The End of laissez-faire

Transcription

The End of laissez-faire
i l’on juge un homme par sa capacité à
influencer son époque, on peut accorder à Keynes (1883-1946) d’avoir été
l’économiste du XXe siècle. Car il fut, par
son activité de savant comme par son activisme politique, l’avocat le plus habile en
faveur d’une voie médiane entre le capitalisme libéral et le capitalisme totalitaire.
Ce n’est toutefois pas le moindre paradoxe attaché à la gestion technocratique
keynésienne du capitalisme que d’avoir favorisé la dépolitisation des classes populaires, expérimenté les pratiques de
manipulations médiatiques et donc favorisé les conditions sociales d’une réception
favorable de la doctrine du laissez-faire.
N’a-t-il pas suffit, en effet, aux dévots professionnels du capitalisme de prendre le
contrôle des structures technocratiques et
médiatiques pour imposer, à la majorité
rendue silencieuse, le catéchisme à peine
rafraîchi de l’ultralibéralisme ?…
.
Comeau & Nadeau
Prix : 14,95 $
ISBN : 2-922494-08-X
Agone
Comeau&Nadeau
Comeau&Nadeau
The end of laissez-faire
CONTRE-FEUX
JOHN MAYNARD KEYNES
Agone
Prix : 58 F / 9
ISBN : 2-910846-15-6
Maquette Marcus & Faber
Ouvrage traduit avec
le concours du Centre
national du livre
Agone
S
The end of
laissezfaire
John Maynard Keynes
Essais traduits de l’anglais
par Frédéric Cotton
Keynes
& le capitalisme,
ou les rêveries
d’un réformateur
ambigu
Posface de Jacques Luzi
Agone
Comeau&Nadeau
CONTRE - FEUX
J O H N M AYN A R D
K EYN E S
The End of
Laisser-faire
suivi de « Suis-je un libéral ? »
Traduit de l’anglais par Frédéric Cotton
Posface de Jacques Luzi
Keynes & le capitalisme,
ou Les rêveries d’un
réformateur ambigu
Agone
Comeau&Nadeau
Dans la même collection
MICHEL BARRILLON, D’un mensonge « déconcertant »
à l’autre. Rappels élémentaires pour les bonnes âmes qui
voudraient s’accommoder du capitalisme.
DENIS DIDEROT, Apologies
(Présentation de Michel Barrillon)
NOAM CHOMSKY, Responsabilités des intellectuels
(Préface de Michael Albert)
PAUL NIZAN, Les Chiens de garde
(Préface de Serge Halimi)
Citations aux combats. Anthologie illustrée.
Textes réunis par Thierry Discepolo & Jacques Luzi
Photos de Jean-Luc Friedlingstein
Composition graphique de Marc Pantanella
D’une abolition, l’autre. Anthologie de textes consacrés à
la seconde abolition de l’esclavage dans les colonies françaises. Textes réunis & présentés par Myriam Cottias
JEAN-PHILIPPE MELCHIOR, L’État, entre Europe & nation.
Petit manuel de sabordage du politique par lui-même.
© Agone Éditeur, 1999
BP 70072, F-13192 Marseille cedex 20
http://www.agone.org
ISBN 2-910846-15-6
Coédition Comeau & Nadeau Éditeurs
c.p. 129, succ. de Lorimier
4535, avenue de Papineau
Montréal, Québec H2H 1V0
ISBN 2-922494-08-X
The End of
Laisser-faire
ETTE ATTITUDE vis-à-vis des affaires publiques que nous appelons commodément
individualisme ou laisser-faire trouve son origine dans divers courants de pensées et de
sentiments. Nos philosophes nous ont dirigés
pendant plus d’un siècle parce que, par miracle, ils étaient tombés – ou semblaient être
tombés – d’accord sur cette unique chose. La
rengaine est d’ailleurs toujours la même, mais
il y a du changement dans l’air. Nous entendons toujours aujourd’hui, mais comme assourdies, les voix qui furent autrefois les plus
claires et les plus distinctes qui aient jamais
instruit l’humanité politique. L’orchestration,
le chorus de sons articulés, disparaît finalement dans le lointain.
À la fin du XVIIe siècle, le droit divin des
monarques céda la place à la liberté naturelle
et au contrat, comme le droit divin de l’Église
s’effaça devant le principe de tolérance et
l’idée que l’Église est un « groupement volontaire d’hommes » se réunissant de manière
C
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« parfaitement libre et spontanée ».
Cinquante ans plus tard, la voix absolue du
devoir, d’origine divine, céda elle aussi la
place aux calculs utilitaires. Dans les mains de
Locke et de Hume, ces doctrines fondèrent
l’Individualisme. La notion de contrat supposait des droits propres à l’individu ; la nouvelle éthique, qui n’était plus dès lors que l’étude
scientifique des conséquences de l’égotisme,
plaçait l’individu en son centre. « L’unique
exigence qu’impose la vertu est, selon Hume,
le raisonnement juste et la constante préférence pour le plus grand bonheur. » Ces idées
s’accordaient parfaitement avec les conceptions pratiques des conservateurs et des
hommes de loi. Elles fournissaient un fondement intellectuel satisfaisant aux droits de la
propriété et à la liberté reconnue à l’individu
de faire ce qu’il veut de lui-même et de ses
biens. C’était là l’une des contributions essentielles du XVIIIe siècle à l’air que nous continuons de respirer.
L’individu était ainsi promu dans l’objectif
de déposer le monarque et l’Église ; la conséquence – à travers la nouvelle signification
éthique dévolue au contrat – fut de renforcer la
propriété et son caractère prescriptif. Pourtant,
il ne fut pas nécessaire d’attendre trop longtemps avant que la société ne revendique à
nouveau sa place contre l’individu. Tout en
s’accommodant de l’hédonisme utilitariste de
Hume et de ses prédécesseurs, Paley et
Bentham en firent un utilitarisme social.
Rousseau emprunta le contrat social à Locke et
en tira la « volonté générale ». La transition
s’est effectuée chaque fois par le biais de la
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nouvelle importance accordée au concept
d’égalité. « Locke use du contrat social pour
modifier l’égalité naturelle du genre humain au
point que sa proposition implique aussi bien
l’égalité dans la pauvreté que dans les privilèges, en considération de la sécurité générale.
Chez Rousseau, l’égalité n’est plus seulement le
point de départ mais le but à atteindre. »
Paley et Bentham en arrivent au même
point mais par des voies différentes. Paley
évite une interprétation égoïste de son hédonisme en invoquant un deus ex machina. « La
vertu, dit-il, c’est faire le bien, en respectant la
volonté divine et dans la poursuite d’un bonheur éternel » – traitant à parité « moi » et
« les autres ». Bentham, pour sa part, obtient
le même résultat par l’exercice de la raison
pure. Il n’y a pas de fondements rationnels,
explique-t-il, au fait de préférer le bonheur
d’un individu – fût-ce soi-même – à celui de
n’importe quel autre. Il en conclut donc que
la quête du plus grand bien pour le plus
grand nombre est l’unique règle de conduite
rationnelle – empruntant le concept d’utilité à
Hume mais ignorant le corollaire cynique du
vieux sage : « Il n’est pas contraire à la raison
de préférer la destruction du monde entier à
une égratignure sur mon doigt. Il n’est pas,
pour moi, contraire à la raison d’accepter ma
ruine totale afin d’éviter le plus petit malaise à
un indien ou à une personne qui m’est parfaitement inconnue… La raison est et devrait
uniquement être l’esclave de nos passions et
ne peut jamais prétendre à d’autres fonctions
que de les servir et de leur obéir. »
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L’égalité trouvait chez Rousseau son origine
dans l’état de nature, chez Paley dans la volonté divine et Bentham la déduisait de la loi
mathématique de l’indifférence. Égalité et altruisme entraient ainsi dans le domaine de la
philosophie politique, et la conjonction de
Rousseau et de Bentham annonçait l’essor de
la démocratie et du socialisme utilitariste.
Il s’agit là du second courant – issu de
controverses épuisées et d’une sophistique
désuète –, qui continue d’imprégner notre
système de pensée sans pour autant faire disparaître le précédent. Il s’est au contraire
marié à lui. C’est au début du XIXe siècle que
nous devons cette miraculeuse union. C’est
lui qui harmonisa l’individualisme conservateur de Locke, de Hume, de Johnson et de
Burke avec le socialisme et l’égalitarisme démocratique de Rousseau, de Paley, de
Bentham et de Godwin.
Cependant l’époque aurait eu bien du mal à
parachever cette union des contraires si
n’avaient été les économistes, qui s’imposèrent
au bon moment. L’idée d’une harmonie divine entre l’intérêt privé et le bien public apparaît déjà chez Paley, mais ce sont les
économistes qui donnèrent à cette idée une
base scientifique acceptable. Serait-il possible
que, par l’intermédiaire des lois naturelles, les
individus, poursuivant leur intérêt propre
avec sagesse et dans des conditions de liberté
totale, tendent à promouvoir, en même temps,
l’intérêt général ?! Tous nos problèmes philosophiques seraient alors résolus – du moins
pour l’homme pratique qui peut, dès lors,
consacrer tous ses efforts à assurer les néces-
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saires conditions de la liberté. À la doctrine,
philosophique, qui affirme que les gouvernements n’ont pas le droit d’interférer dans les
affaires privées et à celle, divine, selon laquelle il n’est pas nécessaire qu’ils le fassent, vient
désormais s’adjoindre la preuve scientifique
que cette ingérence est de toute façon inefficace. C’est là le troisième courant de pensée
incarné par Adam Smith, qui était prêt, en
gros, à laisser le bien public reposer sur « l’effort naturel produit par chaque individu pour
améliorer sa propre condition ». Cette théorie, cependant, ne se développera pas pleinement – et surtout, pas consciemment – avant
le début du XIXe siècle. Le principe du laisserfaire est parvenu à harmoniser individualisme
et socialisme, et à ne faire qu’un de l’individualisme de Hume et de la notion de plus
grand bien pour le plus grand nombre. Le
philosophe du politique pouvait alors se retirer devant l’homme d’affaires puisque ce dernier pouvait atteindre le « bien suprême » du
philosophe en se contentant de poursuivre
son intérêt particulier.
Il y manquait pourtant encore quelques ingrédients susceptibles de faire prendre la
sauce. Tout d’abord la corruption et l’incompétence des gouvernements du XVIIIe siècle –
dont le XIXe hérita dans une large mesure ; et
l’individualisme prôné par les philosophes du
politique qui menèrent au laisser-faire.
L’harmonie divine ou scientifique (selon le
cas) entre l’intérêt privé et le bien public, qui
conduisit également au laisser-faire. Et, pardessus tout, l’incompétence des adminis
trateurs de l’État, qui jeta l’homme pratique
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dans les bras du laisser-faire – en une alliance
toujours d’actualité. La plupart de ce que fit
l’État au XVIIIe siècle, outrepassant ses compétences, se révéla – ou parut – néfaste ou infructueux.
Par ailleurs, les progrès matériels qui marquèrent la période s’étendant de 1750 à 1850
étaient redevables à l’initiative privée et ne
devaient pratiquement rien à l’influence directive de la société dans son ensemble. Ainsi
l’expérience pratique vint confirmer la réflexion déductive. Les philosophes et les économistes nous enseignèrent que, pour
diverses raisons fondamentales, l’initiative privée non contrainte serait à l’origine du plus
grand bien pour tous. Qu’est-ce qui pourrait
mieux convenir à l’homme d’affaires ? Et
comment un observateur consciencieux, regardant autour de lui, pouvait-il ne pas comprendre que les bienfaits du progrès,
caractéristiques de l’époque dans laquelle il
vivait, étaient redevables à l’activité d’individus toujours « sur la brèche » ? Ainsi, le terrain était-il tout préparé pour une doctrine
qui, quels qu’en soient les fondements – divins, scientifiques ou naturels – affirmait que
le champ d’action de l’État devait être étroitement défini et que la vie économique devait
être laissée, aussi peu réglementée que possible, aux talents et au bon sens de citoyens
privés mus par l’honorable objectif de faire
leur chemin dans la vie.
Au moment même où l’influence de Paley
et de ses semblables commençait à décliner, le
bouleversement darwinien fit trembler les
fondements mêmes de la foi. Rien ne pouvait
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paraître plus incompatible que l’ancienne et
la nouvelle doctrine – celle qui considérait le
monde comme la création du divin horloger
et celle qui prétendait que l’origine de tout
était le hasard, le chaos et la nuit des temps.
Sur ce dernier point en tout cas, les nouvelles
idées vinrent au secours des anciennes. Les
économistes enseignaient que la richesse, le
commerce et l’industrie étaient le fruit de la
libre concurrence – que la libre concurrence
avait fondé Londres. Mais les darwinistes allaient encore plus loin : la libre concurrence
avait créé l’homme. L’humanité n’était plus le
fruit d’une création, arrangeant miraculeusement toute chose pour le mieux mais celui,
suprême, du hasard soumis aux conditions de
la libre concurrence et du laisser-faire. Le
principe même de la survie du mieux adapté
pouvait ainsi être considéré comme une vaste
généralisation des principes économiques ricardiens. Les ingérences sociales devinrent, à
la lumière de cette grande synthèse, non seulement inefficaces, mais sacrilèges, comme fomentées dans le seul but de retarder la bonne
marche du processus sacré par lequel nous
nous étions nous-mêmes extirpés, telle
Aphrodite, du bouillon primitif de l’océan.
Ainsi donc, j’attribue la singulière unité de
la philosophie quotidienne du XIXe siècle au
succès que rencontra sa tentative d’harmoniser des écoles à la fois diverses et contradictoires tout en les dirigeant vers un seul et
unique objectif. Hume et Paley, comme Burke
et Rousseau, Godwin et Malthus, Cobett et
Huskisson, Betham et Coleridge, Darwin et
l’évêque d’Oxford, tous prêchaient, comme
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on l’a vu, une même doctrine : l’individualisme et le laisser-faire. C’était bien là la véritable
Église d’Angleterre et là ses apôtres. La
confrérie des économistes s’attachait par
ailleurs à démontrer que la moindre incartade
hérétique vis-à-vis du dogme provoquerait la
ruine financière immédiate.
Voilà donc les raisons et l’atmosphère générale qui expliquent, que nous le comprenions
ou non – et nombreux sont ceux qui, parmi
nous, dans cette époque décadente, en sont
parfaitement inconscients –, que nous ressentions une si forte inclination envers le laisserfaire et que même les cœurs les plus probes
éprouvent une telle suspicion à l’égard de
l’État quand il s’avise de réglementer sur la
valeur de la monnaie, le cours des investissements ou même la population. Nous n’avons
pas lu ces auteurs ; et nous trouverions sans
doute leurs argumentations obscures s’ils venaient à tomber entre nos mains. Pourtant
nous ne penserions pas comme nous le faisons
d’ordinaire si Hobbes, Locke, Hume,
Rousseau, Paley, Adam Smith, Bentham et
Mme Martineau n’avaient pas pensé et écrit
comme ils le firent. Faire l’histoire des idées
est un préliminaire obligatoire à l’émancipation de l’esprit humain. Je ne sais pas ce qui
rend un homme le plus conservateur – de ne
rien connaître qui ne soit contemporain ou de
ne rien savoir du présent.
J’ai déjà dit que les économistes avaient
fourni le prétexte scientifique grâce auquel
l’homme pratique pouvait résoudre la contradiction entre individualisme et socialisme,
contradiction résultant à la fois de la pensée
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philosophique du XVIIIe siècle et du déclin de
la religion révélée. Ayant dit cela par souci de
concision, je dois me hâter de nuancer mes
propos. C’est en fait ce que les économistes
sont censés avoir dit. On ne trouvera, en effet,
jamais une telle doctrine dans les écrits de ces
très hautes autorités. Il s’agit de ce que les
propagateurs et les vulgarisateurs de cette
pensée ont dit. C’est ce que les utilitaristes,
qui s’accommodaient à la fois de l’égoïsme de
Hume et de l’égalitarisme de Bentham,
étaient tenus de croire, s’ils voulaient parvenir
à une synthèse. La langue des économistes se
prêtait d’elle-même au vocabulaire du laisserfaire mais, plus qu’aux économistes politiques, c’est aux philosophes du politique que
revient l’honneur d’avoir popularisé une doctrine qui leur convenait par ailleurs fort bien.
La devise « laissez-nous faire » est traditionnellement attribuée à Legendre, commerçant
s’entretenant avec Colbert vers la fin du XVIIe
siècle. Mais il ne fait aucun doute que le premier écrivain à user de la formule – et à en
user dans un contexte en rapport étroit avec
la doctrine – est le marquis d’Argenson aux
alentours de 1751. Le marquis fut le premier
homme à souligner passionnément les avantages économiques que pourraient retirer les
gouvernements à ne pas réglementer le commerce. Selon lui, pour gouverner mieux il faut
gouverner moins. La véritable raison du déclin de nos manufactures, argumentait-il, est
la protection que nous leur accordons.
« Laisser-faire, telle devrait être la devise de
toute puissance publique depuis que le
monde est civilisé. […] Détestable principe
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que celui de ne vouloir grandeur que par
l’abaissement de nos voisins ! Il n’y a que la
méchanceté et la malignité du cœur de satisfaites dans ce principe, et l’intérêt y est opposé. Laisser-faire, morbleu, laisser-faire ! ! »
S’exprime, ici, avec ferveur et dans toute sa
splendeur, à propos du libre échange, la doctrine économique du laisser-faire. L’expression
comme le concept peuvent bien avoir été
assez courants dans le Paris de l’époque, ils
furent néanmoins assez longs à s’imposer dans
la littérature ; et la tradition qui les impute
aux physiocrates, et à De Gournay et Quesnay
en particulier, ne trouve que très peu de justifications dans leurs écrits – bien qu’ils aient
été, bien entendu, des adeptes de l’harmonie
fondamentale du social et de l’intérêt particulier. L’expression laisser-faire ne se trouve ni
dans les travaux d’Adam Smith ni dans ceux
de Ricardo ou de Malthus. L’idée même en est
absente. Bien sûr, Adam Smith, en tant que
partisan du libre échange, s’opposait à la plupart des contraintes imposées au XVIIIe siècle
au commerce. Mais sa position quant aux
Navigation Acts et à la législation concernant
l’usure, démontre qu’il n’était pas dogmatique
en ce domaine. Même ses fameux propos sur
la « main invisible » rappellent plus la philosophie que nous associons à Paley, que le dogme
économique du laisser-faire. Comme Sidgwick
et Cliff Leslie l’ont d’ailleurs fait remarquer, la
défense par Adam Smith du « système simple
et clair de la liberté naturelle » doit plus à une
vision théologique et optimiste de l’ordre du
monde, exposée dans sa « théorie des sentiments moraux », qu’à une véritable réflexion
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sur l’économie politique. L’expression laisserfaire ne devint, je pense, vraiment populaire
en Angleterre que grâce à son utilisation dans
un passage célèbre du Dr Franklin. Ce n’est,
en fait, qu’à partir des derniers travaux de
Bentham – qui n’était certes pas économiste –
que nous découvrons la loi du laisser-faire telle
que l’ont connue nos grands-parents, mise au
service de la philosophie utilitariste. Par
exemple, Bentham écrit dans Un manuel
d’économie politique : « La règle générale est
que rien ne doit être fait ou tenté par le gouvernement ; la devise ou le mot de passe du
gouvernement, dans ces occasions, devrait
être – Attendons… La requête que l’agriculture, l’industrie et le commerce présentent est
aussi modeste et raisonnable que celle que
fit Diogène à Alexandre : “Ôte-toi de mon
soleil”. »
Dès lors, c’est la campagne politique en faveur du libre échange, l’influence de la soi-disant école de Manchester et des utilitaristes
benthamiens, ainsi que les histoires édifiantes
de Mme Martineau et de M. Marcet, qui présenta aux yeux du peuple le laisser-faire
comme la conclusion logique de l’économie
politique orthodoxe – à cette différence près
que la vision malthusienne de la population
ayant été admise entre-temps par cette même
école de pensée, le laisser-faire optimiste de la
seconde moitié du XVIIIe siècle céda la place
au laisser-faire pessimiste de la première moitié du XIXe siècle.
Dans Conversations sur l’économie politique
de M. Marcet (1817), Caroline défend aussi
longtemps qu’elle le peut l’idée de la nécessité
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de contrôler les dépenses des riches. Mais à la
page 418 elle doit finalement reconnaître son
erreur :
CAROLINE : Plus j’en apprends sur ce sujet, plus
je suis intimement convaincue que l’intérêt des
nations, comme celui des individus, très loin de
s’opposer l’un à l’autre, sont parfaitement à
l’unisson.
M. B. : Un esprit libéral et aussi ouvert que possible en arrivera toujours à de semblables
conclusions. Il nous incite à nourrir des sentiments de bienveillance les uns envers les autres ;
de là, la supériorité de la science sur le simple savoir pratique.
Vers 1850, les Petites leçons à l’usage des
jeunes gens de l’archevêque Whately, que la
Société pour la promotion du savoir chrétien
distribuait en tous lieux, n’admettait même
pas les doutes que M. B. pardonnait, à l’occasion, à Caroline. « Il y a plus de mal à attendre
que de bien de l’ingérence du gouvernement
dans les transactions financières, que ce soit à
l’égard de l’emprunt, du crédit ou de l’achat
et de la vente de quelque bien que ce soit »,
concluait l’opuscule. La vraie liberté consiste
en ce que « chaque homme puisse être libre
de disposer de ses propres biens, de son
propre temps, de sa force ou de ses talents de
la façon dont il lui convient, autant qu’il ne
nuit pas, ce faisant, à ses voisins. »
En bref, le dogme avait finalement conquis
la machine éducative ; et s’imposait comme
une sentence indiscutable. La philosophie politique que le XVIIe et le XVIIIe siècle avaient
élaborée comme une machine à détrôner les
rois et les prélats était finalement aussi inté-
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riorisée qu’une comptine et s’enseignait, littéralement, dans les nurseries.
Au bout du compte, c’est pourtant dans les
travaux de Bastiat que la religion de l’économie politique atteint son expression la plus
extravagante et la plus enthousiaste. On peut
lire dans ses Harmonies économiques :
« J’ai entrepris de démontrer l’harmonie de
ces lois de la providence qui gouvernent la
société humaine. Ce qui rend ces lois harmonieuses et non discordantes est que tous les
principes, toutes les motivations, toutes les
sources d’activité et tous les intérêts convergent vers un même grand résultat final… Et
ce résultat, c’est la constante progression de
toutes les classes vers un même niveau, niveau qui va toujours en s’élevant ; en d’autres
termes, l’égalisation des individus par l’amélioration générale. »
Enfin, à l’instar d’autres prédicateurs, il
nous livre son credo en ces termes : « Je crois
que Celui qui a créé l’univers matériel n’a pas
détourné Son regard de l’organisation sociale
du monde. Je crois qu’Il a fait en sorte que les
agents libres, au même titre que les molécules
inertes, évoluent en harmonie… Je crois que
la tendance irrépressible de la société est l’accession progressive de tous les hommes à un
certain niveau moral, intellectuel et physique,
et en même temps que ce niveau est en élévation progressive lui aussi. Je crois que tout
cela est si absolument nécessaire au développement progressif et paisible de l’humanité
que ces facteurs ne devraient pas être perturbés ni leurs libertés entravées. »
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À partir de John Stuart Mill, les économistes de quelque autorité s’élèvent tous
contre de telles idées. « On aurait de la peine
à trouver un seul économiste anglais de
renom qui accepte de s’adonner à une critique frontale du socialisme en général »,
comme le fait remarquer le professeur
Cannan. Il reconnaît pourtant aussitôt que
« presque tout économiste, de renom ou non,
est toujours prêt à relever les défauts des
théories socialisantes ». Les économistes n’ont
donc plus, dès lors, aucun rapport avec la
philosophie politique ou théologique dont
le dogme de l’harmonie sociale était issu, et
leurs analyses scientifiques ne les conduisent
d’ailleurs plus à de telles conclusions.
Dans sa leçon d’introduction sur
L’Économie politique et le laisser-faire – qu’il
donna au University College de Londres en
1870 –, Cairnes fut sans doute le premier économiste orthodoxe à se livrer à une attaque
frontale du laisser-faire en général. « La devise
du laisser-faire, assure-t-il, ne repose sur aucune base scientifique de quelque nature qu’elle
soit. C’est au mieux, un simple outil de commodité pratique. » Cette opinion est en fait
partagée depuis cinquante ans par tous les
économistes à la pointe de la recherche.
Certains des travaux les plus importants
d’Alfred Marshall – pour prendre un exemple
– s’attachent à exposer les cas les plus significatifs pour lesquels l’intérêt privé et l’intérêt
social ne sont justement pas en harmonie.
Quoi qu’il en soit, l’attitude réservée et non
dogmatique des meilleurs économistes n’a en
rien prévalu contre la croyance générale selon
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laquelle le laisser-faire individualiste est, en
même temps, ce qu’ils devraient enseigner et
ce que, de fait, ils enseignent vraiment.
Les économistes, au même titre que les
autres scientifiques, choisissent les principes
qu’ils exposent – et enseignent – aux débutants, parce que ce sont les plus faciles à comprendre et non parce que ce sont les plus
proches des faits. C’est en partie pour cette
raison, mais aussi en partie, je l’admets, parce
qu’ils ont été influencés par une certaine tradition sur le sujet, qu’ils ont commencé à assumer l’idée que la répartition idéale des
moyens de production peut s’effectuer au travers des individus agissant isolément, selon la
méthode de l’essai et de l’erreur. Selon cette
idée, les individus qui agissent dans le bon
sens élimineront par la compétition ceux qui
ont choisi la mauvaise direction. Cela suppose
qu’on ne doit ni protéger ni avoir de pitié
pour ceux qui investissent leur capital ou leur
force de travail dans la mauvaise direction.
C’est une méthode qui, au travers d’une lutte
sans merci pour la survie, propulse au sommet les plus talentueux dans l’art de faire des
profits, et sélectionne donc les plus efficaces
par la faillite de ceux qui le sont moins. Le
coût de la lutte importe peu, seul le résultat
final et les bénéfices qu’on peut en tirer, censés durer toujours, entrent en jeu. Le but de
ce jeu paraît être de paître les feuilles de
l’arbre le plus haut possible, la voie la plus judicieuse pour y parvenir étant de laisser les girafes qui ont le cou le plus long réduire à la
famine celles dont le cou s’avère trop court.
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T H E E N D O F L A I S S E R - FA I R E
Correspondant à cette méthode qui permet
d’atteindre une idéale répartition des moyens
de production selon les différents objectifs
déterminés, il existe aussi une proposition à
peu près similaire quant à la répartition idéale
des produits de consommation. En premier
lieu, chaque individu découvrira ce que, entre
tous les produits de consommation disponibles, il désire le plus par la méthode éprouvée d’essai et d’erreur. De cette façon, chaque
individu organisera sa consommation du
mieux possible, et chaque produit de consommation trouvera son chemin vers l’estomac du
consommateur dont le désir à son égard l’emporte sur celui de tous les autres, puisqu’il est
prêt à renchérir sur tous les autres pour l’obtenir. Pour en revenir à nos girafes et si nous
les abandonnons à elles-mêmes :
1. La quantité maximum de feuilles sera
mangée puisque les girafes aux cous les plus
longs, en réduisant les autres à la famine, se
rapprocheront de plus en plus des arbres
pourvoyeurs de feuilles.
2. Chaque girafe atteindra la feuille qu’elle
estime la plus succulente parmi toutes celles
qui sont à sa portée.
