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HUMAN RIGHTS WATCH 350 Fifth Ave, 34th Floor New York, NY 10118 Phone: 212.290.4700 Fax: 212.736.1300 [email protected] Kenneth Roth, Executive Director Allison Adoradio, Operations Director Michele Alexander, Development & Outreach Director Carroll Bogert, Associate Director Widney Brown, Deputy Program Director Iain Levine, Program Director Dinah PoKempner, General Counsel James Ross, Senior Legal Advisor Joe Saunders, Deputy Program Director Wilder Tayler, Legal and Policy Director PROGRAM DIRECTORS Brad Adams, Asia Joanne Csete, HIV/AIDS Rachel Denber (acting), Europe & Central Asia Richard Dicker, International Justice Jamie Fellner, United States Arvind Ganesan, Business & Human Rights Diane Goodman, Refugees Steve Goose, Arms LaShawn R. Jefferson, Women’s Rights Scott Long, Lesbian, Gay, Bisexual & Transgender Rights Peter Takirambudde, Africa José Miguel Vivanco, Americas Lois Whitman, Children’s Rights Sarah Leah Whitson, Middle East & North Africa ADVOCACY DIRECTORS Steve Crawshaw, London Loubna Freih, Geneva Lotte Leicht, Brussels Tom Malinowski, Washington DC Wendy Patten, United States Joanna Weschler, United Nations BOARD OF DIRECTORS Jane Olson, Chair James F. Hoge, Jr., Vice-Chair Sid Sheinberg, Vice-Chair John J. Studzinski, Vice-Chair Khaled Abou El Fadl Lisa Anderson Lloyd Axworthy David Brown Dorothy Cullman Edith Everett Jonathan Fanton, Chair (1998-2003) Michael Gellert Richard Goldstone Vartan Gregorian Stephen L. Kass Wendy Keys Robert Kissane Bruce Klatsky Joanne Leedom-Ackerman Josh Mailman Kati Marton Lore Harp McGovern Barry Meyer Joel Motley Samuel K. Murumba Peter Osnos Kathleen Peratis Catherine Powell Sigrid Rausing Victoria Riskin Orville Schell Domna Stanton Shibley Telhami Robert L. Bernstein (Founding Chair, 1979-1997) Faire fonctionner la justice: Restauration du système judiciaire en Ituri (RDC) Document d'information de Human Rights Watch I. II. III. IV. V. VI. VII. Introduction...................................................................................... 1 Contribution à la pacification en Ituri .............................................. 3 Poursuivre les crimes les plus graves .............................................. 5 Obstacles liés aux conditions de sécurité......................................... 7 Faible soutien matériel aux magistrats .......................................... 10 Faible capacité d’enquête du parquet ............................................ 11 Recommandations.......................................................................... 12 I. Introduction La justice est un élément essentiel aux efforts de reconstruction à long terme de la République Démocratique du Congo (RDC). Dans un rapport récent au Conseil de sécurité sur la protection des civils dans les conflits armés, le Secrétaire général des Nations Unies a rappelé que la justice est l’un des bénéfices de la paix que les sociétés en conflit attendent et méritent. Il a insisté sur le fait que « les processus de la justice et de la réconciliation jouent un rôle fondamental (…) dans l’instauration d’une paix durable », et que si mettre l’accent sur la sanction des atrocités passées pourrait déstabiliser les situations d’après conflit et compromettre la réconciliation nationale, « l’impunité est un moyen encore plus sûr de retomber dans les conflits. »1 Il ne peut être mis fin aux abus systématiques des droits de l’homme tant que leurs auteurs ne sont amenés à faire face à leur responsabilité. Ituri est souvent décrit comme la partie la plus ensanglantée du Congo. Sa population a été l’objet de graves atrocités commises par des groupes armés rivaux. Des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité y ont été commis à la suite d’abus systématiques des droits de l’homme. La justice est un besoin profond dans cette partie du pays, à la fois pour aider à reconstruire la société et pour s’assurer que ceux qui ont commis et qui continuent de commettre des abus des droits de l’homme ne sont plus libres de le faire. 1 Rapport du Secrétaire général au Conseil de sécurité sur la protection des civils dans les conflits armés, S/2004/431, 28 mai 2004. BRUSSELS GENEVA LONDON LOS ANGELES MOSCOW NEW YORK SAN FRANCISCO TORONTO WASHINGTON Human Rights Watch se félicite de la mise en œuvre depuis six mois d’un programme de restauration d’urgence du système judiciaire pénal à Bunia, province de l’Ituri (« le programme »). Ce programme est le résultat d’un effort conjoint du gouvernement de la République Démocratique du Congo (RDC), de la Commission Européenne (la CE), et du service de coopération du gouvernement français (la Coopération française). Il vise la remise en place rapide des structures judiciaires dans le district de l’Ituri afin de mettre un terme à l’impunité qui y a nourri les cycles des violences et des crimes graves depuis 1998. Ce programme est un cas d’expérimentation de la reconstruction de la justice à travers toute la RDC et, de ce fait, il a des répercussions bien au-delà de l’Ituri. Le besoin d’une justice effective et fonctionnelle est ressenti de façon particulièrement urgente dans toute la partie orientale du Congo. Les leçons tirées de ce programme devraient donc servir au gouvernement de la RDC et aux bailleurs de fonds dans leurs efforts de la reconstruction à long terme d’un système de justice effectif. Par ailleurs, le Procureur de la Cour Pénale Internationale (CPI) a récemment annoncé le début des enquêtes sur les crimes commis en RDC.2 Compte tenu de la nécessité d’une collaboration avec les autorités judiciaires congolaises et du nombre limité des cas dont la CPI pourra s’occuper, l’efficacité des enquêtes de la CPI dépendra en grande partie d’une justice congolaise forte