers temps pris en compte par les différents partis, pour la simple raison qu’on n’en discutait jamais, ou seulement très rarement. Aujourd’hui, il n’est rien qui intéresse plus le grand public, et ce sujet est parmi les plus controversés du moment. Ces problèmes sont de la plus extrême importance sociale et ne manquent pas de faire apparaître de profondes divergences d’opinions. Certains d’entre eux sont même porteurs de réponses possibles à quelques enjeux économiques, et je ne doute pas que cette question des femmes (dont le mouvement des suffragettes n’est que le symptôme assez rudimentaire, avant-coureur de problèmes plus importants et plus profonds) soit sur le point de faire son entrée dans l’arène politique. Le contrôle des naissances et la contraception, la législation du mariage, le traitement des violences et des perversions sexuelles, la position économique des femmes, et celle de la famille, sur tous ces points l’actuelle position de la loi et de la morale est moyenâgeuse. À la fois déconnectée de l’opinion et des pratiques des milieux cultivés et de ce que les individus, cultivés ou non, se disent en privé. Surtout, n’allons pas imaginer que l’évolution de l’opinion sur tous ces sujets n’affecte qu’une petite classe minoritaire cultivée, le « gratin » de l’humanité en quelque sorte. N’allons surtout pas imaginer, non plus, que les femmes au travail seront choquées par J O H N M AY N A R D K E Y N E S 47 l’idée de contrôle des naissances ou de réforme du divorce. Pour ces femmes, au contraire, tout cela suggère une nouvelle liberté et l’émancipation de la plus intolérable des tyrannies. Un parti qui discuterait ces thèmes dans ses rassemblements éveillerait au sein de l’électorat un intérêt nouveau et vivace ; car la politique redécouvrirait alors des questions qui intéressent tout le monde et affectent la vie de tout un chacun. La place des femmes influe aussi sur des points d’économie qui ne peuvent être éludés. Le contrôle des naissances intéresse d’un côté l’émancipation des femmes et de l’autre l’éternelle préoccupation démographique de l’État – et donc les effectifs militaires ou le montant global du budget. La question des femmes salariées comme celle des allocations familiales n’influent pas seulement sur le statut des femmes, la première dans le domaine du travail salarié, la seconde dans celui du travail non salarié. Elles soulèvent aussi le problème plus général de la fixation des salaires. Doivent-ils obéir aux mouvements de l’offre et de la demande en accord avec les leçons du laisser-faire orthodoxe, ou devons-nous introduire, pour atténuer la force de ces dernières, les critères du « juste » et du « raisonnable » en fonction des circonstances ? Dans ce pays, la question de la drogue concerne essentiellement l’alcool bien que, pour ma part, j’y ajouterais volontiers le jeu. J’imagine, certes, que la prohibition de l’alcool et des paris ne peut faire dans tous les cas que du bien, mais cela ne réglera sans doute pas définitivement le problème. Jusqu’à quel point 48 SUIS-JE UN LIBÉRAL ? a-t-on le droit d’autoriser ou non une humanité souffrante et abrutie à s’offrir de temps en temps un échappatoire, des sensations, des stimulations et des rêves de changement ? C’est un vrai problème. Est-il possible d’imposer des licences raisonnables, des saturnales réglementées, un carnaval moralisé qui ne nuisent ni à la santé ni aux finances des fêtards et protègent de l’irrésistible tentation les malheureux que les Américains appellent « addicts » ? Je ne répondrai pas ici à toutes ces questions. Je m’empresse, au contraire, d’en venir au plus vaste de tous les sujets politiques – celui pour laquelle je suis évidemment le plus qualifié – l’économie. Un éminent économiste américain, le professeur Commons, a été l’un des premiers à reconnaître la nature de la transition économique qui s’est produite au début de l’ère dans lequel nous vivons aujourd’hui. Il distingue ainsi trois époques. Trois ordres économiques, parmi lesquels celui dans lequel nous entrons aujourd’hui. La première de ces époques est l’ère de la pénurie : « Résultant soit de l’inefficacité, soit de la violence, de la guerre, des coutumes ou de la superstition. » On y constate une « liberté individuelle minimale et un contrôle communautaire, féodal ou gouvernemental maximal fondé sur une certaine coercition physique ». C’est, à quelques brefs moments exceptionnels près, l’état économique normal du monde jusqu’au – disons – XVe ou XVIe siècle. Ensuite vint l’ère de l’abondance. « Dans une période d’extrême abondance on connaît J O H N M AY N A R D K E Y N E S 49 une liberté individuelle maximale et un contrôle coercitif institutionnel minimal. L’échange interindividuel y prend la place de la redistribution organisée. » Au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, quittant les profondeurs abyssales de la pénurie, l’humanité émergeait à l’air libre de l’abondance. Enfin, au XIXe siècle, cette période économique vécut ces meilleurs moments avec les victoires du laisser-faire et du libéralisme historique. Il n’est donc pas surprenant, ni déshonorant d’ailleurs, pour les vétérans du parti de couler des regards nostalgiques vers ces temps plus faciles. Mais nous entrons aujourd’hui dans la troisième période que Commons pense être une période de stabilisation, et considère sincèrement comme « la seule alternative véritablement envisageable au communisme de Marx ». Au cours de cette période, dit-il, « on constate une limitation de la liberté individuelle imposée en partie par des contraintes gouvernementales mais surtout par des contraintes économiques émanant de décisions concertées – qui peuvent être publiques, semi-publiques ou tout bonnement secrètes – entre associations, corporations, syndicats ou autres organisations collectives de fabricants, commerçants, ouvriers, agriculteurs ou banquiers ». Aux deux extrêmes des formes gouvernementales de cette période on trouve le fascisme et le bolchevisme. Le socialisme ne peut en aucun cas s’affirmer comme une voie médiane puisqu’il est en fait tout aussi redevable à l’ère d’abondance que le laisser-faire individualiste ou le libre jeu des forces économiques devant lesquelles, aujourd’hui – derniers parmi les 50 SUIS-JE UN LIBÉRAL ? hommes –, les journalistes de la City s’obstinent à faire des courbettes. La transition entre l’anarchie économique et un régime tendant délibérément à contrôler et orienter les forces économiques vers plus de justice et de stabilité sociale, rencontrera d’énormes difficultés à la fois techniques et politiques. Je propose pourtant que la véritable mission du nouveau Libéralisme soit de remédier à ces difficultés. La situation actuelle des charbonnages offre une assez bonne illustration de la confusion des idées qui règne aujourd’hui et de ses conséquences. D’un côté le Trésor et la Banque d’Angleterre poursuivent une politique économique orthodoxe digne du XIXe siècle et fondée sur l’idée que les ajustements économiques peuvent – et doivent – se faire sous l’influence du libre jeu de l’offre et de la demande. Le Trésor et la Banque d’Angleterre continuent de croire – ou, du moins, continuaient de croire jusqu’à ces dernières semaines – que la libre compétition et la libre circulation du capital et du travail avaient encore la moindre efficacité dans la vie économique contemporaine. On remarque par ailleurs, que ce sont non seulement les faits mais aussi l’opinion publique qui ont fait un grand pas en direction de la fameuse époque de stabilisation du professeur Commons. Les syndicats sont désormais assez puissants pour peser sur le libre jeu de l’offre et de la demande et l’opinion – en grommelant, certes, et en redoutant que les syndicats ne se fassent de plus en plus menaçants – les soutiennent lorsqu’ils s’opposent à J O H N M AY N A R D K E Y N E S 51 ce que les mineurs ne tombent, victimes de forces économiques dont ils n’ont jamais été invités à bénéficier. L’argument des adeptes du vieux monde selon lequel on peut, par exemple, modifier la valeur de la monnaie et laisser les ajustements économiques qui en découlent se faire au gré de l’offre et de la demande, date de cinquante ou cent ans, lorsque les syndicats étaient moins puissants et lorsque un poids lourd de l’économie pouvait venir s’écraser sur l’autoroute du progrès sans qu’on tente de l’en empêcher ou même de cacher sa satisfaction. La moitié du manuel de bonne conduite économique de nos hommes d’État se fonde toujours sur des principes qui furent vrais en leur temps, ou du moins partiellement vrais, mais qui de nos jours le sont de moins en moins. Nous devons inventer une nouvelle morale pour un nouvel âge. En même temps nous devons, si nous voulons apporter quelque chose de neuf, apparaître iconoclastes, dangereux, dérangeants, voire désobéissants envers ceux qui nous ont engendrés. Dans le domaine économique cela signifie avant tout qu’il nous faut trouver de nouvelles politiques et de nouveaux instruments afin d’adapter et de contrôler les mécanismes économiques pour qu’ils ne viennent pas se mettre au travers des aspirations contemporaines quant à ce qu’il convient de faire pour assurer à la fois la stabilité et la justice sociale. Ce n’est pas le hasard si la première étape de cette épreuve politique, qui s’avérera longue et prendra différentes formes, devra tourner autour de la politique monétaire. En effet les 52 SUIS-JE UN LIBÉRAL ? plus violentes attaques contre la stabilité et la justice sociale, au XIXe siècle durant l’ère de l’abondance, furent portées par les changements survenus dans le niveau des prix. Mais les conséquences de ces changements, en particulier lorsque les autorités actuelles tentent de nous les imposer avec plus de violence encore que le XIXe siècle a jamais su en supporter, sont devenues insupportables aux institutions et aux modes de pensée contemporains. Nous avons changés, insensiblement, notre vision de la vie économique, nos idées de ce qui est raisonnable et de ce qui est intolérable. Et nous l’avons fait sans changer nos pratiques ou notre manuel théorique. De là naissent tous nos problèmes. Un programme partisan doit se développer dans le détail, jour après jour, sous la pressions des événements réels. Il est absolument inutile de l’élaborer en dehors de cela, si ce n’est pour les grandes lignes. Pourtant, si le parti Libéral veut à nouveau faire entendre sa voix, il doit se fixer des objectifs, se trouver une philosophie, aller dans une direction bien définie. J’ai tenté d’indiquer ma propre attitude en politique et je laisse aux autres le soin de répondre – à la lumière de ce que je viens d’en dire – à ma question inaugurale : Suis-je un Libéral ? JOHN MAYNARD KEYNES, 1925 Traduit de l’anglais par Frédéric Cotton Keynes & le capitalisme, ou Les rêveries d’un réformateur ambigu C’est ainsi qu’on affirme que l’activité économique est propre à la société civile et que l’État ne doit pas intervenir dans sa réglementation. Mais comme dans la réalité effective société civile et État s’identifient, il faut affirmer que le « libéralisme » lui-même est une « réglementation » de caractère étatique, introduit et maintenu par voie législative et coercitive : c’est un fait de volonté consciente de ses propres fins et non l’expression spontanée et automatique du fait économique. ANTONIO GRAMSCI I L’ON JUGE UN HOMME par sa capacité à influencer son époque, on peut accorder à Keynes (1883-1946) d’avoir été l’économiste du XXe siècle. Car il fut, par son activité de savant comme par son activisme politique, l’avocat le plus habile d’une voie médiane et praticable entre le capitalisme libéral et le capitalisme totalitaire, c’est-à-dire en faveur de l’élaboration d’une société offrant la S 54 KEYNES & L E C A P I TA L I S M E meilleure synthèse des trois objectifs que sont l’efficacité économique, la justice sociale et la liberté individuelle 1. Principal – mais pas unique – inspirateur de l’interventionnisme d’après-guerre associé au miracle des « Trente Glorieuses », le keynésianisme a vu son statut d’orthodoxie économique se dégrader dès les années 1970, avant même que puisse se concevoir la chute du mur de Berlin. Dès lors, les difficultés de la social-démocratie occidentale, de même que l’enlisement des pays du Sud et l’autodestruction du bloc de l’Est, sont vite apparus à certains comme une opportunité providentielle pour, à nouveau, laisser-faire les ressorts magiques et bienfaiteurs des marchés. Cependant, l’ultralibéralisme, alors que se profile à l’horizon de cette fin de siècle le lourd bilan des « Trente Miteuses », a peut-être seulement été le discours permettant d’imposer aux générations sacrifiées un de ces épisodes de « destruction créatrice » qui scandent, sur le long terme, le développement du capitalisme. À moins que l’ultralibéralisme ne doive son succès qu’à l’inadaptation provisoire des recettes keynésiennes de stabilisation de la conjoncture face aux évolutions récentes de l’histoire économique – abandon du système de Bretton Woods, chocs pétroliers, internationalisation progressive des économies, etc. ? Ou, plus misérablement, qu’il ne soit que l’expression actuelle du fantasme récurrent d’une civilisation marchande sur le déclin ? 1. M. Herland, « Concilier liberté économique et justice sociale : les solutions de Keynes », Cahiers d’économie politique, 30-31, 1998. JACQUES LUZI 55 Dans tous les cas, la problématique keynésienne revient à la mode. Ainsi Beaud et Dostaler insistent-ils sur « l’esprit de responsabilité » de l’économiste anglais, qui pratiquait la science économique comme une science « politique et morale », faisant de l’économique non pas une fin en soi mais « un moyen mis au service du social et géré par la politique 2». Ainsi Fitoussi signale-t-il (ayant observé l’absence de synchronisation entre les évolutions conjoncturelles des zones américaine, européenne et asiatique) que, à l’encontre des préjugés tenaces concernant le caractère inévitable des politiques d’austérité, « les politiques “régionales” de demande peuvent soutenir la croissance 3». Ainsi Bourdieu, en sociologue engagé, cherche-t-il à « créer les bases d’un nouvel internationalisme, au niveau syndical, intellectuel et populaire », capable d’imposer un État supranational européen susceptible de conduire ces « politiques de relance de la demande ou d’investissement dans les technologies nouvelles qui, impossibles ou ruineuses aussi longtemps qu’elles sont menées dans un seul pays, deviennent raisonnables à l’échelle du continent 4». Ainsi Samir Amin soutient2. M. Beaud & G. Dostaler, « Keynes, ou l’esprit de responsabilité », Le Monde diplomatique, décembre 1996 ; La Pensée économique depuis Keynes, Seuil, 1993. 3 . J.-P. Fitoussi, « Peut-on être encore keynésien aujourd’hui ? », Le Monde, 18 novembre 1998 ; Le Débat interdit. Monnaie, Europe, Pauvreté, Arléa, 1995. Le terme « régionales » renvoie aux régions de la triade : américaine, européenne et asiatique. 4. P. Bourdieu, « Pour un nouvel internationalisme », in Les Perspectives de la protestation, Syllepse, 1998. 56 KEYNES & L E C A P I TA L I S M E il, contre la « gestion capitaliste de la crise », le scénario d’un keynésianisme mondial permettant de dépasser « le conflit entre l’espace économique mondialisé et l’émiettement des espaces de gestion politique et sociale 5». Il ne faudrait toutefois pas s’étonner non plus si certaines des élites les plus avisées du monde capitaliste sont sensibles aux arguments d’un retour à l’interventionnisme – ne serait-ce que dans une optique pragmatique de maintien de l’ordre (financier, économique et, en dernier recours, politique et social). Thureau-Dangin a d’ailleurs noté avec justesse qu’il serait souhaitable, à la limite, « que partout le risque soit plus important que l’espoir de profit, que la compétition soit féroce au point de manger ses champions… Ainsi verrait-on enfin de plus en plus d’experts et de capitalistes battre en retraite » : la crise financière asiatique suffira-t-elle à motiver ce comportement d’autolimitation 6 ? De fait, n’avons-nous pas vu, depuis, Monsieur Allais, prix Nobel d’économie (1988) et membre éminent de la Société du Mont-Pèlerin (principale secte ultralibérale), consacrer dans le Figaro une série d’articles au risque de crise majeure qu’encourt une économie mondiale « dépourvue de tout système de régulation » ? Contre « le dogmatisme du laisser-fairisme mondialiste », n’en appelle-t-il pas alors à un « nouveau Bretton Woods » 7? N’avons-nous 5. S. Amin, La Gestion capitaliste de la crise. Le cinquantième anniversaire des institutions de Bretton Woods, L’Harmattan, 1995. 6 . P. Thureau-Dangin, « Colonisateurs & Colonisés », in Agone , « Misère de la mondialisation », n° 16, 1996. 7. M. Allais, Le Figaro, les 12, 19 et 26 octobre 1998 ; La Crise 57 JACQUES LUZI pas vu, pareillement, Monsieur Soros, prince de la finance internationale et spéculative, appeler à lutter contre « le désenchantement à l’égard de la politique et l’érosion des valeurs morales » liés à « l’intégrisme des marchés comme idéologie dominante » 8? Il y a toutefois peu de chances que ces deux mouvements – progressiste et conservateur – parviennent à converger au point de refondre le consensus entre « le capital et le travail » dans une forme supranationale d’interventionnisme (un keynésianisme global). Ils reflètent simplement à leur manière, l’ambiguïté de la pensée du maître de Cambridge (est-il le « sauveur du capitalisme » ou l’un de ses plus habiles « contempteurs » ?) et celle des fonctions accordées à l’État dans le fonctionnement du capitalisme (l’État est-il le simple appendice du capital ou bien l’instrument de l’émancipation du travail ?). * Popper nota combien Marx avait « sous-estimé la signification de ses propres idées morales, alors que sa critique du capitalisme doit avant tout son efficacité à ce fait qu’elle est une critique morale : Marx a démontré qu’un système social peut être injuste en tant que tel et que nous sommes responsables de ce système comme des institutions qui en résultent. C’est ce radicalisme moral de Marx qui explique son influence, et notre devoir est de le préserver. Le marxisme “scientifique” est bien mondiale aujourd’hui, Clément Juglar, 1999. 8. G. Soros, La Crise du capitalisme mondial, Plon, 1998. 