3. La girafe qui désire le plus une feuille
donnée tendra le cou le plus loin possible
pour se la procurer.
Les feuilles ainsi mangées seront à la fois
plus savoureuses et plus nombreuses, et
chaque feuille, individuellement, rejoindra
l’estomac de la girafe particulière qui lui aura
consacré le plus d’effort.
Pourtant, cette croyance selon laquelle la
sélection naturelle libérée de toute entrave
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mènerait au progrès n’est qu’un des deux
credo du moment qui, pris pour des vérités
éternelles, sont devenus les deux piliers inséparables du laisser-faire. Le second de ces
dogmes est l’efficacité et, donc, la nécessité de
la poursuite individuelle et sans contraintes
du profit comme véritable motivation à produire le maximum d’effort. Le laisser-faire
permet ainsi à l’individu d’accroître son profit, par talent ou par chance, parce qu’il se
trouve au bon endroit au bon moment avec
les moyens de production adéquate. Un système qui permet aux plus talentueux ou aux
plus chanceux des individus de s’emparer de
tous les fruits de la conjoncture offre évidemment une incroyable motivation à l’art d’être
au bon endroit et au bon moment. C’est ainsi
que le plus puissant des moteurs de l’activité
humaine, à savoir l’amour de l’argent, est mis
à contribution dans la tâche de répartition des
ressources économiques dans l’objectif d’accroître les richesses.
Le parallèle entre le laisser-faire et le darwinisme évoqué plus haut est aujourd’hui considéré, ainsi que Herbert Spencer a été le
premier à le reconnaître, comme un fait. À
l’instar de Darwin qui invoque l’activité
sexuelle, agissant par la sélection sexuelle,
comme un adjuvant à la sélection naturelle par
la compétition, c’est afin d’infléchir l’évolution
dans une direction souhaitable et efficace que
l’individualiste invoque l’amour de l’argent,
agissant à travers la recherche du profit,
comme adjuvant à la sélection naturelle qui
mène à la production sur la plus grande échelle possible de ce qui est le plus intensément
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T H E E N D O F L A I S S E R - FA I R E
désiré tel qu’on peut le mesurer par la valeur
d’échange.
La beauté et la simplicité d’une théorie telle
que celle-ci sont si grandes qu’il est aisé d’oublier qu’elle ne se déduit pas de faits avérés
mais d’une hypothèse incomplète introduite
pour la facilité de l’exposition. Outre certaines objections – que nous ferons plus
tard –, les possibilités de voir les individus
agissant en toute indépendance et dans leur
propre intérêt produire un total de richesses
le plus grand possible reposent sur un ensemble de principes non fondés qui admettent que les processus de production et de
consommation forment un tout, qu’il est possible d’anticiper les conditions de cette production et les besoins qui en découlent et,
enfin, qu’il existe des moyens adéquats d’obtenir cette connaissance anticipée. Car les
économistes réservent en général pour un
stade ultérieur de leur argumentation les difficultés qui se dressent :
1. quand le rapport unité de production /
unité de consommation est déséquilibré ;
2. quand il y a des coûts joints ;
3. quand des économies internes conduisent
à l’agrégation de la production ;
4. quand le temps d’adaptation est relativement long ;
5. quand l’ignorance l’emporte sur la
connaissance ;
6. quand les monopoles et les associations
viennent interférer dans le libre échange.
Les économistes réservent donc, à dire vrai,
pour une étape ultérieure, leur analyse des
faits réels. Quoi qu’il en soit, la plupart de
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21
ceux qui reconnaissent que les hypothèses
simplifiées ne correspondent pas parfaitement
aux faits réels n’en concluent pas moins
qu’elles représentent ce qui est « naturel » et
par là même idéal. Ils considèrent donc leur situation simplifiée comme la situation saine et
les complications à venir comme des maladies.
Pourtant, au-delà de ces questions de faits,
on peut trouver d’autres considérations, assez
familières, qui font entrer assez rudement en
ligne de compte le coût et la nature de la
compétition en elle-même et l’inclination de
la richesse à ne pas être distribuée où elle serait le mieux appréciée. Si nous avons à cœur
le bonheur des girafes, nous ne devons pas
ignorer les souffrances de celles dont le cou
n’est pas assez long et qui, donc, meurent de
faim ; le sort des feuilles tendres qui tombent
à terre et sont piétinées dans la lutte sans
merci que se livrent les girafes ; la suralimentation des girafes au long cou et le regard angoissé ou avide qui enflamme la face de
chaque individu du troupeau.
Mais les principes du laisser-faire ont bien
d’autres alliés que les manuels d’économie. Il
nous faut bien admettre qu’ils se sont installés
aussi bien dans les esprits des penseurs les
plus sérieux que dans celui du public raisonnable, à la faveur des démonstrations d’indigence des courants de pensée qui s’y
opposent – le protectionnisme d’un côté et le
socialisme marxiste de l’autre. En effet, ces
doctrines sont toutes deux caractérisées non
seulement par le fait qu’elles entrent en
conflit avec l’engouement général pour le laisser-faire, mais surtout qu’elles résultent de
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T H E E N D O F L A I S S E R - FA I R E
purs errements logiques. Toutes deux donnent l’exemple de pensées pauvres, incapables
d’analyser un processus et d’en tirer les
conclusions. Quoique appuyés par les principes qui fondent le laisser-faire, les arguments qu’on leur oppose n’en ont pas pour
autant vraiment besoin. Des deux, le protectionnisme est du moins le plus plausible, et sa
popularité ne doit pas nous surprendre. Mais
le socialisme marxiste passera toujours pour
un véritable prodige aux yeux de l’historien
des idées. Comment une doctrine aussi absurde et aussi indigente peut-elle avoir exercé
une influence si puissante et si constante sur
l’esprit humain ? et à travers lui, sur les événements historiques eux-mêmes ? Quoi qu’il en
soit, les défauts scientifiques évidents de ces
deux courants de pensée auront grandement
contribué au prestige et à la suprématie du
laisser-faire au siècle dernier.
La dernière guerre n’a pas non plus encouragé les réformistes, ni mis à bas les préjugés
démodés. Il y a beaucoup à dire à ce sujet et
des deux côtés. L’expérience de la guerre
quant à la mise en place d’une production socialisée a rendu quelques observateurs attentifs impatients de la renouveler en temps de
paix. Le socialisme de guerre a indiscutablement atteint un degré de production de richesses bien plus grand qu’on ne l’avait
jamais vu en temps de paix. Bien que les biens
et les services ainsi produits fussent voués à
une disparition immédiate et sans profits, il
ne s’agissait pas moins de richesses. Quoi
qu’il en soit, le gaspillage d’effort fut lui aussi
prodigieux et cette atmosphère de gâchis et
J O H N M AY N A R D K E Y N E S
23
de mépris des coûts qui en résultaient avait de
quoi rebuter tous les esprits aussi économes
que prévoyants.
En fin de compte, individualisme et laisserfaire n’auraient pas pu, en dépit de leur profond enracinement dans les philosophies
politiques et morales de la fin du XVIIIe siècle
et du début du XIXe siècle, assurer leur prédominance sur la conduite des affaires publiques
s’ils n’avaient pas été en conformité avec les
besoins et les souhaits du monde des affaires
de l’époque. Ils laissaient entière liberté à nos
héros de jadis, les grands hommes d’affaires.
Marshall disait souvent que « la moitié au
moins du talent général du monde occidental
se retrouve dans les affaires ». La majeure
partie des « esprits les plus imaginatifs » de
l’époque y était employée et c’est sur les décisions de ces hommes que tous nos espoirs de
progrès convergeaient. Marshall continue
ainsi : « Les hommes de cette classe ont une
vision mobile et constante – qu’ils ne doivent
qu’à leur esprit seul – des différentes voies qui
les mèneront à leurs fins ; des difficultés que
la nature leur opposera sur chacune de ces
voies et des manœuvres qu’il leur faudra entreprendre pour contrecarrer cette opposition. Ce type d’imagination ne remporte
aucun succès dans l’opinion publique car elle
ne projette pas de fomenter des émeutes ; sa
violence obéit à une volonté encore plus forte,
et sa plus haute gloire est d’atteindre de
grands objectifs par des moyens si simples
qu’aucun expert ne devinera que bien
d’autres démarches – toutes aussi efficaces
pour un observateur trop peu attentif – ont
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T H E E N D O F L A I S S E R - FA I R E
été écartées en faveur de celle qui a été retenue. L’imagination d’un tel homme, comme
celle d’un champion d’échecs, s’attache à prévoir les coups qui pourraient venir empêcher
l’heureux dénouement de ses projets à long
terme et à rejeter sans cesse les suggestions
brillantes dont il a pourtant déjà décelé tous
les inconvénients. Cette force nerveuse formidable est bien entendu à l’extrême opposé de
cette irresponsabilité fébrile qui est à l’origine
des modèles utopiques hâtivement bâtis, et
que l’on peut plutôt comparer à la facilité inconsciente du joueur médiocre qui résout rapidement le plus ardu des problèmes d’échecs
en prenant sur lui de déplacer aussi bien les
blancs que les noirs. »
Nous sommes ici devant un remarquable
portrait du grand capitaine d’industrie, le
champion individualiste, qui nous sert en se
servant lui-même, comme n’importe quel
autre artiste. Et pourtant lui aussi, à son tour,
est devenu une idole quelque peu ternie.
Nous doutons en effet de plus en plus de sa
capacité à nous conduire par la main jusqu’aux portes du paradis.
Voici donc les différents éléments qui ont
contribué à forger les tendances intellectuelles
actuelles, la mentalité de l’époque, l’orthodoxie du jour. Le caractère contraignant de
certaines de leurs causes originaires a aujourd’hui disparu mais, comme à l’ordinaire, la vitalité de leurs conclusions leur a survécu.
Suggérer une démarche sociale au nom du
bien public à la City de Londres est comme si
l’on avait discuté de De l’origine des espèces…
avec un évêque il y a soixante ans. La première
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25
réaction n’est pas intellectuelle mais morale.
Une orthodoxie est en cause et plus les arguments à son encontre sont persuasifs, plus
grande apparaît l’offense. Quoi qu’il en soit,
en m’aventurant dans le repaire de ce
monstre léthargique, j’aurai du moins indiqué
ses prétentions et son pedigree afin de démontrer qu’il s’est imposé à nous en mettant
en avant ses droits héréditaires plus que ses
mérites personnels.
Clarifions autant que possible les principes
métaphysiques ou généraux sur lesquels s’est
fondé, à l’occasion, le laisser-faire. Il n’est nullement vrai que les individus jouissent d’une
stricte « liberté naturelle » dans le cadre de
leurs activités économiques. Il n’existe aucun
« contrat » qui confère des droits perpétuels à
ceux qui possèdent ou à ceux qui acquièrent. Le
monde ne connaît aucune autorité si supérieure
qu’elle puisse faire coïncider l’intérêt particulier et l’intérêt général. Et son organisation présente ne suffit en aucun cas à faire qu’ils
coïncident en pratique. Il est parfaitement infondé de déduire des principes de la science
économique que l’intérêt privé sagement compris va toujours dans le sens de l’intérêt général. D’ailleurs, l’intérêt privé n’est généralement
pas sagement compris ; le plus souvent, les individus qui agissent isolément pour atteindre
des objectifs qui leur sont propres sont trop
ignorants ou trop faibles pour seulement y parvenir. L’expérience ne prouve pas non plus que
les individus, lorsqu’ils constituent un groupe
social, font preuve de moins de clairvoyance
que lorsqu’ils agissent isolément.
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T H E E N D O F L A I S S E R - FA I R E
Si nous ne pouvons pas nous contenter de
principes abstraits pour traiter de ce problème, il faut alors observer en détail les mérites
de ce que Burke considérait comme « l’un des
problèmes les plus subtils du droit, c’est-àdire la définition exacte de ce que l’État doit
prendre à sa charge et gérer selon le souhait
de l’opinion publique, et de ce qui doit être
laissé à l’initiative privée à l’abri, autant qu’il
est possible, de toute ingérence ». Il faut donc
faire la distinction entre ce que Bentham,
dans sa classification utile mais finalement
tombée dans l’oubli, nommait agenda et nonagenda. Pour ce faire, il faudra pourtant laisser de côté son postulat de base selon lequel
l’ingérence est en même temps « généralement
inutile » et « généralement néfaste ». La tâche
essentielle des économistes est sans doute aujourd’hui de repenser la distinction entre
l’agenda du gouvernement et le non-agenda.
Le pendant politique de cette tâche serait de
concevoir, dans le cadre démocratique, des
formes de gouvernements qui seraient capables de mettre en œuvre les agenda. Deux
exemples illustreront ce à quoi je pense.
J’estime que, dans la plupart des cas, la
taille idéale des entités de contrôle et d’organisation se trouve quelque part entre l’individu et l’État moderne. C’est pourquoi j’estime
que le progrès consiste dans le développement et la reconnaissance d’entités semi-autonomes au sein même de l’État – entités dont
le critère d’action dans les domaines qui leur
incombent est uniquement le bien public tel
qu’elles l’entendent. Ces entités doivent exclure de leurs sujets de délibérations tout pro-
J O H N M AY N A R D K E Y N E S
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blème d’intérêt privé – bien qu’une certaine
latitude doive être tout de même laissée, du
moins jusqu’à ce que s’affirment plus nettement nos sentiments altruistes, à l’expression
des particularités propres à certains groupes,
classes sociales, ou corporations spécifiques.
Ces entités, donc, bien que jouissant, dans le
cadre constitutionnel qui leur a été prescrit,
d’une certaine autonomie dans la gestion des
affaires courantes, n’en demeurent pas moins,
en dernière instance, soumises à la souveraineté démocratique telle qu’elle s’exprime à
travers le Parlement.
On pourra dire que je propose d’en revenir
aux entités autonomes de l’époque médiévale,
mais, du moins en Grande-Bretagne, les corporations sont une manière de gouvernement
qui n’a jamais cessé d’être importante et qui
s’accorde assez bien avec nos institutions. On
trouvera aisément, dans ce qui existe déjà aujourd’hui, des exemples d’entités autonomes
qui correspondent ou sont près de correspondre à ce que je décris ici, à savoir les universités, la Banque d’Angleterre, le port
autonome de Londres et même, peut-être, les
compagnies de chemin de fer.
Il est plus intéressant encore de constater
combien les sociétés par actions s’apparentent
plus, passé un certaine durée de vie et une
certaine taille, aux entreprises publiques
qu’aux entreprises privées à caractère individuel. L’une des tendances les plus intéressantes, quoique peu remarquée, des dernières
décennies, est l’aptitude des grandes entreprises à s’auto-socialiser. À un certain point
du développement d’une grande entreprise –
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T H E E N D O F L A I S S E R - FA I R E
en particulier dans le cas d’une grande compagnie de chemin de fer ou de tout autre
grande entreprise d’utilité publique, mais
aussi dans celui d’une grande banque ou
d’une importante compagnie d’assurances –,
les détenteurs du capital, à savoir les actionnaires, se trouvent pratiquement déconnectés
de l’équipe dirigeante. À tel point que, aux
yeux des hommes qui composent cette direction, réaliser de gros bénéfices devient
presque secondaire. Quand ce stade est atteint, c’est la stabilité générale et la réputation
de l’entreprise qui prime, pour la direction,
sur la maximalisation des profits attendus par
les actionnaires. Ces derniers devront certes
percevoir les dividendes raisonnables qu’ils
sont en droit d’attendre, mais une fois cela assuré, le véritable souci de l’équipe dirigeante
est souvent d’éviter toute critique en provenance du public et de la clientèle concernée.
C’est en particulier le cas pour les entreprises
de très grande taille, dans une position de
quasi-monopole qui les rend d’autant plus
suspectes aux yeux de l’opinion publique et
vulnérables en cas d’hostilité générale. La
Banque d’Angleterre est sans doute l’exemple
le plus patent de ce processus touchant une
institution, théoriquement propriété de personnes privées. On peut dire, sans trop
craindre de se tromper, que les habitants de
ce royaume, dont le gouverneur de la Banque
d’Angleterre se soucie le moins au moment
d’arrêter sa politique, sont ses propres actionnaires. Leurs droits, en dehors du dividende
convenu, sont depuis longtemps proches de
zéro. Cela vaut aussi en partie pour de nom-
J O H N M AY N A R D K E Y N E S
29
breuses autres grandes institutions. Avec le
temps, elles s’auto-socialisent.
Ce progrès n’est certes pas sans contreparties, et les causes qui l’ont produit sont aussi
responsables d’un certain conservatisme et du
déclin de l’esprit d’entreprise. En fait, nous
pouvons déjà déceler dans tous ces cas les défauts – et les avantages – du socialisme étatique. Nous n’assistons pas moins ici, je
pense, à une sorte d’évolution naturelle. Le
socialisme remporte heure par heure la bataille qu’il mène contre l’idée de profit privé
illimité. Dans ces domaines particuliers, il ne
s’agit plus d’un problème urgent – même si
cela reste vrai ailleurs. Par exemple, il n’est
pas de question politique, prétendue fondamentale, aussi peu fondamentale en fin de
compte et aussi peu pertinente pour la réorganisation de la vie économique britannique
que la nationalisation des chemins de fer.
Il est vrai que de nombreuses grandes entreprises, en particulier celles qui sont d’utilité publique ou dont l’activité nécessite un
capital fixe important, méritent encore d’être
semi-socialisées. Nous devons cependant garder l’esprit assez ouvert pour concevoir les
formes de ce semi-socialisme. Nous devons
tirer le meilleur avantage des tendances naturelles du jour et sans doute préférer des corporation semi-autonomes à des organismes
gouvernementaux placés sous l’autorité directe de ministères d’État.
Si je critique le socialisme doctrinaire, ce
n’est pas parce qu’il tente de mettre les pulsions altruistes de l’homme au service de la société, ni parce qu’il rejette le laisser-faire, ni
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T H E E N D O F L A I S S E R - FA I R E
même parce qu’il nie la liberté naturelle de
s’enrichir ou qu’il a le courage de tenter des
expériences téméraires. En fait, je trouve tout
cela admirable. Je le critique parce qu’il se
trompe sur l’importance de ce qui est en train
de se passer en ce moment. Parce qu’il n’est finalement guère plus que le résidu poussiéreux
d’un projet destiné à traiter des problèmes
vieux de cinquante ans et fondé, de plus, sur
une mauvaise interprétation de propos tenus
par quelqu’un il y a maintenant un siècle.
Le socialisme étatique du XIXe siècle trouve
son origine chez Bentham, le libre échange,
etc. Il est par certains côtés une version plus
claire et par certains autres plus confuse de la
philosophie qui sous-tendait l’individualisme
du XIXe siècle. Tous deux s’attachent exclusivement à la notion de liberté : l’un, négativement, pour rejeter toute limitation imposée à
la liberté déjà existante ; l’autre, de manière
plus positive, pour mettre à bas les monopoles naturels ou acquis. Ce sont en fait différentes réactions à une même atmosphère
intellectuelle générale.
J’en viens à présent à une caractéristique de
l’agenda qui me semble particulièrement pertinente quant à ce qu’il est urgent et souhaitable de faire dans un proche avenir. Nous
devons nous fixer pour objectif de distinguer
les services qui relèvent techniquement du social de ceux qui relèvent techniquement de
l’individu. L’agenda le plus important de
l’État n’a pas trait aux activités que des particuliers assurent déjà mais aux services qui ne
sont pas de la compétence de l’individu et
aux décisions que nul ne prendra sinon l’État.
J O H N M AY N A R D K E Y N E S
31
L’essentiel pour un gouvernement n’est pas de
faire, un peu mieux ou un peu plus mal, ce
que des individus font déjà, mais de faire ce
qui actuellement n’est pas fait du tout.
Il n’entre pas, à cette occasion, dans mon
intention de proposer des mesures politiques
concrètes. Je me contenterai donc d’illustrer
mon propos par des exemples tirés de problèmes auxquels il se trouve que j’ai eu, assez
souvent, l’occasion de réfléchir.
Bon nombre des plus terribles fléaux économiques de notre temps sont les fruits de la
prise de risque, de la confusion et de l’ignorance. D’énormes écarts de fortunes s’observent de nos jours du seul fait que, dans une
situation favorable, certains individus dotés
des compétences adéquates sont capables de
tirer avantage de la confusion et de l’ignorance et, que pour les mêmes raisons, le monde
des affaires est le plus souvent affaire de loterie. Ces mêmes facteurs sont aussi à l’origine
du chômage, des désillusions quant aux attentes raisonnables sur l’évolution des affaires
ou de la détérioration de l’efficacité et de la
production. Le remède se trouve pourtant
hors de portée de l’initiative individuelle. Il se
pourrait même que l’intérêt privé ait tout à
gagner à aggraver le mal. Je crois que le remède à ces maux doit être en partie recherché
dans un contrôle délibéré de la monnaie et du
crédit par une institution centrale et en partie
dans le regroupement et la divulgation d’un
large éventail de données relatives à la situation économique, y compris la publication générale, par force de loi si nécessaire, de toutes
les informations utiles à connaître sur le
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T H E E N D O F L A I S S E R - FA I R E
monde des affaires. Ces mesures entraîneraient la société à mener une activité de renseignements, par l’intermédiaire d’un
organisme approprié, sur les complexités
propres aux affaires sans pour autant entraver
la bonne marche de l’entreprise ou de l’initiative privée. Même si ces mesures devaient se
révéler insuffisantes, elles nous fourniraient
néanmoins une connaissance des affaires plus
approfondie que celle que nous possédons
actuellement et faciliteraient le passage à
l’étape suivante.
Mon deuxième exemple a trait à l’épargne
et aux investissements. Il me semble qu’une
réflexion concertée et avertie devrait pouvoir
répondre aux questions suivantes : à quel
degré est-il souhaitable que la communauté
en tant que telle pratique l’épargne ? Dans
quelle mesure cette épargne devrait-elle pouvoir s’exporter sous forme d’investissements à
l’étranger ? L’organisation actuelle du marché
de l’investissement permet-elle une répartition de l’épargne la plus avantageuse possible
pour la nation ? Je ne pense pas que nous devrions laisser ces questions, comme nous le
faisons aujourd’hui encore, à l’entière discrétion du jugement et des profits privés.
Mon dernier exemple porte sur la population. Il est temps aujourd’hui que chaque pays
mène une politique nationale intelligente
concernant le nombre global de sa population. Qu’ils décident au mieux de leur
intérêt : de la réduire, de l’augmenter ou de la
maintenir en l’état. Ayant décidé de cette politique, il leur faudra prendre les mesures
nécessaires à sa mise en œuvre. Un temps
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viendra, sans doute un peu plus tard, où la
communauté devra s’interroger aussi sur la
qualité innée de ses futurs membres, comme
elle l’a fait pour leur nombre
Toutes ces réflexions ont tendu vers une
amélioration possible des techniques du capitalisme moderne par le biais de l’action
collective. Rien en ces techniques n’est fondamentalement incompatible avec ce qui me
semble être la caractéristique essentielle du
capitalisme, à savoir que le désir de faire de
l’argent et l’amour de l’argent chez les individus constituent le principal moteur de la machine économique. Je ne m’égarerai pas
d’ailleurs, à l’approche de ma conclusion,
dans d’autres domaines. Cependant, je me
dois de vous rappeler, pour finir, que les défis
les plus rudes et les plus violentes divergences au sein de l’opinion publique tourneront sans doute dans les années à venir non
pas autour de questions techniques – pour
lesquelles les arguments sont d’un côté
comme de l’autre essentiellement économiques –, mais bien autour de problèmes
que, faute de mieux, je qualifierai de psychologiques ou, peut-être, d’éthiques.
En Europe, ou du moins dans certaines régions d’Europe – mais pas aux États-Unis me
semble-t-il –, nous voyons monter une sourde
révolte, assez largement partagée, contre
l’idée qu’il faille, comme nous le faisons actuellement, fonder la société sur la stimulation, le soutien et la garantie des mobiles
financièrement intéressés de l’individu. Il
n’est pas nécessaire pour justifier notre préférence envers une conduite des affaires aussi
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peu fondée que possible sur les mobiles financiers – ni d’ailleurs pour la préférence inverse
– d’avoir affaire à des a priori. Il suffit de s’en
remettre à notre propre expérience.
Différentes personnes, selon leurs choix professionnels, estiment que les mobiles financiers jouent un plus ou moins grand rôle dans
leur vie quotidienne. Les historiens nous rappellent parfois que certaines phases de l’organisation sociale accordaient à ces mobiles une
place moins importante que celle que nous
leur accordons aujourd’hui. De nombreuses
religions et philosophies méprisaient – au
mieux – un mode de vie fondé sur la notion
de profit personnel. À l’inverse, la plupart des
êtres humains rejettent aujourd’hui les valeurs
ascétiques et ne doutent pas des réels avantages que procure la richesse. D’une manière
ou d’une autre, il leur paraît évident qu’on ne
peut rien faire sans une motivation d’ordre
pécuniaire et que, en dehors des abus généralement considérés comme tels, cette motivation remplit assez bien son rôle. Finalement
l’homme ordinaire s’intéresse peu à la question et n’a pas d’opinion précise sur toute
cette satanée question.
Les idées et les sentiments qui se conçoivent mal s’expriment mal. La plupart de ceux
qui s’opposent réellement au capitalisme en
tant que mode de vie semblent lui reprocher
son incapacité à atteindre ses objectifs. À l’inverse, les idolâtres du capitalisme sont le plus
souvent paradoxalement conservateurs, et ils
repoussent toute réforme qui pourrait activement le renforcer et le sauvegarder, sous prétexte qu’elle pourrait bien être le premier pas
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vers une sortie du capitalisme lui-même. Quoi
qu’il en soit, le temps peut venir où nous verrons plus clairement qu’aujourd’hui si nous
parlons du capitalisme en tant que technique
plus ou moins efficace ou si nous discutons de
savoir s’il est intrinsèquement discutable ou
désirable. En ce qui me concerne, je pense
que le capitalisme, intelligemment compris,
est probablement plus à même de subir
certains aménagements qui le rendraient
plus efficace dans sa poursuite d’objectifs
économiques que tout autre système
alternatif proposé actuellement – et cela bien
qu’il reste critiquable à bien des égards. Le
problème qui se pose à nous est de savoir si
nous sommes capables de concevoir une organisation sociale qui soit aussi efficace que possible sans aller à l’encontre de ce que nous
pensons être un mode de vie satisfaisant.
Le prochain pas en avant devra plus à la réflexion qu’à l’activisme politique ou aux expériences prématurées. Nous devons, par la
réflexion, mettre au clair nos sentiments.
Aujourd’hui, il arrive que nos aspirations et
notre raison se trouvent en contradiction. Il
s’agit là d’un état d’esprit douloureux et paralysant. Dans le domaine de l’action, les réformateurs ne rencontreront pas le succès tant
qu’ils ne poursuivront pas avec constance un
objectif clair en harmonisant sentiments et intellect. Aucun parti au monde ne me semble
poursuivre les bons objectifs avec les bonnes
méthodes. Et il se trouve que c’est précisément dans les situations où on ne dispose que
d’une marge trop étroite pour l’expérimentation sociale que la pauvreté matérielle incite
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T H E E N D O F L A I S S E R - FA I R E
aux bouleversements. À l’inverse, la prospérité matérielle tend à étouffer ces velléités de
changements là où il serait possible d’en tenter l’expérience. Si l’Europe manque des
moyens, l’Amérique manque de la volonté de
s’y essayer. Il nous faut un nouveau projet
fondé sur des convictions qui ne peuvent que
jaillir naturellement de l’examen, dépourvu de
tout préjugé, de nos sentiments les plus intimes confrontés à la réalité objective des faits.