et efficiente. Comme dans le reste du pays, la justice à Bunia était plongée dans un état de délabrement presque total. Le programme constitue le premier véritable investissement dans la justice congolaise depuis plusieurs années.3 Six mois après sa mise en œuvre le programme affiche un bilan remarquable. Le Tribunal de grande instance de Bunia et le parquet fonctionnent à nouveau de façon effective. Cinq juges au Tribunal et quatre magistrats au parquet affectés en novembre 2003 ont pris leurs fonctions en février 2004. Ceci constitue un développement majeur dans le processus de pacification de l’Ituri. Le district de l’Ituri était privé d’appareil judiciaire effectif pendant une longue période au cours de laquelle les groupes armés ont fait régner leur loi. La réhabilitation de la justice à Bunia dans un délai aussi rapide a envoyé un message clair que l’impunité ne sera pas tolérée plus longtemps. Il a également clairement démontré non seulement que la justice est possible dans un environnement post-conflictuel, mais qu’elle est surtout nécessaire à l’accompagnement d’un processus de transition politique. A cet égard, le programme projetait l’Ituri au statut de modèle qui a le potentiel d’inspirer l’ensemble du système judiciaire congolais. Pour y arriver, beaucoup reste encore à faire après cette phase initiale du programme. Le programme devrait être redéfini pour en faire un instrument de lutte conte l’impunité pour les crimes graves commis en Ituri, y compris des crimes de guerre et crimes contre l’humanité, et non pas uniquement pour des infractions relevant de la petite délinquance. Son concept de base devrait être repensé avec l’objectif de libérer le fonctionnement de la justice en Ituri des contradictions nées d’une gestion institutionnelle par une organisation non gouvernementale. Les conditions de sécurité toujours déplorables, l’insuffisance de la législation pénale existante, le manque de moyens policiers nécessaires aux enquêtes, l’insuffisance des moyens matériels et 2 Cour pénale internationale, « Le bureau du Procureur de la Cour pénale internationale ouvre sa première enquête », communiqué de presse, 23 juin 2004. 3 Sur l’état du système judiciaire en RDC, voir « République démocratique du Congo : faire face à l’impunité », document d’information de Human Rights Watch, janvier 2004. 2 financiers affectés au soutien aux magistrats et aux juges, et l’absence au niveau gouvernemental d’une politique pénale claire de lutte contre l’impunité sont parmi les nombreux défis auxquels la nouvelle justice pénale doit faire face en Ituri. Le présent document n’est pas une évaluation exhaustive de tous les obstacles et de tous les accomplissements du programme. Il sélectionne les plus saillants dans le but d’identifier les défis qui se dressent sur le chemin de la lutte contre l’impunité en Ituri. Il est basé essentiellement sur des entretiens approfondis conduits par Human Rights Watch à Bunia et à Kinshasa auprès des acteurs judiciaires, des décideurs politiques, des représentants d’agences onusiennes et européennes concernées par le programme et des acteurs des organisations non gouvernementales nationales et internationales impliquées dans le fonctionnement de la justice en Ituri. Ce document est élaboré avec l’objectif principal de contribuer à l’amélioration de la capacité des tribunaux de Bunia à poursuivre les auteurs des violations les plus graves des droits humains. Il émet des recommandations à cet effet. Human Rights Watch espère que ces recommandations seront prises en compte au moment des négociations entre parties pour le début de la deuxième phase du programme. II. Contribution à la pacification en Ituri La restauration rapide de la justice à Bunia s’est imposée comme une suite logique du mandat de la ‘‘Force multinationale intérimaire d’urgence’’ (« force Artémis ») déployée à Bunia par l’Union européenne entre juin et septembre 2003 avec l’autorisation du Conseil de sécurité de l’ONU.4 Dans leur tâche régulière de maintien de l’ordre, les troupes de la force Artémis – et celles de la Mission des Nations Unies au Congo (MONUC) plus tard – ont été amenées à arrêter des personnes qui avaient commis des actes de violence ou qui avaient défié leur autorité. Parmi ces personnes figuraient parfois des chefs de groupes armés responsables des crimes qui ont émaillé le conflit en Ituri. Mais, faute de tribunaux et de juges,5 les personnes arrêtées ont parfois été immédiatement relâchées sans être jugées. Cela a nui fortement à la crédibilité, aux yeux de la population locale, des opérations de restauration de la sécurité et de maintien de la paix menées par les troupes de la force Artémis et de la MONUC. Il est donc apparu nécessaire de réhabiliter d’urgence la justice à Bunia. Le rétablissement de la justice en Ituri répondait également au besoin d’accompagner et soutenir la dynamique de la cohabitation pacifique déclenchée à la base depuis septembre 2003 par les communautés Hema et Lendu lassées par des affrontements interethniques. Des réunions de concertation étaient régulièrement organisées à l’initiative des dirigeants communautaires dans les localités rurales affectées par les conflits ethniques. L’absence prolongée de la justice était susceptible de contrarier cette dynamique et d’encourager à nouveau le recours aux moyens plus violents de règlement des conflits. 4 Résolution 1484 (2003) du Conseil de sécurité autorisant, sous le chapitre VII de la Charte des Nations Unies, le déploiement d’une force multinationale intérimaire d’urgence à Bunia « en vue de contribuer à y stabiliser les conditions des sécurité et à y améliorer la situation humanitaire. » 5 Les cinq ans de conflit violent en Ituri avaient entraîné l’effondrement total du système judiciaire qui n’était déjà pas en meilleur état que dans le reste du pays. Voir « République démocratique du Congo : faire face à l’impunité », document d’information de Human Rights Watch, janvier 2004. 