58 KEYNES & L E C A P I TA L I S M E mort. Mais le marxisme moral doit survivre 9». De même nous interrogerons-nous, à propos de Keynes, davantage sur ses intentions morales, politiques ou philosophiques que sur les développements mathématiques récents de la théorie dite « néokeynésienne »… notamment parce que la pensée de Keynes développe des considérations que les modèles mathématiques ne pouvaient inclure : aussi sont-ils devenus, selon les termes de Robinson, les simples divertissements de « sa progéniture illégitime 10». Qui donc était Sir John Maynard Keynes ? Ce grand bourgeois éclairé, cet économiste surdoué qui, par son pragmatisme lucide, « a sauvé » le capitalisme de lui-même en des temps inquiétants où le socialisme « réellement existant » pouvait encore faire figure d’alternative et où il valait mieux intégrer les classes ouvrières qu’alimenter leur appétit révolutionnaire ? « La lutte des classes me trouvera du côté de la bourgeoisie cultivée », disait-il. Ou encore, parlant du socialisme : « Comment puis-je adopter une doctrine qui exalte le prolétariat crasseux au détriment de la bourgeoisie et de l’intelligentsia qui, en dépit de tous leurs défauts, sont la quintessence de l’humanité 11» ? C’est bien ce Keynes9 . K. Popper, La Société ouverte et ses ennemis , Tome 2, Seuil, 1979. Pour une vision keynésienne de Marx, voir J. Robinson, Essai sur l’économie de Marx, Dunod, 1971 ; et, pour une vision marxiste, P. Mattick, Marx & Keynes, Gallimard, 1972. 10. J. Robinson, Hérésies économiques, Calmann-Levy, 1971. 11. Afin d’alléger l’appareil de notes, on ne précisera pas à chaque fois la référence précise des citations de Keynes. Elles sont issues soit des essais qui suivent cette présentation, soit de la Théorie gé- JACQUES LUZI 59 là, l’inventeur supposé de la médecine conférant l’immortalité au capitalisme, dont le portrait trône, encore aujourd’hui, au dernier étage du World Trade Center qui domine Manhattan, non loin de Wall Street 12… Peut-être Keynes est-il plutôt ce Lord anglais non-conformiste, homosexuel (dit-on), amoureux des arts et de la bohème, parlant de l’entrepreneur capitaliste comme d’un animal à manier avec rigueur, et de l’obsession du profit, caractéristique de l’Homo œconomicus, comme d’un « état morbide plutôt répugnant, l’une de ces inclinations à demi criminelles et à demi pathologiques dont on confie le soin en frissonnant aux spécialistes des maladies mentales » ? Ne s’est-il pas transformé, dans ses Perspectives économiques pour nos petitsenfants (1930), en prophète de l’extinction d’un système capitaliste qu’il raillait avec une ironie féroce tout en lui accordant une utilité transitoire ? Il serait pourtant délicat de prétendre que, chez Keynes, le « contempteur du capitalisme » et le « réformateur socialisant » aient pu l’emporter sur le « conservateur libre-échangiste » et le « sauveur du capitalisme ». Robinson rappelle à juste titre que s’« il lui arrivait de trouver le capitalisme moralement et esthétiquement détestable […], il ne poussa jamais très loin sa critique ni du système ni de ses nérale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie , Payot, 1982 (1935), soit d’autres textes de ses Essays in persuasion (1931), du volume IX des Collected Writings, Macmillan & Cambridge U. P. 12. L’anecdote est rapportée par D. Clerc, in Déchiffrer les grands auteurs de l’économie et de la sociologie, Syros, 1995. 60 KEYNES & L E C A P I TA L I S M E apologistes » et, il « tâchait de le sauver de sa propre destruction » 13. Néanmoins, il ne faut pas voir dans ce jugement une raison suffisante pour négliger les composantes hérétiques de la pensée de Keynes. Au contraire, il nous paraît essentiel de ne pas séparer les trois points fondamentaux de sa pensée, même si Keynes n’a pas jugé opportun d’y accorder des développements d’une égale importance. Comme le montre l’essai intitulé « The End of Laisser-faire », la pensée de Keynes s’élabore à partir de la prémisse selon laquelle les principes du libéralisme économique, qui font du capitalisme une organisation naturelle fondée sur « l’instinct de lucre de l’individu », ne sont qu’une des pièces du puzzle métaphysique de la modernité occidentale. Pour Keynes, le capitalisme est donc un système économique particulier et historiquement situé : aussi n’omet-il pas de préciser que « des historiens peuvent nous parler d’autres stades de l’organisation sociale au cours desquels [cet instinct] a joué un rôle plus faible que de nos jours »… De cette prémisse découlent les deux autres questions keynésiennes fondamentales : peut-on attribuer, malgré tout, une fonction historique au capitalisme ? Si oui, que faire une fois que cette mission historique aura été remplie ? Concernant la première question, Keynes estimait « que le capitalisme, à condition d’être sagement conduit, est probablement capable d’être rendu plus efficace dans la pour13. J. Robinson, Hérésies économiques, op. cit. JACQUES LUZI 61 suite d’objectifs économiques que tout autre système actuellement en vue » – sousentendu : « plus efficace » que le capitalisme d’État préconisé et mis en place par les bolcheviks 14. Économiquement efficace, le capitalisme, par son instabilité et son iniquité intrinsèques, ne peut toutefois prétendre fonder en soi une société ; dès lors, « le principal devoir des économistes est de repenser à neuf la distinction entre ce qui incombe à la puissance publique et ce qui peut être abandonné à l’industrie des individus »… À propos de la deuxième question, Keynes prévoyait que le problème économique – « la lutte pour la subsistance » – serait résolu d’ici la fin du XXe siècle, posant à l’humanité un problème autrement plus redoutable, celui de savoir « comment employer la liberté arrachée aux contraintes économiques ». Il avançait même l’idée que devant une telle liberté, l’humanité pourrait sombrer dans une « “dépression nerveuse” universelle ». Et, à moins d’admettre comme un destin inaltérable ce cercle vicieux par lequel l’économie n’offre plus à satisfaire que les besoins qu’elle crée elle-même jusque dans l’agencement minutieux des loisirs, à moins d’admettre comme un fait accompli qu’il ne soit plus possible de concevoir un après à l’ère psychotique de l’accumulation pour l’accumulation, il paraît difficile, en ces temps où l’idée d’une croissance illimitée et d’une « prospérité sans fin » 14 . Sur le caractère capitaliste de l’aventure soviétique, ne pas manquer de consulter attentivement M. Barrillon, D’un mensonge « déconcertant » à l’autre, Agone Éditeur, 1999. 62 KEYNES & L E C A P I TA L I S M E (Henry Ford) n’habite plus que des esprits indigents, d’éluder les problèmes liés aux limites de la société du travail… * De la pensée de Keynes, la postérité n’a jugé bon de ne retenir que l’objectif de rendre compatible l’efficacité économique du capitalisme libéral avec la justice sociale. Mais être un keynésien conséquent – et, s’il le faut, contre Keynes lui-même – ne revient-il pas à penser ces trois points de manière synthétique ? On découvre alors que, malgré la multiplication des parades électorales et des performances rhétoriques atteintes en duo par les technocrates et le milieu des affaires, peu nombreux sont ceux qui peuvent se prévaloir, hier comme aujourd’hui, du réformisme de Keynes. JACQUES LUZI 63 LIBÉRALISME ÉCONOMIQUE & LAISSER - FAIRE : ENTRE UTOPIE & BARBARIE C’est ainsi que même ceux qui souhaitaient le plus ardemment libérer l’État de toute tâche inutile, et dont la philosophie tout entière exigeait la restriction des activités de l’État, n’ont pu qu’investir ce même État des pouvoirs, organes et instruments nouveaux nécessaires à l’établissement du laisser-faire. KARL POLANYI, 1944 Et alors, je le demande : qu’a-t-elle fait d’autre, l’Europe bourgeoise ? Elle a sapé les civilisations, détruit les patries, ruiné les nationalités, extirpé « la racine de diversité ». Plus de digue. L’heure est arrivée du Barbare. Du Barbare moderne. L’heure américaine. Violence, démesure, gaspillage, mercantilisme, bluff, grégarisme, la bêtise, la vulgarité, le désordre. AIMÉ CÉSAIRE, 1955 IETZSCHE AFFIRME , dans Aurore, que « l’injustice et l’instabilité dans l’esprit de certains hommes, leur désordre et leur manque de mesure sont les dernières conséquences des innombrables inexactitudes logiques, du manque de profondeur et des conclusions hâtives dont leurs ancêtres se sont rendus coupables ». De la même manière, il N 64 KEYNES & L E C A P I TA L I S M E serait vain de rechercher une noble origine philosophique ou scientifique aux discours d˝s ultralibéraux d’aujourd’hui, ni de leur accorder la moindre pensée innovante : à peine parviennent-ils à singer les artifices qu’avant eux « leurs ancêtres » avaient utilisés pour aboutir, évidemment, aux mêmes « conclusions hâtives ». C’est pourquoi, comme l’indique Keynes, « faire l’histoire des idées est un préliminaire obligatoire à l’émancipation de l’esprit ». D’autant que cette généalogie, que l’on pourrait croire simplement fastidieuse, est particulièrement décisive à propos de la doctrine du laisser-faire, que seule « la campagne politique en faveur du libre-échange » a pu faire passer, au XIXe siècle, pour « la conclusion logique de l’économie politique orthodoxe » : il a d’ailleurs « fallu attendre les années 1830 pour que le libéralisme éclate comme un esprit de croisade passionnée et que le laisser-faire devienne une foi militante », précise Karl Polanyi 15. Dans le même esprit, Vergara a récemment insisté sur l’importance de ne pas confondre – comme les ultralibéraux d’aujourd’hui aimeraient le faire pour s’arroger le prestige d’une longue tradition philosophique – le classicisme libéral et les tenants du laisser-faire – les ultralibéraux, justement 16. En effet, et contrairement à ces derniers, les 15. K. Polanyi, « Naissance du credo libéral », chap. 12 de La Gran- de transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Gallimard, 1983 (1944). 16. F. Vergara, Introduction aux fondements philosophiques du libéralisme, La Découverte, 1992. JACQUES LUZI 65 libéraux classiques, conscients des limites du fonctionnement autonome de la société marchande, ne se sont jamais, par principe, opposés aux interventions compensatrices de l’État et n’ont jamais, par principe, prôné l’instauration d’un État minimum, simple « veilleur de nuit »… Cette distinction permettra, entre autres, de comprendre comment Keynes a pu à la fois s’opposer farouchement à la doxa du laisser-faire et s’inscrire, même de manière critique, dans la tradition du libéralisme classique 17. L E L I BÉ R A L I S M E C L AS S I Q U E Comme l’indique Lionnel Robbins, « les théories libérales de politique économique des XVIII e et XIX e siècles ont pour origine deux traditions philosophiques différentes. D’un côté, nous avons la tradition du droit naturel, d’après lequel le critère pour juger une politique est sa conformité avec un ordre naturel préexistant... D’un autre côté, nous avons la tradition utilitariste, d’après laquelle les lois sont faites par les hommes et doivent être jugées en fonction de leurs effets sur le bonheur général » 18. À la tradition du droit naturel sont associés les noms d’Anne Robert Jacques Turgot (1727-1781), de Thomas Paine (1737-1809), de Thomas Jefferson (1743-1826) ou du marquis de Condorcet (1743-1794) ; à la 17. Voir, respectivement, « The end of laisser-faire » et « Suis-je un libéral ? », infra, p. ? & p. ?. 18. L. Robbins, The Theory of Economic Policy in Classical Political Economy, MacMillan, 1953 (cité par F. Vergara, ibid). 66 KEYNES & L E C A P I TA L I S M E tradition utilitariste, ceux de David Hume (1711-1776), d’Adam Smith (1723-1790), de Jeremy Bentham (1748-1832) ou encore de John Stuart Mill (1806-1873)… Que les uns et les autres appartiennent à l’une ou l’autre des deux écoles, la problématique est toujours celle – que l’on peut faire remonter jusqu’à l’Antiquité – d’établir un critère ultime permettant de délimiter le domaine de la liberté individuelle et le champ d’intervention de l’État (ce que Bentham, selon Keynes, nommait les agenda du gouvernement). Pour les philosophes de l’école du droit naturel, le critère ultime permettant d’établir cette frontière est la justice, dont les principes peuvent se déduire de certains axiomes généraux relatifs à la nature humaine. Le droit naturel est alors « l’ensemble des droits et des devoirs que les hommes doivent respecter pour que la société existe dans un état ordonné et paisible » ; et le domaine de la liberté est celui des « actions qui ne violent les droits naturels de personne ». En ce sens, Condorcet et Paine écrivent : « La liberté consiste dans le droit de faire tout ce qui n’est pas contraire aux droits des autres 19». Dès lors, le devoir de justice attribué à l’État consiste « à s’assurer que les droits naturels de chacun sont respectés » sans en sacrifier l’exercice légitime. De manière plus concrète, les droits naturels comprennent la liberté, l’égalité, la sûreté, la propriété, la protection sociale et la résistance à l’oppression. S’appliquant à l’éco19. Cités par F. Vergara, ibid. JACQUES LUZI 67 nomie et au commerce, ces principes impliquent un libéralisme modéré, qui n’exclut ni l’impôt, ni l’intervention de la puissance publique dans les domaines – par exemple, de l’éducation de la population ou de l’aide aux démunis 20 . Mieux, il suffit de parcourir quelques-unes des enquêtes de Chomsky pour s’apercevoir que la référence aux droits de l’homme peut aisément être retournée contre ceux qui, pour des raisons purement idéologiques, se targuent d’en être les champions : l’examen circonstancié de tout ce que la pratique effective de la politique internationale des États-Unis révèle de mépris de l’humain est, en la matière, un cas d’école 21… De leur côté, les utilitaristes avancent comme critère ultime le bonheur de la collectivité. « Le bonheur dont il est question – écrit Stuart Mill – n’est pas le bonheur de celui qui agit mais le bonheur de tous ceux qui sont concernés 22». Dès lors qu’une activité renforce les liens sociaux et que chaque individu qui s’y adonne « en vient, comme instinctivement, à être conscient de lui-même comme d’un être qui tient naturellement compte du bien-être des autres », les autorités politiques peuvent laisser cette activité se développer librement 23. Le libéralisme des utilitaristes est 20. On peut noter que, d’une manière générale, l’école du droit na- turel n’a pu « éviter d’être travaillée de l’intérieur par la contradiction entre égalité universelle et inégalité effective » (G. Procacci, Gouverner la misère, Seuil, 1993). 21. Voir, entre autres, L’An 501. La Conquête continue, EcoSociété & EPO, 1994. 22. J. Stuart Mill, L’Utilitarisme, PUF, 1998. 23. Ibid. 68 KEYNES & L E C A P I TA L I S M E donc condensé dans l’idée que la liberté individuelle conduit mieux au bonheur collectif que la contrainte, pour autant qu’elle n’entraîne pas de conséquences indésirables sur autrui et qu’elle concerne un domaine pour lequel la liberté donne de meilleurs résultats que toute réglementation. Ainsi en est-il, d’après Stuart Mill, de l’activité économique : « Le commerce est une activité sociale. Celui qui entreprend de vendre au public des marchandises fait quelque chose qui affecte l’intérêt des autres et l’intérêt de la société : du point de vue des principes [utilitaristes], son activité tombe sous la juridiction de la société ». Et, si « les règlements restrictifs concernant le commerce ou la production de marchandises sont indiscutablement des entraves », « ces restrictions particulières concernent cette partie de la conduite que la société est autorisée à restreindre 24». Une fois encore, le libéralisme des classiques est tempéré par la conscience du caractère social de l’activité économique et par la légitimité des interventions publiques, dès lors qu’il est démontré que la liberté ne peut, par ellemême, conduire au bonheur général. Si, globalement, la liberté du commerce paraît plus efficace que la contrainte pour assurer le bonheur du plus grand nombre, cela n’implique nullement un État minimum. C’est pourquoi Stuart Mill ajoute que, de même que « la liberté individuelle n’est pas impliquée dans la doctrine du libre-échange, elle ne l’est pas non 24 . J. Stuart Mill, De la liberté , Gallimard, 1990 (cité par F. Vergara, ibid., souligné par nous). JACQUES LUZI 69 plus dans la plupart des questions qui concernent les limites à imposer à cette doctrine, par exemple, dans la quantité d’intervention publique qui est admissible », que ce soit dans le but de créer des infrastructures, de prodiguer un enseignement universel ou d’assurer l’hygiène publique et l’assistance aux pauvres 25. Dans ces conditions, il suffit de ne pas restreindre le bonheur à la prospérité matérielle pour trouver dans le critère utilitariste la base déjà suffisante d’une critique du capitalisme 26… Il est possible, à partir de cette brève esquisse, de résumer les principes libéraux par les deux propositions suivantes : — Dire que « l’effet naturel du commerce est de porter à la paix » (Montesquieu) et que « l’exercice du commerce constitue la meilleure façon d’atteindre à la civilisation sans faire appel directement à des principes moraux » (Paine), revient à dire que la libre pratique du commerce et, plus généralement, de l’économie, ne peut occasionner chez tout individu que le sentiment naturel qu’il s’agit là d’une activité juste, qui n’affecte ni l’ordre, ni la cordialité des relations sociales. (On évitera de se demander si c’est un tel sentiment que ressentent les deux cent cinquante millions d’enfants aujourd’hui exploités dans le monde 27.) 25. Ibid. 26. Voir, par exemple, Alain Caillé, Critique de la raison utilitaire. Manifeste du Mauss, La Découverte, 1989. 27. Les citations sont tirées de A. O. Hirschman, Les Passions et les intérêts, PUF, 1980. Sur le travail des enfants, voir par exemple Le Monde, 23 novembre 1998. 