JOHN MAYNARD KEYNES, 1926
Traduit de l’anglais par Frédéric Cotton
Suis-je un libéral ?
I L’ON EST UN ANIMAL POLITIQUE né, il est
très inconfortable de ne pas appartenir à
un parti. On se trouve alors dans une situation
solitaire, vaine et manquant singulièrement de
chaleur. Si votre parti est puissant et que son
programme et sa philosophie vous séduisent et
satisfont à la fois les instincts grégaires pratiques et intellectuels de l’individu, alors quel
plaisir ce doit être ! – justifiant bien que l’on
s’acquitte d’une importante cotisation et
qu’on lui consacre pas mal de temps libre.
Si vous êtes un animal politique né, s’entend.
C’est pourquoi l’animal politique qui ne
peut se résoudre à articuler ces tristes
vocables : « Je ne suis d’aucun parti », préférera sans doute appartenir à n’importe quel
parti plutôt qu’à aucun. S’il ne peut en élire un
selon le principe d’adhésion, il doit s’en remettre au principe du moindre mal et rejoindre les rangs du parti qu’il déteste le moins
plutôt que de rester dehors drapé dans sa solitude glacée.
Prenez, par exemple, mon propre cas. Où
me situerais-je si je devais choisir un parti
S
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SUIS-JE UN LIBÉRAL
?
selon ces principes ? Pourquoi me rangerais-je
aux côtés des conservateurs ? Ils ne m’offrent
ni le pain ni le vin – ni, d’ailleurs, aucune
consolation d’ordre spirituel ou intellectuel. Je
n’en tirerais ni plaisir, ni intérêt, ni enseignement. Tout ce qui fait l’atmosphère, la mentalité ou la vision du monde qui unissent… – je
ne citerai pas de noms – ne répond ni à mon
intérêt personnel ni à l’intérêt général. Cela ne
mène nulle part ; ne satisfait aucun idéal ; ne
correspond à aucun modèle intellectuel et ne
garantit ni ne préserve des vandales, le degré
de civilisation auquel nous sommes parvenus.
Dois-je pour autant rejoindre le parti travailliste ? À première vue plus attractif, il présente, examiné plus attentivement, quelques
inconvénients certains. Pour commencer, c’est
un parti de classe et cette classe n’est pas la
mienne. Si je me mettais à poursuivre un quelconque intérêt particulier, ce serait le mien
propre. En termes de lutte des classes, mes patriotismes locaux et personnels se rapportent,
comme chez tout un chacun – mis à part certains fanatiques déplaisants – à mon environnement proche. Si je peux accepter parfois des
arguments qui me paraissent relever de la justice ou du bon sens, la guerre des classes me
trouvera bien sûr dans le camp de la bourgeoisie cultivée.
Surtout, je ne crois pas que les éléments intellectuels du parti travailliste seront jamais en
mesure d’y exercer une influence adéquate.
Trop de décisions resteront prises par ceux
qui ne savent absolument rien de ce dont ils
parlent. Et si, comme ce n’est pas impossible,
le contrôle du parti devait passer sous la coupe
J O H N M AY N A R D K E Y N E S
39
d’un cercle autocratique restreint, il servirait
inévitablement les intérêts de l’aile extrême
gauche du parti travailliste – ce courant que je
qualifierai de parti catastrophiste.
Du point de vue du « moindre mal », je
tends à penser que le parti libéral reste le
meilleur instrument pour affronter l’avenir – à
condition qu’il se dote d’une direction forte et
du bon programme.
Pourtant, à considérer le problème des partis de façon positive – c’est-à-dire en se fondant sur le critère « séduction » et non sur le
critère « répulsion » – la situation, tant au regard des hommes que des programmes, est
proprement déprimante pour tous les partis.
Et la raison en est chaque fois la même. Les
enjeux politiques du XIX e siècle sont aussi
morts que le mouton de la semaine dernière et
ceux du futur, commençant à peine à émerger,
n’ont pas encore trouvé leur place dans les
programmes des partis politiques – partis dont
ils transcendent par ailleurs les vieux clivages.
Les libertés civile et religieuse, la franchise,
la question irlandaise, l’autonomie des dominions, les pouvoirs de la chambre des Lords,
l’escalade vertigineuse de l’imposition sur les
revenus et les fortunes, l’usage somptuaire de
l’argent public pour financer la « réforme sociale » – c’est-à-dire la prise en charge sociale
de la maladie, du chômage, de la retraite, de
l’éducation, du logement et de la santé
publique –, toutes ces batailles que le parti
libéral a menées sont aujourd’hui soit définitivement gagnées, soit obsolètes, soit devenues
des objectifs communs à tous les partis. Que
lui reste-t-il alors en propre ? Certains citeront
40
SUIS-JE UN LIBÉRAL
?
la question foncière. Pas moi. Je crois en effet
que cette question a perdu aujourd’hui, sous
sa forme traditionnelle, beaucoup de son importance politique. Je ne vois finalement que
deux points programmatiques traditionnels du
parti libéral auquel il puisse se raccrocher : les
questions de l’alcool et du libre-échange.
Encore la question du libre-échange ne survitelle comme point politique important et mobilisateur que très accidentellement. Il y a
toujours eu, en effet, deux arguments en faveur
du libre-échange : l’argument du laisser-faire,
qui séduisit et séduit encore les individualistes
libéraux et l’argument économique, fondé sur
le bénéfice que retire toute nation à user de
ses ressources propres dans tous les domaines
où elle possède un réel avantage comparatif. Si
je ne crois plus dans la philosophie politique
que la doctrine du libre-échange avait pour
fonction de faire valoir, je continue de croire,
en revanche, dans le libre-échange lui-même
car, sur le long terme et globalement, c’est
l’unique politique qui est à la fois techniquement sensée et intellectuellement rigoureuse.
Quoi qu’il en soit, le parti libéral peut-il survivre sur les seules bases des questions foncières, de l’alcool et du libre-échange ? Même
si ce parti parvenait à élaborer un programme
clair et unifié autour des deux derniers points,
les raisons positives d’être libéral sont aujourd’hui très insuffisantes. Voyons à présent la
manière dont les autres partis politiques répondent au critère « séduction » ?
Le parti conservateur aura toujours une
place en tant que club pour « irréductibles ».
Mais, objectivement, il est en tout aussi mau-
J O H N M AY N A R D K E Y N E S
41
vaise posture que le parti libéral. C’est, aujourd’hui, plus souvent le tempérament personnel
ou la fidélité partisane historique que de vraies
divergences politiques qui différencient le
jeune conservateur progressiste du libéral
moyen. Les vieux cris de ralliements sont mis
en sourdine, voire réduits au silence. L’Église,
l’aristocratie, les intérêts fonciers, les droits de
la propriété, la gloire de l’Empire, l’orgueil de
servir et même la bière et le whisky ne redeviendront jamais les lignes de force de la politique britannique.
Le parti conservateur ferait mieux d’œuvrer
pour l’élaboration d’une version de l’individualisme capitaliste qui soit adaptée à l’évolution progressive de la situation globale.
Pourtant, les leaders capitalistes, aussi bien à
la City qu’au Parlement, sont bien incapables
d’imaginer de nouveaux moyens de défendre
le capitalisme contre ce qu’ils appellent le bolchevisme. Si le capitalisme ancienne manière
était intellectuellement capable de se défendre lui-même, il n’aurait rien à craindre
dans les décennies à venir. Fort heureusement
pour les socialistes, il y a peu de chance qu’il y
parvienne.
Je crois que les origines de la décadence intellectuelle du capitalisme individualiste sont à
chercher dans une institution dont il n’est
certes pas l’inventeur, mais qu’il a néanmoins
emprunté au système social féodal qui l’a précédé : le principe héréditaire. La place du
principe héréditaire dans la transmission de la
richesse et dans le contrôle des activités financières explique assez bien la faiblesse et la
stupidité du groupe qui défend la cause
42
SUIS-JE UN LIBÉRAL
?
capitaliste. Ils y sont trop nombreux à être
issus de la troisième génération. Rien ne cause
plus sûrement le déclin d’une institution sociale que son attachement au principe héréditaire. On peut en voir l’illustration dans le fait
que la plus vieille de nos institutions, l’Église,
est aussi celle qui a toujours su résister à la
tentation héréditaire.
Au même titre que le parti conservateur se
verra toujours flanqué de son aile « irréductible », le parti travailliste devra toujours
compter avec le parti catastrophiste – qu’on le
qualifie de jacobin, communiste, bolchevique
ou autre. Ce courant exècre ou méprise les
institutions existantes et croit que le plus
grand bien naîtra nécessairement de leur renversement – ou, au moins, que les renverser
est la condition nécessaire à l’épanouissement
de ce plus grand bien, quelle qu’en soit la nature. Ce parti-là ne peut s’épanouir que dans
une atmosphère d’oppression sociale ou en réaction à ce qui lui paraît être la Loi inexorable.
En Grande-Bretagne ce parti est, sous sa
forme extrémiste, numériquement assez faible.
Pourtant sa philosophie imprègne selon moi
l’ensemble du parti travailliste. Aussi sincèrement modérés que puissent être ses dirigeants,
le parti travailliste devra toujours, pour s’assurer des succès électoraux, en appeler plus ou
moins aux passions et jalousies universellement répandues, en particulier dans le parti
catastrophiste. Cette influence secrète de la
politique catastrophiste est le vers qui ronge
toute plate-forme politique sur laquelle le
parti travailliste pourrait vouloir s’embarquer.
Cette haine malveillante et jalouse à l’encontre
J O H N M AY N A R D K E Y N E S
43
de ceux qui détiennent richesse et pouvoir se
marie assez mal avec l’idée d’une vraie république sociale. Quoi qu’il en soit, un leader
travailliste doit nécessairement être – ou du
moins paraître – quelque peu violent. Il ne
suffit pas qu’il puisse aimer ses prochains, il
doit aussi montrer qu’il peut les haïr.
À quoi ressemble, alors, selon moi, le nouveau libéralisme ? D’un côté le conservatisme
est une entité bien définie, avec à sa droite les
« irréductibles » qui lui donnent force et passion, et à sa gauche ce qu’on pourrait appeler
le « meilleur spécimen » cultivé et humain du
conservateur libre-échangiste, qui lui donne
une respectabilité morale et intellectuelle. De
l’autre côté, le travaillisme est lui aussi clairement défini. À gauche, les catastrophistes pour
lui donner force et passion et, à droite, le
« meilleur spécimen » cultivé et humain du
réformateur socialisant pour lui donner une
respectabilité morale et intellectuelle. Peut-on
encore se faire une place entre les deux ? Et
ne devrions-nous pas tous décider, ici, pour
clore définitivement la question, si nous nous
considérons comme le « meilleur spécimen »
du conservateur libre-échangiste ou comme le
« meilleur spécimen » du réformateur socialisant ? Peut-être en viendrons-nous là un jour,
mais je continue à croire, en ce qui me concerne, qu’il y a encore place pour un parti qui
saurait refuser de se déterminer en termes
de classes et s’émanciper, pour mieux affronter les enjeux de l’avenir, de toute influence
« irréductible » ou « catastrophiste ».
Permettez-moi à présent de présenter, très
brièvement, la philosophie et les pratiques que
44
SUIS-JE UN LIBÉRAL
?
j’imagine pour un tel parti. Tout d’abord, il
devra abandonner tout sentiment nostalgique
à l’égard d’un passé révolu. Selon moi, il n’y a
désormais plus de place, excepté à l’aile droite
du parti conservateur, pour ceux qui se raccrochent à un individualisme démodé et à un
laisser-faire rigoriste, même si ces derniers
avaient réellement été à l’origine des succès du
XIXe siècle. Lorsque je dis cela, je ne signifie
pas que, selon moi, ces doctrines ne répondaient pas parfaitement aux conditions qui
ont présidé à leur naissance (né un siècle plus
tôt, j’aurais même désiré appartenir à ce parti),
mais bien qu’elles ont cessé d’être applicables
dans la situation contemporaine. Notre programme ne doit pas s’encombrer des questions historiques du libéralisme mais répondre
à ces nouveaux problèmes qui sont, aujourd’hui, d’un intérêt vital et d’une importance
fondamentale. Nous devons prendre le risque
de l’impopularité et même celui du mépris.
C’est à ce prix que nos meetings attireront les
foules et que notre organisation se renforcera.
Je classe ces problèmes contemporains en
cinq catégories :
1) la paix ; 2) les formes de gouvernement ;
3) la place des femmes ; 4) les drogues ;
5) l’économie.
Sur la question de la paix, soyons pacifistes
à l’extrême. Concernant l’Empire, je ne pense
pas qu’il y ait vraiment de gros problèmes,
excepté en Inde. Ailleurs, du moins quant au
mode de gouvernement, le processus de démantèlement concerté est aujourd’hui à peu
près achevé et ce, au plus grand bénéfice de
tous. Pourtant, concernant les forces armées,
J O H N M AY N A R D K E Y N E S
45
nous n’en sommes encore qu’au début.
J’aimerais qu’on prenne des risques dans l’intérêt de la paix comme, dans le passé, nous
avons su en prendre dans l’intérêt de la guerre. Mais je ne souhaite pas que ces risques
prennent la forme d‘un engagement à user de
nos armes dans différentes circonstances. Je
suis contre les pactes. Consacrer la totalité de
nos forces à défendre l’Allemagne désarmée
contre une agression de la France dans la plénitude de ses moyens militaires est absurde ;
et promettre que nous prendrons part à toute
guerre future qui se déroulerait en Europe
occidentale n’est pas nécessaire. Pourtant, je
suis favorable à ce que nous donnions le
meilleur exemple, même au risque d’apparaître faibles, dans les domaines de l’arbitrage
et du désarmement.
J’en viens à présent aux questions de gouvernement, fastidieuses certes mais néanmoins
fondamentales. J’ai le sentiment que le gouvernement devra bientôt se charger de nombreuses tâches qui n’entraient pas par le passé
dans ses prérogatives. Sur ces questions, ministres et Parlement ne seront d’aucune utilité. Notre mission doit être de décentraliser et
de déléguer autant que nous le pouvons, et
d’instituer des organismes de conseil et d’administration semi-indépendants auxquels seraient confiées les anciennes et les nouvelles
responsabilités gouvernementales – sans
pour autant porter atteinte au principe démocratique de la souveraineté suprême du
Parlement. Ces problèmes seront dans l’avenir
aussi essentiels mais également aussi difficiles
à traiter que l’ont été autrefois la question du
46
SUIS-JE UN LIBÉRAL
?
suffrage ou celle des relations qu’entretiennent les deux Chambres.
La place des femmes et les problèmes qui s’y
rattachent n’étaient pas jusqu’à ces derniers
temps pris en compte par les différents partis,
pour la simple raison qu’on n’en discutait
jamais, ou seulement très rarement. Aujourd’hui, il n’est rien qui intéresse plus le grand
public, et ce sujet est parmi les plus controversés du moment. Ces problèmes sont de la plus
extrême importance sociale et ne manquent
pas de faire apparaître de profondes divergences d’opinions. Certains d’entre eux sont
même porteurs de réponses possibles à
quelques enjeux économiques, et je ne doute
pas que cette question des femmes (dont le
mouvement des suffragettes n’est que le symptôme assez rudimentaire, avant-coureur de
problèmes plus importants et plus profonds)
soit sur le point de faire son entrée dans l’arène
politique.
Le contrôle des naissances et la contraception, la législation du mariage, le traitement
des violences et des perversions sexuelles, la
position économique des femmes, et celle de
la famille, sur tous ces points l’actuelle position de la loi et de la morale est moyenâgeuse.
À la fois déconnectée de l’opinion et des pratiques des milieux cultivés et de ce que les individus, cultivés ou non, se disent en privé.
Surtout, n’allons pas imaginer que l’évolution
de l’opinion sur tous ces sujets n’affecte
qu’une petite classe minoritaire cultivée, le
« gratin » de l’humanité en quelque sorte.
N’allons surtout pas imaginer, non plus, que
les femmes au travail seront choquées par
J O H N M AY N A R D K E Y N E S
47
l’idée de contrôle des naissances ou de réforme du divorce. Pour ces femmes, au contraire,
tout cela suggère une nouvelle liberté et
l’émancipation de la plus intolérable des tyrannies. Un parti qui discuterait ces thèmes
dans ses rassemblements éveillerait au sein de
l’électorat un intérêt nouveau et vivace ; car la
politique redécouvrirait alors des questions
qui intéressent tout le monde et affectent la vie
de tout un chacun.
La place des femmes influe aussi sur des
points d’économie qui ne peuvent être éludés.
Le contrôle des naissances intéresse d’un côté
l’émancipation des femmes et de l’autre l’éternelle préoccupation démographique de l’État
– et donc les effectifs militaires ou le montant
global du budget. La question des femmes salariées comme celle des allocations familiales
n’influent pas seulement sur le statut des
femmes, la première dans le domaine du travail salarié, la seconde dans celui du travail
non salarié. Elles soulèvent aussi le problème
plus général de la fixation des salaires.
Doivent-ils obéir aux mouvements de l’offre et
de la demande en accord avec les leçons du
laisser-faire orthodoxe, ou devons-nous introduire, pour atténuer la force de ces dernières,
les critères du « juste » et du « raisonnable »
en fonction des circonstances ?
Dans ce pays, la question de la drogue
concerne essentiellement l’alcool bien que,
pour ma part, j’y ajouterais volontiers le jeu.
J’imagine, certes, que la prohibition de l’alcool
et des paris ne peut faire dans tous les cas que
du bien, mais cela ne réglera sans doute pas
définitivement le problème. Jusqu’à quel point
48
SUIS-JE UN LIBÉRAL
?
a-t-on le droit d’autoriser ou non une humanité souffrante et abrutie à s’offrir de temps en
temps un échappatoire, des sensations, des stimulations et des rêves de changement ? C’est
un vrai problème. Est-il possible d’imposer des
licences raisonnables, des saturnales réglementées, un carnaval moralisé qui ne nuisent ni à la
santé ni aux finances des fêtards et protègent
de l’irrésistible tentation les malheureux que
les Américains appellent « addicts » ?
Je ne répondrai pas ici à toutes ces questions. Je m’empresse, au contraire, d’en venir
au plus vaste de tous les sujets politiques –
celui pour laquelle je suis évidemment le plus
qualifié – l’économie.
Un éminent économiste américain, le professeur Commons, a été l’un des premiers à
reconnaître la nature de la transition économique qui s’est produite au début de l’ère
dans lequel nous vivons aujourd’hui. Il distingue ainsi trois époques. Trois ordres économiques, parmi lesquels celui dans lequel nous
entrons aujourd’hui.
La première de ces époques est l’ère de la
pénurie : « Résultant soit de l’inefficacité,
soit de la violence, de la guerre, des coutumes ou de la superstition. » On y constate
une « liberté individuelle minimale et un
contrôle communautaire, féodal ou gouvernemental maximal fondé sur une certaine
coercition physique ». C’est, à quelques brefs
moments exceptionnels près, l’état économique normal du monde jusqu’au – disons –
XVe ou XVIe siècle.
Ensuite vint l’ère de l’abondance. « Dans
une période d’extrême abondance on connaît
J O H N M AY N A R D K E Y N E S
49
une liberté individuelle maximale et un
contrôle coercitif institutionnel minimal.
L’échange interindividuel y prend la place de
la redistribution organisée. » Au cours des
XVIIe et XVIIIe siècles, quittant les profondeurs
abyssales de la pénurie, l’humanité émergeait à
l’air libre de l’abondance. Enfin, au XIXe siècle,
cette période économique vécut ces meilleurs
moments avec les victoires du laisser-faire et du
libéralisme historique. Il n’est donc pas surprenant, ni déshonorant d’ailleurs, pour les
vétérans du parti de couler des regards nostalgiques vers ces temps plus faciles.
Mais nous entrons aujourd’hui dans la troisième période que Commons pense être une
période de stabilisation, et considère sincèrement comme « la seule alternative véritablement envisageable au communisme de Marx ».
Au cours de cette période, dit-il, « on constate
une limitation de la liberté individuelle imposée en partie par des contraintes gouvernementales mais surtout par des contraintes
économiques émanant de décisions concertées
– qui peuvent être publiques, semi-publiques
ou tout bonnement secrètes – entre associations, corporations, syndicats ou autres organisations collectives de fabricants, commerçants,
ouvriers, agriculteurs ou banquiers ».
Aux deux extrêmes des formes gouvernementales de cette période on trouve le fascisme et le bolchevisme. Le socialisme ne peut en
aucun cas s’affirmer comme une voie médiane
puisqu’il est en fait tout aussi redevable à l’ère
d’abondance que le laisser-faire individualiste
ou le libre jeu des forces économiques devant
lesquelles, aujourd’hui – derniers parmi les
50
SUIS-JE UN LIBÉRAL
?
hommes –, les journalistes de la City s’obstinent à faire des courbettes.
La transition entre l’anarchie économique et
un régime tendant délibérément à contrôler et
orienter les forces économiques vers plus de
justice et de stabilité sociale, rencontrera
d’énormes difficultés à la fois techniques et
politiques. Je propose pourtant que la véritable mission du nouveau Libéralisme soit de
remédier à ces difficultés.
La situation actuelle des charbonnages offre
une assez bonne illustration de la confusion
des idées qui règne aujourd’hui et de ses
conséquences. D’un côté le Trésor et la
Banque d’Angleterre poursuivent une politique économique orthodoxe digne du XIXe
siècle et fondée sur l’idée que les ajustements
économiques peuvent – et doivent – se faire
sous l’influence du libre jeu de l’offre et de la
demande. Le Trésor et la Banque d’Angleterre
continuent de croire – ou, du moins, continuaient de croire jusqu’à ces dernières semaines – que la libre compétition et la libre
circulation du capital et du travail avaient encore la moindre efficacité dans la vie économique contemporaine.
On remarque par ailleurs, que ce sont non
seulement les faits mais aussi l’opinion publique qui ont fait un grand pas en direction
de la fameuse époque de stabilisation du professeur Commons. Les syndicats sont désormais assez puissants pour peser sur le libre jeu
de l’offre et de la demande et l’opinion – en
grommelant, certes, et en redoutant que les
syndicats ne se fassent de plus en plus menaçants – les soutiennent lorsqu’ils s’opposent à
J O H N M AY N A R D K E Y N E S
51
ce que les mineurs ne tombent, victimes de
forces économiques dont ils n’ont jamais été
invités à bénéficier.
L’argument des adeptes du vieux monde
selon lequel on peut, par exemple, modifier la
valeur de la monnaie et laisser les ajustements
économiques qui en découlent se faire au gré
de l’offre et de la demande, date de cinquante
ou cent ans, lorsque les syndicats étaient moins
puissants et lorsque un poids lourd de l’économie pouvait venir s’écraser sur l’autoroute du
progrès sans qu’on tente de l’en empêcher ou
même de cacher sa satisfaction.
La moitié du manuel de bonne conduite
économique de nos hommes d’État se fonde
toujours sur des principes qui furent vrais en
leur temps, ou du moins partiellement vrais,
mais qui de nos jours le sont de moins en
moins. Nous devons inventer une nouvelle
morale pour un nouvel âge. En même temps
nous devons, si nous voulons apporter
quelque chose de neuf, apparaître iconoclastes, dangereux, dérangeants, voire désobéissants envers ceux qui nous ont engendrés.
Dans le domaine économique cela signifie
avant tout qu’il nous faut trouver de nouvelles
politiques et de nouveaux instruments afin
d’adapter et de contrôler les mécanismes économiques pour qu’ils ne viennent pas se
mettre au travers des aspirations contemporaines quant à ce qu’il convient de faire pour
assurer à la fois la stabilité et la justice sociale.
Ce n’est pas le hasard si la première étape de
cette épreuve politique, qui s’avérera longue et
prendra différentes formes, devra tourner autour de la politique monétaire. En effet les
52
SUIS-JE UN LIBÉRAL
?
plus violentes attaques contre la stabilité et la
justice sociale, au XIXe siècle durant l’ère de
l’abondance, furent portées par les changements survenus dans le niveau des prix. Mais
les conséquences de ces changements, en particulier lorsque les autorités actuelles tentent
de nous les imposer avec plus de violence encore que le XIXe siècle a jamais su en supporter, sont devenues insupportables aux
institutions et aux modes de pensée contemporains.
Nous avons changés, insensiblement, notre
vision de la vie économique, nos idées de ce
qui est raisonnable et de ce qui est intolérable.
Et nous l’avons fait sans changer nos pratiques
ou notre manuel théorique. De là naissent tous
nos problèmes.
Un programme partisan doit se développer
dans le détail, jour après jour, sous la pressions des événements réels. Il est absolument
inutile de l’élaborer en dehors de cela, si ce
n’est pour les grandes lignes. Pourtant, si le
parti Libéral veut à nouveau faire entendre sa
voix, il doit se fixer des objectifs, se trouver
une philosophie, aller dans une direction bien
définie. J’ai tenté d’indiquer ma propre attitude en politique et je laisse aux autres le soin
de répondre – à la lumière de ce que je viens
d’en dire – à ma question inaugurale : Suis-je
un Libéral ?
JOHN MAYNARD KEYNES, 1925
Traduit de l’anglais par Frédéric Cotton
Keynes
& le capitalisme,
ou Les rêveries
d’un réformateur ambigu
C’est ainsi qu’on affirme que l’activité économique est propre à la société civile et que
l’État ne doit pas intervenir dans sa réglementation. Mais comme dans la réalité effective société civile et État s’identifient, il faut
affirmer que le « libéralisme » lui-même est
une « réglementation » de caractère étatique,
introduit et maintenu par voie législative et
coercitive : c’est un fait de volonté consciente de ses propres fins et non l’expression
spontanée et automatique du fait économique.
ANTONIO GRAMSCI
I L’ON JUGE UN HOMME par sa capacité à
influencer son époque, on peut accorder à
Keynes (1883-1946) d’avoir été l’économiste
du XXe siècle. Car il fut, par son activité de savant comme par son activisme politique, l’avocat le plus habile d’une voie médiane et
praticable entre le capitalisme libéral et le
capitalisme totalitaire, c’est-à-dire en faveur
de l’élaboration d’une société offrant la
S
54
KEYNES
&
L E C A P I TA L I S M E
meilleure synthèse des trois objectifs que sont
l’efficacité économique, la justice sociale et la
liberté individuelle 1.
Principal – mais pas unique – inspirateur de
l’interventionnisme d’après-guerre associé au
miracle des « Trente Glorieuses », le keynésianisme a vu son statut d’orthodoxie économique se dégrader dès les années 1970, avant
même que puisse se concevoir la chute du
mur de Berlin. Dès lors, les difficultés de la
social-démocratie occidentale, de même que
l’enlisement des pays du Sud et l’autodestruction du bloc de l’Est, sont vite apparus à certains comme une opportunité providentielle
pour, à nouveau, laisser-faire les ressorts magiques et bienfaiteurs des marchés. Cependant, l’ultralibéralisme, alors que se profile à
l’horizon de cette fin de siècle le lourd bilan
des « Trente Miteuses », a peut-être seulement
été le discours permettant d’imposer aux générations sacrifiées un de ces épisodes de
« destruction créatrice » qui scandent, sur le
long terme, le développement du capitalisme.
À moins que l’ultralibéralisme ne doive son
succès qu’à l’inadaptation provisoire des recettes keynésiennes de stabilisation de la
conjoncture face aux évolutions récentes de
l’histoire économique – abandon du système
de Bretton Woods, chocs pétroliers, internationalisation progressive des économies, etc. ?