3 Un protocole d’accord a été proposé à cette fin par l’Union Européenne et conclu le 16 décembre 2003 entre le gouvernement de la RDC, la Commission Européenne et la Coopération française (‘Protocole d’accord’). Il définit les tâches à remplir par chacune des parties et par la MONUC.6 Ainsi la Commission européenne devait apporter appui et financement aux besoins en matières de déploiement des magistrats et du personnel judiciaire, de leurs traitement et encadrement et de l’approvisionnement en matériel de fonctionnement. La MONUC se chargeait du transport du personnel judiciaire et de tout ce qui touchait à la sécurité des juges et des personnes intervenant dans le processus judiciaire. La remise en état des bâtiments du tribunal, des bureaux des magistrats et des locaux de la prison était, quant à elle, confiée à la Coopération française. Depuis sa mise en œuvre fin janvier 2004, le programme a connu des succès notables. L’effet dissuasif a immédiatement été ressenti dès l’arrivée des premiers magistrats. De nombreuses personnes ont témoigné de l’impact que l’arrivée des magistrats a eu sur l’attitude des membres des groupes armés.7 Les activités criminelles de ces derniers ont sensiblement diminué d’intensité dans les mois qui ont suivi les premières inculpations. Les premières poursuites déclenchées par le nouveau procureur de la République incluaient des responsables notoires des groupes armés, dont Matthieu Ngunjolo, chef d’état-major du FNI (Front des Nationalistes Intégrationnistes – groupe armé Lendu) et Aimable Rafiki Saba, chef des Renseignements militaires de l’UPC (Union des Patriotes Congolais – groupe armé majoritairement Hema).8 En tout une trentaine de responsables des groupes armés ont été arrêtés dont certains ont été déjà déférés devant des magistrats instructeurs. Cela a énormément contribué à une normalisation lente mais progressive des conditions de sécurité en Ituri, en dépit du fait que ces personnes étaient généralement arrêtées ou poursuivies pour des infractions mineures, plutôt que pour les crimes graves auxquels elles avaient été associées. Les magistrats eux-mêmes ont dit avoir noté une attitude progressive de respect pour la justice depuis les premières inculpations.9 Un d’eux a déclaré, parlant des chefs des groupes armés, que désormais « personne ne peut plus faire des choses aussi ouvertement qu’avant notre arrivée. »10 Les audiences du tribunal lors des premiers procès de certains chefs des groupes armés début avril se sont déroulées dans une atmosphère particulièrement tendue. Des combattants des milices manifestaient bruyamment devant le palais de justice de Bunia. Ils scandaient des slogans hostiles aux juges et à la MONUC dans le but apparent d’intimider le tribunal et les témoins potentiels. Dans l’affaire des poursuites contre Matthieu Ngunjolo, par exemple, des partisans du FNI lui manifestaient ouvertement leur allégeance, se mettant au garde-à-vous pour saluer son entrée dans la salle d’audience. Les juges ont par la suite réussi à imposer une discipline à l’intérieur de la salle d’audience. La rigueur imposée par le président du Tribunal de grande instance pour restaurer la discipline et le respect pour la justice au cours des audiences a été particulièrement soulignée.11 6 La MONUC n’a pas signé le Protocole d’accord mais a participé aux négociations de ses termes et des obligations précises lu incombent en vertu du protocole. 7 Entretiens de Human Rights Watch avec des groupes de la société civile à Bunia, mai 2004. 8 Ngunjolo était poursuivi, entre autres faits, pour la disparition d’un responsable de l’UPC. Rafiki est poursuivi pour diverses charges, dont association des malfaiteurs, arrestations arbitraires et détention illégale. 9 Entretien de Human Rights Watch avec un groupe de magistrats du parquet de Bunia, le 8 mai 2004. 10 Ibid. 11 Entretiens conduits par Human Rights Watch à Bunia, mai 2004. 4 Le maintien en détention par un magistrat des dirigeants des groupes armés locaux et leur comparution devant un tribunal étaient pour la population très significatifs du changement positif que la justice peut désormais générer après avoir négativement contribué à l’exacerbation du conflit en Ituri.12 La confiance en la justice est progressivement revenue. D’après un magistrat, de plus en plus de personnes se présentaient désormais et offraient de témoigner sous anonymat. Ce regain d’engouement pour la justice et la confiance retrouvée aux vertus de l’état de droit sont cités par les observateurs locaux comme le plus grand accomplissement du programme. Les magistrats semblent conscients de leur contribution personnelle et du caractère historique de leur rôle. L’un d’eux a déclaré : « Nous sommes conscients que notre comportement va déterminer le cours de la justice dans le reste du pays. »13 III. Poursuivre les crimes les plus graves Tel qu’il est conçu, cependant, le programme a manqué d’ambition dès sa phase de conception. Sa mise en place semble liée davantage à la nécessité de faire face à la petite délinquance qui contrariait les efforts de pacification de l’Ituri par la MONUC qu’à la lutte contre l’impunité en soi. La possibilité de poursuivre les auteurs des crimes graves commis durant le conflit en Ituri a été expressément écartée. Le gouvernement congolais n’a doté le procureur de Bunia d’aucun mandat se rapportant spécifiquement à la poursuite des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité commis en Ituri. Le ministre de la Justice a récemment déclaré que la répression des crimes graves qui continuent à être commis en Ituri demeure une de ses priorités.14 Il pourrait en faire la démonstration de diverses manières, notamment en accélérant la procédure d’adoption du projet de loi de mise en œuvre du statut de la Cour Pénale Internationale ou en utilisant son pouvoir d’injonction pour attirer l’attention du procureur de Bunia sur la nécessité d’initier des poursuites pour des crimes graves dans certains cas qu’il aura déterminés comme présentant un intérêt particulier.15 Cela représenterait une avancée significative par rapport aux six premiers mois au cours desquels le programme n’était pas soutenu par une politique du gouvernement congolais visant la poursuite des auteurs des crimes graves commis pendant le conflit en Ituri. 