70 KEYNES & L E C A P I TA L I S M E — Dire que « cette grande multiplication dans les produits de tous les différents arts et métiers, résultant de la division du travail, est ce qui, dans une société bien gouvernée, donne lieu à cette opulence générale qui se répand jusque dans les dernières classes du peuple » (Adam Smith) revient à dire que la libre pratique du commerce et, plus généralement, de l’économie, est le plus sûr moyen de réaliser le bonheur du plus grand nombre. (Est-il besoin, là aussi, de rappeler que « la fortune des 358 individus milliardaires en dollars que compte la planète est supérieure au revenu annuel cumulé des 45 % d’habitants les plus pauvres de la planète 28» ?) On se contentera donc de préciser que ces propositions, qui impliquent l’émancipation de l’économique relativement au politique et à l’éthique, reposent sur l’idée que l’économie, lorsqu’elle est confiée à l’initiative des individus, produit spontanément un ordre social globalement satisfaisant et bienfaisant – les interventions de l’État libéral étant légitimées par la présence de ce « globalement ». En particulier, le libre fonctionnement des marchés doit permettre à l’économie de réaliser le pleinemploi et d’éradiquer la misère endémique des sociétés préindustrielles, même si, comme le rappelle Pigou, cette performance n’advient qu’en tendance : « L’opinion des classiques est que le plein-emploi n’existe pas toujours, mais qu’il tend toujours à s’établir ». (Encore une 28. ONU, Rapport Mondial sur le Développement Humain, Economica, 1996. Pour la citation d’A. Smith, voir Recherches sur la nature et les causes de la richesse des Nations, (1776), Gallimard, 1976. JACQUES LUZI 71 fois, c’est la tempérance de la foi dans les performances du marché qui justifie certaines formes d’ingérence des autorités publiques 29.) Or, l’essentiel de la critique de Keynes va justement résider dans la démonstration que cette inclination du marché à réaliser naturellement le plein-emploi n’existe pas et qu’il n’est pas possible d’en imputer la responsabilité aux salariés. Le niveau de l’investissement, donc celui de l’accumulation du capital et de l’activité économique, dépendant des anticipations des entrepreneurs sur le climat futur des affaires, est « affaire de loterie » et peut très bien s’avérer durablement insuffisant pour assurer le pleinemploi. Le marché, abandonné à lui-même, s’oriente alors plutôt vers une situation stable de sous-emploi. Dans ces conditions, l’État se doit d’intervenir et, grâce à l’usage approprié de son budget, de compenser par l’investissement public l’inconstance de l’investissement privé. Du point de vue de la philosophie libérale, cette position n’a rien de véritablement choquant, quand bien même l’État, de simple complément du marché, en devient le principal suppléant : l’économie étant une « activité sociale », la médiation de l’État n’est que « justice » s’il s’avère que la liberté accordée aux individus dans ce champ d’activité entrave les droits fondamentaux de certains d’entre eux (par exemple le droit au travail) ou l’avènement du bonheur du plus grand nombre (dans le cas d’un chômage de masse). 29 . A. C. Pigou, Employment and Equilibrium , MacMillan, 1949 (cité par F. Vergara, op. cit.). 72 KEYNES & L E C A P I TA L I S M E Du point de vue capitaliste toutefois, l’optique du laisser-faire et sa défense acharnée du mythe du « marché bienfaisant », qui amènent à considérer le chômage et l’indigence comme étant de la seule responsabilité du comportement des prolétaires, sont nettement plus séduisantes : le danger n’est-il pas en effet que l’État, plutôt que de servir les intérêts des bourgeois, se mette à servir ceux des prolétaires ? Comme l’écrit Keynes : « L’individualisme et le laisser-faire n’auraient pu assurer leur prédominance sur la conduite des affaires publiques s’ils n’avaient été en conformité avec les besoins et les souhaits du monde des affaires de l’époque ». C’est peut-être pourquoi, aujourd’hui encore, le débat qui occupe les économistes reste centré sur le problème de décider « s’il y a [ou non] un besoin sérieux de stabiliser l’économie » et si cette tâche doit incomber à l’État – sans que l’on sache de quel État il est question 30. L E L A I S S E R - FA I R E , O U L E L I BÉ R A L I S M E R ÉAC T I O N N A I R E La religion séculière du laisser-faire a, depuis le XIXe siècle, ses apôtres et ses dévots professionnels : les plus célèbres sont Frédéric Bastiat (1801-1850) et Herbert Spencer (1820-1903). Pour le XXe siècle, on peut citer Ludwig von Mises (1881-1973), Jacques Rueff (1896-1978), Friedrich August von Hayek 30. F. Modigliani, « The monetarist controversy or, should we forsa- ke stabilisation policies ? », American Economic Review, volume 67, 1977. JACQUES LUZI 73 (1899-1992 ; prix Nobel 1974), Milton Friedman (1912- ; prix Nobel 1976). Par leur entremise, la question du libéralisme passe allègrement des ébats « désintéressés » de l’intelligentsia académique à l’activisme politique sans borne : la foi dans l’émergence et dans la bienfaisance naturelles de l’ordre marchand, portée à son paroxysme, se doit de conquérir la mode intellectuelle, « la machine éducative », la presse, les ministères, l’État… bref, d’être socialement construite et instituée. Comme Karl Polanyi l’a remarqué, l’ultralibéralisme, qui prêche la spontanéité du marché contre les ingérences artificielles de l’État, est un constructivisme volontaire qui, par les effets délétères que ne manque pas d’occasionner la pratique effective du laisserfaire, provoque spontanément des réactions de défenses sociales conduisant à une recrudescence de l’interventionnisme – c’est pourquoi il considérait l’ultralibéralisme du siècle dernier comme s’étant définitivement égaré dans les « poubelles de l’Histoire »… Mais les ultralibéraux ne sont pas à une incohérence près. Vergara les distinguent d’ailleurs des libéraux classiques par le manque de rigueur qui caractérise leur rhétorique. Les libéraux classiques utilisent un seul critère ultime (le droit naturel ou le bonheur général) pour justifier (ou non) la liberté accordée à telle ou telle activité 31. Cette cohérence de méthode permet de délimiter logiquement, étant donné 31. Pour une critique du naturalisme auquel se rattachent les ana- lyses libérales, voir J. Luzi, « Libéralisme & nihilisme », in Agone, n° 21, « Utopies économiques », 1999. 74 KEYNES & L E C A P I TA L I S M E le critère retenu, le champ d’application de la liberté individuelle. Les ultralibéraux, en revanche, changent de critère selon l’action étudiée, en une confusion qui ne sert qu’à garantir le résultat désiré. Il leurs arrivet aussi, lorsque cela s’avère nécessaire, d’en introduire de nouveaux, prétextant, par exemple, que le champ d’application de la liberté individuelle est sans limite véritable puisque cette liberté « est le seul critère d’analyse des organisations économiques et politiques 32». Le plus souvent, ils se contentent d’énumérer « tous les arguments envisageables en faveur de l’institution approuvée ou à l’encontre de l’institution condamnée 33». Si bien que, comme le dit Polanyi, « le laisser-faire n’est pas une méthode permettant de réaliser quelque chose » comme la justice ou le bonheur général, mais devient « la chose à réaliser », avec la dégénérescence de l’État en État-régalien 34. Pour illustrer de façon plus manifeste la perspective ultralibérale, on peut prendre l’exemple du travail. Polanyi a examiné avec suffisamment de précision la manière dont la libéralisation du marché du travail, en rédui32. C. Saint-Étienne, L’Ambition de la liberté. Manifeste pour l’État libéral, Economica, 1998. 33. F. Vergara, op. cit. 34. À l’ère bienfaisante de la communication planétaire, Saint-Étienne ne pouvait pas ne pas rebaptiser le trop célèbre État-gendarme. Il sépare ainsi l’État en trois fonctions : l’État-régalien, l’État-stratégique (au service des capitalistes admis à s’ébattre sur la scène de la concurrence internationale) et l’État-providence (dont la fonction est de protéger les prolétaires des effets sociaux de cette compétition). Et il est évident que seul l’État-providence porte vraiment atteinte à la liberté individuelle… JACQUES LUZI 75 sant la force de travail au statut de marchandise, avait du même coup livré les hommes ne possédant que leur force de travail à se plier au destin de toute marchandise : être exclusivement disponible pour le négoce, être soumis à la loi de l’offre et de la demande à un prix appelé salaire et variable selon les conditions de marché… être aussi, le cas échéant, stocké ou mis au rebut, consommé ou détruit… À aucun moment, il n’est tenu compte « du fait qu’abandonner le destin des hommes au marché équivaudrait à les anéantir » en défaisant les liens traditionnels de solidarité grâce auxquels chacun d’eux est « conscient de luimême comme d’un être qui tient naturellement compte du bien-être des autres ». De ce point de vue, la création des syndicats, la protection sociale, le droit au travail ou encore l’assurance chômage ne sont que des mesures dont la fonction est de protéger ceux qui ne sont que des fictions de marchandises : les hommes 35 . C’est là un raisonnement qui, portant atteinte à la liberté du capitaliste, ne peut être accepté par les missionnaires du laisser-faire. Eux, préfèrent s’en remettre, comme le dit Keynes, à cette méthode qui, au travers « de la lutte sans merci pour la survie, propulse au sommet les plus talentueux dans l’art de faire des profits, et sélectionne donc les plus efficaces par la 35. Le raisonnement de Polanyi porte à la fois sur le travail, la na- ture et la monnaie. En transformant ces institutions sociales en marchandises, l’ultralibéralisme conduit à soumettre la société tout entière aux impératifs de l’économie marchande, conduisant ainsi à son autodestruction… (voir K. Polanyi, op. cit.) 76 KEYNES & L E C A P I TA L I S M E faillite de ceux qui le sont moins. Le coût de la lutte importe peu, seul le résultat final et les bénéfices qu’on peut en tirer, censés durer toujours, entrent en jeu ». Dans L’Individu contre l’État, Spencer s’en prend ainsi à la « législation restrictive » qui, contre les saints principes de la libre concurrence, envisage l’application d’une loi sur les mines « qui édicte des peines contre ceux qui emploieraient des garçons au-dessous de douze ans » : que faire, en effet, des « enfants faibles et peu intelligents » 36? Au yeux de ce grand humaniste, il n’est pas vrai, non plus, que l’aide aux démunis puisse se prévaloir d’être un devoir de justice. Cette sentence, naturellement, ne concerne pas exclusivement ces « gens indignes de tout intérêt [qui] portent la peine de [leurs] propres méfaits ». Car « ceux dont la pauvreté est uniquement due à la mauvaise fortune » ne peuvent pas davantage « revendiquer une partie de l’industrie des autres en tant que droit […] Ils peuvent chercher à éveiller leur pitié ; il peuvent souhaiter une aide ; mais ils ne peuvent pas argumenter leur cas sur le terrain de la justice ». En cette période où la marchandise la mieux exportée par l’Europe industrielle et coloniale était déjà 36 . H. Spencer, The Man versus the State, Liberty Classics, 1981 (1884), (cité par K. Polanyi, op. cit.) On en trouvera une version française aux éditions des Belles Lettres, Le Droit d’ignorer l’État, 1993. Cette version, amputée des articles les « moins actuels et univer-sels » (Alain Laurent) – c’est-à-dire de tout ce qui ne relève pas de la communication correcte – n’en contient pas moins quelques passages savoureux qui, loin de caractériser une quelconque pensée libertaire, incarne parfaitement la nature réactionnaire de l’ultralibéralisme. JACQUES LUZI 77 la force armée, la « loi naturelle » selon laquelle « une créature qui n’est pas assez énergique pour se suffire doit périr » s’appliquait aussi aux relations internatio-nales 37. C’est en effet à partir d’elle que Spencer se fait le défenseur inconditionnel de la liberté de l’impérialisme occidental, qui sert la civilisation – c’est-à-dire le droit naturel, le bonheur général et la liberté – en éliminant les « races inférieures » de la planète : « Les forces qui font aboutir le projet grandiose du bonheur parfait ne tiennent nullement compte de la souffrance d’ordre secondaire et exterminent ces sections de l’humanité qui leur barrent le passage […] Qu’il soit être humain ou brute, l’obstacle doit être éliminé 38». Que les âmes sensibles se rassurent : il ne faut voir là qu’une nouvelle preuve de « la véritable compassion des races supérieures » qui, voyant bien l’incapacité naturelle des « races inférieures » à s’acheminer vers l’état le plus élevé de la prospérité et du « bonheur parfait », poussent la philanthropie jusqu’à les aider à disparaître… Certains pourront toujours avancer que ce sont là des propos datés, et qu’aucun ultralibéral de ce siècle ne s’aventurerait à les soutenir à nouveau. Le contexte est en effet différent : l’obsession du PIB s’est substituée à la manie du territoire et le niveau culturel des prolétaires, acquis d’ailleurs contre les principes du laisser-faire, engagent à plus de 37. Ibid. 38. H. Spencer, Social Statics, 1850 (cité par S. Lindqvist, Extermi- nez toutes ces brutes. L’Odyssée d’un homme au cœur de la nuit et les origines du génocide européen, Le Serpent à Plumes, 1998.) 78 KEYNES & L E C A P I TA L I S M E modération. Aussi ne doit-on pas reprocher à Spencer son anti-humanisme de fond, mais constater, avec Hayek, que « l’erreur du “social-darwinisme” fut de se concentrer sur la sélection des individus plutôt que sur celle des institutions et des pratiques 39». De cette manière, la distinction entre, d’une part, une organisation fabriquée, artificielle et donc nécessairement totalitaire telle que l’État, et, d’autre part, l’ordre autogénéré, spontané et donc forcément libertaire que favorise le marché, permet de parvenir à des conclusions sensiblement identiques à celles auxquelles parvient Spencer, mais formellement mieux adaptées aux impératifs actuels de la communication correcte. Une autre méthode consiste à pratiquer sans retenue la démagogie et la tartuferie. Ainsi, Friedman regrette-t-il que le gouvernement ne se soit pas « borné à protéger les membres des syndicats », pour adopter « toute une série de lois tendant à protéger les travailleurs en général : des lois sur les accidents du travail, des lois interdisant le travail des enfants, établissant des salaires et des horaires de travail minimal, prévoyant des commissions paritaires pour assurer des conditions d’emploi équitables, des lois antiracisme, des lois créant un bureau fédéral pour la sécurité et la santé »… Certaines de ces mesures ne peuvent plus, au moins au sein des riches pays industrialisés, être décemment prises à partie (l’interdiction du travail des enfants, par exemple), aussi Friedman n’hésite pas à avancer que, en ce domaine, l’État n’a 39. F. Hayek, Droit, Législation et Liberté, Tome 1, PUF, 1973. JACQUES LUZI 79 fait, en définitive, que « légaliser des pratiques déjà courantes sur le marché privé » : comme quoi le révisionnisme n’est pas un procédé réservé aux milieux ouvertement fascisants. Les autres mesures, « cela ne vous surprendra sûrement pas, n’ont pas été une médaille sans revers », et il vaudrait mieux, pour la liberté de chacun, que le gouvernement légifère contre la liberté des prolétaires à se regrouper en syndicats… et élimine la « duperie » que représente « l’État-providence » afin de délivrer l’avidité individuelle de la suprématie du « dogme égalitariste » et de la « sociale-bureaucratie » 40. C’est que, comme le dit si bien Saint-Étienne, « il ne faut pas confondre État fort qui aide les faibles sans être dépensier et État faible et dépensier qui provoque la déresponsabilisation des citoyens et les enferme dans l’exclusion 41». Mandeville, déjà, avait eu une semblable touchante et libertaire attention envers le « prolétariat crasseux » : « Lorsque les pauvres font preuve d’une telle propension à la paresse, quelle raison avons-nous de penser qu’ils travailleraient jamais s’il n’y étaient obligés par une nécessité quelconque ? 42» Devant de telles prouesses rhétoriques, il n’est pas inutile, non plus, de se fier aux prestations effectives des ultralibéraux et du milieu des affaires qui les finance, et d’observer les 40. M. & R. Friedman, La Liberté du choix, Belfond, 1980. 41. C. Saint-Etienne, L’Ambition de la liberté, op. cit. 42 . B. de Mandeville, The Fable of the Bees , Oxford University Press, 1966 (1752), dont le sous-titre : « Vices privés, bénéfices publics », résume à lui seul la devise de l’ultralibéralisme. 80 KEYNES & L E C A P I TA L I S M E principes qui opèrent réellement dans la mise en pratique de la liberté universelle. On peut rappeler, à ce sujet, que Friedman n’a pas hésité à envoyer ses Chicago boys tester sur la population du Chili les effets de sa moralité, à l’époque où Augusto Pinochet poussait sa liberté jusqu’à pratiquer un despotisme éclairé, peu après avoir été conduit, grâce à l’interventionnisme de la firme AT&T et de la CIA, à renverser un gouvernement démocratiquement élu. Pour un bon exemple du principe de liberté absolue et de l’accès qu’elle offre « au dépassement de soi vers l’infini » (SaintÉtienne), rappelons que, depuis 1990, « l’île de Batam, située au nord-ouest de l’Indonésie, a été transformée en un parc de loisir industriel où se sont installées librement quatre-vingt-trois entreprises, dont Thompson, Schneider, AT&T, Sanyo, Panasonic, Varta, Fujitec, etc., en attendant Matra, Moulinex, Electrolux, etc. Le décor est orwellien : hauts grillages, tranchées, caméras de surveillance. Le mode d’embauche ne dépareille pas : 85 % des 47 000 salariés sont des jeunes femmes d’une vingtaine d’année, généralement musulmanes – une garantie de discipline –, recrutées dans l’île de Java. Leur contrat est de deux ans car, au-delà, des troubles visuels réduisent leur efficacité. Elles vivent à seize dans une chambre, travaillent quarante heures par semaine pour un salaire mensuel brut de 960 francs. Elles bénéficient de douze jours de congés annuels mais risquent le licenciement en cas de mariage ou de grossesse 43». Enfin un lieu, dirait Spencer, où « le bien résulte non de la multiplication JACQUES LUZI 81 des remèdes artificiels pour soulager la détresse, mais, au contraire, de la diminution de ces remèdes 44». On ne peut donc, comme le fait Keynes, résumer la religion du laisser-faire à la simple croyance dans l’« harmonie entre l’intérêt privé et le bien public », engageant chacun à se délecter librement de son « instinct du lucre ». Car derrière l’Homo œconomicus, derrière « cet homme idéal, inventé par les économistes, cet homme qui est sans histoire et sans passé, qui n’est mû que par son intérêt et qui échange le produit de son travail contre un autre produit », derrière cet « échangeur de droit » et cet « échangeur de biens », dont la liberté s’harmonise providentiellement avec la liberté de ses semblables, se dessine la figure terriblement concrète du barbare, de l’envahisseur, de « l’homme de l’histoire, du pillage et de la domination », de l’homme qui s’empare, qui s’approprie et qui détruit toute altérité, et dont la « liberté ne repose que sur la liberté perdue des autres 45». Il ne faut donc pas s’étonner si, de même que les ingérences de l’État ne sont condamnées que si elles portent atteintes à la liberté des capitalistes ou si elles favorisent la liberté des travailleurs, le 43 . M. Barrillon, « L’Homme et la nature dans la “fabrique du diable ” » (in Agone, n° 16, op. cit.) qui cite Le Monde du 6 juin 1996. Pour une vision générale des pratiques néocoloniales, voir E. Goldsmith, » Quand les firmes transnationales imposent leur loi », Le Monde diplomatique, avril 1996. 44. H. Spencer, Le Droit d’ignorer l’Etat, ibid. 45. On me pardonnera cette très large reprise de la leçon du 3 mai 1976 de M. Foucault au Collège de France, in Il faut défendre la société, Gallimard, 1997. 