Ou, plus misérablement, qu’il ne soit que l’expression actuelle du fantasme récurrent d’une
civilisation marchande sur le déclin ?
1. M. Herland, « Concilier liberté économique et justice sociale : les
solutions de Keynes », Cahiers d’économie politique, 30-31, 1998.
JACQUES LUZI
55
Dans tous les cas, la problématique keynésienne revient à la mode. Ainsi Beaud et
Dostaler insistent-ils sur « l’esprit de responsabilité » de l’économiste anglais, qui pratiquait la science économique comme une
science « politique et morale », faisant de
l’économique non pas une fin en soi mais
« un moyen mis au service du social et géré
par la politique 2». Ainsi Fitoussi signale-t-il
(ayant observé l’absence de synchronisation
entre les évolutions conjoncturelles des zones
américaine, européenne et asiatique) que, à
l’encontre des préjugés tenaces concernant le
caractère inévitable des politiques d’austérité,
« les politiques “régionales” de demande peuvent soutenir la croissance 3». Ainsi Bourdieu, en sociologue engagé, cherche-t-il à
« créer les bases d’un nouvel internationalisme, au niveau syndical, intellectuel et populaire », capable d’imposer un État
supranational européen susceptible de
conduire ces « politiques de relance de la demande ou d’investissement dans les technologies nouvelles qui, impossibles ou ruineuses
aussi longtemps qu’elles sont menées dans un
seul pays, deviennent raisonnables à l’échelle
du continent 4». Ainsi Samir Amin soutient2. M. Beaud & G. Dostaler, « Keynes, ou l’esprit de responsabilité »,
Le Monde diplomatique, décembre 1996 ; La Pensée économique
depuis Keynes, Seuil, 1993.
3 . J.-P. Fitoussi, « Peut-on être encore keynésien aujourd’hui ? »,
Le Monde, 18 novembre 1998 ; Le Débat interdit. Monnaie, Europe,
Pauvreté, Arléa, 1995. Le terme « régionales » renvoie aux régions
de la triade : américaine, européenne et asiatique.
4. P. Bourdieu, « Pour un nouvel internationalisme », in Les Perspectives de la protestation, Syllepse, 1998.
56
KEYNES
&
L E C A P I TA L I S M E
il, contre la « gestion capitaliste de la crise »,
le scénario d’un keynésianisme mondial permettant de dépasser « le conflit entre l’espace
économique mondialisé et l’émiettement des
espaces de gestion politique et sociale 5».
Il ne faudrait toutefois pas s’étonner non
plus si certaines des élites les plus avisées du
monde capitaliste sont sensibles aux arguments d’un retour à l’interventionnisme – ne
serait-ce que dans une optique pragmatique
de maintien de l’ordre (financier, économique
et, en dernier recours, politique et social).
Thureau-Dangin a d’ailleurs noté avec justesse
qu’il serait souhaitable, à la limite, « que partout le risque soit plus important que l’espoir
de profit, que la compétition soit féroce au
point de manger ses champions… Ainsi verrait-on enfin de plus en plus d’experts et de
capitalistes battre en retraite » : la crise financière asiatique suffira-t-elle à motiver ce comportement d’autolimitation 6 ? De fait,
n’avons-nous pas vu, depuis, Monsieur Allais,
prix Nobel d’économie (1988) et membre
éminent de la Société du Mont-Pèlerin (principale secte ultralibérale), consacrer dans le
Figaro une série d’articles au risque de crise
majeure qu’encourt une économie mondiale
« dépourvue de tout système de régulation » ?
Contre « le dogmatisme du laisser-fairisme
mondialiste », n’en appelle-t-il pas alors à un
« nouveau Bretton Woods » 7? N’avons-nous
5. S. Amin, La Gestion capitaliste de la crise. Le cinquantième anniversaire des institutions de Bretton Woods, L’Harmattan, 1995.
6 . P. Thureau-Dangin, « Colonisateurs & Colonisés », in Agone ,
« Misère de la mondialisation », n° 16, 1996.
7. M. Allais, Le Figaro, les 12, 19 et 26 octobre 1998 ; La Crise
57
JACQUES LUZI
pas vu, pareillement, Monsieur Soros, prince
de la finance internationale et spéculative, appeler à lutter contre « le désenchantement à
l’égard de la politique et l’érosion des valeurs
morales » liés à « l’intégrisme des marchés
comme idéologie dominante » 8?
Il y a toutefois peu de chances que ces deux
mouvements – progressiste et conservateur –
parviennent à converger au point de refondre
le consensus entre « le capital et le travail »
dans une forme supranationale d’interventionnisme (un keynésianisme global). Ils reflètent
simplement à leur manière, l’ambiguïté de la
pensée du maître de Cambridge (est-il le
« sauveur du capitalisme » ou l’un de ses plus
habiles « contempteurs » ?) et celle des fonctions accordées à l’État dans le fonctionnement du capitalisme (l’État est-il le simple
appendice du capital ou bien l’instrument de
l’émancipation du travail ?).
*
Popper nota combien Marx avait « sous-estimé la signification de ses propres idées morales, alors que sa critique du capitalisme doit
avant tout son efficacité à ce fait qu’elle est
une critique morale : Marx a démontré qu’un
système social peut être injuste en tant que tel
et que nous sommes responsables de ce système comme des institutions qui en résultent.
C’est ce radicalisme moral de Marx qui explique son influence, et notre devoir est de le
préserver. Le marxisme “scientifique” est bien
mondiale aujourd’hui, Clément Juglar, 1999.
8. G. Soros, La Crise du capitalisme mondial, Plon, 1998.
58
KEYNES
&
L E C A P I TA L I S M E
mort. Mais le marxisme moral doit survivre 9». De même nous interrogerons-nous, à
propos de Keynes, davantage sur ses intentions morales, politiques ou philosophiques
que sur les développements mathématiques récents de la théorie dite « néokeynésienne »… notamment parce que la pensée
de Keynes développe des considérations que
les modèles mathématiques ne pouvaient inclure : aussi sont-ils devenus, selon les termes
de Robinson, les simples divertissements de «
sa progéniture illégitime 10».
Qui donc était Sir John Maynard Keynes ?
Ce grand bourgeois éclairé, cet économiste
surdoué qui, par son pragmatisme lucide, « a
sauvé » le capitalisme de lui-même en des
temps inquiétants où le socialisme « réellement existant » pouvait encore faire figure
d’alternative et où il valait mieux intégrer les
classes ouvrières qu’alimenter leur appétit révolutionnaire ? « La lutte des classes me trouvera du côté de la bourgeoisie cultivée »,
disait-il. Ou encore, parlant du socialisme :
« Comment puis-je adopter une doctrine qui
exalte le prolétariat crasseux au détriment de
la bourgeoisie et de l’intelligentsia qui, en
dépit de tous leurs défauts, sont la quintessence de l’humanité 11» ? C’est bien ce Keynes9 . K. Popper, La Société ouverte et ses ennemis , Tome 2, Seuil,
1979. Pour une vision keynésienne de Marx, voir J. Robinson, Essai
sur l’économie de Marx, Dunod, 1971 ; et, pour une vision marxiste, P. Mattick, Marx & Keynes, Gallimard, 1972.
10. J. Robinson, Hérésies économiques, Calmann-Levy, 1971.
11. Afin d’alléger l’appareil de notes, on ne précisera pas à chaque
fois la référence précise des citations de Keynes. Elles sont issues
soit des essais qui suivent cette présentation, soit de la Théorie gé-
JACQUES LUZI
59
là, l’inventeur supposé de la médecine conférant l’immortalité au capitalisme, dont le portrait trône, encore aujourd’hui, au dernier
étage du World Trade Center qui domine
Manhattan, non loin de Wall Street 12…
Peut-être Keynes est-il plutôt ce Lord anglais non-conformiste, homosexuel (dit-on),
amoureux des arts et de la bohème, parlant de
l’entrepreneur capitaliste comme d’un animal
à manier avec rigueur, et de l’obsession du
profit, caractéristique de l’Homo œconomicus,
comme d’un « état morbide plutôt répugnant,
l’une de ces inclinations à demi criminelles et
à demi pathologiques dont on confie le soin
en frissonnant aux spécialistes des maladies
mentales » ? Ne s’est-il pas transformé, dans
ses Perspectives économiques pour nos petitsenfants (1930), en prophète de l’extinction
d’un système capitaliste qu’il raillait avec une
ironie féroce tout en lui accordant une utilité
transitoire ?
Il serait pourtant délicat de prétendre que,
chez Keynes, le « contempteur du capitalisme » et le « réformateur socialisant » aient pu
l’emporter sur le « conservateur libre-échangiste » et le « sauveur du capitalisme ». Robinson rappelle à juste titre que s’« il lui arrivait
de trouver le capitalisme moralement et esthétiquement détestable […], il ne poussa jamais
très loin sa critique ni du système ni de ses
nérale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie , Payot, 1982
(1935), soit d’autres textes de ses Essays in persuasion (1931), du
volume IX des Collected Writings, Macmillan & Cambridge U. P.
12. L’anecdote est rapportée par D. Clerc, in Déchiffrer les grands
auteurs de l’économie et de la sociologie, Syros, 1995.
60
KEYNES
&
L E C A P I TA L I S M E
apologistes » et, il « tâchait de le sauver de sa
propre destruction » 13. Néanmoins, il ne faut
pas voir dans ce jugement une raison suffisante pour négliger les composantes hérétiques
de la pensée de Keynes. Au contraire, il nous
paraît essentiel de ne pas séparer les trois
points fondamentaux de sa pensée, même si
Keynes n’a pas jugé opportun d’y accorder
des développements d’une égale importance.
Comme le montre l’essai intitulé
« The End of Laisser-faire », la pensée de
Keynes s’élabore à partir de la prémisse selon
laquelle les principes du libéralisme économique, qui font du capitalisme une organisation naturelle fondée sur « l’instinct de lucre
de l’individu », ne sont qu’une des pièces du
puzzle métaphysique de la modernité occidentale. Pour Keynes, le capitalisme est donc un
système économique particulier et historiquement situé : aussi n’omet-il pas de préciser
que « des historiens peuvent nous parler
d’autres stades de l’organisation sociale au
cours desquels [cet instinct] a joué un rôle
plus faible que de nos jours »… De cette prémisse découlent les deux autres questions keynésiennes fondamentales : peut-on attribuer,
malgré tout, une fonction historique au capitalisme ? Si oui, que faire une fois que cette
mission historique aura été remplie ?
Concernant la première question, Keynes
estimait « que le capitalisme, à condition
d’être sagement conduit, est probablement capable d’être rendu plus efficace dans la pour13. J. Robinson, Hérésies économiques, op. cit.
JACQUES LUZI
61
suite d’objectifs économiques que tout autre
système actuellement en vue » – sousentendu : « plus efficace » que le capitalisme
d’État préconisé et mis en place par les bolcheviks 14. Économiquement efficace, le capitalisme, par son instabilité et son iniquité
intrinsèques, ne peut toutefois prétendre fonder en soi une société ; dès lors, « le principal
devoir des économistes est de repenser à neuf
la distinction entre ce qui incombe à la puissance publique et ce qui peut être abandonné
à l’industrie des individus »…
À propos de la deuxième question, Keynes
prévoyait que le problème économique – « la
lutte pour la subsistance » – serait résolu d’ici
la fin du XXe siècle, posant à l’humanité un
problème autrement plus redoutable, celui de
savoir « comment employer la liberté arrachée
aux contraintes économiques ». Il avançait
même l’idée que devant une telle liberté, l’humanité pourrait sombrer dans une « “dépression nerveuse” universelle ». Et, à moins
d’admettre comme un destin inaltérable ce
cercle vicieux par lequel l’économie n’offre
plus à satisfaire que les besoins qu’elle crée
elle-même jusque dans l’agencement minutieux des loisirs, à moins d’admettre comme
un fait accompli qu’il ne soit plus possible de
concevoir un après à l’ère psychotique de l’accumulation pour l’accumulation, il paraît difficile, en ces temps où l’idée d’une croissance
illimitée et d’une « prospérité sans fin »
14 . Sur le caractère capitaliste de l’aventure soviétique, ne pas
manquer de consulter attentivement M. Barrillon, D’un mensonge
« déconcertant » à l’autre, Agone Éditeur, 1999.
62
KEYNES
&
L E C A P I TA L I S M E
(Henry Ford) n’habite plus que des esprits indigents, d’éluder les problèmes liés aux limites
de la société du travail…
*
De la pensée de Keynes, la postérité n’a
jugé bon de ne retenir que l’objectif de rendre
compatible l’efficacité économique du capitalisme libéral avec la justice sociale. Mais être
un keynésien conséquent – et, s’il le faut,
contre Keynes lui-même – ne revient-il pas à
penser ces trois points de manière
synthétique ? On découvre alors que, malgré
la multiplication des parades électorales et
des performances rhétoriques atteintes en
duo par les technocrates et le milieu des affaires, peu nombreux sont ceux qui peuvent
se prévaloir, hier comme aujourd’hui, du réformisme de Keynes.
JACQUES LUZI
63
LIBÉRALISME ÉCONOMIQUE
& LAISSER - FAIRE :
ENTRE UTOPIE & BARBARIE
C’est ainsi que même ceux qui souhaitaient
le plus ardemment libérer l’État de toute
tâche inutile, et dont la philosophie tout
entière exigeait la restriction des activités
de l’État, n’ont pu qu’investir ce même
État des pouvoirs, organes et instruments
nouveaux nécessaires à l’établissement du
laisser-faire.
KARL POLANYI, 1944
Et alors, je le demande : qu’a-t-elle fait
d’autre, l’Europe bourgeoise ? Elle a sapé
les civilisations, détruit les patries, ruiné les
nationalités, extirpé « la racine de diversité ». Plus de digue. L’heure est arrivée du
Barbare. Du Barbare moderne. L’heure
américaine. Violence, démesure, gaspillage,
mercantilisme, bluff, grégarisme, la bêtise,
la vulgarité, le désordre.
AIMÉ CÉSAIRE, 1955
IETZSCHE AFFIRME ,
dans Aurore, que
« l’injustice et l’instabilité dans l’esprit de
certains hommes, leur désordre et leur
manque de mesure sont les dernières conséquences des innombrables inexactitudes logiques, du manque de profondeur et des
conclusions hâtives dont leurs ancêtres se sont
rendus coupables ». De la même manière, il
N
64
KEYNES
&
L E C A P I TA L I S M E
serait vain de rechercher une noble origine
philosophique ou scientifique aux discours d˝s
ultralibéraux d’aujourd’hui, ni de leur accorder la moindre pensée innovante : à peine parviennent-ils à singer les artifices qu’avant eux
« leurs ancêtres » avaient utilisés pour aboutir,
évidemment, aux mêmes « conclusions
hâtives ».
C’est pourquoi, comme l’indique Keynes,
« faire l’histoire des idées est un préliminaire
obligatoire à l’émancipation de l’esprit ».
D’autant que cette généalogie, que l’on pourrait croire simplement fastidieuse, est particulièrement décisive à propos de la doctrine du
laisser-faire, que seule « la campagne politique
en faveur du libre-échange » a pu faire passer,
au XIXe siècle, pour « la conclusion logique de
l’économie politique orthodoxe » : il a
d’ailleurs « fallu attendre les années 1830 pour
que le libéralisme éclate comme un esprit
de croisade passionnée et que le laisser-faire
devienne une foi militante », précise Karl
Polanyi 15. Dans le même esprit, Vergara a récemment insisté sur l’importance de ne pas
confondre – comme les ultralibéraux d’aujourd’hui aimeraient le faire pour s’arroger le
prestige d’une longue tradition philosophique – le classicisme libéral et les tenants du
laisser-faire – les ultralibéraux, justement 16.
En effet, et contrairement à ces derniers, les
15. K. Polanyi, « Naissance du credo libéral », chap. 12 de La Gran-
de transformation. Aux origines politiques et économiques de notre
temps, Gallimard, 1983 (1944).
16. F. Vergara, Introduction aux fondements philosophiques du libéralisme, La Découverte, 1992.
JACQUES LUZI
65
libéraux classiques, conscients des limites du
fonctionnement autonome de la société marchande, ne se sont jamais, par principe, opposés aux interventions compensatrices de l’État
et n’ont jamais, par principe, prôné l’instauration d’un État minimum, simple « veilleur de
nuit »… Cette distinction permettra, entre
autres, de comprendre comment Keynes a pu
à la fois s’opposer farouchement à la doxa du
laisser-faire et s’inscrire, même de manière
critique, dans la tradition du libéralisme
classique 17.
L E L I BÉ R A L I S M E C L AS S I Q U E
Comme l’indique Lionnel Robbins, « les théories libérales de politique économique des
XVIII e et XIX e siècles ont pour origine deux
traditions philosophiques différentes. D’un
côté, nous avons la tradition du droit naturel,
d’après lequel le critère pour juger une politique est sa conformité avec un ordre naturel
préexistant... D’un autre côté, nous avons la
tradition utilitariste, d’après laquelle les lois
sont faites par les hommes et doivent être jugées en fonction de leurs effets sur le bonheur
général » 18. À la tradition du droit naturel
sont associés les noms d’Anne Robert
Jacques Turgot (1727-1781), de Thomas Paine
(1737-1809), de Thomas Jefferson (1743-1826)
ou du marquis de Condorcet (1743-1794) ; à la
17. Voir, respectivement, « The end of laisser-faire » et « Suis-je un
libéral ? », infra, p. ? & p. ?.
18. L. Robbins, The Theory of Economic Policy in Classical Political
Economy, MacMillan, 1953 (cité par F. Vergara, ibid).
66
KEYNES
&
L E C A P I TA L I S M E
tradition utilitariste, ceux de David Hume
(1711-1776), d’Adam Smith (1723-1790), de
Jeremy Bentham (1748-1832) ou encore de
John Stuart Mill (1806-1873)… Que les uns et
les autres appartiennent à l’une ou l’autre des
deux écoles, la problématique est toujours
celle – que l’on peut faire remonter jusqu’à
l’Antiquité – d’établir un critère ultime permettant de délimiter le domaine de la liberté
individuelle et le champ d’intervention de
l’État (ce que Bentham, selon Keynes, nommait les agenda du gouvernement).
Pour les philosophes de l’école du droit naturel, le critère ultime permettant d’établir
cette frontière est la justice, dont les principes
peuvent se déduire de certains axiomes généraux relatifs à la nature humaine. Le droit naturel est alors « l’ensemble des droits et des
devoirs que les hommes doivent respecter
pour que la société existe dans un état ordonné et paisible » ; et le domaine de la liberté est
celui des « actions qui ne violent les droits naturels de personne ». En ce sens, Condorcet et
Paine écrivent : « La liberté consiste dans le
droit de faire tout ce qui n’est pas contraire
aux droits des autres 19». Dès lors, le devoir
de justice attribué à l’État consiste
« à s’assurer que les droits naturels de chacun
sont respectés » sans en sacrifier l’exercice légitime. De manière plus concrète, les droits
naturels comprennent la liberté, l’égalité, la
sûreté, la propriété, la protection sociale et la
résistance à l’oppression. S’appliquant à l’éco19. Cités par F. Vergara, ibid.
JACQUES LUZI
67
nomie et au commerce, ces principes impliquent un libéralisme modéré, qui n’exclut ni
l’impôt, ni l’intervention de la puissance publique dans les domaines – par exemple, de
l’éducation de la population ou de l’aide aux
démunis 20 . Mieux, il suffit de parcourir
quelques-unes des enquêtes de Chomsky pour
s’apercevoir que la référence aux droits de
l’homme peut aisément être retournée contre
ceux qui, pour des raisons purement idéologiques, se targuent d’en être les champions :
l’examen circonstancié de tout ce que la pratique effective de la politique internationale
des États-Unis révèle de mépris de l’humain
est, en la matière, un cas d’école 21…
De leur côté, les utilitaristes avancent
comme critère ultime le bonheur de la collectivité. « Le bonheur dont il est question – écrit
Stuart Mill – n’est pas le bonheur de celui qui
agit mais le bonheur de tous ceux qui sont
concernés 22». Dès lors qu’une activité renforce les liens sociaux et que chaque individu
qui s’y adonne « en vient, comme instinctivement, à être conscient de lui-même comme
d’un être qui tient naturellement compte du
bien-être des autres », les autorités politiques
peuvent laisser cette activité se développer librement 23. Le libéralisme des utilitaristes est
20. On peut noter que, d’une manière générale, l’école du droit na-
turel n’a pu « éviter d’être travaillée de l’intérieur par la contradiction entre égalité universelle et inégalité effective » (G. Procacci,
Gouverner la misère, Seuil, 1993).
21. Voir, entre autres, L’An 501. La Conquête continue, EcoSociété
& EPO, 1994.
22. J. Stuart Mill, L’Utilitarisme, PUF, 1998.
23. Ibid.
68
KEYNES
&
L E C A P I TA L I S M E
donc condensé dans l’idée que la liberté individuelle conduit mieux au bonheur collectif
que la contrainte, pour autant qu’elle n’entraîne pas de conséquences indésirables sur autrui et qu’elle concerne un domaine pour
lequel la liberté donne de meilleurs résultats
que toute réglementation. Ainsi en est-il,
d’après Stuart Mill, de l’activité économique :
« Le commerce est une activité sociale. Celui
qui entreprend de vendre au public des marchandises fait quelque chose qui affecte l’intérêt des autres et l’intérêt de la société : du
point de vue des principes [utilitaristes], son
activité tombe sous la juridiction de la société ». Et, si « les règlements restrictifs concernant le commerce ou la production de
marchandises sont indiscutablement des entraves », « ces restrictions particulières concernent cette partie de la conduite que la société
est autorisée à restreindre 24». Une fois encore, le libéralisme des classiques est tempéré
par la conscience du caractère social de l’activité économique et par la légitimité des interventions publiques, dès lors qu’il est
démontré que la liberté ne peut, par ellemême, conduire au bonheur général. Si, globalement, la liberté du commerce paraît plus
efficace que la contrainte pour assurer le bonheur du plus grand nombre, cela n’implique
nullement un État minimum. C’est pourquoi
Stuart Mill ajoute que, de même que « la liberté individuelle n’est pas impliquée dans la
doctrine du libre-échange, elle ne l’est pas non
24 . J. Stuart Mill, De la liberté , Gallimard, 1990 (cité par
F. Vergara, ibid., souligné par nous).
JACQUES LUZI
69
plus dans la plupart des questions qui concernent les limites à imposer à cette doctrine, par
exemple, dans la quantité d’intervention publique qui est admissible », que ce soit dans le
but de créer des infrastructures, de prodiguer
un enseignement universel ou d’assurer l’hygiène publique et l’assistance aux pauvres 25.
Dans ces conditions, il suffit de ne pas
restreindre le bonheur à la prospérité matérielle pour trouver dans le critère utilitariste
la base déjà suffisante d’une critique du
capitalisme 26…
Il est possible, à partir de cette brève esquisse, de résumer les principes libéraux par les
deux propositions suivantes :
— Dire que « l’effet naturel du commerce
est de porter à la paix » (Montesquieu) et que
« l’exercice du commerce constitue la meilleure façon d’atteindre à la civilisation sans faire
appel directement à des principes moraux »
(Paine), revient à dire que la libre pratique du
commerce et, plus généralement, de l’économie, ne peut occasionner chez tout individu
que le sentiment naturel qu’il s’agit là d’une
activité juste, qui n’affecte ni l’ordre, ni la cordialité des relations sociales. (On évitera de se
demander si c’est un tel sentiment que ressentent les deux cent cinquante millions d’enfants
aujourd’hui exploités dans le monde 27.)
25. Ibid.
26. Voir, par exemple, Alain Caillé, Critique de la raison utilitaire.
Manifeste du Mauss, La Découverte, 1989.
27. Les citations sont tirées de A. O. Hirschman, Les Passions et les
intérêts, PUF, 1980. Sur le travail des enfants, voir par exemple Le
Monde, 23 novembre 1998.
70
KEYNES
&
L E C A P I TA L I S M E
— Dire que « cette grande multiplication
dans les produits de tous les différents arts et
métiers, résultant de la division du travail, est
ce qui, dans une société bien gouvernée,
donne lieu à cette opulence générale qui se répand jusque dans les dernières classes du
peuple » (Adam Smith) revient à dire que la
libre pratique du commerce et, plus généralement, de l’économie, est le plus sûr moyen de
réaliser le bonheur du plus grand nombre.
(Est-il besoin, là aussi, de rappeler que « la
fortune des 358 individus milliardaires en dollars que compte la planète est supérieure au
revenu annuel cumulé des 45 % d’habitants
les plus pauvres de la planète 28» ?)
On se contentera donc de préciser que ces
propositions, qui impliquent l’émancipation de
l’économique relativement au politique et à
l’éthique, reposent sur l’idée que l’économie,
lorsqu’elle est confiée à l’initiative des individus, produit spontanément un ordre social globalement satisfaisant et bienfaisant – les
interventions de l’État libéral étant légitimées
par la présence de ce « globalement ». En particulier, le libre fonctionnement des marchés
doit permettre à l’économie de réaliser le pleinemploi et d’éradiquer la misère endémique des
sociétés préindustrielles, même si, comme le
rappelle Pigou, cette performance n’advient
qu’en tendance : « L’opinion des classiques est
que le plein-emploi n’existe pas toujours, mais
qu’il tend toujours à s’établir ». (Encore une
28. ONU, Rapport Mondial sur le Développement Humain, Economica, 1996. Pour la citation d’A. Smith, voir Recherches sur la nature
et les causes de la richesse des Nations, (1776), Gallimard, 1976.
JACQUES LUZI
71
fois, c’est la tempérance de la foi dans les performances du marché qui justifie certaines
formes d’ingérence des autorités publiques 29.)
Or, l’essentiel de la critique de Keynes va justement résider dans la démonstration que cette
inclination du marché à réaliser naturellement
le plein-emploi n’existe pas et qu’il n’est pas
possible d’en imputer la responsabilité aux salariés. Le niveau de l’investissement, donc celui
de l’accumulation du capital et de l’activité économique, dépendant des anticipations des entrepreneurs sur le climat futur des affaires, est
« affaire de loterie » et peut très bien s’avérer
durablement insuffisant pour assurer le pleinemploi. Le marché, abandonné à lui-même,
s’oriente alors plutôt vers une situation stable
de sous-emploi. Dans ces conditions, l’État se
doit d’intervenir et, grâce à l’usage approprié
de son budget, de compenser par l’investissement public l’inconstance de l’investissement
privé. Du point de vue de la philosophie libérale, cette position n’a rien de véritablement choquant, quand bien même l’État, de simple
complément du marché, en devient le principal
suppléant : l’économie étant une « activité sociale », la médiation de l’État n’est que
« justice » s’il s’avère que la liberté accordée
aux individus dans ce champ d’activité entrave
les droits fondamentaux de certains d’entre eux
(par exemple le droit au travail) ou l’avènement du bonheur du plus grand nombre
(dans le cas d’un chômage de masse).
29 . A. C. Pigou, Employment and Equilibrium , MacMillan, 1949
(cité par F. Vergara, op. cit.).
72
KEYNES
&
L E C A P I TA L I S M E
Du point de vue capitaliste toutefois, l’optique du laisser-faire et sa défense acharnée du
mythe du « marché bienfaisant », qui amènent
à considérer le chômage et l’indigence comme
étant de la seule responsabilité du comportement des prolétaires, sont nettement plus séduisantes : le danger n’est-il pas en effet que
l’État, plutôt que de servir les intérêts des
bourgeois, se mette à servir ceux des prolétaires ? Comme l’écrit Keynes : « L’individualisme et le laisser-faire n’auraient pu assurer
leur prédominance sur la conduite des affaires
publiques s’ils n’avaient été en conformité
avec les besoins et les souhaits du monde des
affaires de l’époque ». C’est peut-être pourquoi, aujourd’hui encore, le débat qui occupe
les économistes reste centré sur le problème
de décider « s’il y a [ou non] un besoin sérieux de stabiliser l’économie » et si cette
tâche doit incomber à l’État – sans que l’on
sache de quel État il est question 30.
