Wonderboy
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Wonderboy
Wonderboy Je n’ai jamais été très sensible à la mode. Mais je n’en appréciais pas moins les chapeaux, les larges coiffes que nous mettions le dimanche pour nous rendre à l’office ou les jours de mariage. Je les portais même bien et possédais quelques pièces qui mettaient toujours Raymond en joie. Je fus donc tentée de tourner vers Monroe Avenue, mais je changeai de décision et d’orientation. « Nous sommes jeudi », me dis-je. M’attardant aux alentours de l’atelier d’un vieux peintre naïf et réaliste, je renonçai à observer les peintures murales ainsi que je le faisais d’ordinaire quand j’y venais avec mère ou mes amies. C’est ainsi que quittant rapidement la partie populaire de Court Square, avançant d’un pas somnambulique, sans voir ni les connaissances qui me hélaient ni les tulipes encore rougeoyantes et les asters aux fleurs blanches qui constituaient de joyeux bouquets le long de la partie huppée de Dexter Avenue, j’accélérai le pas vers le capitole. À mesure qu’on quittait le bas de la rue, où régnait un joyeux et coloré désordre, les maisons et les buildings devenaient imposants et cossus. On entrait dans la partie blanche et institutionnelle de la ville. Ici, la blancheur des murs requérait un comportement plus strict, réclamait une distance et une discipline militaires. J’eus envie de quitter le grouillement de Court Square, ses échoppes et son vacarme ! La blancheur des immeubles du haut de la rue m’attira comme un aimant la limaille. Je dépassai quelques habita- 55 1reMP_001a318.indd 55 19/12/12 14:04 tions en briques, rares dans cette partie administrative de la ville, et continuai ma marche automatique sans prêter attention aux majestueux pins qui se penchaient sous la bise. Malgré la fine pluie, je n’ouvris pas le parapluie que m’avait remis Maria Steawart ; je laissai derrière moi l’imposante église protestante à l’allure victorienne, uniquement fréquentée par les Blancs, sans me retourner vers elle ainsi que j’en avais l’habitude pour dire au Christ qui y régnait que je croyais en lui, malgré les barrières que les hommes élevaient pour restreindre l’accès à son message d’amour. À hauteur de l’Alabama State Bar Association, ancêtre du parlement de l’État et lieu mythique de la démocratie de notre État, je marquai une halte, hésitant à traverser la rue pour aller prier un instant dans ma petite église baptiste nichée au 454 de Dexter Avenue. Mon cœur avait tressailli, cela me revient, en regardant ce petit lieu où l’élite noire de Montgomery se retrouvait. Y venaient ceux des nôtres qui ne se résignaient pas à la division raciale qui existait de manière outrageusement criante entre le bas et le haut de cet axe central. Nous avions investi ce cœur de la cité pour marquer notre présence, même modeste, là où battait le cœur de notre démocratie et où saignaient aussi nos artères quand les hommes du Klan le décidaient, impunément. Ni la ségrégation raciale, ni la séparation spatiale, ni les lignes de démarcation urbanistiques figées sur Dexter Avenue comme une règle impitoyable et définitive ne nous effrayaient. J’avais vu dévaler les voitures sur la grande rue, aperçu des fidèles ôtant leurs chapeaux en pénétrant dans la chaleureuse petite maison du Seigneur aux briques rouges, aux huisseries, volets et portes bleus, aux escaliers blancs et au clocher en forme de pigeonnier, blanc lui aussi. J’eus envie de courir m’agenouiller sur les bancs du 56 1reMP_001a318.indd 56 19/12/12 14:04 réconfort où, tant de fois, j’avais senti mon cœur s’apaiser quand bien même ma tête, quelques instants auparavant, bouillonnait de mille révoltes. Qu’est-ce qui me retint de m’y élancer ? Ah, je le sais, je ne l’oublierai jamais : je ne voulus pas montrer un visage triste et défait à Martin Luther King, le jeune et charismatique nouveau pasteur, venu d’Atlanta un an plus tôt, qui en assurait le ministère. Sa tenue élégante, sa réputation d’excellent gestionnaire et de brillant orateur avaient fait le tour de la ville et de