Partenariat, lien social… Une société du consensus virtuel

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Partenariat, lien social… Une société du consensus virtuel
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34000 MONTPELLIER
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Partenariat, lien social…
Une société du consensus virtuel
Fabrice DHUME
Février 2003
Résumé
Une version très raccourcie de cet article est publiée dans la revue Le détour (éd. Histoire & Anthropologie)
n°1, 1er semestre 2003, sous le titre : « L’ère du partenariat ou l’idéologie du consensus »., pp.195-203
Cet article, partant du constat du galvaudage que connaît le terme de partenariat, porte l'interrogation
sur le processus idéologique que recouvre ce phénomène, pour en proposer une déconstruction. L'idée
centrale est que la banalisation du terme, en opposition radicale avec le sens du principe de partenariat,
sert une virtualisation de la relation, contribuant à rendre impossible la construction d'une effective
relation de partenariat. La déconflictualisation des rapports sociaux qui se manifeste dans ce retournement participe tout à la fois du désenchantement de la politique (du point de vue de l'espace public), et
de l'implication professionnelle (du point de vue de l'espace privé) : deux faces qui servent l'ancrage
en profondeur de l'idéologie (néo)libérale sous les apparences du consensus et de l'évidence.
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Il ne se passe pas un jour et il n’est pas un discours qui, aujourd’hui, ne fasse appel au vocable de partenariat. Le terme a envahi notre environnement avec une
facilité et une rapidité d’autant plus déconcertantes que l’usage qui en est fait peut
parfois apparaître bien singulier.
Ainsi, lorsqu’une grande firme américaine de boisson essaie de vendre ses bulles
sous l’image du partenariat (du genre « partenaire des jeux olympiques »), elle
tente de faire croire que le mécénat a cédé la place au partenariat, et que la
consommation est devenue un acte à forte valeur morale. De même, quand un
service public commence à parler de « partenariat avec les usagers », il tend à
accroire l’idée que la consommation de service (fut-il public) relève d’un véritable
partage de responsabilité, la modernité ayant substitué à la demande de charité la
transmutation des « clients » en « partenaires ». Quand le moindre site Internet
nous met sous le nez sa rubrique « partenaires », on imagine que parler d’argent
et de finance est devenu péjoratif et/ou que l’investissement publicitaire et financier a pris valeur d’acte éminemment relationnel. De même, lorsqu’une entreprise
en vient à désigner comme « partenaires » ceux qu’elle a, jusqu’ici, traité de
« sous-traitant », on se dit qu’il est heureux, le temps de la « fin des idéologies »
qui a remplacé la domination capitalistique par une « partenariation » des relations. Ou encore, quand une entreprise automobile française lance comme nouveau modèle la « Partner », quand un magasin de bricolage se vend comme
« partenaire de l’été » (sic !), et n’importe quelle entreprise de service se décrète
partenaire par essence, on se dit qu’on a trouvé encore mieux que « l’ami Ricoré », ce faux-ami ersatz du café matutinal ! Il semble bien, avec le partenariat,
que l’on a trouvé la formule magique qui change non pas seulement le plomb en
or, mais le vulgaire consommateur en individu rationnalo-relationnel.
Publicitairement parlant, il faut saluer ce coup de maître qui transforme son propre
serviteur en son égal, voire en son obligé. Mais, on peut aussi s’interroger : pourquoi cette manipulation fonctionne-t-elle ? Est-ce seulement parce les think tank,
ces machines à propager les « bonnes valeurs » du capitalisme néo-libéral ont su
distiller, à notre insu et malhonnêtement, leur message ?
L’idée de partenariat : nouveau paradigme-fétiche
Le néologisme de partenariat a partout fait florès. S’il faut encore s’en convaincre,
et à seul titre d’exemple, l’on peut constater que les dépêches de l’Agence Française de Presse titrant sur le « partenariat » sont passées de 6 en 1985 à 221 en
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1994…1 et encore ne s’agit-il que des titres ! Aujourd’hui, une vingtaine d’années
après son entrée dans le dictionnaire2, le terme ne s’inscrit plus dans un champ
particulier de la vie sociale et de l’activité humaine, contrairement, par exemple,
aux florilèges de terminologies anglo-saxonnes dans le secteur des « technologies
de l’information et de la communication ». Il se retrouve dans la politique internationale (« partenariat euromediterranéen ») comme dans le champ économique
(« partenariat interentreprises »), et dans tous les domaines des politiques publiques. Certains juristes ont même fait de sa sacralisation juridique un nouveau
combat pour l’évolution du Droit, alimentant ainsi à leur insu la juridisation de la
société en même temps que la rigidification de la conception du Droit.3 Le terme a
investi les discours de tout un chacun, et les colonnes ou les unes de tous les médias sans exception, détournant même la vigilance des plus engagés4.
Cette généralisation suggère la puissance de l’idée de partenariat, en tant que
paradigme, c’est-à-dire comme vocable susceptible de désigner une manière de
penser le monde et ses questions, et en particulier comme nouvelle référence de
l’action publique. A travers l’idée de partenariat, chacun voit désormais à quoi l’on
se réfère ; personne ne sait pour autant ce que c’est. La puissance de ce terme
provient d’abord de son potentiel désignatif particulier : tel qu’il apparaît, il désigne sans expliquer tout en fournissant un registre d’appréhension qui simule la
compréhension. Sa puissance emprunte également, comme nous le verrons, à sa
forte inscription initiale dans l’idéologie (néo)libérale devenue dominante (et dont
il apparaît être un vecteur).5
1
Relevé par Julien DAMON dans « La dictature du partenariat », in Informations sociales, n°95, 2001,
p.41. Cela baisse après cette date, autour de 70 à 80 dépêches par an jusqu’en 2000 (avec des pointes à
160), ce qui semble indiquer une stabilisation, c’est-à-dire une normalisation de l’usage une fois le terme
imposé. Mais peut-être lui a-t-on déjà substitué un autre fétiche ? (Certains auteurs évoquent le « réseau »
comme nouvelle mode relationnelle ; si l’on n’est pas dans la même perspective structurale, la visée idéologique réfléchie ici reste identique, même si cette hypothèse nous apparaît peu probante, notamment du
fait de la non-coïncidence de dates entre ces constats – Cf. le GREP, Le clair-obscur des réseaux, Revue
Pour n°132, décembre 1991).
2
Le terme y apparaît en 1984, « coïncidant » sur le plan national avec l’organisation de la décentralisation
et la réorganisation des politiques publiques dans une perspective notamment territoriale ; plus généralement, au niveau occidental, cela correspond au changement de perception de « la crise » et avec la réorganisation des « équilibres géopolitiques », traduisant assurément l’accélération d’une libéralisation de nos
sociétés.
3
Par exemple Véronique HEMERY, « Le partenariat, une notion juridique en formation ? », in Revue française de droit administratif, n°14, mars-avril 1998. L’auteur plaide pour la création d’un statut juridique du
partenariat, ce qui aurait pour effet une facilitation de la contractualisation et la reconnaissance juridique
d’un partage de responsabilité. Mais cette inscription dans le champ juridique se fera alors en lieu et place
d’une évolution sociale effective dans les modes d’engagement inter-institutionnel et risque d’évincer le
véritable enjeu de construction du partenariat.
4
Par exemple : Michel RAFFOUL, « Un demi-siècle de partenariat », in Le Monde Diplomatique, juillet
2000, p.23, qui reproduit la substitution de ce terme à ceux de « jumelage » et de « coopération », dans le
vocabulaire des relations internationales. Le terme de coopération, déjà souvent fort mal employé, nécessitait-il un « relooking » ?
5
Cf. Carol LANDRY et al., « Les partenariats école-entreprise dans l’alternance au Québec : un état des
recherches », in Education Permanente, n°131, 1997.
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Paradoxalement, il faut remarquer que, en même temps que le terme de partenaire a gagné quasiment tous les champs structurés de l’activité humaine, il est
beaucoup moins utilisé dans ses usages spécifiés par l’histoire : partenaire sexuel,
partenaire au jeu ou partenaire en danse… Non que ces activités aient beaucoup
changé ou perdu en actualité ; mais le terme de partenaire s’est déplacé de la
sphère intime à la scène publique, elle-même gagnée par l’idéologie du privé6. Le
processus de diffusion du terme concoure donc à la réorganisation de l’espace social dans une perspective individualiste7. Il reflète ainsi la privatisation de ce qui
est public, la marchandisation des rapports sociaux, l’instrumentalisation de
l’image de l’autre, etc., toutes évolutions qui traduisent l’infiltration systématique
de l’idéologie capitaliste libérale y compris dans le domaine de l’intime, et son intégration progressive dans le soi individuel.