L E L A I S S E R - FA I R E ,
O U L E L I BÉ R A L I S M E R ÉAC T I O N N A I R E
La religion séculière du laisser-faire a, depuis
le XIXe siècle, ses apôtres et ses dévots professionnels : les plus célèbres sont Frédéric Bastiat (1801-1850) et Herbert Spencer
(1820-1903). Pour le XXe siècle, on peut citer
Ludwig von Mises (1881-1973), Jacques Rueff
(1896-1978), Friedrich August von Hayek
30. F. Modigliani, « The monetarist controversy or, should we forsa-
ke stabilisation policies ? », American Economic Review, volume 67,
1977.
JACQUES LUZI
73
(1899-1992 ; prix Nobel 1974), Milton
Friedman (1912- ; prix Nobel 1976).
Par leur entremise, la question du libéralisme passe allègrement des ébats « désintéressés » de l’intelligentsia académique à l’activisme politique sans borne : la foi dans l’émergence et dans la bienfaisance naturelles de
l’ordre marchand, portée à son paroxysme, se
doit de conquérir la mode intellectuelle, « la
machine éducative », la presse, les ministères,
l’État… bref, d’être socialement construite et
instituée. Comme Karl Polanyi l’a remarqué,
l’ultralibéralisme, qui prêche la spontanéité du
marché contre les ingérences artificielles de
l’État, est un constructivisme volontaire qui,
par les effets délétères que ne manque pas
d’occasionner la pratique effective du laisserfaire, provoque spontanément des réactions
de défenses sociales conduisant à une recrudescence de l’interventionnisme – c’est pourquoi il considérait l’ultralibéralisme du siècle
dernier comme s’étant définitivement égaré
dans les « poubelles de l’Histoire »…
Mais les ultralibéraux ne sont pas à une incohérence près. Vergara les distinguent d’ailleurs
des libéraux classiques par le manque de rigueur qui caractérise leur rhétorique. Les libéraux classiques utilisent un seul critère ultime
(le droit naturel ou le bonheur général) pour
justifier (ou non) la liberté accordée à telle ou
telle activité 31. Cette cohérence de méthode
permet de délimiter logiquement, étant donné
31. Pour une critique du naturalisme auquel se rattachent les ana-
lyses libérales, voir J. Luzi, « Libéralisme & nihilisme », in Agone,
n° 21, « Utopies économiques », 1999.
74
KEYNES
&
L E C A P I TA L I S M E
le critère retenu, le champ d’application de la
liberté individuelle. Les ultralibéraux, en revanche, changent de critère selon l’action étudiée, en une confusion qui ne sert qu’à
garantir le résultat désiré. Il leurs arrivet aussi,
lorsque cela s’avère nécessaire, d’en introduire
de nouveaux, prétextant, par exemple, que le
champ d’application de la liberté individuelle
est sans limite véritable puisque cette liberté
« est le seul critère d’analyse des organisations
économiques et politiques 32». Le plus souvent, ils se contentent d’énumérer « tous les
arguments envisageables en faveur de l’institution approuvée ou à l’encontre de l’institution
condamnée 33». Si bien que, comme le dit Polanyi, « le laisser-faire n’est pas une méthode
permettant de réaliser quelque chose »
comme la justice ou le bonheur général, mais
devient « la chose à réaliser », avec la dégénérescence de l’État en État-régalien 34.
Pour illustrer de façon plus manifeste la
perspective ultralibérale, on peut prendre
l’exemple du travail. Polanyi a examiné avec
suffisamment de précision la manière dont la
libéralisation du marché du travail, en rédui32. C. Saint-Étienne, L’Ambition de la liberté. Manifeste pour l’État
libéral, Economica, 1998.
33. F. Vergara, op. cit.
34. À l’ère bienfaisante de la communication planétaire, Saint-Étienne ne pouvait pas ne pas rebaptiser le trop célèbre État-gendarme. Il
sépare ainsi l’État en trois fonctions : l’État-régalien, l’État-stratégique (au service des capitalistes admis à s’ébattre sur la scène de
la concurrence internationale) et l’État-providence (dont la fonction
est de protéger les prolétaires des effets sociaux de cette compétition). Et il est évident que seul l’État-providence porte vraiment
atteinte à la liberté individuelle…
JACQUES LUZI
75
sant la force de travail au statut de marchandise, avait du même coup livré les hommes ne
possédant que leur force de travail à se plier
au destin de toute marchandise : être exclusivement disponible pour le négoce, être soumis
à la loi de l’offre et de la demande à un prix
appelé salaire et variable selon les conditions
de marché… être aussi, le cas échéant, stocké
ou mis au rebut, consommé ou détruit… À
aucun moment, il n’est tenu compte « du fait
qu’abandonner le destin des hommes au marché équivaudrait à les anéantir » en défaisant
les liens traditionnels de solidarité grâce auxquels chacun d’eux est « conscient de luimême comme d’un être qui tient
naturellement compte du bien-être des
autres ». De ce point de vue, la création des
syndicats, la protection sociale, le droit au travail ou encore l’assurance chômage ne sont
que des mesures dont la fonction est de protéger ceux qui ne sont que des fictions de marchandises : les hommes 35 . C’est là un
raisonnement qui, portant atteinte à la liberté
du capitaliste, ne peut être accepté par les
missionnaires du laisser-faire. Eux, préfèrent
s’en remettre, comme le dit Keynes, à cette
méthode qui, au travers « de la lutte sans
merci pour la survie, propulse au sommet les
plus talentueux dans l’art de faire des profits,
et sélectionne donc les plus efficaces par la
35. Le raisonnement de Polanyi porte à la fois sur le travail, la na-
ture et la monnaie. En transformant ces institutions sociales en marchandises, l’ultralibéralisme conduit à soumettre la société tout
entière aux impératifs de l’économie marchande, conduisant ainsi à
son autodestruction… (voir K. Polanyi, op. cit.)
76
KEYNES
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L E C A P I TA L I S M E
faillite de ceux qui le sont moins. Le coût de
la lutte importe peu, seul le résultat final et les
bénéfices qu’on peut en tirer, censés durer
toujours, entrent en jeu ».
Dans L’Individu contre l’État, Spencer s’en
prend ainsi à la « législation restrictive » qui,
contre les saints principes de la libre concurrence, envisage l’application d’une loi sur les
mines « qui édicte des peines contre ceux qui
emploieraient des garçons au-dessous de
douze ans » : que faire, en effet, des « enfants
faibles et peu intelligents » 36? Au yeux de ce
grand humaniste, il n’est pas vrai, non plus,
que l’aide aux démunis puisse se prévaloir
d’être un devoir de justice. Cette sentence, naturellement, ne concerne pas exclusivement
ces « gens indignes de tout intérêt [qui] portent la peine de [leurs] propres méfaits ». Car
« ceux dont la pauvreté est uniquement due à
la mauvaise fortune » ne peuvent pas davantage « revendiquer une partie de l’industrie des
autres en tant que droit […] Ils peuvent chercher à éveiller leur pitié ; il peuvent souhaiter
une aide ; mais ils ne peuvent pas argumenter
leur cas sur le terrain de la justice ». En cette
période où la marchandise la mieux exportée
par l’Europe industrielle et coloniale était déjà
36 . H. Spencer, The Man versus the State, Liberty Classics, 1981
(1884), (cité par K. Polanyi, op. cit.) On en trouvera une version française aux éditions des Belles Lettres, Le Droit d’ignorer l’État, 1993.
Cette version, amputée des articles les « moins actuels et univer-sels »
(Alain Laurent) – c’est-à-dire de tout ce qui ne relève pas de la communication correcte – n’en contient pas moins quelques passages savoureux qui, loin de caractériser une quelconque pensée libertaire,
incarne parfaitement la nature réactionnaire de l’ultralibéralisme.
JACQUES LUZI
77
la force armée, la « loi naturelle » selon laquelle « une créature qui n’est pas assez énergique
pour se suffire doit périr » s’appliquait aussi
aux relations internatio-nales 37. C’est en effet
à partir d’elle que Spencer se fait le défenseur
inconditionnel de la liberté de l’impérialisme
occidental, qui sert la civilisation – c’est-à-dire
le droit naturel, le bonheur général et la liberté – en éliminant les « races inférieures » de la
planète : « Les forces qui font aboutir le projet
grandiose du bonheur parfait ne tiennent nullement compte de la souffrance d’ordre secondaire et exterminent ces sections de
l’humanité qui leur barrent le passage […]
Qu’il soit être humain ou brute, l’obstacle
doit être éliminé 38». Que les âmes sensibles
se rassurent : il ne faut voir là qu’une nouvelle
preuve de « la véritable compassion des races
supérieures » qui, voyant bien l’incapacité naturelle des « races inférieures » à s’acheminer
vers l’état le plus élevé de la prospérité et du
« bonheur parfait », poussent la philanthropie
jusqu’à les aider à disparaître…
Certains pourront toujours avancer que ce
sont là des propos datés, et qu’aucun ultralibéral de ce siècle ne s’aventurerait à les soutenir à nouveau. Le contexte est en effet
différent : l’obsession du PIB s’est substituée
à la manie du territoire et le niveau culturel
des prolétaires, acquis d’ailleurs contre les
principes du laisser-faire, engagent à plus de
37. Ibid.
38. H. Spencer, Social Statics, 1850 (cité par S. Lindqvist, Extermi-
nez toutes ces brutes. L’Odyssée d’un homme au cœur de la nuit et
les origines du génocide européen, Le Serpent à Plumes, 1998.)
78
KEYNES
&
L E C A P I TA L I S M E
modération. Aussi ne doit-on pas reprocher à
Spencer son anti-humanisme de fond, mais
constater, avec Hayek, que « l’erreur du “social-darwinisme” fut de se concentrer sur la
sélection des individus plutôt que sur celle des
institutions et des pratiques 39». De cette manière, la distinction entre, d’une part, une organisation fabriquée, artificielle et donc
nécessairement totalitaire telle que l’État, et,
d’autre part, l’ordre autogénéré, spontané et
donc forcément libertaire que favorise le marché, permet de parvenir à des conclusions sensiblement identiques à celles auxquelles
parvient Spencer, mais formellement mieux
adaptées aux impératifs actuels de la communication correcte. Une autre méthode consiste
à pratiquer sans retenue la démagogie et la
tartuferie. Ainsi, Friedman regrette-t-il que le
gouvernement ne se soit pas « borné à protéger les membres des syndicats », pour adopter
« toute une série de lois tendant à protéger les
travailleurs en général : des lois sur les accidents du travail, des lois interdisant le travail
des enfants, établissant des salaires et des horaires de travail minimal, prévoyant des commissions paritaires pour assurer des
conditions d’emploi équitables, des lois antiracisme, des lois créant un bureau fédéral
pour la sécurité et la santé »… Certaines de
ces mesures ne peuvent plus, au moins au sein
des riches pays industrialisés, être décemment
prises à partie (l’interdiction du travail des enfants, par exemple), aussi Friedman n’hésite
pas à avancer que, en ce domaine, l’État n’a
39. F. Hayek, Droit, Législation et Liberté, Tome 1, PUF, 1973.
JACQUES LUZI
79
fait, en définitive, que « légaliser des pratiques déjà courantes sur le marché privé » :
comme quoi le révisionnisme n’est pas un procédé réservé aux milieux ouvertement fascisants. Les autres mesures, « cela ne vous
surprendra sûrement pas, n’ont pas été une
médaille sans revers », et il vaudrait mieux,
pour la liberté de chacun, que le gouvernement légifère contre la liberté des prolétaires à
se regrouper en syndicats… et élimine la « duperie » que représente « l’État-providence »
afin de délivrer l’avidité individuelle de la suprématie du « dogme égalitariste » et de la «
sociale-bureaucratie » 40. C’est que, comme le
dit si bien Saint-Étienne, « il ne faut pas
confondre État fort qui aide les faibles sans
être dépensier et État faible et dépensier qui
provoque la déresponsabilisation des citoyens
et les enferme dans l’exclusion 41». Mandeville, déjà, avait eu une semblable touchante et
libertaire attention envers le « prolétariat crasseux » : « Lorsque les pauvres font preuve
d’une telle propension à la paresse, quelle raison avons-nous de penser qu’ils travailleraient
jamais s’il n’y étaient obligés par une nécessité
quelconque ? 42»
Devant de telles prouesses rhétoriques, il
n’est pas inutile, non plus, de se fier aux prestations effectives des ultralibéraux et du milieu
des affaires qui les finance, et d’observer les
40. M. & R. Friedman, La Liberté du choix, Belfond, 1980.
41. C. Saint-Etienne, L’Ambition de la liberté, op. cit.
42 . B. de Mandeville, The Fable of the Bees , Oxford University
Press, 1966 (1752), dont le sous-titre : « Vices privés, bénéfices publics », résume à lui seul la devise de l’ultralibéralisme.
80
KEYNES
&
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principes qui opèrent réellement dans la mise
en pratique de la liberté universelle. On peut
rappeler, à ce sujet, que Friedman n’a pas hésité à envoyer ses Chicago boys tester sur la population du Chili les effets de sa moralité, à
l’époque où Augusto Pinochet poussait sa liberté jusqu’à pratiquer un despotisme éclairé,
peu après avoir été conduit, grâce à l’interventionnisme de la firme AT&T et de la CIA, à
renverser un gouvernement démocratiquement élu. Pour un bon exemple du principe
de liberté absolue et de l’accès qu’elle offre
« au dépassement de soi vers l’infini » (SaintÉtienne), rappelons que, depuis 1990,
« l’île de Batam, située au nord-ouest de l’Indonésie, a été transformée en un parc de loisir
industriel où se sont installées librement
quatre-vingt-trois entreprises, dont Thompson, Schneider, AT&T, Sanyo, Panasonic,
Varta, Fujitec, etc., en attendant Matra, Moulinex, Electrolux, etc. Le décor est orwellien :
hauts grillages, tranchées, caméras de surveillance. Le mode d’embauche ne dépareille
pas : 85 % des 47 000 salariés sont des jeunes
femmes d’une vingtaine d’année, généralement musulmanes – une garantie de
discipline –, recrutées dans l’île de Java. Leur
contrat est de deux ans car, au-delà, des
troubles visuels réduisent leur efficacité. Elles
vivent à seize dans une chambre, travaillent
quarante heures par semaine pour un salaire
mensuel brut de 960 francs. Elles bénéficient
de douze jours de congés annuels mais risquent le licenciement en cas de mariage ou de
grossesse 43». Enfin un lieu, dirait Spencer,
où « le bien résulte non de la multiplication
JACQUES LUZI
81
des remèdes artificiels pour soulager la détresse, mais, au contraire, de la diminution de ces
remèdes 44».
On ne peut donc, comme le fait Keynes, résumer la religion du laisser-faire à la simple
croyance dans l’« harmonie entre l’intérêt
privé et le bien public », engageant chacun à
se délecter librement de son « instinct du
lucre ». Car derrière l’Homo œconomicus, derrière « cet homme idéal, inventé par les économistes, cet homme qui est sans histoire et sans
passé, qui n’est mû que par son intérêt et qui
échange le produit de son travail contre un
autre produit », derrière cet « échangeur de
droit » et cet « échangeur de biens », dont la
liberté s’harmonise providentiellement avec la
liberté de ses semblables, se dessine la figure
terriblement concrète du barbare, de l’envahisseur, de « l’homme de l’histoire, du pillage
et de la domination », de l’homme qui s’empare, qui s’approprie et qui détruit toute altérité, et dont la « liberté ne repose que sur la
liberté perdue des autres 45». Il ne faut donc
pas s’étonner si, de même que les ingérences
de l’État ne sont condamnées que si elles portent atteintes à la liberté des capitalistes ou si
elles favorisent la liberté des travailleurs, le
43 . M. Barrillon, « L’Homme et la nature dans la “fabrique du
diable ” » (in Agone, n° 16, op. cit.) qui cite Le Monde du 6 juin
1996. Pour une vision générale des pratiques néocoloniales, voir
E. Goldsmith, » Quand les firmes transnationales imposent leur loi »,
Le Monde diplomatique, avril 1996.
44. H. Spencer, Le Droit d’ignorer l’Etat, ibid.
45. On me pardonnera cette très large reprise de la leçon du 3 mai
1976 de M. Foucault au Collège de France, in Il faut défendre la société, Gallimard, 1997.
82
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&
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laisser-faire présente une double face : « protection de l’État et subventions économiques
pour les riches, discipline de marché pour les
pauvres 46». Ce qui, bien sûr, a des répercussions importantes sur la représentation que
l’on doit se faire de la « démocratie », dont
l’usage « fait référence à un système de gouvernement dans lequel les éléments de l’élite,
basés sur le monde des affaires, contrôlent
l’État grâce à leur position dominante, tandis
que la population observe passivement 47».
Mais il est clair que c’est là une conclusion
d’une « profondeur » à laquelle ne pouvait décemment pas parvenir un membre éminent de
la « bourgeoisie cultivée », qui fondait ses espoirs, comme le rappelle Harrod, non pas tant
sur les potentialités du « prolétariat
crasseux », que sur « la valeur suprême de
l’autorité intellectuelle et la sagesse d’une élite
triée sur le volet 48».
46. N. Chomsky, « Démocratie & marché dans le nouvel ordre mon-
dial », Agone, n° 16, op. cit.
47. N. Chomsky, Idéologie & Pouvoir, Epo, 1991.
48. R. F. Harrod, The Life of John M. Keynes, Macmillan, 1951.
JACQUES LUZI
83
LES ENFANTS INAVOUABLES
DE KEYNES :
LE RÈGNE DES « COLOMBES »
« Plus nous produirons, mieux nous vivrons », écrit l’humaniste Fourastié tandis
qu’un autre génie, le général Eisenhower,
répond comme en écho : « Pour sauver
l’économie, il faut acheter, acheter n’importe quoi ». Production et consommation
sont les deux mamelles de la société moderne… Oui, l’âge d’or est en vue, à un jet
de salive.
RAOUL VANEIGEM, 1967
Le succès du capitalisme moderne pendant
ces vingt dernières années a été étroitement
lié à la course aux armements et au commerce des armes ; il n’a pas réussi à surmonter la pauvreté à l’intérieur de ses
propres pays et n’a pas réussi à aider le développement du tiers-monde. Maintenant
on s’aperçoit qu’il est en train de rendre la
planète inhabitable même en temps de paix.
JOAN ROBINSON, 1971
E LAISSER-FAIRE, pour ceux dont la lucidité
et la mémoire ont su résister aux inepties
médiatiques et aux prêches des dévots professionnels, rappelle immanquablement le travail
des enfants, le colonialisme et les grandes
crises de 1896 et de 1929… De son côté, le
keynésianisme évoque, a priori, le miracle
d’expansion et de stabilité économique qu’ont
L
84
KEYNES
&
L E C A P I TA L I S M E
connu les riches pays industrialisés, de la fin
de la Seconde Guerre mondiale jusqu’au premier choc pétrolier. Et aussi : les bienfaits du
développement économique contrôlé démocratiquement et l’amorce du rattrapage des
pays du tiers-monde libérés de leurs chaînes…
Mais il s’agit là d’une image d’Épinal que l’on
doit à tout le moins relativiser.
Même s’il est possible de voir dans le New
Deal américain l’une de ses mises en œuvre
anticipées, la pensée keynésienne n’a définitivement gagné ses galons de nouvelle orthodoxie économique qu’en 1948, lors de la
conférence des Nations unies sur le commerce
et l’emploi tenue à la Havane. Les riches pays
industrialisés prévoyaient alors, à côté des
saints principes de la libre entreprise et de la
libre concurrence, l’intervention accrue des
gouvernements dans le but de garantir simultanément le plein-emploi et la progression
conjointe des salaires et des profits, synonymes de compromis de classes et de paix sociale. Dans leurs grandes lignes, les principes
de ce que Schumpeter qualifiait de « capitalisme travailliste », et que l’école française de la
régulation a célébré sous le nom de « mode de
régulation économique et sociale fordiste »,
furent les suivants 49:
— instauration d’un rapport salarial caractérisé par l’évolution rapide et régulière des
salaires, rendue possible par le partage négocié des gains de productivité issus de l’organi49 . Pour une présentation moins succincte, voir R. Boyer & Y.
Saillard (éd.), Théorie de la régulation : l’état des savoirs, La Découverte, 1995.
JACQUES LUZI
85
sation scientifique du travail. Conjointement,
le renforcement des diverses protections sociales sous l’égide de l’État-providence résultait de la même ambition de promouvoir un
« capitalisme vertueux », alliant l’efficacité
économique et le progrès social (l’égalisation
des revenus) ;
— mise en place de politiques de stabilisation de la conjoncture d’inspiration keynésienne, destinées à assurer une progression
régulière de la demande de biens adressée aux
entreprises. Ces politiques reposaient essentiellement sur l’usage substantiel des investissements publics ;
— agencement de systèmes monétaires et financiers administrés garantissant le financement des investissements productifs et de
l’accumulation du capital par l’endettement
bancaire à des taux d’intérêt avantageux.
Dans cette optique, les marchés financiers ne
jouaient qu’un rôle marginal dans le financement global de l’économie, du fait des mécanismes de surveillance et de contrôle élaborés
à la suite de l’expérience douloureuse du
krach de 1929.
Ces principes peuvent, sans trop de difficultés, être rattachés à quelques unes des intuitions fondamentales de Keynes : qu’un système
décentralisé, comme l’est une économie de
marché, est nécessairement indéterminé ; que,
plongés dans un tel environnement d’incertitude irréductible, les agents économiques (et en
particulier les entrepreneurs) prennent des décisions qui, résultant « d’un besoin spontané
d’action plutôt que d’inaction et non d’une
moyenne pondérée des bénéfices quantitatifs
86
KEYNES
&
L E C A P I TA L I S M E
multipliés par des probabilités numériques »,
ne conduisent pas « naturellement » vers une
situation de plein-emploi. De cette analyse, il
ressort que « l’élargissement des fonctions de
l’État apparaît comme le seul moyen d’éviter
une complète destruction des institutions économiques et comme la condition d’un heureux
exercice de l’initiative individuelle », étant entendu que cet élargissement doit avoir pour
principal objectif l’atténuation de l’instabilité
intrinsèque des mécanismes de marché. D’un
côté, le partage concerté des gains de productivité, de même que la socialisation de la demande de biens par l’investissement public,
doivent aboutir au développement régulier des
débouchés des entreprises. De l’autre, l’orientation des systèmes monétaires et financiers
ves « l’euthanasie du rentier » doit faciliter l’affectation de l’épargne disponible non vers la
perpétuation de rentes improductives mais
vers le développement productif, dont les
grandes orientations relèvent d’une planification incitatrice.
Au total, ces mesures devaient accompagner, selon les termes de Keynes, « la transition entre l’anarchie économique [du
laisser-faire] et un régime tendant délibérément à contrôler les forces économiques vers
plus de justice et de stabilité sociale », sans
que cela conduise à remettre en cause les
structures et les principes essentiels du capitalisme. Pour reprendre l’expression de Schumpeter, c’était là reconnaître « la mesure dans
laquelle les intérêts capitalistes peuvent être
expropriés sans paralyser le système capitaliste
JACQUES LUZI
87
et la mesure dans laquelle on peut faire fonctionner ce système dans l’intérêt des travailleurs 50».
On évitera, pour l’instant, d’évoquer la
question libérale de la surcharge de réglementation que peut supporter le système de l’initiative privée, pour déterminer dans quelle
mesure il a pu fonctionner au service des prolétaires. Pour cela, on se référera au critère
avancé par Karl Polanyi, qui, après avoir décrit comment le marché autorégulateur
conduit au cataclysme social en réduisant la
nature, la force de travail et la monnaie au
rang de simples marchandises, a consacré un
chapitre à soutenir l’éventualité d’une réintégration des activités économiques dans les
champs politique et culturel : « La fin de
l’économie de marché peut devenir le début
d’une ère de liberté sans précédent. La liberté
juridique et la liberté réelle peuvent être rendues plus grandes et plus générales qu’elles ne
l’ont jamais été. Réglementer et diriger, cela
peut être la manière de réaliser la liberté non
seulement pour quelques uns, mais pour tous.
Non pas la liberté comme un accessoire du
privilège, vicié à sa source, mais la liberté
comme un droit s’étendant loin au-delà des limites étroites de la politique, dans l’organisation intime de la société elle-même 51». Il est
alors aisé de trouver les raisons pour lesquelles l’interventionnisme keynésien d’après50 . J. Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie, Payot,
1984.
51. K. Polanyi, « La liberté dans une société complexe », chapitre
21 de La Grande transformation, op. cit.
88
KEYNES
&
L E C A P I TA L I S M E
guerre, tel qu’il a été conçu et pratiqué, a pu
décevoir les attentes de Polanyi. Que ce soit
au niveau de chaque État ou au niveau international, cet interventionnisme, loin de « réaliser la liberté pour tous » de participer au
choix concernant les orientations sociales, a
plutôt conduit à la dépolitisation de la majorité et à l’affirmation de la volonté de puissance
des élites monopolisant les avantages de
l’avoir, du savoir et du pouvoir.
Ainsi, le mode de régulation fordiste n’aurait
pu être institué sans le développement d’une
administration propre à observer et à stabiliser,
selon certaines techniques, le fonctionnement
des riches économies occidentales. L’ère de la
maîtrise du capitalisme a donc été, conjointement, l’ère d’une modernisation importante de
l’expertocratie économique, combinant, selon
Heller, les éléments suivants :
« — intervention spectaculaire de Lord
Keynes, qui a tiré la science économique du désert de la théorie classique de l’équilibre ;
— américanisation de Keynes par Alvin Hansen ;
— “synthèse néoclassique” de Paul Samuelson, qui a combiné les apports des économistes
classiques et ceux de Keynes en une politique
d’équilibre de plein-emploi et de répartition
optimale des ressources ;
— apports d’une nouvelle génération d’économistes capables de résoudre des modèles
économiques et statistiques sur ordinateurs 52».
52. Cité par M. Beaud & G. Dostaler, in La Pensée économique depuis Keynes, op. cit. ; et W. W. Heller, Nouvelles perspectives de la
JACQUES LUZI
89
Il n’est probablement pas superflu de rappeler ce que cette évolution a d’illégitime au
regard de certains des enseignements de
Keynes, même si elle s’accorde avec sa
conception selon laquelle les « problèmes politiques [demandent] des ressources intellectuelles qui sont hors de portée de l’énorme
foule des électeurs plus ou moins illettrés ».
Keynes, en effet, ne faisait pas mystère de sa
méfiance envers la tendance à considérer
l’économique comme une science physico-mathématique : « L’économique est essentiellement une science morale et non pas une
science naturelle. C’est-à-dire qu’elle utilise
l’introspection et les jugements de valeur ».
Dans un premier temps toutefois, la période
bénie des « Trente Glorieuses » pouvait difficilement remettre en cause l’optimisme des
économistes et leur croyance en l’efficacité de
l’usage intensif et exclusif des mathématiques.
