Sociologie de l`action collective Cours de Bachelor
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Sociologie de l`action collective Cours de Bachelor
Sociologie de l’action collective Cours de Bachelor Bertrand Oberson Cours no 1 : Introduction du cours L'observation de la vie en société révèle sans peine l'existence d'attentes ou d'exigences collectives. Les salariés d'une entreprise manifestent contre des réductions d'effectifs; des parents réclament l'ouverture d'un nouveau collège; les résidents d'une banlieue se plaignent des moyens de transport insuffisants; etc. Si disparates qu'ils apparaissent du point de vue de leur objet, leur ampleur ou leur nature, ces mouvements expriment toujours la réalité d'une contradiction entre des aspirations et des résistances. Dans un conflit social de type classique, il est clair que les salariés se mettent en grève parce que l'employeur refuse d'accorder ce qu'ils réclament. La structuration du conflit est moins évidente dans le cas des habitants qui protestent contre l'insuffisance des équipements publics. Mais en réalité, si les autorités compétentes disent n'avoir pas les moyens budgétaires de remédier à la situation, c'est parce qu'elles devraient trouver les ressources supplémentaires à un coût politique trop élevé, c'està-dire en mécontentant par exemple ceux qui devraient en supporter la dépense. La société est donc traversée en permanence d'antagonismes d'intérêts et d'aspirations qui sont à l'origine de conflits. Une manière simple de décrire ces phénomènes est de les présenter comme des affrontements entre de véritables être collectifs. Cette description des luttes sociales en termes d'antagonismes opposant des groupes structurés ne doit pas autoriser l'impasse sur un problème essentiel: le passage de l'action individuelle à l'action collective. Contrairement aux apparences, l'engagement d'un individu dans un mouvement collectif qui vise à satisfaire des aspirations communes à un groupe, n'a rien de naturel. En ce domaine, l'analyse savante doit affronter les questions suivantes: quelle est la part respective du calcul rationnel et du contrôle social, de l'initiative individuelle délibérée et de la contrainte collective?1 À quelles conditions des individus en viennent-ils à agir 1 BRAUD Ph., Sociologie politique, Paris, LGDJ, 2002, pp. 287-288. BO / SA 2009, Sociologie de l’action collective 1 collectivement pour défendre ou promouvoir des fins collectives? Quels sont les éléments qui poussent un individu à agir pour une fin qui dépasse ses intérêts individuels immédiats? Au fil du temps, les théories ont porté cette double préoccupation sans jamais réellement pouvoir y apporter une réponse univoque2. Pour être banalement employé, le terme d'action collective n'est pas sans poser problème. Il est significatif que les ouvrages de synthèse français qui l'utilisent pour proposer un panorama des analyses sur les mobilisations recourent à des sous-titres tels que "Lutter ensemble"3, ou "Mobilisation et organisation des minorités actives"4 pour expliciter leur propos. La difficulté naît ici de la polysémie de l'adjectif "collectif". Sous peine de produire un inventaire plus digne de Prévert que d’Emile Durkheim, il faut opérer une série de tris dans ce "collectif".5 L'action concertée en faveur d'une cause La notion d'action collective examinée ici renvoie à deux critères. Il s'agit d'un agir-ensemble intentionnel, marqué par le projet explicite des protagonistes de se mobiliser de concert. Cet agir-ensemble se développe dans une logique de revendication, de défense d'un intérêt matériel ou d'une "cause". Cette approche donne une définition resserrée qui isole un type particulier d'action collective sans faire violence à ce que l'on pourrait désigner comme les définitions intuitives de l'action collective, à laquelle s'associent des pratiques comme la grève, la manifestation, la pétition. Pour reprendre une expression d'Herbert Blumer6, cette action concertée autour d'une cause s'incarne en "entreprises collectives visant à établir un nouvel ordre de vie". Ce "nouvel ordre de vie" peut viser à des changements profonds ou, au contraire, être inspiré par le désir de résister à des changements profonds; il peut impliquer des modifications de portée révolutionnaire ou ne viser que des enjeux très localisés.7 Retenons cette définition de l'action collective: De l'émeute à la manifestation, de la protestation à la revendication, du mouvement social à l'engagement communautaire, par delà 2 SOULET M.H. (éd.), Agir en société. Engagement et mobilisation aujourd'hui, Fribourg, Academic Press Fribourg, Collection Res Socialis, Volume 19, 2004, p. 15. 3 FILLIEULE O. & PÉCHU C., Lutter ensemble. Les théories de l’action collective, Paris, Éditions L’Harmattan, Collection Logiques politiques, 1993. 4 MANN P., L’Action collective. Mobilisation et organisation des minorités actives, Paris, Éditions Armand Colin, 1991. 5 NEVEU E., Sociologie des mouvements sociaux, Paris, Éditions La Découverte, Collection Repères, no 207, 2002, p. 6. 