Ce faisant, la quasi permutation entre l’intime et le donné à voir confère à l’idée de
partenariat un statut un peu particulier d’entre-deux, reflet extériorisé de l’intime,
prolongement relationnel de l’individu rationnel. Contrairement à nombre d’usages
historiques de la racine partenaire, le terme de « partenariat » ne correspondrait
plus à une relation intimement fondée, à une relation fondamentalement subjective. Il a été construit comme outil de distinction sociale, comme symbole de mérite dans un contexte où l’appartenance et l’affiliation seraient devenues objet
d’une « lutte des places »8 y compris au niveau institutionnel. Ainsi, dans les politiques publiques par exemple, le jeu consiste à s’afficher comme « partenaire »
pour exister dans le champ de vision institutionnel, pour y gagner sa légitimité à
être (et surtout à faire, dans une relation de commande publique), quand bien
même il n’y a pas de relation ou pas de projet ou encore quand la relation ainsi
désignée est de type subordination. L’adhésion au discours « partenarial » est
d’abord une manifestation de l’implication professionnelle (ou institutionnelle), une
allégeance aux règles de la visibilisation du sujet dans son processus de travail, de
façon plus ou moins indépendante de l’engagement effectif – et souvent avec une
visibilité inversement proportionnelle à la réalité de l’implication relationnelle.
Dans le langage courant, partenariat désigne une image plus qu’une réalité relationnelle, et encore moins une nouveauté sociologique. Ce qui est remarquable,
c’est que l’usage surabondant du terme recouvre des significations tellement
éclectiques qu’il en vient à se substituer à un vocabulaire plus fondé mais moins
« à la mode ». L’engouement pour le terme fait qu’il a quasiment pris valeur de
nom générique pour désigner les relations avec autrui, saturant et obstruant totalement le champ conceptuel des relations inter-institutionnelles, voire même inter6
Voir sur ce point le n°3 de Mana, sur les « Approches sociologiques de l’intime », premier semestre 1997.
7
Idéologie dans laquelle les relations qu’entretient l’individu avec les autres ne sont pas pensées comme
des tensions le traversant, ni même comme des supports lui permettant de « se tenir » (Cf. Danilo MARTUCELLI, Grammaires de l’individu, Folio essais, 2002), mais, comme transaction rationnelle en finalité
dans une conception de l’autre strictement utilitariste.
8
Vincent DE GAULEJAC et Isabelle TABOADA LEONETTI, La lutte des places, Desclée de Brouwer, 1997.
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personnelles. Au point que l’on n’ose même plus refuser d’utiliser ce leurre fleurant
bon la « poudre aux yeux » et que, bien qu’étant critique à cet égard, l’on ne sait
trop quel vocable pourrait s’y substituer9.
Cela traduit un enjeu d’image sociale et une mise en scène du lien à l’autre : dans
ce contexte, peu importe finalement la nature et la structure des relations ;
l’essentiel tient au spectacle. La monstration, fût-elle mimétisme, est plus importante que la réalité. Il faut voir ici le résultat d’un processus de fétichisation : l’idée
de partenariat est aujourd’hui sacralisée, accédant ainsi à un statut d’objet sacré
participant au mythe social. L’on n’est donc plus dans un registre où l’acte même
de partenariat est accessible ou constructible ; il existe de par sa seule mention,
comme objet éthéré et impalpable, comme « idole »10. Il ne faut plus alors
s’étonner du décalage entre la glorification ostentatoire du partenariat et l’absence
quasi totale de réalisation de celui-ci. Soulignons simplement ce qui fonde alors ce
paradigme-fétiche, et qui fonde sa puissance en tant qu’outil de désignation d’un
espace flou : l’idée de partenariat se réfère à un mythe relationnel ambigu dans la
mesure où il simule l’existence d’un lien social de type intime… y compris dans les
rapports de production et de domination.
L’idée de partenariat comme outil « publicitaire »
A observer l’usage médiatisé du vocable, et en particulier son usage à des fins dites « publicitaires »11, il apparaît que l’idée de partenariat a une place spécifique
dans la gradation virtuelle des relations intimes.
Voiture ou Yoghourt ? L’idée de partenariat serait rattachée plutôt à la voiture. Le
terme est utilisé comme référence à un rapport figurant l’humanité, mais rapport
avant tout utilitaire. L’objet vendu doit être suffisamment proche de l’intimité pour
mériter un investissement de confiance du consommateur, sans pour autant se
confondre avec une relation intimiste. Le « partenaire » de la publicité s’inscrit
dans un registre d’intérêt qui relève du prolongement de soi sans être soi. Ainsi,
9
Dans ce texte, nous utilisons deux formules distinctes : l’idée de partenariat renvoie au terme fétichisé et
idéologisé en usage, dont la déconstruction est l’objet même de cet article. Nous lui opposons le principe
de partenariat, qui renvoie au sens spécifique de l’objet construit, que nous définissons comme une méthode d’action coopérative fondée sur un engagement libre, mutuel et contractuel d’acteurs différents mais
égaux, qui constituent un acteur collectif dans la perspective d’un changement des modalités de l’action –
faire autrement ou faire mieux - sur un objet commun - de par sa complexité et/ou le fait qu’il transcende le
cadre d’action de chacun des acteurs -, et élaborent à cette fin un cadre d’action adapté au projet qui les
rassemble, pour agir ensemble à partir de ce cadre. [Cf. notre ouvrage Du travail social au travail ensemble, le partenariat dans le champ des politiques sociales, éd. ASH, 2001, p.108.]
10
Ce que Romain ROLLAND appelle les « fantômes de son esprit » qui asservissent l’humanité, et que l’on
peut appliquer de façon très stimulante à ce paradigme-fétiche : La « servitude [de l’humanité] est en elle.
On s’épuise à trancher les liens qui l’enserrent. Elle les renoue aussitôt pour mieux se ligoter. De chaque
libérateur, elle se fait un maître, et de chaque idéal qui devrait l’affranchir elle fabrique aussitôt une idole
grossière. L’histoire de l’humanité est l’histoire des idoles et de leurs règnes successifs. » (in « Les idoles »,
paru dans le Journal de Genève, 4 décembre 1914).
11
Nous reprenons le terme de publicité par facilité. Soulignons cependant l’inversion qu’il représente sur le
plan conceptuel, entre la logique de publicisation et celle de propagande (Cf. Jürgen HABERMAS).
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en est-il de la voiture, dont l’argument majeur de vente tient aujourd’hui à la sécurité et la protection physique des personnes (qui plus est de la famille), ainsi
qu’à l’idée de « liberté » suggérée entre autres par l’image de vitesse et l’accès
sans limite aux espaces, tous deux arguments se référant à une face sociale de
l’intime des désirs individuels : désirs de puissance et de maîtrise. Autre exemple,
les magasins de bricolage, qui se décrètent « partenaire de l’été » ou « partenaires
de vos envies ». Là encore, l’on agite l’image d’un prolongement intime de soi
pour attirer l’individu propriétaire, soucieux de son confort et de son « chez-soi »,
et qui se sent « libre » de produire lui-même des aménagements (en fait de plus
en plus préfabriqués et normalisés). L’on pourrait ainsi multiplier les exemples.
A contrario, la communication publicitaire relative aux produits laitiers véhicule
une image plus intimiste. On préférera alors à l’idée de partenaire le slogan :
« nos amis pour la vie ». De même « l’ami Ricoré » évoqué en introduction révèle
un mode relationnel différent, plus intime, qui relève finalement d’un rapport de
distinction par la sociabilité selon un degré d’intimité. Un apparent contre-exemple
serait l’idée de « partenaire minceur » promotionnant une eau minérale. En fait, il
n’y a pas là de contradiction : à travers la vente du produit alimentaire, l’intime
n’est conçu que dans la projection de l’image de soi (projet de maigrir). La marchandise n’est pas présentée dans le registre de l’alimentaire et donc de l’intime
mais comme outil de réalisation d’un projet (la position relationnelle étant devenue
objet au service de la réalisation de l’individu à travers sa propre projection). Le
statut accordé au « partenaire » apparaît donc dans sa dimension utilitariste,
contrairement à l’argumentaire sur l’amitié qui reste cantonné au registre affectifconvivial.12 Sans systématiser l’analyse du champ publicitaire, l’on voit bien à travers ces quelques exemples que, si le thème de l’amitié sert une propagande pour
des produits de consommation alimentaire (qui touchent à l’intime de soi), la figure du partenariat est plutôt référée à l’objet selon un registre de relation avec ce
qui est extérieur à soi, dans un prolongement (une projection) de l’intime de soi
comme image de soi. Le partenariat devient donc enjeu de cette image de soi ; à
la fois directement, comme objet de « mode », et indirectement comme outil
d’accès à la « mode » (soit les deux faces du « modèle », à la fois technique de
production et résultat produit).
Outil de propagande publicitaire, le partenariat ne se limite pas pour autant aux
écrans de télévision et aux panneaux d’affichage urbains. Il a souvent dépassé le
statut d’argument publicitaire pour être intégré, faisant corps avec l’objet ou le
service vendu ; ainsi, « partenaire », ou « partner » est-il aujourd’hui le nom de
multiples sociétés de logistique, de transport, d’auto-école, d’immobilier, etc.