Ce n’est qu’au début des années 1970, avec les
premiers signes d’essoufflement de la croissance économique et la rechute des économistes dans l’impuissance et le désarroi, que
se feront à nouveau entendre quelques voix
critiques. Ainsi Leontief, économiste, mathématicien et prix Nobel (1973) : « Les revues
économiques professionnelles sont remplies,
page après page, de formules mathématiques
conduisant le lecteur d’un ensemble d’hypothèses plus ou moins plausibles mais entièrement arbitraires à des conclusions théoriques
politique économique, Calmann-Levy, 1968 ; F. Lordon, « Le Désir de
“faire science ” », in Les Actes de la recherche en sciences sociales,
n° 119, 1997.
90
KEYNES
&
L E C A P I TA L I S M E
établies avec précision mais dépourvues de
pertinence 53». Ou encore Allais, économiste
mathématicien et prix Nobel (1988) : « Ces
quarante-cinq dernières années ont été dominées par toute une succession de théories dogmatiques, toujours soutenues avec la même
assurance, mais tout à fait contradictoires les
unes avec les autres et tout aussi irréalistes les
unes que les autres. À l’étude de l’histoire, on
n’a eu que trop tendance à substituer de
simples affirmations, trop souvent appuyées
sur de purs sophismes, sur des modèles mathématiques irréalistes et sur des analyses superficielles des circonstances du moment 54».
Plus récemment, Malinvaud, professeur au
Collège de France et père fondateur de l’école
française d’économie mathématique, indiquait
encore : « J’ai le sentiment que nous devrions
reconnaître de nouveau la valeur de ce que
j’appelle les inférences interprétatives […],
des assertions non formalisées, suggérées par
l’examen de l’histoire économique 55»… Et il
est certes vrai qu’aucun économiste ne peut
plus se prévaloir sérieusement de l’a priorisme
d’un Von Mises affirmant que « ce qui confère
à l’économie son statut particulier […] est le
fait que ses théorèmes ne se prêtent à aucune
vérification ou infirmation sur le terrain de
l’expérience », ou même de la distorsion d’un
53. W. Leontief, « Critique de l’économie académique », in Textes
& Itinéraire, La Découverte, 1986.
54. M. Allais, « Le désarroi de la pensée économique », Le Monde,
29 juin 1989.
55. E. Malinvaud, « Pourquoi les économistes ne font pas de découverte », Revue d’économie politique, vol. 106, 1996.
JACQUES LUZI
91
Friedman, pour qui il n’est pas particulièrement choquant d’élaborer des constructions
théoriques à partir d’un ensemble « de postulats en contradiction patente avec les faits 56».
Néanmoins, aucun économiste n’a jamais
poussé non plus sa prétention à se convertir
aux pratiques des sciences expérimentales jusqu’à soumettre ses propositions théoriques
aux tests de falsification, conformément au
principe établi par Popper. Quelle propo sition y aurait résisté, démontrant ainsi son
indépendance à tout contexte historique 57?
Toutefois, l’important n’est pas tant de
constater l’asthénie du sens des réalités et les
errances métaphysiques d’une partie non négligeable des économistes : ceux-là, comme
dirait Nizan, ne se préoccupent que « de la
conformité apparente à des préceptes formels
de l’intelligence sans objet 58». Pour la plupart d’entre eux, le fétichisme des mathé matiques se ramène simplement à cette
« adhésion à des codes d’expression ou de
conduite conventionnels et standardisés »
dont la fonction, rappelle Hannah Arendt, est
« de nous protéger de la réalité, de cette exigence de pensée que les événements et les faits
éveillent en vertu de leur existence 59». Plus
56. Pour une vision plus exhaustive et approfondie, voir M. Blaug,
La Méthodologie économique, Economica, 1982.
57 . K. Popper, La Logique de la découverte scientifique , Payot,
1973. Pour une introduction à l’œuvre de Popper, voir
R. Bouveresse, Karl Popper, Vrin, 1986.
58. P. Nizan, Les Chiens de garde, Agone Editeur, 1998 (1932).
59 . H. Arendt, Considérations morales , Payot-Rivages, 1996
(1971).
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importante, pour notre propos, est la fonction
politique qu’offrent, pour ceux d’entre eux
qui ont vocation à devenir les conseillers des
princes, les apparences de la rigueur scientifique. L’emploi systématique des mathématiques apporte en effet à leurs évaluations et à
leurs prescriptions l’autorité indiscutable que
confère, dans nos sociétés, l’aura de la Science. D’abord parce que l’intellectualisme et la
formalisation, dont les complications ne sont
abordables que par les initiés, permettent de
se distinguer du vulgaire : « Qui se sait profond – assène Nietzsche – s’efforce à la clarté :
qui veut paraître profond aux yeux de la
foule, s’efforce à l’obscurité. Car la foule tient
pour profond ce dont elle ne peut voir le
fond 60». Ensuite, comme l’a justement remarqué Habermas, parce que cette distinction
a pour fonction sociale de fournir une légitimation à la domination du capitalisme avancé,
dans lequel « la programmation qui prévaut
ne concerne plus que le fonctionnement d’un
système, [le marché] faisant l’objet d’un guidage [étatique] ». Or, il est rapidement apparu que cette programmation devait être
envisagée comme un « problème technique »
et non comme un « problème politique »,
c’est-à-dire qu’il était préférable d’éviter de
soumettre à une discussion publique « les
conditions qui définissent le système au sein
duquel les tâches incombant à l’action de
l’État se présentent comme des tâches techniques. C’est pourquoi la nouvelle politique
de l’interventionnisme étatique exige une
60. F. Nietzsche, Le Gai savoir, Gallimard, 1982.
JACQUES LUZI
93
dépolitisation de la grande masse de la population 61». En d’autres termes, le compromis
keynésien n’aura permis l’intégration économique du prolétariat que dans la mesure exacte où il le privait de toute « capacité
politique » autre que formelle : « S’il est vrai –
ironise Hirschman – qu’il faut obéir aux exigences de l’économie, on se voit amener à justifier […] la répression des initiatives
populaires, la limitation du droit de participation aux décisions et, en somme, l’écrasement
de tout ce qu’il plairait à un économiste-roi de
considérer comme susceptible de dérégler le
fonctionnement de la “montre délicate” 62».
C’est donc plus à la volonté d’affaiblir et de
détourner la volonté offensive et radicalement
réformatrice qui animait les classes ouvrières
dans l’entre-deux-guerres – en réaction contre
la pratique sauvage du capitalisme libéral –,
plutôt qu’à une intention purement démocratique et humaniste qu’il faut attribuer les vertus du capitalisme administré. Le Rapport sur
l’utilité des guerres, publié aux États-Unis en
1967, en fournit une illustration convergente
concernant les relations internationales.
Ce rapport résume les travaux d’une commission réunie par le gouvernement américain
dès 1963. Une quinzaine de « cerveaux » représentant l’ensemble des champs du savoir
61. J. Habermas, La Technique et la science comme idéologie, Galli-
mard, 1973.
62 . A. O. Hirschman, Les Passions et les intérêts , op. cit . ;
I. Warde, « Des commissaires à l’idéologie », Le Monde
diplomatique, mai 1995 ; R. Petrella, « Les nouvelles tables de la
Loi », Le Monde diplomatique, octobre 1995.
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furent chargés, dans le plus grand secret, de
« déterminer, avec précision et réalisme, la nature des problèmes que devraient affronter les
États-Unis dans le cas où les conditions nécessaires à l’établissement d’une “paix permanente” seraient réunies, et d’établir un programme en vue de faire face à cette éventualité 63 ». Il s’agissait, en particulier, de
déterminer dans quelle mesure la planification
militaire de l’économie américaine élaborée
lors de la Seconde Guerre mondiale – et qui
avait permis aux États-Unis d’asseoir durablement leur hégémonie mondiale – pouvait être
abandonnée au profit d’un complexe industriel « pacifique ». L’enjeu était en effet de
taille, car le « keynésianisme militaire » instauré dès 1939 s’était montré d’une efficacité redoutable : pendant que les dépenses du
gouvernement fédéral passaient de 22,8 à
269,7 milliards de dollars entre 1939 et 1944,
le produit intérieur brut (PIB) s’élevait de 320
à 569 milliards de dollars et le chômage
diminuait de 17,2 % de la population active à
1,2 % 64! Après tout, Keynes lui-même, malgré son pacifisme irréprochable, n’avait-il pas
ouvert la voie en affirmant que « la construction des pyramides, les tremblements de terre
et jusqu’à la guerre peuvent accroître la richesse si l’éducation des hommes d’État dans les
principes de l’économie classique s’oppose à
une solution meilleure » ? Robinson, avec le
63. Les anecdotes qui ont conduit à la publication de ce rapport ini-
tialement confidentiel se trouve dans La Paix indésirable ? Rapport
sur l’utilité des guerres, Calmann-Levy, 1984.
64. J. K. Galbraith, L’Economie en perspective, Seuil, 1989.
JACQUES LUZI
95
recul de l’expérience, sera davantage
explicite : « Quand il y a du chômage et que
les profits diminuent, l’État doit engager des
dépenses – peu importe lesquelles […] Pour
l’État, les dépenses les plus commodes
concernent les armements 65».
De leur côté, les auteurs anonymes du
« rapport secret » parvenaient à une conclusion prudente, en considérant la guerre non
pas comme un instrument politique, mais
comme « la base même de l’organisation sur
laquelle toutes les sociétés modernes
sont construites », que ce soit au niveau économique, politique, sociologique, écologique,
culturel ou scientifique. Concernant le champ
de l’économie, ces auteurs expriment avec
une parfaite clarté les avantages du
« keynésianisme militaire », c’est-à-dire de
l’extension du secteur public à des fins essentiellement militaires : « Si les sociétés modernes peuvent être définies comme celles qui
ont acquis la possibilité de produire plus qu’il
n’est indispensable à leur survie économique
(sans tenir compte de l’équité dans la distribution des biens à l’intérieur de ces sociétés), les
dépenses militaires peuvent être considérées
comme le seul volant de sécurité pourvu d’une
inertie suffisante pour stabiliser les progrès
de leur économies ». Ou encore, citant McNamara : « Pourquoi la guerre est-elle si merveilleuse ? Parce qu’elle crée une demande
artificielle, […] le seul genre de demande artificielle, de plus, qui ne soulève pas de
65. J. Robinson, « The Second crisis of economic theor y », Ameri-
can Economic Review, mai 1972.
96
KEYNES
&
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problème politique ». On tient là l’une des raisons qui ont fait des États-Unis la plus imposante machine de guerre de l’histoire, sans
que les alternances politiques entre « Républicains » et « Démocrates » n’aient jamais
conduit aucun responsable politique à remettre en cause la nécessité d’une telle puissance de feu. Sans doute parce que, comme le
démontre Chomsky, le « keynésianisme militaire » américain, non seulement entretient la
connivence entre le gouvernement américain
et les trusts géants de l’armement, mais contribue à garantir directement l’hégémonie militaire des États-Unis (la pax americana) et à
consolider les relations cordiales qu’ils entretiennent avec quelques unes des pires et des
plus sûres dictatures du tiers-monde : « La politique étrangère des États-Unis est conçue
pour créer et maintenir un ordre international
dans le cadre duquel les entreprises américaines peuvent prospérer, un monde de « sociétés ouvertes », c’est-à-dire « ouvertes à la
pénétration économique et au contrôle politique des États-Unis 66 ».
Autant dire qu’il ne s’agit pas, comme l’espérait Polanyi, de participer à l’universalisation de la démocratie et de la liberté comme
« un droit s’étendant loin au-delà des limites
66. N. Chomsky, Idéologie & Pouvoir, op. cit., ou, plus récemment,
« États-Unis, droits de l’homme & “défi relativiste ” », in Agone,
n° 21, 1999. Voir aussi A. Arnaud, Systèmes militaires, technologies et types de développement économique, Thèse de doctorat de
sciences économiques, Aix-Marseille II, 1992 ; du même auteur,
« La logique d’armement source de déclin », Le Monde diplomatique,
juillet 1990.
JACQUES LUZI
97
étroites de la politique, dans l’organisation intime de la société elle-même », mais de s’octroyer, en même temps que le monopole de la
violence physique « légitime », le contrôle de
l’ordre mondial.
On s’est contenté, ici, d’interroger la consistance démocratique du keynésianisme réellement existant. D’une manière plus générale, il
paraît difficile de nier que la réforme et le progrès du capitalisme, obtenus grâce à l’encadrement étatique des affaires économiques
par une « élite triée sur le volet », se soient accompagnés, comme l’indique Robinson, de
« la persistance de la pauvreté – et même de la
faim – dans les nations les plus riches, du déclin des villes, de la pollution de l’environnement, de la manipulation de la demande par
les techniques de ventes, des intérêts liés à la
guerre, sans parler des problèmes encore plus
choquants du monde extérieur aux économies
industrielles prospères » ; autrement dit, de
l’essentiel de l’impasse dans laquelle nous
continuons à avancer à vive allure 67. Ce qui
signifie, en particulier, que l’idée d’une résolution de la crise sociale – qui touche l’économie-monde capitaliste dans son ensemble –
par la recrudescence et l’internationalisation
de l’interventionnisme public doit, au minimum, être manipulée avec prudence :
comment espérer « soigner le patient en lui
administrant à haute dose le cocktail de virus
qui l’a rendu malade ? 68 ». Bourdieu établit
67. J. Robinson, Les Hérésies économiques, op.cit.
68 . M. Barrillon, « L’Homme & la nature dans la « fabrique du
diable » », in Agone, n°16, 1996. L’auteur y développe, mieux
98
KEYNES
&
L E C A P I TA L I S M E
une liste impressionnante des objectifs auxquels devrait prétendre le nouvel « État européen » dans une optique sociale, humaniste et
écologique 69. Le moins que l’on puisse dire
est que, pour rester à la mesure de ses intentions, ce projet d’un keynésianisme européen
devra être accompagné d’une véritable révolution dans le rôle que joue depuis sa naissance
l’État dans les sociétés occidentales, à savoir
un instrument de domination toujours plus
complexe et sophistiqué. Mais cette révolution ne conduit-elle pas, du même coup, à se
défaire définitivement de la domination capitaliste ? C’est-à-dire, pour l’avenir
immédiat, de la concurrence acharnée que ne
vont pas manquer de se livrer les régions américaine, européenne et asiatique, pour s’assurer le monopole de l’exploitation des
technologies nouvelles (microprocesseurs,
biogénétique, etc.) ?
que je ne saurais le faire, la critique du projet de « domination de la
nature » dans lequel s’inscrit le capitalisme.
69. Pour la liste complète des mesures envisagées, voir P. Bourdieu,
« Pour un nouvel internationalisme », in Les Perspectives de la protestation, op. cit., p. 32 & 33.
JACQUES LUZI
99
DU PRAGMATISME KEYNÉSIEN AU
PRAGMATISME ULTRALIBÉRAL :
LE RETOUR DES « FAUCONS »
La politique du Welfare mise en place par Roosevelt, à partir de 1932, était une manière de
garantir et de produire, dans une situation périlleuse de chômage, plus de liberté, liberté du
travail, liberté de consommation, liberté politique, etc. À quel prix ? Au prix, précisément,
de toute une série d’interventions, artificielles
ou volontaristes, d’interventions économiques
directes dans le marché qui seront, dès 1946,
caractérisées comme étant les menaces d’un
nouveau despotisme.
MICHEL FOUCAULT, 1979
Telles sont les exceptions que fait la majorité
satisfaite à sa condamnation globale de l’État
en tant que fardeau : dépenses sociales qui
profitent aux riches, sauvetages financiers, dépenses militaires et remboursements d’intérêts… Quant aux dépenses des prestations
sociales, des logement sociaux, des soins médicaux pour ceux qui n’ont aucune protection,
de l’enseignement public, etc. voilà ce que l’on
perçoit comme le « fardeau de l’État ». Le fardeau, c’est uniquement ce qui correspond aux
intérêts des citoyens extérieurs à la majorité satisfaite ; c’est – vérité incontournable – ce qui
sert les pauvres.
JOHN KENNETH GALBRAITH, 1992
’ÉVOLUTION DE LA SIGNIFICATION attribuée
à la notion de « pragmatisme » illustre, de
manière condensée, l’insignifiance grandissante
L
100
KEYNES
&
L E C A P I TA L I S M E
de l’imaginaire politique au sein des riches
pays industrialisés. Dans la seconde moitié du
xixe siècle, le « pragmatisme » désignait un
mouvement philosophique d’origine américaine qui se proposait d’élaborer une méthode de
clarification de la pensée et de mettre à jour les
conditions de possibilité de l’action responsable. Cette philosophie conduira Dewey, dans
les années 1930, à concevoir « la démocratie,
en tant que mode de vie, comme la nécessaire
participation de tout être humain à la formation des valeurs qui règlent la vie des hommes
en commun 70». Keynes, à la même époque,
s’opposait à la manie qu’avaient les théoriciens
libéraux de se borner à décrire « la manière
dont nous aimerions que notre économie se
comportât ». Son pragmatisme marquait ainsi
une volonté d’ignorer les axiomes injustifiés de
l’économie académique, afin de fonder une
analyse plus réaliste de l’histoire immédiate et,
en conséquence, une action plus clairvoyante
des gouvernements. Cette responsabilité demeurait néanmoins, dans son esprit, l’apanage
« de la bourgeoisie cultivée et de l’intelligentsia» : n’est-il d’ailleurs pas édifiant que personne, parmi les économistes, ne se soit ému
du fait que le plus fervent défenseur de la régulation du capitalisme par l’État n’ait jamais
proposé que des allusions sur ce qu’il appelait
l’État ? Cette absence de réelles considérations
politiques est peut-être l’une des raisons pour
lesquelles l’édifice keynésien a si facilement
prêté le flanc à la contre-révolution ultrali70. Cité par J. P. Cometti, « Le Pragmatisme : de Peirce à Rorty »,
in La Philosophie anglo-saxonne, PUF, 1994.
JACQUES LUZI
101
bérale et à son appréhension vulgaire du
pragmatisme, devenu simplement synonyme
d’« efficacité, de contraintes, de réalités incontournables et de capacité d’adaptation » aux
impératifs du marché ; bref, de soumission
aux disciplines de la concurrence internationale et de renoncement à toute prétention politique 71. Quel avenir, dès lors, est réservé à
la démocratie sinon celui de se limiter à cet «
art » publicitaire consistant à faire voter les
gens sur des questions que d’autres qu’eux
ont posées et auxquelles d’autres qu’eux ont,
par avance, répondu ?
Sans remonter jusqu’à la décision américaine de ne plus contrôler les mouvements du
dollar (août 1971), l’essentiel du tournant ultralibéral a été pris en 1979. Lors du sommet
de Tokyo, les cinq premières puissances mondiales – le G5 – décidaient unilatéralement de modifier l’orientation de leur
politique économique conformément à l’idée
que l’inefficacité des recettes keynésiennes à
enrayer les effets du premier choc pétrolier
justifiait que la priorité de l’action publique
soit donnée au contrôle de l’inflation. Cette
décision, d’apparence anodine, impliquait
néanmoins l’abandon du mode de régulation
fordiste, auquel les économistes ultralibéraux
attribuaient la responsabilité des perturbations économiques contemporaines 72. D’un
71 . R. Lesgards, « L’Élite et son “pragmatisme“ », in Le Monde
diplomatique, avril 1995.
72. M. Friedman s’est fait le champion de ce raisonnement, selon
lequel tout accident devait être imputé, non à l’appareil, qui décrit
spontanément une trajectoire équilibrée, mais au pilote… ( par
exemple, in Inflation et systèmes monétaires, Calmann-Levy, 1969).
102
KEYNES
&
L E C A P I TA L I S M E
côté, les syndicats et les déficits publics auraient favorisé le développement du chômage
: les premiers en bloquant la flexibilité à la
baisse des salaires, les seconds en limitant l’accès des entreprises privées à l’épargne disponible. De l’autre, le laxisme monétaire, malgré
sa capacité temporaire à doper l’économie et à
ralentir la montée du chômage, n’aurait produit, à la longue, qu’une forte inflation. Dans
ces conditions, le programme économique libéral s’annonçait déjà comme la simple inversion des principes interventionnistes adoptés à
la fin de la Seconde Guerre mondiale et s’articulait autour des points suivants :
— rupture du rapport salarial fordiste au
profit de la restauration d’un mode de régulation salarial de type concurrentiel, justifiée par
l’idée ultralibérale que la lutte contre le chômage passe par une flexibilité accrue de la rémunération du travail. Cette politique de
rigueur salariale devait contribuer, par la
même occasion, au processus de désinflation
en contenant la demande de biens ;
— retour du laisser-faire nécessitant l’abandon des politiques keynésiennes de stabilisation de la conjoncture, c’est-à-dire le
désengagement de l’État concernant la gestion
active de l’économie – jugée inefficace et néfaste –, ainsi que la liquidation des avantages
liés à l’État-providence – un vieux dicton ultralibéral précisant que « seule la sanction de
la faim [est] capable de créer un marché du
travail qui fonctionne 73» ;
73. K. Polanyi, « Le marché et l’homme », chapitre 14 de La Grande
transformation, op. cit.
JACQUES LUZI
103
— déréglementation des systèmes monétaires et financiers conduisant à accroître progressivement le rôle des marchés financiers
dans le financement de l’économie. Grâce aux
nouvelles technologies de l’informatique et
des télécommunications, cette totale dématérialisation des moyens de financement était
censée accompagner la création potentiellement sans limite de biens, que l’amélioration
des conditions de mise en valeur du capital
devait favoriser.
À la manière de Keynes, Keith Dixon a
montré comment ce retournement politique a
pu bénéficier du « rôle essentiel joué par des
intellectuels dans la stratégie de conquête
[ultra]libérale » et de l’insertion de ces derniers dans le combat politique, particulièrement efficace grâce à « la recherche active de
débouchés médiatiques pour leurs idées » et
au « soutien massif du monde industriel et des
affaires 74». Déjà, Susan George avait signalé
que, « afin de mettre en pratique un
tel programme – directement à l’opposé du
New Deal ou de la doctrine de l’État-providence –, les [ultra]libéraux ont toujours su
qu’il fallait commencer par transformer le
paysage intellectuel… C’est pourquoi, à partir
de 1945, le mouvement [ultra]libéral n’a cessé
de recruter penseurs et bailleurs de fonds, et
de se doter de moyens financiers et insti tutionnels importants 75». Toutefois, il n’est
pas dit que la description des conditions de
74. K. Dixon, Les Évangélistes du marché, Raisons d’agir, 1998.
75 . S. George, « Comment la pensée devient unique », in Le
Monde diplomatique, août 1996.
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KEYNES
&
L E C A P I TA L I S M E
production et de commercialisation des préceptes ultralibéraux puisse faire abstraction
des conditions de leur réception.
Dans cette optique, Galbraith a judicieusement rappelé que tout système politique est
prédisposé à se conformer aux asymétries économiques et sociales ou, pour reprendre une
expression wébérienne, à l’inégale répartition
du pouvoir dans la société : « Telle est la source de l’attitude aujourd’hui prédominante envers l’impôt et, dans une très large mesure,
envers l’État en général. Les riches paient, les
moins riches reçoivent. Les riches ont politiquement voix au chapitre, les moins riches
non. Ce serait un exercice bien improbable de
dévouement charitable si les premiers applaudissaient chaleureusement ces dépenses qui
profitent aux autres. Donc l’État et tout ce
qu’il coûte est dénoncé comme un inutile fardeau, ce que pour les riches, à bien des
égards, il est effectivement 76».
Curieusement, ce serait donc à la gestion
technocratique keynésienne du capitalisme, à
la dépolitisation des classes populaires qu’elle
a favorisée et aux pratiques de manipulations
médiatiques qu’elle a, la première, expérimentées, qu’il faudrait imputer les conditions
sociales d’une réception favorable de la doctrine du laisser-faire. Il aura en effet suffit
aux dévots professionnels de prendre le
contrôle des structures technocratiques et
médiatiques pour imposer, à la majorité ren76 . J. K. Galbraith, La République des satisfaits. La culture du
contentement aux Etats-Unis, Seuil, 1992.
JACQUES LUZI
105
due silencieuse, le catéchisme à peine rafraîchi de l’ultralibéralisme.
En outre, personne, sauf pour le noter en
passant, ne semble véritablement concerné
par le fait que « ce n’est qu’à l’occasion des
dysfonctionnements de plus en plus graves
des économies occidentales que l’orthodoxie
keynésienne commença à perdre de son assurance et que l’offensive [ultra]libérale trouva
les conditions nécessaires à son développement et put se déployer pleinement 77 ».
Ainsi, malgré les effets socialement déplorables de sa gestion libérale, la crise est
d’abord celle du capitalisme administré… Il
paraît donc nécessaire de ne pas écarter de
l’analyse les points suivants :
— le mode d’accumulation fordiste, fondé
sur la mécanisation intensive de la production
et sur l’américanisation des modes de vie, s’est
épuisé dès la fin des années 1960. Le vieillissement industriel, le plafonnement du taux
d’équipement des ménages en biens durables,
la baisse de la productivité du travail et des
taux de profits (des opportunités rentables
d’investissements productifs) sont les principaux symptômes de cet épuisement et, selon
l’expression de Keynes, des difficultés caractérisant « la réadaptation à une phase
économique nouvelle ». Du point de vue capitaliste, il était donc grand temps de laisser le
champ libre à une nouvelle vague de « modernisation » (mot fétiche des années 1980), de favoriser une nouvelle révolution technique et
industrielle ou, selon les termes de Schumpe77. K. Dixon, Les Évangélistes du marché, op. cit.
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L E C A P I TA L I S M E
ter, d’entrer volontairement dans une période
de destruction créatrice. « L’impulsion fondamentale qui met et maintient en mouvement la
machine capitaliste est imprimée par les nouveaux objets de consommation, les nouvelles
méthodes de production et de transports, les
nouveaux marchés, les nouveaux types d’organisation industrielle », tandis que ce processus
de mutation « révolutionne de l’intérieur la
structure économique en détruisant ses éléments vieillis et en créant des éléments neufs ».
Il est illusoire, dans ces conditions, d’espérer
que cette dynamique oscillatoire puisse se dérouler sans violence sociale : « Le chômage de
masse est l’une des caractéristiques des périodes d’adaptation qui succèdent à la “phase
de prospérité” de chacune des révolutions industrielles ». Illusoire, aussi, de croire que
cette dynamique puisse contenir sa logique sacrificielle : « Je considère que la tragédie réelle
ne consiste pas dans le chômage en soi mais
dans le chômage aggravé par l’impossibilité de
subvenir adéquatement aux besoins des chômeurs sans compromettre les conditions du progrès économique ultérieur 78». Le processus de
désindustrialisation / restructuration que
connaissent, depuis la fin des années 1970,
l’ensemble des riches pays industrialisés, ainsi
que la destruction progressive de l’État-providence, ont donc pour seule fonction de redonner de l’énergie à la « machine capitaliste »,
étant bien entendu que cette machine, qui
fonctionne grâce aux efforts et aux sacrifices
78. J. Schumpeter, Capitalisme, Socialisme et Démocratie, op. cit.
(souligné par l’auteur).
JACQUES LUZI
107
de la majorité, ne fonctionne pas pour elle…
Le reste n’est, selon l’expression de Weber,
qu’un « rajout de mensonge ». Toutefois n’estil pas légitime, après tout, d’inculquer aux
masses le minimum de « pragmatisme » que
requiert l’accession au « progrès éco nomique ultérieur » ?
