Télécharger - e

Transcription

Télécharger - e
UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE
ÉCOLE DOCTORALE III – Littératures françaises et comparée
Laboratoire de recherche : Littératures françaises des XXe et XXIe siècles
THÈSE
pour obtenir le grade de
DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE
Discipline/ Spécialité : Littérature française du XXe siècle
Présentée et soutenue par :
Delphine NICOLAS-PIERRE
le : 21 novembre 2013
L’ŒUVRE FICTIONNELLE DE SIMONE DE BEAUVOIR :
L’EXISTENCE COMME UN ROMAN
Sous la direction de :
M. Michel MURAT
Professeur, Paris-Sorbonne
JURY :
M. Didier ALEXANDRE
Mme Martine BOYER-WEINMANN
M. Michel MURAT
M. Gilles PHILIPPE
M. Alain SCHAFFNER
Professeur, Paris-Sorbonne
Professeur, Lumière-Lyon II
Professeur, Paris-Sorbonne
Professeur, Lausanne
Professeur, Paris III-Sorbonne nouvelle
L’ŒUVRE FICTIONNELLE
DE SIMONE DE BEAUVOIR :
L’Existence comme un roman
1
À Lucie, ma fille
2
REMERCIEMENTS
Mes premiers remerciements vont à mon directeur de recherche, Michel Murat, pour la
confiance qu’il m’a accordée depuis le début de mon parcours universitaire et pour l’aide
qu’il m’a apportée dans la composition et la rédaction de cette thèse.
À Madame Sylvie Le Bon de Beauvoir, je tiens à exprimer ma très vive gratitude.
Qu’elle soit remerciée pour son accueil chaleureux et son témoignage vivant.
Je remercie vivement Jean-Louis Jeannelle, pour l’intérêt qu’il m’a témoigné depuis le
début de ce projet. Je lui suis reconnaissante de m’avoir permis d’apporter ma contribution au
Cahier de L’Herne consacré à Simone de Beauvoir en 2012.
Merci à Sheila Malovany-Chevallier, l’une des traductrices du Deuxième Sexe en
anglais, pour son aide linguistique.
J’ai aussi à cœur de remercier mon ancien professeur de Khâgne et ami, Jean-Pierre
Duso-Bauduin, qui m’a donné le goût de la littérature, transmis la persévérance dans l’effort,
et qui a su m’encourager dans la voie sur laquelle je me suis engagée.
Enfin, toute ma reconnaissance va à mes parents, sans qui cette thèse n’aurait pu voir le
jour.
À Ghislaine et Marc, qui m’ont apporté un soutien précieux dans les moments difficiles.
À mon frère, ma sœur pour sa gracieuse relecture, mes amis et collègues, en particulier
Anne Cadin et Anne Pasi, qui m’ont encouragée et soutenue tout au long de ce projet.
À mon mari, qui partage ma vie depuis quinze ans, qui m’a donné le courage de mener à
terme ce projet, et qui a su porter un œil attentif et critique sur mon travail. Son soutien est
irremplaçable.
3
NOTE TECHNIQUE ET BIBLIOGRAPHIQUE
Dans l’ensemble de cette thèse, les références aux ouvrages de Simone de Beauvoir sont
indiquées entre parenthèses, après chaque citation, selon les abréviations ci-dessous.
Pour les volumes de la collection « Folio » qui nous servent de références, nous indiquons
leur date d’impression, la pagination étant différente selon les éditions. Certains ouvrages, en
effet, ont été réimprimés depuis.
Dans les citations, sauf indication contraire de notre part, l’italique correspond toujours à ce
que l’auteur du texte cité souligne lui-même.
LISTE DES SIGLES
Les titres des œuvres étudiées ont été abrégés comme suit :
I : L'Invitée (1943), Paris, Gallimard, coll. « Folio », impr. 2005
PC : Pyrrhus et Cinéas (1944), Paris, Gallimard, coll. « Les Essais », impr. 1986
SA : Le Sang des autres (1945), Paris, Gallimard, coll. « Folio », impr. 2006
BI : Les Bouches inutiles (1945), Paris, Gallimard, coll. « Le Manteau d’Arlequin », 2008
THM : Tous les hommes sont mortels (1946), Paris, Gallimard, coll. « Folio », impr. 2006
PMA : Pour une morale de l’ambiguïté (1947), Paris, Gallimard, coll. « Idées », impr. 1983
AJJ : L’Amérique au jour le jour 1947 (1948), avant-propos de Philippe Raynaud, Paris,
Gallimard, coll. « Folio », impr. 2007
ESN : L’Existentialisme et la sagesse des nations (1948), recueil d’articles initialement
publiés dans Les Temps modernes : « L’existentialisme et la sagesse des nations »,
« Idéalisme moral et réalisme politique », « Littérature et métaphysique », « Œil pour
œil », présentation par Michel Kail, Paris, Gallimard, coll. « Arcades », 2008
DS I : Le Deuxième Sexe (1949), t. I, « Les faits et les mythes », Paris, Gallimard,
coll. « Folio Essais », impr. 1995
DS II : Le Deuxième Sexe (1949), t. II, « L’expérience vécue », Paris, Gallimard,
coll. « Folio Essais », impr. 2007
M : Les Mandarins (1954), Paris, Gallimard, coll. « Blanche », impr. 1992
FBS : Faut-il brûler Sade ?, dans Privilèges par Simone de Beauvoir (1955), recueil d’articles
contenant « Faut-il brûler Sade ? », « La Pensée de droite aujourd’hui », « Merleau-Ponty
et le pseudo-sartrisme », Paris, Gallimard, coll. « Les Essais », 1979
MJFR : Mémoires d'une jeune fille rangée (1958), Paris, Gallimard, coll. « Folio »,
impr. 2006
FA : La Force de l'âge (1960), Paris, Gallimard, coll. « Folio », impr. 2006
4
FC I : La Force des choses (1963), t. I, Paris, Gallimard, coll. « Folio », impr. 2006
FC II : La Force des choses (1963), t. II, Paris, Gallimard, coll. « Folio », impr. 2004
BI : Les Belles Images (1966) Paris, Gallimard, coll. « Folio », impr. 2004
Nouvelles de La Femme rompue (1967), Paris, Gallimard, coll. « Folio », impr. 2006 :
AD : L’Âge de discrétion
Mo : Monologue
FR : La Femme rompue
TCF : Tout compte fait (1972), Paris, Gallimard, coll. « Folio », impr. 2006
QPS : Quand prime le spirituel (1979), repris sous le titre Anne, ou quand prime le spirituel,
avant-propos de Danièle Sallenave, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2006
CA : La Cérémonie des adieux suivi de Entretiens avec Jean-Paul Sartre : août-septembre
1974 (1981), Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1998
LAS I : Lettres à Sartre, t. I (1930-1939), éd. Sylvie Le Bon de Beauvoir, Paris, Gallimard,
coll. « Blanche », 1990
LAS II : Lettres à Sartre, t. II (1940-1963), éd. Sylvie Le Bon de Beauvoir, Paris, Gallimard,
coll. « Blanche », 1990
JG : Journal de guerre. Septembre 1939-Janvier 1941, éd. Sylvie Le Bon de Beauvoir, Paris,
Gallimard, coll. « Blanche », 1990
LNA : Lettres à Nelson Algren : un amour transatlantique (1947-1964), éd. et trad. Sylvie Le
Bon de Beauvoir, Paris, Gallimard, coll. « Blanche », 1997
CJ : Cahiers de jeunesse, 1926-1930, éd. Sylvie Le Bon de Beauvoir, Paris, Gallimard,
coll. « Blanche », 2008
MAM : Malentendu à Moscou (longue nouvelle rédigée en 1966-1967, elle a été écartée du
recueil La Femme rompue et a été publiée pour la première fois en 1992, dans la revue
Roman 20-50), préface d’Éliane-Lecarme-Tabone, Paris, L’Herne, coll. « Carnets de
L’Herne », 2013
5
INTRODUCTION
« Ma vie de rêve s’est abolie ; je ne marche plus dans un roman […]1. »
Préambule : Une histoire fictionnelle des intellectuels
Les romans de Simone de Beauvoir, de L’Invitée aux Mandarins, trouvent leur
origine dans une démarche fondamentalement réflexive : la fiction parle de Simone de
Beauvoir écrivain, de la génération d’intellectuels à laquelle elle appartenait, des fantasmes
communs à tout un groupe d’écrivains et d’artistes qui gravitait autour de la figure de Sartre et
de Beauvoir. Le cas de L’Invitée, qui marque le véritable début littéraire de Beauvoir, est
éclairant. Roman de la « pré-histoire » de deux des principaux acteurs de la scène littéraire et
politique française de l’après-guerre, il est aussi le roman du devenir historique, littéraire et
artistique : il pose la question fondamentale de la place de l’intellectuel et de l’écrivain dans
une société menacée par la guerre et projette dans la fiction Jean-Paul Sartre et Simone de
Beauvoir, tous deux réinventés par le biais d’une représentation d’un auteur dramatique et
d’une écrivaine en devenir. En tant que matrice de l’écriture et du projet existentialiste de
l’écrivaine, L’Invitée offre manifestement à Beauvoir la possibilité de redessiner en toute
liberté les contours d’une histoire des intellectuels à un moment charnière de son évolution.
Traiter la fiction de Simone de Beauvoir contribue donc à l’histoire générale d’une période
que l’on connaît mal, sinon par le filtre légendaire et médiatique d’une morale dépravée,
inspirée des coutumes nocturnes de Saint-Germain-des-Prés : l’existentialisme. Beauvoir
relate cette période dans ses Mémoires. Mais l’acte de raconter, qui subit une autocensure
dans l’autobiographie, s’en libère dans la fiction, laissant entrevoir, ici et là, des « éclats »
autobiographiques qui informent la matière romanesque.
1
CJ, p. 290.
6
Dans l’histoire littéraire du XXe siècle en France, il n’y a sans doute pas d’écrivain
plus biographique que Simone de Beauvoir2, pas de romancière qui n’ait avec autant d’audace
et d’invention puisé dans sa vie pour écrire des romans. Pourtant, malgré cette empreinte
biographique constante, Simone de Beauvoir n’a jamais contesté l’appartenance de l’œuvre
d’art à l’imaginaire. Elle a toujours revendiqué l’autonomie de ses romans au nom de la
fiction.
Pas de pure littérature, donc. C’est dans la jointure entre les dimensions du biographique et
du romanesque que se situerait l’œuvre. Concevoir les dimensions du réel et de l’imaginaire
comme des domaines séparés est l’un des nombreux malentendus dont souffre la réception de
l’œuvre de Simone de Beauvoir et que nous espérons lever au cours de cette étude.
L’alternative n’a pas lieu d’être, puisque la conception du roman chez Simone de Beauvoir est
étroitement liée à la question de l’existence : le roman naît de l’existence vécue. Mieux,
l’existence même, passée au filtre de la vie imaginaire de l’écrivain, est susceptible de
produire du romanesque.
On touche là une des difficultés majeures de la création littéraire chez Simone de
Beauvoir : créer un univers fictif puissant et cohérent à partir de la contingence de l’existence,
dans la matière brute qu’est la vie. De L’Invitée aux Mandarins, c’est ce même processus qui
est à l’œuvre, avec une distance plus ou moins accusée et consciente par rapport à la réalité
vécue.
Or, son désir d’écriture est englobé dans un projet plus vaste et ambitieux qui vise à saisir
au cœur de soi une généralité, à élever le singulier au rang de l’universel. Son œuvre
fictionnelle représente en effet une des tentatives les plus systématiques de la littérature
d’après-guerre pour rendre compte du vécu, ce « sens vécu de l’être-dans-le-monde » dont
parlait Sartre, sans pour autant l’englober dans un discours abstrait qui rendrait l’existence
figée, inerte, réduite en formules. S’interdisant toute pensée systémique dans la littérature,
Beauvoir invente une nouvelle écriture de la subjectivité. Tout se passe au niveau de la vie, de
la vie vécue en tant qu’elle est spontanément métaphysique, c’est-à-dire portée par un
ensemble de problèmes qui concerne l’individu dans sa totalité face au monde. On ne saurait
donc parler de pure philosophie dans le roman.
Cette mixité du roman en fait un objet complexe qui bouscule les frontières entre les
genres et les savoirs. De cette impureté naît précisément ce que Beauvoir désirait ardemment :
rendre le « goût » ou la saveur de son existence, faire partager sa singularité concrète au plus
grand nombre. Que le singulier rejoigne l’universel.
De nombreuses études ont été consacrées à l’écriture autobiographique de Beauvoir ou à
son travail de mémorialiste3. Celles consacrées à l’écriture romanesque ou aux fictions restent
rares, voire inexistantes. Si certaines s’attachent à rendre à Simone de Beauvoir un « visage »
en se préoccupant davantage de l’œuvre que de la femme, « ou tout au moins de la femme
2
Maurice Merleau-Ponty, dans Sens et non-sens, prétendait le contraire à propos de Sartre : « Pas d’écrivain
moins biographique que Sartre […] » (« Un auteur scandaleux », Paris, Nagel, 1966 ; rééd. Gallimard,
coll. « Bibliothèque de la philosophie », 1996, p. 56).
3
Citons pour exemple la thèse de doctorat intitulée Les autobiographies de Simone de Beauvoir. Témoignage
capital d’un siècle par Annabelle Golay, thèse soutenue à l’Université de Lyon-II en 2006.
7
sans oublier qu’elle fut écrivain4 », d’autres préfèrent réduire au silence la romancière, sous
prétexte que l’essentiel de son œuvre se trouve ailleurs que dans les romans : essentiellement
dans Le Deuxième Sexe, et dans une moindre mesure dans les Mémoires.
Cette réduction de l’œuvre de Simone de Beauvoir, qui permit d’en faire une icône du
féminisme, fut alimentée par une tendance intellectuelle fréquente consistant à n’y voir que ce
que l’on connaît déjà et à laisser échapper les occasions de se laisser surprendre. Il existe
pourtant bien des hardiesses et des actes inattendus si l’on regarde d’un peu plus près l’œuvre
et l’écriture romanesque. Ne trahit-on pas son projet d’écrivain en cherchant à pétrifier son
œuvre ?
L’écrivain a tout de même la chance d’échapper à la pétrification dans les instants où il écrit. À
chaque nouveau livre, je débute. Je doute, je me décourage, le travail des années passées est aboli,
mes brouillons sont si informes qu’il me semble impossible de poursuivre l’entreprise : jusqu’au
moment — insaisissable, là aussi il y a coupure — où il est devenu impossible de ne pas
l’achever. Toute page, toute phrase exige une invention fraîche, une décision sans précédent. La
création est aventure, elle est jeunesse et liberté. (FC II, 504)
Face à cette dévaluation d’une partie de l’œuvre de Simone de Beauvoir — et non des
moindres —, nous avons choisi de dévoiler l’extraordinaire fécondité d’une œuvre
romanesque encore méconnue ou mal connue et de prendre le contre-pied de la thèse de
Francis Jeanson qui établissait en 1966 une hiérarchie entre les textes autobiographiques et les
romans au profit des premiers :
D’autre part, il m’est apparu très vite que cette entreprise autobiographique constituait
véritablement le centre de gravité de son œuvre ; que l’extraordinaire richesse de ces trois volumes
(Mémoires d’une jeune fille rangée, La Force de l’âge, La Force des choses) recouvrait largement
la totalité des thèmes que [Beauvoir] exprime par ailleurs ; qu’on pouvait bien rêver sur les romans
ou méditer sur les essais de Simone de Beauvoir, mais qu’il y avait en fin de compte infiniment
plus à comprendre dans tout ce qu’elle nous dit d’elle-même sur le mode direct5.
L’écriture romanesque, parce qu’elle emprunte le mode indirect d’une narration oblique,
dans un travestissement constant de la réalité vécue, nous apprend davantage sur Beauvoir
écrivain que ce qu’elle nous dit d’elle-même. Le roman, genre protéiforme, est certainement
le lieu le plus apte à révéler les frustrations, les espoirs, les échecs et les contradictions d’une
jeune intellectuelle en quête de statut, à l’image de toute une génération d’intellectuels née au
début du XXe siècle.
4
Je cite Françoise Rétif, dans son ouvrage Simone de Beauvoir. L’Autre en miroir, L’Harmattan, 1998, p. 11. En
introduction, elle fait ce constat alarmant : « Les écrivains sont souvent défigurés. De leur vivant et parfois
même encore après leur mort. Simone de Beauvoir le fut plus qu’une autre. »
5
Francis Jeanson, Beauvoir ou l’entreprise de vivre suivi de deux entretiens avec Simone de Beauvoir, Paris,
Éditions du Seuil, 1966, p. 10.
8
Difficultés et méthodologie d’une recherche
Cette étude privilégie certains angles méthodologiques qu’il nous faut présenter en
justifiant ces choix. L’approche de l’œuvre, soucieuse du texte et du contexte, se veut
pluridimensionnelle, au carrefour de plusieurs disciplines : la littérature, l’histoire, la
philosophie et la sociologie. La multiplicité des influences, littéraires comme non littéraires,
dont l’œuvre est porteuse, éclaire les tensions et les oppositions qui lui ont permis de se
développer et de s’épanouir.
1. La discontinuité de l’œuvre romanesque
Inscrite dans l’histoire d’un demi-siècle, l’œuvre romanesque de Simone de Beauvoir pose
la question de son unité et de sa cohérence : revendiquant pour ses débuts la « morale
existentialiste », l’œuvre ne s’inscrit pourtant dans aucun mouvement littéraire ni aucun
système de pensée. L’étiquette « existentialiste » n’a-t-elle pas été collée sur l’œuvre de
Beauvoir et de Sartre ? Beauvoir refuse assurément tout type de classification et revendique
une singularité qui laisse son œuvre dans une certaine solitude théorique — du moins s’estelle construite fictivement sur une absence d’affiliation. De même, l’écrivaine se fait
relativement discrète sur ses moyens d’écriture et ses techniques. Ce « silence de la
méthode6 » ne doit pas nous empêcher de chercher les multiples liens qui relient cette œuvre à
d’autres œuvres et de la faire revivre dans un courant ou un mouvement qui en éclairerait les
enjeux.
Si Les Mandarins, en 1954, éteignent les derniers feux de l’existentialisme, Beauvoir ne
s’arrête pas là. La fin des années soixante voit la publication des Belles Images et de La
Femme rompue après une coupure romanesque de dix ans. Cette désaffection de la fiction
marque aussi le moment autobiographique de la carrière littéraire de Beauvoir. Que faire alors
des dernières fictions, voilées par le massif autobiographique et qui tendent vers un certain
dépouillement formel et une écriture de plus en plus monologuée, aux antipodes de ses
premiers romans ? Beauvoir a répondu en partie à ces questions. Dans le discours sur son
œuvre, essentiellement dans ses Mémoires, elle offre des occasions de comprendre sa volonté
de roman et les changements qu’elle lui a fait subir au cours de son évolution.
Se réclamant des articles parus dans la presse à l’occasion de sa publication, les tentatives
de périodisation de son œuvre font le plus souvent intervenir une rupture capitale en 1966
avec Les Belles Images. Certes. Mais quoi de commun entre le huis-clos existentialiste de
L’Invitée en 1943, dont l’intrigue est resserrée entre ses personnages et la temporalité
circonscrite, et un roman foisonnant construit autour d’une trame narrative forte, ouvert sur
des horizons géographique et historique sans limites, et dont on peine à trouver un point
d’ancrage dans l’histoire du roman au XXe siècle — nous voulons parler de Tous les hommes
sont mortels ?
6
Je reprends une expression contenue dans le titre d’un projet de thèse de doctorat : « Herméneutique de la
Fiktion. Le silence de la méthode chez Beauvoir », sous la direction de Julia Kristeva (Université Paris 7).
9
La discontinuité chronologique et esthétique de l’œuvre de Beauvoir renvoie aux moments
d’incertitude, de trouble intellectuel, de crises multiples que l’écrivaine a traversées dans sa
vie. Il nous paraît donc indispensable de rétablir avec précision l’évolution de sa conception
du roman depuis ses premières tentatives d’expression dans les années vingt et trente,
jusqu’au dernier recueil de nouvelles La Femme rompue, en passant par le point culminant de
l’œuvre, Les Mandarins, salué par le Prix Goncourt en 1954. Étudier l’ensemble de l’œuvre
romanesque de Beauvoir impose d’adopter une perspective diachronique7, qui, seule, permet
d’en saisir les transitions et les mutations décisives.
Cette étude s’attache particulièrement à trois phases marquantes de son histoire
d’écrivain : les premières formulations de son projet littéraire pendant les années de formation
universitaire, qui courent jusqu’à l’obtention de l’agrégation en 1929 et d’un premier poste de
professeur à Marseille en 1932 ; la période « pré-existentialiste » (1936-1943), marquée par
l’écriture du premier roman publié de Simone de Beauvoir, L’Invitée, suivie du « moment »
existentialiste proprement dit (1945-1952), riche de choix déterminants et de conversions
personnelles ; enfin, la période « post-existentialiste » — des Mandarins aux années soixante
—, où s’élabore une nouvelle écriture et se dessinent de nouveaux objets du roman. Pour
chacune de ces périodes, nous avons privilégié l’étude de certains écrits et romans : Les
Cahiers de jeunesse et Quand prime le spirituel (pour la première), L’Invitée, Le Journal de
guerre, Le Sang des autres et Tous les hommes sont mortels (pour la seconde), enfin, Les
Mandarins, Les Belles Images et La Femme rompue (pour la dernière).
Pour écrire ou réécrire l’histoire de la fiction chez Simone de Beauvoir, nous avons
maintenu cette structure à trois temps. La traversée des Cahiers de jeunesse, dans le cadre de
la construction morale et intellectuelle de Simone de Beauvoir, permettra de saisir le lien noué
très tôt entre la vie et le roman, l’existence et la fiction. Cette première étape dans la
construction de l’écrivaine est à la fois centrifuge, parce qu’elle génère un processus
d’exposition de soi au contact du monde et d’autrui — mouvement qu’elle intègrera par la
suite à la fiction sous une forme problématique —, et centripète : elle fait la part belle à
l’invention de soi, dans une logique de « reprise » en main de sa propre histoire, et à la
fortification de l’imaginaire beauvoirien.
Les conditions de son entrée en littérature au début des années quarante seront ensuite
analysées à partir du choix décisif opéré par Beauvoir, passant du professorat au statut
d’écrivain en transgressant les cadres traditionnels imposés par son milieu. Cette posture
critique, reflétée dans ses premières œuvres, est à l’origine de l’engagement de l’écrivaine.
Une théorisation du roman existentialiste beauvoirien donnera lieu à une étude approfondie
des romans de l’après-guerre, qui proposent, chacun, de reconfigurer l’Histoire à travers la
fiction et d’articuler le singulier à l’universel. Si la problématique de l’engagement se déporte
sur la question du langage dans les années soixante, le roman post-existentialiste, à l’ère du
contre-engagement, gardera les traces de cette mue profonde de l’écrivaine.
Nous consacrerons une dernière partie à l’articulation entre le projet existentialiste de
l’écrivaine et la forme du roman, en entrevoyant une poétique du roman métaphysique. La
7
Nous adoptons cette perspective pour les trois premières parties de la thèse. La quatrième, destinée à saisir une
poétique du roman, adopte une perspective synchronique.
10
question du style fera l’objet d’un traitement particulier. Nous tenterons de replacer Beauvoir
au cœur des débats littéraires sur les bouleversements du roman français et dans la perspective
d’une histoire de la prose en France de Gustave Flaubert à Claude Simon8.
2. Le piège de l’interprétation dans les Mémoires
L’exploration des Mémoires présente une difficulté qui est apparue au cours de nos
recherches : le risque de myopie, qui consiste à se laisser gagner, petit à petit, par
l’interprétation que Beauvoir donne elle-même de ses romans et à ne plus prendre la distance
critique nécessaire par rapport à la dimension infinie des énoncés qui parlent des romans et y
reviennent d’un volume à l’autre, en privilégiant tel ou tel aspect de son projet d’écriture.
L’autocritique, en effet, est permanente, que ce soit dans La Force de l’âge, La Force des
choses ou Tout compte fait. Beauvoir expose fréquemment les résumés et les thèmes de ses
romans et la manière dont elle a soigneusement construit ses personnages. Les analyses
témoignent généralement d’une insuffisance théorique qui s’explique en partie par le désir de
la mémorialiste de justifier les échecs ou les succès de ses romans, sans rendre compte d’une
esthétique. On y trouve bien quelques notions ou « procédés » techniques comme l’universel
singulier, l’art du contrepoint ou l’alternance des points de vue, mais ils sont peu nombreux
par rapport au discours métaphysique ou idéologique sur le roman — prédominant.
Le discours personnel sur son œuvre encourt le risque d’être biaisé : l’autojustification est
fréquente, de même que l’autodépréciation. Malgré le prix Goncourt décerné aux Mandarins,
l’autocritique est permanente : les récits de fiction n’échappent pas à la relecture parfois
impitoyable de Beauvoir qui en analyse les failles. Elle explique même, en 1966, son
revirement autobiographique par les insuffisances du roman — une constante de son
insatisfaction littéraire.
Si les Mémoires d’une jeune fille rangée sont bien le récit d’une vocation, celle de
l’écrivain, La Force de l’âge et La Force des choses sont le récit d’un processus
d’ « institution de soi9 », moins en tant que romancière que figure indissociable de celle de
Sartre, « figure de l’intellectuel engagé, représenté de manière édifiante par le couple
“Sartrébeauvoir”10 ». La dissymétrie est d’autant plus nette que Sartre dispose du capital
créatif et intellectuel qui semble faire défaut à Beauvoir. En 1972, dans sa conclusion de Tout
compte fait, Beauvoir affirmait encore :
Je n’ai pas été une virtuose de l’écriture. Je n’ai pas, comme Virginia Woolf, Proust, Joyce,
ressuscité le chatoiement des sensations et capté dans les mots le monde extérieur. Mais tel n’était
pas mon dessein. (TCF, 634)
8
Je reprends le titre de l’excellent ouvrage intitulé La Langue littéraire. Une histoire de la prose en France de
Gustave Flaubert à Claude Simon, sous la dir. de Gilles Philippe et Julien Piat, Fayard, 2009.
9
J’emprunte l’expression à Jean-Louis Jeannelle, dans son article « Les Mémoires comme “institution de soi” »,
(Re)découvrir l’œuvre de Simone de Beauvoir, sous la dir. de Julia Kristeva, Pascale Fautrier, Pierre-Louis Fort
et Anne Strasser, Paris, Le Bord de l’eau, 2008, p. 73-83.
10
Ibid, p. 83.
11
Est-ce coquetterie ou modestie d’auteur ? Volonté de s’excuser auprès de son lecteur de
n’avoir pas su égaler les plus grands écrivains ? Beauvoir a dans tous les cas contribué à
diffuser l’image vacillante d’un écrivain imparfait ou inabouti. Cependant, l’importance
qu’elle accorde à Sartre dans son projet autobiographique comme « accréditeur et initiateur de
son projet intellectuel et artistique11 » lui permet de conquérir des titres de légitimité : l’atout
sartrien joue indéniablement en sa faveur. Les stratégies discursives mises en place par
Beauvoir pour asseoir son autorité et légitimer sa position font donc écran à une interprétation
limpide des Mémoires et à une lecture critique qui suivrait de près le discours que porte
Beauvoir sur son œuvre.
3. Sartre ou l’effet de miroir : mettre fin à la polémique
Jean-Paul Sartre est-il un obstacle ou au contraire le viatique le plus sûr pour comprendre
l’œuvre de Simone de Beauvoir ? La question mérite d’être posée. On ne saurait parler d’elle
sans voir apparaître au détour d’une phrase son nom à lui. L’inverse est moins vrai, si l’on
embrasse l’ensemble des études critiques sur Sartre qui considèrent, pour la plupart, qu’il « a
exercé sur tout l’espace intellectuel une domination sans partage, que personne n’a égalée
depuis lors12 ». Il n’aurait donc jamais cessé d’être l’égal de lui-même. Inégalable, donc, et
presque « in-influençable ».
Le risque, inévitablement, était de restituer un « sous-Sartre » ou un Sartre au féminin, tout
en manquant la spécificité de Simone de Beauvoir. Il n’est parfois pas facile de distinguer
deux écritures si proches dans leurs motivations théoriques et leurs aboutissements — leurs
projets existentiels sont pourtant bien dissemblables. Les associations spontanées tournent
parfois au réflexe conditionné. Beauvoir elle-même se fait le témoin de cette identification
malgré eux comme en ce début d’automne 1945, lorsqu’elle se voit projetée, en même temps
que Sartre, dans la lumière publique : « Mon bagage était léger, mais on associa mon nom à
celui de Sartre que brutalement la célébrité saisit » (FC I, 63). Tout concourt en réalité à
associer leurs deux noms dans une entreprise d’écriture commune sur laquelle on a voulu
imposer une hiérarchie simplificatrice que la relation de maître à disciple illustre à merveille :
c’est encore l’un des points sensibles de la critique actuelle, malgré la portée des initiatives
outre-atlantiques qui ont cherché, au cours des années 1990, à rendre à Beauvoir son
indépendance intellectuelle et philosophique13 — la seconde étant plus aisée à discerner que la
première. Margaret A. Simons est l’une de celles-là :
11
Adélaïde Mokry, « L’atout sartrien des mémoires : stratégies du jeu beauvoirien », (Re)découvrir l’œuvre de
Simone de Beauvoir, sous la dir. de Julia Kristeva, Pascale Fautrier, Pierre-Louis Fort et Anne Strasser, Paris, Le
Bord de l’eau, 2008, p. 108. De même, « [l]a mise en scène de l’écriture, du travail nécessaire à l’élaboration
d’une œuvre et de sa formation universitaire et intellectuelle semble aussi intervenir chez Beauvoir comme
argument pour justifier sa place dans le champ littéraire » (Ibid., p. 112).
12
Anna Boschetti, Sartre et « Les Temps modernes », Les Éditions de Minuit, 1985, p. 7.
13
C’est le cas, par exemple, de l’article de Margaret A. Simons intitulé « L’indépendance de la pensée
philosophique de Simone de Beauvoir », dans Les Temps Modernes, n° 619, juin-juillet 2002, p. 43-51.
12
[S]on œuvre a été significativement dévalorisée comme la simple application de la philosophie de
Jean-Paul Sartre, développée dans L’Être et le Néant (1943). Des chercheurs, comme Eva
Lundgren-Gothlin (1996), Sonia Kruks (1990), Debra Bergoffen (1997), Karen Vitges (1996),
Kate et Edward Fullbrook (1994), et moi-même (1981, 1999), ont néanmoins défié cette censure
sexiste14.
On voit nettement ici comment la lecture et la critique féministe sont venues se greffer sur le
réexamen de la philosophie de Beauvoir, aboutissant parfois à des interprétations très
controversées.
Du point de vue d’une certaine part de la critique qui projette la figure de Beauvoir sans
Sartre, on risque autant, me semble-t-il, à différencier Sartre et Beauvoir qu’à les rapprocher :
dans les deux cas, on nous reprochera d’avoir lu Beauvoir à la lumière de Sartre. C’est
pourtant en évaluant avec justesse la mesure de leurs influences réciproques, la portée de
l’empiétement de l’un et de l’une sur l’autre, que l’on saisira le mieux la singularité d’un
projet d’écriture enraciné dans l’existence15.
Christine Daigle, en 2012, revient sur l’ombre portée par le « pape de l’existentialisme »
sur les écrits philosophiques de Simone de Beauvoir :
La relation tant intellectuelle que personnelle entre Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir a eu
pour effet de dissimuler ce que les contributions philosophiques de celles-ci avaient d’original.
[…] Ses œuvres éthiques — telles Pyrrhus et Cinéas et Pour une morale de l’ambiguïté —
n’étaient comprises que comme des solutions aux impasses morales auxquelles Sartre
aboutissait16.
En réalité, la question de l’influence de Beauvoir sur Sartre ou de Sartre sur Beauvoir est
bien plus complexe qu’on a bien voulu le croire. Si Annie Cohen-Solal reprend à Beauvoir la
formule très juste d’ « élaboration assistée » pour évoquer les relations intellectuelles du jeune
Sartre avec Raymond Aron, c’est pour rappeler l’importance d’une structure constante de ses
relations à autrui qu’elle définit comme « la dépendance d’un autre qui lui servait d’interprète
dans son projet de connaissance totale ». Beauvoir — cela ne fait plus aucun doute
aujourd’hui, y compris parmi les spécialistes de Sartre17 — lui servait manifestement
d’interprète et de critique pour la construction de sa pensée et l’aidait à mieux communiquer
sa vision du monde. La redécouverte des textes des conférences que Sartre prononça sur le
roman dans la salle de la Lyre havraise entre 1931 et 1936 ont permis de dévoiler un autre
aspect de la dépendance de Sartre à son égard :
14
Margaret A. Simons, ibid., p. 43-44.
Nous assumons donc pleinement l’emploi d’une terminologie sartrienne dans l’analyse des œuvres de
Beauvoir.
16
Christine Daigle, « Redécouvrir Beauvoir et ses influences », Beauvoir, Paris, L’Herne, 2012, p. 305.
17
Nous nous garderons d’opposer les « sartriens » aux « beauvoiriens » comme il est parfois encore aujourd’hui
d’usage pour des raisons évidentes de cohérence avec notre projet de réconciliation entre les deux écrivains, qui
consiste à mettre en évidence le « pas de deux » de Sartre et Beauvoir.
15
13
De fait, Simone de Beauvoir semble avoir joué un rôle beaucoup plus important qu’elle ne le
décrivait18. On savait qu’elle avait été alors l’un des plus indispensables soutiens de Sartre comme
éditrice exigeante et zélée. Mais la découverte, au milieu des feuillets de la main de Sartre, de sa
longue écriture penchée témoigne d’une autre fonction qu’elle occupa auprès du conférencier,
celle de traductrice de l’anglais qui, patiemment, aida Sartre à accéder à des ouvrages entiers de
Woolf et de Dos Passos, dans un rôle dont elle ne parla jamais publiquement19.
La jeune femme a elle-même beaucoup appris à ses côtés, comme elle a beaucoup appris
au contact de ses proches — figures littéraires ou personnes « en chair et en os » pour
reprendre ses propres termes. La singularité passe par la différenciation — et Beauvoir le
savait mieux que quiconque —, elle passe par la concurrence intellectuelle, non pas aliénante,
mais productive, stimulante, bref, par le fait de se mesurer à autrui. La structure duelle est au
cœur de son mode de fonctionnement intellectuel depuis sa jeunesse : pour penser, il lui faut
d’abord penser contre ou avec l’autre. Avec Bergson, Husserl, Kant ou Nietzsche, ou contre
Hegel. Dès lors, chaque rencontre intellectuelle, qu’elle soit marquée par une alliance ou un
conflit, correspond à une phase de son autocréation.
La médiation de Sartre n’apparaît pas toujours dans ce réseau d’influences intellectuelles
multiples. Les sources d’inspiration de Beauvoir, aujourd’hui reconnues, sont très diverses :
au-delà de Sartre, il faut citer Merleau-Ponty, Lévi-Strauss, Bergson mais aussi Hegel,
Heidegger ou encore Husserl, trois auteurs que Beauvoir a étudiés pour elle-même et de
manière indépendante20.
À ce large réseau philosophique il faudrait ajouter un cercle tout aussi vaste d’amitiés
intellectuelles ou littéraires. Une lecture attentive des Mémoires, croisée avec celle des
correspondances, permet de comprendre à quel point Beauvoir est continuellement en
dialogue avec ses contemporains, souvent élus au rang d’entraîneurs intellectuels — que l’on
songe à Leiris, à Camus ou à Sarraute.
Ne voyons donc pas dans cette tendance à la comparaison, à l’évaluation d’une pensée au
contact d’une autre, une manie de chercheur, mais plutôt l’une des structures de sa pensée et
l’un des leviers par lesquels elle a pu exercer avec puissance sa liberté d’intellectuelle.
18
Notamment dans ses Mémoires.
Annie Cohen-Solal, « Sartre avant Sartre : le jeune homme et le roman », Études sartriennes, sous la direction
d’A. Cohen-Solal et Gilles Philippe, N° 16, 2012, p. 16.
20
Sur les influences philosophiques de Beauvoir, voir Christine Daigle, « Redécouvrir Beauvoir et ses
influences », Beauvoir, L’Herne, Paris, 2012, p. 305-309.
19
14
Enjeux et perspectives
1. Simone de Beauvoir redécouverte : bilan de la critique
« Il y a désormais une histoire de la pensée beauvoirienne21. » Le constat formulé par
Michel Kail il y a une dizaine d’années en dit long sur la chape de silence qui a entouré
l’œuvre de Simone de Beauvoir jusqu’à une date récente.
L’histoire de la réception de sa pensée et de son œuvre mériterait sans doute un chapitre
entier tant son destin critique est fait de contrastes, de zones d’ombre et de lumière — des
disproportions que la géographie vient redoubler en dévoilant une antinomie entre les pays
anglo-saxons et l’université française.
Partons d’abord d’un constat : jamais une écrivaine française n’a été autant surexposée
dans la presse journalistique. Son histoire médiatique débute véritablement à la Libération,
lors de ce que la mémorialiste nommera « l’offensive existentialiste ». La publication de
L’Invitée, en 1943, lui avait permis de faire son entrée dans la sphère publique et lui avait valu
la reconnaissance littéraire de ses pairs. Mais un vent d’hostilité commençait à poindre contre
cette affranchie des codes moraux et sociaux ; il allait connaître des sommets avec la
publication du Deuxième Sexe en 1949, lorsque se déversa sur elle ce qu’elle appellera « la
chiennerie française ». La prépublication, en mai 1949, d’un texte intitulé « L’initiation
sexuelle de la femme » dans Les Temps modernes est un coup de tonnerre dans la presse, qui
laissera des traces indélébiles dans la réception critique des œuvres ultérieures.
Ce préambule pose une question fondamentale sur la production et la réception postérieure
à 1949 : du point de vue de l’auteur, comment continuer à écrire et publier après Le Deuxième
Sexe, et du point de vue de l’exégèse, comment formuler un jugement critique sur les écrits
d’après 1949, en suspendant des réactions aussi contradictoires que l’admiration ou la haine
pour l’essai philosophique ?
Pour mesurer la position de Simone de Beauvoir dans le paysage intellectuel français, il
faut donner un aperçu de la réception critique à sa mort, en avril 1986, très fortement marquée
par les choix politiques que l’intellectuelle avait pu faire dans sa vie. Ingrid Galster a entrepris
d’interroger la réception posthume de Beauvoir dans la presse parisienne au printemps 1986.
Beauvoir y tient quatre rôles essentiels : « la pionnière du féminisme, la compagne de Sartre,
l’intellectuelle de gauche et l’écrivain22 ». Chacune de ces positions, entrant parfois en
contradiction23, connaît son lot d’exactitudes, de vérités, et sa contrepartie imaginaire,
fantasmée, exagérée, manipulée, dont on peine encore aujourd’hui à sortir. Sa dernière figure
— celle de l’écrivain — a ceci de particulier qu’à l’inverse des trois autres, grossies par le
21
Voir la « Présentation » de Michel Kail, à l’ouverture des Temps Modernes (Présences de Simone de
Beauvoir), n° 619, juin-juillet 2002, p. 6. Il met à l’honneur l’ampleur d’une pensée « qui ne s’est pas contentée
d’investir le champ philosophique mais l’ensemble des champs de l’activité sociale […] ».
22
Ingrid Galster, Beauvoir dans tous ses états, Éditions Tallandier, 2007, p. 233. Cet ouvrage regroupe une série
d’articles qui tendent à éclairer l’itinéraire de Beauvoir dans le siècle.
23
Comment cette féministe convaincue peut-elle avoir été si dévouée à Sartre pendant cinquante années ? C’est
une des interrogations les plus courantes que nous avons pu relever dans la presse depuis les années cinquante.
15
regard critique, elle apparaît comme le point aveugle, malheureusement durable, de
l’ensemble de la construction médiatique de Beauvoir.
On ne s’étonnera pas de l’accueil réservé au « Castor » dans la presse de gauche, mettant
l’accent sur sa contribution à la libération des femmes grâce à la publication du Deuxième
Sexe. La presse de droite, elle, s’allie à certains milieux catholiques pour ne retenir de
Beauvoir que sa relation à Sartre. Or, il faut noter que l’image du couple mythique que
formait Sartre et Beauvoir commençait déjà à se déliter dans l’opinion commune, après la
sortie de deux livres publiés après la mort de Sartre : La Cérémonie des adieux, en 1981,
scandaleux pour certains par la description jugée crue que Beauvoir avait faite de la
défaillance physique de Sartre, et les Lettres au Castor dont la publication, en 1983, avait
ébranlé l’image du couple. Quant à son œuvre, les nécrologies ne retiendront que ses
Mémoires. On apprécie peu la fiction, et on la considère comme une vulgarisation de
l’existentialisme et des thèses soutenues par Sartre.
L’écriture polymorphe de Simone de Beauvoir a parfois conduit à la publication
concomitante des romans et des essais, entraînant des analyses simplifiées dans l’histoire de
leur réception. L’Invitée, Le Sang des autres et Pyrrhus et Cinéas sont publiés dans
l’intervalle de quelques mois. Les deux romans et l’essai procèdent, pour la critique, du même
fonds d’obsessions et tendent à des dénouements analogues. Georges Blin écrit par exemple
en 1945 : « Il n’est pas jusqu’à l’adoption d’un vocabulaire commun (celui de
l’existentialisme usuel) qui ne les rende étroitement solidaires24 ». De là à nouer un lien de
réciprocité entre le roman et l’essai, il n’y a qu’un pas, que d’autres critiques ont également
franchi. Les « collections d’exemples » de l’essai « peuvent passer pour points de départ
d’autant de romans à écrire », tandis que les romans affichent un caractère visiblement
démonstratif : « [L]es commentaires de l’auteur ou les propos volontiers théoriques des
personnages renvoient à l’essai par un mouvement de justification implicite25 ». Les
personnages parleraient visiblement trop le langage technique de leur auteure.
Lorsqu’ils ne reflètent pas les essais, les romans paraissent calqués sur des idées
essentiellement conçues par Sartre. Sartre n’était-il pas, selon les dires de Beauvoir, le
philosophe et le créateur ? À Ingrid Galster de conclure :
Que conclure ? Les notices nécrologiques sont le lieu où se cristallisent les différentes idéologies
qui s’opposent en France au milieu des années quatre-vingt. Chaque groupe détient sa propre
image de Simone de Beauvoir et s’en sert pour appuyer sa position. Pour une gauche encore
vivante, elle garantit que le progrès continuera ; pour une gauche repentie, elle incarne les erreurs
qu’on pense avoir commises ; pour la droite, qui a retrouvé une légitimité aussi parmi les
intellectuels, elle marque la fin d’une idéologie qui ne pouvait aboutir qu’au Goulag 26.
Avec la mort de Simone de Beauvoir, beaucoup s’accordent à dire que c’est « la fin d’une
époque ». Fin d’un mythe, fin d’une idéologie, et pourtant tout restait encore à faire pour la
compréhension de son œuvre.
24
Voir l’article de Georges Blin dans la revue Fontaine, « Simone de Beauvoir et le problème de l’action »,
n°45, octobre 1945, p. 716-730.
25
Ibid.
26
Ingrid Galster, Beauvoir dans tous ses états, op. cit., p. 243.
16
En 1988, Björn Larsson, dans son étude sur la réception des Mandarins27, a répertorié
quarante-trois thèses de doctorat entièrement consacrées à Simone de Beauvoir, qui, pour la
plupart, ont été soutenues aux Etats-Unis. Aucune thèse n’avait encore été présentée en
France. Cette indifférence manifeste pour l’œuvre de Simone de Beauvoir n’était pas
compensée par les recherches anglo-saxonnes, qui portèrent leur intérêt davantage sur sa
biographie que sur ses écrits, et sur la question du genre (« gender ») en optant pour une
lecture étroitement féministe. Seules quelques monographies osent interroger l’œuvre
romanesque, comme The Novels of Simone de Beauvoir (1990) d’Élizabeth Fallaize, et tentent
de délimiter sa pensée philosophique. L’ouvrage d’Eva Gothlin, Sexe et existence. La
philosophie de Simone de Beauvoir28, qui date pour sa langue originale de 1991, est un
événement éditorial majeur : traduit en français en 2001, il est le premier ouvrage consacré à
l’exposé de la philosophie de Simone de Beauvoir, répondant ainsi au vœu de Michèle Le
Dœuff, qui prônait en France l’indépendance de la pensée philosophique par rapport à celle de
Sartre29. Dans le sillage d’Eva Gothlin, Michel Kail publie Simone de Beauvoir philosophe en
2006.
La réévaluation critique du Deuxième Sexe, et par là, la réhabilitation d’une pensée sousestimée, est un premier seuil franchi — tardivement en France — dans la ressaisie de la
production de Simone de Beauvoir. Mais passer de la philosophe à l’écrivaine ne va pas
encore de soi. Simone de Beauvoir reste encore avant tout « l’auteure du Deuxième Sexe ».
Les années 2000 sont fécondes en publications. Les biographies popularisées, qui prennent
souvent la forme d’un roman historique30, fleurissent, comme sous la plume de Bernadette
Costa-Prades (2006)31, Marianne Stjepanovic-Pauly (2007)32 ou Guillaume Moricourt
(2008)33, tandis que des études plus sérieuses voient le jour : celles d’Huguette Bouchardeau
(2007)34, de Jean-Luc Moreau (2008)35, de Jacques Deguy et Sylvie Le Bon de Beauvoir
(2008)36, et surtout de Danièle Sallenave (toujours de 2008)37, qui nous servira de référence
au cours de notre étude.
La célébration du centenaire de la naissance de Simone de Beauvoir le 9 janvier 2008
accélère encore le rythme des publications et apporte un nouveau souffle à sa réception. La
« redécouverte » de Simone de Beauvoir lors du colloque international de 2008 à Paris prend
les allures d’une découverte. Dans le même temps, les études germaniques publient, à la suite
27
Björn Larsson, La Réception des «Mandarins». Le roman de Simone de Beauvoir face à la critique littéraire
en France, Études romanes de Lund 41, 1988.
28
Sexe et existence. La philosophie de Simone de Beauvoir, traduction de Michel Kail et Marie Ploux, préface de
M. Kail, Paris, Michalon, 2001.
29
Dans L’Étude et le rouet, Paris, Seuil, 1989.
30
Ce type de biographies destinées à un large public court toujours le risque de tomber dans l’hagiographie.
31
Simone de Beauvoir, Paris, Maren Sell Éditeurs, 2006.
32
Simone de Beauvoir. Une femme engagée, Éditions du Jasmin, 2007.
33
Simone de Beauvoir. Une femme méconnue… , Dorval Éditions, 2008.
34
Simone de Beauvoir, Flammarion, coll. « Grandes biographies », 2007.
35
Simone de Beauvoir. Le goût d’une vie, Écriture, 2008.
36
Simone de Beauvoir. Écrire la liberté, Gallimard, coll. « Découvertes Gallimard », 2008.
37
Castor de guerre, Gallimard, 2008.
17
du colloque de Tübingen, Simone de Beauvoir cent après sa naissance, qui rassemble des
« contributions interdisciplinaires de cinq continents »38. On distingue désormais les
différentes facettes d’une œuvre multiple, plurielle, en mettant sur un pied d’égalité la
philosophe, la militante, la mémorialiste et la romancière. En 2008, Françoise Rétif se
félicitait « d’un certain progrès par rapport à la situation qui régnait il y a dix ans, à la veille
du cinquantième anniversaire de la parution du Deuxième Sexe, œuvre essentielle, fondatrice,
mais à laquelle il faut cesser de réduire Simone de Beauvoir39 ».
Si ces années-là marquent un cap dans l’histoire de la réception de Simone de Beauvoir, les
monographies consacrées à son œuvre romanesque demeurent, là encore, rares40. On
commence seulement à lire et à étudier l’œuvre littéraire de Simone de Beauvoir avec la
même attention portée à son œuvre philosophique41. Citons la revue Roman 20/50 qui tend à
réhabiliter la romancière en 1992, en procédant à un réexamen attentif et convaincant de
L’Invitée et des Mandarins42. Mais force est de constater que les romans de Simone de
Beauvoir n’ont toujours pas trouvé la place qui leur revient dans l’histoire — ou les histoires
— de la fiction en France au XXe siècle.
Si la France progresse, elle accuse toujours un léger retard par rapport aux pays anglosaxons. Jean-Louis Jeannelle et Éliane Lecarme-Tabone y perçoivent un « malentendu » :
Les critiques français, de leur côté — et c’est le second malentendu43 — voient surtout en Simone
de Beauvoir une mémorialiste et une romancière, mais ils n’en ont que tardivement renouvelé la
lecture, faute d’avoir compris, comme leur [sic] confrères anglo-saxons, qu’il importe de remettre
en question les cadres éthiques et théoriques dans lesquels nous est parvenue son œuvre 44.
En 2012, les Cahiers de l’Herne consacrés à Simone de Beauvoir entendent bien
« poursuivre la confrontation et l’enrichissement réciproques des différentes lectures faites de
Beauvoir », c’est-à-dire « ressaisir la production de Beauvoir dans sa globalité ». Notre étude
se place résolument dans cette perspective.
38
Sous la direction de Thomas Stauder.
Françoise Rétif, « L’œuvre plurielle. Un jeu de miroirs complexe », Les Temps Modernes, janvier-mars 2008,
nos 647-648, p. 335.
40
Seule la thèse de Yasue Ikazaki intitulée Les procédés narratifs et le problème de la vision dans les œuvres
romanesques de Simone de Beauvoir sous la direction de Jacques Deguy et soutenue le 19 décembre 2003
aborde des problématiques spécifiquement littéraires en abordant l’étude narratologique des œuvres
romanesques, des Mémoires, des essais et des récits de voyage de Beauvoir.
41
Les Mandarins sont sans doute l’œuvre la moins négligée, mais elle a souffert d’une lecture parfois trop
biographique, se focalisant notamment sur le rapport à Camus.
42
La revue publie également Malentendu à Moscou, nouvelle inédite alors, et publiée en 2012.
43
Le premier tient aux objets d’étude sélectionnés par les recherches anglo-saxonnes, qui ne faisaient pas « assez
la part belle à Beauvoir écrivain et instaurait entre la pensée de Sartre et la sienne une rivalité impossible à
conclure ». (Voir « Simone de Beauvoir à l’œuvre », Beauvoir, Paris, L’Herne, 2012, p. 11).
44
Ibid.
39
18
2. Croiser les écrits de Simone de Beauvoir : une lecture transversale
Beauvoir a souffert d’un cloisonnement néfaste dans la compréhension de sa pensée et de
son œuvre. Comme pour Sartre, « les frontières instituées entre les disciplines ont produit, en
se reproduisant dans la distribution des objets, des histoires parallèles qui ne se rencontrent
jamais […]45 » : histoire de la philosophie, histoire littéraire, histoire de la politique des
intellectuels, etc. C’est pourtant l’interdépendance entre les différentes positions occupées par
Simone de Beauvoir dans chacune de ces histoires qui donne une cohérence et une continuité
à son œuvre46.
Attentive à tous les champs de la pensée, Beauvoir est une femme marquée par les débats
de son temps. Il était donc nécessaire d’effectuer un travail en partie historique, avec le souci
de recentrer le mieux possible l’œuvre de l’écrivaine à partir de son propre environnement
culturel : la production narrative n’est-elle pas toujours, dans sa forme même, un révélateur de
la culture au sein de laquelle elle surgit47 ? Nous avons tenu à reconstruire l’archéologie d’une
pensée à travers les médiations multiples qu’elle se donne, quelle que soit la forme qu’elles
prennent.
Plutôt que de privilégier la lecture des romans de Simone de Beauvoir en excluant de
l’analyse ses autres écrits, nous avons choisi de tenir compte de l’ensemble de son œuvre
(fictions, essais, Mémoires) et de ses écrits personnels (journaux intimes et correspondances)
en incorporant à notre corpus les écrits publiés après la mort de Simone de Beauvoir en 1986 :
le Journal de guerre et les Lettres à Sartre en 1990 ou encore les Lettres à Nelson Algren en
1997, que l’on doit au travail éditorial de Sylvie Le Bon de Beauvoir et qui apportent un
éclairage nouveau sur la vie et la pensée de Simone de Beauvoir. Notre travail, qui consiste à
saisir l’écrivain en devenir, exigeait de relier les inédits à l’œuvre éditée, en portant une
attention toute particulière aux écrits intimes : Journal de Guerre et Cahiers de jeunesse.
Cette « forme libre et rompue » qu’est l’écriture diariste « n’asservit pas aux idées
antérieures » comme l’écrit Sartre dans une lettre à Beauvoir48 : elle s’ajuste constamment aux
avancées, aux détours et aux replis de la pensée, sans viser forcément une synthèse de
l’hétérogène. C’est de l’existence pure écrite au gré de la plume.
La publication en 2008 des Cahiers de jeunesse apparaît comme un événement éditorial
majeur pour la connaissance de la formation intellectuelle de Simone de Beauvoir. En nous
faisant passer de l’autre côté du miroir, cet ouvrage foisonnant de presque neuf cent pages
nous plonge dans le monde intérieur de Simone de Beauvoir, dévoilant sans concession une
philosophe et une écrivaine toujours au travail. La masse de réflexions personnelles, de notes
de lecture, de projets de romans, laissent entrevoir la force d’une pensée, le travail acharné
45
Anna Boschetti, Sartre et « Les Temps modernes », op. cit., p. 12.
Le colloque annuel de la Simone de Beauvoir Society, qui rassemble des chercheurs du monde entier et dont
les Simone de Beauvoir Studies publient certaines des contributions, offre un bon exemple de ces initiatives
individuelles qui tentent de décloisonner les savoirs.
47
Voir Henri Godard, « La crise de la fiction. Chroniques, roman-autobiographie, autofiction », L’Éclatement
des genres au XXe siècle, sous la dir. de Marc Dambre et Monique Gosselin-Noat, Presses de la Sorbonne
Nouvelle, 2001, p. 85.
48
J.-P. Sartre, Lettre datée du 6 janvier 1940, LAC II, p. 21.
46
19
d’une étudiante, et, à travers les menus détails d’une existence quotidienne, une sensibilité à
fleur de peau. La genèse de l’écrivain ne pouvait s’écrire sans le soutien précieux de cet
instrument de travail.
3. L’œuvre, « chambre d’échos »
À s’imprégner de l’œuvre de Simone de Beauvoir, si diverse en apparence, on est
progressivement saisi par la continuité d’une pensée dans le temps et par la permanence d’un
imaginaire, ce que la perspective synchronique adoptée dans la dernière partie nous permettra
de faire émerger. Mais nous avons tenu à mettre en valeur tout au long de notre recherche
l’une des spécificités de la construction de l’œuvre de Beauvoir : sa tendance profonde à faire
une part à l’altérité.
La question de l’intertexte et plus globalement des résonances entre ses écrits propres et un
corpus immense de textes, qu’ils soient littéraires ou philosophiques, est l’un des points forts
de notre réflexion. Les références multiples de Beauvoir se croisent dans son œuvre de
manière consciente ou fortuite49. Que l’on songe au questionnement sur autrui, si prégnant
dans ses œuvres, et l’on voit apparaître des auteurs aussi différents que Hegel, Heidegger et
Lévinas en toile de fond. De même, les thèmes traités dans l’après-guerre comme la mémoire
et l’oubli font signe vers Ricœur et Jankélévitch. Kierkegaard, « penseur du ravissement, du
basculement, du dessaisissement et du saut vers l’inconnu50 » occupe une place de choix dans
les références beauvoiriennes. Les Mandarins se réclameront de la « reprise »
kierkegaardienne qui est aussi l’un des modes de fonctionnement de la pensée de
Beauvoir depuis sa jeunesse : à la passivité associée à la répétition des thèmes anciens, elle
substitue l’énergie du renouvellement intellectuel, la conquête de la nouveauté, toujours
associée à une reprise de soi, à une reprise en main de son propre destin.
49
Certaines sont explicitement citées par l’auteure, d’autres émergent de la rencontre entre les textes.
J’emprunte la formule à Françoise Barbé-Petit dans Marguerite Duras au risque de la philosophie. Pascal,
Rousseau, Diderot, Kierkegaard, Lévinas, Paris, Éd. Kimé, 2010, p. 17. Dans cette étude, l’auteure se risque à
renouer le lien existant entre l’héritage philosophique de Marguerite Duras et son œuvre romanesque, alors
même que le refus durassien de l’intellectualisme, des maîtres à penser et des théories philosophiques réfute a
priori la possibilité d’un tel dialogue. Si le rapport de Beauvoir à la philosophie est à l’opposé de celui de Duras,
cette manière de penser la pluralité des influences philosophiques, qui, en retour, vient légitimer l’entreprise
littéraire de l’écrivaine, nous paraît particulièrement efficace dans le cas de Simone de Beauvoir. C’est pourquoi
nous adoptons ici cette méthode.
50
20
Première partie :
La genèse intellectuelle de Simone de Beauvoir
21
C’est de la rentrée 1925, soit il y a trois ans, que je date ma naissance. Et parce que, dans une
apparence identique, au fond de moi je découvre l’éclosion d’une vie autre, d’un accomplissement
succédant à ce qui fut apprentissage, je veux de ce premier cycle, celui du départ difficile, tracer
un rapide résumé. (CJ, 509)
Ce passage inaugure l’ontogenèse de « Simone de Beauvoir » dans le cadre de ses
Cahiers de jeunesse51. On assiste bien au développement progressif d’un être unique jusqu’à
sa forme mûre, avec toutes les transformations structurelles qui l’accompagnent. Ce n’est pas
sans peine que l’apprentie-écrivain accède, par l’écriture journalière, à une distance salutaire
par rapport à soi, lui permettant de réinventer, en ce mois d’octobre 1928, ce qui touche de
plus près à l’histoire de sa vie : sa naissance. Comme dans de nombreux passages de son
journal « intime52 » — appelons-le ainsi, pour rendre compte de ce qu’il y a de plus profond
dans l’œuvre de la diariste —, la jeune Beauvoir narrativise son histoire et propose un
éclaircissement de sa vie, à mi-chemin entre histoire et fiction. C’est à partir de cette
hypothèse de lecture que nous aborderons l’étude d’une œuvre personnelle complexe,
véritable « chambre secrète » de Simone de Beauvoir, qui nous ouvrira des perspectives
essentielles pour comprendre la genèse et la maturation de son projet romanesque.
Le procédé de réinterprétation fictionnelle de sa vie n’est pas unique dans les Cahiers.
Dans les nombreux autoportraits que la diariste brosse transparaît un certain degré de
« fictionnalité », de construction imaginaire, qui donne à l’existence de Beauvoir une
épaisseur romanesque. L’écriture, en lui permettant de voir plus clair en elle, réinscrit sa
présence au monde dans une temporalité réaménagée, réagencée, avec sa courbe originelle
ascendante, épousant différents états : celui du « départ difficile », de l’« apprentissage », puis
de l’« éclosion » aboutissant à l’« accomplissement », dernier état d’un être dont on peut fixer
la date, 1929. La réussite éclatante de l’étudiante à l’agrégation signe la fin des années
d’apprentissage qui coïncide aussi avec l’épuisement du journal intime à partir de 193053.
Comment expliquer ce besoin exigeant de se raconter, de se réapproprier son histoire
personnelle, à partir de cette rupture radicale au seuil de sa dix-septième année ? Quelle
histoire est en train de s’écrire en cette année 192554 ? La reconstitution imaginaire du 31
51
La parution des Cahiers date de 2008. Il existe actuellement peu de travaux qui leur sont consacrés.
Le journal « intime » s’oppose au journal « extime », dans lequel le diariste revendique l’expulsion de
l’intimité de ses écrits. Le journal, dans sa seconde acception, est tourné vers le dehors, journal des autres plus
que de soi, journal relationnel ou « externe ». Les écrits beauvoiriens appartiennent davantage à la première
catégorie et se situent dans le sillage des écrits personnels d’Amiel et de Gide, bien que les niveaux d’intimité
soient différents selon les journaux et même à l’intérieur de l’œuvre d’un seul diariste. Comme elle le dit ellemême, Beauvoir s’intéresse à ses états d’âme bien plus qu’au monde extérieur. On trouve une définition du
journal « intime » dans l’excellente étude de Françoise Simonet-Tenant, Le Journal intime, genre littéraire et
écriture ordinaire, avant-propos de Philippe Lejeune, Téraèdre, coll. « L’écriture de la vie », 2004, p. 17-19.
53
Le début de La Force de l’âge revient sur la fin de l’époque des carnets : « Je ne tenais plus de journal intime,
mais il m’arrivait encore de jeter des mots sur un carnet […] » (FA, 73). L’année 1930 ne comporte en effet que
quatorze entrées.
54
Il nous manque malheureusement une partie de cette histoire, puisque Beauvoir commence à rédiger un carnet
en 1922, alors qu’elle est élève de l’institution religieuse du cours Desir (et non, Désir, selon Sylvie Le Bon de
Beauvoir, qui rectifie l’erreur dans son introduction aux Cahiers). Ce premier cahier, d’après Sylvie Le Bon de
Beauvoir, aurait été perdu. Pourtant, d’après un article du Monde des livres daté du 30 mai 1986, le carnet aurait
52
22
octobre 1928 signale une grande rupture historique dans l’itinéraire moral et intellectuel de
Beauvoir. Dans les Mémoires d’une jeune fille rangée, il n’est fait nulle part mention de cette
cassure originelle. L’auteure dit y avoir « raconté l’histoire de [sa] vocation d’écrivain » (FA,
12) en commençant le récit autobiographique selon les conventions du genre, le 9 janvier
190855. Ce que l’on trouve dans les Cahiers présente un visage très différent du premier
volume des Mémoires et, bien que la mémorialiste se soit servie de ses écrits de jeunesse au
moment de la rédaction de son premier volet autobiographique, le journal demeure une source
de premier ordre pour comprendre la naissance fictive et le devenir-écrivain de Beauvoir.
C’est un document précieux pour comprendre le lent travail de construction de soi :
récollection de citations, analyses minutieuses des textes lus, auto-analyses, esquisses
d’autoportrait, bilans réguliers de vie, tous ces éléments apportent un nouvel éclairage sur la
période précédant l’entrée en littérature de Beauvoir. Les Cahiers forment le moteur,
longtemps caché, de toute l’œuvre de Beauvoir, comme le sont, à leur manière, les Carnets de
la drôle de guerre pour celle de Sartre56. Document hybride, mixte, à la fois « journalconfidence », « journal-réflexion » et atelier d’écriture, les Cahiers se présentent avant tout
comme une tentative de représentation de soi et une exploration psychologique dont la visée
est métaphysique, voire ontologique : l’interrogation de soi conduit à l’interrogation du
monde et d’autrui.
L’analyse des Cahiers57, dans ce premier temps de notre étude, se donne pour tâche
d’expliquer la naissance d’une vocation d’écrivain en répondant à la question si bien formulée
par Sartre : « comment un homme [ou une femme] devient-il [ou devient-elle] quelqu’un qui
écrit, quelqu’un qui veut parler de l’imaginaire58 » ? Rédigés entre la dix-huitième et la vingtdeuxième année de Beauvoir, les Cahiers relatent l’expérience de fondation de son identité.
Définir cette identité n’est pas chose aisée, parce qu’elle n’est pas seulement une question de
été retrouvé en 1981 par un libraire de Caen qui s’en fit l’acquéreur chez un libraire-antiquaire à Paris. Grâce à
l’article paru dans la presse, quelques citations de Beauvoir permettent de tracer un premier portrait de la jeune
fille, qui connaît alors, d’après le rédacteur de l’article, Jean-Pierre Barrou, « ce passage crucial de la foi à
l’athéisme ».