12
Les deux ne sont pas antinomiques, la séparation de l’un et de l’autre étant implicitement articulée : la
corrélation alimentaire-amitié correspond à un temps relationnel privé de reconstitution de soi, dans un
espace privé lui-même largement codifié (jusque dans l’image de l’amitié) ; l’association outil relationnelpartenariat s’inscrivant dans un temps de projet qui recouvre à la fois le temps et l’espace social-public et
privé dans lequel l’outil, la marchandise et l’homme sont au service de l’individu projetant.
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« Partenaire » devient une enseigne, qui renseigne surtout sur l’actualité de cet
outil comme support de vente et de propagande.
Plus avant, le terme n’est pas seulement investi par le secteur qui se dit de la
« communication », dans la mesure où il tend à se diffuser également via le relais
des pouvoirs publics. Dans le champ social, par exemple, il est devenu le quasi
maître-mot désignant toute relation inter-institutionnelle quelle que soit sont statut et son degré de formalisation. Ainsi, la consultation des textes réglementaires
révèle-t-elle le développement d’usages très diversifiés et systématiquement
usurpés (y compris dans l’expression « partenaires sociaux », qui confond paritarisme et partenariat). Par ailleurs, dans nombre de relations de financement, la
mention est devenue obligatoire, comme dans le cas des co-financements européens ou encore dans les nouveaux dispositifs de la politique de la ville. Dans les
relations entre les pouvoirs publics et les associations, cela conditionne de plus en
plus souvent l’obtention de subsides : la mention de « partenariat » est ainsi passée au rang d’objet magique, de « Sésame » à prononcer pour voir s’ouvrir sinon
la manne des financements, du moins la porte des financeurs. Dès lors, on peut
observer des situations parfaitement ubuesques : par exemple, l’on a vu des associations déclarer comme partenaires pour un projet d’autres associations, sans que
celles-ci n’aient jamais été informées de l’existence d’un projet. Dans la même
veine, combien d’organisations ne cachent-elles pas dans leur « liste de partenaires » leurs propres services, comme si l’on faisait du partenariat avec soi-même !
On l’aura compris, l’idée de partenariat fait vendre. Elle est réduite, dans bien des
cas, à une simple caractéristique de l’objet (ou de la personne, ou du projet, etc.),
mais caractéristique valorisée comme enjeu en soi. Instrument communicationnel
dans une logique « publicitaire », l’idée de partenariat est alors un appendice
d’autant plus aisément rattaché à un objet que le concept lui-même reste flou.
L’auréole de positivité qui entoure l’idée de partenariat est en tout cas l’un des arguments majeurs dans la « force de vente ». Cependant, si la communication publicitaire a pu se saisir de ce vocable et le construire (ou le détourner) pour en
faire un argument, c’est parce que l’idée de partenariat s’inscrit dans un ensemble
de codes et de références qui structurent l’imaginaire (post-)moderne. En effet,
telle qu’elle est reflétée par la communication, elle renvoie à plusieurs déterminants de l’adhésion de l’homme (post-)moderne au projet social (libéral).
En tant que paradigme institutionnel, le partenariat serait « utile » et aurait
comme fonction de développer « l’efficacité » de l’action ; en tant qu’outil de la
technologie de l’implication il participerait à orienter l’action en situant les « liens »
entre les « individus » dans un idéal de surimplication de soi (« projet »), et de
rationalisation de la relation à travers une logique « contractuelle ». Bref,
l’introduction de ce nouveau fétiche réactualise le mythe capitaliste. Le terme de
partenariat accède au rang de paradigme-fétiche, dans la mesure où il joue la
fonction d’intégrateur qui renouvelle le mythe en le prolongeant. Intégrateur qui
inclue donc non seulement le fondement du mythe (l’homme-individu) mais aussi
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les multiples images produites ou généralisées depuis quelques dizaines d’années
pour réactiver son caractère totalisant, face aux risques de « fracture » et de
« débordement » partiellement incluses dans les contradictions culturelles propres
du capitalisme.13 Autrement dit, l’idée de partenariat est une sur-construction
symbolique (ou construction de second degré, au double sens de l’expression) qui
puise dans les différentes figures emblématiques du mythe revisité (postmodernité) en les intégrant dans une idéalisation de la relation. Comme le relevait
Jean-Pierre BOUTINET en ce qui concerne le projet, le « partenariat » joue tout à
la fois une fonction de référence symbolique et de régulateur culturel dans le
contexte technologique actuel confronté à ses propres paradoxes. 14
Le mythe réactualisé de l’individu, cet entrepreneur-partenaire
En ces temps d’incertitude où les discours sur la « crise » servent à cacher les
avatars (autant que les fragilités intrinsèques) de l’organisation capitaliste libérale,
les politiques publiques ont désigné le « délitement du lien social » comme figure à
la fois emblème et bouc-émissaire du mal-être ambiant. Les exhortations à retisser du lien, à renouveler le Contrat social, qui accompagnent ce nouveau programme dit prioritaire, font amplement écho à ce que Guy DEBORD appelle la société du spectacle. Ce « lien social » - dont la conception n’est qu’un pâle reflet de
la conscience de la vie qui traverse et relie les êtres - est aujourd’hui, lui aussi, virtualisé. Nous assistons, impuissants, au spectacle de nos vies comme mises à distance, séparées de nous-mêmes et réifiées. Et l’idée de lien social, comme celle de
partenariat, s’inscrit dans ce phénomène de distanciation de soi, de séparation à soi.
C’est dans ce contexte de spectacularisation que l’on peut comprendre
l’investissement tendant à subjectiver le « partenariat », comme s’il représentait
en lui-même une valeur.15 C’est aussi dans ce contexte de quête de sens, de recherche de réponse au désarroi généré par une société virtualisée, qu’émerge la
dimension magique et incantatoire, comme réponse au tragique de l’époque. C’est
enfin en écho à une lecture en terme de lien social qu’apparaît la puissance du slogan impératif « Tous Ensemble ! » et, plus généralement, de l’idée d’être ensemble (« lien social ») et de faire ensemble (« partenariat »). En effet, l’idée de par13
Selon le titre de David BELL (PUF, 1979).
14
Dans la préface à la 6ème édition d’Anthropologie du projet (PUF, 2001), l’auteur assimile les
« mécanismes d’idéalisation » du projet à un phénomène « pathologique », mais il reproduit lui-même
l’instrumentalisation du concept dans son inventaire des figures institutionnelles du projet.
15
Dominique GLASMAN rappelle à juste titre que l’ancien ministre de la fonction publique, M. DURAFOUR,
déclarait le 12 janvier 1991 devant le Club « République moderne » que le partenariat doit devenir « une
nouvelle valeur du service public » [Cf. « Le partenariat au sein des ZEP – Conflit et/ou collaboration ? », in
Migrants Formation n°83, juin 1991, pp.24-25.) Cette idée s’est, depuis, diffusée. Une anecdote, significative en ce qu’elle correspond à une verbalisation directe de cela : le président d’un centre socioculturel
strasbourgeois, dans son discours d’ouverture d’une manifestation contre l’extrême-droite, en novembre
2002, déclarait : « Les centres socioculturels sont fondés sur des valeurs : l’humain, la citoyenneté, le partenariat… » Faut-il donc inscrire ce nouveau fétiche au panthéon des valeurs qui (re)fondent la République ?
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tenariat est consubstantielle de celle de lien social ; elle correspond d’une certaine
manière à son versant « lien institutionnel et professionnel », portant la même
logique de lien à tisser pour retenir l’effilochage de la trame sociale et du maillage
institutionnel face à ce qui est conçu comme un débordement16.
La promotion de l’idée de partenariat aurait donc comme fonction d’unifier les acteurs en substituant radicalement au liant politique (par essence conflictuel17) un
pseudo lien méthodologique (le partenariat n’étant en fin de compte qu’une
« méthode »), dans une stricte approche utilitaire, rationnelle et policée. Ce modèle promu pour une « meilleure efficacité » serait le résultat du progrès, faisant
accéder l’humanité productiviste au stade hyper-développé de « l’aprèsconcurrence », si l’on en croit les chantres de la post-modernité économique.18
Bref, la venue d’un jour forcément meilleur : l’ère des réseaux, des tribus (et autres prolongements déguisés de l’idéologie dominante, redéfinissant les canons de
la socialité). L’on voit ici très nettement que la promotion du modèle partenarial a
comme fonction centrale de placer au cœur des perspectives de travail le consensus collectif, sous prétexte de dépassement des « conflits »19. Autrement dit, et
plus prosaïquement, l’idée de partenariat prend, d’une certaine façon, la valeur de
« bouche-trou » institutionnel (face aux conséquences politico-institutionnelles du
« délitement du lien social », et réciproquement aux conséquences sociales de la
16
Cf. Informations sociales, « Les institutions face au débordement du social », n°76, CNAF, 1999.