82 KEYNES & L E C A P I TA L I S M E laisser-faire présente une double face : « protection de l’État et subventions économiques pour les riches, discipline de marché pour les pauvres 46». Ce qui, bien sûr, a des répercussions importantes sur la représentation que l’on doit se faire de la « démocratie », dont l’usage « fait référence à un système de gouvernement dans lequel les éléments de l’élite, basés sur le monde des affaires, contrôlent l’État grâce à leur position dominante, tandis que la population observe passivement 47». Mais il est clair que c’est là une conclusion d’une « profondeur » à laquelle ne pouvait décemment pas parvenir un membre éminent de la « bourgeoisie cultivée », qui fondait ses espoirs, comme le rappelle Harrod, non pas tant sur les potentialités du « prolétariat crasseux », que sur « la valeur suprême de l’autorité intellectuelle et la sagesse d’une élite triée sur le volet 48». 46. N. Chomsky, « Démocratie & marché dans le nouvel ordre mon- dial », Agone, n° 16, op. cit. 47. N. Chomsky, Idéologie & Pouvoir, Epo, 1991. 48. R. F. Harrod, The Life of John M. Keynes, Macmillan, 1951. JACQUES LUZI 83 LES ENFANTS INAVOUABLES DE KEYNES : LE RÈGNE DES « COLOMBES » « Plus nous produirons, mieux nous vivrons », écrit l’humaniste Fourastié tandis qu’un autre génie, le général Eisenhower, répond comme en écho : « Pour sauver l’économie, il faut acheter, acheter n’importe quoi ». Production et consommation sont les deux mamelles de la société moderne… Oui, l’âge d’or est en vue, à un jet de salive. RAOUL VANEIGEM, 1967 Le succès du capitalisme moderne pendant ces vingt dernières années a été étroitement lié à la course aux armements et au commerce des armes ; il n’a pas réussi à surmonter la pauvreté à l’intérieur de ses propres pays et n’a pas réussi à aider le développement du tiers-monde. Maintenant on s’aperçoit qu’il est en train de rendre la planète inhabitable même en temps de paix. JOAN ROBINSON, 1971 E LAISSER-FAIRE, pour ceux dont la lucidité et la mémoire ont su résister aux inepties médiatiques et aux prêches des dévots professionnels, rappelle immanquablement le travail des enfants, le colonialisme et les grandes crises de 1896 et de 1929… De son côté, le keynésianisme évoque, a priori, le miracle d’expansion et de stabilité économique qu’ont L 84 KEYNES & L E C A P I TA L I S M E connu les riches pays industrialisés, de la fin de la Seconde Guerre mondiale jusqu’au premier choc pétrolier. Et aussi : les bienfaits du développement économique contrôlé démocratiquement et l’amorce du rattrapage des pays du tiers-monde libérés de leurs chaînes… Mais il s’agit là d’une image d’Épinal que l’on doit à tout le moins relativiser. Même s’il est possible de voir dans le New Deal américain l’une de ses mises en œuvre anticipées, la pensée keynésienne n’a définitivement gagné ses galons de nouvelle orthodoxie économique qu’en 1948, lors de la conférence des Nations unies sur le commerce et l’emploi tenue à la Havane. Les riches pays industrialisés prévoyaient alors, à côté des saints principes de la libre entreprise et de la libre concurrence, l’intervention accrue des gouvernements dans le but de garantir simultanément le plein-emploi et la progression conjointe des salaires et des profits, synonymes de compromis de classes et de paix sociale. Dans leurs grandes lignes, les principes de ce que Schumpeter qualifiait de « capitalisme travailliste », et que l’école française de la régulation a célébré sous le nom de « mode de régulation économique et sociale fordiste », furent les suivants 49: — instauration d’un rapport salarial caractérisé par l’évolution rapide et régulière des salaires, rendue possible par le partage négocié des gains de productivité issus de l’organi49 . Pour une présentation moins succincte, voir R. Boyer & Y. Saillard (éd.), Théorie de la régulation : l’état des savoirs, La Découverte, 1995. JACQUES LUZI 85 sation scientifique du travail. Conjointement, le renforcement des diverses protections sociales sous l’égide de l’État-providence résultait de la même ambition de promouvoir un « capitalisme vertueux », alliant l’efficacité économique et le progrès social (l’égalisation des revenus) ; — mise en place de politiques de stabilisation de la conjoncture d’inspiration keynésienne, destinées à assurer une progression régulière de la demande de biens adressée aux entreprises. Ces politiques reposaient essentiellement sur l’usage substantiel des investissements publics ; — agencement de systèmes monétaires et financiers administrés garantissant le financement des investissements productifs et de l’accumulation du capital par l’endettement bancaire à des taux d’intérêt avantageux. Dans cette optique, les marchés financiers ne jouaient qu’un rôle marginal dans le financement global de l’économie, du fait des mécanismes de surveillance et de contrôle élaborés à la suite de l’expérience douloureuse du krach de 1929. Ces principes peuvent, sans trop de difficultés, être rattachés à quelques unes des intuitions fondamentales de Keynes : qu’un système décentralisé, comme l’est une économie de marché, est nécessairement indéterminé ; que, plongés dans un tel environnement d’incertitude irréductible, les agents économiques (et en particulier les entrepreneurs) prennent des décisions qui, résultant « d’un besoin spontané d’action plutôt que d’inaction et non d’une moyenne pondérée des bénéfices quantitatifs 86 KEYNES & L E C A P I TA L I S M E multipliés par des probabilités numériques », ne conduisent pas « naturellement » vers une situation de plein-emploi. De cette analyse, il ressort que « l’élargissement des fonctions de l’État apparaît comme le seul moyen d’éviter une complète destruction des institutions économiques et comme la condition d’un heureux exercice de l’initiative individuelle », étant entendu que cet élargissement doit avoir pour principal objectif l’atténuation de l’instabilité intrinsèque des mécanismes de marché. D’un côté, le partage concerté des gains de productivité, de même que la socialisation de la demande de biens par l’investissement public, doivent aboutir au développement régulier des débouchés des entreprises. De l’autre, l’orientation des systèmes monétaires et financiers ves « l’euthanasie du rentier » doit faciliter l’affectation de l’épargne disponible non vers la perpétuation de rentes improductives mais vers le développement productif, dont les grandes orientations relèvent d’une planification incitatrice. Au total, ces mesures devaient accompagner, selon les termes de Keynes, « la transition entre l’anarchie économique [du laisser-faire] et un régime tendant délibérément à contrôler les forces économiques vers plus de justice et de stabilité sociale », sans que cela conduise à remettre en cause les structures et les principes essentiels du capitalisme. Pour reprendre l’expression de Schumpeter, c’était là reconnaître « la mesure dans laquelle les intérêts capitalistes peuvent être expropriés sans paralyser le système capitaliste JACQUES LUZI 87 et la mesure dans laquelle on peut faire fonctionner ce système dans l’intérêt des travailleurs 50». On évitera, pour l’instant, d’évoquer la question libérale de la surcharge de réglementation que peut supporter le système de l’initiative privée, pour déterminer dans quelle mesure il a pu fonctionner au service des prolétaires. Pour cela, on se référera au critère avancé par Karl Polanyi, qui, après avoir décrit comment le marché autorégulateur conduit au cataclysme social en réduisant la nature, la force de travail et la monnaie au rang de simples marchandises, a consacré un chapitre à soutenir l’éventualité d’une réintégration des activités économiques dans les champs politique et culturel : « La fin de l’économie de marché peut devenir le début d’une ère de liberté sans précédent. La liberté juridique et la liberté réelle peuvent être rendues plus grandes et plus générales qu’elles ne l’ont jamais été. Réglementer et diriger, cela peut être la manière de réaliser la liberté non seulement pour quelques uns, mais pour tous. Non pas la liberté comme un accessoire du privilège, vicié à sa source, mais la liberté comme un droit s’étendant loin au-delà des limites étroites de la politique, dans l’organisation intime de la société elle-même 51». Il est alors aisé de trouver les raisons pour lesquelles l’interventionnisme keynésien d’après50 . J. Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie, Payot, 1984. 51. K. Polanyi, « La liberté dans une société complexe », chapitre 21 de La Grande transformation, op. cit. 88 KEYNES & L E C A P I TA L I S M E guerre, tel qu’il a été conçu et pratiqué, a pu décevoir les attentes de Polanyi. Que ce soit au niveau de chaque État ou au niveau international, cet interventionnisme, loin de « réaliser la liberté pour tous » de participer au choix concernant les orientations sociales, a plutôt conduit à la dépolitisation de la majorité et à l’affirmation de la volonté de puissance des élites monopolisant les avantages de l’avoir, du savoir et du pouvoir. Ainsi, le mode de régulation fordiste n’aurait pu être institué sans le développement d’une administration propre à observer et à stabiliser, selon certaines techniques, le fonctionnement des riches économies occidentales. L’ère de la maîtrise du capitalisme a donc été, conjointement, l’ère d’une modernisation importante de l’expertocratie économique, combinant, selon Heller, les éléments suivants : « — intervention spectaculaire de Lord Keynes, qui a tiré la science économique du désert de la théorie classique de l’équilibre ; — américanisation de Keynes par Alvin Hansen ; — “synthèse néoclassique” de Paul Samuelson, qui a combiné les apports des économistes classiques et ceux de Keynes en une politique d’équilibre de plein-emploi et de répartition optimale des ressources ; — apports d’une nouvelle génération d’économistes capables de résoudre des modèles économiques et statistiques sur ordinateurs 52». 52. Cité par M. Beaud & G. Dostaler, in La Pensée économique depuis Keynes, op. cit. ; et W. W. Heller, Nouvelles perspectives de la JACQUES LUZI 89 Il n’est probablement pas superflu de rappeler ce que cette évolution a d’illégitime au regard de certains des enseignements de Keynes, même si elle s’accorde avec sa conception selon laquelle les « problèmes politiques [demandent] des ressources intellectuelles qui sont hors de portée de l’énorme foule des électeurs plus ou moins illettrés ». Keynes, en effet, ne faisait pas mystère de sa méfiance envers la tendance à considérer l’économique comme une science physico-mathématique : « L’économique est essentiellement une science morale et non pas une science naturelle. C’est-à-dire qu’elle utilise l’introspection et les jugements de valeur ». Dans un premier temps toutefois, la période bénie des « Trente Glorieuses » pouvait difficilement remettre en cause l’optimisme des économistes et leur croyance en l’efficacité de l’usage intensif et exclusif des mathématiques. Ce n’est qu’au début des années 1970, avec les premiers signes d’essoufflement de la croissance économique et la rechute des économistes dans l’impuissance et le désarroi, que se feront à nouveau entendre quelques voix critiques. Ainsi Leontief, économiste, mathématicien et prix Nobel (1973) : « Les revues économiques professionnelles sont remplies, page après page, de formules mathématiques conduisant le lecteur d’un ensemble d’hypothèses plus ou moins plausibles mais entièrement arbitraires à des conclusions théoriques politique économique, Calmann-Levy, 1968 ; F. Lordon, « Le Désir de “faire science ” », in Les Actes de la recherche en sciences sociales, n° 119, 1997. 90 KEYNES & L E C A P I TA L I S M E établies avec précision mais dépourvues de pertinence 53». Ou encore Allais, économiste mathématicien et prix Nobel (1988) : « Ces quarante-cinq dernières années ont été dominées par toute une succession de théories dogmatiques, toujours soutenues avec la même assurance, mais tout à fait contradictoires les unes avec les autres et tout aussi irréalistes les unes que les autres. À l’étude de l’histoire, on n’a eu que trop tendance à substituer de simples affirmations, trop souvent appuyées sur de purs sophismes, sur des modèles mathématiques irréalistes et sur des analyses superficielles des circonstances du moment 54». Plus récemment, Malinvaud, professeur au Collège de France et père fondateur de l’école française d’économie mathématique, indiquait encore : « J’ai le sentiment que nous devrions reconnaître de nouveau la valeur de ce que j’appelle les inférences interprétatives […], des assertions non formalisées, suggérées par l’examen de l’histoire économique 55»… Et il est certes vrai qu’aucun économiste ne peut plus se prévaloir sérieusement de l’a priorisme d’un Von Mises affirmant que « ce qui confère à l’économie son statut particulier […] est le fait que ses théorèmes ne se prêtent à aucune vérification ou infirmation sur le terrain de l’expérience », ou même de la distorsion d’un 53. W. Leontief, « Critique de l’économie académique », in Textes & Itinéraire, La Découverte, 1986. 54. M. Allais, « Le désarroi de la pensée économique », Le Monde, 29 juin 1989. 55. E. Malinvaud, « Pourquoi les économistes ne font pas de découverte », Revue d’économie politique, vol. 106, 1996. JACQUES LUZI 91 Friedman, pour qui il n’est pas particulièrement choquant d’élaborer des constructions théoriques à partir d’un ensemble « de postulats en contradiction patente avec les faits 56». Néanmoins, aucun économiste n’a jamais poussé non plus sa prétention à se convertir aux pratiques des sciences expérimentales jusqu’à soumettre ses propositions théoriques aux tests de falsification, conformément au principe établi par Popper. Quelle propo sition y aurait résisté, démontrant ainsi son indépendance à tout contexte historique 57? Toutefois, l’important n’est pas tant de constater l’asthénie du sens des réalités et les errances métaphysiques d’une partie non négligeable des économistes : ceux-là, comme dirait Nizan, ne se préoccupent que « de la conformité apparente à des préceptes formels de l’intelligence sans objet 58». Pour la plupart d’entre eux, le fétichisme des mathé matiques se ramène simplement à cette « adhésion à des codes d’expression ou de conduite conventionnels et standardisés » dont la fonction, rappelle Hannah Arendt, est « de nous protéger de la réalité, de cette exigence de pensée que les événements et les faits éveillent en vertu de leur existence 59». Plus 56. Pour une vision plus exhaustive et approfondie, voir M. Blaug, La Méthodologie économique, Economica, 1982. 57 . K. Popper, La Logique de la découverte scientifique , Payot, 1973. Pour une introduction à l’œuvre de Popper, voir R. Bouveresse, Karl Popper, Vrin, 1986. 58. P. Nizan, Les Chiens de garde, Agone Editeur, 1998 (1932). 59 . H. Arendt, Considérations morales , Payot-Rivages, 1996 (1971). 92 KEYNES & L E C A P I TA L I S M E importante, pour notre propos, est la fonction politique qu’offrent, pour ceux d’entre eux qui ont vocation à devenir les conseillers des princes, les apparences de la rigueur scientifique. L’emploi systématique des mathématiques apporte en effet à leurs évaluations et à leurs prescriptions l’autorité indiscutable que confère, dans nos sociétés, l’aura de la Science. D’abord parce que l’intellectualisme et la formalisation, dont les complications ne sont abordables que par les initiés, permettent de se distinguer du vulgaire : « Qui se sait profond – assène Nietzsche – s’efforce à la clarté : qui veut paraître profond aux yeux de la foule, s’efforce à l’obscurité. Car la foule tient pour profond ce dont elle ne peut voir le fond 60». Ensuite, comme l’a justement remarqué Habermas, parce que cette distinction a pour fonction sociale de fournir une légitimation à la domination du capitalisme avancé, dans lequel « la programmation qui prévaut ne concerne plus que le fonctionnement d’un système, [le marché] faisant l’objet d’un guidage [étatique] ». Or, il est rapidement apparu que cette programmation devait être envisagée comme un « problème technique » et non comme un « problème politique », c’est-à-dire qu’il était préférable d’éviter de soumettre à une discussion publique « les conditions qui définissent le système au sein duquel les tâches incombant à l’action de l’État se présentent comme des tâches techniques. C’est pourquoi la nouvelle politique de l’interventionnisme étatique exige une 60. F. Nietzsche, Le Gai savoir, Gallimard, 1982. JACQUES LUZI 93 dépolitisation de la grande masse de la population 61». En d’autres termes, le compromis keynésien n’aura permis l’intégration économique du prolétariat que dans la mesure exacte où il le privait de toute « capacité politique » autre que formelle : « S’il est vrai – ironise Hirschman – qu’il faut obéir aux exigences de l’économie, on se voit amener à justifier […] la répression des initiatives populaires, la limitation du droit de participation aux décisions et, en somme, l’écrasement de tout ce qu’il plairait à un économiste-roi de considérer comme susceptible de dérégler le fonctionnement de la “montre délicate” 62». C’est donc plus à la volonté d’affaiblir et de détourner la volonté offensive et radicalement réformatrice qui animait les classes ouvrières dans l’entre-deux-guerres – en réaction contre la pratique sauvage du capitalisme libéral –, plutôt qu’à une intention purement démocratique et humaniste qu’il faut attribuer les vertus du capitalisme administré. Le Rapport sur l’utilité des guerres, publié aux États-Unis en 1967, en fournit une illustration convergente concernant les relations internationales. Ce rapport résume les travaux d’une commission réunie par le gouvernement américain dès 1963. Une quinzaine de « cerveaux » représentant l’ensemble des champs du savoir 61. J. Habermas, La Technique et la science comme idéologie, Galli- mard, 1973. 62 . A. O. Hirschman, Les Passions et les intérêts , op. cit . ; I. Warde, « Des commissaires à l’idéologie », Le Monde diplomatique, mai 1995 ; R. Petrella, « Les nouvelles tables de la Loi », Le Monde diplomatique, octobre 1995. 94 KEYNES & L E C A P I TA L I S M E furent chargés, dans le plus grand secret, de « déterminer, avec précision et réalisme, la nature des problèmes que devraient affronter les États-Unis dans le cas où les conditions nécessaires à l’établissement d’une “paix permanente” seraient réunies, et d’établir un programme en vue de faire face à cette éventualité 63 ». Il s’agissait, en particulier, de déterminer dans quelle mesure la planification militaire de l’économie américaine élaborée lors de la Seconde Guerre mondiale – et qui avait permis aux États-Unis d’asseoir durablement leur hégémonie mondiale – pouvait être abandonnée au profit d’un complexe industriel « pacifique ». L’enjeu était en effet de taille, car le « keynésianisme militaire » instauré dès 1939 s’était montré d’une efficacité redoutable : pendant que les dépenses du gouvernement fédéral passaient de 22,8 à 269,7 milliards de dollars entre 1939 et 1944, le produit intérieur brut (PIB) s’élevait de 320 à 569 milliards de dollars et le chômage diminuait de 17,2 % de la population active à 1,2 % 64! Après tout, Keynes lui-même, malgré son pacifisme irréprochable, n’avait-il pas ouvert la voie en affirmant que « la construction des pyramides, les tremblements de terre et jusqu’à la guerre peuvent accroître la richesse si l’éducation des hommes d’État dans les principes de l’économie classique s’oppose à une solution meilleure » ? Robinson, avec le 63. Les anecdotes qui ont conduit à la publication de ce rapport ini- tialement confidentiel se trouve dans La Paix indésirable ? Rapport sur l’utilité des guerres, Calmann-Levy, 1984. 