ses environs. À Millbrook, à Birmingham, à Prattville et jusqu’à Selma, ses prêches au goût de corossol attiraient de plus en plus de monde dans l’église aux volets bleus. Il était la fleur que le Christ avait envoyée pour que nous soyons ses abeilles ! À un bloc seulement du capitole, notre église était très vite devenue le point de ralliement des Noirs et des libéraux blancs. Il bruinait toujours. Dieu, comme le ciel du Sud sait se montrer contrariant ! Depuis quelques années, montait une inquiétude : les précipitations de l’automne allaient-elles encore élever le niveau des eaux de l’Alabama à un seuil critique et produire de redoutables inondations ? « Il n’en sera rien avec une pluie si fine », me murmurai-je à moimême. Je poursuivis donc ma route, obliquai sur ma gauche et atteignis la rue McDonough, puis je descendis Madison Street. J’ai souvent refait, quand j’étais encore en Alabama, pour moi-même, ce parcours improvisé, qui ne fut ni inspiré ni commandé par aucune autre volonté que celle du TrèsHaut. Sur Madison Street, l’atmosphère était plus calme. Les caresses du vent, s’engouffrant entre de grands immeubles, atténuaient la tension intérieure que me causaient les bouffées de chaleur périodiques et insupportables. Arrivée à l’intersection de Madison et de la North Perry Street, j’avan- 57 1reMP_001a318.indd 57 19/12/12 14:04 çais toujours d’un pas en apparence résolu et je tombai bientôt sur Hank Williams, le musicien de country que vénéraient les Montgomériens blancs. Il était mort deux ans plus tôt et des gens se recueillaient à l’endroit où il venait d’être statufié. Des files de fidèles de cette icône blanche s’allongeaient là en semaine comme pendant les week-ends. Hommes et femmes, les yeux humides, gonflés de peine, serraient un objet qu’ils frottaient sur le bras, la tête ou le cœur de Hank Williams, comme s’il s’agissait d’un saint auquel on confiait des vœux à exaucer. Je leur tournai vite le dos, rêvant de Tuskegee, ma ville natale, celle où ma mère avait suivi la formation d’institutrice dans l’école normale créée par le vénéré Booker Taliaferro Washington. J’avançai, pensant aussi aux musiciens de blues, Lonnie et Tommy Johnson, ou à Blind Blake que j’appréciais plus que les chanteurs de la country. Plusieurs autobus, qui desservaient mon lotissement s’arrêtèrent bruyamment tout près et repartirent tout aussi vrombissants sans que j’esquisse le moindre geste dans leur direction. Je rêvassais. Quand je repris mes esprits, un énième autobus était à l’arrêt. Je m’y précipitai juste avant la fermeture des portes. Depuis ma première altercation avec Blake, douze années auparavant, j’avais pris l’habitude, avant d’entrer dans un bus, de m’assurer qu’il n’en était pas le conducteur. Je ne le fis pas cette fois, plongée dans mes pensées, rompant le pacte radical et intime qui me liait à la compagnie de bus City Lines. Je payai machinalement ma place et, conformément à la législation sur la ségrégation dans les transports publics, je descendis du bus et courus vers l’arrière du véhicule. Les sièges réservés aux Noirs s’y trouvaient tous déjà occupés. J’avançai au milieu du véhicule, dans la section intermédiaire où les Noirs pouvaient s’as- 58 1reMP_001a318.indd 58 19/12/12 14:04 seoir si les sièges étaient vacants, si aucun Blanc ne trônait là. La rangée de quatre places était vide. Je m’installai près de l’allée centrale, laissant donc trois autres fauteuils libres, puis un Noir vint s’asseoir à ma droite, contre la vitre, et bientôt les autres places furent également occupées par des Noirs que ma présence avait probablement enhardis. Je ne fis pas attention à ces nouveaux compagnons. Me saluèrentils ? Je n’en sais rien. Je regardais du côté de la vitre, sur laquelle la bruine laissait perler des gouttelettes d’eau et au-delà de laquelle je ne distinguais aucune forme particulière. La phrase qui avait tourné en boucle dans mon esprit le jour durant me revint en tête, comme une ritournelle qu’on peine à effacer de son esprit : « Il faut encore avoir du chaos en soi