Dans ce même mouvement, l’institution apparaît alors comme le juste reflet du « corps social » …alors que
tous deux seraient malades de l’individualisme contemporains et des dissensions politiques. D’où, par
exemple, les nombreux appels à l’unité nationale dès lors qu’il s’agit de voter, au Parlement, quelque
nouveau texte concernant une « grande cause » comme la lutte contre la précarité ou l’insécurité, etc. Il
est alors de bon ton de stipendier les différences de point de vue, au motif que l’ennemi serait
« extérieur » (étranger ?). Étonnant glissement qui conduit à rassembler derrière l’institution là où les
critiques des années 70-80 (contre l’Etat centralisateur) avaient alimenté sa fragilisation. C’est peut-être
qu’aujourd’hui, l’institution doit être accompagnée plus que critiquée, du moins là où elle a emboîté le pas
de l’entreprise dans le modèle libéral. Mais, soulignons que ce retournement correspond tout autant à une
forme de régénération de l’idée originelle d’institution, telle qu’elle avait été développée par Maurice HAURIOU, comme support légitime, stabilisateur et durable de la République, et comme limitation intrinsèque
de la notion de service public (Cf. Jacques DONZELOT, L’invention du social - Essai sur le déclin des passions politiques, Seuil, 1994, notamment le chapitre II.)
17
Ou plus précisément existant à travers ces « communautés polémiques » qu’évoque Jacques RANCIERE
in La mésentente, éd. Galilée, 1995. La formule du consensus s’oppose donc radicalement à l’être de la
politique et renverrait plus la figure de la post-démocratie, c’est-à-dire « le paradoxe qui fait valoir sous le nom de
démocratie la pratique consensuelle d’effacement des formes de l’agir démocratique » (p.142).
18
Tels Gérard BALANTZIAN (L’avantage coopératif, Les éditions d’organisation, 1997) qui tente de faire
croire que le modèle de coopération a supplanté celui de la concurrence !
19
Le contexte d’apparition du terme de partenariat dans les politiques publiques est éclairant de ce point
de vue : 1984, c’est en même temps que le mouvement de décentralisation, le terme donnant ainsi corps
(contenu et contenant au moins en apparence) à l’idée de « transversalité » inter- autant qu’intrainstitutionnelle, dans un contexte à la fois de redéfinition des rapports entre l’Etat et les collectivités, et de
démultiplication des acteurs engagés dans les politiques publiques. L’idée de partenariat intervient comme
réponse quasi « magique » (l’idée semblant s’imposée telle une évidente évidence) aux critiques réitérées
des années 70 à l’encontre du « cloisonnement institutionnel » (dénoncé à travers une succession de rapports sur les politiques sociales : rapports du Plan, du ministère des affaires sociales, etc.).
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crise de légitimité du politique) en même temps que de « cache-sexe » de l’empire
conquérant.
D’un côté, l’idée de partenariat n’est donc qu’un outil de plus ; c’est une de ces
« formules rénovées » nécessaires à l’entretien (factice) d’une croyance (désenchantée) dans le mythe du progrès. C’est aussi une formule d’apparence outilremède, jouant de son caractère de relation choisie et délibérée pour figurer/mimer la restauration du Contrat social par l’adhésion volontaire des individus.20 Cela donne à l’idée de partenariat les atours d’une formule de liant (selon
un principe de « chimie sociale » puisant dans le rêve scientiste), un outil
d’essence intégratrice21. Mais outil intégrateur de second degré, qui donne
l’apparence de combler le vide structurel d’une société fondée sur l’individu, de
dépasser/ compenser l’individualisme séparateur par une sociabilité individuelle
contractualisée. Individu, atome univoque et unique, qui comme l’analyse avec
puissance Miguel BENASAYAG, assiste, comme en spectateur offusqué, à sa propre
incapacité à maîtriser la vie.22 Individu, tendu vers sa propre illusion de toutepuissance, qui s’abandonne au leurre d’un slogan (« tous partenaires ») pour ne
pas remettre en question le rapport de domination dans lequel il est inscrit et dont
il retire, somme toute, quelque intérêt. Individu pensé et construit en référence au
modèle (individuel et social) entrepreneurial.
C’est ce modèle, promu au rang de « fondement de la cohésion sociale », qui réduit les mécanismes sociaux à des rapports de coopération interindividuels, à des
engagements contractuels rationnels en finalité, qui témoigneraient de l’autonomie
de l’individu23. La conception du lien social comme celle d’un « lien professionnel »
puisent leurs références dans la figure de l’individu-entrepreneur où les inégalités
et les différences sont conçues non dans une logique d’altérité, mais comme ressources productive même. L’entrepreneur-partenaire, image intégrée de l’homme
(post-)moderne, conçoit les relations comme un objet-support de production. Le
20
Voir Viviane CHATEL, « Un nouveau contrat social : le libéralisme ? », in Le social à l’épreuve du néolibéralisme, Cahiers de recherche sur le Travail Social, n°14, 1988, pp. 89-102.
21
Rappelons le fait que l’introduction puis la diffusion du terme en France se situent dans une temporalité
identique à celle des débats sur les politiques dites « d’intégration » et « d’insertion » (figures tout à la fois
divergentes-convergentes du projet de « renouveau » républicain). La réponse à la « crise des institutions
d’intégration », et à la « crise du politique » passe (encore actuellement) par le principe de décentralisation
où, derrière l’idée de rapprochement des lieux de décision à l’égard des citoyens, se joue l’atomisation en
même temps que la démultiplication des lieux d’action. La recherche d’une relégitimation de l’Etat et de la
politique (entendus au sens large) passe, dans ce sens, par une liaison de l’éclatement, visée selon laquelle
le partenariat est l’un des outils majeurs d’autant plus qu’il peut apparaître comme le pendant institutionnel
de l’idée de lien social (nouvelle forme de « participation », qui, dans les discours politico-gestionnaires tend
à désigner et à être appliqué sans distinction aux relations inter-institutionnelles, aux relations entre administrations et « usagers » et entre personnes elles-mêmes ! Pour une approche critique de cette application, voir Fabrice DHUME, Du travail social au travail ensemble, op. cit.)
22
Miguel BENASAYAG, Le mythe de l’individu, éd. La Découverte, 1998.
23
Sur ces effets concrets dans le domaine des politiques sociales, voir par exemple Serge EBERSOLD, qui
systématise l’analyse du glissement opéré dans les politiques sociales, de la logique d’intégration à celle
d’insertion, La naissance de l’inemployable ou l’insertion aux risques de l’exclusion, Presses Universitaires
de Rennes, 2001.
Fabrice DHUME
Partenariat, lien social… une société du consensus virtuel
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mythe du partenariat est justement celui de la maîtrise relationnelle ; non plus
maîtrise seulement technique et stratégique, mais maîtrise des passions et de la
subjectivité, convoquées pour produire, utilisées pour leur réactivité à condition
d’être évidées de leur substance réactionnelle.24
L’idée de partenariat a cela d’apparence magique qu’elle touche l’intime des désirs
individuels par la promotion d’un modèle qui nie les différences. En faisant passer
l’autre comme « partenaire » ou en vendant un objet sous cette étiquette ou encore en donnant à voir celui qui me domine comme tel, l’on opère un véritable
tour de force… On reproduit la dimension individualiste narcissique de l’acteur en
faisant croire à du lien social. Ceci, déjà à travers la référence au projet, fondement du partenariat, dont on peut dire qu’il est au moins partiellement un
« produit du narcissisme inscrit dans l’individu ou l’organisation »25 dans la mesure
où il est promu pour alimenter l’illusion de maîtriser la vie. L’idée de partenariat
touche justement l’individu dans ce qui fonde son mythe de toute-puissance : elle
fait allusion non seulement au désir de maîtrise, à celui de capitalisation26, à celui
de totalisation (tous ensemble, comme un seul), à celui de valorisation individuelle
(chacun, comme sujet, y prend part), en même temps qu’elle reproduit l’ordre de
la séparation et de la domination propres au capitalisme27. Finalement, la valeur
attribuée à l’idée de partenariat renvoie une fois encore à celle de la « liberté » ;
mais liberté au sens libéral, qui reste factice car abstraite et dissociée de l’ici et
maintenant de la relation à autrui.28 L’on ne change finalement rien, si ce n’est le
vocabulaire par lequel on désigne et l’on masque l’ordre du pouvoir.
La diffusion fantastique de l’idée de partenariat et son succès comme outil de désignation tiendrait donc à sa construction comme miroir narcissique de l’homme
post-moderne en relation. Artefact de relation sur bien des plans, qui explique la
primauté de l’image sur la réalité relationnelle. Relation impliquante dans son principe, mais finalement superficielle car peu investie (comme engagement de valeurs et affirmation de sens) tant est intégrée l’expérience de l’e x i t29.
24
Sur un versant psychologie (ou « psychodynamique ») du travail, et les effets en terme de
« rétrécissement de la conscience intersubjective », Cf. Christophe DESJOURS, Souffrance en France, la
banalisation de l’injustice sociale, Seuil, 1998.
25
Jean-Pierre BOUTINET, op. cit., p.17.
26
Ainsi, de la valeur attribuée implicitement à la quantité de partenaires… Ce que l’on retrouve dans nombre
de bilans d’activités d’établissements sociaux ou socioculturels, sous la forme d’une « liste des partenaires », parfois de plusieurs pages, et qui peuvent inclure les propres services de ces établissements !
27
Pour un exemple de cette logique de séparation qui fonde la lecture institutionnelle du « partenariat »,
voir Fabrice DHUME, « L’école et les autres ou comment penser le partenariat ? », à paraître in Les Cahiers
pédagogiques, 2003.