12 Une affaire de conflit foncier dans laquelle des juges étaient soupçonnés de corruption est citée parmi les éléments déclencheurs du conflit en Ituri en 1999. 13 Entretien de Human Rights Watch avec le président du Tribunal de grande instance, Bunia, 7 mai 2004. 14 Entretien téléphonique conduit par Human Rights Watch, 2 juillet 2004. 15 La loi congolaise donne au ministre de la Justice le pouvoir de donner « injonction » au Procureur général de la République pour qu’une instruction soit initiée et des poursuites exercées pour des crimes déterminés, devant toute juridiction (article 12 du Code de l’organisation et de la compétence judiciaires). Le pouvoir d’injonction est généralement exercé par le ministre de la Justice pour refléter et appliquer la politique pénale du gouvernement. Il a parfois été utilisé négativement, par exemple lorsque sous les régimes précédents les ministres de la Justice ont donné injonction – et encouragement – aux procureurs de poursuivre des journalistes ou des dirigeants d’opposition. Le ministre de la Justice a indiqué à Human Rights Watch qu’il a l’intention d’exercer ce pouvoir de manière plus positive pour traduire une politique gouvernementale de fermeté contre l’impunité en Ituri. Human Rights Watch pense que ce pouvoir devrait être utilisé de manière à ne pas enfreindre sur les droits des accusés ni porter atteinte à la présomption d’innocence et à d’autres principes importants pour un processus pénal équitable. 5 Le projet de loi de mise en œuvre du statut de la Cour pénale internationale a l’avantage de définir et introduire dans le droit congolais les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité.16 Une telle loi aurait permis au procureur de Bunia de poursuivre Matthieu Ngunjolo pour le crime contre l’humanité de disparition forcée17 pour lequel le tribunal n’aurait pas exigé la preuve de la mort de la victime comme il l’a fait dans la décision du 3 juin 2004. Mais même en l’absence d’une loi de mise en œuvre du statut de Rome le procureur de Bunia n’est pas dépourvu de tout outil légal pour lutter contre l’impunité des crimes graves en Ituri. D’abord, la plupart de ces crimes sont qualifiables des infractions existantes dans le droit pénal en vigueur. Ensuite, les juges peuvent de toutes les façons appliquer directement le statut de Rome puisqu’il fait désormais partie du droit interne congolais en vertu de la constitution de transition.18 Une quinzaine de responsables importants de groupes armés font actuellement l’objet d’arrestation. Mais ils ne sont ni arrêtés ni poursuivis pour les atrocités que la population les a vu commettre, ordonner ou approuver. La MONUC n’a pas transmis au procureur des informations qu’elle détient sur les crimes graves impliquant ces personnes, dont elle avait arrêté certains avant l’arrivée des nouveaux magistrats.19 Ces personnes ont ainsi été poursuivies pour des infractions moins graves, dont elles ont souvent été acquittées ou condamnées à des peines qui ont pu conduire la population locale à douter du sérieux de la nouvelle justice à Bunia. Ainsi, le 3 juin 2004 le tribunal de grande instance de Bunia n’a pu condamner Prince Mugabo Taganda à 48 mois de prison que pour « vol simple » d’une chaîne stéréo alors que cet important dirigeant de groupe armé était « commandant des opérations de l’UPC à Bunia » pendant toute ou une partie de la période d’août 2002 au 6 juin 2003.20 Condamner cette personne pour vol d’une chaîne stéréo alors que sous son commandement à Bunia l’UPC a notoirement dirigé contre les Lendu et d’autres groupes une attaque systématique faite de tortures, d’arrestations arbitraires, d’exécutions sommaires et de disparitions forcées21 ne paraît par répondre au besoin de justice d’une population traumatisée par des années de conflits sanglants. 16 Ce projet de loi, préparé par la Commission permanente de réforme du droit congolais en 2002, a été remis au ministre de la Justice en avril 2003. Il doit être approuvé en Conseil des ministres avant son adoption au parlement, mais il semble que cette étape n’ait pas encore été entamée. 17 L’article 17 du projet de loi introduit dans le code pénal congolais un article 222 dont le paragraphe 7 définit le crime contre l’humanité de disparition forcée. 18 Le ministre de la Justice a suggéré que l’argument de l’insuffisance de la législation pénale pourrait être utilisé par les magistrats comme un prétexte pour cacher la peur de s’attaquer aux grands criminels de guerre en Ituri. (Entretien téléphonique conduit par Human Rights Watch, 2 juillet 2004) Human Rights Watch pense que l’adoption de ce projet de loi est néanmoins toujours nécessaire compte tenu de son importance pour la coopération entre la CPI et les autorités judiciaires congolaises, et compte tenu du fait qu’elle prévoit des procédures pratiques et des dispositions, telles que celles relatives aux peines, qui ne sont pas contenues dans le Statut de Rome. 19 Depuis le début de l’année 2003 la MONUC a conduit plusieurs missions d’enquête qui lui ont permis de collecter des quantités d’information sur les crimes graves commis lors des massacres en Ituri et sur leurs auteurs. Voir notamment, « La MONUC enquête sur les violations des droits de l'Homme en Ituri », Agence France-Presse (AFP), Kinshasa, 10 janvier 2003. 