55
L’incipit est désormais célèbre : « Je suis née à quatre heures du matin, le 9 janvier 1908, dans une chambre
aux meubles laqués de blanc, qui donnait sur le boulevard Raspail ».
56
Nous reprenons volontairement la même interprétation que celle de Jean-François Louette dans son
introduction aux Mots et autres écrits autobiographiques de Sartre (Gallimard, coll. « Bibliothèque de la
Pléiade, 2010, p. XLIX) : « Les Carnets de la drôle de guerre forment le moteur, longtemps caché, de toute
l’œuvre de Sartre — voire d’une partie de celle de Beauvoir ? » Bien entendu, les Cahiers ne sauraient, à
l’inverse, éclairer l’œuvre de Sartre, puisque la date de leur rencontre est postérieure à la majeure partie de la
chronologie des Cahiers. Néanmoins, nous nous autoriserons une lecture parallèle des Carnets, écrits entre
septembre 1939 et mars 1940, soit une dizaine d’années après le journal de Beauvoir, et des Cahiers, qui peuvent
être considérés tous deux comme les premiers textes autobiographiques de leurs auteurs respectifs.
57
Le journal, rédigé « au porte-plume » sur « d’épais cahiers d’école à couverture cartonnée, achetés à la
papeterie Gibert, étaient numérotés par Beauvoir de 2 à 7 ». Voir Sylvie Le Bon de Beauvoir, « Introduction.
Simone de Beauvoir avant Simone de Beauvoir ou Naissance du Castor », in Cahiers de jeunesse, Paris,
Gallimard, coll. « Blanche », 2008, p. 15.
58
Jean-Paul Sartre, « Sartre par Sartre », in Situations, IX. Mélanges, Paris, Gallimard, coll. « Blanche », 1972,
p. 134.
23
personne, d’individu singulier, avec toutes les qualifications qui s’y rattachent (un être en
chair et en os disposant d’un caractère, ayant sa propre manière de penser et se différenciant
par là même d’autrui) mais elle a partie liée, indissolublement, à l’ensemble des motifs, des
motivations qui conduiront Beauvoir à choisir le métier d’écrivain et à se dire écrivain. En
1925, elle est une jeune femme en construction, qui vit, mûrit, forme son caractère, acquiert
des connaissances et les consolide, en même temps qu’une vocation voit le jour, vocation dont
il faudra interroger la pertinence. L’entreprise de subjectivation est mêlée de manière
inextricable à l’écriture de soi. Les enjeux d’une telle entreprise, à l’intérieur de ses écrits,
sont donc de taille : « Il s’agit de gagner le droit de dire “Je”59 », écrit la préfacière des
Cahiers de jeunesse. Ce n’est que par la négation de ce que l’on a fait d’elle, une enfant sage,
née dans un milieu bourgeois parisien, que Beauvoir pourra accéder au « Je » substantiel,
celui « qui ne se tient plus des autres, mais de soi seul », et ainsi grandir dans son unité :
Désormais sa tâche consiste — difficulté majeure que beaucoup esquivent — à transformer cette
première personne du singulier purement formelle en un « Je » substantiel, expression d’un ego,
qui saura pourquoi il donne valeur aux valeurs, pourquoi il désire ce qu’il désire, pense ce qu’il
pense, aime ce qu’il aime, refuse ce qu’il refuse60.
Dans l’histoire de la littérature, Beauvoir n’est pas la première à se consacrer à un tel projet
de construction de son identité61. « L’invention du moi » est une des motivations principales
du diariste, comme le note Béatrice Didier : « Enfermé, protégé dans cette prison matricielle
du journal, l’écrivain va tenter de se constituer en tant qu’unité, en tant que “moi”. Il voudrait
sortir de l’indéterminé, pour être vraiment62 ». Kierkegaard n’exprime pas autre chose
lorsqu’il prépare sa seconde naissance :
Je vais tâcher maintenant de fixer tranquillement mon regard sur moi-même et de commencer à
agir du dedans, car, comme l’enfant à qui sa première entreprise consciente fait se servir du « je »,
ce n’est que cela qui me mettra moi aussi en état de l’employer moins superficiellement63.
La naissance d’une subjectivité est intimement liée à un autre événement : l’émergence de la
parole singulière, où le « je » ne se trouve plus en position d’imposture mais peut être
employé, proféré « moins superficiellement ». « Comme il est magnifique que cette bouche
prononce son Je64 », s’exclame Simon dans Tête d’Or. Simone retient la leçon claudélienne.
L’écriture du journal est le lieu privilégié de la transcription du discours intérieur, un discours
59
Sylvie Le Bon de Beauvoir, op.cit., p. 11.
Ibid.
61
On pourrait citer avant elle George Sand, Katherine Mansfield, Stendhal, Maine de Biran, Michelet ou encore
Amiel.
62
Béatrice Didier, Le Journal intime [1976], Presses Universitaires de France, coll. « Littératures modernes »,
2002, p. 116.
63 er
1 août 1835. Sören Kierkegaard, Journal (extraits), trad. par K. Ferlov et J.-J. Gateau, Paris, Gallimard,
p. 1941-1961. Cité par Béatrice Didier, op. cit., p. 90.
64
Paul Claudel, Tête d’Or [deuxième version, 1959], Gallimard, coll. « Folio », 1981, p. 37.
60
24
multiple, complexe, qui, loin de s’enfermer dans un solipsisme aride, pourrait bien être une
ouverture perpétuelle à l’autre.
L’apprentissage de soi et du monde ne peut se faire que par la médiation de l’écriture,
d’abord parce que les pages du journal fixent, supportent les changements, les variations du
moi et en éclairent le sens, ensuite parce que l’écriture elle-même, en tant qu’appel intérieur,
suscite le désir d’écriture : une vocation est en train de naître. La mission individuelle, d’autofondation d’une identité personnelle, dans laquelle la jeune Simone se lance en acceptant cette
« grande aventure d’être [soi]65 », est liée à une autre mission, plus invisible celle-ci, et
pourtant latente, celle de trouver sa vocation, une quête personnelle qui cherche son nom dans
les pages du journal et dont le moi-écrivant tente de percer le secret. Si Beauvoir reconnaît
ultérieurement avoir voulu très jeune devenir écrivain, cette vocation s’exprime ici dans toute
son ambiguïté et sa profondeur. Le temps des Cahiers de Jeunesse est en effet celui des
grandes interrogations existentielles, comme celles évoquées par Judith Schlanger dans son
essai :
Autrement dit, la question “que dois-je faire de moi, de mes forces et de mon temps de vie ?”, cette
question doit d’abord recevoir sa réponse dans l’intimité du for intérieur. C’est en percevant mieux
qui je suis, ou qui je peux devenir, que je découvrirai aussi à travers quel type d’activité je vais
pouvoir me réaliser66.
Ce « moment subjectif » de l’écriture du journal intime, qui cherche des réponses à cette
question, porte d’une manière décisive « la signification et la responsabilité de la suite67 »,
pour reprendre les termes de l’essayiste. À cet égard, le journal beauvoirien, tout entier tendu
vers un présent « habitable » et un avenir possible, présente un caractère exploratoire, mais
aussi anticipatoire, grâce à cette protension qui pousse l’écriture de soi « en-avant ».
La temporalité propre au journal intime présente de nombreux intérêts pour qui s’intéresse
à la genèse d’une œuvre. À la différence de l’autobiographie et des mémoires qui sont écrits
après l’événement — près de trente ans après dans le cas des Mémoires d’une jeune fille
rangée — le journal a pour condition d’être au plus près de l’événement. Comme le rappelle
Béatrice Didier, « [l]a distance de l’écriture à l’événement existe […], mais [elle est]
relativement réduite68 ». Beauvoir fait partie des rares auteurs qui ont pratiqué les deux
registres du journal et de l’autobiographie69. On sait que leur divergence de nature et de
structure impose un mécanisme de l’écriture totalement différent : le caractère
fondamentalement discontinu et tâtonnant du journal intime contraste avec la perspective
rétrospective et reconstructive de l’autobiographie. Le mémorialiste exerce sur certains faits
65
Elle écrit le 21 juillet 1929, donc à la fin du processus de construction de soi : « J’accepte la grande aventure
d’être moi ».
66
Judith Schlanger, La Vocation, Paris, Seuil, 1997, p. 10.
67
Ibid.
68
B. Didier, op.cit., p. 9.
69
À cet égard, elle complète la liste des autobiographes et diaristes : Stendhal, Sand, Gide, Green, Borel ou
encore Leiris.
25
de sa vie une censure dont le diariste, pris dans le flux des événements et sans le recul
nécessaire, ignore généralement l’existence70.
Le journal beauvoirien n’échapperait sans doute pas, après analyse précise, à une telle
distinction des genres. Mais comparé à d’autres journaux intimes, tels que la littérature nous
en offre à lire, il recèle au lecteur une surprise, et de taille : si « [l]es journaux sont une preuve
éclatante, la plupart du temps, de la constance du tempérament et du “moi”71 », celui de
Beauvoir dément, assurément, une telle loi du genre. L’agrégée de 1929 ne ressemble que de
loin à la jeune étudiante de 1926. Dans le corpus de journaux intimes qu’elle a choisi pour son
étude, Béatrice Didier s’est interrogée sur les raisons d’une telle permanence : « Est-ce parce
que le journal oblige à cette cohérence, ou bien le fait d’écrire un journal est-il un signe de
cette continuité ou du moins déjà d’une volonté de continuité ? » La démarche beauvoirienne
s’inscrit en faux contre l’interprétation de continuité : la diariste n’écrit ni pour se rassurer, ni
pour consolider un « moi » déjà établi. C’est bien plutôt une volonté de rupture qui préside à
l’écriture. « Nous ne sommes pas devant un auteur créant son ouvrage, mais devant un
ouvrage en train de créer son auteur72 » écrit très justement Sylvie Le Bon de Beauvoir à
l’ouverture des Cahiers de Jeunesse.
Enfin, une précaution s’impose : nous ne nous intéresserons pas à la prétendue sincérité
attachée habituellement à l’écriture spontanée du journal intime. Nous rejoignons à cet égard
le point de vue de Béatrice Didier :
On sait à quel point est vaine et inadéquate la querelle sur la « sincérité » du journal. Le journal est
insincère, comme toute écriture ; il a le privilège sur d’autres écritures de pouvoir être doublement
insincère, puisque, encore une fois, le « moi » est en même temps sujet et objet [de son discours]73.
Le diariste se crée doublement un personnage, en tant qu’écrivain et en tant que matière de
son écriture. En ce sens, le journal apparaît comme un lieu de retrait par rapport au monde qui
ne manifeste pas une attitude « réelle » par rapport à la vie. C’est bien plus l’expérience
existentielle mise en jeu par l’écriture du journal — de la même manière que l’écriture d’un
roman manifeste une certaine expérience existentielle — qui retiendra notre attention. En
effet, il serait certainement vain de rechercher l’individu « réel » derrière le moi qui écrit et de
tenter de démêler le vrai du faux. Il ne s’agit pas de déduire du journal certaines qualités ou
certains défauts — un prétendu narcissisme, un égoïsme éventuel —, bien que ceux-ci aient
pu avoir quelque rapport avec l’identité du futur écrivain, mais bien de cerner la position et
l’affirmation du Sujet depuis le journal intime, ainsi que la position accordée à Autrui. Enfin,
en raison de la tentation ou du besoin « fictionnel » de cette mise en scène de soi dans les
Cahiers, retrouver une cohérence dans cette construction morcelée opérée par Beauvoir
s’avère particulièrement utile pour notre étude : la part d’imagination, d’affabulation
70
Il est vrai que certaines formes d’autocensure régissent également l’écriture du journal, notamment lorsqu’il
est par nature conçu dans une perspective de publication, ce qui n’est pas le cas du journal beauvoirien.
71
B. Didier, op. cit., p. 11.
72
S. Le Bon de Beauvoir, op.cit., p. 12.
73
B. Didier, op.cit., p. 117.
26
accompagnant le discours de soi peut nous révéler beaucoup de la réalité du moi qui écrit, de
l’écrivain en puissance.
27
CHAPITRE I :
LES CAHIERS DE JEUNESSE, « JOURNAL DE FORMATION » D’UNE
INTELLECTUELLE (1925-1930)
Quelles ont été les conditions, à la fois intellectuelles et physiques, liées à
l’environnement moral et affectif, de cet esprit en formation ? En 1925, l’adolescente quittait
une jeunesse studieuse, celle d’une école privée catholique, le Cours Desir, où elle reçut un
enseignement solide mais sectaire, pour entreprendre en octobre à la Sorbonne des études
supérieures. En devenant une « intellectuelle », elle reniait à la fois son sexe et sa classe,
creusant définitivement le fossé avec les traditions et la morale familiales. Ses dernières
attaches à la religion étaient coupées : en 1926, un être nouveau était donc en devenir, et ce
devenir se trouvait en partie dans les livres. L’image qui ressort le plus nettement des Cahiers
est celle d’une lectrice infatigable. Le projet d’écriture, interrogé et réinterrogé au fil des
pages du journal, paraît intimement lié à l’exercice de la lecture et à la passion entretenue
avec les auteurs : « Aimer les livres, admirer les écrivains, vouloir écrire, c’était pour moi
dans mon enfance un seul et même projet […] » (PC, 108). C’est donc en suivant ce triple
fondement du projet beauvoirien — l’amour des livres, l’admiration pour les écrivains et le
désir mimétique — que nous souhaiterions commencer cette étude. Comme ce que l’on
nomme à juste titre un « roman de formation », il est possible de considérer l’espace privé des
Cahiers comme le récit de l’itinéraire par lequel l’écrivain se crée à mesure qu’il est travaillé
par la lecture.
1. Portraits de Beauvoir lisant74
Comment lit un écrivain ? Comment, par exemple, lit Sartre, cette « machine à faire des livres »
fabriquée en France au début du XXe siècle selon les pions du XIXe siècle ? Ni L’Imaginaire, ni
Qu’est-ce que la littérature ?, ni Les Mots ne répondent à cette question75.
Cette interrogation formulée par un des experts les plus avertis de Sartre serait tout aussi
justifiée si elle était transposée pour le cas beauvoirien : ni les Mémoires d’une jeune fille
rangée, ni les trois autres volumes autobiographiques ne répondent entièrement à cette
question. Le lecteur regrettera que les entretiens de 1974 avec Sartre, menés par Beauvoir,
n’aient pas existé sous la forme inverse, Sartre menant l’interrogatoire devant son
interlocutrice élaborant une histoire et une typologie de ses façons de lire. Il aura fallu
attendre 2008 et la publication des Cahiers, qui nous informent concrètement sur les rythmes,
74
Nous nommons délibérément cette partie en écho à l’article de Geneviève Idt sur l’apprentissage livresque de
Jean-Paul Sartre. Les similitudes entre ces deux aventuriers de bibliothèque et dévoreurs de livres, dans leur
manière d’appréhender la lecture et de lire, sont flagrantes. Le héros des Mots est « un gros lecteur comme on dit
un gros mangeur, et un lecteur rapide ». Voir Geneviève Idt, « Portrais de Sartre lisant », Lectures de Sartre,
textes réunis et présentés par Claude Burgelin, Presses Universitaires de Lyon, 1986, p. 302 notamment.
75
Ibid., p. 295.
28
les rituels et les finalités de la lecture, pour dresser un portrait multiple, diversifié et
foisonnant, de Beauvoir assise à sa table de lecture.
1.1. L’expérience lectorale : une expérience bouleversante, physique et intellectuelle
Les Cahiers démontrent l’implication totale du lecteur qu’était Beauvoir dans l’activité
lectorale. Il nous paraît fondamental d’envisager la lecture comme une « expérience », au sens
d’événement dans la vie du lecteur, donc d’expérience vécue. Quelque chose advient par la
lecture, s’offre à l’appréhension du sujet, qui le constitue presque aussitôt en événement dans
son journal, c’est-à-dire le dote de sens. Cette « donation » de l’événement qu’est la lecture se
fait par étapes : il existe une rupture entre le passé et le présent du moi-lisant, et par là même
du moi-écrivant qui enregistre les variations de son être. Ainsi chaque lecture, dans la mesure
où elle agit sur le lecteur, est-elle une étape de plus dans la formation du moi, une pièce
supplémentaire dans l’édifice à construire. C’est l’hypothèse formulée par Wolfgang Iser
lorsqu’il associe la lecture à un bouleversement radical du monde qui nous entoure :
Notre présence dans le texte dépend de [notre] implication. Elle est le corrélat de conscience du
caractère événementiel de la lecture. Si nous sommes co-présents à un événement, c’est qu’il nous
arrive quelque chose. Plus le texte est présent en nous, plus ce que nous sommes semble appartenir
au passé. Dans la mesure où le texte de fiction rejette dans le passé les points de vue auxquels nous
étions soumis, il se présente lui-même comme une expérience vécue (Erfahrung), car ce qui nous
arrive éventuellement ne pouvait survenir aussi longtemps que les orientations qui nous guidaient
faisaient partie de notre présent. […] Les expériences en fait suscitent le bouleversement ou
l’explosion du monde qui nous est familier 76.
Il convient donc de saisir les modalités et les enjeux de ce caractère événementiel de la
lecture, et d’abord de saisir ce qui est un des traits distinctifs de Beauvoir lecteur,
l’importance primordiale qu’elle accorde à ses lectures.
1.1.1. La libido sciendi : la nécessité de « tout lire »
Si la jeune Simone de 1928, dans un de ses autoportraits, se présente comme « une
écolière qui a travaillé de toutes ses forces et qui s’amuse de même » (CJ, 509-510), il faut
bien comprendre ce qu’implique une telle déclaration : la lecture n’est pas qu’ « une
distraction, un rafraîchissement, un repos de la vie courante77», pour reprendre la formule
d’Albert Thibaudet. Le divertissement livresque ne doit pas la détourner de la tâche qu’elle
s’est à elle-même fixée : travailler à la construction de soi. Rien, d’ailleurs, ne doit détourner
la jeune fille de ce projet78. C’est avec un sérieux austère qu’elle s’attelle à son entreprise.
76
Wolfgang Iser, L’Acte de lecture : théorie de l’effet esthétique [1976], trad. de l’allemand par Évelyne
Sznycer, Bruxelles, Pierre Madraga, coll. « Philosophie et langage », 1985, p. 238-239. Je souligne.
77
Albert Thibaudet, « Le liseur de romans », Réflexions sur la littérature, éd. par Antoine Compagnon et
Christophe Pradeau, Paris, Gallimard, Quarto, 2007, p. 1669.
78
Beauvoir ne cesse de le revendiquer : « […] donnez-moi une raison de me détourner de moi-même !... » (CJ,
233).
29
Pour qualifier les lectures de l’âge de raison — ces lectures véritablement intellectuelles,
secondes après celles de l’enfance — que l’étudiante entreprend dès son entrée à la Sorbonne,
nous dirions qu’elles sont « dégagées » de tout projet d’écriture précis79. Le temps n’est pas
encore venu des lectures documentaires ou fonctionnelles, orientées vers un projet de
recherche philosophique, comme celles qui lui ouvriront la voie du Deuxième Sexe. Mais ces
lectures ne sont pas pour autant « dégagées » du projet existentiel. Deux types de lectures
semblent inséparables parce qu’« engagées » dans ce projet. Ce sont d’abord les programmes
de lecture obligatoires qu’imposent les diplômes, les certificats, et qui impliquent un emploi
du temps rigoureux. Ensuite viennent les lectures-plaisir qui sont celles d’une jeune femme
avide de tout connaître, de tout savoir. C’est le livre qui vient de paraître, celui qu’un
camarade a déjà lu ou celui qu’on lui indique. Toutes les lectures, sans exception, relèvent de
la construction intime de l’intellectuelle et participent de sa quête personnelle. Beauvoir
n’étudie pas seulement pour « se cultiver », pour s’assurer une formation professionnelle,
encore moins pour exercer gratuitement son esprit au plaisir d’une intellection abstraite et
stérile, mais surtout pour poser les soubassements de l’édification de son moi. Sa vie entière, à
travers les multiples activités qu’elle propose à son esprit, est tournée vers cette quête. La
curiosité livresque est à mettre sur le même plan que l’attrait pour les galeries de peinture ou
le cinéma. C’est en néophyte que la jeune fille se nourrit de tout ce qui est susceptible de lui
délivrer des jouissances intellectuelles, mais à une condition : que l’intelligence se rattache à
la vie.
Très tôt, Beauvoir a pris conscience de son intelligence et de l’intérêt pour elle de se servir
de ses capacités. Sylvie Le Bon de Beauvoir écrit : « Dans l’autoproduction que nous allons
suivre, il faut s’interroger sur l’importance de l’instrument de qualité exceptionnelle dont
dispose la maîtresse d’œuvre : son intelligence80. » Derrière l’admiration posthume d’une fille
adoptive pour sa mère, les faits sont là : en trois ans, Beauvoir réussit à obtenir sept certificats
de licence81, un succès annonçant celui, plus impressionnant encore, de 1929, lorsque
l’étudiante se retrouve deuxième après Sartre à l’agrégation. Le sens qu’elle donne à ses
études est enveloppé dans un vaste projet de connaissance. La libido sciendi se fait
totalisatrice et embrasse tous les domaines de la connaissance — Beauvoir lit à cette époque
jusqu’à cinq livres par jour. Elle développe une forme de hantise livresque due à la crainte de
rater quelque chose, une disposition psychologique qui se retrouvera lors de ses voyages,
dans sa volonté frénétique de compulser les pages de ses nombreux guides touristiques.
D’ailleurs, le livre n’est-il pas un voyage dans le temps et l’espace ? Elle évoque à maintes
79
Nous reprenons ici, dans le sillage de Geneviève Idt, une terminologie instituée par Sartre, distinguant la
lecture « dégagée » de la lecture « engagée ». « Il faudrait distinguer deux lectures : une qui est venue au bout
d’un certain temps, qui était la lecture de documents ou de livres qui devaient me servir directement pour mes
œuvres littéraires ou pour mes œuvres philosophiques ; et puis une lecture dégagée, une lecture du livre qui
paraît ou que l’on m’indique, ou du livre du XVIIIe que je ne connaissais pas. Celle-ci est engagée en ce sens
qu’elle est liée à ma personnalité toute entière, à toute ma vie. Mais elle n’a pas un rôle précis dans l’œuvre que
j’écris au même moment. » (La Cérémonie des adieux, suivi de Entretiens avec Jean-Paul Sartre. Aoûtseptembre 1974 [1981], Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1987, p. 271-272.)
80
S. Le Bon de Beauvoir, op.cit., p. 15.
81
Pendant sa première année d’études (1925-1926), Beauvoir entreprend trois certificats : un en littérature, un en
mathématiques et un en latin, alors qu’un étudiant moyen ne pouvait raisonnablement viser qu’un certificat par
an pour atteindre la licence.
30
reprises son « désir de libres lectures, de littérature » (CJ, 611), son envie impérieuse de se
promener « à travers la littérature de tous temps, de tous pays » (CJ, 613). Le projet de
connaissance n’opère pas de cloisonnements entre les genres, les auteurs, les époques, et ne
recule devant rien : aucun ouvrage ne semble être hors de portée ou inaccessible. Tout se
passe comme si la lecture, en lui offrant une expérience vivante et intime, était aussi une
interface privilégiée donnant sur le monde. À travers ses lectures, c’est le « goût » du monde
que Simone cherche à savourer. Lorsqu’elle évoque sa nostalgie des lectures passées, le 19
avril 1929, elle note : « Mal à l’aise, heureuse, envahie de réminiscences de livres de Barrès,
de phrases à la Cocteau, ou plutôt du goût qu’avait le monde quand j’ouvrais Barrès et
Cocteau » (CJ, 619).
Comme pour se préparer à l’effort quantitatif qu’induit la volonté de « tout lire », la
diariste a recours aux procédés de listage et se prépare des programmes de lectures. Deirdre
Bair, dans sa biographie, rapporte le goût des listes qu’élaborait l’étudiante et n’hésite pas à
parler de « comportement obsessionnel », déjà perceptible pendant les années d’enfance de
Simone :
[…] elle assignait une tâche ou un projet à chaque moment de la journée, barrant compulsivement
les entrées des listes qu’elle se constituait. Il y en avait une, notamment, intitulée « Livres à lire »,
où les titres des ouvrages répartis en deux colonnes sous les rubriques « par devoir » et « par
plaisir » s’accompagnaient chacun d’une annotation sur l’intérêt qu’avait présenté leur lecture 82.
Les Cahiers témoignent largement de cette manie programmatique. Le simple fait de nommer
les auteurs semble doter la lectrice d’un privilège, lui ouvrant un horizon dont les richesses ne
sont encore que virtuelles, comme en ce mois d’août 1926, où elle n’est encore qu’au début de
son apprentissage :
Finir Verlaine. Lire Mallarmé, Rimbaud, Laforgue, Moréas.
Tout ce que je peux trouver de Claudel, Gide, Arland, Valéry Larbaud, Jammes.
Continuer peut-être Ramuz, Maurois, Conrad, Kipling, Joyce, Tagore, Maurras, Montherlant,
Ghéon, Dorgelès, Mauriac.
Aborder Arnoux, Fabre (Rabevel), Giraudoux.
Wilde, Whitman, Blake, Dostoïevsky, Tolstoï.
Romain Rolland.
André Chénier, Leconte de Lisle.
Tout le Paul Valéry possible.
S’informer de Max Jacob, Apollinaire, des surréalistes. […] (CJ, 65-66)
« Tout ce que je peux trouver de », « tout le Paul Valéry possible » : l’usage réitéré des
formes du haut degré pour qualifier son puissant désir de lectures révèle la fonction
totalisatrice de l’apprentissage beauvoirien. Ce projet est dans la continuité des ambitions de
sa première jeunesse. Petite fille, Simone voulait dévorer le monde, comme la mémorialiste se
plaira à le rappeler : « [C]et univers que nous habitons, s’il était tout entier comestible, quelle
prise nous aurions sur lui ! ». C’est par la métaphore alimentaire que s’exprime le désir de
connaissance : « Adulte, j’aurais voulu brouter les amandiers en fleur, mordre dans les
82
Deirdre Bair, Simone de Beauvoir, trad. de l’anglais par Marie-France de Paloméra, Fayard, 1997, p. 140.
31
pralines du couchant » (MJFR, 12). La prise de possession du monde par la voie livresque
apparaît comme une nécessité : le livre, en tant qu’il est objet de connaissance, est un objet à
assimiler ou à rejeter totalement. Dans L’Être et le Néant, Sartre établit un lien entre le désir
d’incorporer l’objet de connaissance et le désir de mainmise sur le monde : « S’approprier cet
objet, c’est donc s’approprier le monde symboliquement ». Il poursuit :
Dans le connaître, la conscience attire à soi son objet et se l’incorpore : la connaissance est
assimilation ; les ouvrages d’épistémologie française grouillent de métaphores alimentaires
(absorption, digestion, assimilation). Ainsi y a-t-il un mouvement de dissolution qui va de l’objet
au sujet connaissant. Le connu se transforme en moi, devient ma pensée et par là même accepte de
recevoir son existence de moi seul83.
Cette théorie sartrienne de la connaissance est pertinente si l’on en croit l’utilisation qui en est
faite par Beauvoir dans les Mémoires d’une jeune fille rangée. Comme le note Toril Moi, la
petite fille n’associe pas d’abord la connaissance à « l’étude structurée et à la discipline
paternelle », mais à « l’acte de manger84 ». Il y a quelque chose de radical dans ce plaisir oral
et livresque consistant à dominer le monde en l’assimilant : « J’ai besoin d’aliments nouveaux
à m’assimiler » (CJ, 152), écrit la diariste. Or le pouvoir que s’octroie le sujet sur l’objet de
prédation est un pouvoir instable, susceptible à tout moment de se retourner contre soi.
1.1.2. De la jouissance à l’intoxication
Si l’on poursuit la métaphore, la digestion est parfois lente et difficile ; l’intoxication
guette. La boulimie des livres s’exerce au détriment d’une santé parfois fragile. « J’ai si bien
travaillé que j’ai presque oublié de déjeuner » (CJ, 473), note la diariste en octobre 1928. Les
lectures occupent tant son esprit et son corps que la jeune femme est retenue dans un état de
sujétion, d’assujettissement, comme en témoigne le vocabulaire de la captivité dont elle use :
« prise », « saisie », « empoignée », « intoxiquée ». La lecture du Grand Meaulnes est à cet
égard exemplaire :
De longues heures se rattachent à cette lecture où j’essayais de fixer mon âme, émerveillée par la
découverte de la vie intérieure, écrasée par la violence avec laquelle elle s’était emparée de
moi. (CJ, 84 ; je souligne)
La phrase progresse en trois temps — trois moments graduels dans la prise de possession du
« lisant » par le « lu »85 — et joue du contraste entre deux formes apparemment antithétiques
de l’impression de lecture : l’émerveillement et la violence destructrice, symptômes
83
J.-P. Sartre, L’Être et le Néant, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1943, p. 642.
Toril Moi, Simone de Beauvoir. Conflits d’une intellectuelle, trad. de l’anglais par Guillemette Belleteste,
Diderot Éditeur, Arts et sciences, coll. « Actualité », p. 37.
85
Nous reprenons la terminologie de Vincent Jouve pour qui le « lisant » désigne le lecteur qui se laisse piéger
par l’illusion référentielle et qui considère, le temps de la lecture, le monde du texte comme existant. Le « lu »
désigne l’inconscient du lecteur réagissant aux structures fantasmatiques du texte. Voir V. Jouve, La Lecture,
Hachette Éducation, coll. « Contours littéraires », 1993, p. 36.
84
32
consécutifs à l’état passionnel. Les livres ne sont-ils pas un « genre de fascination », pour
reprendre l’expression sartrienne de L’Imaginaire, « une fascination sans position
d’existence86 » qui s’apparente au rêve ? Un peu plus loin, le diagnostic tombe : « Je suis
intoxiquée de Rivière et Fournier » (CJ, 162). Pourquoi alors Beauvoir ressent-elle le besoin
de poursuivre la lecture ou de relire ce qui a déjà été lu, donc assimilé, au risque de tomber
malade ? L’intoxication peut se révéler un mal positif, un indice de la valeur des œuvres ; il
départage les lectures insignifiantes des lectures indispensables et réoriente les projets de
lecture :
Lectures.
Assez insignifiantes et très mal faites. […] Je m’irrite de si sèches lectures. Je vais ce mois de
novembre m’intoxiquer de poésie : Verlaine, Laforgue, Rimbaud. (CJ, 154)
Les livres qui déclenchent une telle fascination sont l’objet d’un véritable culte et occupent
petit à petit tout l’espace du scripteur : ils sont lus et relus, fonctionnent comme un pôle de
référence, et leur lecture influe peu à peu sur la matière et la substance de la vie de la diariste.
On pourrait y voir le signe d’une lecture spécifiquement féminine qui engagerait la personne
toute entière dans l’adhésion à une œuvre. Une même exaltation s’exprime chez Marguerite
Duras pour qui la lecture est « une expérience exceptionnelle, bouleversante et souvent
douloureuse qui engage aussi bien le corps que l’esprit87». La jeune Beauvoir connaît cet effet
de lecture dont parlera Duras dans L’Été 80 : « Et la jeune fille a parlé à l’enfant, tandis qu’ils
marchaient sur le miroir, d’une lecture récente, brûlante dont elle ne pouvait pas se
défaire88. » Comment pourrait-elle « se défaire » de la lecture de Fournier et de Rivière, qui
l’ont tous deux « hypnotisée », ou encore de Gide, de Claudel, qui hantent l’ensemble des
Cahiers ?
La fascination se manifeste chez Beauvoir par une réaction physique : le corps réagit à la
lecture pour autant qu’il est le médiateur de l’âme. Le choc physique est en quelque sorte
intellectualisé par la conscience, et s’exprime à travers les larmes du corps. Le 23 août 1926,
avec ce goût de la classification qui la caractérise, elle recense toutes les espèces de larmes :
les larmes « qui sont très douces », fruit d’une émotion de l’âme, les « larmes d’énervement »
qui fonctionnent comme un exutoire, un soulagement pour le corps, et ces larmes qui
surviennent lorsqu’une vérité s’est faite sur soi-même. Ces dernières « accompagnent toute
manière plus intense de sentir, toute révélation faite par soi-même ou par un beau livre […] »
(CJ, 76). Ce qui se joue dans la lecture, c’est bien la relation intime du sujet à lui-même.
Larmes de l’âme, plutôt que du corps, elles traduisent moins une émotion qu’une « froide
opération intellectuelle » :
Quand une œuvre fait verser de telles larmes, je suis sûre que c’est une grande œuvre qui ne m’a
prise ni par un sentimentalisme facile ni par un clinquant sans valeur : Jammes, Claudel, Le Grand
Meaulnes m’ont fait pleurer ainsi d’admiration accablée. (CJ, 76-77)
86
J.-P. Sartre, L’Imaginaire [1940], Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1986, p. 326.
Najet Tnani, « L’intertexte comme lecture de l’autre et de soi », Lire Duras, Presses universitaires de Lyon,
2000, p. 162.
88
Marguerite Duras, L’Été 80 [1980], Paris, Éditions de Minuit, 2008, p. 70. Je souligne.
87
33
On pourrait qualifier ces larmes d’existentielles, parce que « l’amertume de la vie se découvre
soudain » et qu’elles dévoilent « une vérité douloureuse inhérente à la vie même ». Claudel, à
cet égard, a un statut particulier : « Il y a même des écrivains (Claudel) qui apportent mieux
qu’une sympathie : une réponse et un apaisement ; par exemple l’admirable “Saint Louis”
dans les Feuilles de Saints » (CJ, 56).
La lecture, dans ces conditions, est dotée de fonctions paradoxales : elle n’est pas
seulement lecture passive de l’autre, mais aussi vecteur d’un sens déterminant pour le lecteur.
Cette interprétation rejoint celle de Vincent Jouve pour qui le rapport du lecteur au texte est
« toujours à la fois réceptif et actif » : « Le lecteur ne peut retirer une expérience de sa lecture
qu’en confrontant sa vision du monde à celle impliquée par l’œuvre. La réception subjective
du lecteur est conditionnée par l’effet objectif du texte89 ». La lecture, en tant qu’elle
contribue à construire l’identité du sujet tout en renouvelant sa vision du monde, peut compter
parmi les expériences vécues par le sujet. Quelque chose est susceptible de changer dans
l’existence du sujet lisant : c’est le moment, pour Paul Ricœur , de la « reprise du sens par le
lecteur, de son effectuation dans l’existence90. » Chez Beauvoir, la « reprise du sens » possède
une coloration mystique. Si ses larmes ont tant de valeur à ses yeux, c’est parce qu’elles
servent l’âme et lui redonnent un regain d’énergie grâce à la vérité qui lui a été révélée sur
elle-même :
C’est peut-être là qu’on atteint le maximum de désintéressement, et c’est pourquoi j’aime qu’on ait
le goût des larmes, de ces larmes-là s’entend, qui loin de décourager et d’affaiblir, trempent l’âme,
d’où elle sort plus ardente à vivre, à agir, à admirer, parce qu’elles naissent de la vérité, et que
dans le vrai seul on retrouve le goût et les raisons de vivre. (CJ, 77 ; je souligne)
Les larmes procurées par la lecture ont à la fois une fonction régénératrice et herméneutique :
l’existence doit puiser sa source dans le dévoilement de la vérité91. On comprend alors
pourquoi, tant qu’une œuvre demeure obscure à Beauvoir, elle ne peut être que rejetée ou
relue. Il lui faut parfois plusieurs lectures d’une même œuvre pour que le sens s’éclaire,
comme Les Fleurs du mal de Baudelaire, qui l’avait plus étonnée qu’émue à la première
lecture :
Il y a de ces poèmes qui longtemps n’ont pas pour vous de sens précis, et puis soudain, ils
s’éclairent, impossible désormais de les oublier ; il y a des vers aussi qui se détachent, et semblent
venir à votre rencontre. (CJ, 77)
La diariste, dans sa tentative de description de l’activité du « lu » sur le « lisant », introduit
une temporalité à l’intérieur du processus de réception92 de l’œuvre : elle cherche à exprimer
89
Vincent Jouve, op. cit., p. 96.
Paul Ricœur, Le Conflit des interprétations, Paris, Seuil, 1969, p. 389.
91
Nous verrons qu’une même tâche sera assignée à l’écriture.
92
La « réception » renvoie au « pôle esthétique » de l’œuvre, selon la distinction proposée par W. Iser : « on peut
dire que l’œuvre littéraire a deux pôles : le pôle artistique et le pôle esthétique. Le pôle artistique se réfère au
texte produit par l’auteur tandis que le pôle esthétique se rapporte à la concrétisation réalisée par le lecteur »
(L’Acte de lecture, op. cit., p. 48). La réception subjective du lecteur s’oppose à l’ « effet » de lecture qui, lui, est
90
34
toutes les nuances et les variations d’impressions qu’a suscitées une lecture, qu’elle suscite ou
qu’elle suscitera encore à l’avenir. L’anthropomorphisme de la description des vers de
Baudelaire en témoigne : la vie intérieure et imaginaire de Beauvoir est en continuelle
métamorphose et jouit d’un dynamisme permanent. Le livre de Jacques Rivière, Aimée, paru
en 1922, apparaît comme l’une de ses premières révélations livresques et chaque lecture est
une redécouverte, un approfondissement de sa vie intérieure : lu au Luxembourg, « par un
beau jour de vacances », le livre lui procure une « minute d’exaltation unique », une
« plénitude de joie jamais retrouvée ». Elle y revient, à plusieurs reprises, comme lorsqu’elle
le qualifie de « merveille d’art » (CJ, 87) parce qu’il a su allier l’art de bien écrire, le style et
la pensée. Quelques pages plus loin : « Je relis Aimée — de plus en plus je me sens proche de
Rivière » (CJ, 90). Puis : « Aimée ce matin m’a replongée dans cette exquise vie subtile et
profonde » (CJ, 92).
La réception du texte n’est jamais arrêtée, mais réactivée par les lectures successives,
jusqu’à son effectuation dans la vie de Beauvoir, c’est-à-dire jusqu’à ce qu’il se produise une
co-existence heureuse avec Rivière. Dès lors, le texte lu apparaît, non comme une surface,
mais comme un volume dont certaines connexions ne sont perceptibles qu’à la seconde ou la
énième lecture. Michel Raimond a vu juste lorsqu’il souligne que « [d]ans le roman, la vie est
éprouvée sur le plan de l’imaginaire et comprise sur le plan de l’intelligence. La lecture des
romans vient fonder notre expérience personnelle ; elle lui assure des points de référence,
contribue à sa maturation et à son élargissement93 ».
1.1.3. Cartographie de la lecture : de la chambre aux bibliothèques
Si l’on suit pas à pas le cheminement intellectuel de Beauvoir et son apprentissage de la
culture livresque, on découvre une véritable cartographie des lieux de lecture dans Paris. La
plupart de ses déplacements sont dirigés par l’envie, parfois impérieuse, de lire ou d’étudier94.
La nature est particulièrement propice à cette activité. La jeune Beauvoir aime errer dans les
jardins publics, le Luxembourg ou les Tuileries : « […] j’erre dans les Tuileries où je lis du
Giraudoux et du Salacrou achetés pour la circonstance en des petits volumes vert-jaune. Il fait
vert, il fait doux, il fait triste » (CJ, 622), écrit-elle le 23 avril 1929. Il ne faudrait pas négliger
le soin apporté par la diariste au récit de son aventure quotidienne : la dimension phonétique
vient, dans cet exemple, tisser un lien d’affectivité entre la nature et la lecture des auteurs. La
résonance phonétique (« Giraudoux » / « Salacrou » / « doux ») et la ressemblance entre la
couleur des ouvrages et l’environnement naturel (« vert-jaune », « il fait vert ») prouvent que
la diariste éprouve un réel plaisir à relater l’expérience dans son journal. Le moment
d’écriture est susceptible de faire revivre l’émotion éprouvée dans le temps de la lecture. La
description du lieu de lecture précède fréquemment la lecture, comme s’il s’agissait de recréer
produit par le texte, déterminé par l’œuvre (distinction établie par H. R. Jauss). Voir pour ces questions Vincent
Jouve, op.cit., p. 96.
93
Michel Raimond, La Crise du roman des lendemains du Naturalisme aux années vingt, Paris, José Corti, 1966,
p. 193.
94
Le 30 avril 1927, elle écrit : « Que ne puis-je aller de Belleville à la Sorbonne et de la Sorbonne aux livres que
j’aime ! » (CJ, 324). Le même circuit est emprunté chaque jour par l’étudiante.
35
une ambiance propice à la remémoration du moment de lecture. La scène a parfois des airs de
locus amoenus, comme ce 7 mai 1929 où Beauvoir raconte les conditions de sa lecture
d’Homère :
Je m’étends dans l’herbe, contre la terre ; je ris de bonheur ; des gouttes commencent à jouer avec
mon front et mes joues : je m’y offre les yeux fermés. […] Près du lac je m’assieds dans le soleil,
la rumeur des autos, l’odeur de pluie sur le sol, je lis Homère. (CJ, 641)
Lorsqu’elle a lieu dans un espace naturel, la lecture est souvent associée à deux autres
activités complémentaires, la marche et la mémorisation : « Quand il faisait beau, j’allais lire
au Luxembourg, dans le soleil, je marchais, exaltée, autour du bassin, en me répétant des
phrases qui me plaisaient » (MJFR, 258). Le corps est sollicité autant que l’esprit comme pour
mieux habiter les mots que la jeune femme se récite à elle-même.
La lecture est toujours située, rattachée à des lieux bien identifiables : Beauvoir découvre
Le Grand Meaulnes « à l’Institut catholique, dans cette bibliothèque où je ne pouvais pas
pleurer comme je voulais » (CJ, 84), mais aussi « Gide, Péguy, Claudel » à Sainte-Geneviève,
« où je voudrais être seule pour crier mon admiration ou ma peine, où tout cela m’étouffe95 ».
La jeune femme est une habituée des lieux publics, notamment des bibliothèques de prêt. Elle
fréquente « L’Ami des livres » (CJ, 471), ou plutôt « La Maison des Amis des Livres »,
librairie-bibliothèque de prêt fondée en 1915 par Adrienne Monnier96, où elle aperçoit, entre
autres, Jean Prévost et Léon-Paul Fargue97. À peine âgée de quatre ans, Simone fut
personnellement abonnée à la bibliothèque Cardinale, une bibliothèque de la place SaintSulpice où sa mère veillait à ce que sa sœur et elle lisent des ouvrages « sains ».
Cette bibliothèque est transposée dans la première nouvelle de Quand prime le spirituel :
une grand-tante de l’héroïne, Marcelle Drouffe, tient « un cabinet de lecture, rue SaintSulpice ». Marcelle éprouve la même fascination enfantine que Beauvoir pour ces lieux
sombres, peuplés d’habitués, essentiellement « des vieilles dames et des prêtres », à
l’exception de quelques « hommes mûrs aux visages affinés par la pensée, aux regards
lourds ». Si la bibliothèque est un lieu propice à l’imagination et à la rêverie, c’est parce que
les êtres qui la font vivre sont à la fois des habitués et des inconnus. Le silence étant de
rigueur, la parole y est proscrite ; seul le regard permet de déchiffrer le mystère qui entoure le
nouveau visiteur. Car la bibliothèque est aussi l’espace des possibles romanesques, un lieu
d’invention et de transgression. Les ouvrages sérieux côtoient les romans, dotés d’une
95
Dans les Mémoires d’une jeune fille rangée, Beauvoir reprend le même vocabulaire passionnel pour décrire
ses lectures à Sainte-Geneviève : « J’écumai Sainte-Geneviève : je lisais Gide, Claudel, Jammes, la tête en feu,
les tempes battantes, étouffant d’émotion » (MJFR, 258). La sensation d’étouffement, certainement liée à
l’espace clos des bibliothèques, est omniprésente dans la description des impressions de lectures.
96
Cette bibliothèque occupe une place privilégiée dans l’imaginaire livresque de Beauvoir. Hantée par la
gardienne des lieux, elle recèle maints trésors que la jeune fille ne peut s’empêcher d’emporter avec elle : « je
m’abonnai à la “Maison des amis des livres” où trônait en longue robe de bure grise Adrienne Monnier ; j’étais
si goulue que je ne contentais pas des deux volumes auxquels j’avais droit : j’en enfouissais clandestinement
plus d’une demi-douzaine dans ma serviette ; la difficulté était de les remettre, ensuite, sur leurs rayons, et je
crains bien de ne pas les avoir tous restitués » (MJFR, 258).
97
11 avril 1929 : « Je passe chez Monnier où j’aperçois Fargue. » (CJ, 611)
36
« étiquette rouge », ceux-là même dont la mère de Beauvoir lui interdisait l’accès. La petite
Marcelle fantasme sur les hommes élégants, bien plus âgés qu’elle, sur lesquels elle porte une
« attention passionnée » : « […] c’étaient peut-être des écrivains, des poètes, assurément ils
faisaient partie de cette élite intellectuelle dont M. Drouffe parlait souvent d’un air
mystérieux. Marcelle les contemplait avec dévotion » (QPS, 35). Au début de la nouvelle,
Beauvoir imagine une situation de dialogue entre Marcelle et cette « élite » :
Elle souhaitait ardemment qu’un jour l’un d’entre eux l’aperçût et dît d’une voix veloutée :
« Comme elle a des lectures sérieuses, cette jolie petite fille ! » Il l’interrogerait, et il serait
émerveillé par ses réponses ; alors il l’emmènerait dans une belle maison pleine de livres et de
tableaux et il causerait avec elle comme avec une grande personne. (QPS, 35)
Porté par ce choix de l’imaginaire, la petite Marcelle ressemble étrangement à la jeune
Beauvoir. On retrouverait d’ailleurs les mêmes préoccupations chez le jeune Sartre, qui, à
travers Paul dans Jésus la Chouette, rêve de situations amoureuses où il serait entouré « de
princesses russes séduites par [sa] beauté ou de jeunes Françaises attirées par la renommée de
[son] intelligence98 ». Si Beauvoir choisit la fiction à travers l’histoire de Marcelle, la
situation de Simone et celle de Marcelle sont, au fond, assez communes. C’est tout le destin
secret de la jeune fille qui est retenu entre les livres de la bibliothèque. Pour évaluer la
puissance d’un tel fantasme, il faut relire les premières pages de la nouvelle qui relatent
l’atmosphère de piété étouffante où se morfond la petite fille. La bibliothèque, pour l’auteure
de la nouvelle, est donc bien plus qu’un lieu de détente intellectuelle : elle constitue un sas
obligatoire avant d’entrer dans le monde des adultes et pousse à la transgression des codes de
la société dont les jeunes filles sont toutes deux issues.
Ce sont surtout les grandes bibliothèques parisiennes qui reviennent inlassablement sous la
plume de la diariste. À partir de l’hiver 1926, alors que Simone étudie à l’Institut SainteMarie et doit faire face à la rigueur de son programme scolaire, Françoise, sa mère, lui laisse
la liberté de passer ses après-midi dans certaines grandes bibliothèques, comme le rappelle
Deirdre Bair :
Elle avait enfin la liberté de lire ce qu’elle voulait, et, laissée à son seul choix ou presque, elle ne
se priva pas d’explorer de multiples domaines. Mais elle ne pouvait pas passer son temps à lire, et
elle se retrouvait le nez levé, à dévisager les autres lecteurs et à inventer des prétextes pour aborder
ceux qu’elle pensait pouvoir l’intéresser ; tentatives qui, d’habitude, avortaient99.
Ces espaces de fréquentation, aussi bien des livres que des lecteurs, seront bientôt un des
lieux privilégiés de l’étude et de la culture pour Simone. La lecture et l’amitié autour des
livres entraînent une personnification des lieux qu’elle fréquente assidûment, comme ce 26
janvier 1929 : « La Sorbonne, Normale, la B.N. sont des lieux maintenant peuplés de pensées
98
J.-P. Sartre, Écrits de jeunesse, édition établie par Michel Rybalka et Michel Contat, Paris, Gallimard,
coll. « Blanche », 1990, p. 62. Jésus la Chouette est sans doute le plus important des récits « réalistes » écrits par
Sartre à l’âge de dix-sept ans. Selon M. Contat et M. Rybalka, le personnage de Paul « représente sans doute
Sartre lui-même » (ibid., p. 57).
99
D. Bair, op.cit., p. 109.
37
vivantes, des livres que chacun a lus, de ses visions singulières, de ses idées » (CJ, 583). C’est
dans l’espace clos des bibliothèques que Beauvoir parviendra à se recréer un monde à elle,
vivant en harmonie entre rêve et réalité.
Les lieux publics fermés sont aussi propices aux lectures. Le 6 janvier 1929 elle dit lire au
musée du Luxembourg un livre de Jean Guéhenno et une étude sur Michelet « devant des
tableaux impressionnistes » (CJ, 580). C’est, semble-t-il, moins le livre lui-même que
l’environnement esthétique et culturel qui procure le plaisir de la lecture. Simone éprouve
aussi une grande satisfaction à retrouver des lieux particuliers qui lui sont chers, comme la
chambre de son ami Pontremoli, dont la description se dote d’une esthétisation :
Joie profonde de retrouver cette chambre, le divan, la bibliothèque emplie de livres sympathiques,
la toute petite table entre les toutes petites chaises, les grands tabourets devant les pupitres chargés
de papiers, deux jolis tableaux, un buste de femme assez beau entre les œuvres complètes de
Baudelaire. (CJ, 503)
Les descriptions des chambres se font plus nombreuses à partir de 1928, en partie parce que
Beauvoir s’est constitué un nouveau réseau d’amis, remplaçant les anciennes condisciples du
cours Desir. Dans le nouveau cercle, citons Michel Pontremoli, Jean Miquel, Georgette Lévy,
mais aussi les fidèles : Stépha, Merleau-Ponty, Maheu, sans oublier Zaza. On découvre chez
la jeune femme une sensibilité accrue pour le décor et l’atmosphère où vivent ses proches.
Après sa rencontre avec Sartre, elle aime dévaliser la bibliothèque des Nizan, « dans le bureau
tapissé de livres, avec un portrait de Lénine, une affiche de Cassandre et la sublime Naissance
de Vénus accrochée au mur » (CJ, 732). Le mélange des genres — Lénine côtoyant Cassandre
et Vénus —, loin d’effrayer Beauvoir, ne fait qu’exacerber son désir de lectures et d’étude :
n’est-ce pas un endroit idéal pour traduire Aristote « en buvant du café » ?
Beauvoir recherche un espace-refuge propice à une lecture de plaisir. La chambre reste un
endroit privilégié : « Dans ma chambre ouverte au soleil, heure parfaite en lisant ce livre [Les
Varais de Chardonne] très beau ; heure plus parfaite encore après l’avoir lu à goûter la
simplicité heureuse de ces instants […] » (CJ, 655). De multiples chambres peuplent l’espace
des Cahiers : il y a cette « chambre où l’on voudrait vivre » (CJ, 591), intérieur fermé sur sa
propre perfection comme celle de Nadine Landowski100, ou, à l’inverse, cette « chambre
ouverte sur les toits » (CJ, 592) où l’on aperçoit le ciel et où Josée Le Corre101 peut goûter à la
solitude. Jusqu’en 1929, Beauvoir dut se contenter d’un espace à soi très restreint ; la solitude
physique, chez ses parents, était quasi inexistante. Dans La Force de l’âge, elle reconnaît
qu’elle était longtemps restée indifférente à l’environnement dans lequel elle vivait : « […] je
m’accommodais de n’importe quel réduit : il me suffisait encore de pouvoir fermer ma porte
pour me sentir comblée » (FA, 18). En 1929, les chambres disposant d’un divan et de simples
rayonnages ne lui suffisent plus. Lorsque Beauvoir partage l’appartement de sa grand-mère,
elle peut enfin créer un lieu à sa mesure :
100
101
En 1929, Beauvoir fait la connaissance de Nadine Landowski, fille du sculpteur français Paul Landowski.
Josée Le Corre devient l’amie de Beauvoir pendant les vacances 1927.
38
Aux environs de mes douze ans, j’avais souffert de ne pas posséder à la maison un coin à moi. […]
Voilà qu’enfin moi aussi j’étais chez moi ! […] J’avais une table, deux chaises, un grand coffre
qui servait de siège et de fourre-tout, des rayons pour mettre mes livres […]. (FA, 17)
L’odeur du « poêle à pétrole rouge et qui sentait très mauvais » singularise l’espace de sa
chambre secrète : « […] il me semblait que cette odeur défendait ma solitude et je l’aimais. »
Beauvoir a enfin trouvé son « refuge matriciel », pour reprendre l’expression de Béatrice
Didier, et elle peut vivre sans témoin : « Quelle joie de pouvoir fermer ma porte et passer mes
journées à l’abri de tous les regards ! », poursuit-elle.
La solitude est la condition nécessaire d’une activité qui n’est pas encore nommée ici,
l’écriture. En effet, « [l]a première condition pour écrire », écrira Beauvoir lors d’une
Conférence donnée au Japon en 1966, « c’est d’avoir une chambre à soi, un endroit où l’on
puisse se retirer pendant quelques heures, où l’on puisse, sans être dérangé, réfléchir, écrire,
relire ce qu’on a fait, se critiquer, être seul avec soi-même102. » La lecture d’Une Chambre à
soi de Virginia Woolf a contribué à tisser un lien entre la création féminine et l’appropriation
d’un espace à la fois réel et symbolique, qui permette à la femme créatrice de « s’appartenir »
avant de « pouvoir écrire », de « pouvoir accomplir quelque chose103 ».
1.1.4. Une « solitude aménagée »
Dans les Cahiers, la solitude n’est pas décrite comme une peur, une angoisse ou un
manque, mais bien comme une « solitude aménagée104 ». Dès 1926, la « solitude matérielle »
apparaît à Beauvoir comme une condition nécessaire à la lecture et au retour sur soi :
Comme j’aime sauvagement la solitude ; non la solitude morale qu’il faut accepter mais qui
toujours a déchiré même ceux qui s’en paraient orgueilleusement ; mais la solitude matérielle, qui
permet seule de retrouver la compagnie des êtres chers, réels ou imaginaires, et la présence de soimême. (CJ, 64)
La diariste se plaint régulièrement d’être troublée par les dérangements qu’entraînent la vie
extérieure et l’existence d’autrui ; elle ne peut s’empêcher de rendre compte des parasitages
du quotidien, comme ce 16 octobre 1926 :
(Jacqueline105 est venue qui a interrompu cette analyse ; déception : elle est trop différente ; elle
est très pieuse, ne comprend rien à mes complications — lui donner ma sympathie. Et puis
réenvahissement ; étrangement détachée comme certains soirs d’autrefois. Tout me parvient
atténué, assourdi, en rêve. Au milieu de ma chambre, seule ; une grande tendresse de nouveau ; et
102
S. de Beauvoir, « La femme et la création », in Claude Francis et Fernande Gontier, Les Écrits de Simone de
Beauvoir, Paris, Gallimard, coll. « Blanche », 1979, p. 458. Je souligne.
103
Ibid., p. 469.
104
Voir Bernard Grasset, Aménagement de la solitude, Paris, Grasset, 1947. Nathalie Heinich, dans Être
écrivain. Création et identité (Paris, La Découverte & Syros, 2000), cite Grasset : la « solitude aménagée » est
« la seule condition possible pour les créateurs », elle permet un « commerce privé avec le monde, que le
moindre commerce avec les êtres peut troubler » (p. 127).
105
Il s’agit de Jacqueline Boignes, une camarade du cours Desir.
39
la paisible certitude de n’atteindre jamais au bonheur. […] Je suis un peu fatiguée… lasse surtout
de ne pouvoir être tranquille. […] ). (CJ, 126 ; je souligne)
Le passage de l’intrusion de l’extérieur au repli dans l’intimité est particulièrement rendu
visible par le style sténographique, coupé et haché, de la diariste. Le 17 août 1926, Beauvoir
exprimait déjà son énervement face à l’intrusion sociale :
Zut pour les gens qui viennent vous déranger quand vous êtes si bien tranquille. Oh ! la vie
sociale ! d’autant plus qu’à force de faire des concessions aux autres, on arrive à s’en faire à soimême. (CJ, 62 ; je souligne)
Que faut-il entendre par le terme de « concessions » ? Il semble que le simple contact avec
autrui entraîne des renoncements, des contrariétés, des compromissions qui ne peuvent
qu’entraver le champ clos de l’intériorité, violer l’espace privé. Le « moi » risque une
déperdition de soi en compromettant sa vie intérieure. Ce trait est commun à nombre de
scripteurs dans leur journal intime. Katherine Mansfield106 ne dit pas autre chose lorsqu’elle
écrit dans son propre journal : « Vécue avec d’autres, l’existence perd ses contours, c’est ce
qui m’arrive avec J. Mais quand je suis seule, elle devient infiniment précieuse, merveilleuse ;
c’est le détail de la vie, la vie de la vie107. » En somme, il n’y a que dans la solitude, qui
permet la reprise de soi, que l’on peut goûter à la quintessence de la vie.
Il existe un autre type de solitude que Beauvoir évoque et qui s’associe parfois à la
« solitude matérielle ». Proche de la prière silencieuse, la lecture sacrée opère une
transfiguration de l’existence. Ainsi l’Institut catholique lui offre-t-il, à quelques pas de chez
elle, « un silencieux asile », loin des turbulences extérieures :
C’est là, assise devant un pupitre noir, parmi de pieux étudiants et des séminaristes aux longues
jupes, que je lus, les larmes aux yeux, le roman que Jacques aimait entre tous et qui s’appelait non
Le Grand Môle mais Le Grand Meaulnes. Je m’abîmai dans la lecture comme autrefois dans la
prière. (MJFR, 258)
Dans ce lieu empreint de religiosité, la figure d’autrui n’apparaît pas comme une présence à
repousser, bien au contraire, la salle de lecture, selon la belle expression d’Éric Marty, devient
« un espace de rassemblement des sujets dans la densité d’un silence unanime108 ». La jeune
femme se récite pour elle-même des psaumes, des proverbes, des prophéties, et s’enferme
dans ce qu’elle nomme une « solitude sonore109 » (CJ, 419), rassemblant toute son énergie sur
soi : elle suit la trace de Saint Jean de la Croix. Elle y savoure pour elle-même le silence de la
pensée discursive, dans une quasi-dissolution de l’activité psychique : seule compte
106
Beauvoir connaît la romancière. Elle relit Félicité, paru en 1920, « livre charmant qui me rend plus palpable
cet intense bonheur que j’ai à être et à simplement prononcer ces mots : azur, jet d’eau, verdure, violet, etc. »
(CJ, 656). Le roman semble influencer Beauvoir au point qu’elle souhaite écrire le projet d’un roman « qui
pourrait être un hymne à toute notre délicieuse existence ».
107
Katherine Mansfield, mai 1915. Cité par Béatrice Didier, op.cit., p. 87.
108
Éric Marty, L’Écriture du jour. Le Journal d’André Gide, Paris, Éditions du Seuil, 1985, p. 32.
109
Elle écrit : « Cette grande aventure intérieure va se poursuivre dans ma “solitude sonore” » (CJ, 418-419).
Nous reviendrons un peu plus loin sur l’influence des mystiques chrétiens dans la formation de Beauvoir.
40
l’uniformité du mouvement continu de la prière, sans aucun concours actif de son âme. Ce
rêve d’une douce passivité, d’une abolition de la pensée est à associer au désir de s’exiler,
assez fréquent sous la plume de notre diariste110.
Les nombreuses manières de lire que nous avons abordées, loin d’être exhaustives, mettent
toutes en valeur l’importance du cadre dans lequel la lecture prend place. En ce sens, celle-ci
est souvent solidaire du monde : elle peut s’exercer en communion avec lui ; mais la plupart
du temps, lorsqu’elle se fait réflexive, critique, elle s’inscrit dans la différence avec lui,
obligeant à un rejet de l’extériorité au profit de l’intériorité. La pensée doit s’absenter
momentanément du monde pour adopter une position réflexive et consigner ses impressions
de lecture. En effet, les Cahiers révèlent la disposition de Beauvoir à lire en écrivain, ou du
moins en scripteur, c’est-à-dire « plume à la main ».
1.2. Le temps de la réflexion critique
Les Cahiers puisent leurs réflexions dans le climat poétique et intellectuel de la France des
années vingt. Ils apparaissent aussi comme le prisme d’un tournant important dans l’histoire
de la littérature : au sortir de la Grande Guerre se déploie une nouvelle configuration littéraire,
voyant disparaître une génération d’auteurs, Maurice Barrès et Pierre Loti en 1923, Anatole
France en 1924, tandis que d’autres, comme Gide, Proust ou Colette, poursuivent leur
carrière, et qu’une nouvelle génération apparaît, des tendances, des mouvements fondateurs
de la littérature, avec, en tête, Mauriac, Giraudoux, Aragon, Drieu la Rochelle, Montherlant,
Green, Bernanos, Malraux ou encore Céline111.
Pendant ses années d’apprentissage, et comme pour tendre un miroir à son époque,
Beauvoir prend des notes sur chacune de ses sorties culturelles, mais surtout chacune de ses
lectures. Le journal dérive, comme chez Gide, d’un carnet de lectures. Ces dernières exercent
sur elle un attrait puissant, elles sont souvent la source d’un ravissement, mais elles fécondent
aussi son inspiration critique. On en trouve trace presque à chaque page. Ses jugements sont
souvent péremptoires et il arrive qu’elle discute un livre sans l’avoir réellement lu,
simplement après avoir parcouru quelques passages. Mais chaque lecture, si brève, si rapide
soit-elle, appelle un commentaire, une discussion, prolongeant, dans un tête-à-tête avec ellemême, les moments d’échanges intellectuels qu’elle partageait, enfant, avec son père. Ses
commentaires critiques sont plus ou moins techniques ou élaborés, allant du simple jugement
de goût aux quelques lignes détaillant les vertus d’un style ou d’une pensée. Dans une
position de témoin privilégié d’une évolution littéraire qui retient toute son attention,
Beauvoir s’étonne, s’offusque ou exulte devant une innovation stylistique ou les traits d’une
pensée qu’elle cherche à comprendre à l’aune de la sienne. Plus rares sont les entrées où elle
110
En 1929, Beauvoir est marquée par la lecture de Walden ou La Vie dans les bois qui sonne comme une
invitation à une vie innocente, reculée, loin de la société des hommes. La jeune femme est séduite par ce retrait
hors de la communauté, cet exil décidé, cette solitude choisie : « Le soir je lis Thoreau qui m’intéresse et me fait
rêver d’une vie libre, libre, loin des livres, au cœur de la campagne insouciante » (CJ, 605).
111
Sur le panorama littéraire des années vingt, je renvoie aux pages consacrées à ce sujet dans Michèle Touret,
Histoire de la littérature française du XXe siècle, tome 1 (1890-1940), Presses Universitaires de Rennes, 2000.
41
travaille en historienne de la littérature, lorsque, disposant du recul nécessaire, elle replace un
auteur, une œuvre, dans un courant, une génération littéraire. Dans tous les cas, les
commentaires travaillés, témoignant d’une maîtrise de plus en plus forte du langage et de ses
effets stylistiques, impliquent une distance critique où l’on décèle le futur écrivain derrière les
mouvements d’humeur d’une lectrice exigeante.
Quels sont donc les auteurs et les ouvrages littéraires envers lesquels s’exerce la plume
parfois acerbe de Beauvoir ? Un chercheur soucieux de retracer la chronologie des œuvres qui
peuplent progressivement la bibliothèque intérieure de Beauvoir pourrait reconstruire une
histoire de la lecture, de 1926 à 1930, tant la diariste retranscrit au jour le jour, avec une
attention maniaque, ses expériences de lecture. On comptabiliserait certainement près de deux
cents auteurs cités ou simplement nommés au détour d’une phrase. Dans cette masse de noms,
que l’histoire littéraire n’a pas tous retenus, quelques figures littéraires émergent et
surplombent l’ensemble, n’appartenant pas forcément à la même génération ni à la tradition
littéraire française. C’est autour de cette constellation que s’élabore véritablement une pensée
critique du littéraire et du romanesque.