28
Cf. Miguel BENASAYAG, Penser la liberté, éd. La Découverte, 1994.
29
Intégration de la logique de l’exit y compris au fondement du principe de partenariat, dans le principe
libéral de contractualisation qui fonde la capacité de retrait selon l’évolution des intérêts des cocontractants. Cf. Fabien BLANCHOT, Le partenariat inter-entreprises, caractérisation, déterminants de son
choix et de ses principaux supports juridiques, Thèse de doctorat ès Sciences de Gestion, Université de
Bourgogne, 1995.
Fabrice DHUME
Partenariat, lien social… une société du consensus virtuel
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L’introduction de ce fétiche coïncide en effet avec une réduction de la relation, qui
fait disparaître son épaisseur sensible et l’intimité de son vécu au profit d’une simple catégorie discursive d’apparat. Processus d’épuration et de simplification qui ne
retient de la relation qu’un « lien social » sans liant ni affectif, et qui tend à réduire
l’engagement au seul critère d’intérêt. Ainsi, la promotion de l’idée de partenariat
par les pouvoirs publics comme par l’entreprise, et son acceptation sans réserve
comme nouveau critère « qualitatif » de l’action, renvoient purement et simplement à une réactivation de ce processus de surimplication mis en évidence par
Pascal NICOLAS-LE-STRAT30. Surimplication sur un mode relationnel, qui exploite
la face sociale-intime de l’individu comme nouveau gage d’adhésion à l’ordre social. Surimplication pratique mais non concrétisée, dans laquelle le principe de
partenariat ne peut être construit, faute de support. Implication finalement fondée
sur des valeurs abstraites médiatisée par ce paradigme-fétiche, qui encourage
l’acteur à se prendre au jeu, sans pour autant en investir la valeur concrète et
sans entrer dans une construction du sens31. C’est ainsi que se joue le retournement des principes fondant le partenariat ; retournement paradoxal s’il en est, qui
promeut le consensus par une sorte de confiscation des outils du conflit…
La paradoxale idéologie du consensus
L’idée de partenariat, finalement loin de masquer les contradictions et la fragilité
inhérente au projet capitaliste libéral, ne fait qu’exacerber le paradoxe qui la
fonde. Tel qu’il est véhiculé (et donc impensé) et tel qu’il est utilisé (et donc non
agit), le partenariat perd tout son sens ; ses principes sont réduits à une idée générique dont le caractère à la fois flou et modélisant empêchent sa construction.
C’est au prix de cette réduction que l’on peut sauver les apparences, cacher les
contradictions, faire croire au consensus là où il n’y a pas même d’idée exprimée
et donc pas même de conflit latent. C’est justement pour cela que l’on adhère à
l’idée de partenariat, comme si l’on était non pas convaincu par elle (et donc sensible), mais totalement poreux (et donc insensibilisé en quelque sorte par effet de
saturation) à l’idéologie à laquelle elle se réfère. Le paradoxe de l’idéologie
consensuelle véhiculée par l’idée de partenariat tient à un principe de régulation
sociale virtuelle. Paradoxe, car, répétons-le, le principe aux fondements du partenariat, tout comme aux fondements du lien social32, est l’existence première d’une
altérité radicale, qui confère à la rencontre une nécessaire forme conflictuelle.33
30
Pascal NICOLAS-LE-STRAT, L’implication, une nouvelle base de l’intervention sociale, éd. L’Harmattan, 1996.
31
Le sens n’est effectivement pas donné (ce qui est donné-à-voir est plutôt le non-sens) et, d’une certaine
manière, hors d’un « idéal-type » que serait le partenariat, il n’existe pas indépendamment des conditions
de construction d’une relation (le sens est redéployé par les « individus-partenaires » eux-mêmes, dans les
diverses combinaisons coopératives et les relations sociales). Mais, ce qui est notable est justement le fait
que la relation nous apparaît fort rarement construite ; il y a donc là l’enjeu d’une réappropriation de la
logique de partenariat.
32
Jean-Michel LE BOT, Aux fondements du lien social, Introduction à une sociologie de la personne,
L’Harmattan, 2002. L’auteur insiste sur le fait qu’aux fondements du lien social existe l’altérité, et le prinFabrice DHUME
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L’injonction partenariale, visible dans l’action publique et/ou promue par les idéologues du « nouveau management », cache en fait les inégalités de pouvoir par
une déconflictualisation des rapports sociaux.34 En effet, le changement apparent
de statut, lorsqu’on est dit « partenaire », fait en apparence disparaître les liens de
subordination comme les oppositions potentielles. En valorisant les autres comme
« partenaires », on les place en situation d’être privés de distance et donc soumis
au consensus.
La question du consensus doit ici être quelque peu explicitée. La « volonté de
consensus » n’est pas seulement imposée, comme peut le laisser croire une lecture dualiste de la réalité de la structure sociale (cf. « la France d’en haut » vs « la
France d’en bas »). La reproduction de la déconflictualisation et la neutralisation
des supports du conflit35 s’inscrit dans la situation dont nul n’est étranger (témoin,
l’appropriation et la diffusion par tous du terme galvaudé de partenariat). Il faut
par contre souligner un étrange glissement, d’une lecture macro- à une application
micro-situationnelle. La volonté de consensus qui caractérise notre époque nous
semble devoir être lue comme réaction contemporaine, dans un processus historique de déstabilisation des fondements de la structure sociale.36 La problématisation de la question sociale dans laquelle prend corps cette rupture d’un consensus
construit à travers le dit « Etat-providence » relève sur ce plan d’une lecture
macro. Cependant, il apparaît que la valorisation de paradigmes consensualistes
(fût-ce au prix de leur neutralisation première) renvoie, comme dans le cas de
l’idée de partenariat, au registre de la méthode (lecture technique) et à un impératif individualiste dans une approche atomisée de la structure sociale (qui emcipe de séparation, de distanciation… d’exclusion : « pour être « social », le « lien » suppose une divergence primordiale » (p.35).
33
Corinne MERINI évoque, en revenant à une interprétation étymologique, un lien de type « aveccontre », dont elle voit l’image dans l’idée de « partenaire au jeu ». Si l’idée d’avec-contre est stimulante
(notamment du fait de sa polysémie, reflet de la multiplicité idéelle du partenariat) il nous semble que son
analyse tend à confondre, dans le processus ludique, des formes d’association différentes que sont le
« partenaire » et l’adversaire », ce dernier n’étant pas intégré dans l’idée de « partenaire au jeu » mais
relevant de combinaisons et positions changeantes entre le temps de la projection et celui de la réalisation
du jeu. (Cf. Corinne MERINI, Le partenariat en formation, de la modélisation à une application,
L’Harmattan, 1999, p.15.)
34
Un exemple de cette construction idéologique étayée par des universitaires est l’ouvrage de Philippe
BRACHET, Le partenariat de service public avec usagers, élus, professionnels, L’Harmattan, 1994. L’auteur
« explore » notamment chez Tocqueville et Duguit les « fondements théoriques du partenariat », légitimant le fait que « le partenariat apparaît aujourd’hui comme une méthode de management pour prévenir
les conflits et comme outil à la fois d’efficacité publique et de renouveau d’une démocratie plus active,
refondant la représentation sur la participation. » (4ème de couverture) . Quel bel exemple de vulgate libérale,
qui prétend refonder dans le même mouvement la « démocratie » et « l’efficacité » accrue des « services
publics » par l’entremise de la « participation des usagers », moyen bien connu de « prévenir les conflits ».
35
Et notamment du vocabulaire : l’exemple même du terme « conflit » en est symptomatique. Pour prendre un exemple, parler de « conflit » israélo-palestinien en lieu et place de la reconnaissance d’une effective guerre euphémise la réalité sociale tout en chargeant péjorativement la notion de conflit (qui reste
alors « empreinte » d’une image de violence).
36
Voir sur ce point Robert CASTEL, Les métamorphoses de la question sociale, une chronique du salariat,
Fayard, 1995.
Fabrice DHUME
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prunte sur bien des plans à l’idée d’anomie). Telle une fuite en avant, cette centration sur le registre apparent de la méthode et sur la responsabilisation individuelle participe de l’occultation de la question politique. Il nous semble que le
même mouvement peut se lire dans la promotion de l’idée de « lien social » : l’on
restreint une problématique sociopolitique à une lecture individualiste qui évite
d’interroger les processus de production de la « désaffiliation ». Ce faisant, l’on
pense les relations sur le mode de la connexion (qui, elle, serait choisie), réduisant
dans le même mouvement de pensée le liant social à du lien social, la coopération
à des formes rhizomiques, en enfermant la conception du lien dans une approche
« connectionniste »37.