20 Prince Mugabo a lui-même reconnu cette qualité au cours d’une audience du Tribunal de grande instance de Bunia en avril 2004. 21 Human Rights Watch, Ituri : ‘Couvert de sang’. Violence ciblée sur certaines ethnies dans le Nord-Est de la RDC, juillet 2003, p. 29. 6 Dès la conception du programme l’option a été prise de focaliser l’attention de la répression criminelle aux seules infractions relevant de la petite délinquance, à l’exclusion des crimes graves à caractère international. Cette option devient intenable. La justice en Ituri mine sa propre crédibilité et risque sa légitimité en condamnant pour le vol d’un appareil musical une personne qui a notoirement supervisé des chambres de torture et présidé à l’exécution sommaire et à la disparition forcée des dizaines de victimes. IV. Obstacles liés aux conditions de sécurité La sécurité est encore très précaire en Ituri. Le programme était basé sur la supposition que les conditions de sécurité allaient progressivement s’améliorer et permettre un fonctionnement normal de la justice. Cela n’a pas été le cas. La sécurité a été citée par les magistrats comme un obstacle parmi les plus sérieux auxquels ils doivent faire face. « Les juges ne sont pas à l’aise, » a déclaré le procureur à la presse, ajoutant qu’il a lui-même reçu des menaces.22 Les magistrats ont récemment stigmatisé les pauvres conditions de sécurité à Bunia, dans un mémorandum commun remis à RCN le 22 mai 2004.23 Le mémorandum rappelle que les magistrats et le personnel judiciaire « travaillent dans une psychose totale liée aux multiples menaces contre leur intégrité physique, proférées contre eux par les extrémistes de tout bord, hier membres actifs des différents groupes armés dont plusieurs ténors attendent, en état d’arrestation, leur jugements comme auteurs moraux ou matériels des massacres orchestrés dans le District [de l’Ituri]. »24 • Un large fossé de l’impunité A Bunia la présence de la MONUC a contribué à l’amélioration d’une situation de sécurité qui était inexistante. Elle a eu un effet dissuasif important sur les groupes armés qui n’ont pas été désarmés. Des patrouilles sont régulièrement organisées dans certains quartiers de la ville pour sécuriser la population. En dehors de la ville, cependant, la situation est moins reluisante. La MONUC étend à peine son contrôle sur les périphéries immédiates de la ville de Bunia et de quelques agglomérations de l’intérieur, laissant des localités entières de l’Ituri au contrôle des groupes armés. Le contrôle de la MONUC sur la ville de Bunia elle-même n’est ni total ni effectif. La ville est encore régulièrement l’objet d’actes sporadiques d’insécurité et des quartiers entiers sont encore sous le contrôle effectif des groupes armés. Il y a par conséquent d’énormes difficultés à exécuter les mandats du procureur dans ces quartiers inaccessibles à la MONUC ou à y procéder à des enquêtes. Les magistrats n’ont pas 22 « Pour la fin de l’impunité en Ituri, les moyens ne sont pas au rendez-vous », AFP, 11 avril 2004. « Réseau Citoyens Network » (RCN Justice et Démocratie) est l’organisation non gouvernementale belge qui gère le programme de restauration rapide du système judiciaire pénal à Bunia au nom de la Commission européenne. Elle s’occupe notamment de l’approvisionnement du tribunal et du parquet en matériel de fonctionnement, de la supervision des conditions de viabilité dans la prison, de l’octroi des cycles de formation et de recyclage des magistrats, du paiement de leurs « primes », etc. 24 Note confidentielle à l’intention de l’ONG RCN/Bunia, 22 mai 2004. 23 7 non plus commencé à enquêter dans les localités de l’intérieur du district, et ne pourraient probablement pas le faire dans les localités où la MONUC n’est pas en mesure de patrouiller.25 Un fossé de l’impunité se creuse ainsi entre les crimes commis à Bunia qui sont pour la plupart à la portée des enquêtes du Tribunal et ceux commis dans le reste de l’Ituri, qui échappent aux poursuites. D’après une organisation locale, « Le tribunal de grande instance de Bunia, compétent par définition pour connaître des infractions commises sur l’ensemble du district de l’Ituri, n’exerce ses attributions que dans la ville de Bunia. Les habitants des territoires de Aru, Mahagi, Irumu, et Djugu savent que le tribunal existe mais ils ne savent pas son action dans leur vie quotidienne. »26 • Peur de témoigner A cause de l’état précaire de la sécurité, la justice à Bunia ne peut pas compter sur une collaboration efficace de la population. Les témoins potentiels refusent de déposer, invoquant les limites de la MONUC et son incapacité à établir la sécurité sur tout le territoire de l’Ituri. Ils citent également les menaces dirigées contre les juges eux-mêmes, comme celles contenues dans un tract déposé dans les bureaux des juges, leur promettant la mort et envisageant de mettre le feu sur le palais de justice.27 La peur de témoigner prive donc les magistrats des moyens d’enquêter sur les crimes commis en Ituri. D’après un magistrat, la plupart des victimes qui déposent refusent ensuite de signer leurs déclarations qui ne peuvent de ce fait être utilisées au tribunal. Et lorsqu’ils sont sollicités, beaucoup exigent de ne parler aux magistrats qu’à la stricte condition de ne pas être appelés ensuite à témoigner au procès. La peur de témoigner est justifiée par une présence encore très active des groupes armés. Alors même que les juges ont réussi à imposer une relative discipline dans la salle d’audience, les groupes armés ont redoublé