1.2.1. Un vaste panorama de la littérature
Vers 1890, avec Gide, Valéry, Claudel, Proust, avaient paru les premières œuvres d’une haute
littérature à laquelle il ne manquait que des lecteurs de qualité. Il faudra à ces écrivains près de
trente ans pour trouver un public112.
En 1926, ces écrivains ne parlaient plus dans le désert : ils trouvaient en la jeune Beauvoir
une fervente lectrice. Avec un élan passionné, elle redécouvre en effet les auteurs de la
génération précédente, comme la plupart de ses contemporains :
Quand on lit le numéro des Cahiers du Mois intitulé, en 1926, Examens de Conscience, on est
frappé de voir quel culte les jeunes rendaient aux générations précédentes : Barrès, Bergson,
Claudel, Dostoïevsky, Freud, Gide, Maurras, Proust, Rilke étaient leurs maîtres. […] Surtout, nous
ne pouvions manquer d’être frappé par le phénomène singulier qu’était, après 1919, le tardif mais
immense succès de Gide, de Proust, de Valéry et de Claudel 113.
Beauvoir n’échappe pas à la règle formulée par Michel Raimond. Seul Freud fait exception
dans ce vaste panorama d’auteurs, puisqu’il lui faudra attendre quelques années encore avant
de le découvrir. Ses maîtres sont bien ses aînés d’une génération, à la différence de Sartre,
élevé « dans le culte des classiques » et nourri de Claude Farrère et d’Anatole France, c’est-àdire des écrivains qui travaillaient plutôt « aux environs de 1850 ». Si Sartre, comme le
narrateur le raconte dans Les Mots, avait à dépasser « un handicap de quatre-vingts ans114 »,
112
Michel Raimond, op. cit., p. 101.
Ibid., p. 17.
114
Sartre évoque dans son roman autobiographique l’éducation qu’il a reçue de son grand-père, Charles
Schweitzer : « Entre la première révolution russe et le premier conflit mondial, […] un homme du XIXe siècle
imposait à son petit-fils les idées en cours sous Louis-Philippe. […] Je prenais le départ avec un handicap de
quatre-vingts ans » (Voir J.-P. Sartre, Les Mots, in Les Mots et autres écrits autobiographiques, éd. publiée sous
113
42
Beauvoir, elle, appartenait pleinement à sa génération : « Barrès, Gide, Valéry, Claudel : je
partageais les dévotions des écrivains de la nouvelle génération ; et je lisais fiévreusement
tous les romans, tous les essais de mes jeunes aînés » (MJFR, 269). Une vision panoramique
de cette histoire ne laisse entrevoir que peu de zones d’ombres — seuls, peut-être, les
tragiques grecs, et plus généralement le théâtre115, sont-ils sous-représentés parmi la masse
des livres parcourus par Beauvoir, qui leur préférait la lecture des romans.
Beauvoir est dans une position singulière par rapport à l’évolution du roman français.
Pendant quatre ans, elle se fait le témoin de ses métamorphoses, qui conduit, selon Michel
Raimond, « de Zola à Alain-Fournier, de Bourget à Gide, de Balzac à Proust ; du récit objectif
au monologue intérieur ; du roman écrit par un auteur omniscient au récit disloqué […]116 ».
À quoi tenait cette métamorphose du roman ? Elle « tenait à une crise de l’intelligence, qui
conduisait à reconnaître qu’il était vain et naïf de posséder sur le réel un point de vue
absolu117 ». Tout laisse penser que Beauvoir intègrera, en tant que témoin historique de la
crise du roman, les motifs de cette crise de l’intelligence, pour en faire le moteur de sa propre
écriture. Le refus du narrateur omniscient, le réalisme subjectif, l’utilisation du monologue
intérieur en sont les symptômes les plus évidents. Sans compter que les problèmes posés au
cours des années vingt donneront à nouveau lieu à débat dans les années cinquante et
soixante, au moment où Beauvoir marquera pleinement de son empreinte le champ
romanesque.
Les écrits de jeunesse se font le reflet des problèmes que posaient, dès les années qui ont
précédé la première guerre, les œuvres de Proust ou de Gide. Cette réflexion s’est vue
prolongée ensuite par « une littérature romanesque pénétrée d’intentions nouvelles et de
techniques inédites118 ». La Nouvelle Revue Française, en ces années fertiles, se fait l’écho
des inventions romanesques : les articles de Rivière sur « Le Roman d’aventure », qui datent
de 1913, la question du roman poétique et les débats qu’il alimente complètent le tableau
d’une littérature en quête d’un nouveau mode de rapport à la réalité et de nouveaux modèles
narratifs capables d’intégrer l’inconnu et la nouveauté. La constellation de Gide, d’AlainFournier, de Rivière, de Proust, gravite en permanence autour de la jeune Beauvoir. Les
années d’après-guerre sont aussi celles qui voient les débuts d’une nouvelle génération
d’écrivains parmi lesquels Giraudoux, présent aussi dans les Cahiers. Après avoir relu
Mauriac (Thérèse Desqueyroux, La Chair et le sang), mais aussi Alain ou Cocteau (Le
Potomak, Le Rappel à l’ordre), elle redécouvre Proust, qui figure parmi ses auteurs préférés :
En rentrant, je lis du Proust, Du côté de Guermantes, je suis prise plus qu’à la première lecture ;
ces raffinements mondains sont par leur inutilité même une construction purement poétique ; tout
est ici important, difficile. (CJ, 645 ; je souligne)
la dir. de Jean-François Louette, avec la collaboration de Gilles Philippe et de Juliette Simont, Gallimard,
coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2010, p. 33).
115
Beauvoir lit peu de pièces de théâtre mais elle assiste régulièrement à des représentations.
116
M. Raimond, op.cit., p. 13.
117
Ibid., p. 14.
118
Ibid., p. 15.
43
Beauvoir lit avec passion Proust, non pas tant pour sa psychologie introspective 119, que
comme un romancier de la mondanité. Albertine disparue, paru en 1927, avait déjà emporté
son adhésion lorsqu’elle louait la capacité du romancier à imposer les « mondes de la
fiction120 », infiniment plus riches que le monde réel et « qui n’existent que dans [son]
cerveau » (CJ, 299). La fiction proustienne se situe sur un autre territoire que la réalité du
monde, à ce point de convergence entre l’affectivité attachée à la mémoire — ce qui se passe,
précisément, dans son cerveau — et la poésie qui se dégage des textes. On notera comment la
présence intertextuelle de Rivière et de sa morale individuelle (« Comme tout ce qui m’arrive
est important !121 ») s’insinue ici dans le commentaire critique de l’écriture proustienne. Ou
plutôt comment le texte de Proust se rattache à la conscience subjective de Beauvoir par
l’intermédiaire de Rivière.
La lecture participe d’un mouvement de contestation de son héritage culturel familial. La
jeune Simone a été sensibilisée très tôt par son père au grand patrimoine littéraire de la
France, en commençant par l’Histoire de la littérature française de Lanson. Il lui fit découvrir
Anatole France, qu’il tenait pour « le plus grand écrivain du siècle » (MJFR, 262), mais la
lecture des œuvres de celui-ci suscitèrent chez elle peu d’enthousiasme : elle rejetait
l’hédonisme de sa pensée122. Tous les romans que Beauvoir découvre à partir de 1926 étaient
jusque-là censurés par ses parents, si bien que tout nouveau roman devient roman contre le
modèle littéraire, canonique, institué par son éducation123. L’opposition entre « ouvrages
sérieux » et « romans », de rigueur dans sa formation livresque, n’a fait qu’exacerber sa
curiosité pour la littérature de son temps. Elle se veut avant tout lecteur, témoin du présent.
L’apprentie-écrivain hérite d’un système de valeurs qui distingue la littérature légitime et la
sous-littérature, celle qui corrompt la jeunesse :
Ma mère classait les livres en deux catégories : les ouvrages sérieux et les romans ; elle tenait
ceux-ci pour un divertissement sinon coupable, du moins futile, et me blâma de gaspiller avec
Mauriac, Radiguet, Giraudoux, Larbaud, Proust, des heures que j’aurais pu employer à m’instruire
sur le Béloutchistan, la princesse de Lamballe, les mœurs des anguilles, l’âme de la femme ou le
secret des Pyramides. Ayant effleuré du regard mes auteurs favoris, mon père les jugea
prétentieux, alambiqués, baroques, décadents, immoraux […]. (MJFR, 259)
Si Beauvoir rejette la littérature de ses parents, elle hérite néanmoins d’une certaine
tournure d’esprit que son éducation, au demeurant fort classique, lui a apporté : le culte des
119
Sartre, lui, découvre chez Proust le romancier de l’introspection et de la rétrospection. Voir J.-F. Louette,
« Introduction », Les Mots et autres écrits autobiographiques, op.cit., p. XVIII : « Avec toute sa génération,
Sartre lit Proust comme un romancier de la vie intérieure (et non comme un romancier de la mondanité, ou un
romancier comique, etc.) : Proust fait de la psychologie introspective. »
120
Elle écrit : « Oh ! ma passion pour Proust qui a su m’imposer cet univers ! »
121
Beauvoir cite cette phrase de Rivière en épigraphe dans son Deuxième Cahier.
122
De même, elle ne supporte pas la platitude des romans de Maupassant, que son père considérait comme des
chefs d’œuvres.
123
Nous reviendrons sur cette transgression par les livres un peu plus loin.
44
modèles, transmis par le père124 et confirmé par l’inculcation scolaire du Cours Desir, les
idées sur la littérature — la littérature comme mission — et toute la tradition rhétorique qui
consiste à valoriser le beau style, à mêler la philosophie à l’art, se retrouvent dans ses
commentaires de lecture125.
La jeune femme est entraînée, poussée dans sa conquête livresque par l’évolution du
champ littéraire, qui participe d’un mouvement plus général d’effervescence artistique. Toutes
les disciplines artistiques connaissent une profusion sans précédent, comme l’explique Jean
Cassou, évoquant, en 1973, « ces années vingt-cinq où l’euphorie succédant à une guerre
présumée la dernière des dernières avait fait renaître, dans une extraordinaire effervescence,
les lettres et les arts. […] On renouait avec les inventions qui avaient commencé de se
manifester avant l’horrible parenthèse, et qui s’étaient annoncées comme prestigieuses : la
littérature, en particulier, connaissait un succès qu’elle n’a pas retrouvé depuis126. » Ce succès
est très favorable au genre romanesque. Les années vingt sont en effet marquées par une
surproduction de romans. « C’est devenu un lieu commun dans les années d’après-guerre que
de “reconnaître la prédominance du roman”127 », note Michel Raimond, avant d’ajouter :
« Tel était le prestige du genre qu’on n’était reconnu comme créateur que lorsqu’on avait
produit un ouvrage d’imagination. Le roman prenait toutes les formes et tout prenait la forme
du roman. » Cette surproduction et cette plasticité nouvelle du genre est visible à travers
l’avalanche de romans parus au moment de la rédaction des Cahiers, et que Beauvoir
s’empresse de lire. Un livre paru est un livre aussitôt lu. Rien qu’entre 1925 et 1927, la liste
des parutions est impressionnante, parmi lesquels les ouvrages d’Henri Pourrat128, René
Crevel129, Pierre Bost130, Jean Prévost131, Jean Cocteau132, Marcel Arland133, Drieu La
Rochelle134, mais aussi Paulhan, René Ghil ou Malraux135. L’année 1927 voit aussi la parution
d’Adrienne Mesurat de Julien Green et d’Aline de Ramuz, que Beauvoir insère dans son
programme de lecture. Grâce à la variété des thèmes abordés et la maîtrise narrative des
écrivains, le roman semble accéder à sa pleine maturité.
124
Le rôle du père de Simone s’avère primordial dans l’inculcation des valeurs morales et littéraires.
L’admiration que lui inspirent les écrivains provient de l’exemple paternel qui voue véritablement un culte pour
certaines figures littéraires, les élevant bien au-dessus des savants, des érudits et des professeurs.
125
Le cas est semblable à celui de Sartre, comme l’a bien montré Anna Boschetti dans son excellent ouvrage,
Sartre et « Les Temps Modernes », Paris, Éditions de Minuit, 1985.
126
Jean Cassou, Préface à Mes Amis d’Emmanuel Bove, réédition chez Flammarion, 1973. Cité par Olivier
Rony, Les Années roman 1919-1939. Anthologie de la critique romanesque dans l’entre-deux-guerres,
Flammarion, 1997, p. 14.
127
M. Raimond, op. cit., p. 108. Michel Raimond cite ici Benjamin Crémieux, dans un article des Nouvelles
littéraires daté du 1er mars 1924.
128
Le Mauvais garçon (1925).
129
Mon Corps et moi (1925) et La Mort difficile (1926).
130
Crise de croissance (1926).
131
Tentative de solitude (1925) et Brûlures de la prière (1926).
132
Rappel à l’ordre (1926).
133
Les Âmes en peine et Étapes (1927).
134
La Suite dans les idées (1927).
135
La Tentation d’Occident (1926).
45
C’est dans cette perspective globale de l’évolution d’un genre que Beauvoir eut, grâce à
son mentor et cousin Jacques, la « foudroyante révélation de la littérature contemporaine »
(TCF, 27), celle qui lui était jusqu’alors défendue. Elle la découvre non par soumission,
comme la découvre Sartre, mais par plaisir136. Jacques éblouit Simone avec les noms
d’écrivains dont elle s’empresse de lire les œuvres, à commencer par le chef d’œuvre d’AlainFournier :
Il nous récita un poème de Cocteau et me donna des conseils de lecture ; il énuméra un tas de
noms que je n’avais jamais entendus et me recommanda en particulier un roman qui s’intitulait, à
ce que je crus comprendre, Le Grand Môle. (MJFR, 257)
Jacques est plus qu’un initiateur, un médiateur : il se révèle être un témoin privilégié du
milieu artistique qui gravitait autour de Montparnasse. De là à être des leurs, à faire partie des
cercles d’initiés, il n’y a qu’un pas. Ses connaissances dans le domaine de l’art amènent
Beauvoir à l’intégrer symboliquement à ces milieux avant-gardistes, bien qu’il n’ait écrit
aucune œuvre ni réalisé aucune production artistique. Jacques et Beauvoir, comme AlainFournier et Rivière en leur temps, s’intéressent à toutes les manifestations de l’art moderne.
Grâce à Jacques, elle découvre Montherlant, Cocteau, Barrès, Claudel, Valéry, Gide,
Radiguet, Larbaud, Proust, mais aussi Mallarmé, Rimbaud, Baudelaire et Max Jacob, qu’elle
rangera parmi ses poètes préférés. Il connaît bien les recherches théâtrales d’avant-garde du
Cartel des quatre (Dullin, Baty, Jouvet, les Pitoëff) et de Copeau. Il l’autorise même à rentrer
dans son sanctuaire, à se servir dans sa bibliothèque, qu’elle « épuise » littéralement.
En trois ans, l’espace littéraire s’affirme dans toute son étendue : littératures passées ou
contemporaines, proches ou lointaines. Outre l’impulsion créée par son mentor, c’est
beaucoup grâce aux chroniques littéraires des revues critiques que Simone découvre les
auteurs. Dès 1926, elle se donne pour tâche de parcourir chaque semaine quelques revues :
« La Revue des jeunes, La Revue universelle, La N.R.F., Les Études, peut-être d’autres ». Elle
lit la revue-phare des années 1920, la Nouvelle Revue française, mais aussi Les Feuilles
libres, la Nouvelle Revue, les Cahiers du mois et L’Esprit. Sur le boulevard Saint-Michel, elle
s’arrête à la librairie Picart pour y feuilleter les revues d’avant-garde « qui en ce temps-là
naissaient et mouraient comme des mouches ». Les outrances du surréalisme exacerbent sa
sensibilité artistique lorsqu’elle découvre Aragon et surtout Breton : « Destruction de l’art, de
la morale, du langage, dérèglement systématique, désespoir poussé jusqu’au suicide : ces
excès me ravissaient » (MJFR, 324).
136
Contrairement à Beauvoir, Sartre arrive tardivement à la littérature moderne et étrangère, avec un mélange de
résistance, de méfiance, et même de mauvaise volonté, alors que ses camarades, parmi lesquels Paul Nizan,
lisaient les auteurs « dans le mouvement », les écrivains modernes, ceux qui ne sont pas étudiés en khâgne ou à
l’École normale : parmi ceux-là, Giraudoux, Conrad, et tous les jeunes auteurs russes qui étaient traduits en
français et qu’il finit par lire, moins par plaisir que par soumission, avec Beauvoir, cherchant tous deux à
s’approprier le monde contemporain. Beauvoir, formée à la littérature contemporaine par son cousin Jacques
dans les années vingt, se fait donc à son tour l’initiatrice de Sartre dans les années trente en lui faisant découvrir
de nombreux auteurs anglo-américains.
46
Cette période d’initiation a été formatrice et libératrice à la fois. Deirdre Bair raconte la
survivance de l’émotion, quelque soixante ans plus tard, lorsque Beauvoir revient sur cette
petite révolution qu’a été la découverte de la modernité littéraire :
Presque octogénaire, elle gardait le souvenir de l’émoi qui s’emparait d’elle lorsqu’elle ouvrait
un roman moderne, découvrant « des mots que je connaissais déjà », mais organisés de telle
manière que « tout prenait un sens neuf ». « Il y avait des concepts, des relations, des attitudes qui
n’avaient jamais eu de place jusque-là dans mon univers bien ordonné, et qui n’auraient jamais été
acceptés sous le toit de mes parents, ni par les gens que je connaissais, et même pas par Zaza, qui
était la personne avec qui je parlais avant de littérature et d’idées. J’étais complètement chavirée
par les livres qu’il me faisait lire. »137
« Après la littérature moderne que je connais à fond, les littératures étrangères me
sollicitent » (CJ, 513). Déjà enfant, elle lisait Alice in the Wonderland et Peter Pan. Plus tard,
elle découvre les œuvres de George Eliot, des sœurs Brontë, de Virginia Woolf138 (Orlando,
Mrs. Dalloway) et même Rosamond Lehman, dont elle dévore le livre Poussière139 qui avait
été la passion des jeunes filles de sa génération: le jeune auteur, selon elle, avait senti tous les
mythes de la jeunesse féminine140 . À partir de 1927, Beauvoir se tourne de manière
systématique vers la littérature étrangère, surtout anglaise et russe, pour assouvir son désir de
libres lectures. Elle y trouve des modèles pour une esthétique privilégiant la profondeur et la
complexité. À cet égard, elle suit les pas du maître gidien, qui à la veille de la première guerre
mondiale, répondait, dans La Nouvelle Revue Française, à une interview portant sur les dix
romans français qu’il préférait. En citant les noms de grands romanciers étrangers, anglais et
russes en particulier, il fit valoir qu’il ne pouvait y avoir de comparaison avec leurs
homologues français : « Qu’est-ce qu’un Balzac en face d’un Dostoïevsky141 ? » Ce grand
137
Bair Deirdre, op.cit., p. 115-116. Je souligne.
Beauvoir compare, en 1965, V. Woolf à Colette, sans ménagements pour l’écrivaine française : « Virginia
Woolf est une des femmes écrivains qui m’a le plus intéressée. […] Elle m’intéresse plus que Colette d’une
certaine manière. Colette est très prise tout de même dans ses petites histoires d’amour, de ménage, de lessive, de
bêtes. Woolf, c’est beaucoup plus large. » (« Dialogue avec Madeleine Gobeil », paru dans Paris-Review en juin
1965, dans Serge Julienne-Caffié, Simone de Beauvoir, Gallimard, coll. « La Bibliothèque idéale », 1966,
p. 212).
139
Dusty answer (1927), traduit en français en 1929.
140
« L’auteur était toute jeune et tout le monde se reconnaissait dans Judy. C’était un ouvrage assez habile, assez
nuancé. Pour ma part, j’enviais cette vie dans une université anglaise. Je vivais dans ma famille, je n’avais pas
une chambre à moi, ni rien. Et cette vie non pas libre mais avec une vie privée ça me semblait magnifique.
L’auteur avait senti tous les mythes de la jeunesse féminine, les beaux garçons mystérieux et tout ça… »
(« Dialogue avec Madeleine Gobeil », op. cit., p. 212).
141
André Gide, « Les Dix romans français que… », article paru dans La Nouvelle Revue Française en avril
1913, repris dans Essais critiques, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, p. 271. Le passage est
le suivant : « La France est un pays de moralistes, d’incomparables artistes, de compositeurs et d’architectes,
d’orateurs. Qu’opposeront les étrangers à Montaigne, à Pascal, à Molière, à Bossuet, à Racine ? Mais, par contre,
qu’est-ce qu’un Lesage auprès d’un Fielding ou d’un Cervantes ? Qu’un abbé Prévost auprès d’un Defoë ? Et
même : Qu’est-ce qu’un Balzac en face d’un Dostoïevsky ?… »
138
47
médiateur de Dostoïevski pour l’entre-deux-guerres142 avait contribué au renouveau de la
réflexion psychologique, morale et théologique, en mettant au premier plan la psychologie des
profondeurs. Quatorze années plus tard, Beauvoir renchérit sur le même ton provocateur,
destituant Balzac de son piédestal :
Je lis Les Possédés de Dostoïevsky et Les Âmes mortes avec une admiration toujours plus grande
pour ces magnifiques romans russes si profondément humains — eux seuls savent ainsi créer la
vie. Balzac est grossier et artificiel à côté d’eux. Le Père Goriot pourtant, oui, mais L’Idiot ! (CJ,
326)
Poussée par une curiosité sans limites, elle décide de lire les grandes œuvres étrangères,
celles qui ambitionnent de peindre une ou plusieurs vies, voire toute une société. Parmi les
romans anglais, l’exemple de L’Égoïste, le chef d’œuvre de Meredith, est intéressant car il
contribua, dans les années d’avant-guerre, à « saper l’idéal français de construction rigide du
roman autour d’une intrigue ». Firmin Roz, dans une étude sur l’œuvre anglaise datant de
1908, avait mis en valeur le défi qu’il lançait au genre romanesque lui-même : « [l]e plus
souvent il n’arrive rien aux personnages ». Pour le critique, L’Égoïste « se passe tout entier en
conversations143 ». Le roman plaît à la jeune Beauvoir : elle est sensible au rapport conflictuel
entre les personnages, car elle y trouve « de belles pages sur le conflit entre l’homme et la
femme » (CJ, 242), mais le roman est trop long à son goût. Dostoïevski et Meredith semblent
avoir un point commun : ils lui révèlent les diverses manières de mettre en valeur un récit ou
un personnage. Beauvoir est également séduite par Oscar Wilde qu’elle cite, à propos du
désir, en octobre 1926144.
Parmi les auteurs étrangers contemporains, elle émet des réserves à l’égard de Manhattan
Transfer de John Dos Passos, paru en 1925, qui, pourtant, influencera bientôt son écriture. Le
livre « manque trop de finesse et de ce grain de folie qu’il faut pour vraiment me séduire »,
écrit-elle avant d’ajouter : « et puis le procédé est trop sensible » (CJ, 597)145. La relecture de
Lord Jim de Conrad, en octobre 1928, fait l’objet d’un commentaire admiratif pour le talent et
la puissance descriptive et créatrice du romancier :
[…] — démontrer, même montrer l’importance, la réalité d’un être humain, décrire les replis
profonds de son être par des gestes qu’on voit, des notes qu’on entend, créer un homme —
immense. Il y aurait mille autres choses à en dire. (CJ, 484-485)
142
Maaike Koffman revient sur l’introduction de Dostoïevski en France via les critiques de La N.R.F. : « Dans le
domaine du roman, Dostoïevski est depuis longtemps le grand modèle des écrivains de la NRF ; surtout Gide,
Rivière et Copeau sont très marqués par son influence. La jeunesse d’André Gide coïncide avec une première
vogue de la littérature russe en France […]. » Il consacrera à Dostoïevski tout un volume d’articles. (Voir M.
Koffman, Entre Classicisme et Modernité : La Nouvelle Revue française dans le champ littéraire de la Belle
Époque, New York, Éditions Rodopi, 2003, p. 189).
143
Revue des Deux Mondes, 1er février 1908. Rapporté par M. Raimond, op.cit., p. 99.
144
Beauvoir recopie une citation de Wilde tirée de L’Éventail de Lady Windermere (1892).
145
La mémorialiste a certainement relu cette page du cahier lorsqu’elle écrit : « Je lus avec admiration Lucien
Leuwen et avec curiosité Manhattan Transfer qui, pour mon goût, sentait trop le procédé » (MJFR, 440).
48
Enfin, parmi d’autres, Hawthorne et Strindberg agrémentent ses soirées de lecture en avril
1929.
À partir de 1928, les philosophes et les essayistes prennent le relais des poètes et des
romanciers. L’étudiante travaille d’arrache-pied à la préparation de l’agrégation de
philosophie, ouverte aux femmes depuis peu. Cette dernière année d’études fut certainement
la plus difficile. Mais son travail de défrichage des nouveautés ne fait que s’accentuer avec
une rage de lire qui englobe la littérature d’idées, la littérature étrangère et les revues. Le 27
septembre 1929, elle se donne un programme ambitieux de lectures, comme si la course aux
diplômes sollicitait davantage sa curiosité livresque :
Lire chaque quinzaine quatre ou cinq revues et deux nouveautés — peu de romans, ne pas lire les
livres reposants quand je peux en lire d’autres. Des livres d’idées surtout et les grands étrangers.
Relire lentement chaque dimanche une centaine de pages des livres marqués comme essentiels.
(CJ, 406)
Cette attirance pour la littérature étrangère, assez précoce chez Beauvoir, perdurera et sera
ranimée dans les années trente et quarante avec la découverte enthousiaste des littératures
anglo-saxonnes.
1.2.2. La posture du critique littéraire
Peut-on parler véritablement de lecture critique dans les Cahiers ? À côté de l’esprit
créateur coexiste assurément, chez Beauvoir, l’esprit critique. Ce plaisir à exercer le rôle du
critique littéraire est encore naissant ; il trouvera à se développer après la guerre dans l’essai
qu’elle consacrera à Sade146, et à s’accomplir avec un talent aujourd’hui reconnu dans la
préface de La Bâtarde, en 1964, premier tome de l’autobiographie de Violette Leduc. Dans
Tout compte fait, la mémorialiste reviendra sur la satisfaction que lui procure cette pratique,
qui est une autre manière de « sortir de soi » :
Se plonger dans une œuvre, en faire son propre univers, chercher à en découvrir la cohérence et la
diversité, à en pénétrer les intentions et à en mettre à jour les procédés, c’est sortir de sa peau et
tout dépaysement m’enchante. (TCF, 170)
L’exercice d’une telle pratique nécessite un apprentissage, qui passe nécessairement par la
lecture. Ainsi l’apprentie-écrivain lit-elle régulièrement les critiques de romans dans les
revues littéraires, comme en cette soirée du 29 décembre 1928 :
146
Cet essai s’intitule : Faut-il brûler Sade ? Destiné aux Temps modernes, il est repris dans Privilèges (Paris,
Gallimard, coll. « Les Essais ») en 1955. Justine fut une révélation pour Beauvoir, qui n’avait guère apprécié les
autres œuvres du Marquis. « Je connaissais mal Sade. J’avais trouvé ridicule Le Philosophe dans le boudoir,
ennuyeux le style des Infortunes de la vertu, systématique et abstrait Les Journées de Sodome. Justine, épique,
échevelée, fut une révélation. » Beauvoir est conquise par la dimension métaphysique de l’œuvre, dans laquelle
Sade « posait en termes extrêmes le problème de l’autre ; à travers ses outrances, l’homme comme
transcendance et l’homme comme objet s’affrontaient dramatiquement » (FC I, 333).
49
Stépha n’est pas venue dîner et j’en ai été presque heureuse — merveilleuse soirée de lecture. La
N.R.F. où il y a du Valéry, du Marcel Arland, du Fernández, et des notes critiques très
intéressantes, Sous les yeux de l’esprit de Béhaine, Les Mémoires de ma vie morte de George
Moore. (CJ, 571)
Chez Adrienne Monnier, elle lit par exemple, en mars 1929, la revue Commerce où elle
trouve un article de Valéry sur Vinci, de Gide sur Montaigne. Une hiérarchie s’instaure entre
les critiques, qui sont pour elle des « créateurs » : « Je connais trois grands critiques
jusqu’ici : Cocteau, Gide, Wilde » (CJ, 163). Elle admire la nature paradoxale des vérités
contenues dans les Intentions de Wilde, qu’elle compare, malgré la différence de style, au
Rappel à l’ordre de Cocteau.
Les textes dont elle reconnaît l’influence, ceux de Gide, de Claudel, de Rivière, de
Fournier, offrent peu de distance réflexive ; ils servent plutôt à mettre en forme le vécu. Ce ne
sont donc pas ceux-là qui stimulent la plume critique de la diariste. Au premier niveau de la
critique, on trouve les jugements rapides, qui n’appellent aucune concession. La critique
dépréciative est très souvent lapidaire : par exemple, Ma Vie d’Isadora Duncan147 est « criant
de mauvais goût » (CJ, 650). Il est peu d’écrivains que Beauvoir déteste foncièrement. Citons
parmi eux Jean Prévost, dont elle rejette toutes les œuvres. Mais elle prend soin de distinguer
l’auteur et son œuvre, comme pour Goethe, dont elle a lu la biographie d’Émil Ludwig parue
en 1920 : « Je n’aime pas Goethe — aucune permission ne me viendra jamais d’un homme
que je n’aime pas, si grand soit-il » (CJ, 615). Bien que le maître allemand, si peu enclin à la
« fantaisie » et à l’ « ironie », lui restât « splendidement étranger », elle reconnaît que ses
œuvres l’ont fait frémir d’admiration.
Il est rare de voir le commentaire critique d’un livre se développer sur plusieurs lignes. Ce
privilège est pourtant accordé à quelques livres-clés, comme ce Léviathan de Julien Green qui
a serré Beauvoir « à la gorge » :
[…] il m’a semblé que c’est un très grand romancier. Cette fois le drame humain n’enveloppe pas
qu’une destinée, mais plusieurs figures tragiques y sont engagées, monstrueuses et pourtant si
proches… […] Mais don du récit comme personne aujourd’hui ne le possède : la fin est poignante,
admirable et le caractère de Mme Grosgeorges est le plus beau dans tout le livre. Ouvrage qui
vaudrait une longue étude. (CJ, 601)
Les commentaires critiques élaborés, comme celui-ci, constituent généralement un court
paragraphe formant une unité ferme et dont la chute est très souvent frappante, brutale ou
ironique. L’unique roman d’Oscar Wilde suscite l’admiration de Beauvoir qui n’hésite pas à
le comparer au maître gidien :
Lu Le portrait de Dorian Gray. L’idée est très belle, l’art du dialogue incomparable ; et quelles
intéressantes théories sur l’influence, sur le prix de la vie, sur l’attitude à prendre ; on retrouve
beaucoup de Wilde dans André Gide, surtout cette idée de ne se refuser jamais, d’aller jusqu’au
bout de son désir ; on ne peut être plus délicieusement immoral. (CJ, 190)
147
Il s’agit d’une danseuse américaine (1877-1927).
50
De même, le programme esthétique de Jules Romains, rompant avec le réalisme borné ou
conventionnel, séduit Beauvoir, malgré quelques réserves :
La Vie unanime de Romains est un livre bien puissant. J’y ai retrouvé beaucoup d’impressions
familières ; d’autres m’ont été suggérées. J’admire surtout la justesse vraiment remarquable de la
vision et de l’expression ; c’est cela. Il n’y a rien à ajouter ; il n’y a pas moyen de le dire
autrement. Seulement c’est très abstrait, c’est l’œuvre d’un monsieur qui ne pleure jamais, comme
il le dit, et dont toute la vie se passe dans son cerveau. Ce n’est pas un livre amical. (CJ, 190)
L’« intrusion de l’âme dans l’intérieur du réel148 », selon l’expression programmatique de
Jules Romains, prétendait dépasser le plan de la pure observation. Si l’unanimisme redonne à
l’événement « sa fraîcheur épique et sa simplicité élémentaire149 », selon l’expression d’André
Cuisenier, et juxtapose, en lieu et place d’une narration continue, des scènes simultanées et
successives, il présente quelques défauts si l’on en croit Beauvoir : une sécheresse, une
certaine abstraction stylistique, que sa plume met souvent en exergue pour déprécier une
œuvre. Il y manque cette « sympathie » qui permet la communion des âmes et par laquelle se
réalise l’« amitié des livres ».
1.2.3. Premières intuitions théoriques sur le roman et sur le langage
La critique d’un livre ou d’un auteur est souvent l’occasion pour Beauvoir de se forger sa
propre pensée sur la littérature ou l’art en général. On trouve dans les Cahiers quelques
intuitions fondant une réflexion technique sur la création romanesque et une interrogation sur
le style de l’artiste.
Revenons à la lecture, qui est, d’abord, une affaire de mots. « Les mots, dans les livres, qui
vous frappent et qu’on retient dès la première lecture » : Beauvoir est sensible à leur
matérialité, à la magie des mots harmonieusement agencés. La mémoire joue un rôle de
catalyseur du sens : « On ne les comprend pas, mais on sait qu’ils sont riches de
possibilités […] ». Cette virtualité sémantique, cette potentialisation du mot, qui trouve des
échos dans la pensée surréaliste, et dont l’intelligence du lecteur n’a pas encore percé le
mystère, est générée par notre intuition. C’est alors notre propre vécu qui lui permet d’en
informer le sens, puisque, « longtemps après parfois, lorsqu’on passe à son tour par l’état
d’âme qu’a traversé l’auteur et qu’en une petite phrase il a ramassé, cette petite phrase vous
apparaît immense et une grande sympathie (au sens étymologique) vous unit à celui qui l’a
écrite. » (CJ, 86) Cette « sympathie » postulée par le lecteur trouve donc sa source dans le
partage d’un langage qui ne peut être effectif que par le biais d’une communication indirecte
ou différée par le vécu, donc à travers l’épaisseur existentielle dans laquelle les mots prennent
enfin leur sens. Si les impressions sont suggérées par « sympathie », elles s’accompagnent
nécessairement d’un retour sur soi-même.
Les mots groupés ne finissent-ils pas toujours, grâce à des effets de retentissement dans
l’existence, par signifier quelque chose, à partir du moment où ils ne sont plus isolés et où ils
148
149
« La Génération Nouvelle et son Unité », article publié dans La Nouvelle Revue Française (1er août 1909).
Voir André Cuisenier, L’Art de Jules Romains, Flammarion, 1935. Cité par M. Raimond, op.cit., p. 105.
51
retrouvent cette « indéfinissable coloration150 » qu’ils avaient dans le milieu où ils étaient
placés ? Beauvoir marque ici l’exigence, qui ne cessera plus d’être affirmée, d’une
incarnation et d’une temporalisation de la lecture, et par là même de la connaissance. Elle
engage, dans ses lectures, tout son effort existentiel, au point de ne pas séparer les
configurations de vie imaginaires proposées dans la lecture des formes de son existence
commune. L’expérience existentielle de la littérature, qui pousse le lecteur « vers des
possibilités d’être et des promesses d’existence151 », selon les termes de Marielle Macé,
devient fondamentale. Les formes que prend la lecture sont essentiellement modelées sur les
pulsations de la vie, une constante qui informera aussi la pratique beauvoirienne de l’écriture.
Or la posture du lecteur est en étroite corrélation avec le talent artistique de l’auteur, qui
saura insuffler dans les mots la virtualité d’un sens, saisissable par la suite dans et par
l’existence. « Un vers, une formule est d’autant plus beau qu’il exprime le plus de choses
sous une forme ramassée, et qu’en les exprimant il les suggère » (CJ, 87) : c’est la dimension
poétique du langage qui est ici mise en valeur. Beauvoir retient la leçon bergsonienne qui
définit l’art par son pouvoir de « suggestion »152. Elle reconnaît ainsi chez Cocteau « cet art de
ramasser en une toute petite formule une vérité riche de mille conséquences » (CJ, 79),
comme l’illustre cette phrase, retranscrite à plusieurs reprises par Beauvoir : « J’ai mal d’être
homme, comprenez-vous…153 ». Or, il y a deux conditions à la réussite d’une « formule », ou
plus généralement d’une œuvre — entendons bien, pour que celle-ci entre dans ma vie : il
faut, d’une part, qu’elle soit bien écrite et, d’autre part, qu’elle ait été pensée. Beauvoir
témoigne d’une grande maturité littéraire lorsqu’elle tente de comprendre l’art du romancier,
dans une entrée datée du 10 septembre 1926 :
Quand on compose une scène (je pense à Balzac), on la voit d’abord intérieurement et puis on
traduit sa vision sur le papier ; il faut que la traduction soit telle que la lecture recompose la vision
exactement comme l’auteur l’avait conçue. L’irritant, quand on est maladroit, c’est qu’on sent que
le lecteur ne fera pas la reconstitution et qu’alors une pensée qui en soi a peut-être beaucoup de
valeur pour lui n’en aura aucune ; et c’est pourquoi une œuvre n’existe pas si elle n’est pas bien
écrite […]. (CJ, 87 ; je souligne)
La valorisation du style de l’auteur repose sur une conception classique de l’œuvre d’art : la
représentation du monde est soumise à la mimesis, puisqu’il s’agit pour l’auteur de traduire en
mots ce qu’il voit « intérieurement », et, pour le lecteur, de retrouver ou reconstituer la vision
de l’auteur derrière le texte. Par les termes de « traduction » et de « recomposition » exacte,
Beauvoir fonde la construction romanesque sur un principe de ressemblance. Ce qui pose
150
Expression de Bergson, reprise dans les Cahiers par Beauvoir.
Marielle Macé, Façons de lire, manières d’être, Gallimard, coll. « NRF Essais », 2011, p. 9.
152
« L’art vise à imprimer en nous des sentiments plutôt qu’à les exprimer ; il nous les suggère, et se passe
volontiers de l’imitation de la nature quand il trouve des moyens plus efficaces. La nature procède par suggestion
comme l’art. » (Henri Bergson, Essais sur les données immédiates de la conscience, in Œuvres, édition dite du
Centenaire, Paris, PUF, 1959, p. 14. Je souligne.) Je renvoie à l’article de Frédéric Worms, « L’art et le temps
chez Bergson. Un problème philosophique au cœur d’un moment historique », Mil neuf cent. Revue d’histoire
intellectuelle 1/2003 (n° 21), p. 153-156, URL : www.cairn.info/revue-mil-neuf-cent-2003-1-page-153.htm.
153
Cette citation est extraite du poème Tentative d’évasion.
151
52
problème, c’est évidemment cette scène intérieure dont l’auteur cherche à traduire la vision ou
l’impression. Toute figuration n’est pas ressemblante. C’est là qu’intervient précisément le
style. La « reconstitution » opérée par le lecteur suppose, en amont, le travail de l’artiste — il
faut que l’œuvre soit bien écrite. La reproduction du contenu s’accompagne d’un changement
de forme et d’expression. Beauvoir poursuit :
[…] et d’autre part une œuvre n’est (pas) bien écrite si elle n’a pas une valeur de fond, parce que
ce n’est pas bien écrire que de tout dire quand on n’a rien à dire ; il n’y a pas d’art de
communiquer la pensée là où il n’y a pas de pensée. (CJ, 87 ; je souligne)
En d’autres termes, la pensée semble première avant le langage ou la communication : il faut
impérativement qu’une pensée soutienne l’écriture et que celle-ci s’y adosse. On notera
cependant une étroite dépendance entre le style (« l’art de communiquer la pensée ») et l’idée,
entre l’activité esthétique et la pensée purement spéculative qui restitue une « valeur de fond »
à l’œuvre. Comment définir précisément le style ? N’est-ce pas « l’ordre et le mouvement que
l’on met dans ses pensées154 » comme l’écrit Thibaudet ? C’est chez Bergson que Beauvoir
est allée puiser sa définition :
Une belle page de Bergson sur l’art d’écrire, qui est l’art de communiquer le rythme de sa
pensée ; justement parce qu’on ne peut pas tout dire, il faut que les phrases écrites, les poteaux
indicateurs, imposent au lecteur de remplir la page comme soi-même on l’aurait remplie. (CJ, 87 ;
je souligne)
Beauvoir s’est attachée en Bergson au « rythme » d’une pensée qui modèle ses concepts sur
ses propres objets, introduisant une scansion essentielle au sein de l’écriture spéculative. Elle
semble apprécier particulièrement « cette philosophie du mouvement, de l’expérience et de la
durée qui a bouleversé les formes de la connaissance moderne155 », nous y reviendrons.
Cette esquisse réflexive sur l’art de l’écrivain semble contredite par la pratique de
l’écriture du journal, régie par la priorité accordée au langage : tout se passe comme s’il n’y
avait pas de pensée avant les mots ou sans les mots. La diariste a souvent l’impression de ne
penser bien qu’en écrivant. Épousant une genèse mentale, l’écriture analytique des Cahiers
reproduit les mouvements de concrétion de la pensée au cours de la réflexion et les restitue
dans leur surgissement même, dans l’immédiateté de leur apparition à la conscience. On voit
là toute la difficulté qui consistera pour Beauvoir à sortir de l’écriture du journal intime pour
s’exercer au roman. Il lui faudra penser le roman avant sa traduction concrète sur la page :
loin d’être une évidence, cet acte de pensée, indispensable à la création, compte parmi les
intuitions beauvoiriennes de ces années vingt. L’apprentie-écrivain se surprend à constater
naïvement qu’il ne suffit pas de traduire en mots une scène dont elle possède la vision
intérieure pour que celle-ci soit romanesque, c’est-à-dire transposable dans un roman. Elle
154
Albert Thibaudet, Trente ans de vie française, Le Bergsonisme, vol. II, Paris, « La Nouvelle revue française »,
1924, p. 177. Cité par Marielle Macé, Le Temps de l’essai. Histoire d’un genre en France au XXe siècle, Belin,
coll. « L’extrême contemporain », 2006, p. 60.
155
Marielle Macé, id.
53
garde secrètement la croyance ou l’illusion d’une complète transparence entre la chose conçue
et la chose perçue, jusqu’à ce qu’elle s’essaie elle-même au roman :
Très amusant et instructif, mon essai de roman. C’est la seule manière de vraiment comprendre à
quelles difficultés se heurte un auteur. D’abord il y a cela que mon héroïne m’est tellement
présente que je crois qu’elle l’est à tout le monde ; et c’est faux ; il faut non seulement la
concevoir, mais la faire comprendre156. (CJ, 86)
Beauvoir pose la question de la transmission et des moyens d’expression qui permettent de
surmonter la distance introduite entre conception et perception. Entre moi et l’autre, le lecteur,
s’élève une barrière infranchissable, une déperdition de sens, une « dé-coloration » qui tient à
une différence de « situation » :
Et puis telle idée qui pour moi est le résultat de beaucoup d’expériences, derrière laquelle je vois
un monde, pour quelqu’un d’autre, elle n’a pas d’autre sens que son sens littéral ; c’est pourquoi
tout est décoloré quand on écrit, parce que c’est isolé. (CJ, 86 ; je souligne)
Tout est décoloré quand on écrit : on retrouve un passage de Bergson à travers cette
formule, que Beauvoir a pris soin de recopier quelques pages en amont157. Il existe pour le
moment un heurt ontologique et esthétique entre ce que ressent Simone et ce que pourrait
ressentir autrui à travers son écriture, une différence qui tient à la divergence du milieu dans
lequel est placé le monde à communiquer. Parce que la réalité appartient à mon expérience,
prise dans un monde, une singularité, un espace et un temps uniques, elle ne peut
qu’apparaître à autrui dénuée d’aspérités, de reliefs. De cette image empruntée à Bergson
découle une conséquence importante : l’art vise une réalité sensible et singulière ; il part d’un
cas individuel. L’artiste ne perçoit pas le réel en général mais son expérience singulière, faite
d’expériences individuelles. Or le solipsisme de la pensée pose un problème de
communication entre l’artiste et autrui, une difficulté qu’il lui faudra dépasser ou du moins
contourner pour faire elle-même œuvre d’écrivain158.
156
Le goût cultivé pour l’analyse psychologique permettra à Beauvoir de se donner les moyens de « faire
comprendre » ses personnages. Elle a lu Valéry, mais c’est surtout l’analyse de Bergson qui la séduit. Elle classe
les grands romanciers à la lueur de Bergson : « Il serait passionnant d’étudier la psychologie des grands
romanciers à la lueur de Bergson. Nul n’a mieux que lui, pas même Valéry dans son étude sur Proust (Variété),
défini l’art du romancier moderne ; j’entends du type Fromentin, Rivière, Gide, Arland ; pour les caractériser je
dirais analystes, mais Manon Lescaut, La Princesse de Clèves sont des analyses et ce n’est pas du tout la même
chose ; maintenant je les appellerais plutôt intuitifs ou bergsoniens ». (CJ, 62)
157
« I – […] Un amour violent, une mélancolie profonde envahissent notre âme : ce sont mille éléments divers
qui se fondent, qui se pénètrent, sans contour précis, sans la moindre tendance à s’extérioriser les uns par rapport
aux autres ; leur originalité est à ce prix. Déjà ils se déforment quand nous démêlons dans leur masse confuse
une multiplicité numérique : que sera-ce quand nous les déploierons isolés les uns des autres dans ce milieu
qu’on appellera temps et espace ? Tout à l’heure chacun d’eux empruntait une indéfinissable coloration au
milieu où il était placé : le voici décoloré et tout prêt à recevoir un nom… » (Bergson, Essais sur les données
immédiates de la conscience, cité par Beauvoir, CJ, p. 57).
158
Pour Beauvoir comme pour Bergson, la nature du langage tient à cette ambiguïté qu’Éric Pommier a mise en
valeur : « […] d’un côté, le langage rend impersonnel chacun de mes états de conscience en les rendant
généraux, homogènes, morcelés, identiques à des choses ; de l’autre, ce morcellement rend possible le dialogue
54
Outre la différence de vision du monde entre moi et autrui, l’impuissance du langage à
atteindre le monde est aussi responsable de cette vision « intransposable ». Les premiers
signes de cette défaillance se font entendre dès 1926. Ils contribuent sans cesse à dévaloriser
le projet d’écriture de Beauvoir :
Si l’on n’arrive pas à bien écrire, on n’arrivera à rien ; à rien, même vis-à-vis de soi-même parce
qu’on ne peut pas objectiver sa pensée. Et c’est pourquoi je suis presque certaine que je
n’arriverai jamais à rien, bien que je sois certaine aussi de la valeur de certaines de mes
réactions : pensées, émotions. Mais je dois essayer, parce que je ne serai sûre de ma nullité
qu’après un essai, et que le point est assez important pour que je veuille l’éclaircir. (CJ, 87-88 ; je
souligne)
On notera l’effort accompli par l’apprentie-artiste pour mettre au jour les difficultés
rencontrées dans l’acte de création. Si elle ne doute pas de la richesse de sa pensée, elle se
heurte à un langage imparfait, inadéquat, incapable de rendre compte de sa vision intérieure :
Je voudrais crier toute ma richesse, toute ! et je ne sais pas parler ! et je saurais parler que je ne
pourrais dire le quart de ce que je voudrais dire ! Comment rendre objectif ce monde intérieur ? et
pourtant, c’est absolument différent du rêve, c’est une chose qui est. (CJ, 299)
Inapte au langage : la déficience est d’autant plus cruelle que cette tare se rajoute à l’essence
déjà imparfaite du langage. Toute chose existante, réelle, ne doit-elle pas être dicible, à
l’inverse du rêve ? Si l’existence est une réalité, pourquoi le langage ne parvient-il pas à la
saisir ?
Ce n’est pas tant que Simone ne sache pas parler qu’elle ne parvienne à exprimer ce qu’elle
souhaite communiquer à autrui. Les mots lui manquent souvent au moment où elle voudrait
s’exprimer, laissant flottante, dans le silence du non-dit, une part d’inexprimé. On trouve un
même questionnement chez Sartre, à la même époque, lorsqu’il témoigne de sa fascination
pour l’inexprimé de l’œuvre littéraire, mais aussi de tout acte d’écriture : une lettre à Simone
Jollivet datée de 1926 nous apprend que « personne ne peut dire exactement ce qu’il veut. Le
truc c’est de donner à la phrase un air d’incomplet, de mystérieux, d’infiniment approché qui
incite le lecteur à faire lui-même sans les mots le travail de complément159. » Beauvoir semble
lui répliquer, lorsque, dans son propre journal, elle note le 10 septembre 1926 « qu’on ne peut
tout dire » (CJ, 87). Le lecteur a donc pour fonction de faire émerger ce que les mots ne
peuvent contenir de réalité, de compenser le manque inhérent au langage. Une différence,
néanmoins, apparaît : si Sartre situe le problème du côté de la qualité de l’expression, c’est-àdire en termes de précision, d’exactitude du contenu, Beauvoir souligne que le contenu excède
le langage, qui ne peut accueillir en son sein la totalité de ce qu’elle a l’intention d’exprimer.
Cette insistance sur la totalité du dit et de l’écrit, sur la nécessité de tout dévoiler, expliquer,
et, in fine, transmettre, est à la source de son désir romanesque.
entre les hommes. » (« La relation à autrui chez Bergson », Philonsorbonne, n° 4, 2009-2010, p. 49, URL :
http://edph.univ-paris1.fr/phs4/pommier.pdf).
159
J.-P. Sartre, Lettres au Castor et à quelques autres, 1926-1939, éd. établie, présentée et annotée par Simone
de Beauvoir, Paris, Gallimard, coll. « Blanche », 1983, p. 20.
55
Le conflit langagier est ancien, il surgit d’une enfance où la fillette se rebellait contre
l’arbitraire du signe, qu’il s’agisse de l’écriture ou de la note de musique. Entre le mot et la
chose, nulle ressemblance, mais plutôt une déficience : dans son apprentissage de la lecture,
cette vérité engendre une profonde frustration pour la fillette qui rêvait d’une identité
formelle, d’une relation motivée entre les mots et la réalité à laquelle ils se rapportent. En
prenant le parti de Cratyle contre Socrate, elle s’opposait à la décision du législateur de la
langue, à l’arbitraire de l’autorité. Ses accès de rébellion s’inscrivaient plus généralement
dans un mouvement d’insurrection contre les ordres et les interdits qui brimaient sa volonté et
dont les adultes se targuent d’être les garants. Le langage cristallisa ses forces de résistance au
« dressage » qu’elle subissait, c’est-à-dire à son éducation. La mémorialiste rappelle
comment, enfant, elle a appris à lire ; elle consacre un long passage à l’expérience de sa toute
première lecture :
On m’avait fait jouer de bonne heure avec des lettres. À trois ans je répétais que le o s’appelle o ;
le s était un s comme une table est une table ; je connaissais à peu près l’alphabet, mais les pages
imprimées continuaient à se taire. Un jour, il se fit un déclic dans ma tête. Maman avait ouvert sur
la table de la salle à manger la méthode Regimbeau ; je contemplais l’image d’une vache, et les
deux lettres, c, h, qui se prononçaient ch. J’ai compris soudain qu’elles ne possédaient pas un nom
à la manière des objets, mais qu’elles représentaient un son : j’ai compris ce que c’est qu’un signe.
J’eus vite fait d’apprendre à lire. Cependant ma pensée s’arrêta en chemin. Je voyais dans l’image
graphique l’exacte doublure du son qui lui correspondait : ils émanaient ensemble de la chose
qu’ils exprimaient si bien que leur relation ne comportait aucun arbitraire. L’intelligence du signe
n’entraîna pas celle de la convention. C’est pourquoi je résistai vivement quand bonne-maman
voulut m’enseigner mes notes. […] Je n’apercevais rien de commun entre le papier réglé et le
clavier. Quand on prétendait m’imposer des contraintes injustifiées, je me révoltais ; de même, je
récusais les vérités qui ne reflétaient pas un absolu. Je ne voulais céder qu’à la nécessité […].
(MJFR, 30-31 ; je souligne)
À cinq ans, Simone se pensait comme « un individu complet160 », capable de penser le
rapport des mots aux signes sur la page, de contester la « convention » et avec elle l’autorité
maternelle. Si la précocité de la fillette, appuyant une intelligence tout à fait exceptionnelle,
participe pleinement de l’entreprise de justification des Mémoires, en établissant un rapport
entre ses colères enfantines et le conflit originel avec l’arbitraire, elle ne révèle pas moins une
des failles de son rapport au langage, qui résistera au temps. Toute l’entreprise d’écriture
consistera, justement, à surmonter cet écart du mot aux choses, à substituer à un langage
conventionnel déficient un autre type de langage, articulé à partir de la nature des êtres,
appelons-le, pour le moment, métaphysique.
On pourrait distinguer deux types de langages, dont l’opposition travaille nombre de pages
des Cahiers : un langage factice, qui n’épouserait pas le « moi profond » et qui fonde la
communication habituelle avec autrui, et un langage écrit, poétique, qui est une forme de
communication indirecte plus difficilement saisissable. Le premier débouche sur une aporie
existentielle : il ne peut rien nous révéler de nous-mêmes car il reste en surface de l’être.
160
Beauvoir note dans les Mémoires : « […] je me promis, lorsque je serais grande, de ne pas oublier qu’on est à
cinq ans un individu complet. » (MJFR, 20)
56
Beauvoir se heurte souvent à ce langage qui aboutit à des mésinterprétations, des formes de
quiproquos ou des malentendus. Il existe en effet un divorce entre l’intentionnalité de mon
propos et l’image que le destinataire fonde de moi-même. À la fin du troisième cahier, elle
note : « Les autres ne connaissent que ce que nous exprimons de nous ; quand même cette
expression serait la plus sincère du monde, elle n’est pas notre essence même » (CJ, 301).
Elle utilise alors une formule pour décrire le moi qui est exprimé, celui qui est directement
saisissable par autrui et qui est véhiculé par les journaux intimes ou les correspondances : « le
moi-expression »161 ; elle le distingue de « l’être métaphysique » ou du « moi profond » qui
serait l’être premier. De ce divorce radical, Beauvoir en déduit une conséquence morale,
l’irresponsabilité de ce qui émane de soi et se voit confronté à autrui : en quelque sorte, nous
ne sommes pas responsables de l’image de soi que nous tendons à autrui. Il naît de soi une
image qui échappe à l’intention du sujet. Dès lors, il est difficile de savoir qui, de soi ou
d’autrui, endosse le plus de responsabilité face à la réalité.
Dans ces moments de grande intensité existentielle, qui trahissent une obsession maniaque
pour les mêmes questionnements, Beauvoir fait voisiner le concept et l’image et choisit
l’allégorie :
Un sourd qui joue de la musique : il ne voit que les mouvements de ses mains et les juge sans
grâce : l’auditoire applaudit son talent. Lui, du dedans, il n’a rien éprouvé qui justifie ses
applaudissements. Qui a raison, le sourd ou l’auditoire ? (La musique est une réalité pourtant.)
(CJ, 301)
La fable du « sourd » nous paraît particulièrement efficace pour traduire l’inadéquation du
langage à ce qui relève du sentiment ou du moi profond. Le sourd est mécontent de la
musique qu’il joue. Il estime son talent inférieur à l’image de lui-même, matérialisée par les
applaudissements qu’il reçoit de son auditoire. De la même manière, le langage peut produire
un effet que le sujet parlant ne maîtrise pas directement, et qui peut même être en inadéquation
avec son intention initiale. Le langage, musical ou ordinaire, n’épouse pas l’intériorité du
sujet. Dès lors, il n’y a pas de commune mesure entre la parole proférée — vidée de toute
émotion, de tout contenu affectif dans le cadre de la fable — et l’image que l’on donne de soi,
qui justifie l’appréciation positive ici de l’auditoire. La fable est frappante à plus d’un titre :
ce qui régit les relations entre les individus, ce n’est pas la pensée, inatteignable à autrui, ce
n’est pas non plus l’âme ni le cœur, mais bien ce qui relève du corps : les mouvements des
mains traduisent le mouvement de la bouche, c’est-à-dire le langage. Le langage est ainsi
présenté indépendamment du sujet qui la penserait (« il ne voit que les mouvements de ses
mains »), comme si le sujet déroulait mécaniquement son jeu.
On retrouve le divorce entre comprendre et éprouver, ou entre la raison et le sentiment.
Lorsqu’elle évoque ses relations avec Mlle Mercier, Simone met l’accent sur la rupture entre
161
La distinction entre « moi-expression » et « moi profond » renvoie à une autre distinction, celle de
l’expression et de la création. Michel Leiris, dans son prière d’insérer de 1939, en tête de L’Âge d’homme, ne
dira pas autre chose en renvoyant du côté de la simple expression, jugée inférieure à la création, les « romans
autobiographiques, journaux intimes, souvenirs, confessions » (M. Leiris, L’Âge d’homme, Paris, Gallimard,
1939 ; coll. « Folio », 2003, p. 10).
57
l’intériorité et l’extériorité. Certes, Mlle Mercier comprend les faiblesses de Simone dont ellemême a honte, mais elle ne les éprouve pas : « Des choses qu’on voit du dehors sont
émouvantes qui vues du dedans sont écœurantes » (CJ, 300). Nous touchons là à une faille
cruciale dans la représentation de soi et du monde : subsistera toujours chez Beauvoir un
doute sur la fausseté des jugements portés par et sur autrui, une conscience aiguë de la
facticité de l’image de soi. Ce doute, elle le reprendra à son compte et le fera servir au roman
en utilisant la multiplicité et la simultanéité des points de vue pour décrire une même réalité.
Tel est le problème central de l’art formulé dans les Cahiers : sont tour à tour interrogées
les questions relatives à l’expression, au langage et à la perception — l’effet de l’art. La
question de la communication enveloppe aussi bien celle de l’accès au langage, aux moyens
propres à l’art, que celle de la perception par autrui. La création romanesque, pour le moment,
se voit donc empêchée, en amont comme en aval, par un artiste au langage déficient et une
technique inapte à transmettre un monde intérieur, à l’objectiver pour le rendre
immédiatement saisissable par autrui.
Après l’expérience lectorale perçue dans sa dimension physique — dans le moment précis
de l’acte de lecture, hic et nunc — et intellectuelle — le temps réflexif de la lecture, dans un
après-coup de l’acte —, il nous faut interroger un troisième moment de l’expérience qui vaut
comme action dans le monde. En effet, l’expérience lectorale se dote d’une dimension éthique
ou d’une posture polémique en accompagnant la lecture d’un geste subversif.
1.3. Lire : une activité subversive
Sous l’Œil des Barbares, livre des vingt ans non seulement de Barrès, mais de la génération qui est
sa contemporaine, est l’hyperbole de cette vie solitaire, d’où naît l’orgueil paradoxal d’une
adolescence froissée qui se redresse en défi162.
La formule de Thibaudet à propos de l’œuvre magistrale de Maurice Barrès sied
parfaitement à la posture beauvoirienne des années vingt. Elle est le modèle même de cette
« adolescence froissée qui se redresse en défi ». Le 17 août 1926, la diariste dit vouloir
« [t]ravailler, et travailler beaucoup ; avec ardeur même et plaisir si possible, sans craindre
d’être trop intellectuelle : il n’y a plus de danger… » (CJ, 65). Pour comprendre l’esprit de
révolte qui s’exprime dans la violence du parti-pris intellectuel ou intellectualiste, il faut
revenir aux années d’enfance, au monde d’avant la « chute ».
Les souvenirs de la petite enfance de Simone sont ceux d’une jeunesse dorée, d’un univers
familial idyllique mais contrasté, terni par des failles, des conflits qui se révèleront de plus en
plus fortement dans son existence et qui décideront de sa complète « libération ». Éliane
Lecarme-Tabone a bien montré le dispositif dialectique à l’œuvre dans les Mémoires d’une
jeune fille rangée, reposant sur une progression logique qui s’opère « à travers des
renversements constants du négatif en positif ou du positif en négatif, contradictions elles-
162
Albert Thibaudet, Histoire de la littérature française de 1789 à nos jours, Notice par Léon Bopp et Jean
Paulhan, Paris, Éd. Stock, 1936, p. 473.
58
mêmes dépassées dans des synthèses positives163 ». Mais une autre grille d’interprétation peut
être superposée à cette dialectique. L’histoire individuelle de Beauvoir est marquée par une
« chute ». Nous donnons sciemment à ce terme une dimension existentielle, voire
existentialiste, puisque nous l’empruntons à Sartre, à partir de L’Être et le Néant et surtout de
L’Idiot de la famille, qui est tout entier l’histoire d’une « chute », « c’est-à-dire le récit
interprétatif de la relation complexe qu’une singularité humaine entretient avec un événement
— ou une série d’événements — qui marque sa temporalité propre selon un “avant” et un
“après” singuliers164 ». La chute introduit donc dans l’histoire d’une vie une rupture ; en tant
qu’événement, elle y fait apparaître quelque chose d’inédit, de radicalement autre. Dans la
perspective ouverte par la dimension existentielle de la chute, nous voudrions interroger
l’expérience beauvoirienne.
1.3.1. Le monde avant la « chute »
La « chute » de Beauvoir est précédée d’un « âge d’or », qui correspond à la période durant
laquelle les parents de Simone lui assurent une protection sans failles. Suivant les coutumes
établies dans les familles de l’époque, le père ne suit que de loin l’éducation du nourrisson. La
mère prend soin de veiller sur la vie organique et religieuse de Simone, tandis que le rôle du
père est dévolu à la direction de sa formation morale et intellectuelle. Ce partage de
l’éducation est loin de déplaire à la petite fille qui y trouve, même, un certain équilibre. Sa
mère lui assurait par sa tendresse une totale justification, en l’acceptant dans sa totalité, en
reconnaissant en elle une enfant avec « les déficiences de son âge » (MJFR, 55). Avec sa
mère, elle reste une enfant, tandis qu’elle doit prouver son intelligence à son père : les rôles
sont nettement partagés. La mère exerce sur Simone une autorité naturelle qui conditionne
toute son existence : « […] tout reproche de ma mère, le moindre de ses froncements de
sourcils, mettait en jeu ma sécurité : privée de son approbation, je ne me sentais plus le droit
d’exister » (MJFR, 56). Lorsque Simone est sous le joug maternel et doit essuyer un blâme,
elle se tourne naturellement vers son père pour recueillir son approbation et son secours. En
grandissant, elle redoute de plus en plus l’autorité maternelle, sentant croître en elle une
hostilité et le sentiment d’une menace pour son existence, en somme, le risque de sa propre
déchéance.
Si Beauvoir dit avoir éprouvé des sentiments amoureux pour sa mère, ils furent éphémères.
Simone enfant idéalisa sa mère et la dota de toutes les qualités féminines et maternelles
traditionnelles. Mais celle-ci était, déjà, « plus lointaine et plus capricieuse » (MJFR, 10) que
Louise, la femme de chambre. C’est donc naturellement sur le père que Simone reporta toute
son affection. Comme le note Deirdre Bair :
Jusqu’à l’âge de dix ou onze ans, elle était restée « fixée » sur sa mère, seul être parfait de son
existence, et à l’adolescence elle reporta son affection sur son père. Ses sentiments pour lui,
163
Éliane Lecarme-Tabone, Mémoires d’une jeune fille rangée de Simone de Beauvoir, Paris, Gallimard, coll.
« Foliothèque », 2000, p. 58.
164
Alfredo Gomez-Muller, Sartre. De la nausée à l’engagement, Paris, Éditions du Félin, coll. « Les marches du
temps », 2004, p. 27.