Sur le plan du consensus, cela revient à rendre virtuel le processus lui-même, par
défaut de support. De même sur le plan du « partenariat », ce glissement est aussi ce qui conduit à rendre finalement impossible l’émergence d’une lecture véritablement méthodologique, qui poserait la question du « comment faire ? », ouvrant
inévitablement un espace de tension amenant à interroger les supports de l’action
(ces « conditions de possibilité »38). L’usage du terme ne fait qu’emprunter l’image
méthodologique, en ne permettant pas, ni évidemment sa conflictualisation, ni non
plus sa technicisation (dans une dialectique modélisation-application). L’absence
même de contenu à l’idée de partenariat, du fait de sa dissociation (jusqu’à
l’inversion) des principes qui la fondent, désactive et virtualise la notion même, à
tous les niveaux possible de son opérationnalisation. C’est cela qui conduit à
constater que l’image de partenariat est un outil du consensus, mais consensus
lui-même virtualisé. L’on cherche donc par ce biais à produire l’image sereine de
relations pacifiées propre à une société hyper-policée ; car c’est par ailleurs à cette
aune que l’on mesure la qualité du travail et la qualité de la relation.
A ce jeu, la glorification de « la qualité des relations partenariales » entre des services qui n’ont créé comme lien que l’apparence du consensus est presque un devoir. Par exemple, jamais, après les accords de Nice39, n’a-t-on autant souligné la
force du « partenariat européen », pour singer l’entente et faire oublier l’échec des
négociations. Le vocable de partenariat peut ainsi cacher une absence totale
37
C’est là aussi que s’inscrit le développement des travaux sur les « réseaux », comme mode de lecture
« connectionniste » des relations, et « réticulaire » de la structure sociale ; c’est par rapport à cela que
nous proposons notamment une lecture en terme de structure d’action. Voir aussi Luc BOLTANSKI et Eve
CHIAPELLO, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999. Sur la relation entre l’individu entendu
comme homo oeconomicus et la possibilité de coopération, voir le travail de Laurent CORDONNIER, Coopération et réciprocité, PUF, 1997.
38
Nous reprenons ici l’idée de support (Cf. Danilo MARTUCELLI, op. cit., ou encore Robert CASTEL et
Claudine HAROCHE, ¨Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi – Entretiens sur la construction de
l’individu moderne, Fayard, 2001) en opérant une translation de son application à l’individu moderne
(application qui, bien que très stimulante, reste floue en raison même du fait que l’idée d’individu demeure
une fiction plus qu’une réalisation de la « modernité ») vers le registre de la personne en situation et
notamment du professionnel en activité. Cela permet alors d’interroger les supports de la professionnalité.
39
Accords européens portant notamment sur les conditions d’évolution de l’organisation politique de
l’Union en perspective de son élargissement ; l’Union européenne était alors présidée par la France.
Fabrice DHUME
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d’accord, et qui plus est de confrontation même de point de vue. Il cache du vide ;
vide opérant comme espace symbolique de régulation des tensions avant même
qu’elles n’apparaissent, ou plus précisément comme étouffoir de conflit. Sous couvert de l’idée de partenariat, l’on évite de questionner les valeurs et les idées. L’on
densifie ainsi le brouillard qui masque l’ordre idéologique, alimentant les discours
sur la « fin des idéologies » à partir de laquelle il n’y aurait plus de choix ni
d’alternative ; ne serait-ce que par défaut, « on » serait tous d’accord…
L’idéologie dominante du faire ensemble emprunte donc à cette méthode parfois
appelée « consensus mou », qui masque la perduration des rapports de domination-soumission. S’il faut s’en convaincre, il suffit de constater que c’est le cas
dans la plupart des liens de financement ou de sous-traitance, à un niveau local,
national, ou international.40 Avec ce nouveau principe, on croit dépasser les clivages, effacer les différences, annuler les déséquilibres. Et dans un vaste « marché
commun », la figure de l’altérité serait remplacée par celle d’un double, gagnant et
neutralisé, le Partenaire. Plus de conflit : la simple expression d’un désaccord renvoyant de façon intolérable à de l’insécurité ! Moins encore d’opposition ; seule
demeure l’apparence de la paix sociale.41 L’on voit bien, dans ce processus de
masquage et de virtualisation de la réalité, la séparation fondamentale qui est
opérée entre la pensée, les discours et les pratiques. Cela conduit à transmuter
l’autre en même que moi. Il y aurait donc là un double effet : d’une part un aplanissement virtuel des différences, et d’autre part une neutralisation du potentiel
conflictuel de la relation. Et cela alimente indubitablement le désinvestissement
politique de l’espace public : si chacun devient Partenaire sans qu’existe de projet
à construire, il n’y a plus d’espace public de projection du sens et de confrontation
de valeurs. L’absence de mise en action du principe de partenariat au profit de la
fétichisation de l’idée de partenariat a pour fonction de rendre virtuelle la
confrontation des différences, invalidant de fait le potentiel axiologique de l’outil
partenariat.
L’idée de partenariat est donc, très directement, un outil utilisé dans la propagande idéologique libérale qui se déploie en force au tournant des années 8042
(moment de l’apparition du terme comme réponse aux critiques du
« cloisonnement institutionnel »). Outil-argument, l’idée de partenariat s’appuie
40
On peut opérer un rapprochement problématique avec, par exemple, la stratégie du FMI autour du
« consensus de Washington ». Voir NAIM M., « Une camisole de force pour les pays pauvres - Avatars du
"consensus de Washington" », in Le Monde Diplomatique, mars 2000, p.20.
41
Il y a là un apparent retournement : seuls ceux qui s’opposent ou qui ne respectent pas la règle non-dite
sont désignés comme radicalement différents : surtout en cette période de guerre froide réchauffée,
l’image de « terroristes » est fort utile, dans la mesure où elle permet de ranger dans cette dernière catégorie toutes oppositions, même pacifiques, au libéralisme mondialisé. Derrière l’apparence de l’altérité
congédiée et de la neutralisation des différences dans la figure incluse de l’individu-entrepreneur-partenaire
(dont le mode relationnel est celui de la négociation marchande), c’est en fait l’organisation de la séparation radicale au sein même de la société.
42
Voir Bruno JOBERT (dir.), Le tournant néo-libéral en Europe, L’Harmattan, 2000.
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sur un travail continue de sape des différences, et de dénigrement systématique
du désaccord, du conflit (et donc de cette mésentente qui fonde la politique), pour
imposer le mythe du bonheur du consensus. Force est de constater que le consensus ainsi idéalisé est principalement un mode d’occultation de l’idéologisation de
l’époque (la soi-disant « fin des idéologies ») qui s’appuie et se légitime du désenchantement de la politique. Ce consensus joue comme mode d’organisation de la
cohésion sociale autour d’un vide apparent de sens - dans lequel le culte du projet
a remplacé le mythe du progrès, individualisant le rapport à la symbolique. (Vide
de sens qui peut d’ailleurs bien être en même temps, un trop-plein de sens, soit
une saturation idéologique qui peut rendre caduc l’effet d’inversion qui est à la
base de la diffusion du modèle partenarial.)
Nous sommes donc face à un objet qui, parce qu’il n’est pas construit ni véritablement investi, sert la pacification de la société politique, et contribue au désenchantement du monde… La substitution des termes dont fait l’objet (et est le support) le partenariat, n’est donc qu’un effet de l’idéologie du consensus, elle-même
au service d’un projet capitaliste qui doit alimenter l’illusion sur laquelle il repose.
L’acceptation du modèle partenarial est ainsi une forme particulièrement aboutie
d’intégration des velléités de régulation collective. Loin d’être effectivement subversive, elle intègre le risque de subversion par une survalorisation de l’idée de
régulation a priori, sous la forme d’un désamorçage préventif du conflit. Régulation
collective devenue donc totalement inoffensive car déconflictualisée et au final dépourvue de potentiel de changement43.
Ceci d’abord parce que la demande de partenariat est effectivement velléitaire ; le
« modèle » étant réduit à une idée jamais appliquée : il n’y a quasiment pas de
partenariat, dans les faits, bien que tous les discours s’en revendiquent. D’autre
part, son éventuelle application se fait sous une forme elle-même totalement pacifiée et dénaturée qui vise une demande de reconnaissance et un jeu de légitimation institutionnelle plus qu’une recherche de confrontation de points de vue ou de
résolution de problèmes posés à la collectivité. C’est en cela que la promotion sociale de l’idée de partenariat nous semble s’inscrire dans la continuation partielle-
43
Sur le plan institutionnel, l’on peut formuler l’hypothèse que ce mouvement, qui passe par la déconnection radicale entre « partenariat » et conflit, viendrait notamment de l’introduction au cœur des politiques
publiques de la médiation inter-institutionnelle. Les « médiateurs » en question (de multiples appellations
existent autour de cette fonction d’intermédiation active) organisent, anticipent la rencontre interinstitutionnelle, au point parfois d’en vider la substance conflictuelle, d’en désactiver la possible confrontation. La création de postes de ce type traduit, nous semble-t-il, l’incapacité à penser et agir le conflit,
préférant faire reposer la contradiction-confrontation sur une personne (intermédiaire), chargée d’absorber
le « choc » pour préserver les institutions d’une véritable mise en question. Sur le plan du rapport au
travail, c’est en revanche un mouvement qui, à l’instar des technologies de l’implication, déconflictualise le
processus collectif par intégration de sa dimension subjective-subversive. L’injonction partenariale évite de
poser la coopération comme choix (dans sa dimension potentiellement subversive), le partenariat étant
exigé-imposé comme modèle de production, tout à la fois créatif (subjectivité impliquée) et socialisant
(normativation relationnelle). L’exhortation incitant ainsi à une forme de communion productive en faveur
du nouvel ordre de l’efficacité obligée.