d’activités en dehors des procès. Des actes d’intimidation ont été rapportés par des témoins potentiels et les familles des victimes. Un dirigeant d’une entreprise publique locale a reçu des appels téléphoniques contenant des menaces de mort alors qu’il s’apprêtait à témoigner contre Aimable Rafiki. Certains auteurs des menaces s’identifiaient ouvertement comme membres de l’UPC ou disaient appeler de la part de Thomas Lubanga, président de l’UPC.28 Les magistrats déplorent le fait qu’ils n’ont pas de moyen de protéger les témoins. La peur de témoigner pourrait expliquer en partie l’acquittement de Matthieu Ngunjolo par le tribunal de grande instance de Bunia le 3 juin 2004. Ngunjolo était poursuivi, entre autres faits, pour l’enlèvement et le meurtre en septembre 2003 d’un partisan de l’UPC qui avait été envoyé au quartier général du FNI pour y parlementer avec les dirigeants de ce groupe armé et les inviter à une réunion organisée par la MONUC. Alors qu’il paraissait très confiant avant l’ouverture du 25 Cette situation pourrait progressivement évoluer : des enquêteurs de la MONUC et des représentants du parquet ont récemment effectué des missions conjointes d’enquête, notamment dans les localités de Tchomia, Kasenyi, et Fataki. 26 Justice Plus, « Une justice sélective contre une masse d’impunité, » communiqué de presse, Bunia, 8 mai 2004. 27 Mémorandum des magistrats, voir note 24 ci-dessus. 28 Entretiens conduits à Bunia en mai 2004. 8 procès,29 le procureur n’a finalement pu présenter qu’un témoin à charge. Les autres témoins qui avaient dépose au cours de l’instruction s’étaient rétractés et avaient refusé de se présenter aux audiences du tribunal par peur de représailles devant des pressions des dirigeants du groupe armé FNI. L’unique témoin à charge présenté par le procureur n’a lui-même déposé qu’à la première audience du tribunal avant de refuser de comparaître aux audiences suivantes, citant les menaces de plus en plus pressantes des partisans du FNI. Le procureur n’avait plus rien pour soutenir ses accusations et le tribunal n’avait plus que le choix d’acquitter Matthieu Ngunjolo pour inexistence de preuves. • Délocaliser les procès Citant les menaces et ce climat d’insécurité, le procureur a proposé que les affaires soient instruites localement mais jugées ailleurs.30 L’idée que certains procès devraient être tenus en dehors de l’Ituri comme solution possible au problème de sécurité des témoins a été endossée par la MONUC qui l’a présentée au ministère de la Justice.31 Le Ministre de la Justice semble acquis à l’idée que Kinshasa pourrait accueillir certains procès. Une liste de personnes poursuivies qui pourraient être transférées à Kinshasa pour y être jugées était en cours de préparation, même si certains conseillers du ministre ont cru voir des obstacles constitutionnels à la délocalisation des procès.32 La délocalisation de certains procès présenterait des avantages certains. A Kinshasa certains témoins pourraient se sentir plus libérés des pressions et menaces des groupes armés. La protection des témoins par la police ou la MONUC à Kinshasa pourrait également être plus aisée qu’à Bunia. Cependant, l’instruction des affaires à Bunia et le déroulement des procès à Kinshasa ressemble à un mauvais compromis entre la sécurité des témoins et l’efficacité des poursuites. La déposition des témoins est aussi nécessaire – voire plus nécessaire – en cours d’instruction qu’au procès. La sécurité des témoins au procès n’a de sens que si elle reflète une sécurité identique en phase d’instruction. Or si l’instruction se déroule à Bunia elle continuera à être négativement affectée par la peur de déposer. Si elle se déroule à l’extérieur de l’Ituri les enquêtes seront rendues inefficaces par leur éloignement des lieux de la commission des crimes. Certains magistrats de Bunia préfèrent voir les procès se dérouler localement. D’après un magistrat, « les crimes ont été commis ici, il est important que les auteurs soient jugés ici. »33 Un autre a exprimé la crainte que le transfert des affaires les plus importantes à Kinshasa ne puisse porter atteinte au prestige et à l’autorité de la justice locale. D’après lui, transférer des affaires à Kinshasa pourrait remettre en cause l’effet dissuasif de la justice : « Les arrestations que nous 29 Il a notamment déclaré à l’AFP à propos de Ngunjolo que « les faits semblent maintenant incontestables et [Ngunjolo] encourt la peine de mort » : « Pour la fin de l’impunité en Ituri, les moyens ne sont pas au rendez-vous, » AFP, 11 avril 2004. 30 « Pour la fin de l’impunité en Ituri, les moyens ne sont pas au rendez-vous, » AFP, 11 avril 2004. 31 Entretien avec M. Yenyi Olungu, Directeur de cabinet du ministre de la Justice, Kinshasa, 3 mai 2004. 32 Ibid. M. Yenyi Olungu a invoqué l’article 22 de la Constitution de transition qui prévoit que « nul ne peut être soustrait contre son gré au juge que la loi lui assigne. » 33 Entretiens conduits par Human Rights Watch, Bunia, 8 avril 2004. 