64. J. K. Galbraith, L’Economie en perspective, Seuil, 1989. JACQUES LUZI 95 recul de l’expérience, sera davantage explicite : « Quand il y a du chômage et que les profits diminuent, l’État doit engager des dépenses – peu importe lesquelles […] Pour l’État, les dépenses les plus commodes concernent les armements 65». De leur côté, les auteurs anonymes du « rapport secret » parvenaient à une conclusion prudente, en considérant la guerre non pas comme un instrument politique, mais comme « la base même de l’organisation sur laquelle toutes les sociétés modernes sont construites », que ce soit au niveau économique, politique, sociologique, écologique, culturel ou scientifique. Concernant le champ de l’économie, ces auteurs expriment avec une parfaite clarté les avantages du « keynésianisme militaire », c’est-à-dire de l’extension du secteur public à des fins essentiellement militaires : « Si les sociétés modernes peuvent être définies comme celles qui ont acquis la possibilité de produire plus qu’il n’est indispensable à leur survie économique (sans tenir compte de l’équité dans la distribution des biens à l’intérieur de ces sociétés), les dépenses militaires peuvent être considérées comme le seul volant de sécurité pourvu d’une inertie suffisante pour stabiliser les progrès de leur économies ». Ou encore, citant McNamara : « Pourquoi la guerre est-elle si merveilleuse ? Parce qu’elle crée une demande artificielle, […] le seul genre de demande artificielle, de plus, qui ne soulève pas de 65. J. Robinson, « The Second crisis of economic theor y », Ameri- can Economic Review, mai 1972. 96 KEYNES & L E C A P I TA L I S M E problème politique ». On tient là l’une des raisons qui ont fait des États-Unis la plus imposante machine de guerre de l’histoire, sans que les alternances politiques entre « Républicains » et « Démocrates » n’aient jamais conduit aucun responsable politique à remettre en cause la nécessité d’une telle puissance de feu. Sans doute parce que, comme le démontre Chomsky, le « keynésianisme militaire » américain, non seulement entretient la connivence entre le gouvernement américain et les trusts géants de l’armement, mais contribue à garantir directement l’hégémonie militaire des États-Unis (la pax americana) et à consolider les relations cordiales qu’ils entretiennent avec quelques unes des pires et des plus sûres dictatures du tiers-monde : « La politique étrangère des États-Unis est conçue pour créer et maintenir un ordre international dans le cadre duquel les entreprises américaines peuvent prospérer, un monde de « sociétés ouvertes », c’est-à-dire « ouvertes à la pénétration économique et au contrôle politique des États-Unis 66 ». Autant dire qu’il ne s’agit pas, comme l’espérait Polanyi, de participer à l’universalisation de la démocratie et de la liberté comme « un droit s’étendant loin au-delà des limites 66. N. Chomsky, Idéologie & Pouvoir, op. cit., ou, plus récemment, « États-Unis, droits de l’homme & “défi relativiste ” », in Agone, n° 21, 1999. Voir aussi A. Arnaud, Systèmes militaires, technologies et types de développement économique, Thèse de doctorat de sciences économiques, Aix-Marseille II, 1992 ; du même auteur, « La logique d’armement source de déclin », Le Monde diplomatique, juillet 1990. JACQUES LUZI 97 étroites de la politique, dans l’organisation intime de la société elle-même », mais de s’octroyer, en même temps que le monopole de la violence physique « légitime », le contrôle de l’ordre mondial. On s’est contenté, ici, d’interroger la consistance démocratique du keynésianisme réellement existant. D’une manière plus générale, il paraît difficile de nier que la réforme et le progrès du capitalisme, obtenus grâce à l’encadrement étatique des affaires économiques par une « élite triée sur le volet », se soient accompagnés, comme l’indique Robinson, de « la persistance de la pauvreté – et même de la faim – dans les nations les plus riches, du déclin des villes, de la pollution de l’environnement, de la manipulation de la demande par les techniques de ventes, des intérêts liés à la guerre, sans parler des problèmes encore plus choquants du monde extérieur aux économies industrielles prospères » ; autrement dit, de l’essentiel de l’impasse dans laquelle nous continuons à avancer à vive allure 67. Ce qui signifie, en particulier, que l’idée d’une résolution de la crise sociale – qui touche l’économie-monde capitaliste dans son ensemble – par la recrudescence et l’internationalisation de l’interventionnisme public doit, au minimum, être manipulée avec prudence : comment espérer « soigner le patient en lui administrant à haute dose le cocktail de virus qui l’a rendu malade ? 68 ». Bourdieu établit 67. J. Robinson, Les Hérésies économiques, op.cit. 68 . M. Barrillon, « L’Homme & la nature dans la « fabrique du diable » », in Agone, n°16, 1996. L’auteur y développe, mieux 98 KEYNES & L E C A P I TA L I S M E une liste impressionnante des objectifs auxquels devrait prétendre le nouvel « État européen » dans une optique sociale, humaniste et écologique 69. Le moins que l’on puisse dire est que, pour rester à la mesure de ses intentions, ce projet d’un keynésianisme européen devra être accompagné d’une véritable révolution dans le rôle que joue depuis sa naissance l’État dans les sociétés occidentales, à savoir un instrument de domination toujours plus complexe et sophistiqué. Mais cette révolution ne conduit-elle pas, du même coup, à se défaire définitivement de la domination capitaliste ? C’est-à-dire, pour l’avenir immédiat, de la concurrence acharnée que ne vont pas manquer de se livrer les régions américaine, européenne et asiatique, pour s’assurer le monopole de l’exploitation des technologies nouvelles (microprocesseurs, biogénétique, etc.) ? que je ne saurais le faire, la critique du projet de « domination de la nature » dans lequel s’inscrit le capitalisme. 69. Pour la liste complète des mesures envisagées, voir P. Bourdieu, « Pour un nouvel internationalisme », in Les Perspectives de la protestation, op. cit., p. 32 & 33. JACQUES LUZI 99 DU PRAGMATISME KEYNÉSIEN AU PRAGMATISME ULTRALIBÉRAL : LE RETOUR DES « FAUCONS » La politique du Welfare mise en place par Roosevelt, à partir de 1932, était une manière de garantir et de produire, dans une situation périlleuse de chômage, plus de liberté, liberté du travail, liberté de consommation, liberté politique, etc. À quel prix ? Au prix, précisément, de toute une série d’interventions, artificielles ou volontaristes, d’interventions économiques directes dans le marché qui seront, dès 1946, caractérisées comme étant les menaces d’un nouveau despotisme. MICHEL FOUCAULT, 1979 Telles sont les exceptions que fait la majorité satisfaite à sa condamnation globale de l’État en tant que fardeau : dépenses sociales qui profitent aux riches, sauvetages financiers, dépenses militaires et remboursements d’intérêts… Quant aux dépenses des prestations sociales, des logement sociaux, des soins médicaux pour ceux qui n’ont aucune protection, de l’enseignement public, etc. voilà ce que l’on perçoit comme le « fardeau de l’État ». Le fardeau, c’est uniquement ce qui correspond aux intérêts des citoyens extérieurs à la majorité satisfaite ; c’est – vérité incontournable – ce qui sert les pauvres. JOHN KENNETH GALBRAITH, 1992 ’ÉVOLUTION DE LA SIGNIFICATION attribuée à la notion de « pragmatisme » illustre, de manière condensée, l’insignifiance grandissante L 100 KEYNES & L E C A P I TA L I S M E de l’imaginaire politique au sein des riches pays industrialisés. Dans la seconde moitié du xixe siècle, le « pragmatisme » désignait un mouvement philosophique d’origine américaine qui se proposait d’élaborer une méthode de clarification de la pensée et de mettre à jour les conditions de possibilité de l’action responsable. Cette philosophie conduira Dewey, dans les années 1930, à concevoir « la démocratie, en tant que mode de vie, comme la nécessaire participation de tout être humain à la formation des valeurs qui règlent la vie des hommes en commun 70». Keynes, à la même époque, s’opposait à la manie qu’avaient les théoriciens libéraux de se borner à décrire « la manière dont nous aimerions que notre économie se comportât ». Son pragmatisme marquait ainsi une volonté d’ignorer les axiomes injustifiés de l’économie académique, afin de fonder une analyse plus réaliste de l’histoire immédiate et, en conséquence, une action plus clairvoyante des gouvernements. Cette responsabilité demeurait néanmoins, dans son esprit, l’apanage « de la bourgeoisie cultivée et de l’intelligentsia» : n’est-il d’ailleurs pas édifiant que personne, parmi les économistes, ne se soit ému du fait que le plus fervent défenseur de la régulation du capitalisme par l’État n’ait jamais proposé que des allusions sur ce qu’il appelait l’État ? Cette absence de réelles considérations politiques est peut-être l’une des raisons pour lesquelles l’édifice keynésien a si facilement prêté le flanc à la contre-révolution ultrali70. Cité par J. P. Cometti, « Le Pragmatisme : de Peirce à Rorty », in La Philosophie anglo-saxonne, PUF, 1994. JACQUES LUZI 101 bérale et à son appréhension vulgaire du pragmatisme, devenu simplement synonyme d’« efficacité, de contraintes, de réalités incontournables et de capacité d’adaptation » aux impératifs du marché ; bref, de soumission aux disciplines de la concurrence internationale et de renoncement à toute prétention politique 71. Quel avenir, dès lors, est réservé à la démocratie sinon celui de se limiter à cet « art » publicitaire consistant à faire voter les gens sur des questions que d’autres qu’eux ont posées et auxquelles d’autres qu’eux ont, par avance, répondu ? Sans remonter jusqu’à la décision américaine de ne plus contrôler les mouvements du dollar (août 1971), l’essentiel du tournant ultralibéral a été pris en 1979. Lors du sommet de Tokyo, les cinq premières puissances mondiales – le G5 – décidaient unilatéralement de modifier l’orientation de leur politique économique conformément à l’idée que l’inefficacité des recettes keynésiennes à enrayer les effets du premier choc pétrolier justifiait que la priorité de l’action publique soit donnée au contrôle de l’inflation. Cette décision, d’apparence anodine, impliquait néanmoins l’abandon du mode de régulation fordiste, auquel les économistes ultralibéraux attribuaient la responsabilité des perturbations économiques contemporaines 72. D’un 71 . R. Lesgards, « L’Élite et son “pragmatisme“ », in Le Monde diplomatique, avril 1995. 72. M. Friedman s’est fait le champion de ce raisonnement, selon lequel tout accident devait être imputé, non à l’appareil, qui décrit spontanément une trajectoire équilibrée, mais au pilote… ( par exemple, in Inflation et systèmes monétaires, Calmann-Levy, 1969). 102 KEYNES & L E C A P I TA L I S M E côté, les syndicats et les déficits publics auraient favorisé le développement du chômage : les premiers en bloquant la flexibilité à la baisse des salaires, les seconds en limitant l’accès des entreprises privées à l’épargne disponible. De l’autre, le laxisme monétaire, malgré sa capacité temporaire à doper l’économie et à ralentir la montée du chômage, n’aurait produit, à la longue, qu’une forte inflation. Dans ces conditions, le programme économique libéral s’annonçait déjà comme la simple inversion des principes interventionnistes adoptés à la fin de la Seconde Guerre mondiale et s’articulait autour des points suivants : — rupture du rapport salarial fordiste au profit de la restauration d’un mode de régulation salarial de type concurrentiel, justifiée par l’idée ultralibérale que la lutte contre le chômage passe par une flexibilité accrue de la rémunération du travail. Cette politique de rigueur salariale devait contribuer, par la même occasion, au processus de désinflation en contenant la demande de biens ; — retour du laisser-faire nécessitant l’abandon des politiques keynésiennes de stabilisation de la conjoncture, c’est-à-dire le désengagement de l’État concernant la gestion active de l’économie – jugée inefficace et néfaste –, ainsi que la liquidation des avantages liés à l’État-providence – un vieux dicton ultralibéral précisant que « seule la sanction de la faim [est] capable de créer un marché du travail qui fonctionne 73» ; 73. K. Polanyi, « Le marché et l’homme », chapitre 14 de La Grande transformation, op. cit. JACQUES LUZI 103 — déréglementation des systèmes monétaires et financiers conduisant à accroître progressivement le rôle des marchés financiers dans le financement de l’économie. Grâce aux nouvelles technologies de l’informatique et des télécommunications, cette totale dématérialisation des moyens de financement était censée accompagner la création potentiellement sans limite de biens, que l’amélioration des conditions de mise en valeur du capital devait favoriser. À la manière de Keynes, Keith Dixon a montré comment ce retournement politique a pu bénéficier du « rôle essentiel joué par des intellectuels dans la stratégie de conquête [ultra]libérale » et de l’insertion de ces derniers dans le combat politique, particulièrement efficace grâce à « la recherche active de débouchés médiatiques pour leurs idées » et au « soutien massif du monde industriel et des affaires 74». Déjà, Susan George avait signalé que, « afin de mettre en pratique un tel programme – directement à l’opposé du New Deal ou de la doctrine de l’État-providence –, les [ultra]libéraux ont toujours su qu’il fallait commencer par transformer le paysage intellectuel… C’est pourquoi, à partir de 1945, le mouvement [ultra]libéral n’a cessé de recruter penseurs et bailleurs de fonds, et de se doter de moyens financiers et insti tutionnels importants 75». Toutefois, il n’est pas dit que la description des conditions de 74. K. Dixon, Les Évangélistes du marché, Raisons d’agir, 1998. 75 . S. George, « Comment la pensée devient unique », in Le Monde diplomatique, août 1996. 104 KEYNES & L E C A P I TA L I S M E production et de commercialisation des préceptes ultralibéraux puisse faire abstraction des conditions de leur réception. Dans cette optique, Galbraith a judicieusement rappelé que tout système politique est prédisposé à se conformer aux asymétries économiques et sociales ou, pour reprendre une expression wébérienne, à l’inégale répartition du pouvoir dans la société : « Telle est la source de l’attitude aujourd’hui prédominante envers l’impôt et, dans une très large mesure, envers l’État en général. Les riches paient, les moins riches reçoivent. Les riches ont politiquement voix au chapitre, les moins riches non. Ce serait un exercice bien improbable de dévouement charitable si les premiers applaudissaient chaleureusement ces dépenses qui profitent aux autres. Donc l’État et tout ce qu’il coûte est dénoncé comme un inutile fardeau, ce que pour les riches, à bien des égards, il est effectivement 76». Curieusement, ce serait donc à la gestion technocratique keynésienne du capitalisme, à la dépolitisation des classes populaires qu’elle a favorisée et aux pratiques de manipulations médiatiques qu’elle a, la première, expérimentées, qu’il faudrait imputer les conditions sociales d’une réception favorable de la doctrine du laisser-faire. Il aura en effet suffit aux dévots professionnels de prendre le contrôle des structures technocratiques et médiatiques pour imposer, à la majorité ren76 . J. K. Galbraith, La République des satisfaits. La culture du contentement aux Etats-Unis, Seuil, 1992. JACQUES LUZI 105 due silencieuse, le catéchisme à peine rafraîchi de l’ultralibéralisme. En outre, personne, sauf pour le noter en passant, ne semble véritablement concerné par le fait que « ce n’est qu’à l’occasion des dysfonctionnements de plus en plus graves des économies occidentales que l’orthodoxie keynésienne commença à perdre de son assurance et que l’offensive [ultra]libérale trouva les conditions nécessaires à son développement et put se déployer pleinement 77 ». Ainsi, malgré les effets socialement déplorables de sa gestion libérale, la crise est d’abord celle du capitalisme administré… Il paraît donc nécessaire de ne pas écarter de l’analyse les points suivants : — le mode d’accumulation fordiste, fondé sur la mécanisation intensive de la production et sur l’américanisation des modes de vie, s’est épuisé dès la fin des années 1960. Le vieillissement industriel, le plafonnement du taux d’équipement des ménages en biens durables, la baisse de la productivité du travail et des taux de profits (des opportunités rentables d’investissements productifs) sont les principaux symptômes de cet épuisement et, selon l’expression de Keynes, des difficultés caractérisant « la réadaptation à une phase économique nouvelle ». Du point de vue capitaliste, il était donc grand temps de laisser le champ libre à une nouvelle vague de « modernisation » (mot fétiche des années 1980), de favoriser une nouvelle révolution technique et industrielle ou, selon les termes de Schumpe77. K. Dixon, Les Évangélistes du marché, op. cit. 106 KEYNES & L E C A P I TA L I S M E ter, d’entrer volontairement dans une période de destruction créatrice. « L’impulsion fondamentale qui met et maintient en mouvement la machine capitaliste est imprimée par les nouveaux objets de consommation, les nouvelles méthodes de production et de transports, les nouveaux marchés, les nouveaux types d’organisation industrielle », tandis que ce processus de mutation « révolutionne de l’intérieur la structure économique en détruisant ses éléments vieillis et en créant des éléments neufs ». Il est illusoire, dans ces conditions, d’espérer que cette dynamique oscillatoire puisse se dérouler sans violence sociale : « Le chômage de masse est l’une des caractéristiques des périodes d’adaptation qui succèdent à la “phase de prospérité” de chacune des révolutions industrielles ». Illusoire, aussi, de croire que cette dynamique puisse contenir sa logique sacrificielle : « Je considère que la tragédie réelle ne consiste pas dans le chômage en soi mais dans le chômage aggravé par l’impossibilité de subvenir adéquatement aux besoins des chômeurs sans compromettre les conditions du progrès économique ultérieur 78». Le processus de désindustrialisation / restructuration que connaissent, depuis la fin des années 1970, l’ensemble des riches pays industrialisés, ainsi que la destruction progressive de l’État-providence, ont donc pour seule fonction de redonner de l’énergie à la « machine capitaliste », étant bien entendu que cette machine, qui fonctionne grâce aux efforts et aux sacrifices 78. J. Schumpeter, Capitalisme, Socialisme et Démocratie, op. cit. (souligné par l’auteur). JACQUES LUZI 107 de la majorité, ne fonctionne pas pour elle… Le reste n’est, selon l’expression de Weber, qu’un « rajout de mensonge ». Toutefois n’estil pas légitime, après tout, d’inculquer aux masses le minimum de « pragmatisme » que requiert l’accession au « progrès éco nomique ultérieur » ? — le mode de régulation fordiste reposait sur la primauté de l’État-nation comme régulateur de l’accumulation capitaliste. Pourtant, les historiens ont maintes fois insisté sur le fait que cette accumulation s’est nourrie, depuis son apparition il y a environ cinq siècles, du décalage entre la dimension mondiale de l’espace économique et la fragmentation des espaces culturels et politiques. Ainsi Wallerstein note-t-il que « la caractéristique de l’époque moderne est la stabilisation d’une structure particulière, celle de l’économie-monde, correspondant à une division sociale du travail plus large que toute autre structure politique. Ce ne sont pas les structures politiques qui ont contenu les “économies”. C’est l’économie-monde qui a englobé les structures politiques ou États 79». En ce sens, il convient de rappeler qu’au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, l’acceptation d’une régulation politique de l’économique s’accompagnait de l’objectif de rétablir au plus vite les marchés internationaux. L’ordre international dessiné par les accords de Bretton Woods (1944), de San Francisco (1945) et de Genève (1947) 79. I. Wallerstein, La Crise, quelle crise ? Maspero, 1982. Pour une synthèse historique, voir F. Braudel, La Dynamique du capitalisme, Arthaud, 1985. 