59
surtout après qu’il eut pris une place si prééminente dans le domaine qui comptait le plus pour elle
— le choix de ses lectures —, se transformèrent en une telle adoration, que, près de cinquante ans
plus tard, elle qualifiait celle-ci de « complexe d’Œdipe ». Beauvoir reconnaissait que cette
affection étant non pas physique mais intellectuelle, « c’était vraiment un amour de tête, en
effet »165.
Georges, le père, occupe une place centrale dans la vie affective et morale de Simone. Il
s’intéresse à elle, la flatte, l’initie à la vie et aux livres, tandis qu’elle lui voue, en retour, une
adoration inconditionnelle. « Nos rapports se situaient dans une sphère limpide où ne pouvait
se produire aucun heurt », écrit Beauvoir (MJFR, 52). Georges instaure un espace de
conversation, de communication avec Simone où les deux « esprits » circulent librement, sans
gêne, et dans une complète transparence : le père confère du sens et de la valeur à l’existence
de Simone en lui communiquant très tôt le goût de la lecture et de la littérature et en flattant
ses progrès et ses qualités, notamment lors de l’apprentissage de l’écriture : « Comme je lisais
beaucoup, je faisais peu de fautes et il disait avec satisfaction que j’avais l’orthographe
naturelle » (MJFR, 51). Simone attend l’approbation de son père pour se sentir comme un
sujet plein, à part entière. Il est le seul à la traiter comme une personne « achevée ». Il est fort
probable que Beauvoir se souvienne de son père, en 1944, lorsqu’elle souligne, dans Pyrrhus
et Cinéas, l’importance du regard approbateur de « l’autre », le père ou la mère, pour la
formation intérieure de l’enfant :
Dès qu’un enfant a achevé un dessin ou une page d’écriture, il court les montrer à ses parents ;
il a besoin de leur approbation autant que de bonbons ou de jouets ; le dessin exige un œil qui le
regarde : il faut que pour quelqu’un ces lignes désordonnées deviennent un bateau, un cheval ;
alors le miracle s’accomplit, et l’enfant contemple avec orgueil le papier bariolé ; il y a là
dorénavant un vrai bateau, un vrai cheval ; seul avec lui-même, il n’eut pas osé se fier à ces traits
hésitants. (PC, 68)
L’estime et la confiance en soi de l’enfant passent par le détour du regard adulte qui, comme
dans la Genèse, fait apparaître l’essence même des choses et valorise, en retour, le travail de
l’enfant.
Au lieu de se pencher sur elle, Georges la hausse jusqu’à lui, la considérant comme une
grande personne, jusqu’à ce qu’elle retombe « au niveau ordinaire », celui qui la lie à sa
mère166. C’est donc au père qu’il faut attribuer toute la lecture positive de l’enfance de
Simone dans les Mémoires : la découverte formidable du monde du savoir, les splendeurs du
monde visible, tout cet univers rassurant de la petite enfance a participé de l’éveil de la petite
fille, et du même coup de sa précocité. Forte de cet appui paternel, elle jouit d’une situation
privilégiée dans le monde : « Pour l’instant, je me sentais protégée et guidée à la fois sur la
terre et dans les voies célestes. » (MJFR, 59) Reconnue par son idole, Georges, Simone se
trouve consacrée : elle a une place dans le monde et sa vie trouve une raison d’être ; protégée
165
D. Bair, op.cit., p. 65.
« Quand je retombais au niveau ordinaire, c’est de maman que je dépendais ; papa lui avait abandonné sans
réserve le soin de veiller sur ma vie organique, et de diriger ma formation morale. » (MJFR, 52)
166
60
contre toute inquiétude elle est, en somme, justifiée. L’âge d’or apparaît donc comme l’âge
d’un lien fort avec l’autre où il y avait communion avec le père et reconnaissance réciproque.
Dans ces conditions, l’amour de la lecture est le prolongement naturel de l’adoration portée
au père. La lecture a toujours eu une influence considérable sur Beauvoir : « Depuis le
berceau, l’influence qui s’était exercée avec le plus de force dans sa vie, après celle de ses
parents, avait été la lecture167. » En réalité, l’influence du père s’exerce dans le même temps
que l’influence livresque : il en est l’initiateur et le garant. Les premières lectures à voix haute
de Georges sont un enchantement :
Ses premiers souvenirs lui montraient Georges faisant la lecture à Françoise, Simone et Hélène
assises à proximité, habituellement occupées à regarder les illustrations et à tourner sans bruit les
pages de leurs propres livres d’images, tandis que la voix mélodieuse de leur père prononçait des
mots qu’elles n’étaient pas encore assez grandes pour comprendre. Il y avait des moments d’extase
quand il lisait, surtout à leur intention, des histoires comme Le Voyage de M. Perrichon.
La lecture est d’abord une joie pour l’oreille et un bonheur pour l’œil, grâce aux livres
d’illustrations ou à la couverture fameuse de la Bibliothèque rose qui trônait sur une étagère
au-dessus du lit de Simone. Si ses parents lui inculquent dès son plus jeune âge le respect des
livres, une sélection rigoureuse préside à leurs lectures. Le livre doit instruire et offrir des
exemples moraux. Les contes religieux et moralisateurs doivent édifier Simone à sept ans.
C’est le temps des Contes de ma mère l’Oye de Perrault, que lui lit sa mère, de La Poupée
modèle, une publication destinée à la jeunesse. Les « livres enfantins » sont ses premières
lectures, qui, malgré leur conformisme, élargissent considérablement son horizon :
À plat ventre sur la moquette rouge, je lisais Madame de Ségur, Zénaïde Fleuriot, les contes de
Perrault, de Grimm, de Mme d’Aulnoy, du chanoine Schmidt [sic], les albums de Töpffer,
Bécassine, les aventures de la famille Fenouillard […], et la série des « Livres roses », édités par
Larousse, qui racontaient les légendes de tous les pays du monde et pendant la guerre des histoires
héroïques. (MJFR, 70-71)
Avec Georges, les livres ouvrent sur la discussion : « Georges parlait à Simone comme à
une petite adulte aussi cultivée que lui. Il choisissait ses livres et entendait en discuter avec
elle une fois qu’elle les avait lus168». Il lui prépare des programmes de lectures :
Pour former mon goût littéraire, il avait constitué, sur un carnet de moleskine noire, une petite
anthologie : Un Évangile de Coppée, Le Pantin de la petite Jeanne de Banville, Hélas ! Si j’avais
su ! d’Hégésippe Moreau, et quelques autres poèmes. (MJFR, 51-52)
Georges estime en effet que sa fille mérite des nourritures intellectuelles plus solides que les
auteurs du programme scolaire. Il privilégie donc des œuvres censées convenir à une
adolescente, et fait un choix de poèmes et de récits d’écrivains. Abonné à la revue Comœdia,
167
168
D. Bair, op. cit., p. 72.
Ibid., p. 46.
61
il initie la jeune fille au théâtre, lui lit des comédies de Labiche ou des pièces comme Cyrano
de Bergerac de Rostand. Simone baigne dans l’univers théâtral dès son plus jeune âge.
Son père, issu d’une « bourgeoisie austère » par sa mère, revendique très vite les mœurs et
les valeurs aristocratiques : « Il appréciait les gestes élégants, les jolis sentiments, la
désinvolture, l’allure, le panache, la frivolité, l’ironie. Les sérieuses vertus que prise la
bourgeoisie l’ennuyaient. » (MJFR, 47) Ainsi rejette-t-il le monde bourgeois avec ses
convenances. Il trouve alors dans la pratique du théâtre une vocation insolite mais, surtout,
une solution existentielle à son manque aristocratique et à son indétermination sociale. En
devenant acteur, il devient homme du monde. « Il se donna au théâtre parce qu’il ne se
résignait pas à la modestie de sa position : il n’envisageait pas de déchoir. » (MJFR, 49) Dès
lors, en forçant les portes de cette société à laquelle il veut appartenir, il côtoie les gens
d’esprit et mène une vie mondaine. Sa situation de cadet, son opposition à son frère, Gaston, à
qui reviendra l’immense domaine de Meyrignac, ses succès scolaires, l’amènent à revendiquer
son individualisme et à se reconnaître des dons :
Il dédaignait les succès qui s’obtiennent par le travail et l’effort ; d’après lui, si on était « né », on
possédait des qualités irréductibles à tout mérite : esprit, talent, charme, race. L’ennui, c’est qu’au
sein de cette caste à laquelle il prétendait, il se trouvait n’être rien ; il avait un nom à particule,
mais obscur, qui ne lui ouvrait ni les clubs, ni les salons élégants ; pour vivre en grand seigneur,
les moyens lui manquaient. (MJFR, 47-48 ; je souligne)
Beauvoir gardera le souvenir douloureux de l’imposture de son père, de sa position en porteà-faux avec ses origines sociales. Mais le costume du comédien, sa principale faiblesse, ne
fait qu’exacerber la passion que Simone entretient pour son père :
Toute petite, il m’avait subjuguée par sa gaieté et son bagou : en grandissant, j’appris à l’admirer
plus sérieusement ; je m’émerveillai de sa culture, de son intelligence, de son infaillible bon sens.
À la maison, sa prééminence était indiscutée ; ma mère, plus jeune que lui de huit ans, la
reconnaissait de bon cœur : c’était lui qui l’avait initiée à la vie et aux livres. (MJFR, 51)
À onze ans, Simone vit un « amour de tête » avec son père et se sent presque être « en
couple169 » avec lui : elle est, incontestablement, sa préférée.
1.3.2. La double « chute » de Beauvoir
L’histoire de Simone est marquée par deux moments d’un même drame qui advient par
l’effondrement des liens de reconnaissance qui reliaient l’enfant à son monde familial. C’est
d’abord l’univers maternel qui s’effondre, puis, de manière plus violente encore, l’emprise
paternelle.
On trouve trace de la première « chute » dans les Mémoires d’une jeune fille rangée si on
analyse le récit interprétatif d’une expérience originelle vécue par Simone aux alentours de sa
169
Ces deux expressions (« amour de tête » et « en couple ») sont de Beauvoir elle-même, qui explique ses
rapports à ses parents dans un entretien réalisé par Francis Jeanson (« Entretiens avec Simone de Beauvoir »,
dans Simone de Beauvoir ou l’entreprise de vivre, Paris, Éditions du Seuil, 1966, p. 253 et 255).
62
cinquième ou sixième année. La scène apparaît au début des Mémoires, alors que Beauvoir
évoque son appétit enfantin et souligne la prise de possession du monde par le biais de
l’oralité. La fillette se voit grandir et, en même temps, elle pressent ce qu’un tel phénomène
peut avoir de mortifiant dans l’univers maternel, coloré, rassurant, qui est le sien :
Le soleil caressait le parquet ciré et les meubles en laqué blanc. Je regardais le fauteuil de maman
et je pensais : « Je ne pourrai plus m’asseoir sur ses genoux. » Soudain l’avenir existait ; il me
changerait en une autre qui dirait moi et ne serait plus moi. J’ai pressenti tous les sevrages, les
reniements, les abandons et la succession de mes morts. (MJFR, 12-13 ; je souligne)
On est frappé de voir apparaître le substrat philosophique et existentialiste dans la narration de
l’épisode, et surtout de constater qu’il s’intègre sans ambiguïté à la pensée de la fillette. Toril
Moi a raison de souligner que « Beauvoir se lance discrètement mais sans doute possible dans
une description de cet univers au moyen de catégories strictement existentialistes170 ». Si
« l’existentialisme est en 1958 une façon spontanée pour Beauvoir de se représenter le
monde », il est aussi une méthode de pensée qui informe et structure le récit interprétatif de la
construction de son identité. En d’autres termes, Beauvoir superpose sur cet événement la
signification existentialiste d’une « chute » qui doit justifier les révoltes enfantines, telles
qu’elles apparaîtront dans la suite du texte. Après le récit de la scène d’enfance, une fable
vient illustrer le conflit ontologique de Simone, tel qu’il s’est révélé dans ses premières
années :
Je mangeais pourtant, et j’étais fière de grandir ; je ne souhaitais pas demeurer à jamais un bébé. Il
faut que j’aie vécu ce conflit avec intensité pour me rappeler si minutieusement l’album où Louise
me lisait l’histoire de Charlotte. Un matin, Charlotte trouvait sur une chaise au chevet de son lit un
œuf en sucre rose, presque aussi grand qu’elle : moi aussi, il me fascinait. Il était le ventre et le
berceau, et pourtant on pouvait le croquer. Refusant toute autre nourriture, Charlotte rapetissait de
jour en jour, elle devenait minuscule : elle manquait se noyer dans une casserole, la cuisinière la
jetait par mégarde dans la caisse à ordures, un rat l’emportait. On la sauvait ; effrayée, repentante,
Charlotte se gavait si gloutonnement qu’elle enflait comme une baudruche : sa mère conduisait
chez le médecin un monstre ballonné. Je contemplais avec une sage appétence les images illustrant
le régime prescrit par le docteur : une tasse de chocolat, un œuf à la coque, une côtelette dorée.
Charlotte retrouvait ses conditions normales et j’émergeais saine et sauve de l’aventure qui
m’avait tour à tour réduite en fœtus et changée en matrone.
Je continuais à grandir et je me savais condamnée à l’exil […]. (MJFR, 13)
L’histoire de Charlotte agit dans l’imaginaire de Simone comme un exorcisme de ses peurs,
puisqu’elle expérimente à travers la fiction deux états opposés entre lesquels elle cherche une
place intermédiaire, correspondant à la normalité : le minuscule et l’infiniment grand. Dans
cette aventure, l’expérience de la « chute » apparaît au sens propre, et en sous-main, dans la
représentation du premier état de Charlotte : « [elle] rapetissait de jour en jour, elle devenait
minuscule : elle manquait se noyer dans une casserole, la cuisinière la jetait par mégarde
dans la caisse à ordures, un rat l’emportait ». Or, la fable est ambiguë puisqu’elle ne désigne
pas directement le responsable de la farce : n’est-ce pas la mère qui est la cause de toutes ces
170
Toril Moi, op. cit., p. 42.
63
mésaventures ? L’œuf en sucre rose trouvé sur une chaise au chevet de son lit est, nous dit
Beauvoir, à la fois « le ventre et le berceau » : il représente la mère par une double
synecdoque particularisante. C’est encore la mère qui conduit Charlotte chez le médecin parce
qu’elle a trop grossi, la même mère qui prononce ces paroles pour faire grandir Simone :
« Une cuiller pour bon-papa… ». En attirant la jeune fille avec un œuf en sucre, en l’appâtant
de cette manière171, la mère a causé la perdition de sa fille, et il faudra l’intervention d’un
tiers, le médecin, pour que Charlotte retrouve ses dimensions normales. Le monde maternel
est donc présenté comme particulièrement néfaste et lié à l’expérience de la chute. Dans la
conclusion de la fable, Simone rapporte le double état de Charlotte à l’existence organique (la
réduction en « fœtus »), tandis que le ballonnement subi est assimilé à un devenir« matrone ». Un déplacement s’est produit entre la mère-protectrice et la mère-matrone, que
Charlotte, alias Simone, est susceptible, à son tour, de devenir.
Ce que révèle une telle fable alimentaire, populaire, baroque, et son insertion dans les
Mémoires juste après l’épisode du « fauteuil de maman », c’est l’emprise de l’univers
maternel sur la jeune Simone, et plus généralement, l’idéologie étouffante de son enfance. La
destitution de la figure maternelle a d’ailleurs comme corollaire la valorisation d’une autre
figure, la femme de chambre, Louise, qui s’est substituée très tôt au rôle maternel de
Françoise : « C’est à Louise que j’ai dû la sécurité quotidienne » (MJFR, 10). Adeline Caute a
bien mis en valeur l’attitude de négation qu’incarne la mère dans les Mémoires :
Il n’en demeure pas moins qu’à l’exact inverse du père de Simone, Françoise est présentée comme
négation. Est-il besoin de commenter le fait que le premier mot prononcé par elle dans les
Mémoires soit « Non » ? Et en effet, malgré des éclaircies ponctuelles, la majorité des descriptions
de Françoise ont cela de commun qu’elles sont négatives (aussi bien dans la lettre du texte qu’à un
niveau psychologique), qu’elles représentent la mère de Simone comme antipathique ou bien
comme victime. […] grégaire quand elle n’est pas violente, le personnage de Françoise fonctionne
comme frein172.
La première chute, celle, précoce, de l’univers maternel, avec son lot de frustrations et de
rejets, était donc consommée. Il ne restait plus qu’à l’autre sommet important du triangle
protecteur — celui formé par Françoise, Georges et Louise —, c’est-à-dire au père, de causer
la chute, plus tardive mais plus profonde encore, de Beauvoir dans l’existence.
À dix-huit ans, Beauvoir se dit « malheureuse », malgré son entourage et le travail qui
l’occupe. Elle connaît « une espèce de dépit amoureux, une espèce de rupture » entre son père
et elle, qui lui a été « extrêmement pénible », en somme, « une très grande déception dans
l’âge ingrat, quand mon père, au fond, [l]’a “lâchée”173 ». Beauvoir souffre de ne plus être
171
Le narrateur partage la fascination de Charlotte pour l’objet inédit, mystérieux, dans une identification totale
avec le personnage : « […] moi aussi, il me fascinait ».
172
Adeline Caute, « Françoise de Beauvoir par Simone de Beauvoir : questions de maternité », Simone de
Beauvoir cent ans après sa naissance. Contributions interdisciplinaires de cinq continents, Thomas Stauder
(éd.), Gunter Narr Verlag Tübingen, p. 48.
173
Toutes ces expressions sont de Beauvoir. Voir Francis Jeanson, « Entretiens avec Simone de Beauvoir », op.
cit., p. 253.
64
« reconnue » par lui. À quinze ans, il s’agissait d’un manque de reconnaissance physique : son
père la trouvait laide et dirigea son intérêt sur sa sœur, Hélène, qu’il commence à orienter vers
une carrière artistique en l’emmenant voir des opérettes et des pièces à la Comédie-Française.
Mais l’indifférence et la sécheresse paternelle sont bientôt dirigés contre l’intellectuelle et
vécus par elle comme une injustice : « Plus tard, c’est devenu vraiment une déception
intellectuelle. À dix-huit ans, c’était l’idée d’une injustice : quoi ? il me fait faire des études,
et puis il n’est pas capable d’être vraiment content que je les fasse et — justement — de me
reconnaître174 ». Son père, à présent, ne la soutient plus : il se détourne d’elle, sans qu’elle en
comprenne directement la cause. Simone finit par être coupée de l’univers maternel comme
du père, dans une forme d’opposition radicale, comme elle l’explique à Francis Jeanson :
Il s’est trouvé qu’en effet, d’une certaine manière, ils se sont tout à fait réparti les tâches : elle
représentait le côté contingent, en même temps que la dimension morale et religieuse d’ailleurs ; il
représentait, lui, le côté intellectuel et l’ouverture sur le monde. Oui, c’est bien certain : c’est elle
qui a compté d’abord ; et quand il s’est mis à compter à son tour, elle comptait tout de même
encore pour moi, mais, évidemment, mon attitude à son égard s’est faite plus hostile… De sorte
que j’ai fini par me retrouver, en somme, coupée de l’un comme de l’autre, qui étaient tous les
deux ligués contre moi. Parce qu’en effet ce qu’il y a eu, c’est qu’ils s’entendaient très bien quand
j’étais petite, mais en étant différents quant au rôle que chacun tenait à mon égard. Par la suite, au
contraire, c’est de la même façon qu’ils se sont opposés à moi175.
La conversion de Simone au monde intellectuel paternel n’aura donc duré qu’un temps,
celui, idyllique, d’une communion des âmes que Beauvoir érigera en modèle pour sa propre
vie sentimentale et amoureuse. Cette grave crise affective déclenchée par le désintéressement
du père pour l’intellectuelle qu’elle est en passe de devenir — liée en grande partie à une
grave crise familiale et financière176 — plonge irrémédiablement Simone dans le double
refuge matriciel, celui des livres et du journal intime, un exil non pas forcé, mais choisi.
Beauvoir passe alors de la lecture « contrainte », celle qu’on lui impose depuis son enfance, à
la posture du lecteur autodidacte, dont l’histoire personnelle remanie toute une tradition
familiale, scolaire, pédagogique, et qui se dote d’un pouvoir de transgression : toute
l’éducation par les livres que son père lui a transmise se retourne contre lui à partir de 1926.
Nous avons vu précédemment que Beauvoir découvrait avec Jacques toute une littérature
qui lui était jusque-là refusée. L’expérience des livres la projette dans la modernité, et la
littérature contemporaine devient synonyme de liberté et d’indépendance intellectuelle et
morale. La position du lecteur se pose d’emblée comme subversive. Enfin Simone échappe-telle au contrôle de sa mère et à cette censure littéraire qui s’exerça pendant de nombreuses
années. Certes, Simone dérogeait de temps en temps à la loi familiale qui lui interdisait la
lecture de certains ouvrages. Lorsqu’elle passa les épreuves de la première partie de son
174
Ibid., p. 254.
Ibid., p. 255-256.
176
Plusieurs désastres financiers sont à l’origine du déclassement de sa famille : faillite du grand-père maternel,
dot de la mère en conséquence jamais versée, perte des valeurs russes en 1917 et carrière du père brisée par la
guerre.
175
65
baccalauréat, à seize ans, elle aimait flâner sous les arcades de l’Odéon, s’attardant des heures
devant les éventaires des bouquinistes, et lisant les romans des Goncourt ou encore de Colette,
« dont les œuvres l’attiraient tout particulièrement car elles l’introduisaient dans le monde
inconnu des adultes, dont elle s’apprêtait elle-même à franchir le seuil177». Mais Simone ne
pouvait guère lire que des livres pour ainsi dire « prémâchés » par sa mère, qui, par exemple,
lisait d’abord elle-même les contes de Perrault et les histoires de la comtesse de Ségur avant
de les proposer à sa fille. Son père expliquait par leur « snobisme » le succès des auteurs
étrangers et des auteurs modernes. Quand Georges vit sa fille lire Gide, « il explosa ». « Et
quand je me mis à lire Cocteau, Barrès, Radiguet, Alain-Fournier, alors là !...178 ».
Un double mouvement semble avoir profondément marqué la vie intérieure de Simone à
cette époque. Si le désir de connaissance allait de pair avec une perte de l’influence et du
pouvoir de son père sur elle, l’image paternelle se voyait, dans le même temps, définitivement
remplacée par une autorité livresque qui ne cesserait plus d’influencer Simone. La rupture
avec le père était définitivement consommée. Mais cette substitution intérieure n’allait pas
sans quelque déchirement. En 1982, à l’époque où Beauvoir se livre à sa biographe et essaie
de reconstituer la période où son père finit par tomber de son piédestal, « la seule évocation de
certains auteurs qu’elle avait lus à l’époque réveillait très vite des émotions si pénibles qu’elle
avait du mal à poursuivre son énumération179».
1.3.3. La naissance d’une « femme de carrière moderne180»
René Girard, dans son article intitulé « Mémoires d’une existentialiste rangée », commente
le destin des jeunes filles rangées en ces termes :
Tôt dans la vie, Mlle de Beauvoir a été l’une de ces filles, enfants prodiges, qui remportent tous les
prix à l’école et qui reçoivent les mentions très bien, empoisonnant ainsi la vie de leurs frères et
cousins plus nonchalants. En France, ces filles-là sont une véritable institution nationale. Les
succès scolaires des enfants sont un enjeu majeur de la concurrence entre familles de la classe
moyenne. Les filles sont normalement en avance par rapport aux garçons car elles sont plus
impatientes de plaire à leurs pères. Immédiatement après le baccalauréat, pourtant, on s’attend à ce
qu’elles abandonnent toute activité intellectuelle afin de devenir épouses et mères. La concurrence
se déplace subitement vers d’autres domaines. Il arrive souvent que ces filles, génies aux têtes
pleines de trigonométrie et de philosophie kantienne, n’ouvrent jamais un autre livre le restant de
leurs vies181.
177
Deirdre Bair, op.cit., note 7, p. 734.
Citations rapportées par Deirdre Bair, p. 110.
179
Ibid., note 20, p. 735.
180
Je reprends l’expression de René Girard, dans son article intitulé « Mémoires d’une existentialiste rangée »,
Girard, L’Herne, 2008. L’article a été publié pour la première fois sous le titre « Memoirs of a Dutiful
Existentialist » dans Yale French Studies, 27, 1961, p. 41-46. Girard met l’accent sur la recherche infatigable du
bonheur dans les Mémoires d’une jeune fille rangée et La Force de l’âge.
181
René Girard, « Mémoires d’une existentialiste rangée », ibid., p. 48.
178
66
Beauvoir fait exception à la règle ; elle se dérobe à un tel destin. Pour Girard, en devenant une
« femme de carrière », « elle a simplement refusé de reconvertir à la vie domestique,
manifestant pour la première fois cet esprit de révolte qui l’a rendue célèbre ».
Un élément capital va intervenir dans son destin, comme si les contingences historiques —
jusque-là peu avantageuses — avaient finalement contribué à donner sa chance à Simone : le
père, ruiné, n’a pas d’autre choix que de pousser sa fille aînée à faire des études puisque, ne
pouvant lui assurer de dot, le mariage reste une voie impossible. Il lui faut donc faire de
solides études pour « apprendre un métier » : cette voie, toute tracée, permettrait à Simone,
non sans culpabilité comme elle le dira plus tard, de se décharger des tâches domestiques et
de consacrer tout son temps à lire et à étudier. Comme le note Sylvie Le Bon de
Beauvoir dans son introduction aux Cahiers : « (admirons au passage comme l’obligation de
la dot, au début du XXe siècle, comment cette modalité aujourd’hui périmée de l’institution du
mariage intervient dans le destin de Simone de Beauvoir, comment un handicap va se
retourner en chance)182 ». Et quelle chance pour cette jeune fille d’une famille bourgeoise
déclassée183 !
En réalité, c’est avec résignation que Georges avait accepté que Simone s’orientât vers une
carrière, plutôt que vers le mariage. Mais il n’avait pas mesuré le sérieux et l’application avec
lesquels sa fille allait se jetait dans cette voie, en dérogeant à sa culture domestique : « antiféministe bon teint, il n’entend pas que le savoir devienne pour elle une fin, qu’elle renonce
pour autant à développer les grâces mondaines, au rang desquelles il plaçait la culture chez
une femme, qui font briller dans les salons. » Les nécessités du paraître, l’art des politesses
semblent pour Beauvoir n’appartenir qu’aux œuvres passées. « Elle, qui croyait se conformer
aux idéaux humanistes de son milieu, découvre avec stupeur que chacune de ses pensées l’en
coupe radicalement. Elle se retrouve accusée, coupable, frappée d’une injuste sentence,
puisqu’elle n’a commis aucun crime184. »
La littérature, et dès lors la lecture, parce qu’elle se voit persécutée, est d’opposition. La
crise affective devient morale : « J’avais toujours été choyée, entourée, estimée, j’aimais
qu’on m’aimât ; la sévérité de mon destin m’effraya » (MJFR, 261). Une crise sociale affecta
Simone et sa sœur cadette, Hélène, qui était dans la même position qu’elle :
Projetées dans la situation embarrassante de hors-castes et de déclassées par rapport au milieu
d’origine de leurs parents, Simone et Hélène ne peuvent ni s’identifier avec celui-ci, ni se
reconnaître dans la catégorie des petits-bourgeois qui est devenue celle de leur père au début des
années 20185.
Sans existence sociale, les deux sœurs sont dans une situation en porte-à-faux, comme l’avait
été leur père. Beauvoir est consciente de la répétition du schéma familial :
182
S. Le Bon de Beauvoir, op. cit., p. 13. Je souligne.
On comprend alors que le destin de Zaza, à l’opposé de celui de Simone, trouve sa raison d’être dans la
différence de statut social des deux familles : Zaza peut espérer trouver un bon parti grâce à la possibilité d’une
dot, ce qui n’est pas le cas de Simone.
184
S. Le Bon de Beauvoir, op. cit., p. 13.
185
Toril Moi, op. cit., 1995.
183
67
Ma situation familiale rappelait celle de mon père : il s’était trouvé en porte-à-faux entre le
scepticisme désinvolte de mon grand-père et le sérieux bourgeois de ma grand-mère. Dans mon
cas aussi, l’individualisme de papa et son éthique profane contrastaient avec la sévère morale
traditionnelle que m’enseignait ma mère. Ce déséquilibre qui me vouait à la contestation explique
en grande partie que je sois devenue une intellectuelle. (MJFR, 58-59)
La carrière artistique et intellectuelle constituait donc une issue possible pour sortir de cette
impasse sociale. Somme toute, le choix de Simone de faire carrière dans l’enseignement
secondaire correspond à une évolution perceptible chez les jeunes filles de la moyenne ou de
la haute bourgeoisie : puisque, après les conséquences de la première guerre mondiale, toutes
les femmes ne se marieront pas, elles doivent désormais assurer leur propre subsistance en
passant par le baccalauréat, voie d’accès aux carrières les plus « convenables ». Renonçant à
Sèvres et ne pouvant intégrer la rue d’Ulm, elle doit passer une licence à la Sorbonne, puis
l’agrégation après l’obtention du certificat d’aptitude à l’enseignement.
Mener de front les deux « carrières » féminines : telle aurait pu être la destinée de
Beauvoir, si elle eût consenti à subir le statut qu’on lui imposait. Beauvoir est face à un choix
cruel dont retentit l’ensemble des Cahiers : assumer sa féminité, les contraintes de son sexe,
ou devenir une intellectuelle. À tout juste vingt ans, elle formule en une alternative lapidaire
ce choix : « [J]e ferai des livres ou j’aurai des enfants » (CJ, 421-422).
Ne pas craindre d’être trop intellectuelle : nul doute que cet impératif éthique fonctionne
comme un véritable moteur d’action et de réaction pour celle qui tourna le dos à sa famille en
contrariant les ambitions de son père parce qu’elle avait décidé de prendre ses études trop au
sérieux. Au fond de lui-même, Georges méprise les intellectuels, Beauvoir le comprendra plus
tard : « […] il adorait lire, mais il détestait les intellectuels et j’en devenais une. Il y eut un
conflit terrible à ce sujet pendant tout le temps que je vécus à la maison186. »
Dès lors, Beauvoir, par un rétablissement dialectique dont on mesure dans les Cahiers
toute la force et l’énergie déployée pour y parvenir, va trouver le remède dans le mal. Si le
travail l’amène à l’austérité, ce que son père semble lui reprocher, Beauvoir redouble d’ardeur
au travail et transforme ses efforts en ascèse. « Le statut imposé s’intériorise en choix
orgueilleux » : cette formule de Sylvie Le Bon de Beauvoir résume le processus à l’œuvre
dans la première partie des Cahiers, où s’exprime si souvent l’orgueil d’être par soi-même.
Alors qu’on l’accule à l’austérité, Beauvoir revendique sa différence, et transforme son
exclusion en une vocation. En transformant sa rancune en colère, en faisant de
l’intellectualisme son arme, en radicalisant les enjeux du conflit, Beauvoir fait de sa
différence familiale et sociale un critère de différenciation, le signe d’une élection : un nouvel
être est en devenir, coupé radicalement de son passé et orienté vers l’avenir.
Dans l’autogenèse à laquelle nous assistons dans les Cahiers, la toute première jeunesse de
Beauvoir est donc naturellement reléguée dans un passé lointain, enfouie dans les limbes de la
mémoire :
186
Propos rapportés par Deirdre Bair, op. cit., p. 67.
68
Dimanche de Pâques, 1927 ! des fêtes de jadis le souvenir vague ne m’émeut point. Au fond, je
n’aime guère mon enfance. Rarement je jette un coup d’œil derrière cette muraille qui
brusquement vint au début de 1926 séparer en deux ma vie. Il ne me semble pas qu’aucun lien me
rattache à la petite fille que je fus ; si parfois il m’amuse de retrouver en elle quelques traits de
mon visage d’aujourd’hui, plus souvent je me dis que d’elle tout autre fut né un identique moimême de dix-neuf ans. (CJ, 307 ; je souligne)
Tout se passe comme si le journal intime, introduisant une séparation dans la vie de Beauvoir,
n’avait d’existence ou ne trouvait sa raison d’être que dans le rejet de cette jeunesse qu’elle
dit n’avoir guère aimée. Ce passage des Cahiers fait probablement écho à la « chute » de
Simone lorsqu’elle avait cinq ans. La diariste, réinventant sa vie à partir du point de rupture
de ses dix-neuf ans, répète, le 17 avril 1927, cette cruelle séparation qui partagea sa vie en
deux. Se souvient-elle, en écrivant ces lignes, de la petite fille qui pressentit qu’elle
deviendrait une autre ? Ou bien le récit des Mémoires s’est-il approprié cette entrée du 17
avril pour rejoindre, en arrière, un événement passé revenu à la mémoire de l’écrivain au
moment de l’écriture ? Quels que soient les jeux d’allers et retours entre Mémoires et journal
intime, il semble que la prise de conscience du 17 avril soit unique : la répétition, si répétition
il y a, pointe, dans le cadre du journal, vers un présent inassimilable au passé, en poussant
l’écriture en avant d’elle-même, ouvrant sans cesse la possibilité pour la diariste de séjourner
dans le présent, donc de s’inventer à chaque instant « tout autre » qu’elle n’est.
2. Naissance d’une subjectivité
« Toute métaphysique est à la première personne du singulier.
Toute poésie aussi. La seconde personne, c’est encore la première. »
Louis Aragon (Le Paysan de Paris)187
« C’est tout moi-même que je joue » : lorsque Beauvoir entreprend l’écriture de son
journal intime, le « je » n’est encore qu’une apparence, un « fantôme décoloré188 », une
représentation extérieure. Qui disait « je » jusqu’à présent ? C’était, selon la préfacière des
Cahiers, « sa mère, son père, sa nombreuse parentèle, sa classe, son époque, le cours Desir,
tous ceux qui l’attendaient avant même qu’elle ne soit née ». Elle ajoute que « l’enfant joue,
et fort bien, son rôle, mais ce n’est qu’un rôle, un emprunt189 ». Les Mémoires d’une jeune
fille rangée mettront en scène cette comédie de l’enfance, avant que n’éclose une « vie
autre ».
Revenons aux origines de cette mutation. L’analyse bergsonienne des « deux aspects du
moi », découverte en 1926, a profondément influencé l’auto-analyse beauvoirienne pratiquée
dans les Cahiers. Tout l’enjeu du journal, qui consiste à reprendre possession de soi, pourrait
187
Cité par Beauvoir dans ses Cahiers en 1927. Voir CJ, p. 309.
Expression de Bergson. Voir CJ, p. 59.
189
S. Le Bon de Beauvoir, op.cit., p. 11.
188
69
être résumé dans un passage tiré de l’Essai sur les données immédiates de la conscience.
Véritable livre de chevet de Simone, il ne lui apporte pas seulement une grande ivresse
intellectuelle mais lui délivre une « méthode » pour mieux se connaître :
VI – […] La plupart du temps nous vivons extérieurement à nous-mêmes, nous n’apercevons de
notre moi que son fantôme décoloré, ombre que la pure durée projette dans l’espace homogène.
Notre existence se déroule donc dans l’espace plutôt que dans le temps : nous vivons pour le
monde extérieur plutôt que pour nous ; nous parlons plutôt que nous ne pensons ; nous sommes
agis plutôt que nous n’agissons. Agir librement, c’est reprendre possession de soi, c’est se replacer
dans la pure durée190. (CJ, 59)
Cette opposition entre l’extérieur et l’intérieur, entre « l’être que je suis en moi-même et
l’être vu du dehors », Beauvoir en avait l’intuition, mais la lecture de Bergson lui fournit
l’explication de sa principale dualité. Dans le sillage du philosophe, l’étudiante associe la
genèse de soi à la conquête de sa liberté, une liberté au travail, dont le journal intime fixe les
différentes étapes. Cette genèse passe, dans l’écriture, par une tentative répétée de se
représenter, par une manie d’auto-analyse destinée à faire émerger un moi stable et unique.
2.1. La représentation de soi en situation dialogale
« L’écriture journalière, qui s’inscrit dans la tradition de l’examen de conscience, permet
une exploration méthodique de son moi191 », note Françoise Simonet-Tenant. Le journal
beauvoirien s’apparente bien à cette tradition du journal-réflexion qui sert de médiation de soi
à soi et prend la forme de l’introspection. Chez Beauvoir, il apparaît comme le lieu le plus
propice, non seulement à « la respiration hyperbolique du moi192 » mais à la recherche et
l’exacerbation de sa singularité.
« Dès qu’elle a commencé de penser, elle s’est vue marquée du signe de la singularité, de
l’exception193 », écrit Danièle Sallenave dans Castor de guerre. Certes, l’itinéraire des
Mémoires tend vers ce type de représentation, reconstruisant après coup une image de soi qui
aspire à l’unification. Mais à quoi tient cette revendication de singularité ? Où puise-t-elle ses
racines, si ce n’est dans la pratique de l’autoportrait, pratique récurrente à laquelle s’adonne
Beauvoir dans son journal, la plupart du temps sous la forme d’une auto-analyse ? Par ce
geste de définition de soi-même, d’exploration des multiples nuances de son Moi, elle
accomplit un acte de répétition : répétition de la forme — l’autoportrait — et de l’enjeu
existentiel d’une telle pratique — cultiver sa différence intérieure mais aussi extérieure, dans
un rapport d’opposition au Monde. Beauvoir recourt fréquemment au portrait comparatif, lui
permettant d’évaluer la distance qui la sépare de ses proches, mais ce qui motive le plus
profondément son écriture, ce sont ces moments où la diariste se regarde au fond du miroir et,
190
Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience (1889). Cité par Beauvoir dans son entrée datée
du 13 août 1926. La diariste recopie près de trois pages de cet ouvrage, exemple unique dans les Cahiers où la
citation est aussi longue.
191
F. Simonet-Tenant, op. cit., p. 117.
192
Ibid.
193
Danièle Sallenave, Castor de guerre, Paris, Gallimard, coll. « Blanche », 2008, p. 57.
70
loin d’y reconnaître son visage, y découvre une toute autre réalité. C’est donc avec un
sentiment mêlé de crainte et de défiance qu’elle se livre à cette pratique presque ritualisée :
Sans comparer maintenant, et avec plus de nuances, je voudrais chercher à plus exactement me
définir. J’hésite au moment de tracer mon portrait, parce que cette sèche esquisse intellectuelle
sera si différente de la réalité vivante que je suis ! (Tout à l’heure, devant la glace, j’ai aimé mon
visage grave pour son sérieux appliqué sous ses deux bandeaux sombres.) (CJ, 126 ; je souligne)
Au fond, la pratique de l’autoportrait se révèle être une expérience de l’altérité à plus d’un
titre : altérité à soi et altérité au Monde, dans un dialogue sans cesse entretenu avec ellemême. Beauvoir ne songe pas à « peindre », à la manière de Montaigne, un moi préexistant,
mais plonge dans l’inconnu pour interroger les profondeurs de son être, ses richesses
potentielles et découvrir des promesses d’existence.
2.1.1. La différence intérieure : les vertus d’un être bifrons
Beauvoir appartient très certainement à cette « race que la longue habitude de l’examen
intérieur avait rendue experte à se deviner, à se surprendre194 », selon les mots de Jacques
Rivière. Prompte à dépister le sens et les intentions du moindre de ses sentiments, elle
prolonge le geste psychologique qui occupe le terrain littéraire de la France du début du XXe
siècle. Dès 1926, la diariste confie son étonnement face à son propre déséquilibre
ontologique, avec ce sentiment mêlé de naïveté et d’étrangeté qui est caractéristique de
l’autoportrait beauvoirien : « C’est étrange ces deux êtres en moi : l’un si pondéré, capable de
jugement et se possédant somme toute fort bien ; l’autre parfaitement insensé, ridicule et que
je préfère tellement au premier ! » (CJ, 52). La représentation du monde intérieur est
compartimentée entre deux êtres qui ne se ressemblent pas : si l’un paraît se suffire à luimême, le second ne cesse d’entrer en contradiction avec lui ; il ne semble obéir à aucune
logique, et n’est déterminé par rien sauf par lui-même. L’analyste dresse le portrait du premier
« moi », dont le rythme des phrases, saccadé, semble épouser la gravité du trait et le poids
existentiel, presque tragique, de l’objet perçu :
Ce que je découvre en moi d’abord c’est un sérieux, un sérieux austère, implacable, dont je ne
comprends pas la raison mais auquel je me soumets comme à une mystérieuse et écrasante
nécessité. Je n’ai jamais songé à le discuter ; même quand il me gêne je ne peux pas le haïr : c’est
moi-même. C’est lui qui règle ma vie. (CJ, 127)
En analysant en profondeur son « sérieux austère » dont elle n’hésite pas à dire qu’il passe
parfois aux yeux des autres pour du dédain195, Beauvoir cherche à le justifier. Lorsque la
figuration du moi s’affine au fil des pages, on découvre un lien indissoluble entre ces deux
« moi », entre cet « esprit de sérieux » et ce caractère « insensé », théâtral, qui consiste à
194
Jacques Rivière, Le Roman d’aventure, Éditions des Syrtes, 2000, p. 10. L’article de Rivière fut d’abord
publié dans la N.R.F. n°53-54-55, de mai à juillet 1913.
195
« [O]n croit parfois que ma réserve est dédaigneuse ; elle naît au contraire de mon respect d’autrui : j’ai honte
de lui donner ce à quoi je n’attache pas d’importance […]. » (CJ, 127-128)
71
« faire des drames de tout196 » : « Cette concentration, cette réflexion sur moi-même
m’amènent à dominer énergiquement ma vie » (CJ, 130). La maîtrise énergique de soi,
canalisant une vitalité fougueuse, serait-elle la conséquence vertueuse de son esprit de
sérieux ? L’opposition entre l’immuable et le phénomène, la permanence et la variation, la
concordance et la discordance, qui est au cœur de cette dualité intérieure, ne s’exprime jamais
aussi clairement que lorsque le « moi » est en situation dans le monde, intégré à la temporalité
de l’existant :
J’ai cette infirmité en effet de ne pouvoir me contenter de ce que je reçois ni patiemment attendre
l’avenir ; je cherche à pénétrer dans ce qui ne m’a pas été livré ; j’invente avec un ingénieux
désespoir les futurs les moins désirés […].
Je manque totalement de paix et de confiance ; je ne peux pas classer une fois pour toutes une
affaire197 […]. Le plus curieux, c’est que je ne procède pas du tout logiquement […] : j’ai l’idée
d’un possible, et sans chercher si elle est le moins du monde justifiée, je m’y attache. Ainsi à
propos de tout et de rien, j’arrive à me créer mille inquiétudes […]. (CJ, 128)
Ainsi l’analyste tente-t-elle de justifier sa sécheresse intellectuelle en valorisant un sens
fiévreux de l’imagination, des possibles, un maniement exceptionnel de la virtualité, assurant
en retour à son être une continuité sans failles qu’elle nomme « fidélité » :
C’est un grand gaspillage de forces qui sans doute seraient plus utiles ailleurs. Seulement, cela
assure peut-être à mes idées, mes affections surtout, une profondeur, une continuité que d’autres
ne possèdent pas ; même dans les livres, j’ai rarement rencontré une fidélité telle que celle que je
découvre en moi ; une fidélité de toutes les minutes. (CJ, 129 ; je souligne)
Cette fidélité à soi-même se présente comme un atout majeur puisque les autres ne la
possèdent pas. Pour comprendre en quoi cette vertu première consiste exactement, il faut
évoquer un texte que Beauvoir a lu, et qui sert à la fois d’intertexte et d’hypotexte, semble-til, à cet autoportrait : Le Monde comme volonté et comme représentation. Elle recopie de
longs passages de l’ouvrage de Schopenhauer le 11 mai 1927, et notamment l’analogie entre
le « caractère humain » et les métamorphoses de l’eau :
La façon dont le caractère développe ses propriétés peut se comparer à celle dont les corps, dans
la nature inconsciente, manifestent les leurs. L’eau reste l’eau avec les propriétés qui lui sont
inhérentes ; mais lorsque, mer paisible, elle réfléchit ses bords, lorsqu’elle s’élance écumante sur
les rochers […], elle est soumise à des causes extérieures : un état lui est aussi naturel que l’autre.
Mais, suivant les circonstances, elle est ceci ou cela, également prête à toutes les métamorphoses,
et pourtant dans tous les cas fidèle à son caractère et ne manifestant jamais que lui. De même tout
caractère humain se manifeste selon les circonstances […]. (CJ, 339-340 ; je souligne)
Malgré toutes ses métamorphoses, ses soumissions aux événements extérieurs, ses
dispersions, Beauvoir reste Beauvoir : c’est une image cohérente qui ressort de son
196
197
Beauvoir écrit : « Je fais des drames de tout ; je suis parfaitement ridicule à mes propres yeux » (CJ, 120).
L’italique est de Beauvoir.
72
autoportrait198. La représentation du moi, en dépit des contradictions et des concessions faites
par l’analyste, demeure rassurante, dans la mesure où elle rend compte de la diversité, des
changements, des variations incessantes, tout en conservant une forme de constance dans
l’équilibre des parties :
Rien jamais ne dort en moi, rien n’a besoin de se réveiller ; tout garde une vie d’une extraordinaire
intensité ; tout me reste présent surtout, aussi bien dans l’ordre sentimental que dans l’ordre
intellectuel. Je crois que c’est là mon trait à la fois le plus essentiel et le plus distinctif. (CJ, 129)
La physiologie singulière de Beauvoir — ou ce qui tient à ses dispositions naturelles —
semble ici justifier le portrait psychologique, caractérisé par le grand écart entre l’un et le
multiple, entre une sensibilité extrême et un « sérieux » presque inquiétant. Beauvoir se
réjouit de sa double nature, car c’est bien l’originalité de l’être beauvoirien qui est en jeu dans
cette tentative de justification de ses propres défaillances. Et l’on voit bien comment, de la
valorisation de sa singularisation physique, de sa différence intérieure, de son originalité
première, on passe facilement à la revendication de sa singularité dans le Monde et par
rapport à autrui. Cette différence externe trouvera à s’exacerber dans l’opposition polémique
aux « Barbares ».
2.1.2. La représentation diachronique du « moi »
La découverte de son être bifrons révèle à l’analyste deux mondes intérieurs, l’un de la
synchronie — celui qui assure l’immuabilité de toute chose au présent —, l’autre de la
diachronie. Le « moi » s’étonne devant son dédoublement intérieur où la dimension
temporelle intervient comme pour faire éclater la vision de l’être immuable :
Joies d’aller dans les rues pluvieuses sans rien reconnaître : ni les grilles longues, longues, du
Luxembourg, ni les arbres étranges sur le ciel rouge, ni moi-même que je prends pour une autre
surgie du même passé… […] [M]ais surtout… comment exprimer ce dédoublement intérieur, cette
vie qui ne sait pas si elle est vécue ou rêvée, cette beauté étrange et unique… Je plains ceux qui ne
connaissent de l’existence que son uniforme et terne visage… (CJ, 176-177 ; je souligne)
Le « moi » semble divisé en différentes temporalités : celui d’hier ne saurait ressembler à
celui d’aujourd’hui et diffère de celui de demain. La dimension diachronique de l’être, qui
conduit Beauvoir à « se prendre pour une autre », fait éclater la représentation temporelle,
aboutissant à une image beaucoup plus flottante, moins bien délimitée, de l’être devenu
caméléon, kaléidoscope ou protée. Même le monde échappe à sa ressemblance : le
Luxembourg a perdu toute coordonnée stable, immuable.
Le journal d’Amiel conduit aux mêmes impressions d’étrangeté du monde et de soi,
comme ce passage daté du 13 janvier 1879, qui, selon Béatrice Didier, côtoie l’état de
surnaturalisme cher à Baudelaire :
198
« Je sens si bien que sous cette dispersion apparente il y a cette forte unité de mon moi ! si je me juge du
dehors seulement, je suis effrayée de me voir ardente aux Équipes, intellectuelle ici, pleurante et abattue à la
maison, jouisseuse et sotte ailleurs. Tout cela est moi. Mes fois comme mes désarrois. » (CJ, 342)
73
Il y a des jours où tous ces détails me semblent un rêve, où je m’étonne du pupitre qui est sous ma
main, de mon corps lui-même ; où je me demande s’il y a une rue devant ma maison et si toute
cette fantasmagorie géographique et topographique est bien réelle 199.
Le regard sur soi, « loin de permettre la prise de conscience du principe de réalité, aboutit
au contraire à une irréalisation200 ». Jamais ce constat n’est si frappant que lorsque la diariste
pratique l’ « autolecture » et découvre toute la distance qui la sépare d’elle-même. Le 19 août
1926, elle opère un retour critique sur elle-même : « Je relis ces pages, et je m’étonne d’y
trouver une image de moi si différente de moi-même » (CJ, 66). Le dédoublement,
intrinsèque au journal intime — élaborant une distance entre le moi raconté et le moi qui écrit,
différent encore du moi « réel » —, se complexifie dans la situation de relecture, comme
l’explique Béatrice Didier :
Le dédoublement peut devenir beaucoup plus complexe déjà lorsque le diariste raconte, par
exemple, qu’il relit les pages de son journal : situation fréquente où s’affrontent cependant le moi
qui écrit, le moi-au-présent-qui-lit, le moi-qui-a-écrit le journal et enfin le moi-qui-était-l’objet de
ce journal passé201.
Beauvoir est une virtuose dans ce jeu de dédoublements parfois vertigineux. À cette
quadruple présence du « moi » pourrait s’ajouter celle du futur, le moi-au-futur-qui-lira. En
effet, la diariste se projette fréquemment dans l’avenir. Déçue de ne pas trouver dans les pages
relues la partie la plus vivace de son âme, elle en appelle à la mémoire du moi-qui-lira pour
combler les lacunes du « moi », objet du passé. Elle se fait une promesse : « […] si je garde
ce cahier, si je le relis plus tard quand je serai âgée et sans doute desséchée, il faut que je me
souvienne qu’il y a eu autre chose pendant ces vacances » (CJ, 66). Toute l’entreprise de
Beauvoir est donc de réduire la distance entre ses différents « moi ». Les lettres qu’elle reçoit
de ses amies lui font prendre conscience de cette distance, presque une séparation :
La lettre reçue hier ; comme elle m’a fait mesurer la distance. J’aime toujours autant mes amies,
mieux même peut-être, mais je me sens tellement plus vieille, absorbée par des préoccupations si
différentes ; et comme elles s’adressent à celle qu’elles imaginent que je suis encore, il m’a semblé
un instant que mes deux « moi » étaient côte à côte, j’ai vu leur différence comme si j’eusse été
placée en face de deux images. (CJ, 70 ; je souligne)
On ne peut qu’être frappé par la répétition obsédante du thème de la vieillesse, alors que
Beauvoir n’a pas encore vingt ans202. Cette angoisse s’enracine dans la conscience aiguë de la
fuite du temps qui renvoie chaque minute dans le néant au moment même où elle apparaît.
Mais toutes les minutes ne se ressemblent pas : la minute vécue est de celles qui ont le goût
unique de sa vie et dont il est impossible de restituer la qualité particulière. L’écriture
journalière, qui s’attelle à cette tâche, apparaît comme un accélérateur dans les
métamorphoses du moi parce qu’elle entérine chacune de ses mues, intensifiant par là même
199
Cité par Béatrice Didier, op. cit., p. 118.
Ibid., p. 117.
201
Ibid., p. 118.
202
C’est à douze ou treize ans que Beauvoir aurait déjà ressenti les premières atteintes de l’âge.
200
74
le sentiment du vieillissement. Ce dernier, qui apparaît de manière précoce et anticipée dans le
journal203, semble se confondre avec l’émergence de la conscience singulière. L’exemple des
lettres que la jeune femme reçoit est éloquent : l’image que les autres lui renvoient d’ellemême n’est déjà plus celle qui lit la lettre. Entre-temps la révolution intérieure de Simone n’a
cessé d’agir sur elle, au rythme de son évolution morale et intellectuelle, creusant davantage
le fossé entre les différentes strates du « moi », et suscitant régulièrement son étonnement,
comme en ce mois de mars 1929 : « Mon Dieu ! que d’êtres contradictoires en moi, ou est-ce
que je les invente ? Le Jockey l’autre soir, et les promenades avec Merleau-Ponty, est-ce la
même ? » (CJ, 596).
L’être beauvoirien n’est pas même semblable à lui-même. Il lui est si difficile de rendre
compte de ses contradictions que Beauvoir recourt à l’abstraction mathématique pour déplier
les propriétés de son être, comme ce 21 mai 1927 : « Il y a A, il y a B. J’ai en moi du A et du
B ; je me lamente, donc je ne suis ni A ni B ! donc je ne sais pas ce que je suis ! mais si. Je
suis C = f (A, B) » (CJ, 350). Le souci de rationalité par l’équation n’est pas forcément plus
éclairant et l’autoportrait vire ici à l’imbroglio mathématique, témoignage ultime d’une noncoïncidence avec soi.
Comme chez Faulkner, comme chez Proust, « le temps est, avant tout, ce qui sépare204 ».
Contre le temps qui s’effrite dans le néant d’une succession de petites morts, Beauvoir évoque
l’étrange expérience parfois ressentie de coller à son moi passé comme si elle le revivait un
instant :
Par moments d’ailleurs j’ai un souvenir du moi passé qui est une véritable identification ; je ne sais
comment on appelle cette mémoire-là ; ce n’est pas une mémoire affective, pendant quelques
secondes, à peine, je revis non seulement un désir d’autrefois mais tout l’état d’âme d’où naissait
ce désir ; véritable retour en arrière si bref qu’il est insaisissable. (CJ, 70)
Ces expériences mémorielles sont rares, mais elles témoignent du désir de se reconstituer
une unité, une continuité entre passé et présent. Le passé ne doit pas s’abolir, tomber dans le
néant : la diariste aspire à le récupérer, à envelopper tout le passé, ne serait-ce qu’en
procédant à ces totalisations partielles que sont les bilans, de vie ou de pensée, les
programmes de lectures ou les plans d’avenir. La pratique régulière de l’auto-analyse, cette
« manie d’analyse » selon ses propres termes, entre pleinement dans ce projet de
transcendance temporelle et de singularisation, sur lequel la diariste s’explique :
C’est moins un effort pour voir clair que pour épuiser complètement chaque état d’âme, pour
m’élever au-dessus de lui aussi dans le temps même que je l’éprouve, surtout pour saisir ce qui en
203
La diariste note par exemple dans l’entrée du 15 octobre 1926 : « Je suis vieille ! J’ai tant vécu cette année
déjà ! Plus que dans tout le reste de ma vie. J’ai découvert beaucoup de choses, mais j’ai fait le tour de beaucoup
d’autres … » (CJ, 122).
204
J.P. Sartre, « À propos de “Le Bruit et la fureur”, la temporalité chez Faulkner » (1939), Situations I [1947],
nouvelle édition revue et augmentée par Arlette Elkaïm-Sartre, Paris, Gallimard, 2010, p. 97. C’est Sartre qui
souligne.
75
fait l’originalité propre, et ne vivre ainsi que de minutes uniques, ne pas connaître le goût odieux
du déjà-vu, déjà-senti. (CJ, 69)
Une dialectique est à l’œuvre, niant la durée interne à chaque état d’âme, visant l’événement
temporel dans son surgissement, son avènement, sa nouveauté, son jaillissement originel et
opérant une complète identification à soi-même, à son pur présent.
Cependant la pratique du journal intime est décevante, car le moi-écrivant ne parvient
jamais à se saisir comme une totalisation. Si, selon Éric Marty, « l’écriture journalière interdit,
de par sa structure, toute synthèse a priori de soi205 », tout au plus permet-elle à la diariste de
fixer les différentes phases de l’émergence de son « moi », au rythme des saisons, des
humeurs et de son évolution, afin d’obtenir une « présence-à-soi ». Par « présence-à-soi », il
faut entendre une présence ou un sentiment de présence « qui est le fruit d’une coïncidence
idéale entre le présent de l’événement et celui de l’écriture206 ». C’est exactement ce que
Beauvoir explique en voulant « [s]’élever » au-dessus de chaque état d’âme « dans le temps
même [qu’elle] l’éprouve » ; elle veut se donner les moyens de préserver l’événement saisi
par sa conscience dans sa présence unique, comme s’il advenait au moment même de son
saisissement — et proscrire du même coup le « déjà-vu », le « déjà-senti ».
Comme l’écrit Sylvie Le Bon de Beauvoir, « [c]oncrètement, la solution fondamentale
pour échapper au scandale de la temporalité, c’est la volonté chez Simone d’entrer en
littérature207 », de construire un objet esthétique achevé et complet, capable de pérenniser le
« moi » : pourquoi pas un « roman de la vie intérieure208 » ? En 1926, Beauvoir n’est pas
encore prête pour un tel projet, mais les Cahiers sont déjà une manière d’entrer en littérature,
non pas tant dans la pratique quotidienne d’écriture de soi, que par le biais des subterfuges
que cette pratique introduit, libérant la capacité d’invention discursive de la diariste. La jeune
femme exploite toutes les potentialités de l’écriture de soi dans le cadre du journal, qui n’est
pas qu’un espace de découverte, mais aussi d’invention et de création.
2.1.3. Dialogues impromptus
L’image de Beauvoir véhiculée par son journal est celle d’un être de dialogue dont la
caractéristique fondamentale n’est pas sa ressemblance mais sa profonde dissemblance. Sa
différence, cultivée au fil des pages, est perceptible au niveau du « discours solitaire », qui
présente une certaine complexité et une grande variété d’énoncés. La dissociation entre les
deux « moi » que nous avons relevée dès le début des Cahiers prend un aspect singulier
puisqu’elle aboutit à une forme dialoguée entre deux instances qui représentent chacune des
opinions différentes et qui entrent en contradiction. La mémorialiste reviendra sur cette
expérience de dédoublement qui motiva l’écriture de son journal :
205
Éric Marty, op. cit., p. 12.
Ibid.
207
S. Le Bon de Beauvoir, op.cit., p. 26.
208
L’expression est de Beauvoir. Nous analyserons les caractéristiques de cette « idée » de roman au chapitre II.
206
76
Autrefois, je me convenais, mais je me souciais peu de me connaître ; désormais, je prétendis me
dédoubler, me regarder, je m’épiai ; dans mon journal, je dialoguai avec moi-même. J’entrai dans
un monde où la nouveauté m’étourdit. (MJFR, 190)
Le « Dialogue avec moi-même », au seuil de sa vingtième année, est un discours du même
au même, pris dans un cadre énonciatif particulier, celui du théâtre, puisque la scène est
perçue par un « elle » en position d’écoute, dont on peut penser qu’il s’agit de la « petite
fille » Simone qui « joue à la grande personne » et qui ressent avec une grande intensité
existentielle l’écoulement du temps. La scène commence ainsi :
Demain la vingtième année commence ; comme elle assiste cette année à l’écoulement du temps
minute par minute, comme les jours glissent entre ses doigts de façon aussi palpable que les grains
de sable d’un sablier, elle ne peut rien qu’écouter les deux voix qui montent en elle. (CJ, 255 ; je
souligne)
Dans ses Mémoires, Beauvoir revient sur le contexte de cet épisode qui a marqué son
adolescence : « Le jour où j’eus dix-neuf ans, j’écrivis, dans la bibliothèque de la Sorbonne,
un long dialogue où alternaient deux voix qui étaient toutes deux les miennes : l’une disait la
vanité de toutes choses, et le dégoût et la fatigue ; l’autre affirmait qu’il est beau d’exister, fûtce stérilement » (MJFR, 320). Les deux « voix » sont représentées par « L’UN DES DEUX
“MOI” », nommé ensuite « PREMIER MOI », et par « L’AUTRE ». L’un décrit l’abattement,
l’autre l’orgueil, deux états entre lesquels la jeune femme est en constante oscillation. Cette
répartition entre deux états semble pouvoir endosser une grille d’interprétation sexuée, qui
reprendrait l’ancienne dualité féminin-masculin. Selon la tradition, « le journal serait le
dialogue d’animus et d’anima, regard de celui-ci sur celle-là209 ». Si le féminin a l’apanage de
la passion, de la sensibilité, et, chez Beauvoir, de l’angoisse existentielle, au contraire, la
lucidité, le pouvoir et l’orgueil semblent bien appartenir à l’homme, qui adopte surtout un
point de vue intellectuel sur le moi-objet. Nul doute que le féminin soit du côté du « PREMIER
MOI » lorsqu’il se représente comme étant « sans désirs et sans forces et sans orgueil » et que
« L’AUTRE » vient le réconforter en louant sa séduction toute féminine et ses richesses
intérieures :
Et comme on t’aime, et quelle attirance il y a en toi. Songe à ta puissance de pensée, d’aimer et de
souffrir, aux nuances si précieusement cultivées ; songe à la beauté intérieure que tu as atteinte.
(CJ, 255)
Le 18 juillet 1927, on trouve la confirmation de cette distribution des rôles, de cette dualité
féminin/masculin intériorisée par Simone : « […] je veux rester femme, plus masculine
encore par le cerveau, plus féminine par la sensibilité » (CJ, 374). Le dialogue entre les deux
« moi » figure donc bien un « éternel tête-à-tête avec moi-même », selon les termes de la
diariste, mais qui intègre, en une forme d’androgynie idéale, la différenciation des sexes
comme pour mieux signifier la dualité intérieure de Simone.
209
B. Didier, op.cit., p. 120.
77
L’insertion d’un dialogue au sein des Cahiers produit un effet d’anomalie générique.
Pourquoi avoir inventé cette situation de parole, qui fait éclater l’univers monadique du sujet,
au cœur même d’un journal intime ? Pourquoi se parler à soi-même de choses que l’on sait
déjà puisque l’on s’adresse au « même » ?
En utilisant la forme du dialogue, Beauvoir exhibe, en quelque sorte, la position paradoxale
du scripteur, propre à l’écriture journalière : « l’auteur est dans l’insoluble situation
paradoxale d’écrire pour lui ce qu’il sait déjà210 ». Ici, la diariste s’écrit, ou plutôt elle écrit
véritablement pour elle-même, en recourant au subterfuge dialogal. L’effet d’interlocution
produit par la situation dialoguée, qui permet de faire coexister les contraires, révèle toute la
profondeur psychologique du discours intérieur. C’est donc toute l’ambiguïté de l’être
beauvoirien qui cherche à s’exprimer. Le scripteur rétablit un espace d’échange entre un
locuteur et un allocutaire, tout en étant lui-même la source de la parole. Il sort d’une parole
intérieure, fermée sur elle-même, d’une parole « endophasique211 », pour s’ouvrir à un
échange extériorisé. La parole se prête facilement au langage intérieur, elle se fait lucide, et,
comme réfléchie par un miroir, elle devient un objet livré à la considération de l’allocutaire.
L’étude de ce passage peut être mise en lumière avec les réflexions de Husserl sur « la vie
psychique solitaire ». Le philosophe, dans le texte des Recherches logiques de 1913, constate
le rôle important dévolu aux « expressions dans la vie psychique, même en l’absence de
relations de communication ». Il avance la possibilité d’un emploi « pur » du langage que ne
parasiterait aucune visée communicationnelle. N’est-ce pas le cas de « celui qui parle
solitairement, qui se parle à lui-même » ? En effet, dans le cas du « discours solitaire », les
mots ne servent pas de signes, c’est-à-dire d’indices de ses propres vécus psychiques, ce qui
exclut tout rapprochement avec le modèle dialogal. Mais Husserl va plus loin et tente de sortir
de l’opposition de principe entre « discours solitaire » et « discours communicatif » :
[…] en un certain sens, on parle aussi, il est vrai, dans le discours solitaire, et certainement, dans
ce cas, il est possible de se saisir soi-même comme sujet parlant, et, éventuellement, même comme
se parlant à soi-même. Comme, par exemple, lorsque quelqu’un se dit à soi-même : tu as mal agi,
tu ne peux continuer à agir ainsi. Mais, dans des cas pareils, on ne parle pas, au sens propre, celui
de la communication, on ne se communique rien à soi-même, on se représente seulement soimême comme sujet parlant et communiquant212.