Fabrice DHUME
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ment orchestrée (ou du moins instrumentée) du déclin des passions politiques
analysé il y a vingt ans par Jacques DONZELOT.44
L’externalisation ou la figure de la distance post-moderne
Nous avons montré combien la polarisation sur l’idée de partenariat est paradoxale. Le principe de partenariat, est un processus de construction ensemble d’un
projet multiple qui s’inscrit dans une logique de partage du pouvoir et de la responsabilité. Le principe de partenariat est donc l’exact inverse de son image spectacularisée (idée de partenariat). Soulignons une fois encore la force de cette inversion, qui réussit à imposer pour réelle une conception virtualisée et simplifiée à
l’extrême, en décrédibilisant de facto toute affirmation d’une véritable exigence
partenariale.
Le glissement de la relation de partenariat à son image spectacularisée procède en
fin de compte d’un processus en deux temps. Le premier temps relève d’une double réduction, dont le principe de sens a déjà été esquissé précédemment. C’est
d’abord la réduction du partenariat à une méthode, une technique ou un objet de
droit, soit une forme parallèle à la réduction de la relation humaine à l’objet. La
seconde réduction correspond à une réduction de sens, au prix d’une généralisation. Elle fait passer le modèle relationnel spécifique pour une idée générique symbolisant la relation. Ce processus emprunte cette fois-ci à la spectacularisation.
L’on est donc dans un schéma que l’on pourrait dire « classique » : l’imposition du
partenariat comme nouveau modèle relationnel, et comme fétiche au service du
mythe intégrateur du projet capitaliste, est au prix de sa réduction conceptuelle
et, pourrait-on dire, de sa régression langagière à un généralisme informe et malléable, vidé de toute substance, véritable « passe-partout » désignatif.
Le second temps relève d’une forme d’externalisation. Externalisation, d’abord,
dans le retournement topologique et l’inversion intime/donné-à-voir, évoquée précédemment. Rappelons combien ce retournement inclut alors au cœur de l’idée de
partenariat le paradoxe qui fonde sa promotion. (Historiquement, l’usage de
« partenaire » s’est appliqué à celui ou celle avec qui l’on partage un projet et
avec qui l’on s’engage, y compris affectivement et subjectivement ; actuellement
l’idée de partenariat symbolise le désinvestissement et la distance sous couvert
d’une image d’implication relationnelle.) Sans doute ce paradoxe participe-t-il de
44
« Au lieu que des certitudes s’affrontent dans la société, ce sont maintenant des différences qui demandent à être reconnues par celle-ci ; elles n’aspirent plus à commander son devenir, mais se contentent de
demander une place à la table de négociation permanente où s’organise de plus en plus la vie sociale» :
Jacques DONZELOT, op. cit., p.11. Plus largement, cet essai apparaît toujours stimulant pour resituer
d’une part l’affiliation de l’idée de partenariat dans la refondation de la question sociale et d’autre part le
caractère idéologique des discours sur le « partenariat » en référence à la permanence de la rhétorique
libérale justifiant le consensus.
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l’explication des difficultés à construire concrètement un partenariat, du point de
vue des acteurs qui s’y sont essayé.45 La virtualisation des relations, que l’on retrouve dans l’idée de lien social comme dans celle de partenariat, correspond à
une mise à distance spectaculaire. C’est l’externalisation comme figure de la distance de l’homme post-moderne. Distance au monde, qui symbolise la maîtrise
que croit en avoir l’Individu, distance à l’autre que reflète la figure généralisée du
Partenaire, distance aux valeurs que traduit l’abandon ou la désimplication politique.
Cette fausse distance, qui joue de l’image de proximité affective pour mieux illusionner, cette externalisation par la mise en spectacle, est aujourd’hui ancrée au
cœur de l’individu-partenaire, nouvelle figure de l’homme (post-)moderne.
L’illusion de maîtrise et de distance est totale. Elle s’origine dans une surintégration des normes et un excès de perméabilité aux objets préconstruits, produits en masse et fétichisés pour masquer leur inconsistance. Même ce qui se dit
« recherche », ne construit plus toujours une distance tant est intégrée dans le
quotidien de soi l’idéologie dominante. C’est ainsi que la plupart des approches du
partenariat se contentent d’une démarche empirique qui finit par faire illusion et
qui ne sert qu’à légitimer l’inconséquence de la virtualisation. En acceptant comme
telle la pluralité de sens (voire l’absence de sens), l’on finit par confondre usage
terminologique et réalité de l’action. Ainsi en est-il des travaux qui conduisent à
entériner l’idée (jamais réfléchie et faussement conceptualisée) d’une « pluralité
de type de partenariat », poussant certains à schématiser des « échelles de partenariat » ou autres « étoile du partenariat », lesquelles, ne considérant que le fait
social discursif, ne font que montrer l’absence de réflexion sur les structures
d’action. La distance (post-)moderne, fondée sur une sur-rationnalisation, ne sied
décidément guère à une posture de recherche.
Ce que montrent ces « chercheurs », dans leur procès de production et (nous le
supposons) à leur insu, c’est surtout que l’idée de partenariat est une forme très
aboutie et très intégrée du « prêt à penser ». La capacité de diffusion et
d’information fait la puissance de l’organisation médiatique ; du moins le fait-elle
dans la mesure où nous nous y soumettons (à travers l’adhésion à son idéologie
dépassionnée et déconflictualisée du « juste milieu » ou de la neutralité). La facilité avec laquelle ce nouveau paradigme s’est « imposé » en substitution à
l’analyse des formes d’action collective, a conduit certains auteurs à parler de
« dictature du partenariat »46 signifiant l’imprégnation idéologique qui transpire à
travers ce modèle. Si l’on en croit le succès du terme « partenariat », il s’avérerait
être un outil utile et efficace pour désigner une réalité générale. Mais précisons
que cette utilité et cette efficacité ne valent que dans la mesure où l’utilisation gé45
Pour une analyse de ces difficultés institutionnelles et professionnelles à partir d’un problème posé à
l’articulation du social et du sanitaire, voir Fabrice DHUME, RMI et psychiatrie : deux continents à la dérive ?
L’ interinstitutionnalité et le partenariat comme catalyseurs des problèmes d’identité du travail social et de
la psychiatrie, éd. L’Harmattan, 1997.
46
Par exemple Julien DAMON, op. cit.
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néralisée du vocable autoalimente l’absence de sens et de valeur. Ainsi, beaucoup
de professionnels que nous avons rencontré apparaissent désemparés, dès lors
qu’est déconstruit le paradigme de partenariat et que sont mis en évidence les
fondements idéologiques du processus de fétichisation47. Même lorsqu’ils revendiquent la rupture, ils n’arrivent pas à rompre avec l’usage intempestif du terme ; en
cela, ils alimentent eux-mêmes la virtualisation de l’outil et l’affaiblissement des principes axiologiques qui permettent sa construction.
Cet exemple montre la faiblesse d’une analyse en terme de stricte imposition d’un
modèle, et donc de la justification, fut-elle théorisée, d’une soi-disant « dictature
du partenariat ». En effet, cette dénomination de « dictature » traduit mal le phénomène d’intégration non critique qui conduit chaque acteur à reproduire
l’idéologie ambiante à son insu, se rendant lui-même imperméable à tout raisonnement sur ce qu’il considère alors comme étant donné. Ce n’est pas dans une
extériorité mais d’abord en soi qu’il faut voir l’acceptation et la reproduction de la
manipulation ou au contraire la capacité à fonder une rupture.
Une approche multiréférentielle et conflictuelle
L’on voit donc l’enjeu qui se dessine dans la rupture pour une réinstauration du
sens, pour une réhabilitation du vocabulaire et sa construction comme concept
pour un autre projet de sens. Le partenariat est outil à construire, de même qu’il
est relation à tisser. En tous les cas, il n’est pas donné (et moins encore imposable). Il s’inscrit pleinement dans le non-advenu ; il nous incombe donc d’engager
sa construction.
Parler de partenariat ne signifie pas que l’on en fait. Accepter ce premier et simple
constat permet d’engager un processus de rupture. Encore faut-il faire sienne la
radicalité nécessaire à cette rupture. Par exemple, si nous acceptons l’idée que le
terme ne désigne pas toute forme de travail ensemble mais plutôt une forme spécifique particulièrement complexe et intégrée d’action collective48, nous devons
assumer cela en en tirant les conséquences. La première des conséquences est
d’accepter d’abandonner l’usage galvaudé du terme, rompant avec un espace de
47
Nous faisons ici référence à notre expérience multiple, de consultant en politiques sociales, de formateur
en travail social, et de chercheur en sciences sociales. Ce constat invite à fonder une approche de la formation et de l’intervention comme espace de rupture à l’égard du repli confortable sur des certitudes
professionnelles.