108 KEYNES & L E C A P I TA L I S M E restait donc fondé sur le principe du libreéchange, ce qui « supposait que les États capitalistes clés s’engagent à la transnationalisation de leur économie et de celles des autres pays, avec le possible résultat final que les économies “nationales” soient subordonnées au marché mondial 80». Pour l’anecdote, rappelons que ce ne sont donc pas les idées dirigistes et supranationales de Keynes qui seront retenues à Bretton Woods (juste avant qu’il ne décède en 1946), mais celles, proaméricaines, de l’Américain H. D. White : à terme, elles devaient conduire à la libéralisation des mouvements de capitaux. Ce qui symbolise bien le fait que, à l’époque, aucun mécanisme n’a été organisé pour pallier le « conflit inévitable résultant de l’inscription des politiques ‘nationales’ dans un environnement de plus en plus international », une fois révolue la période de développement autocentré rendu nécessaire par les reconstructions d’après-guerre 81. Il a suffi alors aux ultralibéraux : de justifier la limitation extrême des interventions étatiques par la simple promotion de la libéralisation des échanges au niveau international au sein d’un environnement constitué de nations indépendantes ; puis de présenter le marché 80. R. Palan, « L’économie politique internationale et l’école française de la régulation », in L’Année de la régulation, Volume II, La Découverte, 1998. C’est à l’occasion de ces sommets qu’ont été mis en place le FMI, le GATT (futur OMC) et l’ONU – c’est-à-dire l’essentiel de la nouvelle configuration du pouvoir mondial (économique, commercial et politique). 81. Pour plus de détails, voir F. Clairmont, « Cinquante ans après, la faillite du système de Bretton Woods », Le Monde diplomatique, décembre 1994. JACQUES LUZI 109 mondial comme le facteur essentiel de socialisation, et la stabilité du système interétatique comme l’aboutissement de l’harmonie des intérêts individuels 82. Pourtant, le développement de l’économiemonde capitaliste s’est illustré, historiquement, par la lente succession des centres hégémoniques, par l’alternance de phases de croissance et de récession, ainsi que par le flux et le reflux de périodes de « mondialisation » et de replis nationalistes (de libéralisme et de protectionnisme). Sans remonter plus avant, l’hégémonie « britannique » (1815-1914), associée à la première révolution industrielle, s’est accompagnée de l’émergence de la doctrine du laisser-faire et de l’ouverture du marché mondial, avant d’entrer en crise avec l’épuisement de l’accumulation extensive du capital et la montée en puissance de l’Allemagne et des États-Unis. Puis, à partir de 1945, le marché mondial se reconstruit sous la tutelle américaine, dans une période marquée par l’atmosphère de la guerre froide, les luttes sociales dans les pays occidentaux et les mouvements de libération nationale des pays du tiers-monde : c’est le temps du « keynésianisme militaire », de l’État-providence et de l’idéologie du développement. Depuis les années 1970, le retour de la doctrine du laisser-faire, la déréglementation des activités marchandes et le démantèlement de l’État-providence s’intègrent dans la nouvelle stratégie anglo-saxonne (américaine 82. M. V. N. Withman, « Global monetarism and the monetary ap- proach to the balance of payments », in Brookings Papers on Economic Activity, Volume III, 1975. 110 KEYNES & L E C A P I TA L I S M E et, de manière subalterne, anglaise) censée contrebalancer la fragilisation de la position hégémonique des États-Unis, première puissance mondiale en perte de vitesse face aux performances allemandes et japonaises. Comme l’indique Chesnais, « sans l’intervention active des gouvernements Thatcher et Reagan, et sans la mise en œuvre des politiques de déréglementation, de privatisation et de libéralisation des échanges, le capital financier international et les grands groupes multinationaux n’auraient pas pu faire sauter si vite et si radicalement les entraves et les freins à leur liberté de se déployer comme ils l’entendent et d’exploiter les ressources économiques humaines et naturelles là où cela leur convient 83». En d’autres termes, la contradiction entre le processus transnational d’accumulation du capital et les instances nationales chargées d’en régler la dynamique s’est trouvée accentuée par le tourbillon de destructions créatrices déclenché par les États-Unis au profit de leurs multinationales. Depuis, on a pu constater l’alignement contraint ou volontaire de l’ensemble des pays à ces nouvelles conditions de la concurrence, c’est-à-dire une « convergence vers des politiques libérales d’accueil des investissements directs à l’étranger », visant à « améliorer le climat d’inves tissement » – fût-ce au prix de « coûts sociaux importants pour les populations ». Les pré83 F. Chesnais (éd.), La Mondialisation du capital, Syros, 1995 ; en particulier D. Plihon, « Déséquilibres mondiaux et instabilité financière : la responsabilité des politiques libérales ». JACQUES LUZI 111 ceptes basiques de la « stabilisation monétaire et budgétaire » étant alors consolidés par « les exemptions fiscales, les concessions douanières, les fournitures d’infrastructures publiques, le libre transfert des profits et des devises, la libéralisation de la réglementation sur les fusions et les acquisitions, et la protection des droits de propriétés privées 84». Dans ses grandes lignes, on peut donc retenir de la politique ultralibérale les éléments suivants : austérité salariale, restriction de la quantité de monnaie, restructuration industrielle de grande ampleur et expansion incontrôlée de l’« économie internationale de la spéculation 85». Un des principaux effets de cette politique a été l’explosion des taux d’intérêts réels, traduisant un rapport de force désormais favorable aux détenteurs de capital financier, c’est-à-dire à ces rentiers dont Keynes réclamait l’euthanasie 86 . Avec les implications suivantes : — ralentissement de la hausse des investissements productifs, de la croissance et, conjointement, progression d’un chômage de masse. Les taux d’intérêt élevés ont poussé les plus grandes entreprises à accroître rapidement leur actifs financiers comme source alternative de revenu, la réalisation des profits s’effectuant de plus en plus sous la forme 84. W. Andreff, Les Multinationales globales, La Découverte, 1996. 85 . L’expression est de H. Bourguinat, « Renégocier Bretton Woods ? La spéculation internationale comme variable troublefête », in M. Rainelli (éd.), La Négociation commerciale et financière internationale, Economica, 1995. 86. F. Chesnais (éd.), La Mondialisation financière, op. cit. 112 KEYNES & L E C A P I TA L I S M E d’une accumulation de plus-values financières (c’est-à-dire de rentes improductives) ; — accroissement des déficits et de la dette publique et aggravation de la crise financière des États. Le budget de l’État est en effet largement dépendant de la conjoncture économique. D’un côté, tout ralentissement de la croissance du revenu national se traduit par un ralentissement de la croissance de ses recettes. De l’autre, toute aggravation du chômage et toute détérioration sociale, dans le cadre de l’État-providence, s’accompagne d’une hausse de ses dépenses. Les déficits publics ne sont donc pas entièrement contrôlés par l’État, qui doit alors s’endetter. En période de restriction monétaire, cet endettement se réalise essentiellement sur les marchés financiers (obligataires), à des taux d’intérêt dont le paiement est susceptible d’entretenir à lui seul l’endettement public. L’unique solution envisagée, dans le cadre ultralibéral, est l’abandon des acquis sociaux liés à la fonction d’État-providence ; — conséquences dramatiques, dans les pays du tiers-monde, de la crise des finances publiques, car l’involution des politiques de développement s’est vue renforcer, sous l’égide du FMI et de la Banque mondiale, par des politiques d’austérité bien plus sévères encore que celles menées dans les pays industrialisés (les trop fameuses « politiques d’ajustement structurel ») 87. Avec, comme conséquences 87. Sur la crise de la dette des pays du tiers-monde, voir G. Corm, « Pétrodollars, endettement et reconquête des pays pauvres», Le Monde diplomatique, avril 1992. JACQUES LUZI 113 directes, une dépendance alimentaire accrue, l’accentuation des dégradations touchant l’environnement, la détérioration des systèmes de santé, la déréliction des systèmes d’éducation, le sabotage de toute aspiration démocratique, etc. Auxquelles il convient d’ajouter les conséquences indirectes, que Susan George résume sous le label d’« effet boomerang de la dette sur les pays du Nord » : trafic de drogue, immigration anarchique, exacerbation des conflits civils, etc. 88 Il ne faut donc pas s’étonner que le bilan des « Trente Miteuses », dominées par la gestion libérale de la crise du capitalisme administré, ne puisse être que déplorable : que ce soit à l’intérieur des pays ou entre eux, le Rapport mondial sur le développement humain, publié en 1996 par les Nations-unies, signale un mouvement de polarisation sociale inégalée, « avec un fossé de plus en plus large entre les pauvres et les riches ». « Si les pouvoirs publics n’adoptent pas des mesures correctives en temps voulu – ajoutent les auteurs de ce rapport –, la croissance économique peut se trouver déséquilibrée et viciée. » Et si, conformément à ce schéma, la croissance ne peut s’effectuer sans création d’emplois, sans égards pour les pauvres, sans droit à la parole accordé aux populations dans le choix de leur destinée, sans respect des racines culturelles et sans avenir écologique, alors il convient de conclure qu’une telle croissance 88 . S. George, L’Effet boomerang. Choc en retour de la dette du tiers-monde , La Découverte, 1994 ; N. Chomsky, L’An 501. La Conquête continue, op. cit. 114 KEYNES & L E C A P I TA L I S M E « ne mériterait pas que l’on s’efforce de [la] faire durer 89». Toutefois, on pourrait croire que ce lourd bilan correspond uniquement à des « dégâts colatéraux », regrettables, certes, mais nécessaires pour atteindre les splendeurs du « progrès économique ultérieur ». La perspective de voir « une expansion renouvelée de l’économiemonde voguant toute voile dehors vers une nouvelle ère de “prospérité” » ne devrait-elle pas nous inciter à prendre la mesure du pessimisme ambiant 90 ? En guise de réponse, rappelons qu’une partie de l’élite capitaliste mondiale (de Bill Gates à Mikhaïl Gorbatchev), réunie fin septembre 1995 à San Francisco, résumait sa position « en une fraction et un concept : “deux-dixièmes” et “tittytainment” ». La fraction des 2/10e correspond à l’évaluation de la proportion de la population mondiale qualifiée pour jouir des fruits de l’accumulation postindustrielle que nous promettent les nouvelles technologies de pointe. Le concept de tittytainment désigne ce qui attend les autres : « Un cocktail de divertissement abrutissant et d’alimentation suffisante 91». Autant dire que la « quintessence de l’humanité » ne se demande plus aujourd’hui, comme le faisait Keynes, « jusqu’à quel point a-t-on le droit d’autoriser une humanité souffrante et 89. PNUD, Rapport mondial sur le développement humain, Economica, 1996. 90. I. Wallerstein, L’Histoire continue, Éditions de l’Aube, 1999. 91 . H. P. Martin & H. Schumann, Le Piège de la mondialisation, Actes Sud, 1997. JACQUES LUZI 115 abrutie à s’offrir de temps en temps une échappatoire, des sensations, des stimulations et des rêves de changement ? » Dès lors que ces échappatoires et autres sensations virtuelles de changement sont monnayables et susceptibles de procurer des profits directs ou indirects, le problème n’est plus du ressort du droit, mais de la très sainte liberté d’entreprendre. 116 KEYNES & L E C A P I TA L I S M E SAUVER LE CAPITALISME OU SE SAUVER DU CA PITALISME ? EN FINIR AVEC LE MYTHE DU PRODUCTIVISME Nous avons été assez compliqués pour construire la machine, et nous sommes trop primitifs pour nous faire servir par elle. KARL KRAUS, 1909 À quoi bon la science de la navigation si l’on ne sait où aller ? RAYMOND ARON, 1969 La véritable crise d’aujourd’hui n’est pas une crise économique ; notre crise est avant tout une crise de l’économie, c’est-à-dire du phénomène économique dans son ensemble. CENSOR, 1975 E CAPITALISME, plus qu’un système économique, incarne une civilisation. Comme l’indique Keynes, celle-ci trouve sa dynamique dans l’individualisme et « l’instinct du lucre » ou, pour paraphraser aussi bien Marx que Weber, dans « la soif insatiable du gain 92». Pourtant, cet élément ne constitue pas « la condition la plus universelle attachée à l’existence du capitalisme moderne », qui présuppose, entre autres : l’appropriation (privée ou publique) de tous les moyens de production, L 92. Voir la définition précise du capitalisme que donne M. Barrillon in D’un mensonge « déconcertant » à l’autre, op. cit. JACQUES LUZI 117 une technique rationnelle et l’organisation rationnelle du travail libre – c’est-à-dire la réduction de la force de travail à une marchandise sous la forme du salariat 93. Sur cette base, le capitalisme se caractérise par l’accumulation incessante du capital (l’enrichissement, assuré par l’exploitation du travail et dopé par le progrès technique, se nourrissant lui-même) et par le « darwinisme social » cher à Spencer, au sein des États comme entre les États. Ainsi Jack London résume-t-il la situation : « Les types et les idéaux ont changé. Les Hélène, les Lancelot représentent des anachronismes. Des coups seront échangés, des hommes combattront et périront, mais ce ne sera pas au pied des autels, ni pour défendre la foi. Les autels seront désacralisés, mais ils seront les autels, non des temples, mais des marchés. Des prophètes surgiront, mais ce seront les prophètes des prix et des produits. Des batailles seront engagées, non pour l’honneur et la gloire, mais pour des trônes et des sceptres, pour des dollars et des cents, pour des marchés et des échanges. Les cerveaux, et non les muscles, souffriront, les capitaines de guerre seront sous le commandement des capitaines d’industrie. En un mot, ce sera une lutte pour se rendre maître du commerce mondial, et pour obtenir la suprématie industrielle 94». C’est en gardant à l’esprit cette définition que l’on se propose, à la suite de Keynes, de 93. M. Weber, Histoire économique, Galllimard, 1991 (1923). 94. J. London, « La question du maximum » (1898) dont on trou- vera une version commentée in Agone, n° 18-19, 1998. 