Cette situation de parole dont parle Husserl est étrangement proche de ce qui se joue dans le
journal. Si la diariste se parle à elle-même, ce n’est pas tant pour communiquer que pour créer
210
Éric Marty, op.cit., p. 15.
Par définition et au sens strict, l’ « endophasie » est une « formulation verbale interne de la pensée non
exprimée avec représentation mentale de sa propre voix » (Pierre Marchais, Glossaire de la psychiatrie, Masson,
1970, p. 74. Cité par Gilles Philippe, « Archéologie et contexte d’un modèle textuel : la représentation du
discours intérieur dans les romans de Sartre et les approches théoriques de l’endophasie », Langages, 29e année,
n°119, 1995, p. 110). Il nous semble que cet exemple d’extériorisation des « voix » intérieures soit le
prolongement de ce processus.
212
Edmund Husserl, « Les expressions dans la vie psychique solitaire », Recherches logiques [1913], II-1, trad.
H. Élie, Paris, PUF, 1969, p. 40-42. Cité par Gilles Philippe, « Le paradoxe énonciatif endophasique et ses
premières solutions fictionnelles », Langue française, Vol. 132, n°1, La parole intérieure, 2001, p. 96-105. Je
souligne.
211
78
une représentation de soi comme sujet communiquant. Certes, l’échange verbal constitue une
joute entre deux instances qui s’opposent par leur vision du passé, du présent et du futur. Le
« PREMIER MOI » est enfermé dans une solitude désespérée, angoissé qu’il est devant la fuite
du temps et conscient de l’impossibilité de communiquer avec autrui :
PREMIER MOI :
[…] Je souffre trop du mur qui nous séparera toujours, et de ce poids si lourd sur
moi des choses que je ne peux arriver à donner. J’ai trop peur de demain…
L’AUTRE : Quelque chose de si beau a été.
PREMIER MOI : A été, hélas ! plus jamais cela ne sera ! (CJ, 257)
L’échange, aux forts accents claudéliens, est en quelque sorte justifié par la présence de
celle qui écoute, ce « elle » qui rend légitime la situation de communication entre les deux
« MOI » locuteurs. Il y a ainsi quelque ironie à ce que le « premier moi » se plaigne « de
demeurer en éternel tête-à-tête avec [s]oi-même ». Le dispositif énonciatif construit dans cette
scène est une issue possible à cette impasse qu’est le solipsisme de la conscience et donc,
l’impossibilité de communiquer en direction d’autrui. Cette dramatisation feinte de la vie
intérieure, rendue possible par la présence d’un tiers, révèle certains choix représentationnels
beauvoiriens. La possibilité d’inscrire un tiers dans le discours du même au même révèle la
nécessité d’une triangulation, l’importance de passer par la réception d’un autre pour
pratiquer l’écriture ou le discours de soi213.
Si le « dialogue avec moi-même » est un cas unique dans les Cahiers, on décèle de
multiples ébauches de dialogues, ou des micro-scènes théâtrales, dans lesquelles le
personnage du « moi » en construction s’imagine en situation d’adresse orale, comme en ce
mois de juin 1927 :
Ah ! larmes sur les jours cloîtrés et feutrés d’ignorance que ma jeunesse calme a passés pendant de
tièdes étés ! Je viens de la voir en face le temps d’un éclair… je lui ai demandé : quoi ? en tendant
les bras vers elle. Elle m’a répondu : rien ! rien ! et j’ai vacillé dans un grand vide. (CJ, 359)
La dramatisation du discours intérieur peut prendre diverses formes. Parfois, il donne lieu à
des bribes de paroles qui entérinent en quelque sorte l’existence d’un fait psychique. Tout se
passe comme si la conscience réflexive n’avait pas le temps, devant l’afflux des émotions, des
sentiments et des perceptions, de traiter l’information mentale, et la restituait telle quelle par
l’intermédiaire d’énoncés chaotiques :
Je suis morte, je meurs, ah ! pas cela !… Et rien de tant de souffrances, de cris, de désirs, de tant
d’amour. Rien de moi. De lui rien… à côté de cela qu’importe même la joie d’aimer ;
de nouveau
face à face avec l’absolu.
Ce poids sur mon cœur.
Ma tête en feu
213
Cette hypothèse vaudra aussi pour les romans de Beauvoir, notamment dans les scènes dialoguées, qui
marquent une prédominance pour le chiffre trois : le dialogue est très souvent construit en présence d’un
troisième personnage.
79
Le visage horrible de la réalité devant mes yeux. (CJ, 359)
Mais rapidement, le discours est proféré à l’intention d’un soi-même interpellé à la deuxième
personne sous la forme d’une auto-injonction :
Mais je le dis
Ici est la seule vérité.
Tue-toi plutôt. (CJ, 359)
Le recours fréquent à l’exclamation, l’usage de l’impératif de deuxième personne,
l’accumulation des énoncés asyndétiques, les nombreux cas d’inachèvement ou
d’incomplétude phrastique, tous ces faits langagiers tendent à renforcer le caractère
communicationnel du discours solitaire214. La variation des instances allocutées complète
l’interpellation de soi à soi : les nombreuses adresses à Jacques, sous la forme du tutoiement,
à des camarades, et même à Dieu, sont autant d’occasion de créer des scènes imaginaires où le
« je » s’adresse à soi par le détour de l’autre. Le discours intérieur apparaît donc
nécessairement oblique. Le 18 avril 1927, Beauvoir cite Le Paysan de Paris d’Aragon, paru
en 1926, comme pour approuver le profond dialogisme de son discours intérieur : « Toute
métaphysique est à la première personne du singulier. Toute poésie aussi. La seconde
personne, c’est encore la première » (CJ, 309).
Les dispositifs discursifs de la représentation de soi dans le cadre des Cahiers ont mis en
évidence une profonde structure dialogique. Entre le « moi » et « l’autre », la diariste crée un
dialogue intime. On pourrait identifier au moins deux discours du « je » qui se disputent sans
cesse la place dans l’espace du journal intime : la pratique réflexive de la méditation
intellectuelle où la pensée s’épuise dans un effort réflexif conduisant à l’intériorité, à la
certitude du Je ou du Moi unique, barrésien, et la pratique de l’ « autoportrait » qui relève du
projet de « se peindre » et qui mène à la dislocation du sujet. En d’autres termes, Beauvoir
oscille entre deux variantes du « moi » : la pleine conscience de soi en son identité et la
dispersion du moi en ses avatars, instances disloquées qui révèlent l’impuissance du langage à
dire le « je ». La forme qu’endosse le discours engage le sens. Si « l’expérience inaugurale de
l’autoportraitiste est celle du vide, de l’absence à soi 215 », selon les termes de Michel
Beaujour, elle semble bien déterminer l’absence d’ancrage identitaire de la diariste. Dans ce
miroir d’encre que la jeune femme se tend à elle-même, l’autoportraitiste ne cesse de clamer
ses propres défauts, de contester ses excès d’ego, et déploie une oscillation permanente entre
deux êtres radicalement distincts, l’un rationaliste, idéaliste, l’autre mystique, passionné —
deux dispositions extrêmes entre lesquelles se glissera l’identité du futur écrivain.
214
On pourrait s’interroger sur l’origine de ces expérimentations langagières : Beauvoir a sans doute été
influencée par celles qui, à la fin des années vingt, ont servi de « signaux » du discours intérieur, alors
qu’apparaissaient en France « les premières représentations fictionnelles de l’endophasie », pour reprendre les
termes de Gilles Philippe (voir G. Philippe, « Le paradoxe énonciatif endophasique et ses premières solutions
fictionnelles », op. cit.).
215
Michel Beaujour, Miroirs d’encre. Rhétorique de l’autoportrait, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1980, p. 9.
80
2.2. Métamorphoses du moi
Dès le début des Cahiers, Beauvoir est en quête d’interlocuteurs privilégiés ; elle se lance
dans une recherche éperdue de guides, de « stimulants spirituels216 » qui puissent lui tracer
une voie morale et intellectuelle, justifier ses choix métaphysiques, et engager sa conscience
dans un projet de nature éthique. Ses contemporains, ses proches ne lui suffisent pas : ni son
cousin Jacques ni sa meilleure amie Zaza ne semblent pouvoir répondre à ses attentes, car la
jeune femme ne recherche pas l’égal, mais l’être supérieur. En attendant l’arrivée du « génie »
en 1929, l’apprentie intellectuelle se tourne vers des figures majeures de la littérature, Barrès,
Gide, Claudel, Péguy, Valéry, qui s’affirment véritablement comme des figures tutélaires de
ses années d’apprentissage. Si une certaine forme de hiérarchie semble s’imposer entre ces
grands noms, elle n’est jamais donnée, mais transformée et réorganisée plusieurs fois au cours
de son évolution intellectuelle. La « reprise » incessante de soi au contact des « maîtres »
apparaît bien comme le moteur de l’écriture journalière. Pour suivre cette évolution, nous
recourrons au repérage des isotopies217 qui structurent le texte du journal. Par définition, un
journal est répétitif, redondant, et celui de Beauvoir n’échappe pas à la règle : il est donc
facile de repérer ces figures récurrentes, construisant autant d’univers cohérents unis par une
même continuité sémantique.
Les années d’apprentissage sont marquées par des adhésions fortes et des rejets violents :
rejet de Dieu, d’abord, consommé en 1926, et adhésion forte au « spiritualisme » — osons
l’emploi de ce terme qui sera violemment condamné dix ans plus tard dans les récits de
Quand prime le spirituel. Cette tentation du spiritualisme s’exprime à travers l’effort
ascétique que déploie Beauvoir pour trouver un sens à son être, et sans lequel le journal serait
condamné à mourir ou à ennuyer. Il lui faut inventer « une façon de vivre dont chaque geste
soit toute une métaphysique » (CJ, 425) et qui soit, donc, en conformité avec les exigences de
sa pensée. Il est des maîtres qui lui ouvrent des portes insoupçonnées, l’invitant à goûter aux
voluptés de « la vie intérieure » — Gide et Claudel ; d’autres lui délivrent des paroles qui la
touchent au plus profond d’elle-même et avec lesquels elle engage un dialogue amical
ininterrompu — Fournier et Rivière ; d’autres enfin qui lui enseignent des attitudes, Barrès,
Péguy et, dans une moindre mesure, Nietzsche et Bergson. C’est à cette dernière catégorie que
Beauvoir doit la source de ses transformations les plus radicales.
Est-il possible de périodiser cette ascension intérieure dont nous avons déjà donné la dateorigine : 1925 ? Pascale Fautrier explique, dans l’un des rares articles écrits à la suite de la
publication des Cahiers, que la jeune femme a substitué à la religion une « conversion
spirituelle ou philosophique (à l’idéalisme)218 ». Pour affiner cette analyse, il faut prendre en
compte l’ensemble de la trajectoire intellectuelle de Beauvoir durant sa formation intérieure.
La vaste entreprise de subjectivation des Cahiers se cristallise en des moments de
conversion dont on peut distinguer manifestement au moins deux phases distinctes : un
216
L’expression se trouve dans les Cahiers.
« Le concept d’“isotopie” a été proposé par A.J. Greimas : il y a isotopie, lorsque les signes textuels renvoient
à un même lieu. » (Voir V. Jouve, La Lecture, op.cit., p. 52).
218
Pascale Fautrier, « Les Cahiers de jeunesse de Simone de Beauvoir ou la tentation de l’absolu », Les Temps
modernes, avril-juillet 2010, n°658-659, p. 192.
217
81
mouvement d’ascension, porté par un élan mystique vers le mode d’existence du « Dieumoi », suivi d’une phase de renoncement au « culte » de soi. Ainsi, dans un premier temps,
Barrès lui enseigne-t-il les modalités pratiques, existentielles, et éthiques du culte du « Dieumoi » ; il l’aide à identifier l’ennemi contre lequel elle s’insurge, et l’informe que « l’homme
libre » suscite fatalement la haine des « Barbares ». Ce culte est fortifié par les lectures
parallèles de Gide et de Claudel. Mais ce mouvement d’assomption de soi, correspondant aux
années 1925-1926, s’essouffle, trouve ses limites et s’épuise dans la volonté beauvoirienne de
se défaire de l’idéalisme et de l’individualisme. La lecture de Péguy voue la jeune femme à
« sortir » d’elle-même et à opérer une jonction entre sa vocation intérieure et son existence
sociale grâce à l’action, un désir concrétisé dans l’existence par sa participation aux Équipes
sociales. Ces deux mouvements contradictoires, loin d’être successifs dans les faits, sont
partiellement concomitants et, parfois, se recoupent l’un l’autre ou tendent à s’épouser. Un
dialogue s’instaure entre eux, produisant différentes strates de sens qui correspondent aux
mues successives de la diariste.
Une troisième phase serait alors repérable : celle qui conduit la jeune femme à reconnaître
l’impossibilité de concilier ses « tendances Barrès et ses tendances Péguy » (CJ, 122), et à
recourir au primat de l’existence sur la vie intellectuelle. Cette ultime « strate subjective »
trouverait sa réalisation concrète au cours des années de la maturité, 1928 et 1929. Le livre, à
ce stade, n’est plus pour Beauvoir le seul moyen de découvrir le monde : l’expérience vécue
se substitue en partie à la bibliothèque.
2.2.1. La conversion-assomption : le culte du « Dieu-moi » (1925-1926)
2.2.1.1. L’ascèse intérieure
Le personnage masculin de « L’AUTRE », qui surgit, stable, immobile, orgueilleux, lors du
dialogue impromptu avec soi, n’a pas été créé ex nihilo mais s’est construit selon des
influences livresques diverses mais convergentes, celles de Claudel, de Gide, de Barrès ou
encore de Valéry. Toutes ces lectures semblent pointer vers une même posture, l’autosanctification, présente dès le début des Cahiers :
J’ai des heures d’enthousiasme où « redevenue un dieu », je plane au-dessus de la terre ; mais
même dans la sécheresse, je sais me reprendre et me tenir tout entière dans ma main ; j’ai
conscience — souvent — que je me suffis à moi-même. (CJ, 130)
Cette autosuffisance s’exprime de plus en plus nettement au fil des pages. Jour après jour,
l’apprentie intellectuelle tâche de s’adonner à sa nouvelle passion, le culte du « Dieu-moi »,
un mélange de narcissisme autarcique et de croyance spiritualiste dont Barrès lui ouvre la voie
avec sa trilogie du Culte du moi. Le vocabulaire de la force, de la ferveur, de la plénitude est
omniprésent au début des Cahiers et conditionne l’isotopie du « culte » individuel :
Comme je me tiens bien en main ce soir ; j’ai presque un regret de ne pouvoir utiliser la force
que je sens en moi. Ni ferveur, ni tendresse, ni désir : je ne me dépasse pas moi-même en ce
moment, mais une telle plénitude dans la possession de ce moi. (CJ, 171)
82
Cette auto-proclamation de soi va de pair avec la critique d’une certaine conception du
bonheur, associée au don de soi : « Le bonheur est le temps des réalisations. Mais réaliser,
n’est-ce pas se diminuer déjà ? toute parole dite, tout acte où l’on met de soi-même, comme
ils vous laissent plus pauvre, moins grand » (CJ, 171). « Se tenir en main », ne pas
« déborder » de soi en actes ou en réalisations, toutes ces expressions tournent autour d’un
seul et même projet, celui d’atteindre un « mode suprême d’existence » sans faire appel à
quelque force extérieure que ce soit :
Je ne chercherai aucune cohérence extérieure, mais je construirai une force où je me réfugierai à
jamais. […] Et si de cet effort doit naître pour les hommes de plus tard un progrès vers le mode
suprême d’existence, ou si dans cet effort se rencontre le Dieu que ma raison ne peut me donner,
peut-être c’est assez. (CJ, 432)
La jeune femme substitue à la religion, qu’elle renie dès 1922 219, une certaine pratique de
soi, une pratique spirituelle, mystique, justifiée par la marche victorieuse de l’Esprit. Il y a
donc un progrès spirituel à réaliser qui a sa place dans cette marche idéaliste et universelle,
cette « grande épopée spirituelle220 ». La justification de ce progrès individuel intervient
tardivement, dans le Cinquième cahier, lorsque Beauvoir cherche à « mettre au point »,
comme elle le dit, sa « vie spirituelle ». À la religion, elle substitue donc, en avril 1928, une
conversion spirituelle à la philosophie de l’idéalisme.
Le modèle mystique est partout présent dans cette lente ascension de soi. Il se trouvera
inscrit à l’intérieur des Mémoires, lorsque la mémorialiste évoquera l’enseignement dispensé
au cours Desir :
Dans mes livres de piété, on parlait beaucoup de progrès, d’ascension ; les âmes gravissaient des
sentiers escarpés, elles franchissaient des obstacles ; par moments, elles traversaient des déserts
arides, et puis une rosée céleste les consolait : c’était toute une aventure […]. (MJFR, 186)
Dans les Cahiers, Beauvoir recourt fréquemment au vocabulaire mystique et au projet de
l’aventurier pour décrire ses tâtonnements, ses errements. On retrouve l’épreuve de la
sécheresse, de l’aridité inhérente à la traversée du désert — elle évoque souvent sa
« sécheresse intérieure » (CJ, 513) —, le thème de la soif221, mais aussi le vocabulaire de
l’épuisement et de l’égarement de soi. Beauvoir découvre Saint Jean de la Croix grâce à Jean
Baruzi et son ouvrage Saint Jean de la Croix et le problème de l’expérience mystique. Elle
cite à deux reprises cette phrase du mystique chrétien : « Pour aller où tu ne sais pas, il faut
219
Elle évoque son athéisme en octobre 1928 : « […] depuis 1922 environ la piété ardente de mon enfance est
tout à fait morte […] Le bonheur tient dans le bleu de ce ciel. » (CJ, 510).
220
Dans les Mémoires, Beauvoir revient sur la dimension collective de son ascension intérieure : « […] au lieu
de vivre ma petite histoire particulière, je participais à une grande épopée spirituelle. Pendant des mois je me
nourris de littérature : mais c’était alors la seule réalité à laquelle il me fût possible d’accéder » (MJFR, 259).
221
Elle note à plusieurs reprises dans ses Cahiers : « J’ai soif » (par exemple, p. 447).
83
passer par où tu ne sais pas…222 » Ce proverbe justifie les doutes de la jeune femme qui y voit
le signe que son chemin mène vers un accomplissement223 : « Je m’écoute monter », écrit-elle
en décembre 1927, en écho à sa « solitude sonore ».
Éliane Lecarme-Tabone commente l’utilisation du modèle mystique dans les Mémoires en
soulignant l’impasse de cette quête mystique : « Ici encore l’héroïne se leurre car elle s’égare,
en réalité, dans des vertiges sans lendemain. […] Au terme de l’itinéraire, découverte de la
vérité et découverte de l’amour coïncident et se confondent dans la personne de Sartre224. » La
courbe assomptive aboutirait donc à la rencontre avec Sartre, sorte de substitut de Dieu : « Le
rapprochement se fait d’autant plus aisément que, dans La Nuit obscure225, Saint Jean de la
Croix décrit l’union de l’âme avec Dieu à travers une longue métaphore amoureuse qui
s’inspire du Cantique des Cantiques biblique. » L’interprétation d’Éliane Lecarme-Tabone
rejoint celle de Beauvoir dans le cadre de ses Mémoires et de La Force de l’âge.
En attendant, Beauvoir aime à cultiver sa pensée pour elle-même et voue un véritable culte
à l’individu226. La croyance gidienne en un « être irremplaçable », en un « moi pur et
incommunicable » (CJ, 49) ne pouvait que justifier le « culte du moi ». Si Gide la déçoit
parfois, « parce qu’il est trop avide de joie, trop proche de la terre » (CJ, 106), Barrès lui
apprend l’enthousiasme d’être un Dieu, de s’élever plus haut que les autres hommes dans une
ascèse intérieure qui cherche à atteindre l’absolu :
Hier après une fièvre de lecture, j’ai connu l’extase dont parle Barrès au chapitre VI de L’Œil
des barbares ; devant les arbres roux du Luxembourg, et cette lumière du soleil couchant qui
semblait une brume impalpable, j’ai retrouvé, en lisant ce livre, ou simplement en me promenant
émerveillée dans le jardin, la grande ivresse d’être moi. […] je vivais sur le plan de l’absolu. (CJ,
105)
Cette recherche de l’absolu s’écrit donc avec la compagnie de Gide, de Barrès, avec qui elle
partage la « haine des “Barbares”227 » (MJFR, 269), ces êtres incapables de connaître un tel
cheminement intérieur, et de Claudel, pour qui l’aventure spirituelle s’ouvre à la dimension
d’une symphonie cosmique :
Je m’exaltais, comme aux soirs où, derrière des collines bleues, je contemplais le ciel mouvant ;
j’étais le paysage et le regard : je n’existais que par moi, et pour moi. Je me félicitai d’un exil qui
m’avait chassée vers de si hautes joies ; je méprisai ceux qui les ignoraient et je m’étonnai d’avoir
pu si longtemps vivre sans elles. (MJFR, 264-265)
222
« Dans Plotin, dans Saint Jean de la Croix j’ai trouvé des mots qui m’ont frappée au cœur tellement je les
reconnaissais : Pour aller où tu ne sais pas, il faut aller par où tu ne sais pas » (CJ, 445).
223
Beauvoir revient sur ce proverbe dans ses Mémoires : « Renversant cette phrase, je vis dans l’obscurité de
mes chemins le signe que je marchais vers un accomplissement. » (MJFR, 370)
224
Éliane Lecarme-Tabone, Mémoires d’une jeune fille rangée de Simone de Beauvoir, op. cit., p. 99-100.
225
La Nuit obscure, poème composé de huit strophes, expose le chemin spirituel conduisant l’âme à la parfaite
union d’amour avec Dieu.
226
Elle reconnaît a posteriori l’importance de ce culte : « Seul l’individu me semblait réel, important […]. »
(MJFR, 264)
227
« J’appris en lisant les premiers Barrès que “l’homme libre” suscite fatalement la haine des “Barbares” et que
son premier devoir est de leur tenir tête. » (MJFR, 269)
84
En 1926, Beauvoir se félicite de son exil qui la dote d’un privilège sur autrui : elle pense
être pourvue d’un Moi complet, d’un Moi pur, d’un Moi en pleine possession de soi — du
moins toute son énergie et son écriture sont-elles orientées, tendues vers ce projet individuel.
Pour mesurer la force d’une telle aspiration, il nous faut comparer les Cahiers de jeunesse
avec le texte de jeunesse de Sartre, le Carnet Midy, daté de 1924, dont le rapport à soi
s’exprime dans la distance, dans l’absence d’une donnée stable, immuable :
J’ai cherché mon moi : je l’ai vu se manifester dans ses rapports avec mes amis, avec la nature,
avec les femmes que j’ai aimées. J’ai trouvé en moi une âme collective, une âme du groupe, une
âme de la terre, une âme des livres. Mais mon moi proprement dit, hors des hommes et des choses,
mon vrai moi, inconditionné, je ne l’ai pas trouvé228.
Jean-François Louette, dans son Introduction à l’édition des Mots et autres écrits
autobiographiques de Sartre, éclaire ce passage en soulignant que « Sartre se pensait comme
un être heureusement doté d’un moins de moi que la plupart des hommes, voire d’un radical
défaut de Moi229. » Beauvoir, à l’inverse, se pense heureusement dotée d’un excès de Moi,
d’un excédent qui la distingue des autres. On comprend, dès lors, qu’à la suite d’un autre
diariste, Amiel, avec qui elle partage le même désir de possession de soi, Beauvoir ne cesse
dans son journal de vouloir accroître son capital d’observations et d’expériences, selon une
logique du cumul, de l’enrichissement permanent, qui sera étrangère à l’auteur des Mots :
« Pourquoi donc le passé m’eût-il enrichi ? Il ne m’avait pas fait, c’était moi, au contraire,
ressuscitant de mes cendres, qui arrachais du néant ma mémoire par une création toujours
recommencée230. » À l’inverse, et d’après les Mémoires, la fillette de cinq ans et demi
s’enrichirait avec le temps sans créer aucune rupture, aucune séparation entre passé, présent et
avenir :
[…] j’entrevoyais un avenir qui, au lieu de me séparer de moi-même, se déposerait dans ma
mémoire : d’année en année je m’enrichirais, tout en demeurant fidèlement cette écolière dont je
célébrais en cet instant la naissance. (MJFR, 32)
Le projet du journal intime entre pleinement dans cette entreprise de conservation qui
consiste à ranimer des souvenirs, compléter des connaissances inachevées, combler des
lacunes, élucider des points obscurs, rassembler en une unité ce qui est épars — une pratique
qui justifiera, bien plus tard, le projet d’écriture autobiographique de Tout compte fait.
2.2.1.2. Beauvoir « sous l’œil des Barbares »
Pourtant, et ce n’est pas un des moindres paradoxes de Beauvoir, dans son itinéraire
personnel, il y a bien une rupture, une cassure entre sa vie passée et sa vie présente, celle qui
s’écrit depuis 1926. C’est bien à partir de ce point temporel que la logique du cumul peut
228
J.-P. Sartre, Écrits de jeunesse, op. cit. , p. 471. Je souligne.
Jean-François Louette, « Introduction », Les Mots et autres écrits autobiographiques, op. cit., p. XII.
230
Les Mots, in Les Mots et autres écrits autobiographiques, op.cit., p. 129.
229
85
s’instaurer, ne ménageant aucune mesure d’économie de soi. Elle introduit une scission
ontologique au cœur de l’existant, car le progrès de soi suppose la liquidation radicale d’un
moi antérieur, sorte de recommencement ab nihilo. L’affirmation de soi, en effet, est soutenue
par une morale d’opposition qui s’exprime de manière extrême : opposition à la famille, à la
tradition, à la classe à laquelle elle appartient, et, par un mouvement de généralisation, à la
société qui l’a vue naître. Beauvoir est un être en guerre lorsqu’elle commence à rédiger ses
Cahiers.
On peut esquisser un parallèle entre son journal et les Carnets de la drôle de guerre,
autrement appelé par Sartre « Journal de guerre », rédigés de septembre 1939 à mars 1940.
Contrairement à Beauvoir qui construit l’édifice imaginaire d’un conflit contre la barbarie,
c’est la guerre, la vraie, qui inspire à Sartre ses Carnets. La guerre, selon ses propres termes, a
divisé sa vie en deux, créant une rupture entre le « premier Sartre », celui d’avant guerre, et le
« second Sartre », né de la guerre, comme le rappelle Juliette Simont :
S’il y a un « second Sartre », ces carnets en sont la vivante genèse : laboratoire d’une pensée en
marche dont tous les détours, refus, ratages, hésitations, avancées lentes ou décisives se donnent à
voir pour peu qu’on prenne la peine de retrouver le fil, de se débattre avec Sartre qui y écrit en
guerre et s’y écrit en guerre231.
C’est l’hypothèse d’une « seconde Beauvoir » née de la guerre que nous prendrons comme
fil conducteur de notre étude. La guerre, chez elle, s’écrit à toutes les pages : elle ne doit et ne
veut pas être comme « eux » : « eux », ce sont les Barbares, qui reviennent régulièrement sous
sa plume. Qui sont-ils véritablement ? Quels sont leurs signes distinctifs ? Possèdent-ils une
réalité extratextuelle ou n’ont-ils d’existence effective que dans l’espace de construction
mythique des Cahiers ? En somme, leur existence est-elle autre chose que fictionnelle ?
Beauvoir a délogé ces Barbares de l’univers romanesque de Barrès. Les Barbares, selon
lui, c’est « tout ce qui n’est pas moi232 », de la même manière qu’ils s’opposaient aux Grecs
en tant qu’ils n’étaient pas « eux ». Le Moi, celui du jeune héros Philippe, ne peut se faire que
« sous la contradiction des Barbares ». Beauvoir a retenu la leçon de Sous l’œil des
Barbares233 et du Jardin de Bérénice, deuxième volume de la trilogie : « […] je n’ai besoin
d’introduire personne dans ce jardin secret d’où je nargue les “barbares” » (CJ, 105). Les
Barbares autorisent un point de vue, s’offrent en spectacle à celle qui les observe d’un œil
scrutateur. Ils appartiennent vraisemblablement à l’extérieur du « jardin secret » qu’est le
journal intime, donc au dehors des Cahiers : ils sont du côté du Monde et pourtant ils
n’apparaissent que sous le regard de la diariste en exercice. Ils se trouvent à un point
d’articulation entre l’intime, le Monde, mais aussi la mémoire individuelle et collective.
On pourrait poser l’hypothèse d’un référent mondain à ces Barbares. La violence du
traitement qui leur est infligé rappelle une situation vécue par la petite Simone, alors que son
231
Juliette Simont, « Notice » des Carnets de la drôle de guerre (septembre 1939 - mars 1940), dans Les Mots et
autres écrits autobiographiques, op. cit., p. 1366.
232
Cité par Danièle Sallenave, op.cit., p. 64.
233
Parus en 1888, Sous l’œil des Barbares est à la fois un roman d’apprentissage et le début du manifeste du
« culte du moi ». Barrès n’a que vingt-six ans lorsqu’il commence sa trilogie.
86
père est appelé sur le front en 1914. La période de la Grande Guerre a été vécue comme un
traumatisme pour Simone. La mémorialiste raconte comment le geste solidaire d’une femme
française envers un blessé allemand se transforma en une rumeur haineuse envers ceux qu’on
appelait les « Boches »234, incarnation du Mal et bouc émissaire pour toute une population. La
petite Simone n’échappe pas à cette vision manichéenne du monde. Chaque objet du
quotidien qui porte la marque de l’envahisseur est prétexte au déchaînement d’une violence
incontrôlée, irréfléchie et de surcroît justifiée par l’impunité des adultes :
J’avais tout de suite fait preuve d’un patriotisme exemplaire en piétinant un poupon de celluloïd
« made in Germany » qui d’ailleurs appartenait à ma sœur. On eut beaucoup de peine à
m’empêcher de jeter par la fenêtre des porte-couteau en argent, marqués du même signe infamant
(MJFR, 39).
Derrière les Barbares, il y a donc le souvenir latent du bouc émissaire, de la victime de la
haine collective. Mais en sont-ils plus réels ? L’anecdote autobiographique, historique, élevée
au rang d’un mythe construit autour de l’ennemi allemand, se voit distancée de la réalité par le
filtre littéraire barrésien, et rejoint, de manière oblique ou franchement accusée, le complot
fomenté par la diariste contre l’envahisseur dans les Cahiers, à moins que ce ne soit contre
l’envahisseur de l’espace propre au journal, c’est-à-dire autrui. On voit bien qu’une série de
filtres littéraires ou historiques inscrivent un écart entre l’apprentie écrivain et le monde.
Le journal n’en cherche pas moins, à maintes reprises, à circonscrire les Barbares, à les
définir, comme pour mieux les maîtriser et pouvoir s’en détacher. Leur description repose sur
un double mouvement : une généralisation et une assimilation. Beauvoir propose le 11 mai
1927 une définition du « barbare » qui interpelle par la vivacité du trait ; un style s’invente ici,
qui autorise à faire bref : « Ceux qui s’appuient sur des principes extérieurs sont des
“barbares”. C’est même à cela que se reconnaît le barbare235. » Ce portrait lapidaire, qui
s’inscrit parfaitement dans la veine moraliste, surprend. La périphrase (« ceux qui s’appuient
sur des principes extérieurs ») tente de rassembler un ensemble d’individus sous un type
psychologique, une catégorie, un comportement générique (« le barbare ») : le singulier
renvoie à un pluriel circonscrit, analysé, répertorié, embrassant de manière uniforme tout ce
qui s’oppose au sens intime, à une saisie intérieure de soi. Par cette définition, le Moi peut
ainsi éprouver ses limites négatives et différer du principe de ressemblance : je suis tout ce qui
n’est pas barbare. Le mouvement de généralisation aboutit par touches successives à
assimiler « le barbare » à la catégorie d’autrui comme si le journal se défendait contre cette
intrusion importune : le barbare, en somme, c’est l’autre. Le 5 novembre 1926, Beauvoir écrit
avec une fermeté presque inquiétante : « Sans aucun orgueil, je crois qu’il faut vivre tout à fait
en dehors des barbares. […] Pour ma vie, l’expérience d’autrui ne peut rien m’apporter » (CJ,
234
« Les Boches étaient des criminels de naissance ; ils suscitaient la haine, plus que l’indignation : on ne
s’indigne pas contre Satan » (MJFR, 39).
235
La description fait penser à certains portraits des Lettres persanes de Montesquieu. Dans les Mémoires d’une
jeune fille rangée, le ton se fait violemment satirique lorsqu’il est question des Barbares. La période de nihilisme
qui fait suite au « culte du moi » pousse la jeune Beauvoir à la satire sociale, fustigeant ces fantômes d’apparat
que représentent les figures de la haute société : « Je tenais à [sic] priori les ministres, les académiciens, les
messieurs décorés, tous les importants, pour des Barbares » (MJFR, 319).
87
172). La substitution nominale est accomplie et ne laisse aucune distance sémantique entre les
deux catégories.
Après la mise en évidence de la structure antagoniste, sociale, que renferme la catégorie
des Barbares, une autre dimension apparaît : l’opposition ontologique, qui procède par une
assimilation à un autre modèle, celui fourni par Les Nourritures terrestres, dont Simone se
répète la phrase célèbre comme un leitmotiv durant toute sa formation intérieure : « Nathanaël
— car ne demeure pas auprès de ce qui te ressemble — ne demeure jamais Nathanaël236. » La
phrase subit des variations au cours de l’écriture : « ce que j’aime en toi, Nathanaël, c’est ce
qui est différent de moi-même » (CJ, 81). Intégrant la leçon gidienne, l’incorporant à son
propre portrait, Beauvoir ne cesse d’exhiber sa différence aux autres en mettant en valeur ses
traits distinctifs. Elle en fait même un programme de vie : « C’est un beau mais difficile destin
que de n’être semblable à personne » (CJ, 438), écrit-elle le 19 février 1928. Ainsi Beauvoir
cristallise-t-elle sur les barbares la loi gidienne : « En face des “barbares”, je retrouve la fierté
intérieure de ne pas leur ressembler, lorsque leur grossièreté me fait souffrir » (CJ, 161). La
conscience et la revendication de sa singularité passent clairement par le mépris de la
ressemblance. Vincent Descombes fait cette remarque pertinente dans son étude sur Proust :
Pour atteindre la conscience de soi — qui est la conscience de sa singularité —, il faut commencer
par mépriser la ressemblance, qui est toujours la ressemblance à quelque chose d’autre, donc le
défaut d’originalité. Les êtres d’élite qui atteignent à la conscience de soi souveraine n’ont rien en
commun, sinon de se savoir différents237.
Nous avons vu que la recherche de la conscience de soi par l’exercice spirituel de l’autoanalyse conduisait la jeune femme à revendiquer et à cultiver sa dissemblance, sa dissonance,
comme la vertu d’un être singulier, unique, d’« un être irremplaçable238 ». Gide lui-même,
dans son Journal, revendique cette différence comme constitutive de sa conscience : « Dès
que je ne diffère pas, je me tais. C’est aussi que de mes différences seulement je prends une
conscience assurée, tandis que je ne suis plus sûr de rien aussitôt que je fais chorus239. » Le
commentaire d’Éric Marty est éclairant :
Gide n’oppose pas une idéologie adverse à l’idéologie dominante, il n’est pas ce qu’on pourrait
appeler un contestataire ou un opposant systématique […]. On dira que la différence n’est pas
autre chose qu’un moyen d’accès à la conscience de soi (une reconnaissance de soi),
236
Un passage entier du texte gidien est recopié par la diariste le 28 septembre 1926. La suite de la phrase
célèbre est la suivante : « Dès qu’un environ a pris ta ressemblance, ou que toi tu t’es fait semblable à l’environ,
il n’est plus pour toi profitable. Il te faut le quitter. Rien n’est plus dangereux pour toi que ta famille, que ta
chambre, que ton passé… » (CJ, 96).
237
Vincent Descombes, Proust. Philosophie du roman, Les Éditions de Minuit, coll. « Critique », 1987, p. 53. Je
souligne.
238
L’expression gidienne revient régulièrement sous la plume de Beauvoir, comme ce 9 octobre 1926 : « Quand
je me juge, je fais abstraction du reste du monde ; et ne crois-tu pas qu’il y a une véritable ivresse à se sentir “un
être irremplaçable”, comme parle Gide — irremplaçable quelle que soit ta valeur, simplement par ton caractère
d’individu » (CJ, 111).
239
André Gide, 30 octobre (1939), Journal, t.II, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1997,
p. 681.
88
qu’interdiraient la fusion dans le monde, l’unanimité ; cette dernière ne promet qu’une incertitude
molle, une sorte de flottement. Davantage encore, on dira que cette conscience de soi n’est pas
autre chose que la saisie d’une différence pure (je diffère), et non une construction coordonnée et
structurée du Moi240.
Chez Beauvoir aussi, l’opposition aux barbares n’est pas une question d’idéologie, mais
bien d’identité. Pour s’en assurer, il suffit d’analyser les moments de confrontation avec le
Monde, qui constituent pour la Beauvoir réelle une véritable épreuve. Une situation est
particulièrement révélatrice de ce désengagement face au discours mondain, assimilé aux
barbares : la conversation gratuite. Elle écrit dans son autoportrait d’octobre 1926, que nous
avons déjà mentionné :
Je l’apporte [le sérieux] dans toutes les paroles que je dis ; et c’est pourquoi je parle peu : dire
des mots inutiles me fait souffrir comme une diminution ; longuement je pèse chaque parole
comme chaque acte : avant d’aller voir une amie, d’écrire une lettre… etc., il me faut de lentes
délibérations. Je hais les conversations justement parce qu’elles me prennent au dépourvu et ne
me permettent pas de traduire bien exactement mes sentiments profonds ; on croit parfois que ma
réserve est dédaigneuse ; elle naît au contraire de mon respect d’autrui : j’ai honte de lui donner ce
à quoi je n’attache pas d’importance (et que seulement il me demande). (CJ, 127-128 ; je souligne)
Lorsque Beauvoir dit refuser de se soumettre aux lois de la conversation, se présentant
comme quelqu’un qui parle peu pour ne pas tomber dans le piège de la banalité, de la
médiocrité, et, in fine, de la honte, elle masque un autre désir : celui de se faire remarquer, de
dépasser ses interlocuteurs par son intelligence, bref, de briller en société. Dès qu’elle ne
diffère pas, elle se tait : elle préfère le silence aux paroles faciles, participant du jeu factice du
monde, ne traduisant pas la plupart du temps ses sentiments profonds et « diminuant »
l’individu qui les profère. Ainsi chaque parole est-elle pesée, chaque acte pensé, pour mieux
affirmer sa différence et ne pas faire chorus. L’esprit de « sérieux » s’affirme jusque dans
l’acte de parole : refusant le plaisir des conversations improvisées, Beauvoir lui oppose une
gravité, ce que nous pourrions appeler, avec Éric Marty, une « éthique de la parole241 »,
reposant sur le choix individuel de prendre la parole, à l’opposé de la parole des barbares qui
ont une « attitude non choisie » (CJ, 256). Le refus de la précipitation, la honte d’être prise au
dépourvu, tout indique qu’elle recherche une parole responsable, signe d’un engagement
authentique du sujet :
Seule en face de moi-même, ou dans mes rapports avec les autres, je suis incapable des gestes
indifférents ; il faut que j’engage, sinon mon moi tout entier, du moins toute une partie de moimême. (CJ, 128)
Les « gestes indifférents » prennent ici au moins deux sens complémentaires — le second
découlant du premier : ce sont ceux qui font chorus, qui sont en conformité avec ce qui est
attendu et donc fusionnent dans le monde, dans l’unanimité, mais aussi ceux qui ne
permettent pas à l’individu de différer, de sortir du lot, de saisir sa différence pure. Nous
240
241
Éric Marty, op.cit., p. 53.
Ibid.
89
lisons ici les prémices de la morale que Beauvoir développera après-guerre, une responsabilité
du sujet devant chacun de ses actes, un engagement de soi et de sa parole dans le monde : le
refus de l’indifférence passe par une éthique de l’engagement. Derrière cet autoportrait de
jeunesse, on perçoit déjà combien le désir de liberté innerve l’écriture de la diariste.
2.2.1.3. Les ambiguïtés du rapport à Autrui
C’est bien dans l’adversité, l’opposition, que l’exilée volontaire espère puiser la force de
son autonomie. Les Barbares, figure archétypale représentant tout ce que la jeune Simone
honnit, disparaissent assez vite de l’écriture du journal ; ils ne sont bientôt plus qu’une forme
creuse, un souvenir, une invention où se cristallise la puissance d’opposition de la jeune
femme et la conquête d’un moi accompli : « ils sont vaincus », clame-t-elle le 4 janvier 1927.
Mais cette figure demeure dans les formes que revêtira plus tard la présence hostile d’autrui,
dans les structures antagonistes au moi.
Au moment de l’opposition frontale aux Barbares, la relation aux autres est avant tout
conflictuelle, parce qu’il faut d’abord se préférer aux autres. Exister-pour-soi avant d’existerpour-autrui : pour s’observer et saisir en l’exprimant le meilleur de soi-même, il faut
conquérir l’autosuffisance et l’indépendance. Même le fait de communiquer avec les autres
est vécu comme une dégradation, une diminution. La diariste note : « Parler aux autres, c’est
devenir semblable à eux, s’abdiquer, se diminuer, surtout lorsqu’on doit s’observer » (CJ, 64).
Dans une telle démarche orgueilleuse — au sens ontologique, et sans les nuances narcissiques
que l’on prête communément à l’orgueil242 —, le rapport à autrui est associé à un obstacle qui
se dresse devant la conscience et empêche la ressaisie de soi. Autrui est plutôt celui qui
s’oppose à cette mise en présence de moi-même, en me contraignant à une communication,
certes utile, mais superficielle. Il me maintient à la surface, au niveau du moi social, du moi
commun aux membres de la société. Sur ce point, Beauvoir adopte la rigueur de la pensée de
Bergson qui oppose, dès les Données immédiates, le « moi social » au « moi profond ». Le
temps n’est pas encore venu pour elle de reconnaître la possibilité d’une ouverture sincère et
authentique à autrui, dépassant, transfigurant le niveau premier de l’échange social : l’échange
utilitaire.
Pour cet individu en formation, les épreuves à franchir sont donc nombreuses, et
quotidiennes. L’une des plus redoutables est le risque de compromission, le danger du fauxpas existentiel. Pour éviter de tomber dans le piège que lui tend la société, la règle que
s’impose la jeune femme est la suivante : je ne dois jamais paraître telle que je suis mais telle
que les autres me désirent, ce qui revient à « donner le change ». Pour que son intériorité
demeure intacte, l’être beauvoirien doit apprendre à se maîtriser, à ne pas trop dévoiler de son
242
L’orgueil, comme le rappelle Sylvie Le Bon de Beauvoir, demande, dans les Cahiers, à être justement
interprété : « Simone a certes conscience de sa valeur, mais il ne s’agit ni de morgue, ni de sentiment de
supériorité, encore moins de vanité ou de narcissisme. Il faut donner à cet orgueil un contenu proprement
ontologique, et en cela universalisable. […] L’orgueil, c’est l’autosuffisance, l’indépendance, mieux,
l’autonomie au sens kantien, c’est ne tenir que de soi sa raison d’être, c’est se tenir au centre de sa vie. »
(« Introduction », CJ, p. 32).
90
intimité, au risque de se sentir « violé243 ». Il lui faut coûte que coûte maintenir une distance
entre le « moi pur » et le moi par lequel autrui m’appréhende, ou entre l’être « absolu », qui
apparaît avec son unité et sa nudité, et l’être « relatif », « encombré de mille éléments
extérieurs : action, passion »244. Cette distance est exploitée au sens propre par Beauvoir, dans
un micro-récit daté du 19 août 1926 :
Il y a une chose qui est terrible : on est au même point ; l’un y demeure ; l’autre brusquement
s’avance avec une extraordinaire rapidité ; comme il s’étonnera de ne pas trouver le premier à ses
côtés ; à qui s’en prendre ? à lui seul. Et comme il ne pourra pas revenir en arrière, qu’il se résigne
à cette étrange dissonance. (CJ, 68)
Comment interpréter cette fable ? Il semble que dans le contexte immédiat de la citation la
jeune femme veuille ici traduire la difficulté à se dominer, à se maîtriser, lorsqu’elle est en
présence d’autrui. Il arrive que, par un relâchement de son esprit, la différence entre « ce
qu’elle est » et « telle qu’elle paraît » se réduise au point de compromettre son être : « La
volonté se détend, un besoin me vient de me montrer telle que je suis […] ; mais parfois je
montre du moins que je ne suis pas peut-être telle qu’on le croit ». Cet écart de conduite, qui
démasque en partie la supercherie, entraîne une « faute » irréparable. Pour reprendre
l’analogie que contient la fable, l’un de ses deux « moi » a avancé plus vite que l’autre en se
dévoilant, et la diariste en tire toute la leçon, clôturant le paragraphe : « Il faut apprendre à
mieux me dominer » (CJ, 68).
L’être beauvoirien apparaît donc à cette période comme un être en fuite devant le monde :
il repousse les situations qui l’amènent à côtoyer autrui. Le 9 septembre 1926, Beauvoir tente
de comprendre et d’expliquer pourquoi elle était « si contrariée [la veille] d’aller passer la
journée avec les Bruger » (CJ, 85). La journée était pourtant idéale pour « travailler à [sa]
petite histoire » et réfléchir à sa vie intérieure. Le regret d’une journée qu’elle aurait pu passer
solitairement se transforme en un sentiment de « rage », perceptible physiquement, contre le
sort qui lui est imposé : être confronté au regard d’autrui. Ce qui en autrui indispose Beauvoir,
ce n’est pas l’altérité en soi, c’est l’image négative d’elle-même qui lui est renvoyée par
autrui. De sa confrontation avec lui naît une image de soi qui échappe à l’intention du sujet et
qui le dessaisit de lui-même :
Énervement : la gorge contractée au point d’être une souffrance physique ; les larmes qui vont
sortir ; je me souviens de Cauterets, je ne veux pas (être) comme à ces moments-là, où l’on
emploie toute son énergie à se dominer, le moindre mot fait mal ! une réflexion sur ma figure,
leurs gentilles railleries manquent amener la crise ; c’est insupportable qu’elles245 ne comprennent
rien. (CJ, 85)
243
Le terme est employé par Beauvoir, et sa violence est comme légitimée par la caution barrèsienne :
« Pourtant, même la partie plus superficielle de moi-même, comme je souffre de la sentir sans cesse violée […].
Vous avez raison Barrès de dire qu’un sentiment, une pensée froissés par des mains étrangères perdent leur prix
— si chère que soit cette main » (CJ, 50-51).
244
Cette dernière distinction apparaît dans l’entrée du 7 août 1926. Beauvoir mentionne Paul Valéry pour
expliquer l’être dans son absoluité (CJ, 50).
245
Il s’agit de sa mère et de sa sœur, Poupette.
91
Pour contrer cet état de malaise existentiel aux conséquences somatiques, Beauvoir trouve
une parade : non seulement elle fait disparaître autrui comme objet de son regard, mais sa
conscience leur ôte momentanément l’existence pour le réduire à un pur phénomène. Le
dualisme de l’être et du paraître vient au secours de la jeune femme :
Arrivée chez les Bruger : les choses qui passent devant mes yeux, les paroles qu’on dit sans rien
qui pénètre jusqu’à moi ; en ces moments, on comprend parfaitement les doctrines idéalistes ; tous
ces gens ne sont pas vraiment ; simplement des phénomènes ; et puis tout se dissipe. Je suis
absente de moi-même, journée banale et vide d’où le regret même a disparu… (CJ, 86-87)
Tout se passe comme si autrui était anesthésié, son jugement suspendu, et qu’un voile
recouvrait les choses du monde, rendant Simone imperméable à toute atteinte d’autrui. Il
s’agit, pour elle, d’opposer à autrui un déni d’intentionnalité, en privilégiant son effacement,
son retrait, et en le renvoyant dans l’indifférencié du Monde. Ceci ne résulte pas d’un défaut
momentané d’attention, mais bien d’un acte phénoménologique délibéré, qui s’achève dans
une absence à soi-même. Je me suis anéantie. Nous retrouvons là une certaine communauté
de pensée entre Beauvoir et Gide, dont le Journal témoigne aussi de ces accès de colère :
Gide plaide en quelque sorte dans son Journal pour un droit à l’humeur face au Monde amorphe
(le Monde, les autres sont amorphes, au sens où ils indifférenciés, sans singularité, sans pourquoi).
[…] l’humeur est ambivalente, elle peut signifier le désir ou que le Monde disparaisse ou que je
disparaisse du Monde246.
Beauvoir expérimente cette double disparition, lui permettant de suspendre momentanément
son existence en face d’autrui. Dès lors, l’humeur qu’elle manifeste possède un
caractère « implacable, sans merci pour l’autre et sans égard » ; elle est « une position du sujet
qui par ailleurs impose sans doute sa plus forte réduction à l’image d’Autrui, telle que celui-ci
apparaît dans un vide inversement proportionnel à l’importance que le sujet s’attribue à luimême […]247 ». On pourrait multiplier les exemples de ces traits d’humeur, d’exaspération
qui balaient d’une phrase l’existence d’autrui.
Ce que Beauvoir reproche au discours d’autrui, c’est justement qu’il ne s’en tienne qu’à
son image, à sa « figure », en multipliant les « railleries ». Elles ne comprennent rien : elles ne
font qu’enfermer le « moi » dans une image factice, incapable de décrypter l’être derrière les
apparences. Dans les Cahiers, le jugement d’autrui apparaît souvent arbitraire, dépourvu de
subtilités : le Monde produit des discours sur Beauvoir qui sont fréquemment stigmatisés
comme des discours d’incompréhension, de déformation ou d’altération de la vérité. Ils
n’atteignent que partiellement la réalité :
[ …] c’est je crois une impression analogue à celle qu’on éprouve en face d’un miroir déformant ;
retrouver des traits qui sont bien les vôtres mais affreusement altérés ; les mouvements de l’âme
qu’on ne comprend pas bien soi-même, ceux qu’on n’ose s’avouer, ceux qu’on aime et qui vous
246
247
Éric Marty, op.cit., p. 77.
Ibid..
92
font souffrir, les voir, les savoir appréciés en phrases brutales, brutales parce qu’elles sont trop
simplistes, qu’elles isolent les éléments de l’ensemble où ils peuvent seulement prendre leur
valeur. (CJ, 67 ; je souligne)
La parole d’autrui est toujours réductrice, mais aussi ambiguë, lorsque celui-ci cache le sens
de ses paroles derrière un discours quotidien, habituel :
Cela m’agace un peu lorsque après une journée de larmes, on me félicite d’avoir bien dormi, parce
que je sens avec plus de force la distance qui sépare un être d’un autre être ; mais c’est une si
cuisante irritation de sentir qu’on soupçonne quelque chose. (CJ, 67 ; je souligne)
Quoi de commun entre la détresse de Simone qui verse tant de larmes, et la question banale,
et pourtant inadéquate, posée sans doute par sa mère au réveil ? Comment concilier la parole
réconfortante maternelle au désespoir intérieur de Simone ? Beauvoir l’avoue elle-même,
l’objet de son irritation ne vient pas tant de cette inadéquation du langage à la réalité, que du
soupçon indicible porté par le « on » sur la situation. La phrase prononcée par sa mère ne
cache-t-elle pas une autre parole, non prononcée celle-ci, piquant au vif la réalité, et
s’introduisant discrètement et volontairement dans la sphère intime de Simone ? On est bien
dans une logique de soupçon permanent lorsqu’il est question de la parole de l’autre.
Quelle place accorder alors à autrui, qui est « placé à divers degrés de l’entour
quotidien248 » des Cahiers ? Si le Moi doit s’affirmer dans toute sa puissance, autrui ne peut
que lui ou le servir. Sans la reconnaissance réciproque, qui pose autrui en face de moi dans
une relation d’égal à égal — situation encore inconcevable pour la jeune femme de 1926 —,
autrui ne peut être relié au moi que sous un rapport de domination et de possession. Pendant
plusieurs mois, Beauvoir nourrit le rêve secret de posséder l’âme d’autrui, en usant d’une
métaphore territoriale : l’annexion. Elle souhaite s’emparer d’autrui pour en découvrir tout le
mystère et se ménager « un merveilleux domaine neuf, paisible et sans ennui » (CJ, 135)249.
Beauvoir ne tient-elle pas là le sujet de son premier roman ? L’Invitée est tout entier l’histoire
d’une annexion, définissant le mode de relation entre deux personnages féminins, Françoise et
Xavière, mais c’est aussi le récit de déstabilisation de cette emprise sur autrui. Comme
Françoise, Simone expérimenta son pouvoir sur ses proches :
Sentir l’influence que je prends sur Henriette, Zaza, d’autres… sentir ces vies qui dépendent un
peu de la mienne, ces êtres où j’ai mis un peu de moi-même, sentir ce pouvoir que j’ai. Et n’avoir
besoin moi de personne, si bien me posséder et me suffire, ne plus, comme l’an dernier, désirer
d’approbations et de conseils. Là est ma force ! comme je suis forte ! (CJ, 175 ; je souligne)
248
Je reprends l’expression heureuse d’Éric Marty, op.cit., p. 65.
« Il y a eu un temps où posséder l’âme d’autrui était le but secret de tous mes rêves ; il me semblait qu’en
l’annexant à la mienne je me ménagerais un merveilleux domaine neuf, paisible et sans ennui. Je n’ai plus à
présent ce désir ; le mystère que porte en soi autrui ne m’émeut plus (et c’était il y a quelques mois une
obsession véritable : lectures à la suite de Garric, de Jacques, conversations anxieuses avec mes compagnes ;
maintenant je ne cherche à pénétrer en autrui que pour l’aider, mais ce besoin qui me poussait, je ne le connais
plus). » (18 octobre 1926, CJ, p. 135)
249
93
Quel scandale alors, lorsque son cœur s’oppose au projet métaphysique qu’elle s’était
imposé : « […] il m’est arrivé de préférer autrui à moi-même ! » (CJ, 130). Tourmentée par
toutes les formes de déperdition de soi, menacée par un sentiment d’insécurité en présence
d’autrui, la jeune femme inscrit clairement sa relation aux autres dans un « dispositif
d’épargne de soi250 » qui doit la sauver de sa propension à se diluer en autrui.
Dans les méandres de sa pensée, c’est son rapport au monde que Beauvoir cherche à
découvrir et à circonscrire. Elle veut inscrire sa présence dans le monde par un geste
authentique ; Éric Marty, à propos de Gide, parle d’un « espace authentique de présence251 ».
La démarche beauvoirienne est à cet égard très proche du geste gidien, malgré les différences
entre les deux journaux :
Le temps saisit et oriente le sujet, le sujet se saisit et s’oriente dans le temps : le protocole
quotidien du Journal (protocole imperturbable, inflexible et exigeant […]) pose une modalité de
conscience de soi et des choses qui est contradictoire avec le Monde (le Monde vit aussi le
quotidien, mais le méconnaît comme structure de présence). À partir de ce point de départ négatif,
j’ai voulu reconstruire ce qui préside au geste gidien de tenir un journal : geste dont l’exigence
tenace et répétée est de construire un espace authentique de présence. Ce geste a une histoire, un
cheminement, tout à fait particuliers, qui ne sont pas nécessairement ceux du Gide « réel », tel que
ses amis ont pu le connaître, tel que l’Histoire a pu l’enregistrer sur son grand livre 252.
Le geste beauvoirien cherche aussi à élaborer une structure de présence à soi en contradiction
avec le Monde, marquée par ses « certitudes », ses « illusions » et ses « désillusions ». À ce
stade de la construction de soi, l’espace de présence doit se construire à l’abri du Monde et à
l’écart d’autrui. Le projet métaphysique, ontologique, rejoint le sens de la quête mystique qui
impose à l’âme de se purifier, comme l’itinéraire spirituel décrit dans le chef d’œuvre de Saint
Jean de la Croix, La Nuit obscure. Le mysticisme constitue la pierre de voûte du projet :
Simone doit liquider son passé, se dépouiller de son être ancien, mais cette ascèse intérieure
se révèle bientôt être une illusion, enfermant Beauvoir dans ses contradictions, ses errements,
et la faisant échouer dans sa quête mystique.
2.2.2. La conversion-renonciation : pour une morale de l’action énergique
« Tout s’apaise et se justifie lorsqu’on retrouve le point de vue social. » (CJ, 113)
L’ensemble des Cahiers dévoile un dispositif oscillant entre deux pentes : l’écriture intime
et l’écriture « extime ». Dès 1923, Albert Thibaudet opposait journal intime et journal
« extime » : le premier, « miroir de clairvoyance au repos où l’homme s’arrête de vivre pour
comprendre » s’opposerait au second, tourné vers « l’action énergique »253. On aurait donc
250
F. Simonet-Tenant, op.cit., p. 60.
Éric Marty, op.cit., p. 17.
252
Ibid.
253
A. Thibaudet, « Lettres et journaux », La N.R.F., 1er juin 1923 ; repris dans Réflexions sur la littérature, t. I,
Paris, Gallimard, 1938, p. 223. Jean-François Louette reprend cette distinction pour qualifier de « dispositif
251
94
d’un côté une fermeture sur soi, une involution narcissique, et de l’autre, une morale de
l’action. Or le « culte du moi » pratiqué par Beauvoir, soutenu par ce dispositif d’épargne de
soi qui interdit l’ouverture aux autres et la profusion généreuse, va bientôt s’effriter et
déboucher sur une nouvelle ère, celle de l’écriture « extime ». Le refus de l’avarice de soi
s’exprime de plus en plus fréquemment au fil des Cahiers, comme si le moment du repli
intime sur soi-même avait été salutaire.
Beauvoir se rend très vite compte des souffrances qu’engendre la pratique du culte. N’y at-il pas dans cet idéal personnel un certain danger de solitude et de solipsisme ? Lorsqu’elle
fait le résumé de l’année 1926 trois ans plus tard, elle note : « Octobre. Passion, souffrance
atroce même à évoquer de loin, solitude entière. Quand j’obtiens une joie, c’est que le Dieumoi ressuscite : individualisme de plus en plus définitif » (CJ, 768). Son désir de perfection
l’a poussée à s’abstraire du monde, à cultiver un moi à l’état pur et à préférer à tout commerce
humain la solitude totale, l’isolement radical de son être. Or, avec une lucidité synthétique,
elle écrira quelques temps après avoir commencé sa quête mystique :
Mon grand souci, c’était de me défendre contre les barbares ; c’est fait. Au fond, c’était encore la
période d’effort contre moi et les autres. Et maintenant que plus rien n’est distrait en moi par ces
luttes… Hélas ! je peux relire la p. 40. « Tout plutôt que sécheresse et écœurement. » (CJ, 123)
Un revirement inattendu apparaît : Simone est parvenue à un tel détachement du Monde, un
tel désengagement, en même temps qu’une telle conscience d’elle-même, qu’elle éprouve une
« stérilité d’être », un dégoût, un goût de néant. Sa lutte acharnée contre elle-même et contre
autrui, qui aurait dû aboutir au triomphe du Moi, se retourne finalement contre lui. C’est à une
forme dépouillée du Moi qu’elle est parvenue, renfermant en creux sa propre mort. Elle
comprend mieux ces mots de Barrès sur la « sécheresse d’âme » qu’elle notait alors sans
encore les vivre, « cette reine écrasante et désolée qui s’assied sur le cœur des fanatiques qui
ont abusé de la vie intérieure254 ». Beauvoir s’est prise à son propre jeu, elle récolte les
symptômes de sa frénésie individualiste : une solitude totale, une aridité intérieure et une
forme, finalement, de nausée. La figure du « PREMIER MOI » endosse exactement le rôle de la
souffrante solitaire : « Ce sont des nausées qui me prennent au sortir de ces factices crises
d’ardeur » (CJ, 261).
Cette prise de conscience s’est faite progressivement, comme alimentée par ses réflexions
morales sur la nécessité de concilier soi-même et autrui. Dès le début des Cahiers, Beauvoir
tente de résoudre certaines des contradictions qui hantent son jeune esprit : comment le moi
individuel peut-il rejoindre le point de vue social sans se sentir diminué, rapetissé ? La diariste
cherche à mettre en accord sa vie avec une exigence éthique : « […] tout en se donnant je
extime » l’écriture de soi sartrienne : « Or chaque fois qu’il pratiquera l’une des formes de l’écriture de soi,
Sartre tentera d’écrire extime : d’arracher l’intime à lui-même, de le retenir sur sa (mauvaise) pente – la courbure
sur soi, l’involution narcissique. » (J.-F. Louette, « Introduction », Les Mots et autres écrits autobiographiques,
op. cit., p. XXII).
254
Elle cite ces mots de Barrès le 5 octobre 1926. Ces « fanatiques », qui veulent « transformer l’âme en
absolu », « perdent l’ardeur vers l’absolu » (CJ, 106).
95
veux qu’on se réserve » (CJ, 47). Elle poursuit : « […] quand on sort de soi il est bien rare
qu’on n’en sorte pas trop et qu’on ne se diminue pas. C’est réaliser cet équilibre que je me
propose » (CJ, 48). La « sortie de soi » apparaît, sous la plume de Beauvoir, comme une
ouverture au monde, une pratique extravertie de soi, qui nécessite de prendre part aux
activités mondaines, de s’investir dans le monde, une attitude en tout point opposée au projet
individualiste qui l’habite. C’est aussi, d’une certaine manière, quitter l’espace matriciel du
journal intime, qui se faisait le prolongement d’une mise entre parenthèses du monde.
Pour figurer ce déchirement intérieur entre deux attitudes, deux manières d’être-au-monde
— le culte désintéressé de soi et le dévouement pour autrui —, la diariste recourt à nouveau
au procédé du dédoublement intérieur qui ouvre sur un dialogue d’idées :
Certainement je suis très individualiste ; mais est-ce incompatible avec le dévouement et l’amour
désintéressé d’autrui ? il me semble qu’il n’y a qu’une partie de moi qui est faite pour être
donnée ; une qui est faite pour être gardée et cultivée ; la seconde vaut par elle-même et est le
garant de la valeur de l’autre. (CJ, 54 ; je souligne)
Par une forme de mise en ordre et de hiérarchisation des diverses parties qui composent son
moi, le sujet trouve une réponse à son questionnement ontologique et éthique :
l’approfondissement intérieur serait bien le moyen d’une extériorisation en direction d’autrui.
Il lui fallait cultiver son jardin personnel, son « trésor », avant de semer, de prodiguer les
biens autour d’elle. La fin ne justifie-t-elle pas les moyens ? Beauvoir trouve en une phrase de
Ramuz, recopiée en exergue de son Deuxième cahier, la justification de son choix : « À quoi
est-ce qu’elles servent, ces complications du cœur ?... Qu’une vie sorte de là qui émeuve les
autres hommes, et nous sommes justifiés » (CJ, 45). Être justifié : dès la première entrée des
Cahiers, la diariste cherche un fondement moral à son choix « intime », celui de cultiver les
diverses nuances de son moi, et du même coup, de noircir les pages de son journal pour ne pas
qu’on l’accuse de « futilité » et d’« égoïsme ». Sa passion pour Barrès ne doit pas demeurer
inutile, elle doit « servir » : « […] oui, je dois cultiver ces nuances de mon moi et par respect
pour le trésor déposé en moi-même, et pour autrui » (CJ, 47). La jeune femme tente
obstinément de jeter un pont entre sa certitude existentielle ou ontologique et son action
concrète dans le monde, autrement dit de relier Barrès à cette autre figure tutélaire des
Cahiers, Péguy : « Péguy : travailler, travailler, agir, agir, et ne rien perdre de son être ni de
ses actes. […] Orgueil immense de ma solitude, de moi-même ; douleur et force255 » (CJ,
293).