— le mode de régulation fordiste reposait
sur la primauté de l’État-nation comme régulateur de l’accumulation capitaliste. Pourtant,
les historiens ont maintes fois insisté sur le fait
que cette accumulation s’est nourrie, depuis
son apparition il y a environ cinq siècles, du
décalage entre la dimension mondiale de l’espace économique et la fragmentation des espaces culturels et politiques. Ainsi Wallerstein
note-t-il que « la caractéristique de l’époque
moderne est la stabilisation d’une structure
particulière, celle de l’économie-monde, correspondant à une division sociale du travail
plus large que toute autre structure politique.
Ce ne sont pas les structures politiques qui
ont contenu les “économies”. C’est l’économie-monde qui a englobé les structures
politiques ou États 79». En ce sens, il convient
de rappeler qu’au sortir de la Seconde Guerre
Mondiale, l’acceptation d’une régulation politique de l’économique s’accompagnait de
l’objectif de rétablir au plus vite les marchés
internationaux. L’ordre international dessiné
par les accords de Bretton Woods (1944), de
San Francisco (1945) et de Genève (1947)
79. I. Wallerstein, La Crise, quelle crise ? Maspero, 1982. Pour une
synthèse historique, voir F. Braudel, La Dynamique du capitalisme,
Arthaud, 1985.
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KEYNES
&
L E C A P I TA L I S M E
restait donc fondé sur le principe du libreéchange, ce qui « supposait que les États capitalistes clés s’engagent à la transnationalisation
de leur économie et de celles des autres pays,
avec le possible résultat final que les économies “nationales” soient subordonnées au
marché mondial 80». Pour l’anecdote, rappelons que ce ne sont donc pas les idées dirigistes et supranationales de Keynes qui seront
retenues à Bretton Woods (juste avant qu’il ne
décède en 1946), mais celles, proaméricaines,
de l’Américain H. D. White : à terme, elles
devaient conduire à la libéralisation des mouvements de capitaux. Ce qui symbolise bien le
fait que, à l’époque, aucun mécanisme n’a été
organisé pour pallier le « conflit inévitable résultant de l’inscription des politiques ‘nationales’ dans un environnement de plus en plus
international », une fois révolue la période de
développement autocentré rendu nécessaire
par les reconstructions d’après-guerre 81. Il a
suffi alors aux ultralibéraux : de justifier la limitation extrême des interventions étatiques
par la simple promotion de la libéralisation
des échanges au niveau international au sein
d’un environnement constitué de nations indépendantes ; puis de présenter le marché
80. R. Palan, « L’économie politique internationale et l’école française de la régulation », in L’Année de la régulation, Volume II, La
Découverte, 1998. C’est à l’occasion de ces sommets qu’ont été mis
en place le FMI, le GATT (futur OMC) et l’ONU – c’est-à-dire l’essentiel de la nouvelle configuration du pouvoir mondial (économique,
commercial et politique).
81. Pour plus de détails, voir F. Clairmont, « Cinquante ans après, la
faillite du système de Bretton Woods », Le Monde diplomatique, décembre 1994.
JACQUES LUZI
109
mondial comme le facteur essentiel de socialisation, et la stabilité du système interétatique
comme l’aboutissement de l’harmonie des
intérêts individuels 82.
Pourtant, le développement de l’économiemonde capitaliste s’est illustré, historiquement, par la lente succession des centres
hégémoniques, par l’alternance de phases de
croissance et de récession, ainsi que par le flux
et le reflux de périodes de « mondialisation »
et de replis nationalistes (de libéralisme et de
protectionnisme). Sans remonter plus avant,
l’hégémonie « britannique » (1815-1914), associée à la première révolution industrielle, s’est
accompagnée de l’émergence de la doctrine
du laisser-faire et de l’ouverture du marché
mondial, avant d’entrer en crise avec l’épuisement de l’accumulation extensive du capital et
la montée en puissance de l’Allemagne et des
États-Unis. Puis, à partir de 1945, le marché
mondial se reconstruit sous la tutelle américaine, dans une période marquée par l’atmosphère de la guerre froide, les luttes sociales dans
les pays occidentaux et les mouvements de libération nationale des pays du tiers-monde :
c’est le temps du « keynésianisme militaire »,
de l’État-providence et de l’idéologie du développement. Depuis les années 1970, le retour
de la doctrine du laisser-faire, la déréglementation des activités marchandes et le démantèlement de l’État-providence s’intègrent dans la
nouvelle stratégie anglo-saxonne (américaine
82. M. V. N. Withman, « Global monetarism and the monetary ap-
proach to the balance of payments », in Brookings Papers on Economic Activity, Volume III, 1975.
110
KEYNES
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et, de manière subalterne, anglaise) censée
contrebalancer la fragilisation de la position
hégémonique des États-Unis, première puissance mondiale en perte de vitesse face aux
performances allemandes et japonaises.
Comme l’indique Chesnais, « sans l’intervention active des gouvernements Thatcher et
Reagan, et sans la mise en œuvre des politiques de déréglementation, de privatisation et
de libéralisation des échanges, le capital financier international et les grands groupes multinationaux n’auraient pas pu faire sauter si vite
et si radicalement les entraves et les freins à
leur liberté de se déployer comme ils l’entendent et d’exploiter les ressources économiques
humaines et naturelles là où cela leur
convient 83». En d’autres termes, la contradiction entre le processus transnational d’accumulation du capital et les instances nationales
chargées d’en régler la dynamique s’est trouvée accentuée par le tourbillon de destructions
créatrices déclenché par les États-Unis au profit de leurs multinationales. Depuis, on a pu
constater l’alignement contraint ou volontaire
de l’ensemble des pays à ces nouvelles conditions de la concurrence, c’est-à-dire une «
convergence vers des politiques libérales d’accueil des investissements directs à l’étranger »,
visant à « améliorer le climat d’inves tissement » – fût-ce au prix de « coûts sociaux
importants pour les populations ». Les pré83 F. Chesnais (éd.), La Mondialisation du capital, Syros, 1995 ;
en particulier D. Plihon, « Déséquilibres mondiaux et instabilité financière : la responsabilité des politiques libérales ».
JACQUES LUZI
111
ceptes basiques de la « stabilisation monétaire
et budgétaire » étant alors consolidés par « les
exemptions fiscales, les concessions douanières, les fournitures d’infrastructures publiques, le libre transfert des profits et des
devises, la libéralisation de la réglementation
sur les fusions et les acquisitions, et la protection des droits de propriétés privées 84».
Dans ses grandes lignes, on peut donc retenir de la politique ultralibérale les éléments
suivants : austérité salariale, restriction de la
quantité de monnaie, restructuration industrielle de grande ampleur et expansion
incontrôlée de l’« économie internationale de
la spéculation 85». Un des principaux effets
de cette politique a été l’explosion des taux
d’intérêts réels, traduisant un rapport de force
désormais favorable aux détenteurs de capital
financier, c’est-à-dire à ces rentiers dont
Keynes réclamait l’euthanasie 86 . Avec les
implications suivantes :
— ralentissement de la hausse des investissements productifs, de la croissance et,
conjointement, progression d’un chômage de
masse. Les taux d’intérêt élevés ont poussé les
plus grandes entreprises à accroître rapidement leur actifs financiers comme source alternative de revenu, la réalisation des profits
s’effectuant de plus en plus sous la forme
84. W. Andreff, Les Multinationales globales, La Découverte, 1996.
85 . L’expression est de H. Bourguinat, « Renégocier Bretton
Woods ? La spéculation internationale comme variable troublefête », in M. Rainelli (éd.), La Négociation commerciale et financière
internationale, Economica, 1995.
86. F. Chesnais (éd.), La Mondialisation financière, op. cit.
112
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d’une accumulation de plus-values financières
(c’est-à-dire de rentes improductives) ;
— accroissement des déficits et de la dette
publique et aggravation de la crise financière
des États. Le budget de l’État est en effet largement dépendant de la conjoncture économique. D’un côté, tout ralentissement de la
croissance du revenu national se traduit par
un ralentissement de la croissance de ses recettes. De l’autre, toute aggravation du chômage et toute détérioration sociale, dans le
cadre de l’État-providence, s’accompagne
d’une hausse de ses dépenses. Les déficits publics ne sont donc pas entièrement contrôlés
par l’État, qui doit alors s’endetter. En période de restriction monétaire, cet endettement
se réalise essentiellement sur les marchés financiers (obligataires), à des taux d’intérêt
dont le paiement est susceptible d’entretenir à
lui seul l’endettement public. L’unique solution envisagée, dans le cadre ultralibéral, est
l’abandon des acquis sociaux liés à la fonction
d’État-providence ;
— conséquences dramatiques, dans les pays
du tiers-monde, de la crise des finances publiques, car l’involution des politiques de développement s’est vue renforcer, sous l’égide
du FMI et de la Banque mondiale, par des politiques d’austérité bien plus sévères encore
que celles menées dans les pays industrialisés
(les trop fameuses « politiques d’ajustement
structurel ») 87. Avec, comme conséquences
87. Sur la crise de la dette des pays du tiers-monde, voir G. Corm,
« Pétrodollars, endettement et reconquête des pays pauvres», Le
Monde diplomatique, avril 1992.
JACQUES LUZI
113
directes, une dépendance alimentaire accrue,
l’accentuation des dégradations touchant l’environnement, la détérioration des systèmes de
santé, la déréliction des systèmes d’éducation,
le sabotage de toute aspiration démocratique,
etc. Auxquelles il convient d’ajouter les conséquences indirectes, que Susan George résume
sous le label d’« effet boomerang de la dette
sur les pays du Nord » : trafic de drogue, immigration anarchique, exacerbation des
conflits civils, etc. 88
Il ne faut donc pas s’étonner que le bilan
des « Trente Miteuses », dominées par la gestion libérale de la crise du capitalisme administré, ne puisse être que déplorable : que ce
soit à l’intérieur des pays ou entre eux, le Rapport mondial sur le développement humain,
publié en 1996 par les Nations-unies, signale
un mouvement de polarisation sociale inégalée, « avec un fossé de plus en plus
large entre les pauvres et les riches ». « Si les
pouvoirs publics n’adoptent pas des mesures
correctives en temps voulu – ajoutent les auteurs de ce rapport –, la croissance économique peut se trouver déséquilibrée et viciée.
» Et si, conformément à ce schéma, la croissance ne peut s’effectuer sans création d’emplois, sans égards pour les pauvres, sans droit à
la parole accordé aux populations dans le
choix de leur destinée, sans respect des racines
culturelles et sans avenir écologique, alors il
convient de conclure qu’une telle croissance
88 . S. George, L’Effet boomerang. Choc en retour de la dette du
tiers-monde , La Découverte, 1994 ; N. Chomsky, L’An 501. La
Conquête continue, op. cit.
114
KEYNES
&
L E C A P I TA L I S M E
« ne mériterait pas que l’on s’efforce de
[la] faire durer 89». Toutefois, on pourrait
croire que ce lourd bilan correspond
uniquement à des « dégâts colatéraux », regrettables, certes, mais nécessaires pour
atteindre les splendeurs du « progrès économique ultérieur ». La perspective de voir
« une expansion renouvelée de l’économiemonde voguant toute voile dehors vers une
nouvelle ère de “prospérité” » ne devrait-elle
pas nous inciter à prendre la mesure du pessimisme ambiant 90 ? En guise de réponse, rappelons qu’une partie de l’élite capitaliste
mondiale (de Bill Gates à Mikhaïl Gorbatchev), réunie fin septembre 1995 à San Francisco, résumait sa position « en une fraction
et un concept : “deux-dixièmes” et “tittytainment” ». La fraction des 2/10e correspond
à l’évaluation de la proportion de la population mondiale qualifiée pour jouir des fruits
de l’accumulation postindustrielle que nous
promettent les nouvelles technologies de
pointe. Le concept de tittytainment désigne
ce qui attend les autres : « Un cocktail de
divertissement abrutissant et d’alimentation
suffisante 91».
Autant dire que la « quintessence de l’humanité » ne se demande plus aujourd’hui, comme
le faisait Keynes, « jusqu’à quel point a-t-on le
droit d’autoriser une humanité souffrante et
89. PNUD, Rapport mondial sur le développement humain, Economica, 1996.
90. I. Wallerstein, L’Histoire continue, Éditions de l’Aube, 1999.
91 . H. P. Martin & H. Schumann, Le Piège de la mondialisation,
Actes Sud, 1997.
JACQUES LUZI
115
abrutie à s’offrir de temps en temps une échappatoire, des sensations, des stimulations et des
rêves de changement ? » Dès lors que ces
échappatoires et autres sensations virtuelles de
changement sont monnayables et susceptibles
de procurer des profits directs ou indirects, le
problème n’est plus du ressort du droit, mais
de la très sainte liberté d’entreprendre.
116
KEYNES
&
L E C A P I TA L I S M E
SAUVER LE CAPITALISME OU SE
SAUVER DU CA PITALISME ?
EN FINIR AVEC LE MYTHE
DU PRODUCTIVISME
Nous avons été assez compliqués pour
construire la machine, et nous sommes trop
primitifs pour nous faire servir par elle.
KARL KRAUS, 1909
À quoi bon la science de la navigation si l’on
ne sait où aller ?
RAYMOND ARON, 1969
La véritable crise d’aujourd’hui n’est pas
une crise économique ; notre crise est avant
tout une crise de l’économie, c’est-à-dire du
phénomène économique dans son ensemble.
CENSOR, 1975
E CAPITALISME, plus qu’un système économique, incarne une civilisation. Comme
l’indique Keynes, celle-ci trouve sa dynamique
dans l’individualisme et « l’instinct du lucre »
ou, pour paraphraser aussi bien Marx que
Weber, dans « la soif insatiable du gain 92».
Pourtant, cet élément ne constitue pas « la
condition la plus universelle attachée à l’existence du capitalisme moderne », qui présuppose, entre autres : l’appropriation (privée ou
publique) de tous les moyens de production,
L
92. Voir la définition précise du capitalisme que donne M. Barrillon
in D’un mensonge « déconcertant » à l’autre, op. cit.
JACQUES LUZI
117
une technique rationnelle et l’organisation
rationnelle du travail libre – c’est-à-dire la réduction de la force de travail à une marchandise sous la forme du salariat 93. Sur cette
base, le capitalisme se caractérise par l’accumulation incessante du capital (l’enrichissement, assuré par l’exploitation du travail et
dopé par le progrès technique, se nourrissant
lui-même) et par le « darwinisme social » cher
à Spencer, au sein des États comme entre les
États. Ainsi Jack London résume-t-il la situation : « Les types et les idéaux ont changé. Les
Hélène, les Lancelot représentent des anachronismes. Des coups seront échangés, des
hommes combattront et périront, mais ce ne
sera pas au pied des autels, ni pour défendre
la foi. Les autels seront désacralisés, mais ils
seront les autels, non des temples, mais des
marchés. Des prophètes surgiront, mais ce seront les prophètes des prix et des produits.
Des batailles seront engagées, non pour l’honneur et la gloire, mais pour des trônes et des
sceptres, pour des dollars et des cents, pour
des marchés et des échanges. Les cerveaux, et
non les muscles, souffriront, les capitaines de
guerre seront sous le commandement des capitaines d’industrie. En un mot, ce sera une
lutte pour se rendre maître du commerce
mondial, et pour obtenir la suprématie industrielle 94».
C’est en gardant à l’esprit cette définition
que l’on se propose, à la suite de Keynes, de
93. M. Weber, Histoire économique, Galllimard, 1991 (1923).
94. J. London, « La question du maximum » (1898) dont on trou-
vera une version commentée in Agone, n° 18-19, 1998.
118
KEYNES
&
L E C A P I TA L I S M E
fournir quelques éclaircissements à la question de savoir « si nous parlons du capitalisme
en tant que technique plus ou moins efficace
ou si nous discutons s’il est intrinsèquement
discutable ou désirable ». Ce qui revient,
semble-t-il, à poser deux questions : le capitalisme peut-il survivre ? Et, le capitalisme
doit-il survivre ?
L E C A P I TA L I S M E P E U T - I L S U R V I V R E
?
Schumpeter a fait de cette question le titre de
la deuxième partie de son Capitalisme, socialisme et démocratie (1942). Pour l’anecdote,
on peut signaler que la réponse qu’il avance
lui a valu un tel courroux de la part de Hayek
qu’il s’est senti obligé, dans la préface à la seconde édition, de préciser que sa démarche
n’impliquait aucun défaitisme libéral et qu’il
n’était nullement « l’avocat du collectivisme
étranger ». Il faut dire que, comme la plupart
du temps, il eut été bienvenu que Hayek prît
la précaution de lire : il aurait ainsi découvert
que la première partie de l’ouvrage est consacrée à une critique de Marx qui conduit
Schumpeter à la conclusion qu’aucune crise
« technique » ne viendra épuiser la dynamique
cahotique du capitalisme. Si, néanmoins, le
capitalisme a peu de chances de se maintenir
éternellement, cela tient pour l’essentiel à ce
que ses « valeurs » seront, à terme, rejetées par
l’essentiel de la population, sonnant ainsi le
glas de la « fonction d’entrepreneur » : « En
butte à l’hostilité croissante de leur entourage
et aux pratiques législatives, administratives et
judiciaires engendrées par cette hostilité, les
JACQUES LUZI
119
entrepreneurs et les capitalistes – en fait, toute
la couche sociale qui accepte le programme
d’existence bourgeois – finiront par cesser de
remplir leurs fonctions. Leurs objectifs normaux deviendront futiles ». La croisade ultralibérale, dont Hayek s’est fait le héraut, ne
consiste-t-elle d’ailleurs pas à déjouer cette
« hostilité croissante » à grand renfort d’opérations de marketing, afin que les « objectifs
normaux » du capitalisme continuent à être
acceptés comme les objectifs prioritaires et
naturels de la société dans son ensemble ?
Le danger que représente le propos de
Schumpeter est que, en délivrant le capitalisme de la hantise d’une fin prétendument
dictée par les lois objectives de l’histoire, il lui
ôte également son caractère naturel : le capitalisme n’est donc plus qu’un système historique
de domination dont le règne durera le temps
que lui accorderont les dominés, c’est-à-dire
ceux qui ne sont pas invités à jouir du
« programme d’existence bourgeois » et ceux
qui, méprisant ce programme, décident de
bouder volontairement cette invitation. Paradoxalement, on retrouve un avis semblable
chez Samir Amin selon qui le fait que la gestion ultralibérale de la crise soit insoutenable
« ne tient pas à “l’absurdité” des politiques
économiques et monétaires qui la sous-tendent mais à l’aggravation des conflits sociaux
et politiques qu’elle ne peut éviter 95» – pour
autant que la stratégie du tittytainment
ne démontre pas toute l’efficacité d’expédient
qu’espèrent ses concepteurs… Dans leurs
95. S. Amin, La Gestion capitaliste de la crise, op. cit.
120
KEYNES
&
L E C A P I TA L I S M E
grandes lignes, on peut considérer que le
prochain siècle verra ainsi se développer les
tensions suivantes :
— premièrement, le conflit multipolaire
opposant les régions américaine, asiatique et
européenne pour la suprématie dans le
contrôle des nouvelles industries de pointe.
La principale conséquence de cette compétition pour la puissance productrice et technique sera, pour reprendre la typologie de
Saint-Étienne, une tendance à l’extension de
l’État-stratège et de l’État-régalien au détriment de l’État-providence. Autrement dit,
« l’économie-monde capitaliste sera abruptement confrontée au dilemme d’avoir à choisir
entre le fait de limiter l’accumulation du capital ou de devoir subir la révolte politico-économique des couches moyennes », sur qui
s’abattent, depuis maintenant une vingtaine
d’années, les retombées de cette lutte
pour l’hégémonie 96.
— deuxièmement, l’accentuation de la
polarisation économique entre les pays du
Nord et les pays du Sud, combinée au déclin
démographique du Nord et à l’explosion
démographique du Sud, entraînera « une
pression massivement accrue vers la migration
Sud-Nord » nourrie par le totalitarisme
de l’imaginaire marchand. On peut prédire,
avec Bertrand Schneider du Club de Rome,
« qu’ils arriveront par millions »… et se poser
l’angoissante question de savoir « qui donnera
96. Pour des développements plus précis, voir I. Wallerstein, L’Histoire continue, op. cit. & Après le libéralisme, Éd. de l’Aube, 1999.
JACQUES LUZI
121
l’ordre de tirer pour les en dissuader ? 97»
Malgré les fortifications policières et administratives qui se dressent à l’entrée des régions
opulentes, il y a de fortes chances que ces dispositifs ne puissent que ralentir le flux migratoire, entraînant simultanément « l’incapacité
d’empêcher effectivement l’entrée des immigrés » et « l’incapacité de leur assurer un statut
politique même de deuxième classe ». Jointe
au déclassement des classes moyennes, la marginalité croissante de ces populations indésirables fera grossir les rang des nouvelles
« classes dangereuses », que l’État, dans son
rôle de « chien de garde », aura pour mission
de « pacifier » coûte que coûte.
Que ce soit au Nord ou au Sud, on se dirige
donc vers une incompatibilité grandissante
entre le développement du capitalisme et la
montée universelle des prétentions démocratiques, conduisant à des formes plus ou moins
prononcées d’autoritarisme, chargé de canaliser ou de réprimer toute revendication d’autodétermination : un vieil adage ultralibéral ne
dit-il pas, en l’occurrence, que « dans la misère de certaines couches sociales, il faut voir
moins une souffrance à guérir qu’un désordre
à prévenir 98» ? Face à ce constat, rien n’empêche d’imaginer l’instauration d’un keynésianisme global fondé sur « la redistribution du
revenu au profit des peuples du Tiers monde
et des travailleurs dans toutes les régions du
97. Cité par H-P. Martin & H. Schumann, op. cit.
98. Censor, Véridique rapport sur les dernières chances de sauver le
capitalisme en Italie, Champ Libre, 1976 ; G. Procacci, Gouverner la
misère, op. cit.
122
KEYNES
&
L E C A P I TA L I S M E
monde 99». Samir Amin note toutefois qu’il
ne sera pas possible d’orienter le développement économique dans cette optique résolument sociale (éradication de la pauvreté,
expansion des services sociaux, réduction des
inégalités) sans remettre à plat les fonctions
que remplissent actuellement les organismes
internationaux, simples instruments de la gestion ultralibérale de la crise. Quelle est cette
gestion ? Et quels sont les remèdes ?
– Entre 1983 et 1992, 147 milliards de dollars ont été transférés des pays du tiers-monde
vers les riches pays industrialisés, principalement en raison des remboursements d’intérêts
et des plans d’ajustement structurel imposés
par le FMI 100. Pour aller à l’encontre de ce
pillage meurtrier, pourquoi ne pas reprendre
l’idée de Keynes, qui considérait que le FMI
devait être une véritable banque centrale
mondiale ayant le pouvoir d’émettre une monnaie supranationale privilégiée dans les
échanges internationaux ? Associée à une plus
grande stabilité des changes (en évitant les
mouvements spéculatifs entre les différentes
monnaies nationales ou régionales), cette
banque centrale mondiale pourrait, en outre,
fournir aux pays du tiers-monde les liquidités
99. S. Amin, La Gestion capitaliste de la crise, op. cit. Cette problé-
matique ne semble pas avoir encore envahi l’arène publique française (pour autant qu’il en existe une). Mais on pourra trouver sur
Internet de nombreuses références anglo-saxonnes. G. Köhler présente une bibliographie assez complète sur http://csf.colorado.edu/
wsystems/archive/papers/kohler/kohler2.htm
100 . PNUD, Rapport mondial sur le développement humain, Economica, 1992.
JACQUES LUZI
123
nécessaires à la reprise de leur développement. Dans un même esprit, l’actuelle Banque
mondiale pourrait être transformée en un
centre de collecte des surplus commerciaux
des pays excédentaires afin de renforcer le financement du développement du tiersmonde. Mais cela implique que le FMI,
organe technocratique aux trois quarts américain, cesse de proportionner les pouvoirs de
décision de chaque pays membre au montant
de capital souscrit auprès d’elle. Car cette logique financière et antidémocratique, qui
commande l’usage des fonds et l’orientation
des politiques économiques, ne sert qu’à imposer aux pays du tiers-monde le bon vouloir
des principaux bailleurs de fonds (et en premier lieu celui des États-Unis).
– Exiger l’ouverture des autres pays à ses
propres produits tout en se protégeant soimême a été la stratégie constante de tous les
États qui ont mené, tour à tour, le jeu capitaliste à leur guise. Cette pratique, bien entendu, est en contradiction avec la théorie du
libre-échange largement répandue par l’Organisation mondiale du commerce (OMC), dont
les « axiomes » essentiels sont le mono-économisme (il n’existerait qu’un modèle de développement, inauguré par l’Europe) et la
réciprocité des échanges (tous les pays ont intérêt à commercer librement entre eux) 101.
Contre la pratique impérialiste et l’idéologie
101 . Pour une vision synthétique des théories du commerce inter-
national et du développement, voir A. O. Hirschman, « Grandeur et
décadence de l’économie du développement », in L’Économie
comme science morale et politique, Gallimard/Le Seuil, 1984.
124
KEYNES
&
L E C A P I TA L I S M E
du libre-échange censée en fournir la légitimation, le développement des pays du tiersmonde ne pourra être durablement stimulé
que grâce aux avantages qu’ils retireraient de
la protection de certains de leurs secteurs et
de l’ouverture commerciale des riches pays industrialisés à certains de leurs produits.
— Enfin, la réforme des institutions économiques devrait être complétée par la revalorisation du rôle politique de l’ONU afin de
conditionner l’aide au développement au respect des droits de l’homme (y compris le droit
démocratique de résistance à l’oppression), de
la persévérance des politiques sociales et d’un
rapport plus équilibré avec l’environnement
naturel. Là encore, une telle option reviendrait à contrecarrer les fonctions actuelles de
l’ONU qui, grâce aux privilèges accordés aux
membres du Conseil de sécurité, ménage aux
États hégémoniques et aux « figures anonymes
que sont les pouvoirs transnationaux financiers et militaires » qu’ils soutiennent, des
« moyens d’action sans risque de mise en jeu
de leur responsabilité et avec une large possibilité de manipulation des autres États » 102.
D’une manière plus fondamentale, c’est
toute la conception juridique occidentale qui
serait visée par un tel projet. Car en posant a
priori l’égalité formelle des sujets (individus
ou États), cette conception encourage l’acceptation et la reproduction des rapports de domination et des inégalités sociales réelles que
102 . M. Chemillier-Gendreau, Humanité et souveraineté. Essai sur
la fonction du droit international, La Découverte, 1995.
JACQUES LUZI
125
masquent les relations contractuelles. À l’inverse, la reconnaissance a priori des rapports
de domination et des inégalités sociales, ainsi
que l’éventualité d’en faire la source de droits
compensateurs, conduiraient à instituer des
droit inégaux autorisant l’égalisation progressive de la situation concrète des sujets 103.
Mais le mode de règlement des rapports de
domination, n’étant pas neutre quant à leur
issue, en est lui-même l’enjeu. Machiavel, par
exemple, a enseigné que l’exercice du pouvoir
comporte les deux moments de l’acquisition
et de la conservation ; que le pouvoir, une fois
hérité ou conquis, ne consiste, pour ceux que
favorisent les hiérarchies juridiques, économiques et culturelles qu’il institue, qu’à mettre
en œuvre un ensemble de techniques instrumentales au service de sa propre reproduction
(la violence physique et la persuasion, le
contrôle et la surveillance,…). C’est pourquoi
il convient de rappeler, avec Pierre Bourdieu,
que « l’histoire sociale enseigne qu’il n’y a pas
de politique sociale sans un mouvement social
capable de l’imposer (et que ce n’est pas le
marché, mais le mouvement social qui a « civilisé » l’économie de marché, tout en contribuant grandement à son efficacité) 104».