118 KEYNES & L E C A P I TA L I S M E fournir quelques éclaircissements à la question de savoir « si nous parlons du capitalisme en tant que technique plus ou moins efficace ou si nous discutons s’il est intrinsèquement discutable ou désirable ». Ce qui revient, semble-t-il, à poser deux questions : le capitalisme peut-il survivre ? Et, le capitalisme doit-il survivre ? L E C A P I TA L I S M E P E U T - I L S U R V I V R E ? Schumpeter a fait de cette question le titre de la deuxième partie de son Capitalisme, socialisme et démocratie (1942). Pour l’anecdote, on peut signaler que la réponse qu’il avance lui a valu un tel courroux de la part de Hayek qu’il s’est senti obligé, dans la préface à la seconde édition, de préciser que sa démarche n’impliquait aucun défaitisme libéral et qu’il n’était nullement « l’avocat du collectivisme étranger ». Il faut dire que, comme la plupart du temps, il eut été bienvenu que Hayek prît la précaution de lire : il aurait ainsi découvert que la première partie de l’ouvrage est consacrée à une critique de Marx qui conduit Schumpeter à la conclusion qu’aucune crise « technique » ne viendra épuiser la dynamique cahotique du capitalisme. Si, néanmoins, le capitalisme a peu de chances de se maintenir éternellement, cela tient pour l’essentiel à ce que ses « valeurs » seront, à terme, rejetées par l’essentiel de la population, sonnant ainsi le glas de la « fonction d’entrepreneur » : « En butte à l’hostilité croissante de leur entourage et aux pratiques législatives, administratives et judiciaires engendrées par cette hostilité, les JACQUES LUZI 119 entrepreneurs et les capitalistes – en fait, toute la couche sociale qui accepte le programme d’existence bourgeois – finiront par cesser de remplir leurs fonctions. Leurs objectifs normaux deviendront futiles ». La croisade ultralibérale, dont Hayek s’est fait le héraut, ne consiste-t-elle d’ailleurs pas à déjouer cette « hostilité croissante » à grand renfort d’opérations de marketing, afin que les « objectifs normaux » du capitalisme continuent à être acceptés comme les objectifs prioritaires et naturels de la société dans son ensemble ? Le danger que représente le propos de Schumpeter est que, en délivrant le capitalisme de la hantise d’une fin prétendument dictée par les lois objectives de l’histoire, il lui ôte également son caractère naturel : le capitalisme n’est donc plus qu’un système historique de domination dont le règne durera le temps que lui accorderont les dominés, c’est-à-dire ceux qui ne sont pas invités à jouir du « programme d’existence bourgeois » et ceux qui, méprisant ce programme, décident de bouder volontairement cette invitation. Paradoxalement, on retrouve un avis semblable chez Samir Amin selon qui le fait que la gestion ultralibérale de la crise soit insoutenable « ne tient pas à “l’absurdité” des politiques économiques et monétaires qui la sous-tendent mais à l’aggravation des conflits sociaux et politiques qu’elle ne peut éviter 95» – pour autant que la stratégie du tittytainment ne démontre pas toute l’efficacité d’expédient qu’espèrent ses concepteurs… Dans leurs 95. S. Amin, La Gestion capitaliste de la crise, op. cit. 120 KEYNES & L E C A P I TA L I S M E grandes lignes, on peut considérer que le prochain siècle verra ainsi se développer les tensions suivantes : — premièrement, le conflit multipolaire opposant les régions américaine, asiatique et européenne pour la suprématie dans le contrôle des nouvelles industries de pointe. La principale conséquence de cette compétition pour la puissance productrice et technique sera, pour reprendre la typologie de Saint-Étienne, une tendance à l’extension de l’État-stratège et de l’État-régalien au détriment de l’État-providence. Autrement dit, « l’économie-monde capitaliste sera abruptement confrontée au dilemme d’avoir à choisir entre le fait de limiter l’accumulation du capital ou de devoir subir la révolte politico-économique des couches moyennes », sur qui s’abattent, depuis maintenant une vingtaine d’années, les retombées de cette lutte pour l’hégémonie 96. — deuxièmement, l’accentuation de la polarisation économique entre les pays du Nord et les pays du Sud, combinée au déclin démographique du Nord et à l’explosion démographique du Sud, entraînera « une pression massivement accrue vers la migration Sud-Nord » nourrie par le totalitarisme de l’imaginaire marchand. On peut prédire, avec Bertrand Schneider du Club de Rome, « qu’ils arriveront par millions »… et se poser l’angoissante question de savoir « qui donnera 96. Pour des développements plus précis, voir I. Wallerstein, L’Histoire continue, op. cit. & Après le libéralisme, Éd. de l’Aube, 1999. JACQUES LUZI 121 l’ordre de tirer pour les en dissuader ? 97» Malgré les fortifications policières et administratives qui se dressent à l’entrée des régions opulentes, il y a de fortes chances que ces dispositifs ne puissent que ralentir le flux migratoire, entraînant simultanément « l’incapacité d’empêcher effectivement l’entrée des immigrés » et « l’incapacité de leur assurer un statut politique même de deuxième classe ». Jointe au déclassement des classes moyennes, la marginalité croissante de ces populations indésirables fera grossir les rang des nouvelles « classes dangereuses », que l’État, dans son rôle de « chien de garde », aura pour mission de « pacifier » coûte que coûte. Que ce soit au Nord ou au Sud, on se dirige donc vers une incompatibilité grandissante entre le développement du capitalisme et la montée universelle des prétentions démocratiques, conduisant à des formes plus ou moins prononcées d’autoritarisme, chargé de canaliser ou de réprimer toute revendication d’autodétermination : un vieil adage ultralibéral ne dit-il pas, en l’occurrence, que « dans la misère de certaines couches sociales, il faut voir moins une souffrance à guérir qu’un désordre à prévenir 98» ? Face à ce constat, rien n’empêche d’imaginer l’instauration d’un keynésianisme global fondé sur « la redistribution du revenu au profit des peuples du Tiers monde et des travailleurs dans toutes les régions du 97. Cité par H-P. Martin & H. Schumann, op. cit. 98. Censor, Véridique rapport sur les dernières chances de sauver le capitalisme en Italie, Champ Libre, 1976 ; G. Procacci, Gouverner la misère, op. cit. 122 KEYNES & L E C A P I TA L I S M E monde 99». Samir Amin note toutefois qu’il ne sera pas possible d’orienter le développement économique dans cette optique résolument sociale (éradication de la pauvreté, expansion des services sociaux, réduction des inégalités) sans remettre à plat les fonctions que remplissent actuellement les organismes internationaux, simples instruments de la gestion ultralibérale de la crise. Quelle est cette gestion ? Et quels sont les remèdes ? – Entre 1983 et 1992, 147 milliards de dollars ont été transférés des pays du tiers-monde vers les riches pays industrialisés, principalement en raison des remboursements d’intérêts et des plans d’ajustement structurel imposés par le FMI 100. Pour aller à l’encontre de ce pillage meurtrier, pourquoi ne pas reprendre l’idée de Keynes, qui considérait que le FMI devait être une véritable banque centrale mondiale ayant le pouvoir d’émettre une monnaie supranationale privilégiée dans les échanges internationaux ? Associée à une plus grande stabilité des changes (en évitant les mouvements spéculatifs entre les différentes monnaies nationales ou régionales), cette banque centrale mondiale pourrait, en outre, fournir aux pays du tiers-monde les liquidités 99. S. Amin, La Gestion capitaliste de la crise, op. cit. Cette problé- matique ne semble pas avoir encore envahi l’arène publique française (pour autant qu’il en existe une). Mais on pourra trouver sur Internet de nombreuses références anglo-saxonnes. G. Köhler présente une bibliographie assez complète sur http://csf.colorado.edu/ wsystems/archive/papers/kohler/kohler2.htm 100 . PNUD, Rapport mondial sur le développement humain, Economica, 1992. JACQUES LUZI 123 nécessaires à la reprise de leur développement. Dans un même esprit, l’actuelle Banque mondiale pourrait être transformée en un centre de collecte des surplus commerciaux des pays excédentaires afin de renforcer le financement du développement du tiersmonde. Mais cela implique que le FMI, organe technocratique aux trois quarts américain, cesse de proportionner les pouvoirs de décision de chaque pays membre au montant de capital souscrit auprès d’elle. Car cette logique financière et antidémocratique, qui commande l’usage des fonds et l’orientation des politiques économiques, ne sert qu’à imposer aux pays du tiers-monde le bon vouloir des principaux bailleurs de fonds (et en premier lieu celui des États-Unis). – Exiger l’ouverture des autres pays à ses propres produits tout en se protégeant soimême a été la stratégie constante de tous les États qui ont mené, tour à tour, le jeu capitaliste à leur guise. Cette pratique, bien entendu, est en contradiction avec la théorie du libre-échange largement répandue par l’Organisation mondiale du commerce (OMC), dont les « axiomes » essentiels sont le mono-économisme (il n’existerait qu’un modèle de développement, inauguré par l’Europe) et la réciprocité des échanges (tous les pays ont intérêt à commercer librement entre eux) 101. Contre la pratique impérialiste et l’idéologie 101 . Pour une vision synthétique des théories du commerce inter- national et du développement, voir A. O. Hirschman, « Grandeur et décadence de l’économie du développement », in L’Économie comme science morale et politique, Gallimard/Le Seuil, 1984. 124 KEYNES & L E C A P I TA L I S M E du libre-échange censée en fournir la légitimation, le développement des pays du tiersmonde ne pourra être durablement stimulé que grâce aux avantages qu’ils retireraient de la protection de certains de leurs secteurs et de l’ouverture commerciale des riches pays industrialisés à certains de leurs produits. — Enfin, la réforme des institutions économiques devrait être complétée par la revalorisation du rôle politique de l’ONU afin de conditionner l’aide au développement au respect des droits de l’homme (y compris le droit démocratique de résistance à l’oppression), de la persévérance des politiques sociales et d’un rapport plus équilibré avec l’environnement naturel. Là encore, une telle option reviendrait à contrecarrer les fonctions actuelles de l’ONU qui, grâce aux privilèges accordés aux membres du Conseil de sécurité, ménage aux États hégémoniques et aux « figures anonymes que sont les pouvoirs transnationaux financiers et militaires » qu’ils soutiennent, des « moyens d’action sans risque de mise en jeu de leur responsabilité et avec une large possibilité de manipulation des autres États » 102. D’une manière plus fondamentale, c’est toute la conception juridique occidentale qui serait visée par un tel projet. Car en posant a priori l’égalité formelle des sujets (individus ou États), cette conception encourage l’acceptation et la reproduction des rapports de domination et des inégalités sociales réelles que 102 . M. Chemillier-Gendreau, Humanité et souveraineté. Essai sur la fonction du droit international, La Découverte, 1995. JACQUES LUZI 125 masquent les relations contractuelles. À l’inverse, la reconnaissance a priori des rapports de domination et des inégalités sociales, ainsi que l’éventualité d’en faire la source de droits compensateurs, conduiraient à instituer des droit inégaux autorisant l’égalisation progressive de la situation concrète des sujets 103. Mais le mode de règlement des rapports de domination, n’étant pas neutre quant à leur issue, en est lui-même l’enjeu. Machiavel, par exemple, a enseigné que l’exercice du pouvoir comporte les deux moments de l’acquisition et de la conservation ; que le pouvoir, une fois hérité ou conquis, ne consiste, pour ceux que favorisent les hiérarchies juridiques, économiques et culturelles qu’il institue, qu’à mettre en œuvre un ensemble de techniques instrumentales au service de sa propre reproduction (la violence physique et la persuasion, le contrôle et la surveillance,…). C’est pourquoi il convient de rappeler, avec Pierre Bourdieu, que « l’histoire sociale enseigne qu’il n’y a pas de politique sociale sans un mouvement social capable de l’imposer (et que ce n’est pas le marché, mais le mouvement social qui a « civilisé » l’économie de marché, tout en contribuant grandement à son efficacité) 104». Il reste toutefois légitime de se demander : — jusqu’à quel point la logique du capitalisme et celle des mouvements sociaux peuvent103 . Voit la conclusion de G. Procacci, Gouverner la misère, op. cit. 104 . P. Bourdieu, « Pour un mouvement social européen », Le Monde diplomatique, juin 1999. 126 KEYNES & L E C A P I TA L I S M E elles se révéler compatibles ? Pour un libéral tel que Schumpeter, les mouvements sociaux, à force de chercher à « civiliser » les aspirations capitalistes, conduiraient progressivement à les asphyxier. Inversement, tout État particulier qui, à l’heure actuelle, sacrifierait l’État-stratège pour des raisons sociales serait condamné à une régression dans la hiérarchie du système interétatique rendant impossible le financement des politiques sociales envisagées. Il semble donc bien que les mouvements sociaux n’aient plus d’autre alternative, aujourd’hui, qu’entre l’acceptation et le rejet, dans leur totalité, du « darwinisme social » et de la barbarie qui caractérise le capitalisme ; — jusqu’à quel point convient-il que le prolétariat « contribue à l’efficacité » du capitalisme ? Cela revient à questionner la légitimité de la fonction sociale qu’il est possible d’attribuer « au capitalisme en tant que technique efficace ». Sans oublier que, pour juger de la croissance économique et du progrès promis par l’hypercapITAlisme du xxie siècle (aménagé socialement ou non), « il ne suffit pas de connaître ce qu’il nous ajoute ; il faut encore tenir compte de ce dont il nous prive 105»… L E C A P I TA L I S M E D O I T - I L S U R V I V R E ? Il existe un préjugé tenace auquel adhérent les économistes de tous les horizons idéologiques, et qui participe, plus généralement, de l’imagi105 . Baudouin de Bodinat, La Vie sur Terre. Réflexions sur le peu d’avenir que contient le temps où nous sommes, Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, 1996. JACQUES LUZI 127 naire occidental et de l’esprit du temps : il s’agit de la croyance dans les bienfaits du progrès matériel. Toutefois, pour les penseurs fondamentaux de l’économie politique, ce progrès n’était pas une fin en soi mais un moyen mis au service de l’épanouissement social et culturel de l’humanité : — pour Stuart Mill, dont l’œuvre constitue la meilleure synthèse du libéralisme classique, « l’état stationnaire de la population et de la richesse n’implique pas l’immobilité du progrès humain. Il resterait autant d’espace que jamais pour toute sorte de culture morale et de progrès moraux et sociaux ; autant de place pour améliorer l’art de vivre et plus de probabilité de le voir amélioré lorsque les âmes cesseraient d’être remplies du soin d’acquérir des richesses. Les arts industriels euxmêmes pourraient être cultivés aussi sérieusement et avec autant de succès, avec cette seule différence que, au lieu de n’avoir d’autre but que l’acquisition de la richesse, les perfectionnements atteindraient leur but, qui est la diminution du travail 106» ; – dans une page célèbre du troisième livre du Capital (1864-75), Marx ne dit pas autre chose, même s’il le dit différemment : « Le royaume de la liberté commence seulement là où l’on cesse de travailler par nécessité et opportunité imposée de l’extérieur ; il se situe donc au-delà de la sphère de production matérielle proprement dite. […] La seule liberté est que l’homme social, les producteurs associés 106 . J. S. Mill, Principes de l’économie politique (1848), cité par P. Kende, L’Abondance est-elle possible ? Gallimard, 1971. 128 KEYNES & L E C A P I TA L I S M E règlent rationnellement leurs échanges avec la nature, qu’ils les contrôlent ensemble au lieu d’être dominés par sa puissance aveugle et qu’ils accomplissent ces échanges en dépensant le minimum de forces et dans les conditions les plus dignes, les plus conformes à la nature humaine. C’est au-delà que commence le développement des forces humaines comme fin en soi, le véritable royaume de la liberté qui ne peut s’épanouir qu’en se fondant sur l’autre royaume, sur l’autre base, celle de la nécessité. La condition essentielle de cet épanouissement est la réduction de la journée de travail 107» ; – dans ses Perspectives économiques pour nos petits-enfants (1930), Keynes ne fait pas directement allusion à la baisse du temps de travail, mais sa référence incessante à l’« oisiveté » a une signification équivalente. Une fois l’abondance réalisée, dit-il, « nous serons enfin libres de rejeter les pratiques économiques […] que nous maintenons à tout prix actuellement malgré leur caractère intrinsèquement dégoûtant et injuste parce qu’elles jouent un rôle énorme dans l’accumulation du capital ». Comme Stuart Mill et Marx, Keynes considérait donc que le « sacrifice économique » n’avait pas d’autre but que d’ouvrir la possibilité future « de cultiver l’art de vivre de manière plus intense ». Aussi précise-t-il, dès l’introduction de ses Essays in Persuasion, qu’il « veut croire que le jour n’est plus loin où le problème économique sera refoulé à la 107 . Cité par M. Vadée, Marx penseur du possible, Méridiens Klin- clsieck, 1992. JACQUES LUZI 129 place qui lui revient : l’arrière-plan […] et que l’esprit et le cœur des hommes pourront enfin s’attacher aux vrais problèmes – les problèmes de la vie et des relations humaines, de la création et de la croyance ». Ce qui signifie, en particulier, que si ces auteurs considéraient le travail, en tant que moyen d’accomplir le progrès matériel, comme la source de la valeur économique, ils ne le considéraient pas comme une valeur en soi. Sans doute savaient-ils que « travel et travail sont le même mot, déformation de tripalium, instrument de torture à trois pals 108». Il est étrange, pourtant, que ce type de réflexions ait déserté les manuels de sciences économiques, qui ne cessent de nous vanter les mérites des progrès intarissables de la technique, de la croissance perpétuelle et de la consommation jusqu’au dégoût d’objets aussi futiles que nuisibles… C’est peut-être, comme l’indique Dupuy, que « la société industrielle est devenue une société à produire du travail. À la finalité de l’accumulation incessante du capital, à la finalité du partage des fruits de la croissance, on a substitué comme finalité du capitalisme celle d’occuper les hommes sans relâche, quitte à les faire piétiner 109». Aussi l’essentiel n’est pas tant de dire, comme le fait Hannah Arendt, que le problème actuel est celui d’une « société de travailleurs que l’on va délivrer des chaînes du travail » et que « cette société ne sait plus rien des activités plus hautes et plus enrichissantes pour lesquelles il 108 . J.-P. Dupuy, Ordres & Désordres, Le Seuil, 1982. 109 . Ibid. 130 KEYNES & L E C A P I TA L I S M E vaudrait la peine de gagner cette liberté », mais que le problème réside, pour l’instant, dans le fait que la bourgeoisie n’a pas réellement intérêt à délivrer les travailleurs des chaînes du travail et à favoriser les activités plus hautes qui motiveraient cette libération, dans la mesure où le travail constitue l’instrument fondamental de sa domination 110. Il n’est donc pas étonnant que l’anthropologie technico-matérialiste et la vision d’une croissance illimitée, considérée comme une fin en soi (l’aptitude à la croissance devenant la mesure du perfectionnement humain), se soient progressivement substituées à l’idée d’une croissance bornée, appréhendée comme un moyen (certes monstrueusement cynique) mis au service d’une fin plus humaine (le dépassement de la nécessité matérielle). Toutefois, cette substitution, pour socialement absurde et destructrice qu’elle soit, ne doit pas masquer le vice fondamental du raisonnement que tiennent à la fois Stuart Mill, Marx et Keynes – et de l’économisme qui les caractérise. Ce raisonnement repose, en effet, sur « la volonté d’obtenir un résultat moral de manière négative, par la suppression des obstacles matériels », comme s’il « allait de soi que, en augmentant le revenu national [la richesse matérielle], cela entraînerait ipso facto d’heureux effets dans les domaines social, politique et culturel 111 ». Au fondement de 110. H. Arendt, Condition de l’homme moderne, Calmann-Levy, 1961. 