9 avons opérées jusque-là ont commencé à dissuader ici. On a vu que les chefs des groupes armés sont fragilisés face à la justice. »34 Human Rights Watch pense que renvoyer systématiquement tous les procès ou une bonne partie de ces procès à Kinshasa pourrait établir un précédent malheureux et détourner le gouvernement de son obligation de prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer la protection des témoins. Il apparaîtrait raisonnable d’explorer toutes les possibilités disponibles et de prendre toutes les mesures pouvant permettre le déroulement des procès sur les lieux de commission des crimes et de ne recourir à la délocalisation des procès qu’au titre de mesure absolument exceptionnelle. V. Faible soutien matériel aux magistrats Compte tenu du fait que le programme était destiné à pallier la quasi-absence de l’Etat en Ituri dans le domaine judiciaire, le peu de soutien dont bénéficient les juges et le parquet est pour le moins paradoxal. Les juges et magistrats se plaignent du manque des moyens, de la modicité de leur salaire et du caractère inadéquat du système de gestion mis en place par la Commission européenne. Les moyens affectés à la justice à Bunia sont insuffisants et leur gestion ne paraît pas satisfaisante. Ni le président du tribunal ni le procureur ne disposent du budget pour le fonctionnement du tribunal et du parquet. Ce budget est géré par RCN au nom de la Commission européenne et selon un ordre de priorité qui échappe aux magistrats. Ces derniers citent, par exemple, le fait que plus de trois mois après le début du programme, le parquet ne fonctionnait encore qu’avec une seule machine à écrire. L’achat d’ordinateurs, présenté par les magistrats comme essentiel à leur travail, a été rejeté comme un luxe. Ils citent également le fait que leurs besoins sont totalement pris en charge par RCN jusque dans les moindres détails comme leur repas quotidien et le mobilier pour leur résidence.35 Les sessions de recyclage des magistrats sont un autre domaine dans lequel les priorités du programme pourraient être ré-orientées au mieux. En vertu du Protocole d’accord, l’organisation non gouvernementale RCN (Réseau Citoyens Network, voir note 23 ci-dessus) organise des sessions régulières de formation et recyclage des magistrats et juges et du personnel judiciaire. Mais les magistrats s’interrogent sur l’utilité de ces sessions compte tenu de leur contenu et de leur coût. Plusieurs magistrats se disent d’avis que ces sessions ne leur apprennent rien de particulièrement nouveau. « Ce sont des choses que nous connaissons ou que nous pouvons apprendre à un moindre coût, » a déclaré un magistrat, citant le cas d’un expert français qui a récemment été payé 5000 euros pour animer deux semaines de formation du personnel pénitentiaire.36 Cet argent, a poursuivi le magistrat, aurait pu être mieux dépensé, par exemple à équiper le parquet et le tribunal.37 34 Idem. D’après un juge, « Ils nous gèrent comme des petits enfants ; ils nous achètent même notre savon de toilette. » Entretien conduit par Human Rights Watch, 8 avril 2004. Ceci a été formellement contesté par RCN qui, dans une lettre à Human Rights Watch, a récemment déclaré: « Il est rigoureusement faux qu’un savon ait jamais été fourni, et il n’y a eu de repas dispensés que dans le cadre des formations, comme d’usage, et jamais autrement. » 36 Entretien téléphonique conduit par Human Rights Watch, 16 juin 2004. 37 Ibid. 35 10 Le salaire des magistrats, des juges et du personnel de greffe et du parquet devrait également être amélioré et pris en charge par le gouvernement de la RDC. Le ministre de la Justice a récemment réaffirmé que la restauration de l’autorité de l’Etat en Ituri demeure au plus haut des priorités du gouvernement.38 Le gouvernement doit en faire la démonstration en payant régulièrement un salaire décent aux magistrats. Actuellement, le programme ne permet pas de payer le salaire du personnel du greffe et du parquet. Les juges et magistrats sont gratifiés d’une prime mensuelle de $233. Cette somme, d’après les magistrats, est « plus qu’insignifiante car ne pouvant répondre ne fut-ce qu’à 30% de nos besoins mensuels. »39 Dans le même document ils ont également déploré « les intempestives ruptures de stocks alimentaires. »40 A l’occasion du renouvellement du programme tous les partenaires impliqués devraient réaffirmer le principe que la charge du paiement du salaire du personnel judiciaire revient au gouvernement. Il est également important pour les bailleurs de fonds de s’assurer que les fonds de ce programme sont gérés de manière efficiente. L’intérêt de la justice doit guider toute planification future à long terme. A ce sujet, les préoccupations exprimées par les magistrats, les juges et les autres experts de la justice sur la gestion du programme devraient être prises en compte par les bailleurs de fonds. Ce programme doit aller au-delà d’une assistance ponctuelle à court terme et constituer la fondation sur laquelle sera érigée la reconstruction d’un système de justice indépendante et effective en Ituri et au-delà de l’Ituri. VI. Faible capacité d’enquête du parquet Le parquet n’est pas préparé à enquêter sur les crimes graves qui ont endeuillé l’Ituri au cours du conflit dans cette région depuis 1998. Il n’est pas non plus outillé en personnel pour faire face à la petite délinquance. Quatre magistrats sont un nombre insuffisant pour enquêter sur les affaires accumulées pendant les années d’éclipse judiciaire à Bunia. Jusqu’au début de mai 2004, 300 affaires étaient en cours d’instruction au parquet, 45 étaient renvoyées en procès et 30 jugements avaient été rendus.41 Ces chiffres signifient que chacun des quatre magistrats du parquet a actuellement en moyenne 75 dossiers à instruire. Dans ces conditions, et en l’absence d’une expertise policière et d’un équipement matériel adéquat, ou bien les magistrats ont besoin d’un temps excessivement long pour boucler leur instruction dans chaque dossier, ou bien les enquêtes sont forcément bâclées. Trois choses devraient être faites rapidement. Premièrement, il est impératif d’augmenter les effectifs des magistrats et des juges si un travail sérieux d’enquête doit être fait par eux. Le personnel à la police judiciaire comme au parquet est en insuffisance d’effectif par rapport au volume élevé de la criminalité en Ituri, y compris pour la petite délinquance. En second lieu, le parquet doit être doté d’une police judiciaire composée d’agents et officiers armés et d’inspecteurs judiciaires rompus aux enquêtes criminelles. Le gouvernement dont c’est la responsabilité n’a à ce jour doté Bunia d’aucune force de police. Début avril, Emmanuel Leku, un des dirigeants de l’administration intérimaire de l’Ituri, s’est plaint du fait que « pas un seul 38 Entretien téléphonique conduit par Human Rights Watch, 2 juillet 2004. Mémorandum des magistrats, note 24 ci-dessus. 