L’un des passages les plus éclairants sur cette forme de casuistique opérée par Beauvoir est
daté du 12 octobre 1926 :
Je saisissais avec une telle force le lien qui rattache mon moi individuel à la communauté
humaine ; oui, ce « culte du moi » si désintéressé, auquel je ne demande que des satisfactions
personnelles, il a vraiment une valeur telle que même au dehors il est une bonne action ; ainsi cette
promenade n’est pas seulement une magnifique jouissance personnelle ; elle dépose en moi des
énergies qui serviront. Tout s’apaise et se justifie lorsqu’on retrouve le point de vue social.
255
Ce passage trouve aussi un écho claudélien : « Ô faire ! faire ! faire ! qui me donnera la force de faire ! »
(P. Claudel, Tête d’Or, op.cit., p. 40).
96
Mais justement, cela n’est possible qu’à condition de ne pas le viser directement […]. (CJ, 113 ;
je souligne)
Beauvoir cherche-t-elle à se rassurer en multipliant les détours, les froids calculs
intellectuels ? Son penchant pour autrui est-il forcé, induit nécessairement par le système
moral qu’elle entend mettre en place et qu’elle doit tenir ? Autrui n’y occupe-t-il qu’une place
logique, au même titre que le fait de cultiver son moi, en permettant de justifier moralement
ses penchants pour l’introspection ? Ce passage, qui joue de l’art de la subtilité, laisse
supposer que le « moi » rejoint le collectif de manière oblique. Le culte du « Dieu-moi »,
jusque-là désintéressé, trouve une justification hors de lui, en faisant servir l’énergie
individuelle accumulée au profit de la collectivité. La clé de cette logique altruiste se trouve
dans la dernière phrase citée : ne pas viser directement la fin de l’action, donc privilégier le
point de vue personnel. Autrui n’est pas une fin en soi : il est un moyen pour moi comme je
ne suis qu’un moyen pour lui.
Pourtant, Beauvoir a conscience des limites de son propre raisonnement. Il y a chez elle
une attirance naturelle pour autrui, un mouvement d’extraversion incontrôlé qui échappe aux
catégorisations abstraites, et dont elle ne peut que constater l’existence :
[…] c’est par un goût, un instinct analogue à celui qui m’attire vers le beau en dépit de tout
raisonnement que je me sens portée vers le dévouement plus que vers l’égoïsme ; mais n’y a-t-il
rien d’autre ? personnellement si ; il y a d’abord le goût des êtres ; pour cela, je n’ai pas besoin de
fondement ; c’est une nécessité pour moi de les aimer et de travailler pour eux comme de penser.
(CJ, 54 ; je souligne)
On aurait tort, à la lecture de ces lignes, d’enfermer la diariste dans une image narcissique. Le
discours du sentiment révèle un profond « goût des êtres » qui ne cessera plus d’habiter le
futur écrivain. Consciente de l’impossibilité de se suffire à elle-même, elle convoque alors
Claudel pour exprimer la nécessité de transmettre les vérités qu’elle a découvertes, et
notamment ces vers tirés de Feuilles de Saints : « … Le fardeau énorme sur moi de ces choses
que je ne puis arriver à donner » (CJ, 49). S’enthousiasmant pour le lyrisme de ces vers, elle
se convertit au désir claudélien, au besoin de reconnaissance et à la recherche de la vérité. Elle
comprend que le « don absolu de soi » ne conduit pas nécessairement au « suicide moral ».
« Il faut que je relise Péguy ; il me faudrait un peu d’héroïsme, et sortir de moi. Mais je
m’aime tant ! » (CJ, 121). La jeune femme s’encourage donc à « sortir de [soi] », c’est-à-dire
à « sortir de son aristocratisme intellectuel et social, pour fréquenter des jeunes gens, garçons
ou filles, dont tout la sépare256 ». Or l’événement que fut sa rencontre avec Robert Garric va
concrétiser son désir relationnel, qui s’exprime, d’abord, sous la forme d’un arrachement à
elle-même257. Les conférences de ce personnage charismatique, qu’elle suit assidûment, lui
ouvrent un monde nouveau et lui révèlent l’existence des « Équipes sociales ».
256
D. Sallenave, Castor de guerre, op. cit., p. 65.
Elle note le 14 décembre 1926 : « Heureusement que ce soir la conférence de Garric va m’arracher à moimême. » (CJ, 225)
257
97
Robert Garric, alors âgé de trente ans, enseigne la littérature à l’Institut Sainte-Marie.
Catholique de gauche, agrégé de lettres, normalien, il a créé en 1921 des groupes d’étudiants
qui donnaient bénévolement des cours aux ouvriers dans les quartiers pauvres. Dans ces
années marquées par l’ébranlement inouï de la Grande Guerre, la « question sociale » est au
cœur des débats. Mettre à la portée du peuple les connaissances de l’élite : tel est l’objectif du
projet, avec l’espoir d’effacer, comme dans l’épreuve des tranchées, les barrières de classe.
L’enthousiasme de Simone est tel qu’elle s’engage aux Équipes féminines de Belleville en
juillet 1926. Elle donne même des leçons par correspondance à des malades de Berck258.
Enfin le mot « servir » trouverait-il une signification concrète dans l’existence en attelant
Simone à une tâche. Sa lecture de Péguy va dans le même sens, avec une ambiguïté sur la
nature de l’ « œuvre » : « Je commence à lire Péguy ; une conférence me révèle les Équipes ;
je me promets passionnément à cette œuvre259, à un intégral emploi de moi-même » (CJ, 510).
Simone, dans son élan passionné260, opère une équation entre les préceptes de Péguy et son
existence sociale. Deirdre Bair évoque assez succinctement cet épisode, pourtant essentiel au
cours de sa formation, et marqué par le désenchantement rapide de la jeune novice :
Simone fut chargée d’enseigner la littérature aux jeunes femmes, tâche à laquelle elle s’attela avec
un mélange d’idéalisme en ce qui concernait le travail lui-même et d’idéalisation de l’éthique de
Garric (que, de plus, elle trouvait beau261). Elle s’aperçut vite que les motivations de ses élèves
reposaient sur un sens des réalités plus grinçant : ces filles, qui, pour la plupart, travaillaient en
usine, venaient là pour fuir des logements surpeuplés et rencontrer un homme qu’elles pourraient
épouser262.
L’indifférence de son public exaspéra rapidement la jeune professeure, qui s’obstinait à lui
dispenser la littérature et la culture comme on prodigue des bienfaits. Les Cahiers témoignent
de la prise de conscience de la vanité de ses efforts dès le mois de novembre 1926. Elle
déplore la faiblesse intellectuelle de son enseignement à « ces cerveaux trop simples » : « Je
suis obligée de laisser trop de choses à la porte ; intellectuellement, je ne peux me livrer que
diminuée […] » (CJ, 184). Elle perd, du même coup, l’illusion d’une fraternelle sympathie
avec ses jeunes élèves :
258
Beauvoir en parle très peu dans ses Cahiers. Voir par exemple CJ, p. 230.
L’ambiguïté référentielle du démonstratif nous laisse penser que Beauvoir assimile les Équipes à Péguy. Dans
la nouvelle « Marcelle » de Quand prime le spirituel, il est aussi question des Équipes sous le nom d’« œuvre ».
260
« Brusque et miraculeuse découverte de moi. Fièvre, étude, exaltation, passion. Étrangeté inouïe, violence de
cet éveil. » (CJ, 510)
261
Cette parenthèse dissimule en réalité une identification complète au personnage de Garric qui a choisi sa vie
au lieu de subir son destin. Sylvie Le Bon de Beauvoir écrit : « Assimilant, comme on le fait souvent dans la
jeunesse, le révélateur à la révélation, [Simone] s’exalte et conçoit pour Garric un sentiment romanesque »
(« Introduction », CJ, p. 28). Beauvoir est fascinée par cet homme dont l’existence tout entière incarne une
« idée ». Elle note rétrospectivement dans son journal : « Vers janvier 1926 donc je m’éveille. Je découvre que je
suis, et pour la première fois avec Garric je sens en face de moi un être qui me domine. Emballement. Je ne
chercher pas plus loin : il faut me faire semblable à lui » (CJ, 293).
262
D. Bair, op. cit., p. 123.
259
98
Au fond, j’ai beaucoup perdu l’esprit Équipes. […] J’y ai bien cru l’année dernière ! Je pense
que maintenant j’exagère dans l’autre sens. Mais cette cordialité (en surface), cette illusion sur la
valeur et la puissance de simples paroles échangées, cette joie d’être ensemble qui empêche de
voir combien on est loin, tout cela me blesse. (CJ, 185)
Si la dimension humaniste de l’expérience — reposant sur une éthique universaliste du
partage des savoirs — est manquée, Simone est confrontée pour la première fois à la réalité
extérieure qu’elle tenait jusque-là en marge de sa vie. L’expérience des Équipes a réveillé la
conscience morale de Simone, portée par un idéal de solidarité entre les hommes et les classes
par-delà leurs conflits et leurs antagonismes. Cet idéal est né de l’expérience des tranchées,
rabattu au rang des mensonges et des mystifications spiritualistes dans le contexte de paix des
années vingt, si l’on en croit la transposition romanesque effectuée dans la nouvelle
« Marcelle », où l’héroïne découvre l’existence des Équipes avec la même exaltation que
Simone :
Les étudiants apportaient aux jeunes ouvriers l’aliment spirituel qui seul confère à l’homme une
dignité intérieure ; en retour ils étaient vivifiés par cette flamme de générosité, de bonne humeur et
de courage dont l’âme populaire est la dépositaire. (QPS, 44)
La peinture des Équipes emprunte son vocabulaire au discours spiritualiste et mystique
(« aliment spirituel », « vivifiés », « flamme de générosité »). Le style indirect libre lui donne
un tour ambigu, faisant entendre le commentaire sarcastique du narrateur derrière la voix des
personnages – je souligne : « Marcelle travaillait depuis un an rue de Ménilmontant quand
elle rencontra enfin une occasion de dépenser ses trésors inemployés de force et de charité »
(QPS, 43). On reconnaît non seulement la voix de Marcelle derrière le récit, mais celle de la
jeune Beauvoir, leurrée par l’ambitieux projet humaniste263 en accord avec son désir
d’actions :
Quand elle se retrouva seule, [Marcelle] fut envahie d’une joie immense : elle allait enfin pouvoir
donner sa mesure ! Elle ouvrit la fenêtre et se pencha sur le jardin : des milliers de petites feuilles
poisseuses papillotaient au soleil ; dans son âme aussi bruissait tout un printemps : les richesses
amassées dans la solitude voulaient s’épanouir en actions. Avec extase, Marcelle salua la
rénovation de son cœur comme l’aube de la rénovation du monde. (QPS, 45 ; je souligne)
La violence du rejet des Équipes par Marcelle, vécu comme une suite de « cruelles
déceptions » et de désillusions, est à la mesure de ce que Simone éprouva elle-même : la perte
de la valeur spirituelle de son enseignement, laissant totalement insensibles les jeunes âmes
(« Marcelle ne se faisait pas d’illusions sur la valeur de leur adhésion »), la prise de
conscience d’une pseudo-amitié opposée à la « profonde communication des âmes », et, in
fine, la perte de la croyance en l’action, qui coïncide avec la rencontre de l’être le plus opposé
qui soit à toutes les valeurs morales, Denis Charval, grand admirateur de Rimbaud, alias
Jacques, le cousin de Simone : « Ce fut une merveilleuse rencontre ; dès les premières
263
Simone espérait élever les jeunes âmes jusqu’à elle. C’est la situation inverse qui s’est manifestement
produit : « Il est impossible de les élever jusqu’à moi ; il faut descendre vers elles. Cela me gêne. » (CJ, 185)
99
minutes, Marcelle donna à l’entretien un tour intime et personnel, elle avoua qu’elle ne
croyait plus à l’action, et Charval lui confia qu’il n’y avait jamais cru ; ils ne croyaient plus ni
l’un ni l’autre en l’amitié » (QPS, 61). Le récit d’apprentissage, relatant la formation
intellectuelle de Marcelle, tourne alors au roman d’éducation sentimentale : Denis Charval
détrône Perdrières et Desroches264 comme mentor.
Beauvoir jugea sévèrement la naïveté de ce premier engagement politique et social, qui
masquait dangereusement, derrière un idéal de réconciliation, une société en lutte contre le
désordre social et politique265, et les inégalités d’une réalité régie par l’exploitation des
classes. À cet égard, la nouvelle répond fidèlement au projet de déstabiliser l’institution du
Contact social, en sapant les idéaux dont elle se faisait le chantre. Le choix du genre — la
nouvelle — ne pouvait que répondre efficacement à ce projet, radicalisant en un tempo
resserré le conflit intérieur de Marcelle.
L’expérience des Équipes sonne comme un échec dans la formation de Simone. Elle n’est
pas parvenue à créer un lien « nécessaire » entre ses jeunes élèves et elle. « [E]lles ne me sont
rien », « cela ne sera absolument rien dans ma vie » : les mots ne sont pas trop durs pour
décrire la blessure intérieure, la transcendance factice du dévouement dont la jeune femme se
détourne à présent. Les termes de « fraternité », de « solidarité » ne recouvrent plus aucune
réalité. Même Garric tombe de son piédestal : l’ardente admiration des débuts se transforme
en une simple reconnaissance. Pourtant, quelque chose naît de cette expérience, dont on
trouve trace à quelques reprises en 1927, comme si Simone, finalement, y trouvait son
compte. Le 18 avril :
Mes petites des Équipes : gaîté, vie, intelligence et cordialité, image des plus simples où il y a du
vrai, et j’en suis heureuse ; il me plaît, si renfermée sur moi-même, de savoir si bien sortir de moi
quand il s’agit de qualités peu profondes, il me plaît d’attirer spontanément la sympathie. (CJ,
311 ; je souligne)
L’appellation hypocoristique (« Mes petites ») noue un lien affectif avec ses jeunes élèves,
reposant sur une cordiale entente. Si elle ne peut les élever jusqu’à elle, elle peut néanmoins
se mettre à leur hauteur, se hisser jusqu’à elles grâce à sa capacité d’adaptation, et les prendre
telles qu’elles sont : des jeunes filles issues des basses classes. En effet, Beauvoir ne sort pas
tout à fait de son aristocratisme social et intellectuel lorsqu’elle écrit le 16 décembre 1926 :
« C’est vrai qu’il y a dans le peuple quelque chose de jeune, de direct, d’attachant qui m’unit
à mes jeunes filles bien plus fort que d’abord je ne l’avais cru » (CJ, 226). Par contre,
l’attachement presque maternel qu’elle éprouve pour les jeunes filles des classes inférieures
révèle un désir de connaissance des êtres qui dépasse les barrières sociales, en même temps
264
On peut reconnaître Garric, homme de discours charismatique, catholique fervent, dans le premier portrait de
Desroches : « Les premiers temps, Desroches parlait toujours du Contact Social, des devoirs de l’élite, de
l’attitude du chrétien devant les problèmes économiques et politiques : il était catholique pratiquant » (QPS, 52).
Mais une autre figure apparaît derrière Desroches, comme le laisse suggérer la proximité des noms : Pierre
Deffontaines, agrégé d’histoire et de géographie, que Beauvoir connaît moins bien que Garric, mais qui fut très
lié au mouvement des Équipes.
265
Il s’agissait de faire écran au bolchevisme qui avait récemment triomphé en Union soviétique.
100
que s’exprime une profonde attirance pour leur jeunesse, leur fraîcheur, leur simplicité
désarmante mais touchante.
Beauvoir a donc achevé sa conversion vers une morale de l’action énergique sur un goût
amer, renonçant du même coup à l’autonomie de son univers cloisonné qui abritait sa vie
intérieure. Ses excès d’ardeur ont contribué à lui rendre l’expérience des Équipes dérisoire, et
du même coup l’existence médiocre et insipide. La révolte contre l’abstraction idéaliste
n’aboutit qu’à une apologie abstraite de l’action. Il faudra à son jeune esprit un sursaut vital,
un rétablissement dialectique, pour que s’ouvre une nouvelle ère, celle d’une retombée
heureuse dans l’existence, à partir de 1928.
2.2.3. « [J]e veux être » : le primat de l’existence sur la vie intellectuelle
Deirdre Bair conclut l’épisode des Équipes sur le revirement inattendu d’existence de
Simone :
C’est à cette époque qu’elle commença à réfléchir à des notions comme l’authenticité, l’intégrité et
la sincérité, et elle compta sur l’étude de la philosophie pour l’aider à comprendre comment une
même attitude pouvait abattre des barrières si insurmontables au premier abord. […] Mais un autre
aspect de sa personnalité se développait à présent, qui la conduisait à participer pour la première
fois de son existence, à vingt ans, à ce qu’elle jugeait être des équipées et des jeux innocents, mais
qui constituaient en réalité un comportement excessif et extrême 266.
Ce tournant existentiel, où les « aventures » deviennent plus qu’un jeu dans la vie de Simone,
une nouvelle occasion de faire l’expérience des limites du moi, de « vivre
dangereusement267 », s’éclaire rétrospectivement par le virage intellectuel dont le journal fixe
avec éclat la date au 29 octobre 1926, alors que Simone n’a que dix-huit ans :
Je renie tout, je renonce à toute fidélité. Je voudrais lire Les Nourritures terrestres ; je voudrais
vivre ! je vais vivre… Je m’abandonne, je laisse tout crouler et je recommence autre chose, je ne
tiens plus compte des valeurs morales, je ne cherche plus à faire quelque chose, je veux être, être.
[…] Oh ! voilà qu’en moi aussi naissent des curiosités ! j’ai vécu magnifiquement l’an dernier,
c’est entendu, dans l’enthousiasme et l’ascétisme ; j’ai vécu une vie purement intellectuelle ;
j’avais créé en moi un dieu. Et maintenant je connais cela par cœur, j’ai épuisé la saveur amère de
ces renoncements ; cette existence est insipide. Je renie. Je suis infidèle. Aussi bien était-ce pure
folie de déclarer à dix-huit ans ma position prise pour toujours. (CJ, 146)
Quelques mois plus tard, elle rend un dernier hommage à ses maîtres spirituels, balayant
d’un revers de main les membres privilégiés de sa bibliothèque construite durant toute une
année extrêmement riche intellectuellement : « Je voulais penser, maintenant qu’ils ne
m’apportent plus rien, à ce que je leur dois : Péguy, Claudel, Barrès, Rivière, Gide… » (CJ,
266
D. Bair, op.cit., p. 132-133.
Beauvoir tire à cette époque une grande satisfaction à se savoir hors la loi, à transgresser les convenances et
l’autorité. En montant par exemple dans l’automobile d’un inconnu, elle se donne l’illusion de la liberté. Les
influences combinées de Gide, de Rivière, de Jacques et des surréalistes ont assurément joué un rôle dans ce type
d’expériences.
267
101
264). Cet hommage, embrassant toutes les strates de sa formation, marque un virage brusque
dans son apprentissage et trouve des échos à plusieurs reprises, de plus en plus ténus, comme
ce 29 avril 1927 : « Gide est loin ; j’ai épuisé toute sa leçon » (CJ, 319). Tout se passe comme
si Simone voulait se débarrasser du matériel qui lui avait servi à être ce qu’elle est,
l’immortalisant et le statufiant en un dernier témoignage de gratitude.
On voit ici toute la difficulté de construire un découpage tranché dans les différentes
mutations beauvoiriennes : c’est que le primat de l’existence sur la vie intellectuelle, qui
trouve à s’épanouir dans les dernières années de la rédaction du journal, à partir de 1928,
plonge ses racines dans des « crises » de conscience, des coups d’éclat existentiels balayant ce
qu’elle appelle ses « complications intellectuelles » dès la fin de 1926.
Interrogeons-nous sur cette lassitude intellectuelle soudaine de Simone, ce changement de
cap par rapport à ses aînés. On a déjà souligné la propension à la rupture qui anime la jeune
intellectuelle, et qui consiste à penser contre son passé et contre sa pensée. Le début de
l’année 1927 est placé sous le signe d’une crise intellectuelle qui se traduit par des symptômes
de dépression : « Je ne veux plus faire appel à ma force. Je la sens présente, ce qui m’empêche
de sombrer ; mais je suis si fatiguée d’être forte, oh si fatiguée ! » (CJ, 251). Que cache une
telle détresse ? La jeune femme se dit lasse de « construire chaque jour une théorie qui
s’adapte à [ses] nouvelles exigences ». Lasse d’inscrire son existence dans une nécessité, de
tout justifier de soi, de rattacher coûte que coûte sa vie à l’intelligence. Beauvoir revient sur
ce tournant décisif dans les Mémoires :
Toute religion, toute morale, était une duperie, y compris le « culte du moi ». Je jugeai — non sans
raison — artificielles les fièvres que j’avais naguère complaisamment entretenues. J’abandonnai
Gide et Barrès. Dans tout projet je voyais une fuite, dans le travail un divertissement aussi futile
qu’un autre. (MJFR, 318-319)
De même que la religion, la morale est un leurre, une pseudo-transcendance. Les valeurs
qu’elle souhaitait sauver ne tiennent plus ; l’intellectuelle abdique, sans pour autant renoncer à
son désir de perfection et d’absolu, à la décision de ne tenir que de soi sa raison d’être, mais
cette fois-ci, par le biais d’une « morale réaliste », tirée de son expérience singulière.
« Je m’abandonne », « j’abandonne ma vie à la dérive, je veux voir ce qui arrivera » :
manifestement, Simone veut faire une place à une notion qu’elle n’avait pas encore intégré à
son système de pensée et à son existence, l’événement. Elle veut connaître le « [p]laisir
d’abord d’être quelqu’un à qui quelque chose arrive268 », pour reprendre les termes de
Rivière. À quoi tient donc cette puissance que l’événement, suspendu aux aléas d’une vie,
prend tout d’un coup sur la temporalité du sujet ? Il semble d’abord tenir au présent « dans
son imprévue beauté », offrant au sujet l’occasion d’« une splendide aventure » (CJ, 147).
Non pas un présent déterminé par un passé enchaînant le Moi et engageant l’avenir, mais
« une route non frayée que [s]a marche seule créera » : « Ma vie n’est plus un chemin tracé
que déjà du point où je suis arrivée je puis découvrir toute et dans laquelle il n’y aura qu’à
poser un pas après l’autre » (CJ, 331). Comment ne pas sentir encore l’influence décisive de
268
Jacques Rivière, Le Roman d’aventure, op. cit., p. 27.
102
Rivière dans cette revendication de l’ « aventure » aux confins de l’étrange, de l’inédit et de
l’interdit ? Beauvoir lit La N.R.F., elle a certainement eu connaissance, bien que les Cahiers
n’en fassent pas mention, du manifeste de Rivière publié en trois livraisons, de mai à juillet
1913, portant sur l’avènement d’un nouveau roman, le « roman d’aventure », dont le dernier
terme s’écrirait désormais au singulier. L’analogie entre la nouvelle profession de foi de
Simone et la construction du roman tel qu’il fut conçu par Rivière est frappante. Alain Clerval
explique l’innovation de Rivière quant au genre romanesque :
Il s’agit d’une œuvre dont les perspectives, le point de fuite, ne sont pas imaginables, alors que
nous sommes encore à l’orée du récit, dont le développement […] est inimaginable et demande
une concentration de longue haleine269.
Cette « route non frayée » que le roman ouvre, Beauvoir l’érige en programme de vie ; elle ne
tardera pas à s’inspirer du manifeste de Rivière pour sa propre théorisation du roman dans les
années quarante.
Or, derrière la dimension métaphysique séduisante, romanesque, de l’ « aventure », se
manifeste une difficulté beauvoirienne : l’horreur du choix définitif, qui engage le moi
d’aujourd’hui et celui de demain, est partout présente. Accepter une vie exclusive, déjà toute
tracée, serait encore se diminuer, se limiter, pour réaliser un seul et unique possible. C’est
précisément la leçon que Simone a tirée de son expérience des Équipes : « J’ai admiré
l’action, les œuvres ; il y a mieux à faire de sa vie que de la limiter à cela » (CJ, 226).
Comment, dans ces conditions, se préparer un programme de vie, déterminer une vie, alors
que bien d’autres existences sont tout aussi réalisables ? Son passé se voit réinterprété à la
lumière de cette inquiétude ; elle renie la position franche et définitive qu’elle avait adoptée
quelques mois auparavant : « Il faut que je vive plusieurs vies avant de choisir. Il sera bien
assez tôt nécessaire de me limiter, de me diminuer ! » (CJ, 146) Il n’est pas question de faire
disparaître l’espace des possibles qui s’ouvre devant elle. Derrière ce passage qui s’inspire de
« l’élan vital » de Bergson, c’est la lecture d’Eupalinos de Valéry qui apparaît en filigrane :
« Nous naissons plusieurs Socrate, nous mourons un seul. » Cet aphorisme connaît des
variations. Simone note, par exemple, le 6 mai 1927 : « Ces possibles qui sont en moi, il
faudra que je les tue tous sauf un ; c’est ainsi que je vois la vie : mille possibles dans
l’enfance, qui tombent peu à peu et si bien qu’au dernier jour il n’y a plus qu’une réalité, on a
vécu une vie […] » (CJ, 332). Faire un choix parmi « mille Socrate », à ce stade de son
existence, ce serait déjà renoncer. Sylvie Le Bon de Beauvoir voit dans cette prise de
conscience la source d’un comportement extrême de Simone devant la vie, et surtout devant
la vieillesse, perçue comme une diminution, un rétrécissement des compossibles du moi :
Sa rapacité ontologique lui interdit l’acceptation, et elle sanglote violemment de tout
renoncement. On ne peut être, on ne peut qu’exister, et troquer l’infini du possible contre la
finitude du réel, si satisfaisant soit-il, c’est, selon sa célèbre formule, « être flouée »270.
269
270
Alain Clerval, « Postface » au Roman d’aventure, op. cit., p. 96-97.
S. Le Bon de Beauvoir, CJ, p. 24-25.
103
Martine Boyer-Weinmann, dans Vieillir, dit-elle, résume parfaitement la hantise de Beauvoir :
L’obsession manifeste chez Beauvoir de la vie enlisée — synonyme de vieillissement —, cette
conscience aiguë de la limitation du Moi dans l’action, le premier engagement rimant toujours
avec renoncement (une « limitation » qui chez elle se dit plutôt « précision », « définition »,
« rétraction ») constituent bel et bien la première surprise de taille pour tout lecteur de ses
passionnant Cahiers271.
Cette obsession de la finitude se retrouve jusque dans la réinterprétation de sa vie, qu’elle
perçoit, le 6 mai 1927, comme une suite inquiétante de possibles abattus les uns après les
autres :
Il y avait le possible œuvre-Garric, etc. Il est mort ; c’est beaucoup Jacques qui l’a tué. […] Puis le
possible dilettantisme-art-Jacques-tranquillité : comme il m’a révoltée d’abord, comme il s’est
imposé à moi ensuite et m’a satisfaite, comme il me pèse souvent ! (CJ, 332)
Après Jacques, Garric, c’est sur Charles-Henri Barbier, « l’inconnu » qui a su la conquérir,
qu’elle jette son dévolu272. Elle poursuit donc sa scénographie intérieure avec la même
volonté inébranlable de dompter sa vie, de la passer au filtre d’une méthode :
Il y a le possible sérieux-austérité-philosophie-Barbier : oh ! son attrait si fort, mon besoin de
réaliser ce que je sens en moi, de faire quelque chose, de croire à quelque chose. Mes passions
intellectuelles, mon sérieux philosophique ! Des choses que Jacques renverse d’un sourire […].
(CJ, 332)
L’intuition même de cette ouverture aux possibles est un changement radical dans
l’appréhension de son existence et constituera un élément majeur de la future pensée
existentialiste. Sartre écrira en 1939 : « L’homme n’est point la somme de ce qu’il a, mais la
totalité de ce qu’il n’a pas encore, de ce qu’il pourrait avoir273. » Douze ans plus tôt, Beauvoir
pressent qu’elle doit se déterminer dans son être actuel par ses propres possibilités, et se jeter
en avant vers l’avenir. Pour comprendre les sources de ce revirement, de cette mutation, il
faut s’interroger sur les « continuités souterraines qui parcourent la dualité » entre les deux
Beauvoir, celle d’avant septembre 1928, et celle d’après 1928, et sur « les chemins sinueux
qui y conduisent274 ». Que s’est-il donc passé entre l’automne 1926 et le printemps 1927 pour
expliquer la présence d’un tel tropisme d’aspiration par l’avenir, qui perdurera bien au-delà ?
271
Martine Boyer-Weinmann, Vieillir, dit-elle. Une anthropologie littéraire de l’âge, Champ Vallon, coll.
« Détours », 2013, p. 44.
272
Elle éprouve pour Barbier la même attirance que pour Garric et Jacques : « […] je sens que si je voulais
l’aimer comme l’an dernier G., si j’évoquais souvent son visage, de nouveau je connaîtrais la passion insensée
que j’ai éprouvée pour G. et J. » (CJ, 333).
273
J.-P. Sartre, Situations, I, op.cit., p. 100.
274
J’emprunte ces deux expressions à Juliette Simont (« Notice » des Carnets de la drôle de guerre, op. cit., p.
1365).
104
Des circonstances physiques, psychologiques peuvent être invoquées. Sa passion pour
Jacques commence à s’effriter. Simone prend conscience que leurs rapports ne sont pas
réciproques : elle sombre alors dans un grand vide affectif et réitère, dans son journal, ses
déclarations d’amour. Sa foi en Jacques est désormais vacillante. Le 4 janvier 1927, elle
s’adresse à lui dans un ultime appel : « Maintenant, tu es resté assez de temps à l’écart ;
apporte-moi la joie, apporte-moi la joie puisque tu m’aimes » (CJ, 252). L’impulsion qu’elle
attend de lui si fiévreusement depuis tant de mois est contrecarrée par la conjoncture
historique : Jacques doit partir en mai 1928 pour ses dix-huit mois de service militaire en
Algérie, un éloignement douloureux anticipé par l’amie délaissée : « Effroi seulement en
pensant que dans deux mois il partira, que si longtemps, si longtemps il faudra vivre sans cette
chère présence » (CJ, 286). Jacques est condamné à s’absenter, à transformer sa présence
incertaine en une absence réelle. La vie de celle qui l’aime s’arrête-t-elle pour autant, comme
elle le craignait ? « J’attendais un déchaînement de douleur imprévue. Calme plat sous un ciel
menaçant d’être si vide » (CJ, 453). Le 27 septembre 1928, à l’ouverture de son Sixième
cahier, elle témoigne d’une nouvelle assurance :
Rentrée à Paris. Non une année nouvelle seulement, mais un cycle nouveau, il me semble,
commence. Dans mes tiroirs j’ai rangé trois années de notes, de souvenirs et de lettres. Et
maintenant me voici engagée dans l’histoire vraie de ma vie, l’apprentissage fini que j’ai résumé
dans le cahier vert. (CJ, 463 ; je souligne)
Il ne s’agit plus de rendre compte dans son carnet des « débats tragiques », des
« complications sentimentales », mais de marquer « la simple histoire de chaque journée et
ses dons joyeux ou lourds ». Elle poursuit, affichant une sérénité nouvelle :
Me voici, vieille de trois ans, sachant exactement ce que je peux attendre du monde et de moi,
désireuse de vivre, et aussi neuve que si je n’avais jamais souffert, que si je ne savais rien. Me
voici, calme et ardente, devant la tâche de l’année, devant l’attente et l’accomplissement promis, si
total, si beau ! Année de travail et d’attente, chère dernière année de solitude, chère première année
de vivante certitude.
L’hypotexte claudélien, ici, est frappant. La parole, lyrique, est portée, soutenue par le
déictique fameux à l’initiale du vers claudélien dans Tête d’or :
Me voici,
Imbécile, ignorant,
Homme nouveau devant les choses inconnues275,
Et je tourne ma face vers l’Année et l’arche
pluvieuse, j’ai plein mon cœur d’ennui !
Je ne sais rien et je ne peux rien. Que dire ?
que faire ? […]
Il n’y a personne que moi ici. […]
Voici la nuit. — Qu’est-ce que je suis ?
Qu’est-ce que je fais ? qu’est-ce que j’attends
275
Beauvoir a recopié ces trois premiers vers le 27 janvier 1927. Elle reconnaît que « Claudel avec son
magnifique Tête d’or [la] fit frissonner », de même que « la mort sublime de Cébès » (CJ, 270).
105
Et je réponds : Je ne sais pas ! […]276
Beauvoir prend soin de renverser le discours de Cébès, de s’opposer à sa posture
« imbécile277 » : elle n’a plus besoin d’un tuteur pour tenir debout, d’un Jacques-Tête d’or sur
lequel s’appuyer. C’est dans la certitude de soi et du monde, après une gestation longue de
trois années, que s’ouvre la parole neuve et la vie devant elle. Lorsqu’elle regarde en arrière,
ce n’est pas avec la nostalgie d’un passé perdu qu’elle souhaiterait faire renaître : c’est pour
apercevoir son moi ancien, pour l’abandonner sur les ruines d’un passé dépourvu
d’importance, qui ne compte plus dans le présent, et endosser une nouvelle mue. La vieillesse,
qui n’est rien d’autre que le temps qui passe, produit l’étrange sentiment que le moi qui
advient au présent succède à l’ancien moi périmé, discrédité par la force des choses : « Mon
passé est derrière moi comme une chose sortie de moi, sur laquelle je ne puis plus rien et que
je regarde avec des yeux étrangers, une chose à laquelle je n’ai point de part […] » (CJ, 318).
Les souffrances de fin 1926 et du début de 1927 sont balayées par un retour à soi au
printemps 1927, une forme de renaissance encore marquée par les tourments de l’année 1926.
Le « dialogue avec moi-même » de janvier 1927 en constitue le tournant décisif. Le
renouveau provient en partie des livres. Les cours de Baruzi278 la passionnent et Simone
« nage dans la philosophie » : « Brunschvicg, Spinoza, Schopenhauer », « Spinoza, Kant,
Descartes, Kant, Kant… », « Bergson, Nietzsche, Benda, Alain… » (CJ, 264). La pensée
philosophique contemporaine lui offre un nouveau mode d’intelligibilité du monde, une
pensée qui ne fait pas retour sur elle-même et qui est en somme de l’action. Même Spinoza et
Descartes ne sont plus pour elle « de lointains métaphysiciens spéculant en dehors de la vie,
mais des hommes qui vont droit aux problèmes essentiels » (CJ, 296).
C’est aussi le début des rencontres amicales et intellectuelles les plus importantes de sa vie.
Elle commence à s’épanouir parmi les étudiants « très intellectuels » de la Sorbonne, qui
contrastent avec ses anciennes condisciples du cours Desir ou ses amies de Sainte-Marie-deNeuilly. S’ils apparaissent pour certains comme des êtres inatteignables, d’autres semblent à
sa portée et doués d’une intelligence à laquelle elle peut se mesurer. Ne se plaint-elle pas
régulièrement de n’avoir « presque jamais causé avec des gens intelligents ? » (CJ, 375).
Après Michel Pontremoli, Jean Miquel et Georgette Lévy, de nouveaux noms apparaissent,
276
P. Claudel, Tête d’Or, op. cit., p. 11.
Rappelons le sens étymologique d’ « imbécile » et son sens dans la tirade de Cébès : « L’“imbécillus” des
Latins avait d’abord désigné celui qui avait besoin de s’appuyer sur un bâton […]. Ce bâton, ce tuteur, sera pour
Cébès celui qui creuse derrière lui et qu’il n’a pas encore vu, Simon Agnel. Sa faiblesse vient en partie de son
isolement, écrasé qu’il est entre deux mondes, l’un qui ne sera plus le sien, l’autre qui ne l’est pas encore ; “il n’y
a que moi ici”, dit-il. » Voir André Tissier, Tête d’Or de Paul Claudel. Étude analytique et dramaturgique,
Société d’édition d’enseignement supérieur, 1968, p. 269. Cité par Hubert de Phalèse, Les Mots de Tête d’Or (2e
version). Dictionnaire de la pièce de Paul Claudel, Nizet, coll. « Cap’Agreg » n°17, 2005, p. 79.
278
Jean Baruzi est professeur à la Sorbonne, spécialiste de Leibniz et de Jean de la Croix. La diariste note :
« Baruzi cette année qui m’attire par sa foi scrupuleuse et profonde, l’ardeur intellectuelle de ses yeux brillants,
et sa manière de vivre ses pensées jusqu’au bout des ongles. » Il contraste violemment avec « Brunschvicg »,
dont le portrait est sans appel : « M. Brunschvicg est peut-être un homme de valeur mais pour moi = zéro » (CJ,
312).
277
106
qui compteront davantage : Merleau-Ponty279, Stépha Avdicovitch280, une étudiante polonaise
de Lwow dont elle fait la connaissance à Gagnepan, chez les Lacoin, pendant les vacances de
1928, ou encore René Maheu, dit « le Lama ». Le dialogue fictif de janvier 1927 semble
anticiper sur ces rencontres décisives : « Je ne pensais pas ouvrir jamais ces livres,
comprendre jamais ces peintres, comprendre de tels êtres. Ni surtout m’égaler à de tels
êtres… » (CJ, 258). En juin 1927, Beauvoir mesure toute la distance qui la sépare de ses dixsept ans :
Dans ce bureau… il y a deux ans. J’ignorais tout, tout : ce qu’étaient l’amour, les livres, les
amitiés. Je ne savais pas que la Sorbonne, que Belleville, que les œuvres, que les bars existaient…
ni des larmes, ni des rires, ni des êtres. Rien, je ne pressentais rien. Mon univers me suffisait.
Maintenant j’ai parcouru tous les univers (le mien et celui des autres) […]. J’ai éprouvé ma mort,
j’ai eu conscience de la mort qui insensiblement s’est installée en moi, devant la ruine si totale de
mon passé. (CJ, 358-359)
On retrouve la parole de Simon derrière ce passage, et ce même désir vorace de tout
conquérir : « J’ai erré. / J’ai nourri beaucoup de rêves ; j’ai connu / Les hommes, et les choses
qui existent à présent. / J’ai vu d’autres chemins, d’autres cultures, d’autres villes281. »
Son « goût pour les êtres », selon son expression, est revenu ; elle éprouve une « curiosité
amusée » qui lui fait avidement rechercher de nouvelles connaissances. Elle écrit avec un
cynisme dont elle témoigne souvent face à l’existence d’autrui : « […] je cherche des citrons à
presser ; d’ailleurs je les épuise vite » (CJ, 291). C’est à l’époque de ses étude à la Sorbonne
qu’elle découvre la revue Esprit dont elle connaît un des rédacteurs, Charles-Henri Barbier,
figure qui exprime parfaitement le précepte de Beauvoir : « […] les idées ne m’intéressent
qu’en tant qu’elles sont vécues » (CJ, 295). Barbier, comme Garric auparavant, vit
intensément ses idées : sa foi intellectuelle transparaît à chaque page de la revue. Personnage
oublié de la biographie de Deirdre Bair, il exerce pourtant une influence incontestable sur la
jeune Simone. L’Esprit fut « une chose immense » qui la fit beaucoup réfléchir et qui lui
apporta beaucoup. Elle évoque pour la première fois sa rencontre avec « le directeur » de la
revue le 21 novembre 1926. Un mois plus tard, elle résume sa lecture de Morhange, Lefebvre,
Politzer et Georges Friedmann282, membres du groupe « Philosophies », et recopie certains
passages, comme celui de Friedmann qui fait le procès du « jeune disponible ». Le 6 mai
1927, elle imagine une discussion qu’elle pourrait avoir avec Barbier, comme Cébès
s’adressant à Simon dans Tête d’or. D’une certaine manière, il préfigure Sartre : elle cherche
en lui un compagnonnage intellectuel, un esprit sur lequel s’appuyer, une force sur laquelle se
reposer. Elle rêve à une existence possible à ses côtés :
279
Elle écrit pour la première fois son nom le 29 juin 1927 : « Merloponti (sic) » (CJ, 362).
Son nom apparaît pour la première fois dans l’entrée du 2 octobre 1928.
281
P. Claudel, Tête d’Or, op.cit., p. 15.
282
« À la fois hégéliens, idéalistes et marxistes, ils prônaient la révolution » (note de S. Le Bon de Beauvoir, CJ,
p. 197).
280
107
(Oh ! ce qu’aurait été ma vie auprès de lui ; philosophe, littéraire, aimant les idées sans être de ces
intellectuels que j’abhorre, idéaliste, sérieux et si gaiement jeune, fort et si affectueux je pense…
travailler avec lui, me développer sous sa direction.) (CJ, 334)
Mais cette forte amitié, si récente soit-elle, est éphémère, et Barbier ne réapparaîtra
quasiment plus dans la suite des Cahiers. C’est une autre figure qui lui fait de l’ombre :
Merleau-Ponty devient alors son grand ami avec lequel elle cause « délicieusement » pendant
des heures au Luxembourg. Elle loue en lui sa « charmante franchise », son « souci des
choses essentielles », sa « cordialité » et surtout sa grande « probité intellectuelle » (CJ, 370).
Il est non seulement pour elle un interlocuteur valable, à sa mesure, mais aussi sa conscience
vivante, le miroir de son intériorité. C’est à lui qu’elle souhaite faire un résumé de sa vie, en
une énième totalisation, saisissante par la lucidité critique qui l’anime :
Je lui expliquerai tout lundi : comment j’ai commencé par l’action, fuir le culte du moi pour
l’action nécessaire, Barrès et Péguy, puis comment j’ai vu l’illusion de cela et que la vie n’exigeait
rien de moi, comment je cherche une exigence et que je trouve que rien ne vaut, mes désespoirs, et
la position où je suis maintenant : n’attendant, n’espérant plus rien, ne pouvant ni accepter ni
refuser la vie. (CJ, 371)
Simone n’est pas dupe en cet été 1927 : « Les branches sont nombreuses et neuves en ce
moment. Elles masquent complètement l’abîme qui est en dessous » (CJ, 371). Ses amitiés et
ses plaisirs, ces « branches de hasard » comme les nomme Claude dans La Chair et le sang283,
la soutiennent précairement au-dessus du néant.
1927 est aussi l’année des premiers divertissements, des expositions de peinture, des
sorties au théâtre, au cinéma, des longues promenades ou du canotage. Les peintures de
Picasso, Derain, Cézanne, Foujita offrent à Beauvoir de grandes jouissances artistiques et les
expositions font l’objet de longs développements dans les Cahiers. Grâce à Jacques, qui a
déjà beaucoup « vécu », elle pénètre dans des lieux qui lui étaient jusque-là inconnus. Elle
entre pour la première fois avec lui au Stryx à Montparnasse, où elle découvre le merveilleux
poétique. C’est le début de la découverte émerveillée du microcosme des bars et des nightclubs et le temps des « aventures » nocturnes avec Stépha que Deirdre Bair évoque
longuement dans sa biographie284. Les passages du journal consacrés à la vie extérieure,
diurne ou nocturne, aux déambulations dans la ville, à l’immersion dans la foule, annoncent le
goût du pittoresque que l’on retrouvera dans de nombreux récits de voyage de Beauvoir :
Le plaisir que j’ai à errer dans des quartiers inconnus et bruyants, à coudoyer des gens, lire des
réclames, flâner aux devantures, vient de la même tendance : dépasser ce cercle où j’étouffe. […]
Ainsi il me semble que de nouveau la vie va être supportable. Peut-être les idées, l’art, les
distractions sauront-elles me passionner et un temps me suffire. (CJ, 291)
Saisir l’instant, se désolidariser du passé, vivre au gré de la nouveauté et de la surprise, en
somme, reprendre contact avec le réel : désormais, tout ce qui arrive dans la vie de Beauvoir
283
284
Simone emprunte en effet l’image des branches à Mauriac.
Cf. D. Bair, op. cit., p. 133 et suiv.
108
ne peut qu’intéresser le moi. La phrase de Rivière citée en exergue du Deuxième cahier,
« Comme tout ce qui m’arrive est important ! », prend tout son sens à partir de cette ressaisie
du moi, non plus par l’action nécessaire, mais par l’événement.
L’entreprise du journal est alors de faire de l’événement le support d’une saisie possible de
soi. Beauvoir entend bien réaliser le programme qu’elle s’était fixé deux ans plus tôt — je
souligne : « Je veux sortir de moi, connaître des gens et leur existence. Je veux collectionner
de merveilleuses journées de détente, de joies ou de larmes. Il y a une splendide aventure qui
s’offre à moi : je m’y engage » (CJ, 146-147). Parvient-elle à être dans ce qui a lieu, à être
touchée par l’événement de la vie ordinaire, à le faire sien ? La volonté affichée d’échapper à
la nécessité et de faire une place dans sa vie au hasard — des rencontres, des expériences —
est ambivalente, puisque le récit de l’événement, dans le cadre du journal, vient encore
justifier la présence du moi dans le monde. Le 18 avril 1927, le « lundi de Pâques », c’est
Nietzsche qu’elle convoque et sa « volonté de puissance » :
Si notre âme a frémi de bonheur et résonné comme les cordes d’une lyre, ne fût-ce qu’une seule
fois, toutes les éternités étaient nécessaires pour provoquer ce seul événement, et, dans ce seul
moment de notre affirmation, toute éternité était approuvée, délivrée, justifiée et affirmée. (CJ,
308)
Désormais, toute son existence est dirigée par le souci constant de vivre le présent, et de se
trouver justifiée par l’instant de son avènement. À la fin du mois d’avril 1927, elle établit un
rapport analogique entre le jeu artistique de Ludmilla Pitoëff et la conduite de sa vie :
La grande révélation, ç’a été Mme Pitoëff dans Sainte Jeanne285 : quelle belle pièce et surtout
quelle grande artiste ! elle ne joue pas, cette femme, elle vit, elle crée… j’en ai vécu trois jours et
l’ai précieusement enfermée en moi ; cela vaut la peine de vivre encore, s’il y a quelques joies de
cette qualité à rencontrer, de ces joies qui se justifient pleinement elles-mêmes et n’exigent rien en
dehors d’elles, un peu courtes peut-être à cause de cela, qui ne valent point comme souvenir mais
seulement comme présent. (CJ, 316-317 ; je souligne)
À la fin de ses quatre années d’apprentissage, Beauvoir parvient à penser le moi, d’une
part, dans un présent de création continuée, et d’autre part, comme un signe pris dans les
relations avec autrui. L’existence apparaît comme un champ transcendantal ouvert : ses
conclusions sont finalement assez proches de celles auxquelles Sartre aboutira dans La
Transcendance de l’ego. Cette période de formation aura permis à Beauvoir d’amorcer un
mouvement de la raison vers ce qui lui est foncièrement étranger : autrui.
Au terme de ce Premier Chapitre portant sur l’éclosion de « Simone de Beauvoir » et sa
formation intellectuelle, que nous avons étroitement liées à son univers intérieur, affectif et
sentimental, quelques lignes conductrices d’une trajectoire singulière se dessinent. L’espace
originel de la naissance d’une intellectuelle, c’est-à-dire le savoir et le plaisir livresque, est
caractérisé par une forte centralisation sur la personne de Beauvoir. On constate une
285
Pièce de G.B. Shaw (1923) jouée au théâtre des Arts. C’est l’un des grands rôles de Ludmilla Pitoëff.
109
transformation permanente de la pensée citée, celle d’autrui, en une pensée pour soi, une
transformation nécessaire, semble-t-il, pour que celle-ci fasse autorité. Vincent Descombes
écrit à ce sujet :
Ne croyons pas qu’une œuvre fasse autorité parce qu’elle aurait été lue, étudiée et finalement jugée
convaincante. C’est le contraire : on lit parce qu’on est déjà convaincu. Les œuvres sont précédées
d’une rumeur. […] Par une sorte de réminiscence platonicienne, le texte dont on tombe amoureux
est celui dans lequel on ne cesse d’apprendre ce qu’on savait déjà286.
Ce commentaire nous semble particulièrement pertinent dans le cas de Beauvoir. Si la
« rumeur », qui prend la forme d’une circulation des textes par le biais des médiateurs, est
effectivement présente durant ses années d’apprentissage, tout se passe comme si les livres ne
faisaient que fixer, objectiver des intuitions, des tendances, qui ne parvenaient pas, sans cela,
à s’exprimer. Ainsi Beauvoir semble-t-elle anticiper Proust par son goût de l’analyse
psychologique, comme elle en a l’intuition : « Oui, je sais : ce besoin proustien d’analyse
parfaite dont, sans avoir lu Proust, je faisais une loi… ce besoin de vivre dans une exaltation
tendue… » (CJ, 394).
La dimension transcendante et la recherche de l’absolu dont l’écriture intime témoigne
s’effectuent au cours de conversions — l’assomption mystique et la morale de l’action
énergique — qui se révèlent être des pseudo-transcendances, des transcendances factices, dont
Beauvoir, finalement, se détourne, pour reprendre pied dans l’existence. Mais cette « foi
intermittente » en des pratiques de soi qui puissent justifier son existence laissera des traces,
jusque dans l’activité littéraire, qui sera le moyen ultime de répondre au besoin de se réaliser
en choisissant d’être dans le monde. La pratique de l’écriture beauvoirienne ne pourra
s’effectuer qu’en renonçant à « l’absolutisation spiritualiste et idéaliste287 » de sa jeunesse.
Loin de résoudre les contradictions de la jeune intellectuelle, les Cahiers manifestent une
tension due à l’impossible synthèse entre une hauteur morale chargée de spiritualité et un
appétit de vivre qui explique l’écho qu’éveilla la lecture des Nourritures terrestres de Gide et
la Correspondance de Rivière et Fournier. On comprend mieux, alors, la fascination de la
jeune femme pour l’ « ami » Rivière, une des figures auxquelles elle s’identifia certainement
le plus. Le commentaire d’Alain Clerval sur la personnalité de Rivière dévoile une similitude
de caractère étonnante entre le futur directeur de La N.R.F. et la jeune Simone de dix-huit
ans :
La personnalité de Jacques Rivière, dès l’âge de dix-huit ans […] s’affirmera comme un miracle
d’équilibre, chèrement acquis, entre une ascèse intellectuelle, qui tend au dépouillement, sinon au
dénuement de la forme, et un épicurisme où la sensualité se coule naturellement dans une
harmonie imposée par l’exercice d’une lucidité sur le qui-vive288.
286
Vincent Descombes, Le Même et l’Autre. Quarante-cinq ans de philosophie française (1933-1978), Les
Éditions de Minuit, collection « Critique », 1979, p. 14.
287
Expression de Pascale Fautrier, « Les Cahiers de jeunesse de Simone de Beauvoir ou la tentation de
l’absolu », op.cit., p. 197.
288
Alain Clerval, « Postface » au Roman d’aventure, op. cit., p. 88-89.
110
Faut-il passer par le double visage de Rivière pour comprendre la jeune Beauvoir ? Est-ce
un simple effet de miroir produit par le journal intime lui-même qui n’a de cesse de se
mesurer à des modèles ? Certaines caractéristiques familiales et psychologiques semblent
pourtant rendre opératoire ce rapprochement. Chez Beauvoir, l’image brisée du père et de la
mère marque la profondeur de la déchirure à laquelle on peut faire remonter la dualité d’un
caractère écartelé entre l’appétit de vivre et la recherche d’un absolu que les différentes
formes d’expression artistique peuvent satisfaire, comme l’écriture. Chez Rivière, c’est
l’image de la mère, la perte prématurée de Reine Rivière, souvent évoquée dans sa
Correspondance, qui est à la source de sa blessure intérieure. De même, la personnalité de
Simone témoigne d’un « antagonisme entre l’esprit et une sensualité qu’[elle] voudra en
permanence brider sous le “mors” de l’intelligence289 ». Son intelligence versatile, qui s’était
déjà manifestée dans ses rapports avec son père et sa mère, lorsqu’elle décidait de changer de
« camp » en fonction des circonstances et de ses humeurs, lui permettait de faire le grand
écart en épousant l’un ou l’autre des caractères de Rivière et de Fournier : adoptant le premier,
« incapable de céder à l’injonction d’une émotion ou d’un désir sans les passer au crible d’une
intelligence », elle finissait souvent par céder au second, « capable de mordre à pleines dents
au plus vif de la chair, basculant sans transition de l’expérience vécue à son embellie dans
l’imaginaire290 ». Or c’est du côté d’Alain-Fournier, de sa fougue et de son esprit d’invention,
qu’il nous faut à présent interroger la présence de Beauvoir écrivain dans les Cahiers, la
pénétration au cœur du journal intime d’une écriture s’évadant de la vie pour atteindre
l’imaginaire, révélant un substrat romanesque, un vivier d’idées pour l’œuvre littéraire à
venir.
289
290
Ibid., p. 99.
Ibid.
111
CHAPITRE II :
DE LA LECTURE A L’ÉCRITURE
Ce qui s’est passé, c’est qu’en fait, quand je lisais Proust, par exemple, je m’identifiais au
narrateur. Ou quand je lisais Valéry, je m’identifiais à Monsieur Teste, de manière très classique
comme ça, ces identifications à des personnages d’écrivains. C’est comme ça qu’un jour j’ai écrit.
C’est comme ça que ça s’est passé291.
Ces propos, à la syntaxe lâche, souple, ne sont pas de Beauvoir mais de Nathalie
Sarraute, qui rétablit elle-même la cohérence de son projet d’écriture en assurant la continuité
entre la lecture, le processus d’identification et l’acte d’écriture. Aucune affirmation de ce
genre ne se trouve chez Beauvoir ; pourtant, un même processus est à l’œuvre. Les Cahiers de
jeunesse posent les prémices de la construction d’une identité d’écrivain, opérant une jonction
entre la lecture et l’édification de soi.
On ne peut s’empêcher de penser ici à l’essai mythologique de Sartre, Les Mots, sur les
origines de sa vocation d’écrivain, qui « semble enraciner l’écriture dans la lecture, par sa
construction ambiguë, apparemment chronologique », où « “Lire” précède “Écrire” ». Mais,
comme le note Geneviève Idt, « le blanc qui sépare les deux chapitres est un abîme292 ». Dans
les Cahiers, lire et écrire fonctionnent comme deux opérations simultanées, puisque l’écriture
du journal ne peut se passer des lectures faites dans l’euphorie de la connaissance ; elles en
constituent la matière et la substance vivante. La conception beauvoirienne de la lecture
semble s’intégrer dans une vision participative de l’écriture, puisque l’une et l’autre
s’entraînent dans un mouvement permanent en avant. « Une œuvre est un grand cahier de
pages blanches, avec seulement une petite phrase au bas de chaque page : chacun y inscrit ce
qu’il veut » (CJ, 87), écrit la diariste, en s’inspirant des préceptes de Cocteau.
En septembre 1927, un tournant s’opère, une modification structurelle du rapport entre
lecture et écriture. Dans son programme de travail, Beauvoir note : « Lire peu. Écrire
beaucoup » (CJ, 407). Il est significatif que l’intertexte citationnel se fasse plus rare dans les
deux derniers cahiers, puisque l’étudiante se concentre de plus en plus, d’une part sur
l’agrégation, d’autre part, sur ses ébauches de roman. C’est alors le manque de lectures qui
semble être le corrélat d’un désir d’écriture : est-ce simplement parce que le temps lui manque
et qu’il lui faut choisir entre lire et écrire ? En réalité, Beauvoir continue à lire, mais ce sont
les traces écrites, les commentaires de lectures qui disparaissent. Dès lors, la lecture ne semble
plus pouvoir se passer d’une écriture qui devient le thème et l’objet du journal. Chaque page
offre à l’apprentie écrivain un terrain d’expérimentation et dévoile une mise en abyme de
l’écrivain au travail : on assiste alors à un processus d’autonomisation de l’écriture. Le
291
Nathalie Sarraute, « Qui êtes-vous ? » Conversations avec Simone Benmussa, Lyon, La Manufacture, 1987,
p. 80.
292
Geneviève Idt, « Portraits de Sartre lisant », Lectures de Sartre, op. cit., p. 295.
112
journal intime change d’objet selon un mécanisme à l’œuvre chez de nombreux diaristes,
comme le note Françoise Simonet-Tenant :
On écrit ses lectures, on observe les autres écrire puis, un jour, c’est de soi que l’on écrit : on peut
s’en tenir à consigner son existence au quotidien, on peut avoir l’envie de s’aventurer vers de
nouvelles formes d’écriture, et c’est alors que le journal, support rassurant et familier, peut servir à
faire ses gammes, banc d’essai et atelier d’écriture 293.
Beauvoir n’échappe pas à cette pente commune aux diaristes, mais selon des modalités qui
lui sont propres.
1. Le stade de pré-écriture
1.1. Le goût de l’écriture mimétique
Au cours du processus qui conduit de la lecture des autres à l’écriture autonome, on
pourrait identifier différents stades. La lecture conduit d’abord à la copie. Les Cahiers
représentent un formidable recueil de citations : « […] c’est tout le paradoxe du journal,
centré sur la singularité d’un moi, que d’être pétri d’intertextualité294 ». Du simple vers de
Verlaine aux trois pages de copie de Bergson, la citation — nous en avons donné maints
exemples — varie en genre et en longueur. Beauvoir éprouve un réel plaisir à ces copies, qui
servent de tremplin à la réflexion personnelle, de pause poétique où la réflexion s’écarte de
son objet pour méditer une formule, un vers. Dès son enfance, Simone, comme le jeune
Sartre, a le goût des imitations, des pastiches :
Comme je ne cherchais pas dans la littérature un reflet de la réalité, je n’eus jamais l’idée de
transcrire mon expérience ou mes rêves ; ce qui m’amusait, c’était d’agencer un objet avec des
mots, comme j’en construisais autrefois avec des cubes ; les livres seuls, et non le monde dans sa
crudité, pouvaient me fournir des modèles ; je pastichai. (MJFR, 72)
Simone apprend donc à écrire en recopiant des lignes d’écriture, en décalquant des signes
sur le papier. Le goût du pastiche, révélé très tôt chez elle, apparaît donc comme la partie
visible du désir d’imitation qui correspond à la première forme d’écriture du futur écrivain.
Les aspects extérieurs de l’imitation, partagés, somme toute, par de nombreux écrivains
lorsqu’ils étaient enfants, ne doivent pas masquer une autre forme d’imitation, invisible celleci, du moins plus souterraine, qui met à l’honneur le rôle de la suggestion et du désir
imaginaire dans la construction d’une identité d’écrivain.
Dans les Cahiers, l’écriture mimétique est au moins double. La diariste écrit sur fond d’un
livre écrit — que Simone a lu, dont elle recopie certains passages, et qui déclenche un geste
réflexif —, mais elle écrit aussi sur fond d’un livre non-écrit, pressenti comme son œuvre à
venir et dont elle exprime le désir de plus en plus fortement au fil des pages. Le diariste,
293
294
F. Simonet-Tenant, op. cit., p. 119.
Ibid.
113
comme l’a montré Béatrice Didier, est encore in-fans : il se situe à un stade de pré-langage, de
pré-écriture. « La parole n’arrive pas à prendre forme, à jaillir, définitive, décisive295. » Dès
lors, la parole est répétitive, elle ne cesse de reprendre les mêmes termes, les mêmes formules
empruntées aux auteurs, comme pour se donner l’apparence rassurante d’un modèle ou d’une
ligne d’écriture. Parfois, comme dans la poésie ou le rêve, cette écriture mimétique
transgresse les lois de la logique et privilégie le mot, chargé alors de significations. La rupture
des liens syntagmatiques entre les séquences du journal, les phrases ou les mots, de même que
la répétition, très fréquente, favorisent une écriture paradigmatique, incantatoire, presque
sacrée, qui charge le mot de nouvelles résonances. Les Nourritures terrestres apparaissent
ainsi comme un leitmotiv, sous la forme de plusieurs citations qui scandent le texte des
Cahiers, par exemple : « Nathanaël ! je t’enseignerai la ferveur ! » (CJ, 319), ou encore :
« Dans les rues, hier soir, je criais : “Nathanaël, je t’enseignerai la ferveur… une existence
pathétique, Nathanaël” » (CJ, 165). Le « je » s’attribue la parole gidienne qui semble se
décharger de sa structure intertextuelle pour épouser la structure psychique du sujet qui la
profère. Parfois sa dimension scripturaire disparaît, la formule tombe sous le sens commun et
sert l’anti-modèle de vie : Beauvoir ira ainsi jusqu’à reprocher à Jacques son amour des
« nourritures terrestres ».
Ce stade de pré-écriture, qui mêle imitation et variations autour de formes léguées par la
littérature, ne s’exprime jamais si clairement que lorsque se manifeste le désir d’écrire à la
place de « l’autre » écrivain. L’exemple de la Correspondance entre Jacques Rivière et AlainFournier, dont Beauvoir a dévoré fébrilement la première moitié en octobre 1926, est
éclairant : « Il y a des choses de moi que j’ai comprises ; il y a des mots que je voudrais avoir
écrits ; il y en a que j’ai presque écrits ; il y en a d’autres que j’ai si souvent pensés ! » (CJ,
151). Dans cette phrase, qui marque une gradation dans l’intériorisation croissante du texte
lu, Beauvoir opère une sorte de court-circuit entre le « voir comme » ou le « penser comme »
métaphorique et « l’être comme », pour reprendre la terminologie de Paul Ricœur. On se situe
ici dans un au-delà de la lecture, dans une action effective fantasmée par le lecteur de la
Correspondance : Beauvoir rapporte si intensément les mots à son expérience vécue, selon un
processus bien connu des théoriciens de la réception comme Wolfgang Iser, qu’elle semble
elle-même être à l’origine de leur production.
Dans cette confusion identitaire sur l’origine de l’écrit, « l’autre » écrivain apparaît à la
fois comme un ami, un inspirateur et un rival. Dans tous les cas, c’est par lui que s’exprime le
désir d’écriture. Ceci conduit à penser que le processus de création chez Beauvoir s’origine
dans la parole de « l’autre », créant un mouvement constant d’oscillation entre l’identité et
l’altérité, entre le même et l’autre. C’est dans la nature complexe du désir, tel que nous
l’aborderons, que le mécanisme semble prendre sa source.
Ce mouvement génère inévitablement un désir de substitution, celui d’écrire à la place de.
Les Cahiers sont traversés par ce fantasme énonciatif : « Je m’amuse à imaginer des histoires
que j’aimerais voir écrites par quelqu’un qui aurait une âme semblable à la mienne mais qui
saurait mieux l’exprimer » (CJ, 81). Beauvoir rêve à une autre main pour contourner
l’obstacle infranchissable, écrire soi-même. Le 2 octobre 1926, elle note : « J’en ai assez des
295
B. Didier, op. cit., p. 102.
114
livres ; écrire moi-même ? je relis mes pitoyables essais, impossible » (CJ, 100). Toute
tentative d’écriture est condamnée à l’échec. Lorsque, plus tard, Beauvoir se souviendra de la
lecture qu’elle fit des Mots de Sartre, elle évoquera le même fantasme de substitution : « J’ai
vu se substituer à un individu de chair et d’os le personnage imaginaire — le vampire — qui
guide la main de l’écrivain » (TCF, 66). Le « vampire » équivaut à une sorte de double idéal,
qui serait à la fois même, parce qu’il se nourrit de la propre substance de l’écrivain — et de
celle des autres —, et différent. Ce personnage imaginaire est déjà en construction dans les
Cahiers.