Il reste toutefois légitime de se demander :
— jusqu’à quel point la logique du capitalisme et celle des mouvements sociaux peuvent103 . Voit la conclusion de G. Procacci, Gouverner la misère, op. cit.
104 . P. Bourdieu, « Pour un mouvement social européen », Le
Monde diplomatique, juin 1999.
126
KEYNES
&
L E C A P I TA L I S M E
elles se révéler compatibles ? Pour un libéral
tel que Schumpeter, les mouvements sociaux,
à force de chercher à « civiliser » les aspirations capitalistes, conduiraient progressivement à les asphyxier. Inversement, tout État
particulier qui, à l’heure actuelle, sacrifierait
l’État-stratège pour des raisons sociales serait
condamné à une régression dans la hiérarchie
du système interétatique rendant impossible le
financement des politiques sociales envisagées. Il semble donc bien que les mouvements
sociaux n’aient plus d’autre alternative, aujourd’hui, qu’entre l’acceptation et le rejet,
dans leur totalité, du « darwinisme social » et
de la barbarie qui caractérise le capitalisme ;
— jusqu’à quel point convient-il que le prolétariat « contribue à l’efficacité » du capitalisme ? Cela revient à questionner la légitimité
de la fonction sociale qu’il est possible d’attribuer « au capitalisme en tant que technique
efficace ». Sans oublier que, pour juger de la
croissance économique et du progrès promis
par l’hypercapITAlisme du xxie siècle (aménagé socialement ou non), « il ne suffit pas de
connaître ce qu’il nous ajoute ; il faut encore
tenir compte de ce dont il nous prive 105»…
L E C A P I TA L I S M E D O I T - I L S U R V I V R E
?
Il existe un préjugé tenace auquel adhérent les
économistes de tous les horizons idéologiques,
et qui participe, plus généralement, de l’imagi105 . Baudouin de Bodinat, La Vie sur Terre. Réflexions sur le peu
d’avenir que contient le temps où nous sommes, Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, 1996.
JACQUES LUZI
127
naire occidental et de l’esprit du temps : il
s’agit de la croyance dans les bienfaits du progrès matériel. Toutefois, pour les penseurs
fondamentaux de l’économie politique, ce
progrès n’était pas une fin en soi mais un
moyen mis au service de l’épanouissement
social et culturel de l’humanité :
— pour Stuart Mill, dont l’œuvre constitue
la meilleure synthèse du libéralisme classique,
« l’état stationnaire de la population et de la
richesse n’implique pas l’immobilité du progrès humain. Il resterait autant d’espace que
jamais pour toute sorte de culture morale et
de progrès moraux et sociaux ; autant de
place pour améliorer l’art de vivre et plus de
probabilité de le voir amélioré lorsque les
âmes cesseraient d’être remplies du soin d’acquérir des richesses. Les arts industriels euxmêmes pourraient être cultivés aussi
sérieusement et avec autant de succès, avec
cette seule différence que, au lieu de n’avoir
d’autre but que l’acquisition de la richesse, les
perfectionnements atteindraient leur but, qui
est la diminution du travail 106» ;
– dans une page célèbre du troisième livre
du Capital (1864-75), Marx ne dit pas autre
chose, même s’il le dit différemment : « Le
royaume de la liberté commence seulement là
où l’on cesse de travailler par nécessité et opportunité imposée de l’extérieur ; il se situe
donc au-delà de la sphère de production matérielle proprement dite. […] La seule liberté est
que l’homme social, les producteurs associés
106 . J. S. Mill, Principes de l’économie politique (1848), cité par
P. Kende, L’Abondance est-elle possible ? Gallimard, 1971.
128
KEYNES
&
L E C A P I TA L I S M E
règlent rationnellement leurs échanges avec la
nature, qu’ils les contrôlent ensemble au lieu
d’être dominés par sa puissance aveugle et
qu’ils accomplissent ces échanges en dépensant le minimum de forces et dans les conditions les plus dignes, les plus conformes à la
nature humaine. C’est au-delà que commence
le développement des forces humaines comme
fin en soi, le véritable royaume de la liberté
qui ne peut s’épanouir qu’en se fondant sur
l’autre royaume, sur l’autre base, celle de la
nécessité. La condition essentielle de cet épanouissement est la réduction de la journée de
travail 107» ;
– dans ses Perspectives économiques pour
nos petits-enfants (1930), Keynes ne fait pas
directement allusion à la baisse du temps de
travail, mais sa référence incessante à l’« oisiveté » a une signification équivalente. Une fois
l’abondance réalisée, dit-il, « nous serons enfin
libres de rejeter les pratiques économiques
[…] que nous maintenons à tout prix actuellement malgré leur caractère intrinsèquement
dégoûtant et injuste parce qu’elles jouent un
rôle énorme dans l’accumulation du capital ».
Comme Stuart Mill et Marx, Keynes considérait donc que le « sacrifice économique »
n’avait pas d’autre but que d’ouvrir la
possibilité future « de cultiver l’art de vivre de
manière plus intense ». Aussi précise-t-il, dès
l’introduction de ses Essays in Persuasion,
qu’il « veut croire que le jour n’est plus loin
où le problème économique sera refoulé à la
107 . Cité par M. Vadée, Marx penseur du possible, Méridiens Klin-
clsieck, 1992.
JACQUES LUZI
129
place qui lui revient : l’arrière-plan […] et que
l’esprit et le cœur des hommes pourront enfin
s’attacher aux vrais problèmes – les problèmes
de la vie et des relations humaines, de la création et de la croyance ».
Ce qui signifie, en particulier, que si ces auteurs considéraient le travail, en tant que
moyen d’accomplir le progrès matériel,
comme la source de la valeur économique, ils
ne le considéraient pas comme une valeur en
soi. Sans doute savaient-ils que « travel et travail sont le même mot, déformation de tripalium, instrument de torture à trois pals 108».
Il est étrange, pourtant, que ce type de réflexions ait déserté les manuels de sciences
économiques, qui ne cessent de nous vanter
les mérites des progrès intarissables de la technique, de la croissance perpétuelle et de la
consommation jusqu’au dégoût d’objets aussi
futiles que nuisibles… C’est peut-être, comme
l’indique Dupuy, que « la société industrielle
est devenue une société à produire du travail.
À la finalité de l’accumulation incessante du
capital, à la finalité du partage des fruits de la
croissance, on a substitué comme finalité du
capitalisme celle d’occuper les hommes sans
relâche, quitte à les faire piétiner 109». Aussi
l’essentiel n’est pas tant de dire, comme le fait
Hannah Arendt, que le problème actuel est
celui d’une « société de travailleurs que l’on va
délivrer des chaînes du travail » et que « cette
société ne sait plus rien des activités plus
hautes et plus enrichissantes pour lesquelles il
108 . J.-P. Dupuy, Ordres & Désordres, Le Seuil, 1982.
109 . Ibid.
130
KEYNES
&
L E C A P I TA L I S M E
vaudrait la peine de gagner cette liberté »,
mais que le problème réside, pour l’instant,
dans le fait que la bourgeoisie n’a pas réellement intérêt à délivrer les travailleurs des
chaînes du travail et à favoriser les activités
plus hautes qui motiveraient cette libération,
dans la mesure où le travail constitue l’instrument fondamental de sa domination 110. Il
n’est donc pas étonnant que l’anthropologie
technico-matérialiste et la vision d’une croissance illimitée, considérée comme une fin en
soi (l’aptitude à la croissance devenant la mesure du perfectionnement humain), se soient
progressivement substituées à l’idée d’une
croissance bornée, appréhendée comme un
moyen (certes monstrueusement cynique) mis
au service d’une fin plus humaine (le dépassement de la nécessité matérielle).
Toutefois, cette substitution, pour socialement absurde et destructrice qu’elle soit, ne
doit pas masquer le vice fondamental du raisonnement que tiennent à la fois Stuart Mill,
Marx et Keynes – et de l’économisme qui les
caractérise. Ce raisonnement repose, en effet,
sur « la volonté d’obtenir un résultat moral de
manière négative, par la suppression des obstacles matériels », comme s’il « allait de soi
que, en augmentant le revenu national [la richesse matérielle], cela entraînerait ipso facto
d’heureux effets dans les domaines social, politique et culturel 111 ». Au fondement de
110. H. Arendt, Condition de l’homme moderne, Calmann-Levy, 1961.
111 . Voir successivement G. Bataille, La Part maudite , Minuit,
1967 et A. O. Hirschman, L’Economie comme science politique et
morale, op. cit.
JACQUES LUZI
131
cette volonté et de cette croyance, on retrouve
l’idée préconçue selon laquelle la rareté – la
tension immanente entre la parcimonie de la
nature et la diversité indéfinie des désirs humains – doit être considérée comme le germe
des antagonismes qui dressent les hommes les
uns contre les autres – c’est-à-dire de tous les
problèmes moraux et politiques qui encombrent l’humanité… « Supposez – imagine
Hume a contrario – que la nature ait accordé à
la race humaine une si généreuse abondance
de tous les biens extérieurs que sans incertitude, sans soins, ni industrie de notre part,
chaque individu soit comblé de tout ce que
peuvent vouloir ses appétits les plus voraces.
[…] Il est évident que dans un aussi heureux
état toutes les vertus fleuriraient 112».
L’« instinct du lucre » et le « darwinisme social » propres au système capitaliste sont alors
justifiés par le fait que la concurrence économique, qui est la forme prétendument pacifiée
des conflits humains, apparaît aussi comme le
principe de leur résolution : la poursuite individuelle de l’enrichissement, dès lors qu’elle
donne lieu, de façon naturelle ou administrée,
« à cette opulence générale qui se répand
jusque dans les dernières classes du peuple »,
permet la réalisation de l’abondance, la maîtrise de la nécessité matérielle et l’annonce du
« règne de la liberté », de la « culture morale »
et de la paix universelle. Nous savons toutefois aujourd’hui qu’il s’agit là d’un mirage de
l’esprit, à la fois illusoire et cruel. Car, sans
112 . Cité par P. Dumouchel, « L’ambivalence de la rareté », in
J.-P. Dupuy & P. Dumouchel, L’Enfer des choses, Seuil, 1979.
132
KEYNES
&
L E C A P I TA L I S M E
même considérer la destruction et l’appauvrissement réel que recèlent l’exploitation effrénée des ressources naturelles et la liquidation
vorace de la diversité des cultures humaines,
le progrès instrumental se heurte aux faits, par
exemple, que « la course à la croissance et le
déchaînement des appétits de possession s’entraînent réciproquement », et que la concurrence (entre individus, entre États ou entre
régions) s’accompagne de la perpétuation et
de l’accentuation des inégalités, « dès lors que
la lutte se joue en terme d’“avoir” 113 »…
C’est pourquoi il n’existe pas, même virtuellement, de niveau de la maîtrise technique et du
progrès matériel qui puisse mettre fin au
« règne de la nécessité ». La quête de l’âge
d’or est un leurre, qui ne sert que les injustices
et l’oppression, et ne produit que le ressentiment et la haine.
Par ces propos, on n’envisage pourtant pas
simplement, comme le remarque Bouveresse,
de prétendre à la « sagesse tardive de ceux qui
cherchent à sortir du cercle infernal de la multiplication et de l’amplification indéfinies des
désirs, pendant que le reste de l’humanité se
demande tout simplement comment accéder
au minimum vital 114». Au contraire, il s’agit
de comprendre que cette frustration et cette
misère sont les conséquences d’une même
confusion entre les valeurs instrumentales et
les valeurs de civilisation, entre la possession
113 . Pour une réflexion générale sur les conséquences de la culture
productiviste et les moyens de s’en défaire, voir P. Kende, L’Abondance est-elle possible ? op. cit.
114 . J. Bouveresse, Rationalité et cynisme, Minuit, 1984.
JACQUES LUZI
133
et l’usage, entre la puissance et la jouissance,
entre l’avoir et l’être, dans laquelle les classes
dominantes puisent la légitimation de l’asservissement de la majorité aux contraintes stratégiques qui n’intéressent que leurs propres
ambitions expansionnistes. En d’autres
termes, il s’agit d’insister sur le fait que le keynésianisme global, dont on a esquissé plus
haut quelques-unes des caractéristiques, ne
peut trouver de sens qu’en dehors de l’obsession productiviste et du mythe du progrès matériel qui accompagnent le déploiement
incontrôlé et suicidaire du capitalisme. C’està-dire, pour l’essentiel, dans le projet d’une
culture de la démocratie réelle, de la solidarité
non revendicative et de l’hédonisme communautaire impliquant un nouveau mode d’insertion de la production et de l’économie dans
le système des relations humaines.
134
KEYNES
&
L E C A P I TA L I S M E
ÉPILOGUE
LA DÉMOCRATIE CONTRE
LE CAPITALISME
Ce qui me répugne surtout dans la bourgeoisie, c’est son manque de dignité ; elle a
eu beau tremper son gilet de flanelle dans le
sang des misérables, elle n’en a pu faire un
manteau de pourpre.
GEORGES DARIEN, 1897
C’est ainsi que, sous sa forme la plus spiritualisée, la doctrine libérale hypostasie le
fonctionnement de quelque loi dialectique
qui enlève toute valeur aux efforts de la raison éclairée, tandis que, dans sa vision la
plus grossière, elle se réduit à une attaque
contre la démocratie politique, censée être
le ressort principal de l’interventionnisme.
KARL POLANYI, 1944
ANS Les Frontières de la démocratie,
Balibar note que « l’État n’est “nullement” constitué par l’acte commun des citoyens. Au contraire, il est toujours déjà là,
comme un appareil ou comme une machine,
c’est-à-dire comme une force extérieure aux
groupes sociaux et aux individus, exerçant sur
eux un certain pouvoir. […] La citoyenneté
n’est plus alors un présupposé, mais un rapport de forces individuel ou collectif entre les
collectivités, les individus et l’État. […] Elle
se mesure à l’efficacité du contrôle que les individus et les collectivités peuvent exercer sur
l’État qui requiert leur obéissance, qui assure
D
JACQUES LUZI
135
leur sécurité et qui les contraint 115». S’il faut
choisir un critère permettant de juger du progrès humain, le choix se portera ici non pas
sur l’efficacité productiviste de l’économie
mais sur l’efficacité de ce contrôle que la majorité des individus peuvent exercer sur leur État,
c’est-à-dire sur le degré de démocratie que ce
dernier est susceptible de supporter – ce raisonnement s’applique, de la même façon, à la
société des États-nations et aux organisations
internationales censées les gouverner).
De ce point de vue, on ne peut négliger le
fait que le capitalisme a émergé dans le mouvement même par lequel se sont constitués les
États monarchiques et dynastiques européens.
L’histoire de la modernité débute donc à partir du jeu qu’interprètent les personnages
principaux que sont le bourgeois capitaliste et
le prince. Il ne faut pas voir en eux, précise
Braudel, des ennemis de principe : « Que les
capitalistes, en Islam comme en Chrétienté,
soient les amis du Prince, des alliés ou des exploiteurs de l’État, est-il besoin de le dire ?
Très tôt, ils dépassent les limites « nationales », s’entendent avec les marchands des
places étrangères. Ils ont mille moyens de
fausser le jeu en leur faveur. […] Ils ont la supériorité de l’information, de l’intelligence,
de la culture. […] Qu’ils aient à leur disposition des monopoles ou simplement la puissance nécessaire pour effacer neuf fois sur dix la
concurrence, qui en douterait ? 116»
115. É. Balibar, Les Frontières de la démocratie, La Découverte, 1992.
116 . F. Braudel, La Dynamique du capitalisme, op.cit.
136
KEYNES
&
L E C A P I TA L I S M E
Les fondateurs de l’économie politique (les
mercantilistes) ne s’y étaient d’ailleurs pas
trompés. Leur pensée de « l’harmonie économique » recoupe celle de la connivence entre
la richesse des marchands et la puissance du
Prince. Selon eux, « le développement de l’industrie et des exportations, qui est pour les
marchands la fin à atteindre [l’accumulation
illimitée des richesses], est le moyen pour le
Prince d’atteindre sa propre fin : l’abondance
en hommes et en argent [la puissance, notamment militaire] ; tandis que, réciproquement,
l’abondance en hommes et en argent, fin pour
le Prince, est le moyen qui permet de développer l’industrie et le commerce [les débouchés,
notamment par la conquête des marchés coloniaux], c’est-à-dire le moyen qui permet aux
marchands d’atteindre leur propre fin 117».
Keynes notera de même que « les mercantilistes ne se faisaient pas d’illusion sur le caractère nationaliste de leur politique et sa
tendance à favoriser la guerre. C’étaient, de
leur propre aveu, des avantages nationaux et
une puissance relative qu’ils recherchaient ».
De fait, entre le XVe et le XVIIe siècles, la guerre est l’état normal entre les États européens
conquérants, et les causes, outre les conflits de
succession, en sont le plus fréquemment l’attaque contre les monopoles commerciaux
étrangers et les tentatives faites pour changer
la politique commerciale d’un autre État ou
pour lui dérober ses possessions coloniales.
Ce bref détour historique a son importance,
car le libéralisme classique s’est initialement
117 . H. Denis, Histoire de la pensée économique, Thémis, 1990.
JACQUES LUZI
137
affirmé contre le mercantilisme et son tempérament ouvertement belliqueux. À la représentation mercantiliste d’une société politique
centrée sur la personne du Prince (le Léviathan de Hobbes), les libéraux opposent l’image d’une société civile et marchande
relativement autonome, qui n’exige, pour
fonctionner harmonieusement, que d’être judicieusement encadrés par un État de droit. À
la passion guerrière de la gloire associée à la
figure politique du Prince doit alors se substituer la recherche inoffensive de son intérêt
matériel (économique) qui caractérise le bourgeois (et l’aristocrate embourgeoisé) : « Il est
peu de façons plus innocentes de passer son
temps que de l’employer à gagner de
l’argent », prêchera en ce sens, au XVIIIe siècle,
le docteur Johnson 118. Enfin, puisque l’intérêt général n’est plus celui du Prince mais
celui de la société civile (réduite au marché),
l’État absolutiste de la monarchie doit céder la
place à l’État « démocratique » de la bourgeoisie. De même, la violence de l’impérialisme
mercantiliste doit s’effacer devant la source
féconde du « doux commerce » et du libreéchangisme international. D’une manière plus
générale, le libéralisme économique n’est
donc tributaire d’une organisation démocratique du politique que si celle-ci demeure simplement formelle : orienté principalement par son « instinct du lucre », l’individu
(ou la nation) n’y joue son rôle de citoyen que
par défaut.
118 . Cité par A. O. Hirschman, in Les Passions et les Intérêts ,
op. cit.
138
KEYNES
&
L E C A P I TA L I S M E
Toutefois, ce discours humaniste et universel, que la bourgeoisie tient à l’encontre des
Princes, il faudra ensuite qu’elle s’en défende,
dès le X I X e siècle, contre les prétentions du « prolétariat crasseux » et des
« races inférieures ». La tâche d’installer dans
les esprits ce double langage sera dévolue à la
pensée ultralibérale : « La fonction du libéralisme dans le passé – récapitule Spencer –
a été de mettre une limite aux pouvoirs des
rois. La fonction du vrai libéralisme dans
l’avenir sera de limiter le pouvoir des parlements » – c’est-à-dire des peuples qu’ils sont
censés représenter 119.
Il est vrai que, entre temps, la disparition
progressive de la figure du Prince et la proclamation des droits naturels et imprescriptibles de l’individu n’ont pas engendré
l’harmonie sociale universelle que prédisait
l’utopie libérale. Bien au contraire, l’urbanisation forcée – liée à l’industrialisation – et
l’anéantissement des cultures extra-européennes – associé à l’impérialisme bourgeois
et à la colonisation – ont dévoilé la violence
nue de la domination bourgeoise et capitaliste. C’est la raison pour laquelle la « démocratie » bourgeoise se devait d’écraser sous son
« talon de fer » toutes les tentatives d’autodétermination des classes ouvrières et des
peuples colonisés. C’est pourquoi aussi,
comme le remarque Polanyi, « il n’y eut pas
un militant [ultra]libéral, de Spencer à Von
Mises, qui manquât d’exprimer sa conviction
119 . H. Spencer, Le Droit d’ignorer l’État, op. cit.
JACQUES LUZI
139
que la démocratie du peuple mettait le capitalisme en danger 120».
La liberté du libéralisme bourgeois se résume donc à la liberté du bourgeois, c’est-à-dire
de la « quintessences des races supérieures ».
C’est là cette règle universelle du capitalisme
qui explique, comme le rappelle Marx, que
« la civilisation et la justice de l’ordre bourgeois [continueront à se montrer] sous leur
jour sinistre chaque fois que les esclaves de cet
ordre [se lèveront] contre leurs maîtres. [Car,
en chacune de ces occasions], cette civilisation
et cette justice se dévoilent comme la sauvagerie sans masque et la vengeance sans loi 121».
C’est également là une règle que ne remit pas
fondamentalement en cause la pensée de
Keynes, qui voyait dans les interventions économiques de l’État, et dans l’intégration partielle des « victimes des forces économiques »,
la condition de la poursuite d’un « fructueux
exercice de l’initiative individuelle », c’est-àdire de l’exploitation capitaliste. L’intérêt des
classes populaires n’est pris en compte par le
réformisme bourgeois que dans la mesure où il
participe activement à la réalisation de l’intérêt
bourgeois, censé ce confondre, jusqu’à la réalisation de l’abondance, avec l’intérêt général.
Toutefois, le discernement de Keynes, en
tant que penseur bourgeois, fut une exception.
120 . K. Polanyi, La Grande transformation, op. cit.
121 . On trouvera chez Samir Amin ou chez Noam Chomsky les élé-
ments suffisants pour montrer que c’est là une politique qui se poursuit encore actuellement et qui ne cessera qu’avec la domination
bourgeoise. Pour la citation, voir K. Marx, La Lutte des classes en
France (1848-1850), Éditions Sociales, 1970 (1850).
140
KEYNES
&
L E C A P I TA L I S M E
Les hommes ne mourront pas toujours cal mement, prévenait-il, craignant que la
« détresse » conduise le « peuple de l’abîme »
(Jack London) à « écraser la civilisation » capitaliste… Dans sa grande majorité, la bourgeoisie, incapable de rester maître de son avidité
et de sa vanité, ne s’est pas montrée aussi savante et clairvoyante que Keynes l’aurait souhaité. « Le dirigisme a de tout temps
suscité une vive opposition » de la part de
« l’idéologie du laisser-faire », alors même que
« la politique du gouvernement [restait]
conforme au intérêts du capital. ». Il en est
toujours de même. Il n’y a aucune raison pour
que cela cesse. En outre, comme il est apparu
de plus en plus clairement que « ces intérêts-là
vont à l’encontre des besoins de la société
prise dans son ensemble », les conflits sociaux
se sont transformés en « conflits relatifs au
rôle économique de l’État, c’est-à-dire en
luttes politiques visant à restreindre ou à accentuer les interventions étatiques 122» – et à
décider de leurs orientations : sociales, stratégiques ou d’ordre régalien. Dans ces conflits,
la position ultralibérale est d’une clarté exemplaire : « Non seulement la liberté n’a rien à
voir avec une quelconque égalité – prévient
Hayek –, mais elle est susceptible de produire
inévitablement plusieurs formes d’inégalité
123». On comprend aisément que ce membre
éminent de la haute société autrichienne du
début de ce siècle puisse ne pas apprécier
122 . P. Mattick, Marx & Keynes, op. cit.
123 . F. Hayek, The Consitution of Liberty , University of Chicago
Press, 1960.
JACQUES LUZI
141
d’avoir à sacrifier sa liberté de grand bourgeois dans le but de promouvoir l’amélioration du sort de ces classes populaires, dont la
détermination avait réussi, contre toute raison, à imposer le suffrage universel et l’espoir
d’une véritable société de citoyens (de maîtres
sans esclave) 124.
Concernant « la lutte des classes, Keynes
écrit que [ses], « patriotismes locaux et personnels se rapport[aient], comme chez tout
un chacun, à [son] environnement proche ».
Pour ma part, il faut bien convenir que mes
origines et mes goûts m’amènent à sympathiser avec cette part du « prolétariat crasseux »
et des « races inférieures » qui, désertant les
routes de la servitude volontaire et dédaignant
de se laisser mener comme un troupeau, persévèrent à se dresser face à ces races et à ces
classes qui n’ont de supérieur que le ton hautain qu’elles se donnent. S’il est encore un
avenir, il n’appartient qu’à eux.
Jacques Luzi
Vannes, printemps 1999
124 . Von Mises, dont Hayek a été le plus fidèle et le plus influent
successeur, indiquant dans ses mémoires comment il a été terrifié
par la détermination politique de la populace, se plaignait que « les
sociaux-démocrates [aient] extorqué ce droit [de vote] par la
force ». C’est que, parfois, le « darwinisme social » a spontanément tendance à s’enrayer et à fonctionner à contre-courant de la
dynamique capitaliste (K. Polanyi-Levitt & M. Mendell, « Hayek à
Vienne », in G. Dostaler & D. Ethier, F. Hayek, Economica, 1989.)
Table des matières
The end of laisser-faire
3
Suis-je un libéral ?
37
Keynes & le capitalisme
ou Les rêveries d’un
réformateur ambigu
53
Libéralisme économique & laisser-faire :
entre utopie & barbarie
Du libéralisme classique…
Le laisser-faire,
ou le libéralisme réactionnaire…
63
65
72
Les enfants inavouables de Keynes :
le règne des « colombes »
83
Du pragmatisme keynésien
au pragmatisme ultralibéral :
le retour des « faucons »
99
Sauver le capitalisme
ou se sauver du capitalisme ?
En finir avec le mythe du productivisme
Le capitalisme peut-il survivre ?
Le capitalisme doit-il survivre ?
Épilogue.
La démocratie contre le capitalisme
116
118
126
134
BP
Éditions Agone
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www.agone.org
Diffusion-distribution en France & en Belgique
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i l’on juge un homme par sa capacité à
influencer son époque, on peut accorder à Keynes (1883-1946) d’avoir été
l’économiste du XXe siècle. Car il fut, par
son activité de savant comme par son activisme politique, l’avocat le plus habile en
faveur d’une voie médiane entre le capitalisme libéral et le capitalisme totalitaire.
Ce n’est toutefois pas le moindre paradoxe attaché à la gestion technocratique
keynésienne du capitalisme que d’avoir favorisé la dépolitisation des classes populaires, expérimenté les pratiques de
manipulations médiatiques et donc favorisé les conditions sociales d’une réception
favorable de la doctrine du laissez-faire.
N’a-t-il pas suffit, en effet, aux dévots professionnels du capitalisme de prendre le
contrôle des structures technocratiques et
médiatiques pour imposer, à la majorité
rendue silencieuse, le catéchisme à peine
rafraîchi de l’ultralibéralisme ?…
.
Comeau & Nadeau
Prix : 14,95 $
ISBN : 2-922494-08-X
Agone
Comeau&Nadeau
Comeau&Nadeau
The end of laissez-faire
CONTRE-FEUX
JOHN MAYNARD KEYNES
Agone
Prix : 58 F / 9
ISBN : 2-910846-15-6
Maquette Marcus & Faber
Ouvrage traduit avec
le concours du Centre
national du livre
Agone
S
The end of
laissezfaire
John Maynard Keynes
Essais traduits de l’anglais
par Frédéric Cotton
Keynes
& le capitalisme,
ou les rêveries
d’un réformateur
ambigu
Posface de Jacques Luzi
Agone
Comeau&Nadeau
CONTRE - FEUX