6 BLUMER H., « Collective Behaviour » in LEE (éd.), New Outline of the Principles of Sociology, New York, Barnes and Noble, 1946. 7 NEVEU E., Sociologie des mouvements sociaux, Paris, Éditions La Découverte, Collection Repères, no 207, 2002, pp. 9-10. BO / SA 2009, Sociologie de l’action collective 2 les différences notables, il est possible de s'accorder sur le fait que l'action collective désigne toute action concertée d'un ou de plusieurs groupes d'individus cherchant à faire triompher des fins partagées, qu'elles soient de préservation ou de transformation de l'existant, hors des canaux institués de concertation et de représentations des intérêts.8 Deux faits sont à relever: l'exclusion des circuits institués d'expression et de défense des intérêts, l'action syndicale et l'activité politique ne sont donc pas compris, et, corrélativement, le non-accès ou le nonrecours aux moyens les plus disponibles pour mener ces actions, ce qui signifie, non pas nécessairement la mobilisation de moyens illégitimes, mais la sollicitation fréquente de moyens non-institutionnalisés ou faiblement institutionnalisés.9 En résumé: 1. Qu'est-ce qu'une action collective? Une action collective est un agir ensemble intentionnel de protestation et de contestation visant à imposer des changements variables dans la structure sociale et politique à travers une stratégie de confrontation politique qui repose le plus souvent sur le recours à un répertoire de moyens d'action non-institutionnalisés. 2. Comment se forme et se développe une action collective? Une action collective est un regroupement d'individus en vue d'agir collectivement. Bref comment passe-t-on de l'inaction à l'action collective? Ici l'analyse d'une action collective doit faire une large place aux procédures d'organisation, aux mécanismes de solidarité et aux formes de construction de l'identité collective (le passage du JE personnel au NOUS collectif). 3. Pourquoi émerge et se développe une action collective? Pour répondre à cette question, il importe de se rappeler que toute action collective est une action de protestation et de contestation. Une action collective surgit dès lors que se regroupent des individus pour protester autour d'une cause. Toute action collective représente donc une mobilisation revendicative consistant à agir contre quelque chose et pour quelque chose. Dès lors tout le problème consiste à comprendre comment se construit la cause en faveur de laquelle s'organise un mouvement de 8 BOURRICAUD F., "Action collective" in Encyclopedia Universalis SOULET M.H. (éd.), Agir en société. Engagement et mobilisation aujourd'hui, Fribourg, Academic Press Fribourg, Collection Res Socialis, Volume 19, 2004, p. 15. 9 BO / SA 2009, Sociologie de l’action collective 3 protestation et comment les individus sont conduits à se solidariser autour de cette cause. On touche ici à la dimension proprement symbolique et culturelle de toute action collective de protestation et de contestation. 4. Pourquoi et comment un mouvement collectif de protestation en vient-il à privilégier une stratégie de confrontation avec les autorités politico- gouvernementales et l'État en particulier? Cette question réfère, pour l'essentiel, au problème du répertoire des moyens d'action non-institutionnalisés auquel a recours une action collective pour débloquer l'agenda politique, forcer l'entrée de l'espace public et faire appel aux autorités politico-gouvernementales et à l'État en faveur d'une cause. Le succès ou l'échec de cette stratégie de confrontation est toutefois tributaire de deux facteurs: la structure des opportunités politiques et la marge d'autonomie de l'État.10 Contexte actuel L'hypothèse de ce cours postule une liaison forte entre contexte d'action et nature de l'action produite. Comprendre les formes actuelles de l'agir en société ne prend son sens que si cellesci sont rapportées aux changements structurels que connaissent les sociétés contemporaines. Certains auteurs ont parlé de deuxième modernité en voulant qualifier le procès d'individuation qui caractérise les sociétés contemporaines. Dans ce qui se présent, peu importe comment on le qualifie, comme une nouvelle configuration sociétale dans lequel l'individu prend une place croissante, le fait d'agir en société ne peut être qu'affecté. Au point où il faut se demander (Gilbert Renaud) si l'engagement et la protestation ne sont pas foncièrement constitutifs du procès de subjectivation, si le sujet ne se réalise pas essentiellement, en tant que sujet, par l'action. À tout le moins, les formes de l'agir changent notablement. L'engagement devient plus flexible; il s'affranchit des contraintes institutionnelles et personnelles en même temps qu'il se singularise. On assiste à un double processus de personnalisation et de publicisation de l'agir en société (Jacques Ion).11 10 LEVASSEUR C., Mouvements sociaux et idéologies politiques, Université de Laval, cours hiver 2002. SOULET M.H. (éd.), Agir en société. Engagement et mobilisation aujourd'hui, Fribourg, Academic Press Fribourg, Collection Res Socialis, Volume 19, 2004, p. 21. 11 BO / SA 2009, Sociologie de l’action collective 4