1.2. Les représentations du désir mimétique : le désir selon l’autre
1.2.1. De l’engouement pour l’œuvre à la fascination pour le créateur
Dans une extension qu’explique aisément cette logique passionnelle pour l’œuvre admirée,
lue et relue, les sentiments que celle-ci suscite se trouvent souvent réfractés sur son créateur.
De l’œuvre à l’écrivain, le saut affectif se fait spontanément, au détour d’une phrase, comme
si derrière le texte se profilait toujours l’ombre de celui qui l’a façonné. On trouve ainsi de
véritables déclarations d’amour, comme pour Cocteau – je souligne : « Quand je l’ai abordé,
j’y ai découvert des vues ingénieuses et neuves, quelques trouvailles amusantes ; maintenant
je l’admire et je l’aime » (CJ, 79). L’engouement pour le créateur glisse vers une admiration
sans bornes pour la personne de l’auteur :
Je l’aime pour l’ardeur qu’il met dans ses efforts, l’union de sa vie intime et de sa vie de lettres,
pour le sérieux profond qu’il apporte dans ses admirations, ses idées, dans sa vie, tout en rejetant le
sérieux académique, la gravité qui sert presque toujours à voiler un néant ; je l’aime aussi pour
certains mots qu’il a dits :
« J’ai mal d’être homme, comprenez-vous… » (CJ, 79-80)
À l’inverse, l’œuvre détestée, honnie, rejaillit sur l’auteur : Beauvoir rejette Dix-huitième
Année, paru en 1928, « ainsi que Prévost en général, et toutes ses œuvres en particulier » (CJ,
503). La condamnation est sans appel. Ce qui intéresse Beauvoir, ce n’est donc pas tant
l’auteur de l’œuvre que « la personne qui a écrit ce [qu’elle lit]296 ». L’identification aux
personnes des auteurs est un procédé récurrent dans les Cahiers. Nathalie Heinich, dans
l’étude qu’elle a menée sur le travail de construction de soi comme écrivain, a mis en valeur
cette identification, non à l’œuvre, mais au créateur, que nous pourrions qualifier de
« personnifiante » :
Or ce qui, dans ces entretiens, apparaît de façon récurrente, c’est l’identification aux personnes des
auteurs, présentées sans réserve comme des modèles ou des références en matière de
comportement : comme si le lien avec la tradition, problématique au niveau d’une œuvre qui se
296
Dans un entretien où Aliette Armel l’interroge sur ce qui l’intéresse dans la lecture, Marguerite Duras
répond : « La personne qui a écrit ce que je lis ».
115
doit d’être originale, devenait dicible et même revendiquable au niveau de la personne, ainsi
capable d’accrocher à des noms son sentiment, ou son désir, d’appartenance 297.
Pourtant, les Mémoires minimiseront l’influence que certains auteurs ont pu avoir sur la jeune
Beauvoir. Dans un entretien avec sa biographe, elle s’explique sur ses omissions :
Je me rappelle mes émotions quand je lisais Colette, et je ne sais pas pourquoi je n’ai pas essayé de
rendre ce sentiment dans mes Mémoires. Peut-être parce que, à l’époque où j’écrivais, je craignais
de donner trop de crédit aux écrivains, ou de trop insister sur l’influence qu’ils avaient pu avoir sur
moi298.
La reconstruction orientée d’une vie, telle qu’elle apparaît dans les Mémoires, implique de
passer sous silence les influences possibles sur sa propre formation ou personnalité, au risque
de déstabiliser son propre statut d’écrivain. Beauvoir poursuit : « C’est sans doute parce que
je commençais à devenir un écrivain connu et que je ne voulais pas attirer l’attention sur
d’autres écrivains femmes. » Encore une fois, la valorisation de sa singularité oblige Beauvoir
à la prudence et à l’effacement des influences de la littérature féminine sur son écriture. Mais
les Cahiers, a posteriori, posent incontestablement un démenti au silence des Mémoires. Les
noms propres des écrivains reviennent inlassablement sous la plume de la diariste, comme la
marque prophétique d’un signe d’ « appartenance ». On comprend dès lors son intérêt
grandissant pour les biographies, les journaux intimes et les correspondances qui lui révèlent
ce qu’il y a de plus personnel chez les auteurs. Comme pour Sartre, les lectures de biographie
ont joué un rôle important dans l’édification de sa personnalité : elle lit une Vie de Racine de
Mauriac, Ma Vie d’Isadora Duncan, « la vie d’Alcibiade, de Sylla, de Marius » (CJ, 652),
Napoléon d’Emil Ludwig, Jeanne d’Arc de Joseph Delteil, « admirablement vivante,
prenante » (CJ, 488) et bien d’autres encore. Beauvoir développe à cette période de sa vie le
goût des « écrits égohistoriques », une tendance personnelle mais aussi un goût d’époque qui
se confirmera après les années trente, comme le souligne Jean-Louis Jeannelle dans son
remarquable essai sur l’écriture des Mémoires au XXe siècle :
En livrant un compte rendu précis des lectures qu’elle fait avec Sartre, Beauvoir témoigne dans La
Force de l’âge et La Force des choses de la place qu’occupe encore ce genre dans la vie culturelle
au milieu du siècle : aux Mémoires historiques proprement dits, comme Ma Vie de Trotski, Les
Sept Piliers de la sagesse de Lawrence, les souvenirs sur Vichy d’Henry du Moulin de Labarthète
ou les Mémoires d’Ehrenbourg, s’ajoutent force journaux, correspondances, histoires, témoignages
et autobiographies299.
Durant sa captivité, Sartre commandera à Beauvoir maints carnets, cahiers et journaux :
Gide, Dabit, Green, Stendhal, Renard, Goncourt, Pepys, qu’il s’empressera, lui aussi, de
commenter, sans indulgence pour le genre. On sait son hostilité revendiquée pour l’écriture
297
Nathalie Heinich, Être écrivain. Création et identité, Paris, La Découverte & Syros, 2000, p. 153.
Ces deux citations sont tirées de l’entretien entre Deirdre Bair et Beauvoir lors de la rédaction de sa
biographie. Voir D. Bair, op.cit., note 7, p. 734.
299
Jean-Louis Jeannelle, Écrire ses Mémoires au XXe siècle. Déclin et renouveau, Gallimard, coll. « Bibliothèque
des idées », 2008, p. 100.
298
116
intime qu’il considérait comme une forme de régression, malgré le premier geste
autobiographique avéré que furent Les Carnets de la drôle de guerre. Mais les subterfuges et
les dispositifs de défense qu’il instaure afin de mettre à distance l’intime dans ses « carnets »
l’éloignent radicalement de l’unification beauvoirienne entre le « je », l’intime et l’écriture de
soi.
1.2.2. La circulation complexe du désir dans les Cahiers
C’est en prenant appui sur la thèse formulée par René Girard dans Mensonge romantique et
vérité romanesque que nous voudrions interroger la nature du désir selon Beauvoir dans les
Cahiers. Simone, dans son journal intime, apparaît comme une victime exemplaire du désir
triangulaire. Le désir nous apparaît à la fois comme un thème fréquemment abordé par la
diariste et comme un outil structurant sa pensée. Impérieux, il est partout présent. Dans les
lectures, dans les relations avec autrui, dans la réussite des diplômes, Simone est un sujet
passionné, mu par un désir dont la principale caractéristique est de n’être pas « spontané300 ».
Chaque étape de sa formation fait apparaître un ou plusieurs médiateurs qui nourrissent les
désirs de Simone. Loin d’être masqués ou camouflés par une conscience solipsiste, soucieuse
de désirer avant tout par elle-même, les médiateurs sont clairement identifiés et assumés par
la diariste comme des acteurs privilégiés de la nature imitative de son désir. À défaut d’une
« autosuggestion venue du dedans », le désir semble obéir à la « suggestion du milieu
extérieur301 ».
1.2.2.1. Le rôle des médiateurs
Si l’on considère l’ambition beauvoirienne de réussir le concours de l’agrégation, il est
possible de déceler un médiateur qui rayonne à la fois vers le sujet et vers l’objet du désir : le
modèle de Léontine Zanta, première « femme philosophe » ayant obtenu un doctorat d’État en
philosophie en 1914. La mémorialiste revient avec nostalgie sur son exemple :
J’avais lu dans une revue un article sur une femme philosophe qui s’appelait Mlle Zanta : elle avait
passé son doctorat ; elle était photographiée devant son bureau, le visage grave et reposé ; elle
vivait avec une jeune nièce qu’elle avait adoptée : ainsi avait-elle réussi à concilier sa vie cérébrale
avec les exigences de sa sensibilité féminine. Comme j’aurais aimé qu’on écrivît un jour sur moi
des choses aussi louangeuses ! (MJFR, 222)
Le passage est intéressant à plus d’un titre car il révèle le mécanisme du désir beauvoirien, sa
vraie nature. De la même manière que Julien cherche à imiter Napoléon dans Le Rouge et le
Noir, Simone s’est librement donné ce « modèle » comme moteur de son ascension
300
Selon René Girard, on peut représenter le désir « spontané » « par une simple ligne droite qui relie le sujet et
l’objet ». Au contraire, le désir « triangulaire » impose la présence d’un tiers qui est « toujours présent à la
naissance du désir » (René Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque, Grasset & Fasquelle, 1961 ;
rééd. Hachette, Pluriel, 1995, p. 35).
301
Termes empruntés à Jules de Gaultier, lui-même cité par René Girard, op. cit., p. 18. Note de l’éditeur dans
l’édition citée : « Le Bovarysme, Mercure de France, 1902, 316 p. »
117
intellectuelle et de son accession à une liberté. Si le désir médiateur est particulièrement
puissant sur la jeune Simone, ce n’est pas seulement parce que « Mademoiselle Zanta » offre
une image exemplaire de réussite en philosophie, mais aussi parce qu’elle propose un modèle
inédit de vie féminine, conciliant passion et études. Si le médiateur est bien réel, son existence
effective est comme distancée par un écran imaginaire, qui suppose l’existence d’un tiers, le
public. Derrière le portrait idyllique de la jeune femme, la médiation passe par l’image du
modèle, telle qu’elle est véhiculée dans la presse et à travers la photographie302. L’intérêt que
porte le public de l’époque au modèle de Léontine Zanta, exacerbant son prestige et les
mérites d’une femme du monde, éveille le désir de Simone.
On sait à quel point la jeune fille a pu souffrir de la perte de prestige de sa famille,
engendrée par son brutal déclin social. On peut penser que la gloire intellectuelle ou littéraire
devient un objet de désir et de compensation sociale pour Simone dans les années vingt et
trente. Dès lors, l’image de « Mademoiselle Zanta » est doublement efficace : elle cristallise
un désir de prestige social autour du désir d’imitation d’une existence au féminin ; elle fait
converger l’institution et la vie en une symbiose harmonieuse, le modèle visé et idéalisé étant
à la fois une femme du monde et une femme d’esprit.
La photographie, qui agit puissamment sur l’esprit de Simone, révèle le rôle de la
suggestion dans la médiation du désir, puisque la jeune fille peut interpréter à son gré ce
qu’elle voit dans l’image. On peut se demander si elle avait accordé autant d’attention à
l’époque à la présence d’une nièce adoptive aux côtés de Léontine Zanta ou si la temporalité
propre à la mémorialiste, au moment où elle relate les faits, n’a pas vu se greffer ce détail
après-coup, comme une préfiguration de la relation qui allait s’instaurer avec Sylvie Le Bon
de Beauvoir. En ce sens, la photographie inaugure et résorbe à la fois la distance qui sépare le
sujet du désir et son médiateur : Beauvoir, au moment d’écrire ses Mémoires, est parvenue à
réduire l’écart spirituel qui la distanciait de son modèle, et même à le transfigurer. Les
changements institutionnels permettent à Beauvoir de réussir là où Léontine Zanta n’aurait pu
prétendre aspirer, c’est-à-dire entrer dans la puissante institution qu’est l’agrégation de
philosophie, ouverte aux femmes seulement à partir de 1924. Si Léontine Zanta acquiert une
grande renommée intellectuelle en s’engageant dans le journalisme et le mouvement féministe
des années vingt, c’est l’exemple de Beauvoir qui marquera le vingtième siècle.
Simone a donc les moyens, en 1926, de désirer ce que désire Léontine Zanta, de rivaliser
avec son modèle. Mais il est un autre désir triangulaire qui se met en place à la même époque
et qui va profondément nourrir les ambitions de Simone : il s’agit de la force prodigieuse
qu’exerça le modèle de Jacques, puisque chaque page du journal, ou presque, nous ramène à
lui.
302
Toril Moi note que « [l]es articles parus dans la presse sur cet événement sont respectueux et pleins d’une
admiration courtoise. Un des journalistes […] s’attarde sur la façon merveilleuse dont Mlle Zanta soutint sa thèse
en alliant “l’aisance d’une femme du monde avec la franchise souple d’un esprit plein de ressources”, et en
profite pour affirmer que de tous les pays du monde, c’est la France qui a produit le plus de femmes à la fois
instruites et féminines. » (Voir Toril Moi, op.cit., p. 77).
118
Jacques n’est pas seulement l’objet de son premier amour. Son désir pour lui est constitué
d’une série de médiations : d’abord Meaulnes303, puis Fournier, Marcel Arland, ou encore
Larbaud. En l’identifiant aux héros dont il se fait l’intercesseur, Simone le dote d’un prestige
arbitraire. C’est, bien vite, un poète et une âme tourmentée et inquiète qu’elle croit aimer en
lui. Si le médiateur change avec le temps, au rythme des lectures de Simone, le triangle, lui,
demeure : Jacques, le poète ou le créateur et Simone. Ce qui apparaît nettement, c’est que
l’objet du désir amoureux se déplace sensiblement vers Jacques comme écrivain. Le fantasme
de voir un jour Jacques en écrivain célèbre n’est pas purement imaginaire ; il repose sur une
réalité littéraire dont Simone peut suivre, en confidente privilégiée de Jacques, la progression
régulière : d’après Sylvie Le Bon de Beauvoir, « Jacques avait bien commencé un roman,
qu’il avait appelé Les Jeunes Bourgeois, et il voulait le lui dédier304 ». Jacques ne dira que
quelques mots sur ce roman énigmatique, que Simone rapporte dans son entrée du 27 janvier
1927. Elle note : « Je considère que c’est un dû », attestant l’existence de la future dédicataire.
Simone est au centre d’un projet dont elle est la muse, la fervente initiatrice, et la première
destinataire. « Qu’il fasse autour de moi l’unité de sa vie ! Le voir ainsi, paisible et non plus
dispersé, travaillant — en pensant à moi — à son roman […] ! » (CJ, 271) La projection sur
Jacques est à peine voilée, car Simone n’a de cesse d’écrire qu’il est à la fois « l’autre » et
« moi »305. Le désir selon l’autre se mue en désir d’écriture selon soi qui apparaît au moment
d’une prise de conscience lucide du rôle de l’imitation dans la genèse du désir :
Et si souvent ainsi, lorsque se réalise le désir, le désir est mort. Ce serait un beau sujet de roman ;
l’homme qui d’une main cherche à atteindre l’objet du désir, de l’autre à retenir le désir qui fuit et
qui jamais ne peut le rejoindre. Ce besoin qui me prend parfois de réaliser moi aussi une œuvre au
lieu de consacrer ma vie à ce que lui puisse en réaliser une ; une vraie souffrance. Je sais que rien
plus tard ne m’en empêchera. Mais il me semble qu’aujourd’hui, si j’osais, si j’étais soutenue, ah !
j’aurais tant de choses à dire moi aussi ! […] Tout de même, n’est-ce pas beaucoup un vœu de
vanité, puisque jamais un livre n’exprimera le plus profond de moi ? (CJ, 226 ; je souligne)
Le médiateur, Jacques, n’est-il pas maintenant un ennemi subtil et diabolique en
s’imposant comme un rival face aux ambitions de Simone ? Celle-ci, en désirant ardemment
un « soutien » psychologique, n’attend-elle pas secrètement de son ancien modèle qu’il
s’impose désormais comme son propre disciple ? Rien, plus tard, ne l’en empêchera : tout se
passe comme si Jacques contrecarrait désormais les ambitions les plus profondes de Simone,
constituait un obstacle en cherchant à dépouiller le sujet de son désir le plus intime. Une
forme d’injustice apparaît, puisque l’individu qui serait le plus à même de soutenir Simone ne
semble pas répondre à son appel. On pourrait en conclure que le désir selon l’autre est bel est
bien mort, au moment de cette prise de conscience du 16 décembre 1926, et qu’il faudra à
Simone puiser en elle-même et non pas en autrui la force de son désir.
303
Le Grand Meaulnes est certainement l’ouvrage qui exerça l’emprise la plus forte et la plus durable, non
seulement sur l’imagination, mais sur la vie intérieure de Simone.
304
Note de Sylvie Le Bon de Beauvoir, CJ, p. 271.
305
On trouve de nombreuses formules exprimant un désir de fusion avec Jacques, comme : « Moi, c’est toi »
(CJ, 275) ou encore : « Il n’y a plus lui, il n’y a plus moi : il y a nous. » (CJ, 285).
119
1.2.2.2. Une structure cyclique
Si Jacques est l’un des pôles autour duquel s’organise le champ du désir, il existe au moins
deux autres figures importantes qui vont alimenter la mécanique du désir durant les années
d’apprentissage : Zaza et Sartre. Dans cette structure à quatre termes, en comptant Simone, on
pourrait distinguer plusieurs cycles dont la caractéristique est d’opérer un transfert du désir
d’une figure sur une autre, faisant disparaître, momentanément la plupart du temps, la figure
précédente. L’histoire se jouerait de la manière suivante : un premier cycle commence avec la
« passion » pour Zaza, entretenue depuis l’enfance, jusqu’au moment où l’amour pour
Jacques supplante la relation à Zaza pendant quelque temps ; le moment fusionnel avec son
cousin est éphémère, moins cependant qu’il n’y paraît dans les Mémoires d’une jeune fille
rangée puisque les Cahiers montrent que la passion subsiste, par éclats, jusqu’à la rencontre
avec Sartre306 ; entre-temps, Simone éprouve un amour renaissant pour Zaza qui remplace en
quelque sorte l’absence spirituelle de Jacques, jusqu’à l’éviction de la jeune fille de la
structure, due à un destin brisé, permettant ainsi à la figure de Sartre de faire son apparition.
Ainsi le journal intime dévoile-t-il, par bribes, et de manière plus complexe, ce que les
Mémoires tentent d’éclaircir. Frédéric Keck a bien mis en valeur le « cycle d’échange » qui
structure les Mémoires :
Les Mémoires d’une jeune fille rangée décrivent en effet la structuration du désir de l’auteur par
un cycle d’échange qui la fait sortir du huis clos familial pour entrer dans le groupe plus large des
philosophes parisiens : Jacques, le cousin nihiliste, ressemble à Sartre et pourtant la structure de
l’échange les fait percevoir différemment et conduit à désirer le second et non le premier ; et pour
que Simone entre dans le groupe des philosophes, il faut que Zaza, au moment d’y entrer à son
tour, meure. La structure à quatre termes qui organise les Mémoires, et où les différents
philosophes rencontrés constituent autant de termes intermédiaires, apparaît bien alors comme un
échange généralisé autour duquel l’auteur peut retrouver les conditions originaires du jaillissement
du sens et devenir libre par l’écriture307.
Tout se passe, dans les Mémoires, comme si le récit reconstruit de la configuration du désir
de l’auteure avait une importance structurelle, un ordre logique, et devait aboutir à la
libération de la jeune Simone, à la fois en s’émancipant de la cellule familiale, et en intégrant
le cercle restreint du « groupe des philosophes », sorte de passage initiatique vers l’acquisition
d’un sens à l’existence et d’un projet de vie. Cette hypothèse rejoint l’interprétation d’Éliane
Lecarme-Tabone dans son commentaire de l’œuvre : « En fait, nous avons essayé de montrer
que l’ordre chronologique se combinait avec un ordre logique. » Mais elle prend soin
d’ajouter que si l’idée d’émancipation prédomine, « la notion de “projet originel” n’y est pas
explicitée. C’est seulement virtuellement et après coup que ce schéma peut être décelé
puisque Simone de Beauvoir a pu réécrire, dans Tout compte fait, son enfance et sa jeunesse
306
Simone se déprendra en réalité difficilement de Jacques. Sa condamnation dans les Mémoires est sévère.
Évincé par la rencontre de Simone avec Sartre, Jacques disparaît de la vie de Beauvoir tout en s’enfonçant dans
l’alcool, la déchéance et l’oubli.
307
Frédéric Keck, « Beauvoir lectrice de Lévi-Strauss », Les Temps modernes, n°647-648, janvier-mars 2008,
p. 251.
120
[…] en situant sa liberté dans l’acceptation active de ce qui lui était offert et en définissant un
“projet originel” qui est “connaître et écrire”308 ». L’analyse que propose Simone dans la
dernière partie de son œuvre autobiographique rejoint, en somme, celle du lecteur qui associe
naturellement l’idée d’un choix originel d’écriture à la pensée existentialiste, réintroduisant a
posteriori une cohérence entre projet philosophique et projet de vie. Cette tentation
rétrospective peut paraître simplificatrice, et comme un effet de la réception de l’œuvre de
Beauvoir ; pourtant, elle semble résister au foisonnement même des Cahiers de jeunesse, qui
enracinent déjà l’écriture dans un projet de nature existentialiste, où écrire équivaut à se faire
être.
Le désir joue sans aucun doute un rôle important dans la mise en place de ce « projet
originel ». Frédéric Keck, dans l’article mentionné, ajoute que la structure de l’échange entre
les quatre termes ne fait pas de différence entre les relations masculines et les relations
féminines, puisque l’homme et la femme constituent « des pôles interchangeables dans le
champ transcendantal du désir ». L’éducation sentimentale de Simone, telle qu’elle se joue
entre 1926 et 1928, semble ignorer toute différence entre les sexes. Son amitié passionnée
pour Zaza est à la mesure de son amour pour son cousin : il n’y pas de différence de nature
entre ces deux relations, si ce n’est que la première se vit avec plus de réciprocité que l’autre.
1.2.2.3. Le trio impossible
Tentons de comprendre plus précisément comment fonctionnent les différents cycles de la
circulation du désir et comment ils ont pu influer sur le choix d’existence de la jeune Simone.
Beauvoir nous donne en partie les clés de ce mécanisme en explicitant les liens qui l’unissent
à Jacques et à Zaza. Le premier constitue le centre d’une constellation, le grand médiateur à
travers lequel circulent toutes les figures littéraires importantes, une force centripète qui
concentre à la fois les amitiés réelles et imaginaires, qui cristallise le désir amoureux et le
désir d’écriture de Simone, avant que Sartre ne vienne le détrôner :
Ce monde que je porte en moi, dont tu es le centre, avec se groupant autour de toi, vus en partie
à travers toi, ces êtres semblables à nous : Fournier, Rivière, Gide, Arland, Barrès, et les héros de
tous les livres, et Zaza, et les autres que je ne connais pas… et des rêves, et des sentiments, et des
douleurs subtiles… ce monde, quelle cloison le sépare de l’autre ; quelle muraille
d’incompréhension, d’indifférence… Plus chère que tout m’est cette nuance infinitésimale de cette
vie qui n’est pas du rêve, qui n’est pas en dehors de la vie banale, qui l’enveloppe et la transfigure
au contraire, qui est ma vie à moi… (CJ, 176 ; je souligne)
La structure à quatre termes n’est pour l’instant qu’une triade, puisque Simone évoque une
relation à trois, « Jacques-Zaza-moi », qui fonctionne pendant les premières années de son
éducation sentimentale. Bientôt la nature de ses relations avec Zaza s’altère, jusqu’à faire
disparaître son nom du mouvement vertigineux des relations sentimentales : « Jacques —
Zaza — moi — Sorbonne — moi — Jacques — moi… tourbillon où je me perds » (CJ, 196).
On voit bien que la figure de la triangulation tente de réapparaître à plusieurs reprises mais ne
308
Éliane Lecarme-Tabone, op. cit., p. 181.
121
perce pas ; elle constitue la figure idéale et fantasmée des relations telles que Simone les
conçoit à dix-sept ans. Mais quel intérêt Simone trouve-t-elle à la triangulation ?
Le trio n’a de sens que s’il permet un partage réciproque entre les trois termes. Or, une
faille, une anomalie apparaît dans la structuration du désir beauvoirien, qui est précisément
l’absence d’échanges entre Zaza et Jacques. Ils se connaissent à peine, si ce n’est par le
truchement romanesque de Simone, qui rêve, dans les pages de son journal, à une amitié
possible entre Jacques et Zaza. Parce qu’elle s’identifie au sommet d’un triangle qui l’unit à
Jacques et à Zaza, il apparaît nécessaire que les deux autres pôles se rejoignent, condition
ultime d’un « vivre ensemble » dont Simone nourrit secrètement le fantasme. Les personnes
qu’elle aime doivent s’aimer entre elles pour que la symbiose soit totale309 :
De si belles, de si grandes, de si nécessaires amitiés ! ainsi Jacques tu pensais à moi […] ! Tu
écrivais pour moi ce roman… tu l’écriras… tu m’aimes… Ainsi Zaza, c’était possible de vous
faire toutes confidences. Émerveillement. […] Vivre ensemble, vivre ensemble ! comme elle
pourra être jolie la vie si Zaza trouve, si moi je réalise, et si nous nous entourons de mutuelles
affections ! Je voudrais que Jacques et Zaza se connaissent : elle l’aime tant déjà. (CJ, 208)
Un manque apparaît au cœur de l’échange, une absence d’affection mutuelle que la diariste ne
peut que déplorer. Cette rupture de lien déstabilise le projet du trio de Simone, le condamne à
mourir, et c’est tout l’édifice rêvé qui s’écroule, faisant tomber l’un après l’autre les sommets
du triangle : la jeune femme ne tardera pas à s’avouer déçue par les deux figures, masculine et
féminine, de l’échange amoureux.
Le rôle de Zaza mérite une attention particulière, d’une part parce que ce personnage
féminin a suscité un investissement extrême de Beauvoir écrivain, d’autre part, parce que
Simone semble lui témoigner une moindre importance dans les Cahiers que dans les récits
autobiographiques ultérieurs. L’influence capitale de Zaza, non seulement dans la formation
intellectuelle de Beauvoir, mais aussi dans la construction de son œuvre tout entière n’a été
que peu abordée par la critique, qui s’est surtout concentrée sur le récit des Mémoires,
inaugurant et achevant à la fois l’existence de Zaza dans la vie de Beauvoir 310. Éliane
Lecarme-Tabone consacre ainsi une partie entière de son ouvrage consacré aux Mémoires à
l’amie de jeunesse de Simone, qui occupe une place de premier plan dans ce récit d’enfance et
d’adolescence. Elle montre l’importance structurelle du personnage de Zaza dans l’œuvre, qui
creuse un « tombeau » érigé à la mémoire de l’amie trop tôt disparue et la « ressuscite » par le
moyen de l’écriture, et avance finalement la thèse selon laquelle Zaza « se trouve à la source
du désir d’écriture de Simone de Beauvoir311 ». Nous reviendrons sur le désir de transposition
de l’histoire tragique de Zaza à travers diverses tentatives d’écriture de Beauvoir. C’est la
nature des relations qui unissent le « couple » Zaza-Simone qu’il convient d’interroger, à une
309
Le grand drame vécu par Zaza représente précisément le contre-exemple de cette loi beauvoirienne. Simone
fait parler Zaza le 2 octobre 1928 : « […] pauvre Zaza ! “les choses que j’aime ne s’aiment pas entre elles” »
(CJ, 471). Simone a conscience que Mme Lacoin la déteste.
310
Le récit raconte l’histoire de leur relation, de leur première rencontre au cours Desir au choc existentiel que
fut sa mort, sur lequel il s’achève.
311
Éliane Lecarme-Tabone, op. cit., p. 122.
122
période — celle du journal — où apparaissent les premiers flottements dans l’amitié et les
premières séparations cruelles avec la jeune fille. C’est ce moment intime de l’expérience
vécue, précédant le désir mémoriel lié à l’entreprise de réparation, qui nous intéresse, celui où
se consolide et s’étiole une amitié exceptionnelle, relatée au fil du journal, mais non de
manière linéaire, jusqu’à la séparation définitive du « couple ».
D’après les Mémoires, c’est vers l’âge de dix ans que Simone rencontre Élisabeth Lacoin,
alias Mabille, la petite « nouvelle » du cours Desir : « [elle] s’impose progressivement à son
admiration par tout ce qui la distingue des autres élèves au milieu desquelles son “naturel”,
son audace, sa “vivacité et son aisance” se remarquent. Simone s’extasie également devant
des talents qu’elle ne possède pas elle-même312 ». Les marques de supériorité et les signes
d’assurance dont témoigne Zaza ne font qu’exacerber l’admiration que Simone lui porte. La
dépendance affective qui unit Simone à Zaza l’entraîne bientôt sur des chemins encore
inexplorés. Elle éprouve pour elle des sentiments aussi forts que l’ « amour » et la
« vénération », au point de voir disparaître sa propre identité au profit d’une Zaza idéalisée,
idolâtrée : « […] j’aimais tant Zaza qu’elle me semblait plus réelle que moi-même : j’étais son
négatif » (MJFR, 158). Gardons à l’esprit cette métaphore photographique.
Éliane Lecarme-Tabone, dans son analyse, rappelle à juste titre qu’« [i]l est rare qu’un
récit d’enfance accorde à un personnage étranger à la cellule familiale un rôle de premier
plan ». Étrangère, mystérieuse, Zaza l’est à plus d’un titre, d’abord parce qu’elle n’est pas
une figure parentale, elle n’appartient pas à la sphère familiale qui comprend le trio pèremère-sœur, mais surtout, elle est celle qui, telle une intruse dans la vie de Simone, va
bouleverser sa vision du monde.
C’est d’abord l’opposition qui semble régir leurs rapports. Dix ans plus tard, en juillet
1927, Beauvoir définit précisément dans ses Cahiers le thème qui restera omniprésent dans
sa création littéraire et philosophique : « Il faut que je mette au net mes idées philosophiques
[…]. Le thème est presque toujours cette opposition de moi et l’autre que j’ai sentie en
commençant de vivre » (CJ, 367). On trouve, déjà à cette époque, et deux ans avant sa
rencontre avec Sartre, une interrogation fondamentale qui nourrira les premières tentatives
d’écriture de Beauvoir. Or, il semble que cette opposition se soit cristallisée aux alentours de
sa dizième année sur la personne de Zaza, grâce à qui Beauvoir fait la découverte de
l’extériorité ontologique des êtres et la part de « mirage » métaphysique, inhérente à toute
connaissance d’autrui, toujours perçu de l’extérieur, alors qu’on se sent soi-même de
l’intérieur. Cette vérité marquera profondément ses romans. Beauvoir l’évoque dans ses
Mémoires : « J’étais jusqu’à un certain point victime d’un mirage ; je me sentais du dedans,
je la [Zaza] voyais du dehors : la partie n’était pas égale. » (MJFR, 158)
Il n’est pas étonnant que Zaza ait été l’origine de cette découverte : sa « secrète
personnalité » ne faisait qu’exacerber le sentiment d’étrangeté ressenti par Simone à son
contact et la barrière métaphysique qui les séparait. La narratrice raconte l’épisode où
Simone est allée chercher, chez Zaza, rue de Varenne, un livre qu’elle devait lui prêter. Zaza
est absente. Simone en profite pour détecter, dans la chambre de son amie, tous les signes de
312
Ibid., p. 125.
123
sa présence. Elle tente d’approcher l’ « intérieur » de Zaza, métaphore de sa chambre, ce lieu
symbolique, clos sur lui-même, renfermant tous ses secrets :
J’essayais de voir la chambre avec les yeux de Zaza, de m’insinuer dans ce monologue qui se
déroulait d’elle à elle : en vain. Je pouvais toucher tous ces objets où sa présence était inscrite :
mais ils ne me la livraient pas ; en me l’annonçant, ils me la cachaient ; on aurait même dit qu’ils
me défiaient de jamais m’en approcher. L’existence de Zaza me parut si hermétiquement fermée
sur soi que la moindre place m’y était refusée. Je pris mon livre, je m’enfuis. (MJFR, 167-168)
L’expérience est un échec. Il est impossible d’arracher le masque de Zaza. Le vide, inscrit
au cœur des objets, loin de la révéler, creuse au contraire son être. Zaza a certainement
inspiré le personnage de Xavière dans L’Invitée. Un passage du roman fait de la chambre de
Xavière un lieu de culte, objet de fascination pour Françoise, où s’établit l’équation entre le
lieu et Xavière elle-même, inversant fugitivement les rôles définis par le titre du roman.
L’héroïne s’invite chez cette étrangère :
Françoise demeura un instant immobile devant la porte ; cette chambre l’intimidait ; c’était
vraiment un lieu sacré ; il s’y célébrait plus d’un culte, mais la divinité suprême vers qui montaient
la fumée des cigarettes bondes et les parfums de thé et de lavande, c’était Xavière elle-même,
telles que ses propres yeux la contemplaient. (I, 166)
À la différence du roman, Simone ne parvient pas à détecter les signes d’une délivrance d’un
sens dans la chambre de Zaza : rien ne transparaît de sa personnalité. Pourtant, Zaza possède
une singularité, une supériorité sur Simone : elle semble douée de plus de réalité. Si Simone
se voit comme son « négatif », c’est que Zaza est dotée de contours fermes et précis et
constitue un « personnage » achevé :
La complaisance confuse que j’avais naguère éprouvée à mon égard ne m’avait pas dotée de
contours définis ; au-dedans de moi, tout était flou, insignifiant ; en Zaza j’entrevoyais une
présence, jaillissante comme une source, robuste comme un bloc de marbre, aussi fermement
dessinée qu’un portrait de Dürer. (MJFR, 156)
Dans les Mémoires, tout se passe comme si la personne de Zaza réussissait à être pleinement
ce que Simone, personne d’une grande « banalité », n’est qu’en puissance. Les conséquences
de cette confrontation sont cruelles pour Simone :
Je la comparais à mon vide intérieur, et je me méprisais. Zaza m’obligeait à cette confrontation car
elle mettait souvent en parallèle sa nonchalance et mon zèle, ses défauts et mes perfections dont
elle se moquait volontiers. Je n’étais pas à l’abri de ses sarcasmes. (MJFR, 157)
L’existence de Zaza se présente comme l’état de ce qui, tranchant sur le simple possible, a
pour ainsi dire réussi son accession à l’être. Cet excès de réalité, qui, paradoxalement, en fait
un « personnage romanesque » tout à fait exceptionnel, provoque un profond malaise chez
celle qui l’observe, dégradée ou décolorée par son alter ego plus vivante qu’elle. La
confrontation se traduit, pour Simone, par une dépréciation de ses propres talents.
L’adulte reprochera à l’enfant de n’avoir pas su, alors, revendiquer ses propres
particularités au lieu de les subir. L’ensemble du passage écrit par la mémorialiste oscille
124
entre la révélation d’un mystère entourant Zaza et l’analyse psychosociologique passant au
crible la réalité et les qualités qui l’ont tant éblouie, comme si Beauvoir, après coup,
cherchait à relativiser l’empreinte ou l’impact que Zaza avait laissé sur elle. Ne reflétait-elle
pas finalement son milieu et les conditions de son éducation, au même titre que Simone ?
À vrai dire, sa marge d’originalité était fort mince ; fondamentalement, Zaza exprimait, comme
moi, son milieu. Mais au cours Désir et dans nos foyers, nous étions si étroitement astreintes aux
préjugés et aux lieux communs que le moindre élan de sincérité, la plus minime invention
surprenait. (MJFR, 161)
C’est donc entre attraction et répulsion, mythification et démythification, que se situe,
d’après les Mémoires, l’étrange relation à Zaza. Heurtée, chaotique, faite de moments
sombres et de rebondissements, l’histoire de leur amitié est sous le signe de l’incertitude liée à
la passion. Zaza n’existe qu’à travers les doutes, les tourments, les joies que Beauvoir éprouve
à son égard. On sait que la création du « personnage » de Zaza tient au désir beauvoirien
d’élever un « tombeau » à la mémoire de Zaza. Comme l’indique Éliane Lecarme-Tabone,
« [r]endre hommage à Zaza, c’est d’abord lui conférer la plénitude d’un personnage
romanesque, avec tout ce que cette notion peut impliquer de prestige et de séduction313 ». Le
portrait de la jeune fille participe donc de l’entreprise de réhabilitation de l’histoire de Zaza.
Une stratégie est à l’œuvre, faisant accéder Zaza au rang d’héroïne tragique. Ainsi la
narratrice relate-t-elle les deux idylles de Zaza contrariées par une mère tyrannique, l’une
avec son cousin André — on ne peut s’empêcher de penser parallèlement à l’histoire de
Simone avec son propre cousin —, révélée bien après les faits à Simone, l’autre avec
« Pradelle », alias Merleau-Ponty, dont Simone a joué le rôle de témoin et d’entremetteuse.
Pour centrer la narration sur le drame vécu par Zaza, la narratrice choisit, entre autres, de faire
accéder Zaza au « je », en citant la plupart des lettres écrites par son amie entre le 6 août et le
4 novembre 1929, et en construisant de véritables scènes romanesques, effaçant
progressivement la présence de la narratrice314 : une héroïne romanesque est née, dont le
combat contre le devoir chrétien d’obéissance aux parents lui fait acquérir une grandeur
tragique.
Revenons sur les traces laissées par Zaza dans le journal intime. Bien avant la
reconstruction a posteriori d’une figure marquante de son enfance, Zaza apparaît, dès les
Cahiers, comme une figure romanesque idéale. Ou plutôt, c’est le désir romanesque de la
jeune Simone qui confère à Zaza, comme à Jacques et aux autres amis, l’épaisseur d’un
personnage. « J’ai vu se nouer cette année cinq curieux romans », écrit-elle, « Poupette et
Jean, petite idylle sans portée. M. Blomart et son fiancé […]. G. Lévy et son “partenaire”
[…]. Moi et Jacques : ceci est une autre histoire — enfin Zaza et ce triste amour qu’elle sait
indigne d’elle sans pouvoir s’en arracher. » (CJ, 383) Le point culminant de leur relation
apparaît à la fin de l’année 1926, où la diariste assimile naturellement sa destinée à celle de
son amie :
313
314
Éliane Lecarme-Tabone, op. cit., p. 124.
Je renvoie pour la question des choix narratifs aux pages 128 à 131 de l’ouvrage d’Éliane Lecarme-Tabone.
125
Zaza est splendidement mon amie ; je l’associe intimement à mon rêve d’avenir ; je la veux
heureuse. Je l’aime passionnément après l’avoir vue assez loin souvent. Timidité abandonnée,
grande franchise, violemment heureuses à nous deux. (CJ, 210)
Simone vivait en effet avec Zaza une amitié vraiment sincère, celle dont elle rêvait depuis sa
jeunesse :
Pour Simone, Zaza représentait « l’idéal platonicien des possibilités de véritable amitié » : pour
Zaza, Simone constituait l’unique lien avec une vie intellectuelle qu’elle sentait lui échapper de
plus en plus. […] Ce rapprochement avec Zaza […] eut un effet modérateur sur la personnalité de
Simone et l’aida à accepter chez les autres des différences de comportement et d’opinion, que, peu
de temps auparavant, elle n’aurait pas tolérées un instant 315.
Pourtant, leur relation n’allait pas tarder à s’assombrir. C’est une figure conflictuelle,
profondément écartelée entre ses désirs profonds et les devoirs auxquels elle doit se
soumettre, qui apparaît dans les Cahiers. Sylvie Le Bon de Beauvoir résume ainsi leur amitié
sur trois années :
En septembre 1927, puis en 1928, Simone séjourne chez Zaza. Leur intimité se resserre. En 1929
elles sont plus proches que jamais. Zaza a fini par arracher à sa mère la permission de préparer une
licence de lettres classiques, elles fréquentent donc ensemble la Sorbonne et Sainte-Marie de
Neuilly. Zaza tente désespérément d’échapper au despotisme de sa famille bien-pensante : on lui
interdit de continuer ses études, on veut lui imposer un mariage arrangé, sans amour ; autour d’elle
se resserre le « destin fangeux » qui effraie tant les deux amies. Simone la soutient de toutes les
forces de sa plus chaude tendresse, tandis que l’hostilité de Mme Lacoin se dissimule de moins en
moins316.
En 1927, un nouveau trio semble voir le jour, au grand ravissement de Simone : un amour
réciproque est né entre ses deux meilleurs amis du moment, Zaza et Merleau-Ponty, mais
celui-ci se montre hésitant et ne souhaite pas franchir le pas décisif du mariage 317. Or,
Simone adopte une position ambiguë : Jacques, qui devient pour elle « quelqu’un d’étranger,
d’oublié » (CJ, 389), est entré en concurrence avec « Ponty » ; Simone ne masque pas son
désir pour ce Normalien avec qui elle discute passionnément au Luxembourg et qui partage
avec elle les cours de philosophie à la Sorbonne et à la rue d’Ulm. Une histoire pourrait être
vécue avec cet intellectuel si raisonnable, qui serait la version heureuse, édulcorée, de ce que
Simone vit au même moment avec Jacques dans la tourmente :
Qu’elle serait tranquille, heureuse, ma vie auprès de Ponty ! pas d’amour fiévreux, pas
d’admiration, pas une compréhension totale car je suis tellement plus âgée (moralement) que lui 318,
plus complexe et difficile, mais une paix sans désir d’autre chose, une sûre estime, une exquise
timidité. (CJ, 389)
315
Deirdre Bair, op. cit., p. 129.
S. Le Bon de Beauvoir, CJ, p. 21-22.
317
Danièle Sallenave revient en détail sur les péripéties qui marquèrent l’histoire de Zaza et de Merleau-Ponty, et
sur la faiblesse de caractère de ce dernier.
318
Ils sont tous deux de la même année : 1908.
316
126
Dès lors, Simone et Zaza sont dans une position nouvelle de rivalité. Le trio fantasmé,
Ponty-Zaza-Simone, avorte : entre Zaza et Ponty, l’incompréhension demeure ; entre Zaza et
Simone, des zones d’ombre se dessinent. Dès 1927 en effet, on constate un renversement de
perspective dans l’espèce d’indignation qu’éprouve Simone pour la destinée de Zaza, qui
semble s’éloigner définitivement de la sienne :
J’aime tellement mieux ma faible, ma pauvre Zaza ! ma pauvre Zaza ! ah ! […] elle va fonder son
avenir sur un passé ; elle suit une destinée. Et moi je me sens si libre, si créatrice de mon présent…
pauvre Zaza ! je ne soupçonnais rien de cela319. (CJ, 382-383)
La dimension tragique associée à la « destinée » de Zaza est déjà en place, comme si le
compte à rebours avait commencé. Derrière ces lignes, la distance entre les jeunes filles est
palpable. Zaza est de moins en moins au centre du monde que Simone s’est constitué. Son
éviction progressive dans la structuration du désir, à l’origine, certainement, du sentiment de
culpabilité ressenti par Beauvoir encore bien des années après, préfigure, en quelque sorte, sa
mort prochaine. Tout se passe comme si Simone l’avait fait disparaître elle-même du cercle
des intimes parce qu’elle lui barrait un « possible » avec Ponty et, en apparence, parce qu’elle
ne correspondait plus à l’idéal qu’elles s’étaient toutes deux fixé comme programme de vie.
L’éloignement, semble-t-il, ne vient pas tant de la situation problématique de Zaza, liée aux
difficultés morales et familiales de la jeune fille qui la séparent radicalement de la liberté
choisie par son amie, que de Simone elle-même, qui s’efface progressivement et
volontairement de la vie de Zaza. La figure manquante du trio initial « Jacques-Zaza-moi »,
ou la faille de l’édifice, n’est-ce pas déjà Simone, exclusive avec l’une et l’autre figure,
incapable de partager, et qui opposera un silence coupable aux demandes de son ancienne
confidente qui souhaitait intégrer la famille des « petits camarades » en 1929320 ?
La vie de Beauvoir fut profondément bouleversée par son intégration dans le groupe des
philosophes parisiens. À partir de sa rencontre avec eux, tout s’accélère : sa vie intellectuelle
et sentimentale est en effervescence. Éprise du Lama, alias René Maheu, qui est marié, elle est
« terriblement troublée » par son comportement de plus en plus intime avec elle. Elle éprouve
bientôt une immense amitié pour ce « merveilleux entraîneur intellectuel » (CJ, 723) qu’est
Sartre. Bientôt, il prendra toute la place321 : « Moments fous, délicieusement fous et où je
l’aime si profondément… » (CJ, 737). Nizan, quant à lui, l’intimide, comme ce 9 juillet
1929 : « Apparition du Grand-Duc sans sa femme (elle me pèse, m’agace avec sa fausse vie) ;
mais lui est un parfait objet de contemplation, admirablement beau avec ses profondes rides,
son sourire narquois et fin et cette élégance sans pareille, faite d’on ne sait quoi » (CJ, 720).
La violence du renouvellement qui voit le jour en elle l’effraie autant qu’elle la bouleverse.
Les adverbes hyperboliques se multiplient le 23 juillet pour décrire son état physique et
mental : « [e]xcessivement fatiguée », « [e]xtraordinairement heureuse », puis, le 25,
319
Comme le note Sylvie Le Bon de Beauvoir, il est ici question de l’histoire de son amour, à quinze ans, pour
son cousin, que Zaza vient de lui révéler.
320
On peut également penser que Simone trouvait peut-être plus de satisfactions avec d’autres amies comme la
Polonaise Stepha, qui l’initie à la vie sensuelle et amoureuse.
321
On peut lire aussi ces notes : « En me couchant, vraiment ivre de lui et de moi » (CJ, 738).
127
« [t]erriblement triste » (CJ, 737). La petite fille présente en elle s’interroge : « Dominée par
quelque chose de trop tendre et sensible quand je pense au Lama, de trop fort quand Sartre est
là, que faire de moi, pauvre ? » (CJ, 734). Enfin, le 25 juillet : « Je ne peux pas savoir où tout
cela va me mener … » (CJ, 736).
Dans sa dernière lettre322, Zaza, qui réclamait désespérément la présence de Simone, la
désigne sous le nom d’ « éternelle disparue ». Citons cette lettre323 presque in extenso :
Paris, lundi 4 novembre 1929324
Ma chère Simone,
[…] Nous serions très, très heureux de nous retrouver samedi au bar « Sélection » et de vous voir,
éternelle disparue, dans votre délicieuse robe grise. Je sais que samedi les petits camarades 325
sortent, pourquoi ne pas les réunir à nous, ont-ils une si grande répugnance à nous voir, avez-vous
peur que nous ne nous entre-dévorions ?
Pour ma part, je souhaite vivement de faire le plus tôt possible la connaissance de Sartre, la lettre
que vous m’avez lue m’a plu infiniment, et le poème, beau malgré sa maladresse, m’a fait
beaucoup réfléchir. D’ici samedi, pour des raisons qu’il serait trop long d’expliquer, je ne puis
vous voir seule comme je l’espérais. Attendez un peu.
Je pense toujours à vous et je vous aime de tout mon cœur.
Zaza
La mort de Zaza, survenue brutalement le 25 novembre 1929 après une foudroyante
maladie, n’est signalée, dans les Cahiers, que d’une notation brève326. Du 15 novembre au 12
décembre, seuls ces quelques mots noircissent la blancheur de la page, comme si rien ne
pouvait être raconté de l’événement. La douleur, enfin, afflue, comme ce 13 décembre :
[…] c’était le service funèbre de Zaza — avec tous ces gens, dans cette église, juste comme pour
son mariage. Et le pauvre Nard327, et tout — atroce. Si atroce que lentement tout autre chagrin s’est
atténué, que l’idée de n’importe quelle douleur est devenue supportable. (CJ, 828)
À ce stade des Cahiers, « Jacques est marié », « Zaza morte », « Maheu loin ». Reste un
« petit soldat », Sartre, encore peu connu, dont Simone s’est passionnément éprise et qui
322
Du moins dans l’état actuel de nos connaissances, comme le rappelle Éliane Lecarme-Tabone : « Simone de
Beauvoir n’a peut-être pas renvoyé toutes les lettres de Zaza », op.cit., p. 145.
323
Correspondance et carnets de Élisabeth Lacoin. Zaza (1907-1929), amie de Simone de Beauvoir,
L’Harmattan, coll. « Espaces littéraires », 2004, p. 348-349. On trouve dans cet ouvrage l’essentiel de la
correspondance d’Élisabeth Lacoin, en particulier toutes ses lettres à Simone de Beauvoir. Cette édition reprend
tous les écrits parus en 1991 sous le titre Zaza aux éditions du Seuil. C’est Simone de Beauvoir qui avait, la
première, livré des extraits en 1958 dans ses Mémoires d’une jeune fille rangée. Elle ne retiendra que la dernière
partie de la lettre (Cf. MJFR, 500).
324
Rappelons que Zaza tombe malade vers le 11 novembre et meurt le 25 du même mois.
325
Selon É. Lecarme-Tabone, il s’agit très certainement d’Aron et de Guille, qui faisaient alors avec Sartre leur
service militaire à Saint-Cyr et revenaient fréquemment à Paris.
326
« 25 novembre 1929 — Mort de Zaza » (CJ, 824).
327
Il s’agit du frère cadet de Zaza.
128
enchantait Zaza quelques jours avant sa mort, comme si, à nouveau, une histoire à trois eût pu
recommencer : « Et à six heures place de l’Étoile, Sartre et le retour tous trois par la rue de
Berri : Zaza est emballée par lui, et expansive comme jamais je ne l’ai vue » (CJ, 820). Mais
l’histoire s’arrêtera là.
Le dernier terme de la structure fait ainsi son apparition. Celle-ci est double : en détrônant
Jacques, Maheu, Ponty, Sartre s’impose après-coup par l’écriture métadiscursive de la
diariste. En effet, le journal lui-même joue avec les éclipses des personnages. L’usage d’un
métadiscours intime, à partir de 1927, fait apparaître un texte stratifié, qui subit plusieurs
couches temporelles successives. Lorsqu’il est question de son amour pour « Ponty », la
diariste note à la fin du paragraphe relu :
Non, je ne l’ « aime » pas, mais qu’est-ce enfin qu’aimer ? se sentir dominée. Il est trop tard
maintenant, je ne peux plus me sentir dominée [En face : Quel démenti ! 1929] […]. (CJ, 389)
L’autocommentaire laissé par Beauvoir deux années plus tard — traces de plus en plus
fréquentes dans les dernières années du journal — restitue la figure ultime de substitution aux
amours passées. Une page plus loin, son nom apparaît :
[…] un instant au Luxembourg, j’ai défailli de tristesse, songeant qu’après dix-huit mois de si
passionnées amours, je me trouvais le cœur vide et sachant que n’existe pas celui qui remplirait
tout ! [En face : Sartre — 1929.] (CJ, 390)
L’écriture joue avec les figures oubliées, mises à l’écart, et met en relief, avec la distance de
l’analyse et parfois une touche d’humour328, les choix ultérieurs de Simone. Ces empreintes
décalées dans le temps témoignent des inconstances de Simone, qui note, en décembre 1927 :
« Je me ris de Proust et ses intermittences. » L’écriture, permettant au sujet beauvoirien de
s’entretenir avec lui-même, acquiert une part ludique qu’elle ne connaissait pas encore.
Le désir, dans les Cahiers, demeure, et n’est jamais complètement satisfait. Les histoires
possibles à trois, qui règlent en grande partie les échanges amoureux de la jeune Simone,
s’apparentent à des retours de fantasmes, faisant réapparaître, à chaque occasion, un même
schéma organisant l’échange amoureux. Les expériences réelles sont toujours pénétrées
d’imaginaire, élevées au rang de virtualité par la valse des partenaires possibles, créant ce que
Sylvie Le Bon de Beauvoir appelle de « l’existence-fiction » : « […] les Cahiers dans leur
ensemble équivalent à de l’existence-fiction, elle y explore tous azimuts coins et recoins de sa
condition, diverses vies et amours possibles […]329 ». C’est sous cet angle que le journal
intime peut être lu comme une vie romancée, ou plutôt un roman de vie, devenant alors un
« mixte inextricable de réalité et de fiction330 ».
328
Par exemple, à propos de Ponty : « Cette manière de ne pas afficher ses goûts, d’être indulgent et si simple. Il
a tout ce pour quoi j’ai aimé J. [En face : Tout de même !!] (CJ, 391).
329
S. Le Bon de Beauvoir, CJ, p. 31.
330
F. Simonet-Tenant, op. cit. , p. 126.
129
2. La vie comme un roman
« S’il est impossible ou même sot de vouloir remonter du texte à l’auteur, puis de l’auteur à l’homme, comme
pour en sonder positivement les reins et le cœur, c’est parce que tout écrivain est fictif et parce que tout homme
est sa fiction331.»
Les lectures, nous l’avons vu, constituent la matière inépuisable d’un retour sur soi-même.
À travers elles, les représentations que construit Beauvoir autour de l’identité d’écrivain sont
susceptibles de « produire du réel, de s’incarner dans le vécu ». Comme l’explique Nathalie
Heinich, « loin d’en n’être qu’un “reflet”, plus ou moins déformé ou trompeur, une
représentation est aussi, et avant tout, un formidable agenceur de l’expérience, un moteur pour
l’action332. » Beauvoir s’essaie très tôt à la pratique romanesque, mais elle échoue à bien des
égards à donner forme à un roman achevé et complet à l’extérieur de l’espace du journal. Si
l’on peut dire, à la lumière de découvertes récentes, que Beauvoir a « beaucoup écrit dans [s]a
jeunesse333 », ses premiers textes romanesques sont souvent restés à l’état d’ébauches334.
C’est paradoxalement dans la pratique de l’écriture intime que le désir de romanesque va
pouvoir se développer et s’épanouir. Si le journal, écriture de l’immédiateté, « paraît exclure
toute élaboration préalable », la diariste semble au contraire prendre plaisir à mettre en scène
le narré, à l’intercaler dans un discours qui le prépare et le clôture, produisant un écart entre le
discours et la narration du vécu. À la perspective tâtonnante d’un « présent ignorant de
l’avenir335 », formulant, parfois dans l’incohérence, plus de questions que de réponses,
s’oppose donc le récit rétrospectif, destiné à la relation d’un passé très proche, et affublé de
tous les moyens romanesques pour le rendre séduisant à la lecture.
Or, il apparaît que le geste de la diariste et celui de la romancière ne sont pas
compartimentés, cloisonnés au point d’en faire deux activités temporellement et
structurellement distinctes. Dans un même espace — le journal —, les deux pratiques
coexistent, sans que l’une ne prenne le pas sur l’autre, mais en s’alimentant mutuellement.
C’est la motivation romanesque qui semble progressivement régir l’écriture de soi :
Vois-tu, j’ai une telle pitié pour ceux qui ne savent pas… Mes amies justement se meuvent dans
une autre sphère ; elles distinguent entre le romanesque et la vie, dans l’effort même qu’elles font
331
Daniel Oster, L’Individu littéraire, P.U.F., 1997, p. 94.
N. Heinich, Être écrivain. Création et identité, op. cit., p. 14.
333
C’est ce qu’affirme Beauvoir elle-même en 1979 dans sa préface à Quand prime le spirituel.
334
Je renvoie à l’article de Sylvie Le Bon de Beauvoir qui dresse un état des lieux des œuvres de jeunesse de
Beauvoir dans L’Herne paru en 2013. Au cours de ses recherches, elle a pu identifier huit romans qui sont pour
les premiers contemporains des Cahiers de jeunesse et qui précèdent l’écriture de L’Invitée : Éliane, écrit en
avril 1926 ; Tentative d’existence, commencé pendant les vacances 1926 ; Essais sur la vie, dont le projet date de
1927 ; Départ (1927-1928) ; le « roman de 1930-1931 », sans titre et inachevé ; le « roman de Marseille » (19311932) ; le « roman de Rouen » (1932-1934), achevé et sans titre ; et enfin, Primauté du spirituel, écrit à Rouen et
à Paris de 1935 à 1937 (voir S. Le Bon de Beauvoir, « Les œuvres de jeunesse », Beauvoir, L’Herne, 2013,
p. 40-43).
335
Les deux expressions entre guillemets sont tirées de l’ouvrage de Françoise Simonet-Tenant, op. cit., p. 20 et
21.
332
130
pour les rejoindre. Moi, c’est le roman — et quel subtil, quel douloureux et heureux et tourmenté,
quel magnifique roman — qui est ma vie… (CJ, 180 ; je souligne)
De ces phrases, on retiendra le refus catégorique de séparer la vie imaginaire du réel. Deux
glissements apparaissent dans le texte du journal, l’un entraînant inévitablement l’autre : le
discours de soi penche irrésistiblement vers la narration d’une expérience subjective ; la
diariste devient personnage de sa propre histoire. C’est ce personnage — imaginaire — qui
semble permettre et diriger l’énonciation à l’intérieur des Cahiers.
2.1. La liaison du romanesque et de l’autobiographique
Les Cahiers sont ponctués de micro-récits, de plus en plus fréquents à partir de 1927, qui
opèrent un décrochage énonciatif dans le texte. Ces courtes scènes sont généralement
caractérisées par le changement pronominal de la première à la troisième personne du
singulier, ainsi que par le passage du présent à l’alternance entre passé simple et imparfait. La
particularité de ces scènes tient au fait que la diariste, comme l’autobiographe, connaît le mot
de la fin ; l’écriture journalière sort de sa myopie, de l’ignorance de ce qui va suivre pour se
donner l’illusion de maîtriser le cours du temps. Ainsi Simone évoque-t-elle une visite chez
Jacques qu’elle dit à la fois redouter et attendre, juste avant leur rencontre : « Et tout à l’heure
je vais aller le voir. Je me prépare à souffrir […]. Je ne désire même pas le voir. Mais si je
n’avais pas décidé cela, je souffrirais de son absence. […] Attendre cinq heures ! » (CJ, 273).
L’entrée du 2 février 1927 est alors consacrée au récit de la visite :
Elle336 y alla et trouva le bonheur en effet dans la douceur d’un accueil amical. Comme ils
avaient trop à se dire, ils n’échangèrent d’abord que des phrases banales mais secrètement
chargées de tendresse. Très lasse, elle se laissa un peu aller à montrer sa lassitude — les mots
tombaient lentement dans le silence tiède. Il lui dit : « Il n’y a qu’à marcher dans son sens… il faut
faire simplement la journée » ; il marchait très droit, un équilibre heureux dans le regard ; alors une
grande paix descendit en elle. Il dit aussi (il était assis cette fois dans le fauteuil, devant son
bureau, et elle sur le divan) : « Il faut avoir la profonde humilité de reconnaître que l’on ne peut
vivre seul ; il est plus facile de vivre pour un autre que pour soi ; il n’y a qu’à faire de l’égoïsme à
deux. » Le bonheur devient une présence. […] Le soir, elle sourit passionnément à sa propre
image : mon petit, disait-elle, il ne faut plus pleurer ; nous pouvons nous reposer sur lui… enfin.
(CJ, 273-274)
Dans ce passage, on s’étonnera de l’omniprésence du thème de la parole, qu’elle soit formulée
directement par l’entremise du discours direct ou qu’elle constitue le sujet du récit, tentant de
rendre compte d’un échange manqué ou d’une parole défaillante avec l’interlocuteur (« les
mots tombaient lentement dans le silence tiède »). La structure du récit encadre donc une
scène de dialogue entre deux personnages qui peinent à se comprendre par le langage parlé ;
au-delà des lieux communs qui sont prononcés, la jeune fille veut croire en ce foisonnement
d’une pensée inexprimée, d’une parole trop pleine qui allierait les sensations aux
raisonnements. Faute de mots pour les exprimer, le langage corporel devient un mode de
336
Je souligne le changement énonciatif.
131
communication pour la jeune fille, comme un mode de présence possible entre les deux êtres.
Le lecteur connaît ainsi leur position respective dans l’espace — lui dans le fauteuil, elle sur
le divan —, construisant un espace sécurisant où la jeune fille puisse se réfugier jusqu’au soir,
comme le souligne son monologue intérieur qui clôt la scène337. Loin de distancier,
d’éloigner, de styliser, le récit semble répondre parfaitement à l’intention de la diariste, qui est
d’inscrire une volonté de présence entre Jacques et Simone, ce que le texte lui-même semble
réfléchir : « Le bonheur devient une présence. »
Beauvoir semble trouver dans le récit des scènes de la vie quotidienne, et plus
particulièrement dans celui des visites à Jacques, une compensation imaginaire à ses
déceptions et désillusions, en se construisant une vie autre, en élaborant une « mise en
intrigue338 » de soi, porteuse d’une construction de cohérence. Nous avons cité en exergue de
la première partie de notre thèse le moment fondateur du récit mythique élaboré par
Beauvoir :
C’est de la rentrée 1925, soit il y a trois ans, que je date ma naissance. Et parce que, dans une
apparence identique, au fond de moi je découvre l’éclosion d’une vie autre, d’un accomplissement
succédant à ce qui fut apprentissage, je veux de ce premier cycle, celui du départ difficile, tracer
un rapide résumé. (CJ, 509)
Beauvoir est bien à la recherche d’un ancrage identitaire par la mise en récit, de manière
cohérente, des événements hétérogènes de son existence, aptitude que Paul Ricœur résume
sous le nom d’ « identité narrative ». Les Cahiers tracent en effet un cheminement initiatique
qui n’est pas sans rappeler le comportement mythique dont Max Bilen a relevé les
caractéristiques dans Le Sujet de l’écriture :
Accéder à un nouveau mode d’être, échapper aux déterminations de la condition humaine afin
d’atteindre à la liberté absolue, mourir au mode d’être conditionné et naître à un autre non
conditionné, être, à la fois, commencement et terme : dans le cas du comportement mythique
comme dans celui du comportement poétique, on reconnaît la même nostalgie de
l’affranchissement de ce qui nous détermine et nous impose des limites, la tentative de renaissance
par ses propres moyens, c’est-à-dire une autocréation par le discours, la possibilité enfin de
conjuguer solitude et communion comme si le Temps et l’Histoire n’existaient pas339.
Nous avons déjà évoqué le premier stade permettant au comportement mythique d’advenir,
l’affranchissement moral et affectif340. Le stade suivant, l’autocréation par le discours, est
particulièrement opératoire dans les Cahiers. Si « créer une œuvre revien[t] à se créer dans un
mouvement de don de soi et d’accueil du monde341», l’expérience créatrice s’identifie à
337
Juste après la scène, on retrouve, sans transition, le style télégraphique propre à la relation de l’emploi du
temps de Simone : « Vendredi matin radieux avec des amies à l’exposition Baumeister : beaux tableaux
équilibrés. Faire simplement sa journée… ». Une phrase de Jacques s’intercale dans le discours, comme si la
diariste se l’était appropriée.
338
Je reprends la terminologie de Paul Ricœur. Voir Temps et Récit, I. L’intrigue et le récit historique [1983],
Paris, Seuil, « Points Essais », 1991.
339
Max Bilen, Le Sujet de l’écriture, Édition Gréco, coll. « Figures libres », 1989, p. 35. Je souligne.
340
Je renvoie à « 1.3. Lire : une activité subversive » (chapitre I de la Première partie).
341
M. Bilen, op. cit., p. 37.
132
l’intention de transformation radicale de soi. Certains signes sont symptomatiques de cette
convergence entre l’œuvre et la vie. La distance qui sépare la diariste de son personnage
« inventé », détrônant l’individu réel comme matière de son écriture, produit un
dédoublement de personnalité dont Beauvoir explore toutes les nuances : « Parfois il me
semble que c’est une autre qui vit ce roman, et que j’y assiste ; dédoublement étonné… Et
puis d’autres fois, je sens bien que c’est moi qui vis tout cela » (CJ, 176). Sans le roman et les
potentialités du dédoublement qu’il provoque, la vie paraît fade, décolorée et dénuée de
sentiments : « Ma vie de rêve s’est abolie ; je ne marche plus dans un roman, tout a un aspect
précis, brutal, rien ne parle plus… Aucune joie, aucune peine » (CJ, 290).