pour enfanter une étoile qui danse. » Enfanter... Enfanter... Enfanter... Décidément, la question de l’enfantement ne voulait pas me lâcher ! Les bouffées de chaleur m’inondèrent. J’avais le sentiment que le monde entier me voyait dégoulinante. La gorge nouée, je sentis monter en moi des nausées. Puis des images de bavoirs dansèrent dans ma tête... Pendant que le Cleveland Avenue continuait sa route, je repensai à mon atelier de couture et aux bavoirs. Le rêve de nourrissons gazouillant dans mes bras se perdit dans les vrombissements du moteur de l’autocar. J’entrevis, dans la brume de mélancolie au fond de laquelle j’allais tomber, le doux sourire de Raymond. Des femmes avaient peut-être été saisies des douleurs de l’accouchement dans ce bus. Des enfants étaient peut-être venus au monde dans cet engin pétaradant. J’en étais à ces spéculations lorsqu’une déflagration faillit me percer les tympans : « I say Stand up now ! » Le bus était à l’arrêt. Depuis combien de temps ? Mon 59 1reMP_001a318.indd 59 19/12/12 14:04 voisin de droite passa devant moi et, instinctivement, je me calai contre la vitre. La voix qui aboyait à mes oreilles venait de ce visage que je ne pouvais oublier : James Blake ! L’homme était très agité, blême, rougissant, hors de lui. « Hein ? Quoi ? » Je balbutiai. Tous les regards des passagers étaient posés sur moi. On aurait dit les phares d’une Land Rover braqués sur une bête féroce lors d’une battue pendant une nuit sans lune. James Blake trépignait dans l’allée centrale. Je compris tout. Un Blanc était monté à l’arrêt du bus, près de la salle de cinéma. Il était grassouillet et tenait un paquet de bonbons à la main. Mes voisins, les trois autres Noirs qui étaient assis sur la même rangée que moi dans cette section intermédiaire de l’autobus avaient disparu. « Ils ont déguerpi à l’arrière », pensai-je. Ils devaient certainement se trouver, serrés comme des sardines, au fond du véhicule, dans la partie qui nous était assignée. Je ne risquai pas un œil vers l’arrière, mais j’étais sûre qu’ils y étaient ! Le Blanc aux bonbons avait-il besoin de quatre places à lui tout seul ? J’étais lasse, lasse de mes vapeurs, lasse de tous ces yeux hagards qui fixaient la scène sans s’insurger. Les éructations du chauffeur continuèrent à pleuvoir. L’homme aux bonbons, un peu gêné, attendait. L’atmosphère se tendit ainsi dans le bus jaune au liseré vert immobilisé en face de l’Empire Theatre, le cinéma qui se trouvait sur Montgomery Street. Les Noirs piétinaient dans la file qui leur était réservée et les Blancs dans les autres. « Stand up at last ! » rugit encore James Blake. Il aurait eu un fusil qu’il aurait ouvert le feu sur moi. Mon sang ne fit qu’un tour, traversa la forêt des colères et gicla : « Never ! Je ne me lèverai pas ! 60 1reMP_001a318.indd 60 19/12/12 14:04 — À l’arrière, j’ai dit ! — Non, je ne bougerai pas ! » Il écumait. Je détournai la tête vers la vitre. À quoi bon m’intéresser à sa réaction ! Qu’il me frappe et je répliquerai, me dis-je en me cramponnant à mon sac à main, prête à l’abattre sur mon adversaire. Il contenait une pierre, de la ferme de mes grands-parents, que j’avais gardée comme souvenir de Pine Level et que je promenais partout avec moi tel un fétiche. Elle ne me quittait jamais. Toujours éructant, Blake repartit comme une balle vers sa cabine, décrocha son téléphone et, d’une voix blanche, lança un appel. Une voiture de police, une Buick, arriva aussitôt, comme si elle n’avait attendu le jour durant qu’un signe de Blake. Elle stoppa devant le bus. Deux hommes en uniforme mirent pied à terre, de lourds colts leur battant les flancs et ils sautèrent dans notre véhicule. Sur un signe du chauffeur, ils se ruèrent dans ma direction. Je demeurai imperturbable et regardai ma montre. Il était exactement six heures et six minutes, au moment où je fus interpellée. La foule qui patientait devant la salle de cinéma du centre-ville s’était massée autour de notre autobus. Les néons de l’Empire Theatre illuminaient les affiches avec des clignotements