111 . Voir successivement G. Bataille, La Part maudite , Minuit, 1967 et A. O. Hirschman, L’Economie comme science politique et morale, op. cit. JACQUES LUZI 131 cette volonté et de cette croyance, on retrouve l’idée préconçue selon laquelle la rareté – la tension immanente entre la parcimonie de la nature et la diversité indéfinie des désirs humains – doit être considérée comme le germe des antagonismes qui dressent les hommes les uns contre les autres – c’est-à-dire de tous les problèmes moraux et politiques qui encombrent l’humanité… « Supposez – imagine Hume a contrario – que la nature ait accordé à la race humaine une si généreuse abondance de tous les biens extérieurs que sans incertitude, sans soins, ni industrie de notre part, chaque individu soit comblé de tout ce que peuvent vouloir ses appétits les plus voraces. […] Il est évident que dans un aussi heureux état toutes les vertus fleuriraient 112». L’« instinct du lucre » et le « darwinisme social » propres au système capitaliste sont alors justifiés par le fait que la concurrence économique, qui est la forme prétendument pacifiée des conflits humains, apparaît aussi comme le principe de leur résolution : la poursuite individuelle de l’enrichissement, dès lors qu’elle donne lieu, de façon naturelle ou administrée, « à cette opulence générale qui se répand jusque dans les dernières classes du peuple », permet la réalisation de l’abondance, la maîtrise de la nécessité matérielle et l’annonce du « règne de la liberté », de la « culture morale » et de la paix universelle. Nous savons toutefois aujourd’hui qu’il s’agit là d’un mirage de l’esprit, à la fois illusoire et cruel. Car, sans 112 . Cité par P. Dumouchel, « L’ambivalence de la rareté », in J.-P. Dupuy & P. Dumouchel, L’Enfer des choses, Seuil, 1979. 132 KEYNES & L E C A P I TA L I S M E même considérer la destruction et l’appauvrissement réel que recèlent l’exploitation effrénée des ressources naturelles et la liquidation vorace de la diversité des cultures humaines, le progrès instrumental se heurte aux faits, par exemple, que « la course à la croissance et le déchaînement des appétits de possession s’entraînent réciproquement », et que la concurrence (entre individus, entre États ou entre régions) s’accompagne de la perpétuation et de l’accentuation des inégalités, « dès lors que la lutte se joue en terme d’“avoir” 113 »… C’est pourquoi il n’existe pas, même virtuellement, de niveau de la maîtrise technique et du progrès matériel qui puisse mettre fin au « règne de la nécessité ». La quête de l’âge d’or est un leurre, qui ne sert que les injustices et l’oppression, et ne produit que le ressentiment et la haine. Par ces propos, on n’envisage pourtant pas simplement, comme le remarque Bouveresse, de prétendre à la « sagesse tardive de ceux qui cherchent à sortir du cercle infernal de la multiplication et de l’amplification indéfinies des désirs, pendant que le reste de l’humanité se demande tout simplement comment accéder au minimum vital 114». Au contraire, il s’agit de comprendre que cette frustration et cette misère sont les conséquences d’une même confusion entre les valeurs instrumentales et les valeurs de civilisation, entre la possession 113 . Pour une réflexion générale sur les conséquences de la culture productiviste et les moyens de s’en défaire, voir P. Kende, L’Abondance est-elle possible ? op. cit. 114 . J. Bouveresse, Rationalité et cynisme, Minuit, 1984. JACQUES LUZI 133 et l’usage, entre la puissance et la jouissance, entre l’avoir et l’être, dans laquelle les classes dominantes puisent la légitimation de l’asservissement de la majorité aux contraintes stratégiques qui n’intéressent que leurs propres ambitions expansionnistes. En d’autres termes, il s’agit d’insister sur le fait que le keynésianisme global, dont on a esquissé plus haut quelques-unes des caractéristiques, ne peut trouver de sens qu’en dehors de l’obsession productiviste et du mythe du progrès matériel qui accompagnent le déploiement incontrôlé et suicidaire du capitalisme. C’està-dire, pour l’essentiel, dans le projet d’une culture de la démocratie réelle, de la solidarité non revendicative et de l’hédonisme communautaire impliquant un nouveau mode d’insertion de la production et de l’économie dans le système des relations humaines. 134 KEYNES & L E C A P I TA L I S M E ÉPILOGUE LA DÉMOCRATIE CONTRE LE CAPITALISME Ce qui me répugne surtout dans la bourgeoisie, c’est son manque de dignité ; elle a eu beau tremper son gilet de flanelle dans le sang des misérables, elle n’en a pu faire un manteau de pourpre. GEORGES DARIEN, 1897 C’est ainsi que, sous sa forme la plus spiritualisée, la doctrine libérale hypostasie le fonctionnement de quelque loi dialectique qui enlève toute valeur aux efforts de la raison éclairée, tandis que, dans sa vision la plus grossière, elle se réduit à une attaque contre la démocratie politique, censée être le ressort principal de l’interventionnisme. KARL POLANYI, 1944 ANS Les Frontières de la démocratie, Balibar note que « l’État n’est “nullement” constitué par l’acte commun des citoyens. Au contraire, il est toujours déjà là, comme un appareil ou comme une machine, c’est-à-dire comme une force extérieure aux groupes sociaux et aux individus, exerçant sur eux un certain pouvoir. […] La citoyenneté n’est plus alors un présupposé, mais un rapport de forces individuel ou collectif entre les collectivités, les individus et l’État. […] Elle se mesure à l’efficacité du contrôle que les individus et les collectivités peuvent exercer sur l’État qui requiert leur obéissance, qui assure D JACQUES LUZI 135 leur sécurité et qui les contraint 115». S’il faut choisir un critère permettant de juger du progrès humain, le choix se portera ici non pas sur l’efficacité productiviste de l’économie mais sur l’efficacité de ce contrôle que la majorité des individus peuvent exercer sur leur État, c’est-à-dire sur le degré de démocratie que ce dernier est susceptible de supporter – ce raisonnement s’applique, de la même façon, à la société des États-nations et aux organisations internationales censées les gouverner). De ce point de vue, on ne peut négliger le fait que le capitalisme a émergé dans le mouvement même par lequel se sont constitués les États monarchiques et dynastiques européens. L’histoire de la modernité débute donc à partir du jeu qu’interprètent les personnages principaux que sont le bourgeois capitaliste et le prince. Il ne faut pas voir en eux, précise Braudel, des ennemis de principe : « Que les capitalistes, en Islam comme en Chrétienté, soient les amis du Prince, des alliés ou des exploiteurs de l’État, est-il besoin de le dire ? Très tôt, ils dépassent les limites « nationales », s’entendent avec les marchands des places étrangères. Ils ont mille moyens de fausser le jeu en leur faveur. […] Ils ont la supériorité de l’information, de l’intelligence, de la culture. […] Qu’ils aient à leur disposition des monopoles ou simplement la puissance nécessaire pour effacer neuf fois sur dix la concurrence, qui en douterait ? 116» 115. É. Balibar, Les Frontières de la démocratie, La Découverte, 1992. 116 . F. Braudel, La Dynamique du capitalisme, op.cit. 136 KEYNES & L E C A P I TA L I S M E Les fondateurs de l’économie politique (les mercantilistes) ne s’y étaient d’ailleurs pas trompés. Leur pensée de « l’harmonie économique » recoupe celle de la connivence entre la richesse des marchands et la puissance du Prince. Selon eux, « le développement de l’industrie et des exportations, qui est pour les marchands la fin à atteindre [l’accumulation illimitée des richesses], est le moyen pour le Prince d’atteindre sa propre fin : l’abondance en hommes et en argent [la puissance, notamment militaire] ; tandis que, réciproquement, l’abondance en hommes et en argent, fin pour le Prince, est le moyen qui permet de développer l’industrie et le commerce [les débouchés, notamment par la conquête des marchés coloniaux], c’est-à-dire le moyen qui permet aux marchands d’atteindre leur propre fin 117». Keynes notera de même que « les mercantilistes ne se faisaient pas d’illusion sur le caractère nationaliste de leur politique et sa tendance à favoriser la guerre. C’étaient, de leur propre aveu, des avantages nationaux et une puissance relative qu’ils recherchaient ». De fait, entre le XVe et le XVIIe siècles, la guerre est l’état normal entre les États européens conquérants, et les causes, outre les conflits de succession, en sont le plus fréquemment l’attaque contre les monopoles commerciaux étrangers et les tentatives faites pour changer la politique commerciale d’un autre État ou pour lui dérober ses possessions coloniales. Ce bref détour historique a son importance, car le libéralisme classique s’est initialement 117 . H. Denis, Histoire de la pensée économique, Thémis, 1990. JACQUES LUZI 137 affirmé contre le mercantilisme et son tempérament ouvertement belliqueux. À la représentation mercantiliste d’une société politique centrée sur la personne du Prince (le Léviathan de Hobbes), les libéraux opposent l’image d’une société civile et marchande relativement autonome, qui n’exige, pour fonctionner harmonieusement, que d’être judicieusement encadrés par un État de droit. À la passion guerrière de la gloire associée à la figure politique du Prince doit alors se substituer la recherche inoffensive de son intérêt matériel (économique) qui caractérise le bourgeois (et l’aristocrate embourgeoisé) : « Il est peu de façons plus innocentes de passer son temps que de l’employer à gagner de l’argent », prêchera en ce sens, au XVIIIe siècle, le docteur Johnson 118. Enfin, puisque l’intérêt général n’est plus celui du Prince mais celui de la société civile (réduite au marché), l’État absolutiste de la monarchie doit céder la place à l’État « démocratique » de la bourgeoisie. De même, la violence de l’impérialisme mercantiliste doit s’effacer devant la source féconde du « doux commerce » et du libreéchangisme international. D’une manière plus générale, le libéralisme économique n’est donc tributaire d’une organisation démocratique du politique que si celle-ci demeure simplement formelle : orienté principalement par son « instinct du lucre », l’individu (ou la nation) n’y joue son rôle de citoyen que par défaut. 118 . Cité par A. O. Hirschman, in Les Passions et les Intérêts , op. cit. 138 KEYNES & L E C A P I TA L I S M E Toutefois, ce discours humaniste et universel, que la bourgeoisie tient à l’encontre des Princes, il faudra ensuite qu’elle s’en défende, dès le X I X e siècle, contre les prétentions du « prolétariat crasseux » et des « races inférieures ». La tâche d’installer dans les esprits ce double langage sera dévolue à la pensée ultralibérale : « La fonction du libéralisme dans le passé – récapitule Spencer – a été de mettre une limite aux pouvoirs des rois. La fonction du vrai libéralisme dans l’avenir sera de limiter le pouvoir des parlements » – c’est-à-dire des peuples qu’ils sont censés représenter 119. Il est vrai que, entre temps, la disparition progressive de la figure du Prince et la proclamation des droits naturels et imprescriptibles de l’individu n’ont pas engendré l’harmonie sociale universelle que prédisait l’utopie libérale. Bien au contraire, l’urbanisation forcée – liée à l’industrialisation – et l’anéantissement des cultures extra-européennes – associé à l’impérialisme bourgeois et à la colonisation – ont dévoilé la violence nue de la domination bourgeoise et capitaliste. C’est la raison pour laquelle la « démocratie » bourgeoise se devait d’écraser sous son « talon de fer » toutes les tentatives d’autodétermination des classes ouvrières et des peuples colonisés. C’est pourquoi aussi, comme le remarque Polanyi, « il n’y eut pas un militant [ultra]libéral, de Spencer à Von Mises, qui manquât d’exprimer sa conviction 119 . H. Spencer, Le Droit d’ignorer l’État, op. cit. JACQUES LUZI 139 que la démocratie du peuple mettait le capitalisme en danger 120». La liberté du libéralisme bourgeois se résume donc à la liberté du bourgeois, c’est-à-dire de la « quintessences des races supérieures ». C’est là cette règle universelle du capitalisme qui explique, comme le rappelle Marx, que « la civilisation et la justice de l’ordre bourgeois [continueront à se montrer] sous leur jour sinistre chaque fois que les esclaves de cet ordre [se lèveront] contre leurs maîtres. [Car, en chacune de ces occasions], cette civilisation et cette justice se dévoilent comme la sauvagerie sans masque et la vengeance sans loi 121». C’est également là une règle que ne remit pas fondamentalement en cause la pensée de Keynes, qui voyait dans les interventions économiques de l’État, et dans l’intégration partielle des « victimes des forces économiques », la condition de la poursuite d’un « fructueux exercice de l’initiative individuelle », c’est-àdire de l’exploitation capitaliste. L’intérêt des classes populaires n’est pris en compte par le réformisme bourgeois que dans la mesure où il participe activement à la réalisation de l’intérêt bourgeois, censé ce confondre, jusqu’à la réalisation de l’abondance, avec l’intérêt général. Toutefois, le discernement de Keynes, en tant que penseur bourgeois, fut une exception. 120 . K. Polanyi, La Grande transformation, op. cit. 121 . On trouvera chez Samir Amin ou chez Noam Chomsky les élé- ments suffisants pour montrer que c’est là une politique qui se poursuit encore actuellement et qui ne cessera qu’avec la domination bourgeoise. Pour la citation, voir K. Marx, La Lutte des classes en France (1848-1850), Éditions Sociales, 1970 (1850). 140 KEYNES & L E C A P I TA L I S M E Les hommes ne mourront pas toujours cal mement, prévenait-il, craignant que la « détresse » conduise le « peuple de l’abîme » (Jack London) à « écraser la civilisation » capitaliste… Dans sa grande majorité, la bourgeoisie, incapable de rester maître de son avidité et de sa vanité, ne s’est pas montrée aussi savante et clairvoyante que Keynes l’aurait souhaité. « Le dirigisme a de tout temps suscité une vive opposition » de la part de « l’idéologie du laisser-faire », alors même que « la politique du gouvernement [restait] conforme au intérêts du capital. ». Il en est toujours de même. Il n’y a aucune raison pour que cela cesse. En outre, comme il est apparu de plus en plus clairement que « ces intérêts-là vont à l’encontre des besoins de la société prise dans son ensemble », les conflits sociaux se sont transformés en « conflits relatifs au rôle économique de l’État, c’est-à-dire en luttes politiques visant à restreindre ou à accentuer les interventions étatiques 122» – et à décider de leurs orientations : sociales, stratégiques ou d’ordre régalien. Dans ces conflits, la position ultralibérale est d’une clarté exemplaire : « Non seulement la liberté n’a rien à voir avec une quelconque égalité – prévient Hayek –, mais elle est susceptible de produire inévitablement plusieurs formes d’inégalité 123». On comprend aisément que ce membre éminent de la haute société autrichienne du début de ce siècle puisse ne pas apprécier 122 . P. Mattick, Marx & Keynes, op. cit. 123 . F. Hayek, The Consitution of Liberty , University of Chicago Press, 1960. JACQUES LUZI 141 d’avoir à sacrifier sa liberté de grand bourgeois dans le but de promouvoir l’amélioration du sort de ces classes populaires, dont la détermination avait réussi, contre toute raison, à imposer le suffrage universel et l’espoir d’une véritable société de citoyens (de maîtres sans esclave) 124. Concernant « la lutte des classes, Keynes écrit que [ses], « patriotismes locaux et personnels se rapport[aient], comme chez tout un chacun, à [son] environnement proche ». Pour ma part, il faut bien convenir que mes origines et mes goûts m’amènent à sympathiser avec cette part du « prolétariat crasseux » et des « races inférieures » qui, désertant les routes de la servitude volontaire et dédaignant de se laisser mener comme un troupeau, persévèrent à se dresser face à ces races et à ces classes qui n’ont de supérieur que le ton hautain qu’elles se donnent. S’il est encore un avenir, il n’appartient qu’à eux. Jacques Luzi Vannes, printemps 1999 124 . Von Mises, dont Hayek a été le plus fidèle et le plus influent successeur, indiquant dans ses mémoires comment il a été terrifié par la détermination politique de la populace, se plaignait que « les sociaux-démocrates [aient] extorqué ce droit [de vote] par la force ». C’est que, parfois, le « darwinisme social » a spontanément tendance à s’enrayer et à fonctionner à contre-courant de la dynamique capitaliste (K. Polanyi-Levitt & M. Mendell, « Hayek à Vienne », in G. Dostaler & D. Ethier, F. Hayek, Economica, 1989.) Table des matières The end of laisser-faire 3 Suis-je un libéral ? 37 Keynes & le capitalisme ou Les rêveries d’un réformateur ambigu 53 Libéralisme économique & laisser-faire : entre utopie & barbarie Du libéralisme classique… Le laisser-faire, ou le libéralisme réactionnaire… 63 65 72 Les enfants inavouables de Keynes : le règne des « colombes » 83 Du pragmatisme keynésien au pragmatisme ultralibéral : le retour des « faucons » 99 Sauver le capitalisme ou se sauver du capitalisme ? En finir avec le mythe du productivisme Le capitalisme peut-il survivre ? Le capitalisme doit-il survivre ? Épilogue. La démocratie contre le capitalisme 116 118 126 134 BP Éditions Agone 70072, 13192 Marseille cedex 20 www.agone.org Diffusion-distribution en France & en Belgique Les Belles Lettres – BLDD 25, rue du Général-Leclerc, F-94270 Le KremlinBicêtre Tél. 01 45 15 19 70 — Fax 01 45 15 19 80 Diffusion-distribution en Suisse Zoé 11, rue des Moraines, CH-1227 Carouge-Genève Tél. (41) 22 309 36 00 — Fax (41) 22 309 36 03 Diffusion-distribution au Québec Dimedia 539, bd Lebeau, Ville Saint-Laurent (Québec) Canada H4N 1S2 Tél. (514) 336-3941 — Fax (514) 331-3916 i l’on juge un homme par sa capacité à influencer son époque, on peut accorder à Keynes (1883-1946) d’avoir été l’économiste du XXe siècle. Car il fut, par son activité de savant comme par son activisme politique, l’avocat le plus habile en faveur d’une voie médiane entre le capitalisme libéral et le capitalisme totalitaire. Ce n’est toutefois pas le moindre paradoxe attaché à la gestion technocratique keynésienne du capitalisme que d’avoir favorisé la dépolitisation des classes populaires, expérimenté les pratiques de manipulations médiatiques et donc favorisé les conditions sociales d’une réception favorable de la doctrine du laissez-faire. N’a-t-il pas suffit, en effet, aux dévots professionnels du capitalisme de prendre le contrôle des structures technocratiques et médiatiques pour imposer, à la majorité rendue silencieuse, le catéchisme à peine rafraîchi de l’ultralibéralisme ?… . Comeau & Nadeau Prix : 14,95 $ ISBN : 2-922494-08-X Agone Comeau&Nadeau Comeau&Nadeau The end of laissez-faire CONTRE-FEUX JOHN MAYNARD KEYNES Agone Prix : 58 F / 9 ISBN : 2-910846-15-6 Maquette Marcus & Faber Ouvrage traduit avec le concours du Centre national du livre Agone S The end of laissezfaire John Maynard Keynes Essais traduits de l’anglais par Frédéric Cotton Keynes & le capitalisme, ou les rêveries d’un réformateur ambigu Posface de Jacques Luzi Agone Comeau&Nadeau CONTRE - FEUX