48
Nous rejoignons l’analyse de Carol LANDRY, qui situe le partenariat dans un continuum de relations
inter-institutionnelles de plus en plus complexes et intégrées. Cela va de l’information (en deçà de laquelle
il n’y a pas structurellement de relation) jusqu’à la fusion (au-delà de laquelle il n’y a plus de relation car le
pluriel devient singulier, la disparition de la pluralité institutionnelle annulant toute altérité fondatrice de la
relation). Entre ces deux pôles, et dans le sens d’une complexité et d’une intégration croissantes, il y a la
consultation, la coordination, la concertation, la coopération, le partenariat, la cogestion. [Carol LANDRY et
al (dir.), Ecole et entreprise, vers quel partenariat ?, Presses de l’université du Québec, 1994.]
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parole manipulée49, pour réinstaurer un vocabulaire raisonné et sensé. C’est là, on
le voit, travail volontaire de reconquête d’une espace de la raison qui ne se réduit
pas au camouflage de la rationalité. Concrètement, il ne s’agit pas de refuser le
terme en tant qu’il est outil de la société du spectacle, pour l’abandonner définitivement à un usage qui en a inversé le sens. Il s’agit bien plutôt de se le réapproprier en en reconstruisant le sens (politique) et en affirmant, dans l’action et en
situation, notre exigence de la relation.
Certains penseront peut-être qu’il est vain de tenter de reconquérir un espace langagier aussi puissamment modifié par un usage déformant et qu’il vaudrait mieux,
par exemple, « créer » de nouveaux concepts pour mieux les distinguer du sens
commun. Rappelons alors qu’il s’agit de ne surtout pas se tromper d’objet en revendiquant une quelconque pureté originelle des mots et en faisant le jeu des intégrismes de tout poil. Il ne s’agit pas de quête du langage essentiel, mais de déplacement conceptuel. Créer de nouveaux concepts serait, certes, plus confortable ; mais il n’est pas dit que cela rende alors seulement possible le lien entre la
recherche et la pratique50. Nous préférons de ce point de vue, une posture de
l’inconfort à l’imposture du confort51 ; nous préférons situer le processus de rupture dans l’action (et avec ses logiques partiellement propres), en refusant toute
logique illusoirement surplombante ou extérieure dont s’accommode si facilement
une recherche qui a mal pensé la neutralité axiologique52.
La rupture passe de toute évidence par le refus de la manipulation d’une idée pour
réinstaurer un espace collectif (public) de sens. L’outil est à ce niveau un travail de
conceptualisation ; travail que la recherche doit participer à assumer. Osons donc
poser comme première base que, contrairement à ce que l’on veut faire croire,
l’idée de partenariat, générique, abstraite et galvaudée, ne se confond pas avec le
principe de partenariat ; dans cette différence, d’ailleurs tout à fait considérable,
réside le potentiel de rupture. Si l’on veut rompre avec un usage abusif, l’on peut
donc lui substituer, comme vocabulaire générique, une première distinction entre
collaboration (faire avec, dans le sens où chacun agit au final pour soi dans une
logique de collectif d’acteurs) et coopération (agir ensemble, dans une logique de
projet collectif ou l’on institue un acteur collectif).
49
Philippe BRETON, La parole manipulée, éd. La découverte, 1997.
50
Il y aurait, de ce point de vue, un travail d’ampleur à faire pour penser et comprendre les liens entre
recherche et pratique, en particulier en ce qui concerne l’intégration dans la pratique des résultats et des
supports (y compris les concepts) de la recherche. La construction d’une posture de distance ne résout pas
le problème dont elle peut avoir la tentation de prétendre s’abstraire en se déresponsabilisant des conditions de sa transmission et de son usage ; et par exemple, l’usage des concepts ne garantit le transfert ni
de leur sens, ni des conditions de leur validité. C’est la raison pour laquelle nous préférons, ici, introduire la
conceptualisation à partir d’une situation de fait, dont la modification ne peut venir de l’extérieur, et encore
moins d’une position surplombante du chercheur.
51
Pour reprendre l’expression d’Olivier NOËL (in Le savoir intermédiateur – le(s) rôle(s) de l’évaluation
dans les processus d’intermédiation, février 2002).
52
Voir le stimulant numéro de la revue Agone, « Neutralité et engagement du savoir », n°18-19, 1998.
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Plus avant, la construction d’un espace conceptuel appelle une double rupture :
d’un côté une rupture de perspective, qui nécessite de considérer le partenariat en
tant que structure d’action avec ses caractéristiques multiples à la fois de logique
inter-institutionnelle et d’objet trans-institutionnel. D’un autre côté, et partant de
là, une rupture épistémologique, qui plaide pour une approche multiréférentielle ;
c’est-à-dire que, comme le proposait Danielle ZAY, « adopter le terme de multiréférentialité plutôt que celui de complémentarité, de pluri-, multi-, trans- ou interdisciplinarité, nous paraît caractériser une démarche dans laquelle la problématique qui va hiérarchiser les questions à poser et les concepts permettant d’y répondre, ne s’articule ni autour de l’objet, ni autour des disciplines, mais autour du
sujet, c’est-à-dire, face à la complexité irréductible de l’objet de recherche, une
démarche qui va porter d’abord sur l’interrogation sur la diversité des perceptions
et des représentations que des sujets peuvent en avoir (…) et sur les conflits que
provoque cette multiplicité de représentations personnelles, sociales et disciplinaires de l’objet. »53
Mais cela appelle deux remarques : d’abord, multiréférentiel ne signifie pas juxtaposition de points de vue, mais justement confrontation ; c’est en cela que l’on
pose la multiplicité des sujets au centre du processus de construction d’un objet
commun. Ensuite, et ce qui nuance une lecture totalisante de cette conception,
l’approche épistémologique du partenariat ne peut pas ignorer le projet qui appelle
le travail ensemble ; le projet de coopération doit, dans sa globalité, faire l’objet
d’une construction collective. Ce qui revient à reconnaître l’existence d’un double
objet dans le processus relationnel de construction de cette multiréférentialité :
d’une part l’objet de la rencontre (le projet), et d’autre part l’objet relationnel (la
structure d’action). Le partenariat étant alors au cœur d’une tension entre ces
deux objets. C’est ce qui contribue sans aucun doute à le rendre difficile à construire, et qui nous a conduit à estimer qu’il s’agit d’une utopie, au sens où construire un partenariat est, en soi, une tension vers un topos caractérisé par le nulle
part.
A travers même ce caractère éventuellement irréalisable pour lui-même, la perspective du partenariat repose sur deux principes : d’une part l’enjeu n’est pas
dans la réalisation du partenariat, même si sa construction porte en soi l’enjeu ;
d’autre part, la forme est indissociable du fond, ou plus précisément, il faut considérer la structure d’action, et non de façon séparée l’objet du travail et
l’organisation du collectif.
Autrement dit, ce qui traverse le partenariat comme enjeu social, c’est le fait qu’il
s’agit de construire, en situation (professionnelle, institutionnelle), des pratiques
qui fassent mentir les stratégies de déconflictualisation. Il faut reconnaître, accepter, puis agir une conception de la relation qui intègre le désaccord,
53
Danielle ZAY (dir.), La formation des enseignants au partenariat, une réponse à la demande sociale ?,
PUF/INRP, 1994, p.12.
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l’opposition, la négociation, bref, le conflit. C’est là l’appel de formes d’action véritablement coopératives C’est-à-dire de structures d’action qui font vivre et se
développe à partir d’une tension entre co-construction et confrontation (une figure
de l’« avec-contre ») où existe à la fois, dans le même temps et par le même
mouvement, l’affirmation des singularités des partenaires et la construction d’une
culture commune au collectif.
Penser le conflit dans la construction de projets collectifs inter-institutionnels, c’est
remettre au premier plan l’expression et la confrontation des valeurs éthiques54.
C’est donc réinstaurer la perspective axiologique pour construire des espaces de
professionnalité55. C’est réamorcer un processus de rapport de force constructifsubversif là où ne tend à exister plus qu’une logique de domination, et donc de
violence réductrice. Cette rupture dans l’action, véritable réinstauration de la multiplicité humaine dans une démarche conflictuelle, peut alors devenir un véritable
outil de transformation sociale. Loin de n’être que discours ou généralisme informe, le partenariat révèle son potentiel profondément subversif. Subversif, car il
est fondé par une rupture radicale avec une pensée qui ne conçoit les mots que
comme des idoles ou comme des épouvantails, et les personnes que comme des
partenaires-entrepreneurs-consommateurs ou des ennemis-terroristes.
Fabrice DHUME
Février 2003
54
Cf. Alain BADIOU, L’éthique, Essai sur la conscience du Mal, éd. Hatier, 1998.
55
Voir notamment François ABALLEA (« La professionnalité : d’une notion à son usage », in Revue Française de service social, décembre 1997) et Joël AZEMAR, « Travail social et professionnalité », in La Beluga –
Lettre de l’ISCRA, juin 2000 ; voir aussi sur le site www.iscra.org
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