40 Ibid. 41 Ibid. 39 11 policier ou militaire n’a été envoyé par Kinshasa. »42 Ce vacuum oblige le procureur à s’appuyer sur les forces de la MONUC pour l’exécution de ses mandats. Mais la MONUC, qui ne peut substituer les fonctions de la police judiciaire nationale, apporte sa collaboration au procureur dans les seuls cas qui correspondent à sa propre politique sécuritaire. En plus des lenteurs des procédures bureaucratiques préjudiciables à la célérité des enquêtes, l’appui des forces de la MONUC à l’exécution des mandats du parquet fait naître une dépendance ou une perception de dépendance du procureur à la MONUC. Une telle dépendance est renforcée par l’absence d’une politique gouvernementale claire relativement aux crimes commis en Ituri. Il appartient au gouvernement de remédier à cette incohérence en dotant le système judiciaire de Bunia d’une force publique propre. La rupture du cordon de dépendance entre le parquet et la MONUC est requise pour que la justice à Bunia cesse de fonctionner comme un organe de légitimation des différentes mesures d’arrestation de la MONUC. Un effort personnel d’affranchissement est également requis de la part des magistrats. Il est ainsi très inquiétant d’apprendre que les juges en sont réduits à requérir l’avis de la MONUC sur les demandes de mise en liberté provisoire qui leur sont soumises par les détenus. Finalement, les magistrats devraient être dotés d’une expertise adéquate qui leur permette d’enquêter sur les crimes complexes du genre de ceux qui ont été commis en Ituri, souvent caractérisés par l’implication des multiples auteurs et de multiples victimes, et exigeant une instruction appuyée sur une expertise médico-légale spécialisée. A ce propos il y aurait nécessité de créer de toute urgence un pool d’enquêteurs pour l’Ituri, qui travaillerait en collaboration avec le parquet de Bunia. Un tel pool d’enquêteurs serait composé de magistrats, d'inspecteurs judiciaires expérimentés et d'experts en médecine légale. Ils formeraient une équipe mobile pouvant être déployée sur tout le territoire de l’Ituri, en fonction des besoins et des sites où des massacres auraient eu lieu. Cette équipe viendrait en appui au parquet de Bunia à la fois pour le désengorger et lui octroyer une formation plus utile sur les méthodes d’enquêtes. VII. Recommandations Au gouvernement de la République démocratique du Congo: • • • • • 42 Définir une politique judiciaire claire sur la lutte contre l’impunité en Ituri et étendre le programme à la répression des crimes graves commis pendant le conflit armé en Ituri. Pourvoir à la carence du personnel judiciaire, en particulier, augmenter le nombre de magistrats et d’enquêteurs du parquet. Payer un salaire régulier et décent au personnel judiciaire. Instruire les magistrats du parquet et les juges d’étendre leur action au-delà de la ville de Bunia grâce à la tenue des chambres foraines périodiques dans les différents territoires du district de l’Ituri. Renforcer la capacité d’enquête du procureur, notamment mettre à sa disposition une police judiciaire équipée, une équipe mobile d’enquête expérimentée, un budget adéquat. Francois-Xavier Harispe, « Wheels of justice turning in Congo, » AFP, avril 2004. 12 • Etablir d’urgence un programme de protection des témoins, au besoin avec l’assistance internationale. A la Commission européenne et aux autres bailleurs de fonds : • Renouveler le programme d’appui à la justice en Ituri pour une période additionnelle d’un an au moins. Mettre ce temps à profit pour planifier un programme d’assistance à plus long terme en faveur de la justice en Ituri et au-delà afin d’en assurer la continuité. • Réorienter la gestion du programme en y faisant participer davantage les autorités judiciaires congolaises, notamment la Police judiciaire des parquets, le Service de Documentation et d’études et l’Inspection des services judiciaires, plus à même d’avoir un impact direct sur le renforcement des capacités du personnel judiciaire qu’une organisation non gouvernementale. • Augmenter les moyens financiers du programme en vue d’améliorer le rendement de la justice en Ituri, notamment grâce aux mesures ci-après : o Augmenter le soutien matériel à la justice par l’acquisition des équipements de bureau. o Renforcer les capacités opérationnelles du parquet grâce à la tenue périodique des sessions de formation sur les méthodes d’enquête, à l’assistance des magistrats plus expérimentés au bénéfice des magistrats du parquet de Bunia et à l’augmentation du personnel technique à l’office du parquet. A la MONUC : • Renforcer les conditions de sécurité de la ville de Bunia et de l’Ituri en général par des mesures particulières, notamment en accélérant l’exécution du programme de désarmement et démobilisation des membres des groupes armés. • En collaboration avec le gouvernement national de transition, mettre en place un système de protection des témoins et renforcer la sécurité du personnel judiciaire. • Assouplir la rigueur administrative dans le cadre de la collaboration avec la justice afin de rendre cette dernière plus efficace. Cela pourrait se traduire, par exemple, par la désignation d’une personne au sein de la MONUC/Bunia responsable uniquement de la centralisation de l’octroi de l’assistance au parquet. • Participer à la lutte contre l’impunité notamment en fournissant au procureur des informations sur les crimes graves commis en Ituri et sur leurs auteurs. 13