insistants sur le dernier western, A Man Alone, un film dans lequel Ray Milland tenait le rôle-titre. L’un des deux policiers me dit d’une voix blessante, une moue lui déformant le visage : « Levez-vous ! » J’eus l’impression qu’on me fendait le cœur et je murmurai, la voix sourde et basse : « Pourquoi tant de mépris ? — Vous venez de contrevenir à la loi. Vous êtes donc en état d’arrestation. Reconnaissez-vous les faits ? » 61 1reMP_001a318.indd 61 19/12/12 14:04 Ma vieille timidité s’envola d’un coup. Je crois que c’est à ce moment que je laissai tomber la chape de plomb qui m’engourdissait. De ma gorge sèche, une réponse jaillit : « Il est des lois qui fatiguent comme il est des hommes qui n’ont aucune idée de ce qu’est vraiment la justice. Vous ! — Je vous arrête. N’aggravez pas votre cas par un propos ou un acte d’insubordination supplémentaire. Vous n’aviez pas le droit, pas le droit, vous me comprenez, de rester où vous aviez collé votre cul... Devrais-je ajouter votre sale cul de... hein ? » Les muscles de mon visage tressautaient. Je sortis du bus sous des regards haineux, encadrée par les policiers. Je repensai à mon enfance, aux heures où, faisant front à ces adolescents blancs qui nous provoquaient ou nous lançaient des boules puantes, je n’hésitais pas à en venir aux mains. Mère tremblait en me voyant revenir vêtements déchirés. Je lui racontais ce qui s’était passé. Elle m’approuvait. Là, je bouillais mais ne pouvais me battre à mains nues. En allant me caler à l’arrière du véhicule de police où me rejoignit un garde, la phrase qui m’avait bouleversée à mon réveil revint : « Il faut encore avoir du chaos en soi pour enfanter une étoile qui danse... » Le chaos grondait en moi. J’entendis un bruit à ma vitre. Un homme se tenait près de la voiture de police. Il frappa à nouveau à la vitre. C’était le Blanc qui était dans le bus et qui avait, par sa présence, déclenché l’affaire : l’homme aux bonbons. Sa massive silhouette augmenta mon énervement. Ce gros plein de soupe n’avait pas pipé mot pendant les vociférations de James Blake. Que venait-il faire là ? Déposer contre moi ? Ah ! le sale traître ! Non, visiblement, il me faisait un signe amical. « C’est trop tard ! » me dis-je. Je n’avais rien à dire à ce balourd. N’avait-il pas eu assez de temps pour parler 62 1reMP_001a318.indd 62 19/12/12 14:04 au chauffeur au lieu de le laisser éructer et me cracher à la figure ? Il me fit encore un signe de la main, l’air de vouloir m’adresser un message. « Que voulez-vous, monsieur ? dit le policier chargé de ma surveillance et qui venait vivement de baisser la vitre. — Rien. Rien », bredouilla l’homme blanc aux bonbons. Et il tourna les talons en rougissant. La déposition de James Blake faite, le second policier vint s’affaler dans le siège arrière en me brisant les côtes de son coude. Le mufle ne s’excusa pas. La voiture démarra, sirène hurlante, vers le commissariat situé dans une aile attenante à l’actuel hôtel de ville de Montgomery. Pendant les premières secondes, le visage apaisant et grave de ma mère Leona m’apparut, puis celui d’une autre femme, Elizabeth Freeman, la bien nommée ! Elle avait intenté et gagné son procès en 1781 contre une loi qui affirmait qu’un Noir valait les trois cinquièmes d’un homme libre. Bigre ! Il me fallait vite prévenir Raymond. Comment réagirait-il ? Par un sourire compréhensif, comme celui dont il m’avait gratifié le matin même avant que je ne quitte notre appartement ? Il m’aimait et il n’accepterait jamais de me voir souffrir. J’imaginai sa fébrilité à venir me délivrer, renversant tout sur son passage comme un cyclone. Il monterait haut dans le ciel lugubre de Montgomery pour me libérer. Telle une étoile qui danse au-dessus des volcans, des laves incendiaires et des lois idiotes, il pulvériserait d’un canon divin les monstres de Dixieland. Je me voyais au milieu de flammes géantes. Lui, il était dans un dirigeable qui dégivrait le sommet des montagnes et léchait le ciel de ses ailes immenses. Il venait à moi. 1reMP_001a318.indd 63 19/12/12 14:04