Je ne marche plus dans un roman : curieuse formule qui annule l’empreinte romanesque de
sa vie. La métaphore ne fonctionne plus, remplacée par la tonalité abrupte et concrète des pas
de Beauvoir dans l’existence.
Pour comprendre de quel roman parle Simone — est-ce sa vie elle-même, prise dans sa
totalité, ou l’expérience cruelle qu’elle va vivre avec Jacques, absorbant et dépassant toutes
les histoires similaires en une seule ? —, il faut revenir à l’origine de cette mise en fiction, qui
coïncide avec le sentiment romanesque amoureux éprouvé pour Jacques.
2.2. L’existence transfigurée par le journal intime
L’omniprésence de Jacques dans les Cahiers tient à une double absence qui fonde le désir
romanesque de Simone : l’absence physique, puisque Simone voit relativement peu son
cousin, et bientôt l’absence spirituelle. Deirdre Bair dresse un portrait sombre du jeune
homme réel : « Jacques était un garçon fantasque, sujet à des humeurs fluctuantes, à des
absences fréquentes et inexpliquées et à de longues périodes de silence suivies d’une
débauche de discussions décousues342 ». Discontinuité, silence, incompréhensions, violence
assourdie des échanges : la relation de Simone à Jacques, faite de moments d’exaltations et de
dépressions, est certainement, dans le journal, l’objet le moins maîtrisable de la vie de
Simone. Pourtant, Jacques y acquiert une place de premier ordre : « À dix-sept ans, elle
l’enrôle dans son entreprise pour quatre ans, c’est-à-dire la durée de l’essentiel de son
autoconstruction. Il en devient une pièce maîtresse, modifiant l’édifice en profondeur343 »,
écrit Sylvie Le Bon de Beauvoir. Les années 1926 à 1930 gardent la trace précise de cette
aimantation qui constitue véritablement la ligne de force d’une imagination qui coïncide avec
elle, sur toute la longueur : « Je croyais n’avoir plus de ferveur ; c’est que maintenant, je l’ai
concentrée sur un seul être » (CJ, 104), écrit Simone avec force et lucidité. Jacques a tous les
attributs d’un héros romanesque, ou d’un anti-héros : orphelin de père — comme Sartre —,
héritier d’une famille riche, il s’oppose lui aussi au destin familial auquel on souhaite le
rattacher en choisissant le dilettantisme. Lui a déjà « vécu », contrairement à Simone344.
342
Deirdre Bair, op.cit., p. 116.
S. Le Bon de Beauvoir, CJ, p. 27.
344
Sur l’expérience de Jacques et l’initiation de Simone aux divertissements « nocturnes », je renvoie à « 2.2.3.
“[J]e veux être” : le primat de l’existence sur la vie intellectuelle » (chapitre I de la première partie).
343
133
À partir du 3 octobre 1926, elle ne passera quasiment aucun jour sans écrire sur lui. Avec
une obstination têtue, elle ne cesse de remettre en question son amour pour Jacques et
s’interroge sur la réciprocité de cet amour : « […] chaque jour je reprends un nouvel aspect du
problème et le retourne dans ma tête toute la journée » (CJ, 128). Les questions sans réponses
virent aux tourments de l’esprit et aux larmes, mais elles alimentent un amour qui s’entretient
de lui-même, conditionné simultanément par une absence à la vie :
Pendant quatre ans, en dépit du cruel démenti des faits, en dépit de ses doutes et d’éclairs
impitoyables de lucidité, elle édifie autour de ce charmant jeune bourgeois une opiniâtre et
unilatérale construction imaginaire345.
Elle va vivre avec lui — sans lui serait plus exact— une véritable passion romanesque dont
elle ne masque pas la part d’affabulation :
En réalité je ne désire pas Jacques. Je désire le désirer et je sais que sa seule présence m’apportera
ce désir. Mais dans ce salon, il n’y a que moi, une jeune fille assise devant une table qui essaie en
écrivant de créer au moins en elle une passion qui l’occupera. (CJ, 309)
Comme chez Paul Éluard, dont la formule « aimer l’amour » s’impose périodiquement au
poète346, le désir ou l’amour a un pouvoir de fondement de l’être beauvoirien. La
représentation de soi en une jeune fille à sa table d’écriture contribue à alimenter un désir plus
puissant que son objet, comme s’il y avait, chez Simone, une irrésistible propension à désirer,
qui transcendait toute visée. Comme le note Jean Starobinski dans son étude sur Rousseau,
« [l]’élan désirant, qui fomente le rêve romanesque, n’y trouve encore pas le repos : il exige la
réalisation du rêve, il aspire à “changer la vie” ». Simone fait ainsi l’apprentissage des
ressources infinies du sentiment, de l’espace fictif où se meuvent librement les élans du cœur,
où tout parle. « [L]’aventure imaginaire est à la fois une satisfaction actuelle et un destin
possible, un projet à remplir : la fiction, délicieuse déjà en sa seule qualité de fiction, se
propose à la répétition, au redoublement dans un avenir qui la verrait “passer dans les
faits”347 ». C’est donc avec une virtualité saisissante que Simone se livre à une exploration
systématique du champ des possibles : elle imagine, pour chaque acte, chaque parole, une
quantité infinie de situations, se distanciant, de page en page, de la situation réelle. L’unité, la
permanence du désir vient se substituer à la contingence, à la dispersion et au morcellement
de son rapport à Jacques et au monde, comme le souligne Max Bilen : « Pendant ces instants
d’absence est mise en veilleuse l’image qu’on se fait de soi et de son identité singulière, sont
écartées les conventions et les contraintes, et s’instaure l’illusion d’une autonomie348 ».
345
S. Le Bon de Beauvoir, C.J., p. 29. Je souligne.
Le thème de « l’amour de l’amour » revient en effet avec insistance chez Paul Éluard. Il trouve son origine
dans « La Dame de carreau » en 1926 sous cette forme : « Aimant l’amour ».
347
Jean Starobinski, Jean-Jacques Rousseau : la transparence et l’obstacle suivi de Sept essais sur Rousseau,
Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1971, p. 401.
348
Max Bilen, op. cit., p. 30.
346
134
Ce décrochage de l’être vers le possible et la possibilité miraculeuse d’une telle
métamorphose entraînent la création d’une figure de Jacques polymorphe. En lui, Simone voit
la Beauté, la perfection absolue, et même, l’œuvre d’art. Une confusion vertigineuse opère
entre l’objet de son amour et l’œuvre, entre la révélation et son révélateur, comme si l’amour
qu’elle lui portait était une construction mnémonique, faite à partir de toutes les expériences
concrètes qu’elle aurait vécues avec intensité, rassemblant dans un même geste épiphanique,
sous la figure de Jacques, la lecture, la vie, le théâtre et le cinéma. Comme le note Sylvie Le
Bon de Beauvoir, « Jacques est Foujita, Van Dongen, Cézanne, Jacques est Tête d’or,
Nathanaël, Cocteau, Rivière et Fournier, Marcel Arland, Larbaud, Jacques est les cocktails
qu’elle boit, il est le studio des Ursulines, les films de Pabst ou d’Abel Gance, il est le Salon
d’Automne, tout ce monde foisonnant des années vingt349 ».
Cet amour rêvé, qui cristallise toutes les découvertes existentielles de Simone, se propose à
la répétition et agit comme un accélérateur d’écriture, puisque l’amoureuse transie projette
son existence dans un lieu virtuel où tout devient possible : elle se voit déjà la future Mme
Laiguillon, élevant plusieurs enfants, personnage de romans sentimentaux comme elle en a
tant lu. Pendant cette période d’édification du mythe, Beauvoir prend soin d’organiser les
éléments de sa vie en des scènes purement romanesques, instituant un « elle » à la place d’un
« je », substituant le récit au discours, comme ce « samedi 12 mars 1927 » lorsqu’elle
raconte sa visite à Jacques qui est souffrant — une entrevue désagréable qui entraînera une
rupture des liens avec son cousin pendant six semaines350 :
Mon histoire aujourd’hui ne m’apparaît pas peut-être si pitoyable, mais la voici telle que jeudi soir
je me la racontais en pleurant :
Il y avait du printemps dans l’air : la jeune fille avait coiffé soigneusement ses cheveux coupés,
ajusté sa robe bien nette dont elle aimait la sobriété ; elle rêvait d’apporter à l’ami malade une
brassée de violettes et de jonquilles. La crainte du ridicule l’arrêta ; un bouquet de violettes
accroché à son col serait son humble et peut-être invisible offrande. Énervement de ce bouquet qui
ne veut pas se laisser attacher ; sac perdu et cherché rageusement ; avant-goût d’une désillusion
probable. (CJ, 287)351
On relèvera, dans cette scène inaugurale, le souci du détail dans le portrait physique de la
jeune fille et la symbolique des fleurs liée au pressentiment d’un échec amoureux. Le récit
prend rapidement une tonalité dysphorique. La présence importune d’une troisième
personne352 perturbe encore davantage le déroulement de la visite :
349
Ibid., p. 30.
Selon Sylvie Le Bon de Beauvoir, dans sa « Chronologie pour la Pléiade », l’entrevue daterait du 10 mars.
351
La mémorialiste raconte cet épisode dans ses Mémoires : « J’étais encore plus émue que de coutume quand je
m’acheminai cet après-midi-là vers le boulevard Montparnasse. J’achetai un bouquet de violettes que j’épinglai à
l’encolure de ma robe ; j’eus du mal à les attacher et dans mon impatience, je perdis mon sac à main. Il ne
contenait pas grand-chose, néanmoins j’arrivai chez Jacques très énervée. » (MJFR, 323)
352
Il s’agit de Lucien Riaucourt, dans les Mémoires, alias Jean Debrix, fils d’un banquier lyonnais et meilleur
ami de Jacques. Beauvoir poursuit dans ses Mémoires : « J’avais longtemps pensé à notre cœur à cœur dans la
pénombre de sa chambre. Mais je ne le trouvai pas seul. Lucien Riaucourt était assis à côté de son lit. »
350
135
Elle arrive ; l’ami est là avec un ami. Et la voilà toute petite, écrasée entre ces deux hommes :
pourquoi tant de choses entre eux à quoi elle n’a aucune part ? pourquoi l’autre a-t-il tant
d’élégance et d’autorité, s’affirme-t-il ainsi contre elle, semble-t-il ? Qu’est-ce qu’elle fait là ? Ils
prennent rendez-vous pour s’amuser ensemble, s’indiquent des livres ; elle se sent importune et
diminuée, toute petite fille, elle n’a pas d’argent, ne sort pas le soir, elle a surtout au fond du cœur
une trop inquiète tendresse : ce garçon si élégant, riche, intelligent, et qui est un homme, combien
son ami doit l’estimer plus que cette cousine ennuyeuse par trop de sérieux, impatientante par trop
de sollicitude, quoi qu’elle fasse pour n’être point importune, dont il ne remarque même pas les
pauvres fleurs ? C’est cela qui fait si lourde la demi-obscurité de cette chambre de malade : de
mauvaise humeur, fatigué, il faudrait du moins savoir lui répondre ; oh !...
La conversation tombe comme souvent ; il accueille avec joie son adieu. (CJ, 287-288)
La violence ressentie par la jeune fille, rendue inexistante par la situation de parole déjà
instituée par Jacques et son riche ami, est véhiculée par un questionnement intérieur qui
apporte une dimension existentielle à la scène : la jeune fille se sent de trop dans cette scène à
trois personnages. Le thème de l’opposition entre le moi et l’autre est déjà en place. La jeune
fille n’a plus qu’à fuir dans les bras de Zaza, « où elle dit ses tristesses à l’enfant si calme et
droite dans la robe bleue qui la fait jolie », Zaza « la plus aimée », dont le portrait est
antinomique à celui de Jacques, l’ « égoïste » : « Vous, mon amie, à toute heure je pourrai
tout vous dire et vous serez toujours prête à m’entendre ; vous mon amie, vous êtes
dévouement et tendresse » (CJ, 288)353.
Ce récit douloureux d’une visite à Jacques fait tomber l’être chéri de son piédestal. Le
« je » réapparaît brutalement dans le récit : « Où cette hauteur morale que je lui attribuais ? où
cette infinie sentimentalité du Grand Meaulnes ? Jacques plein de prestige qui m’intimida si
fort, où es-tu ? Je ne vois qu’un malade irritable et égoïste » (CJ, 288). Alors que la
désillusion opère, que le discours intime reprend le dessus, l’événement narré s’étiole, se
réduit jusqu’au moment où il ne peut plus du tout fournir des éléments de structure au récit :
la tentative fictionnelle avorte et la réalité reprend ses droits pour laisser libre cours aux
tourments du cœur et à la condamnation de Jacques.
À mesure que l’apprentie écrivain perçoit les failles de cet édifice fantasmatique, le
décrochage avec la réalité se fait de plus en plus accusé : « J’ai souvent éprouvé déjà cela : tel
après-midi si doux, tel entretien si ému, je les attribue à une autre, comme le visage même de
Jacques, ils sortent d’une fiction. Je ne puis m’y baigner ; ils ne sont pas mes souvenirs » (CJ,
313). L’interstice entre le rêve et la vie se creuse, créant une zone d’étrangeté, de non-droit,
dans laquelle Simone ne se reconnaît plus. Une crise profonde l’affecte alors, et l’écriture ne
lui sert plus qu’à exorciser le mal qui la ronge, jusqu’à l’annonce brutale, à la fin du mois de
septembre 1929, que Jacques fait un mariage d’argent et ne songe plus à elle354.
353
Dans son récit autobiographique, qui reprend presque mot pour mot les notes du journal intime, Beauvoir ne
mentionne pas cet épisode de consolation auprès de Zaza, qui renforce assurément la dramatisation littéraire de
l’événement au sein du journal : la structure romanesque à quatre termes chère à Beauvoir est déjà en place —
Jacques, Lucien, Simone, Zaza — avec ses jeux d’attraction et de répulsion entre les êtres. L’intrigue
mélodramatique pourrait ainsi se résumer : Simone, blessée par Jacques et humiliée par la présence de Lucien, se
réfugie dans les bras de Zaza…
354
Selon Sylvie le Bon de Beauvoir, Olga Walewska apprend à Beauvoir le 30 septembre 1929 qu’il épouse
Thérèse Debrix, sœur de son ami Jean Debrix. Le 16, elle avait déjà décidé de ne pas l’épouser.
136
Si Jacques disparaît progressivement de la vie de Simone, il demeurera longtemps une
figure spectrale, une présence absente, même après la rencontre avec Sartre en 1929. Alors
que l’homme s’est métamorphosé en mythe, que Simone, désormais prisonnière de son
imagination, reconnaît l’avoir inventé de toutes pièces, elle s’avoue l’impasse dans laquelle
elle se trouve et interroge un avenir impossible : « Mais je ne sais même plus si tu existes.
Comment changer ce mythe en homme, comment espérer un miracle ? plus j’approche, plus
je m’éloigne » (CJ, 608). On prend alors toute la mesure de la formule chère à Simone :
« Jacques, c’est moi », refermant la boucle fictionnelle sur l’unification du créateur et de sa
créature.
La construction mythique de l’idylle aura duré le temps de l’autoconstruction de Beauvoir
et lui aura permis d’expérimenter ses propres pouvoirs d’invention grâce au maniement
existentiel de la virtualité. Les Mémoires occulteront la partie sombre de cette idylle.
L’écrivaine passera sous silence la vigueur de ses sentiments, les aléas d’une passion
entretenue si longtemps, et aura tendance à résumer, par des formules lapidaires, toute
l’entreprise de construction imaginaire, mettant sur le compte de la naïveté et de la puérilité
ses fourvoiements de jeunesse et l’héroïsation de son premier amour : « Je m’étais bien
trompée en le prenant pour une espèce de Grand Meaulnes » (MJFR, 232), écrira-t-elle.
À travers la création imaginaire d’un amour, qui fortifie du même coup son désir d’écrire,
Beauvoir rend sensible ce nouvel être qu’elle invente en écrivant, c’est-à-dire elle-même. Pour
illustrer le mouvement d’oscillation entre le même et l’autre qui habite les Cahiers de
jeunesse, nous reprendrons en la transposant à Beauvoir une formule de Renaud Matignon, du
Mercure de France, lorsqu’il décrit le processus à l’œuvre dans Les Mots de Sartre en octobre
1964 : « parlant d’[elle] dans le mouvement même de ses rapports avec un[e] autre, dans le
balancement qui [la] fait à la fois [celle] qui parle et [celle] dont [elle] parle, [elle] devient
cette réalité imaginaire, insaisissable, vivante et essentielle qui n’est ni je ni [elle], ni sujet ni
objet, mais tantôt l’un et tantôt l’autre, c’est-à-dire l’affrontement — et le décalage — qui se
créent de l’un à l’autre —, [elle] devient vraie355 ». Par ce mouvement contradictoire,
Beauvoir acquiert la nécessité et la vérité d’un personnage imaginaire : c’est bien cette
« transfiguration » que visait son ambition356.
355
« Jeunesse de Sartre », Mercure de France, CCCLII, n° 1212, octobre 1964, p. 317-318. Cité par J.F. Louette, Les Mots et autres écrits autobiographiques, op. cit., p. 1277.
356
Dans La Force de l’âge, elle écrit : « […] je deviendrais moi-même un personnage imaginaire : j’en aurais la
nécessité, la beauté, la chatoyante transparence ; c’est cette transfiguration que visait mon ambition. […] Je
rêvais à me dédoubler, à devenir une ombre qui transpercerait les cœurs et qui les hanterait. Il était inutile que ce
fantôme eût des attaches avec une personne en chair et en os : l’anonymat m’eût parfaitement convenu » (FA,
417).
137
3. Naissance de l’ « idée » de roman
À mesure que le discours du « je » plonge dans le substrat romanesque pour se créer une
vie foisonnante et, ainsi, surmonter la décoloration de l’existence357, Beauvoir aspire à un vrai
roman, celui de sa propre existence. Progressivement naît l’idée, encore tâtonnante et
incertaine, d’un roman qui viserait à communiquer son expérience, à la prendre comme point
de départ d’une fiction.
L’idée n’est pas neuve. Les Cahiers prolongent, encouragent et font mûrir un geste ancien,
à l’époque où Simone faisait ses premières expériences d’écriture, en 1914, lorsqu’elle
s’amusait à agencer un objet avec des mots, comme elle en construisait autrefois avec des
cubes. En 1927, il ne s’agit plus de la même écriture que Beauvoir pratiquait lorsqu’elle était
enfant, encore prise dans le giron familial et bénéficiant des encouragements de ses
proches358. La littérature ne constituait pas pour elle un miroir ou un reflet de la réalité : elle
n’était pas encore un moyen de transcrire ses expériences ou ses rêves et de délivrer un vécu
autobiographique.
3.1. Le projet de l’enfance : les premiers récits d’aventure
Simone a sept ou huit ans lorsqu’elle écrit Les Malheurs de Marguerite359, récit
d’aventures qui allie l’action au pathos : « Ma première œuvre s’intitula Les Malheurs de
Marguerite. Une héroïque Alsacienne, orpheline par surcroît, traversait le Rhin avec une
nichée de frères et sœurs pour gagner la France » (MJFR, 72-73). Comme le note Deirdre
Bair, à qui Beauvoir remit les manuscrits de ses premiers récits, la jeune fille « était partie
d’une histoire purement imaginaire, mais, dès les prémisses de la création, le besoin de
véracité était puissamment à l’œuvre360 ». En racontant l’histoire d’une petite Alsacienne qui
veut protéger sa nichée de sœurs de l’armée allemande pendant la Grande Guerre, Beauvoir
entre de plain-pied dans la réalité. Mais c’est ce même souci de véracité qui fait avorter le
projet361 : « J’appris avec regret que le fleuve ne coulait pas où il aurait fallu et mon roman
avorta » (MJFR, 73). Cette déconvenue, qui paraît anecdotique, montre que l’écriture réaliste
était le seul moyen d’atteindre l’articulation du roman et du monde. Le drame était découpé
357
La mémorialiste avoue clairement l’illusion dans laquelle elle baignait, comme si elle était la victime d’une
anamorphose existentielle : « La principale raison de mon acharnement, c’est que, en dehors de cet amour, ma
vie me semblait désespérément vide et vaine. Jacques n’était que lui ; mais à distance, il devenait tout : tout ce
que je ne possédais pas. Je lui devais des joies, des peines dont la violence seule me sauvait de l’aride ennui où
j’étais enlisée » (MJFR, 305 ; je souligne).
358
Une tante de Simone, « tante Marie-Thérèse », recopiait les textes de Simone et lui fit un petit cahier qu’on
appela « le livre de Simone » sur lequel la petite fille pouvait raconter ses histoires.
359
Les Malheurs de Marguerite sont datés des 15 décembre-15 janvier 1915. C’est Robert Gallimard qui, en
février 1986, tomba sur les premiers écrits de Beauvoir, au milieu des papiers de Sartre. Beauvoir autorisa
Deirdre Bair à les lire et à les citer. Cf. Deirdre Bair, op.cit., note 3, p. 731.
360
D. Bair, ibid., p. 74
361
D. Bair commente : « Son premier essai […] fut abandonné parce qu’il fallait que les enfants traversent le
Rhin pour passer en France et que Simone s’aperçut, en étudiant son atlas (une de ses distractions favorites), que
le fleuve ne coulait pas à l’endroit où elle avait situé la scène » (Ibid., p. 74).
138
en dix-huit chapitres qui portent chacun un titre — citons, entre autres, « La mort du père »,
« Disparues », « Retrouvées », « Bonheur parfait » — et dont le tournant, au neuvième
chapitre, était marqué par l’éclatement de la guerre. Or, il péchait par un manque d’unité, de
cohérence puisque la forme, en grande partie romanesque, devenait un dialogue de théâtre au
chapitre quinze, un changement que Deirdre Bair expliqua par la lassitude ressentie par
Beauvoir face à ses personnages.
L’imitation des modèles et le goût du pastiche la poussent à écrire quelques mois plus tard,
en octobre 1916, La Famille Cornichon, récit inspiré de La Famille Fenouillard, qui obtint un
grand succès familial. Dans ce deuxième récit d’aventures, « Simone mettait à présent en
scène un père, une mère et leurs deux filles dans une version idéalisée de sa propre famille,
qui reprenait, hélas, les problèmes financiers de celle-ci362 ». À nouveau les catastrophes
s’abattent sur cette famille qui subit une série d’épreuves : le papa perd son travail, la famille
perd la maison, la guerre éclate, le bateau sur lequel ils échouent est « cassé ». Le livre se
termine sur la reprise en main de leur destin et le projet d’un voyage en Amérique qui
annonce des jours heureux.
Les récits de jeunesse de Simone étaient encore emprunts du désir d’imitation, de
réécriture des récits d’aventures qui peuplaient son imaginaire d’enfant : on sait à quel point
Simone appréciait les histoires de Jules Verne, de Daniel Defoe ou de Rudyard Kipling. Les
Malheurs de Marguerite contenaient « assez d’action, d’aventures et de pathos pour satisfaire
le jeune lecteur le plus exigeant363 ». Les premières histoires naquirent d’influences
hétérogènes, comme le rappelle Deirdre Bair :
C’est avec ce mélange de brochures religieuses hautement spirituelles, de récits d’aventures, de
romans à l’eau de rose peu faits pour les enfants et de littérature douteuse que Simone fit son
éducation. En vertu de quoi, lorsqu’elle se met à écrire des histoires, celles-ci mettaient toutes en
scène une héroïne qui affrontait courageusement l’adversité. L’intrigue consistait
immanquablement en quelque noble entreprise et se terminait par un dénouement aussi glorieux
que l’héroïne était chaste et sage. Mais avant, l’héroïne en question avait en général sauvé son
pays, ou en tout cas l’honneur et la fortune de la famille364.
Les deux tentatives de 1915-1916 furent accompagnées de deux ou trois autres ouvrages365
qui eurent un moindre succès familial. À cette époque, Simone n’avait pas encore défini
précisément si elle préférait écrire ou vendre des livres. Ses écrits de jeunesse produisaient
donc des récits que l’on pourrait qualifier de « réalistes », mais Simone ne s’y mettait pas tout
de suite en scène. Le récit beauvoirien est « réaliste » dans son projet en ce que ses modalités
d’apparition sont conditionnées par le partage d’une réalité commune entre l’apprentie
écrivain et son lectorat potentiel. Le réalisme ne désigne pas encore l’autobiographique ou le
pseudo-autobiographique. Il faudra attendre Quand prime le spirituel, recueil de cinq
nouvelles écrites entre 1936 et 1938, pour que l’écriture se fasse le support d’une première
appropriation éthique et existentielle des années vingt, découvrant des éléments ou des éclats
362
D. Bair, op. cit., p. 74.
Ibid.
364
Ibid., p. 73.
365
Citons l’Histoire de Jeannot Lapin en 1917-1918.
363
139
clairement autobiographiques. Pendant les années d’apprentissage, la seule manière de parler
de soi restait, pour la jeune Beauvoir, le journal intime.
3.2. Du journal intime au « roman de la vie intérieure »
Outre ces récits de jeunesse, la première vraie rencontre de Beauvoir avec l’écriture fut
celle du journal intime. La jeune fille commence à tenir un carnet en 1916, alors qu’elle n’a
que huit ans. Quelques années plus tard, le journal est pour elle une manière parmi d’autres de
rester au plus près de la vie et de l’exprimer :
J’aimais, à quinze ans, les correspondances, les journaux intimes — par exemple le journal
d’Eugénie de Guérin — qui s’efforcent de retenir le temps. J’avais compris ainsi que les romans,
les nouvelles, les contes ne sont pas des objets étrangers à la vie mais qu’ils l’expriment à leur
manière. (MJFR, 197)
Elle prend rapidement au sérieux cette pratique quotidienne : « […] à présent, je m’intéressais
à mes états d’âme beaucoup plus qu’au monde extérieur. Je me mis à tenir un journal
intime […]. J’y recopiais des passages de mes livres favoris, je m’interrogeais, je m’analysais,
et je me félicitais de ma transformation » (MJFR, 260). Cette obsession de l’analyse
psychologique accaparera Beauvoir, malgré quelques interruptions, tout au long de sa vie.
Or, la pratique du journal et la volonté d’écrire un « roman de la vie intérieure », qui
apparaît à la même époque, semblent naître du même désir : celui de communiquer son
expérience. C’est d’ailleurs par l’intermédiaire de la relecture de soi, dans le cadre du journal,
que Simone prend conscience de ses facultés pour écrire cette nouvelle forme de roman,
qu’elle mentionne pour la première fois le 13 mai 1927 :
(Relisant les premières pages de ce cahier, je m’émerveille de tant de lucidité, de précision dans
l’analyse et de don pour décrire les états que je traversais. J’en suis émue comme devant les pages
qu’un autre aurait écrites. Je pourrais donc moi aussi faire quelque chose ? il faut que je travaille à
un travail auquel je crois […]. Un roman de la vie intérieure ou quelque chose de semblable.) (CJ,
343-344)
En somme, la plasticité de l’écriture intime, à la fois propice à l’analyse, à la description de
l’intériorité, et susceptible de toucher le lecteur, traverse les frontières entre les genres et
semble s’accorder parfaitement aux exigences esthétiques d’un roman — de la vie intérieure.
Simone est sensible aux attraits de l’écriture quotidienne, au point de désirer, dans le journal
lui-même, en entreprendre un — curieuse mise en abyme qui semble témoigner de
l’aveuglement de Simone pour l’écriture qu’elle pratique presque quotidiennement, comme si
le roman de soi s’était bel et bien substitué, dans son imaginaire, au journal intime :
Combien séduisante la forme du journal intime. J’ai pensé souvent qu’il serait bien intéressant
d’en entreprendre un pour donner une plus réelle existence à mes journées, ne pas perdre les
précieuses rencontres des idées ou des sensations, mais en tout je me laisse trop guider par mon
seul plaisir. (CJ, 598)
140
Cette fluctuation entre des choix littéraires différents — journal ou roman ? — trahit
malgré tout un désir profond de fictionnalisation de sa vie, puisque même la transcription du
vécu dans la pratique du journal est empreinte de travestissements romanesques. Il n’y a donc
pas de rupture claire entre le geste de la diariste et celui de l’apprentie romancière, mais plutôt
une continuité : l’un semble précéder l’autre, comme une étape formatrice indispensable. En
effet, l’écriture du journal impose à Beauvoir une certaine discipline de pensée, une forme
d’entraînement physique et intellectuel qui ne pourra que lui servir ultérieurement. Pourquoi
fixer sa vie sur le papier, se demande-t-elle le 7 août 1926, si ce n’est pour préparer l’œuvre à
venir ?
Pourquoi alors ? pour me donner chaque jour la certitude que je vis ; pour m’affirmer plus
fortement l’existence de cet être en moi que je connais seule. C’est aussi une certaine discipline de
pensée, les jours où j’aurai le courage de penser. (CJ, 51 ; je souligne)
Beauvoir identifie les trois moments fondateurs du lien entre identité et écriture : sentir
intensément la vie, affirmer sa propre existence, conditions de l’avènement de la pensée. Le
journal intime est d’abord une tentative pour survivre à sa vie, pour échapper à la mort366. En
ce sens, son journal retrouve les fonctions habituellement assignées aux diaristes :
[…] d’une part, préserver quelque chose de la vie qui coule, arrêter le flux — l’ancre diariste se
voudrait encre du temps. Ancrer le sujet, d’autre part : lui permettre de résister à l’effritement et à
la dispersion, à la dissolution et à l’absence de soi 367.
Mais Beauvoir va plus loin : la pratique du journal intime ne doit pas rester stérile. Le
dévoilement de soi ne doit pas déboucher sur une écriture narcissique et complaisante,
sclérosant le moi en dehors de toute pensée. La menace est à cet égard permanente :
Je tiens de plus en plus à ce cahier qui m’aide à voir clair en moi — à raisonner un peu mes
chagrins et y croire moins en les écrivant — à ne pas mourir tout à fait. Seulement, je devrais y
mettre de la pensée sérieuse, et non m’y épancher à grand renfort de points de suspension ; du
moins j’y suis parfaitement sincère. (CJ, 191-192)
Un conflit apparaît entre la « pensée sérieuse » et l’expansion du moi dans l’écriture, créant
chez la jeune femme un malaise que Sartre et ses amis de l’École Normale supérieure ne
feront qu’exacerber. On connaît l’état d’esprit du jeune normalien, qui, d’après Beauvoir,
témoignait d’un profond mépris pour l’écriture « personnelle » ou, plus généralement, pour
tout ce qui exprime le Moi :
Les « petits camarades » éprouvaient le plus grand dégoût pour ce qu’on appelle la « vie
intérieure » ; dans ces jardins où les âmes de qualité cultivent de délicats secrets ils voyaient, eux,
de puants marécages ; c’est là que s’opèrent en douce tous les trafics de la mauvaise foi, c’est là
366
Beauvoir l’écrit à plusieurs reprises, par exemple : « Encore une fois, j’écris (à Jacques et sur ce cahier) et
l’écriture me sauve » (CJ, 626).
367
J.-F. Louette, « Introduction », Les Mots et autres écrits autobiographiques, op.cit., p. XXV.
141
que se dégustent les délices croupies du narcissisme. Pour dissiper ces ombres et ces miasmes, ils
avaient coutume d’exposer au grand jour leurs vies, leurs pensées, leurs sentiments. (FA, 31)
En 1927, Beauvoir commence à dissocier clairement deux types d’écriture, d’un côté le
récit d’expériences individuelles, du côté de l’impur ou du hasardeux, de l’autre, l’œuvre
intellectuelle, jugée « sérieuse » :
Voici ce que je vais faire : sur ce cahier je conterai mes expériences que j’accepte variées et
même absurdes ; ce sera sur le plan de ma faiblesse. Puis je m’attacherai à une œuvre de pensée où
tout aboutira dans un jugement fort, détaché et dédaigneux. Il n’y aura pas dilettantisme, ni
dédoublement. (CJ, 342-343)
Les critiques vis-à-vis de l’écriture ordinaire, personnelle, s’accentueront avec le temps ; ses
romans garderont trace de cette méfiance vis-à-vis du journal intime.
Or, dans le renouvellement des formes romanesques du XXe siècle, le faux journal intime
occupe une place importante que ni Sartre ni Beauvoir n’ont pu manquer d’observer 368. Sartre
cède à la tentation du journal dans La Nausée, pour des raisons techniques qui lui permettent
de rejoindre la métaphysique du romancier369, bien que Roquentin multiplie les déclarations
liminaires de précaution : « Je suis guéri, je renonce à écrire mes impressions au jour le jour,
comme les petites filles, dans un beau cahier neuf370 ». L’auteur avait certainement lu le
« Journal de Chantal » 371, nouvelle écrite par Beauvoir entre 1935 et 1937 et qui débute en
ces termes :
2 octobre.
En sortant du lycée tout à l’heure, j’ai acheté ce carnet couleur prune […]. C’est presque un
sacrilège que d’altérer la blancheur vierge de ces pages, et je trace mes lettres avec l’application
d’un enfant qui fait sur un cahier neuf sa première page d’écriture. (QPS, 91)
La mauvaise foi attachée au journal de Chantal remettra en cause cette pratique propice aux
mensonges et aux bassesses. Le « Journal de Chantal » et celui de Roquentin illustrent à leur
manière ce que leurs auteurs reprochent paradoxalement à la forme qu’ils ont choisi. Beauvoir
368
Dès les années vingt, l’insertion de la forme du journal intime dans la littérature de fiction apparaît comme
une « mode littéraire ». On pense au Journal du Pasteur dans La Symphonie pastorale (1919), puis au « journal
d’Édouard » dans Les Faux-Monnayeurs (1925), aux Cahiers de Malte Laurids Brigge de Rilke, traduits en
français en 1926, que Sartre et Beauvoir ont lus, et, dans les années trente, au Journal d’un curé de campagne de
Bernanos, ou encore aux « extraits d’un carnet noir » dans La Conspiration de Paul Nizan en 1938. Sur « le
roman-journal », voir Jacques Deguy, La Nausée de Sartre, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1993, p. 3233.
369
Les formes de la narration choisie, celles du journal intime, qui additionnent des notes confuses, hétérogènes,
lacunaires, enregistrant la recherche tâtonnante de Roquentin, apparaissent comme « un artifice délibéré pour
simuler l’expérience en acte » et permettent ainsi de mettre en scène la contingence dans l’existence. (Cf. Anna
Boschetti, op. cit., p. 54-55).
370
J.-P. Sartre, La Nausée, in Œuvres romanesques, éd. établie par Michel Contat et Michel Rybalka, avec la
collaboration de Geneviève Idt et de George H. Bauer, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1981,
p. 7.
371
Beauvoir fut elle aussi la lectrice privilégiée de « Melancholia » et du journal de Roquentin.
142
semble aller plus loin dans la satire : elle montre l’aspect pernicieux d’une telle pratique en
proposant un personnage de mauvaise foi qui se regarde complaisamment dans son journal
comme dans un miroir, accentuant l’effet narcissique du journal, le piège du mensonge à soi.
« J’ai l’impression délicieuse, déclare par exemple son héroïne, de vibrer aux moindres
souffles de la vie, et de changer tout ce que je touche en un miel savoureux dont se fortifie et
s’embaume ma vie intérieure » (QPS, 104). De même, les Mémoires décrédibiliseront le
journal de Simone comme un édifice fragile, un miroir déformant du passé de l’auteure. À
propos de sa « transformation », Beauvoir s’expliquera :
En quoi consistait-elle au juste ? Mon journal l’explique mal ; j’y passais quantité de choses sous
silence, et je manquais de recul. Cependant, en le relisant, quelques faits m’ont sauté aux yeux.
« Je suis seule. On est toujours seul. Je serai toujours seule. » Je retrouve ce leitmotiv d’un bout à
l’autre de mon cahier. Jamais je n’avais pensé cela. (MJFR, 260)
Beauvoir est face à un choix décisif pour orienter son écriture. Deux tendances se
dessinent, qui lui paraissent inconciliables et entre lesquels elle hésite comme s’il fallait
choisir entre deux options :
Deux tendances en moi : a) décrire et créer, sans cesse je recrée la vie, je ferme les yeux et déroule
une réalité splendide et émouvante d’après ce que l’expérience m’a fait connaître. Je me crée, je
crée mon histoire, je vis et fais vivre aux autres des romans compliqués et ardents […] cette espèce
d’objectivation du monde intérieur qu’aucun procédé peut-être ne permettra jamais d’atteindre
[…] b) Analyser, comprendre, descendre plus profondément en moi. Là, il faut réaliser ; c’est
faisable, il s’agit non de créer la vie, mais de penser la vie déjà créée, c’est par là je pense qu’il
faut commencer. (CJ, 365)
C’est sur ce choix que portera la nature de son projet d’écriture, qui, à mesure que les
questionnements esthétiques noirciront les pages de son carnet, se fera de plus en plus précis.
Derrière l’alternative, Beauvoir semble déjà témoigner d’une nette préférence pour
l’ « objectivation du monde intérieur » qui, selon elle, est la manifestation suprême de la
capacité créatrice du sujet. Elle évoque avec enthousiasme l’écriture idéale : « Il faudrait avoir
le courage d’écrire non pour exposer des idées mais pour les découvrir, non pour les habiller
artistiquement mais pour les animer » (CJ, 365). Pourtant, ne doit-elle pas, d’abord, s’engager
dans une réflexion profonde sur la vie, faire reposer sa création sur une idée, une pensée
solide, pour ne pas tomber dans le piège d’une littérature trop « personnelle » ? En somme, le
conflit entre deux modes d’appréhension du réel recouvre un duel plus redoutable encore, et
qui s’engage entre deux champs antagonistes dans l’imaginaire social, deux forces
omniprésentes dans la formation intellectuelle de Beauvoir : la littérature et la philosophie.
3.3. Un projet indifférencié : philosophie ou littérature ?
3.3.1. Les charmes de la philosophie « idéaliste »
Contrairement à la littérature, la philosophie, pour Beauvoir, est une découverte récente. Il
existe en effet une brèche, une faille dans son parcours universitaire : elle est arrivée
tardivement à la philosophie, contrairement à Sartre qui baignait dans cette discipline depuis
143
déjà quelques années372. Simone la découvre grâce aux cours de l’Abbé Trécourt qui lui
enseigne la psychologie, la logique, la morale et la métaphysique, mais ce n’est qu’en 1926
qu’elle reçoit la permission d’étudier la philosophie. Son attirance pour la discipline est
totale :
Ce qui m’attira surtout dans la philosophie, c’est que je pensais qu’elle allait droit à l’essentiel.
Je n’avais jamais eu le goût du détail ; je percevais le sens global des choses plutôt que leurs
singularités, et j’aimais mieux comprendre que voir ; j’avais toujours souhaité connaître tout ; la
philosophie me permettrait d’assouvir ce désir, car c’est la totalité du réel qu’elle visait ; elle
s’installait tout de suite en son cœur et me découvrait, au lieu d’un décevant tourbillon de faits ou
de lois empiriques, un ordre, une raison, une nécessité. (MJFR, 220)
Beauvoir découvre une science absolue, reposant sur une forme de spiritualisme qui accorde à
la conscience une valeur éminente, supérieure aux simples faits physiques. La philosophie, en
tenant le réel à distance, est douée d’un pouvoir transcendant sur le monde, et vise l’universel
plutôt que la singularité. En ce sens, on peut dire que Beauvoir accède au modèle dominant de
la grande tradition philosophique française, qui repose sur des philosophies du sujet, de la
connaissance ou de la conscience373 : « La “primauté du spirituel” s’impose objectivement à
la génération sartrienne, comme un axiome impensé qui oriente sa façon de penser […]374 »,
note Anna Boschetti. Beauvoir n’échappe pas à ce modèle, incarné, entre autres figures
éminentes, par Léon Brunschwicg et Bergson.
La séduction pour cette discipline fait apparaître, par contraste, la littérature comme une
« parente pauvre » de la philosophie. Dans son entourage familial, pourtant, la philosophie
était tenue en suspicion. Simone avait décidé qu’elle serait professeur de philosophie, au
grand désespoir de ses parents. Alors qu’elle éprouvait des difficultés à trouver sa voie, Mlle
Mercier375, qui dirigeait l’Institut Sainte-Marie et que Simone appréciait pour sa grande
probité intellectuelle, l’engagea à faire de la philosophie. Disciple de Maurice Blondel, elle
n’était rien moins que l’une des six premières agrégées de philosophie de France. Le projet de
Beauvoir avait été retardé par les ambitions de sa mère, qui ne souhaitait pas l’envoyer à la
Sorbonne pour qu’elle y étudie la philosophie : Simone avait donc consenti, pour un temps, à
étudier les mathématiques à l’Institut catholique et les lettres à Sainte-Marie de Neuilly, une
institution pour filles, fondée et dirigée par Mme Daniélou qui militait pour l’éducation des
jeunes filles catholiques. Il s’agissait, pour ces deux instituts, de préparer les étudiants
catholiques aux examens de la Sorbonne tout en les tenant à l’écart des étudiants et des
372
Toril Moi insiste sur cette différence, mettant en valeur le succès étonnant de Beauvoir à l’agrégation : « En
un sens, cette réussite est plus impressionnante encore que celle de Sartre, puisqu’en 1929 Sartre s’adonne déjà à
la philosophie depuis sept ans (il a passé le bac en 1922 et depuis cette date ne s’est jamais écarté de sa vocation
philosophique). À l’inverse, du fait de son début tardif, Beauvoir a perdu un an d’études de philosophie » (Toril
Moi, op.cit., p. 79).
373
Beauvoir se prend ainsi de passion pour l’ « idéalisme critique » de Kant, qui « [la] confirmait dans [son]
refus de Dieu » (MJFR, 287).
374
Anna Boschetti, op. cit., p. 83. On reconnaîtra le titre d’une œuvre de Maritain, repris ironiquement par
Beauvoir dans son recueil de nouvelles des années trente.
375
Melle Mercier est Melle Lambert dans les Mémoires.
144
professeurs de la Sorbonne376. Ces voies de détournement ne dissuadèrent pourtant pas
l’aspiration initiale de Beauvoir pour la philosophie. Loin d’être découragée par son « retard »
philosophique, elle se lance dans l’aventure, poussée par Melle Mercier, avec la ferme volonté
de figurer parmi l’exception française : « Les femmes qui avaient alors une agrégation ou un
doctorat de philosophie se comptaient sur les doigts de la main : je souhaitais être une de ces
pionnières » (MJFR, 222).
En trois ans, Beauvoir réussit brillamment plusieurs certificats. En mars 1927, elle est
reçue au certificat d’études supérieures d’histoire générale de la philosophie, avec mention
Très Bien et le 30 juin, elle obtient celui de philosophie générale et de logique, deuxième
après Simone Weil et précédant Maurice Merleau-Ponty. Elle obtient aussi un certificat
d’études supérieures en grec. En 1927-1928, elle souhaite terminer ses deux licences, l’une en
lettres classiques, l’autre en philosophie, mais elle doit renoncer à l’obtention d’un certificat
de philologie pour sa licence de lettres. Elle décide alors de commencer tout de suite un
diplôme d’études supérieures, ce qui lui permettra de gagner un an et de se présenter à
l’agrégation dès l’année suivante. C’est à cette époque qu’elle fait la rencontre de l’une des
figures dominantes de l’Université, Léon Brunschvicg, professeur à la Sorbonne, avec qui elle
prépare son diplôme d’études supérieures : il lui conseille de traiter Le concept chez Leibniz.
Elle lit alors les philosophes antiques, Platon en tête, ainsi que Schopenhauer, Leibniz,
Hamelin et Nietzsche. La mémorialiste expose ses préférences philosophiques d’alors :
Un tas de problèmes me passionnaient : la valeur de la science, la vie, la matière, le temps, l’art. Je
n’avais pas de doctrine arrêtée ; du moins savais-je que je rejetais Aristote, saint Thomas, Maritain
et aussi tous les empirismes et le matérialisme. En gros je me ralliai à l’idéalisme critique, tel que
nous l’exposait Brunschvicg, bien que, sur bien des points, il me laissait sur ma faim. (MJFR, 324)
L’influence de la philosophie sur Beauvoir tend à être sous-estimée dans les Mémoires au
profit de son goût pour la littérature. On relèvera par exemple certaines formules
dépréciatives : « […] les voix impersonnelles des philosophes ne m’apportaient pas le même
réconfort que celles de mes auteurs de chevet » (MJFR, 287), ou encore, « [l]a philosophie ne
m’avait ni ouvert le ciel, ni ancrée à la terre » (MJFR, 324), propos contradictoire, nous le
verrons, avec un passage de l’article d’abord publié dans Les Temps modernes en 1946,
intitulé « La littérature et la métaphysique », qui couronne en quelque sorte la fondation
philosophique de Beauvoir.
En réalité, le rapport de Beauvoir à la philosophie, tel qu’il apparaît dans le mouvement
même des Cahiers, est fait d’attirance profonde et de rejets ponctuels. Les raisons qui l’ont
poussée à choisir cette discipline — la rigueur de sa pensée, ses constructions abstraites, sa
logique interne — se transforment fréquemment en des dénégations. En août 1926, on
constate un recul très net de son attrait intellectuel pour la discipline. Le 7 août, elle
s’exclame : « La philosophie m’est tellement indifférente ! Mon cerveau ne peut plus
s’émouvoir ; j’entends des voix autrement impérieuses » (CJ, 51). Ce « grand dégoût »,
376
Pour une analyse détaillée de sa formation intellectuelle et des différentes voies qu’elle emprunte, voir Toril
Moi, op.cit., p. 73 et suivantes.
145
Beauvoir se demande s’il est une « lassitude naturelle » ou bien le signe de sa médiocrité
intellectuelle. Le 12 août, même leitmotiv : « Philosophie ? … enfin, je trouverai peut-être des
raisons nouvelles de l’aimer. C’est si loin de moi ces discussions qui reposent dans le vide »
(CJ, 56). Ce type de commentaire revient fréquemment sous la plume de la diariste, qui pose
constamment dans la balance philosophie et littérature, comme si l’une de ces voies devait
forcément l’emporter sur l’autre. Pourtant, on trouve des passages particulièrement éclairants
sur sa conception de la philosophie, louant ses vertus et ses mérites, comme ce 26 mars 1929,
alors que Simone vient de lire des articles littéraires publiés dans la revue Commerce :
[…] je retrouve avec plaisir quelques-unes des idées que j’essayais d’expliquer à Laporte l’autre
jour : sur la philo comme discipline indépendante, rigoureuse et arbitraire comme les
mathématiques, asservie à aucun objet mais à une logique et à une esthétique interne ; ainsi
apparaît aujourd’hui l’œuvre d’un Spinoza. (CJ, 597)
C’est véritablement à partir de l’été 1926 que Beauvoir commence à lire de la philosophie.
À partir de 1927, elle fréquente, grâce à son ami Charles-Henri Barbier, les membres de la
revue révolutionnaire et idéaliste, L’Esprit : Pierre Morhange, Georges Friedmann, Henri
Lefebvre et Georges Politzer. Sa rencontre du groupe Philosophies est une révélation. « Une
ardeur intellectuelle revient » (CJ, 511). Elle découvre Alain et, pour elle, « la philo devient
vivante ». Elle reconnaît que « [l]a philo serait passionnante s’il n’y avait pas d’examens à
préparer et qu’on pût s’y livrer à fond » (CJ, 191). Au même moment, Bergson la réconcilie
définitivement avec cette discipline lorsqu’elle découvre les cent quatre-vingts pages des
Données immédiates de la conscience :
Ma première grande ivresse intellectuelle depuis la lecture d’Eupalinos377. Tandis qu’en lisant
les autres philosophes j’ai l’impression d’assister à des constructions plus ou moins logiques, ici
enfin c’est la réalité palpable que je touche et je retrouve la vie. Non seulement moi-même, mais
l’art, mais les vérités suggérées par les poètes, mais tout enfin de ce qui a fait cette année mon
étude est magnifiquement expliqué. (CJ, 60 ; je souligne)
En somme, Beauvoir loue ici la perfection pédagogique du professeur Bergson, si rare dans
les ouvrages philosophiques de la tradition, ainsi que son pouvoir de création originale. Avec
Bergson, c’est l’intelligence qui rejoint la vie. Il ouvre véritablement la voie de la philosophie
à Beauvoir, comme il le fait pour Sartre. Anna Boschetti revient sur les raisons de la « gloire
profane » de Bergson au début du XXe siècle :
Certes, Bergson atteint une célébrité mondaine et internationale rare pour un professeur de
philosophie. Il est le maître à penser des générations intellectuelles qui se succèdent en France du
début du siècle aux années trente. Parmi ceux qui reconnaissent son magistère, citons Péguy,
Proust, Thibaudet, Mounier. Et on sait que, pour Sartre lycéen, Bergson représente encore, grâce
au retard que prend l’école à filtrer les modes, la grande découverte qui l’attire vers la
philosophie378.
377
378
Il s’agit du dialogue « platonicien » de Paul Valéry, paru en 1923.
A. Boschetti, op. cit., p. 29.
146
Cette influence tend à être occultée par Beauvoir mémorialiste qui atténue l’effet qu’avait pu
produire le philosophe sur elle et le mentionne avec un certain mépris : « […] je n’aurais pas
du tout été satisfaite si l’on m’avait prédit que je deviendrais une espèce de Bergson » (MJFR,
288 ; je souligne). C’est que, dans le cadre du récit autobiographique, la mémorialiste
privilégie sa vocation d’écrivain à son amour de la philosophie en mettant en évidence le
choix décisif qui a présidé à son écriture. Prenons la citation complète d’où est extraite
l’allusion à Bergson :
De retour à Meyrignac, je songeai à écrire ; je préférais la littérature à la philosophie, je n’aurais
pas du tout été satisfaite si l’on m’avait prédit que je deviendrais une espèce de Bergson ; je ne
voulais pas parler avec cette voix abstraite qui, lorsque je l’entendais, ne me touchait pas. Ce que
je rêvais d’écrire, c’était un “roman de la vie intérieure” ; je voulais communiquer mon expérience.
J’hésitai. (MJFR, 288)
Sa préférence allait définitivement à la littérature — et il en va de la légitimité de l’écrivaine.
Pourtant, il n’est pas interdit de penser que Bergson ait pu l’attirer, non pas seulement vers la
philosophie, mais aussi vers la littérature, qu’il inspire et interprète, et vers une forme
d’écriture nouvelle, en quelque sorte « artistique » ou essayistique.
3.3.2. Les enjeux du duel Barrès/Bergson
À plusieurs reprises, la diariste cherche à distinguer le statut du poète, auquel elle
rapproche Barrès ou Rivière, et du philosophe. Le 16 août 1926, Simone dit éprouver un
plaisir immense à « pouvoir rapprocher un artiste, un poète, un philosophe » parce que leurs
visions se complètent :
Ce que l’un a rencontré par hasard, l’autre scientifiquement l’explique ; il y a un étonnement
joyeux à constater que ces mystères de l’âme suggérés par l’artiste ont plus qu’une existence
subjective, et réciproquement les formules abstraites du philosophe se mettent à vivre quand on les
éclaire de citations qui les replacent dans le courant de la conscience individuelle. (CJ, 60-61)
Dans le même passage, Beauvoir cherche à éclaircir ce qui fait la différence entre deux
impressions de lecture : celle d’un Barrès ou d’un Rivière, contre celle d’un Bergson. Que se
passe-t-il précisément en elle, lorsqu’elle lit ces auteurs ? Lequel des deux lui parle
davantage ? Simone donne d’abord sa préférence aux premiers sur le second :
Peut-être un peu de déception tout de même ; ce que j’aime dans les découvertes d’un Barrès,
d’un Rivière, c’est leur apparence purement individuelle, mystérieuse par conséquent, qui éveille
un écho en moi, c’est vrai, mais sans prendre pour cela une valeur universelle ; c’est plutôt une
ressemblance imprévue et dont l’imprévu même me charme. Avec Bergson, ces impressions
perdent leur caractère d’aventure. (CJ, 61)
Le choix du terme « aventure » n’est pas anodin dans un passage qui mentionne, entre autres,
Rivière. Rappelons qu’elle a lu avec passion la Correspondance avec Alain-Fournier, de
même que l’œuvre de jeunesse de l’auteur du Grand Meaulnes qui offre une figuration
possible de l’ « aventure » au sens de Rivière. La démarche du philosophe, qui explique
147
intellectuellement les impressions, s’opposerait donc à celle de l’artiste, qui les suggère « par
sympathie », et produit ainsi des associations imprévues en soi, les « découvertes »
s’accompagnant d’un « retour sur [s]oi-même » : « en somme, écrit-elle, Bergson explique la
phrase par laquelle Barrès m’explique à moi-même » (CJ, 61).
On retrouve l’antinomie entre le hasard, la contingence, l’aventure, privilèges de l’écritureartiste, et la nécessité, l’absolu, l’universalité de l’écriture-philosophe. Dès lors, l’effet produit
sur le lecteur est radicalement différent :
Ainsi Barrès dit : « Pourquoi les mots, cette précision brutale qui maltraite nos complications ? »
En lisant cette phrase, je comprends nettement ce que j’avais déjà deviné, que mes paroles abîment
mes sentiments qu’elles prétendent définir ; satisfaction de voir exprimer adéquatement et définir
une idée assez confuse qui devient précise et prend d’autant plus de force en moi, ensuite
satisfaction de voir partager une de mes idées ; la phrase entre dans ma vie, je l’assimile. Bergson
lui, dit : « Le mot brutal écrase ou tout au moins recouvre les impressions délicates et fugitives de
notre conscience individuelle ». Pour que cette phrase me fasse plaisir il faut que je passe par
Barrès. Telle que, elle est d’abord trop générale, scientifique et « non écrite pour moi » […] en
somme c’est de la philosophie, Barrès c’est de la vie379.
Et Beauvoir de conclure, de façon assez énigmatique :
En résumé l’écrivain me plaît quand il retrouve la vie, le philosophe quand il retrouve l’écrivain
qui lui servira d’intermédiaire avec la vie (je peux servir d’intermédiaire ; il n’y a pas besoin d’un
écrivain réel, l’écrivain virtuel suffit)380. (CJ, 61-62 ; je souligne)
Il faudrait concevoir un triangle avec, pour sommets, l’écrivain, le philosophe et la vie.
L'écrivain sert de médiateur entre le philosophe et la vie, d’intermédiaire ou de lieu de
passage pour que la philosophie puisse rejoindre la vie. L’écrivain a cette capacité de
rapporter à une subjectivité une vérité pensée de manière abstraite. Au fond, Bergson rejoint
la vie par l’intermédiaire ou la médiation de Barrès.
En pressentant l’interaction possible entre deux modes d’appréhension du réel, Beauvoir
semble déjà participer à cet effort de conciliation caractéristique de son époque qui tend à
détruire les barrières entre la littérature et la philosophie, à travers des expressions comme
« roman métaphysique » ou « théâtre d’idées », qu’elle emploiera dans les années quarante.
Or, Bergson ne représente-t-il pas cette tentative de conciliation entre deux champs a priori
379
On pourrait rapprocher ces lignes d’un passage de la Phénoménologie de la Perception où Merleau-Ponty
évoque cet effet de réminiscence que nous avons déjà évoqué : « C’est en nous-mêmes que nous trouvons l’unité
de la phénoménologie et son vrai sens. La question n’est donc pas tant de compter les citations que de fixer et
d’objectiver cette phénoménologie pour nous qui fait qu’en lisant Husserl et Heidegger plusieurs de nos
contemporains ont eu le sentiment bien moins de rencontrer une philosophie nouvelle que de reconnaître ce
qu’ils attendaient » (M. Merleau-Ponty, « Avant-propos », Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard,
coll. « Tel », 1945, p. II).
380
La parenthèse résiste à notre interprétation : Beauvoir suggère-t-elle qu’en tant que lectrice, elle est aussi dans
la position de l’écrivain, ou que, pour le dire autrement, tout lecteur doit être un écrivain virtuel, capable de
réaliser cette transition herméneutique ? On peut aussi penser que Beauvoir se projette déjà dans un idéal
d’écrivain, médiateur entre la philosophie et la vie.
148
antagonistes ? Il demeure un exemple remarquable de cette collusion des deux disciplines, ce
qui n’a certainement pas échappé à Beauvoir, qui loue à la fois l’écriture du philosophe et la
philosophie de l’écrivain. En Bergson, note Marielle Macé, « une réciprocité est ainsi établie
entre [les] formes de la littérature et les fonctions de la philosophie, véritable tension
organisatrice du champ de la prose381». Scrutant cette « tension » dans le moindre de ses
mouvements, Beauvoir n’a de cesse, dans ses lectures, d’étudier les différences entre le roman
et le traité de philosophie, comme en 1946, lorsqu’elle reviendra sur ses expériences de
lecture dans l’incipit de « Littérature et métaphysique382 » :
Je lisais beaucoup quand j’avais dix-huit ans ; je lisais comme on ne lit guère qu’à cet âge, avec
naïveté et avec passion. Ouvrir un roman, c’était vraiment entrer dans un monde, un monde
concret, temporel, peuplé de figures et d’événements singuliers ; un traité de philosophie
m’emportait par-delà des apparences terrestres dans la sérénité d’un ciel intemporel. (ES, 71)
En réalité, elle se sent « écartelée » entre deux formes d’avènement à la vérité, qu’elle relie,
l’un à la terre, l’autre à l’éternité :
Après avoir pensé l’univers à travers Spinoza ou Kant, je me demandais : « Comment peut-on être
assez futile pour écrire des romans ? » Mais lorsque je quittais Julien Sorel ou Tess d’Uberville, il
me semblait vain de perdre son temps à fabriquer des systèmes. Où se situait la vérité ? Sur la terre
ou dans l’éternité ? Je me sentais écartelée.
Elle n’est pas la seule à connaître cette position inconfortable, ce dilemme, puisqu’elle partage
le symptôme du « trouble » avec la majorité des esprits de sa génération :
Je pense que tous les esprits qui sont sensibles à la fois aux séductions de la fiction et à la rigueur
de la pensée philosophique ont connu plus ou moins ce trouble ; car enfin il n’est qu’une réalité ;
c’est au sein du monde que nous pensons le monde. (ES, 71-72)
Cette phrase est tout à fait exemplaire de la démarche intellectuelle beauvoirienne, telle
qu’elle sera pratiquée dans ses essais : l’articulation entre l’expérience individuelle et
l’universalité postulée du constat est suivie de la résorption d’une dualité — ici les deux
aspects de notre condition, fiction et philosophie — en une unité, rapportée cette fois-ci à la
« réalité ». Autrement dit, la fiction et la philosophie sont deux modes d’expression
équivalents en ceci qu’ils ont pour unique objet la réalité humaine et comme condition de
penser le monde au sein du monde : on est bien au cœur de la démarche existentialiste
d’après-guerre, qui marquera un tournant essentiel avec la position spiritualiste beauvoirienne
des années vingt et du début des années trente. Le point de vue « métaphysique » qui est
381
Marielle Macé, Le Temps de l’essai. Histoire d’un genre en France au XXe siècle, op.cit., p. 61.
Dans ce texte, et d’après Michel Kail, Beauvoir « ne propose pas tant une théorie de la littérature qu’une
analyse, sinon une auto-analyse, de l’expérience de lecture, des attentes et des exigences du lecteur » (voir M.
Kail, « Une leçon de lecture », ES, p. VI). La théoricienne part en effet de sa propre expérience pour poser les
conditions de possibilité d’un roman philosophique, « métaphysique ».
382
149
privilégié par Beauvoir doit tâcher de saisir l’individu dans sa totalité face au monde. On ne
fait pas de la métaphysique, on est métaphysique383.
Si Beauvoir semble avoir minimisé l’emprise de la philosophie dans ses Mémoires, les
Cahiers posent les premiers jalons d’une expérience de pensée que l’on peut qualifier de
« philosophique ».
Certes, sa rencontre avec Sartre, en 1929, contribue à éloigner Beauvoir de son droit
d’entrer en philosophie. Dans la cour de Normale, Beauvoir ressent un complexe
d’infériorité384, une certaine faiblesse de pensée par rapport aux compagnons de Sartre, et par
rapport à Sartre lui-même, comme si elle était victime d’une entreprise de déstabilisation de la
part d’autrui : « Il m’intéresse énormément, mais m’écrase ; je ne suis plus sûre de ce que je
pense, ni seulement de penser » (CJ, 733). Le choc de la rencontre est violent. Elle n’hésite
pas à se déclarer inférieure intellectuellement à Sartre, à reconnaître qu’elle ne s’était jamais
sentie dominée intellectuellement par quiconque avant de le rencontrer. Elle ne s’avoue
pourtant pas vaincue. Le dimanche 21 juillet 1929, elle loue la « leçon » de Nizan, à laquelle
elle a assisté aux côtés d’Aron, et raconte sa promenade avec Sartre au Luxembourg — un
épisode connu, qui a fait l’objet de nombreux commentaires critiques —, où ils discutent
pendant deux heures sur le bien et le mal. Elle écrit :
Révélation d’une richesse de vie incomparable avec celle du jardin trop fermé où je m’enferme.
D’une force de pensée qui exige pour que j’y atteigne le plus sérieux travail, d’une maturité que
j’envie et à laquelle je me promets d’atteindre. (CJ, 734-735)
Or, Beauvoir raconte qu’en rentrant chez elle le soir, elle démolit en deux mots le
catholicisme de Poupette et ajoute : « Je sens en moi quelque chose de trouble qui me fait
peur, une violence qui m’épuise. Mais j’accepte la grande aventure d’être moi ». Cet épisode,
raconté précisément dans les Mémoires, ne peut donc être passé sous silence ; il a déjà fait
l’objet de plusieurs interprétations, notamment par Michèle Le Dœuff, puis par Toril Moi.
Toutes deux mettent en avant la défaite cruelle essuyée par Beauvoir lors de cette rencontre,
alors que, pour la première fois, Beauvoir s’était résolue à exposer à Sartre ses idées au lieu de
s’entretenir avec lui des sujets d’agrégation :
Au cours de ces trois heures passées au Luxembourg, Simone de Beauvoir a en effet été
transformée : arrivée au rendez-vous avec un projet philosophique personnel, l’élaboration d’une
nouvelle éthique, elle repart défaite, en simple « disciple ». « Sartre a piégé Simone de Beauvoir
en exigeant qu’elle le suive », écrit Michèle Le Dœuff (L’Étude et le rouet, P. 156)385.
383
Beauvoir précise en ces termes le rapport du roman et de la métaphysique : « La métaphysique n’est pas
d’abord un système ; on ne “fait” pas de la métaphysique comme on “fait” des mathématiques ou de la physique.
En réalité, “faire” de la métaphysique c’est “être” métaphysique, c’est réaliser en soi l’attitude métaphysique qui
consiste à se poser dans sa totalité en face de la totalité du monde » (ES, 78).
384
Déjà ses camarades de Sorbonne l’impressionnaient ; Beauvoir les revêtait d’un « mystérieux prestige » :
« En Sorbonne, toujours cette irritation devant ces êtres que jamais je n’atteindrai » (CJ, 197).
385
Toril Moi, op.cit., p. 26.
150
Cette « défaite » est momentanée. Par la suite, Beauvoir se sentira une réelle supériorité sur
Sartre, ce qui l’encouragera à entamer un « travail sérieux », c’est-à-dire philosophique :
Sartre disait que je comprenais les doctrines philosophiques, celles d’Husserl entre autres, plus vite
et plus exactement que lui ; en effet, il tendait à les interpréter selon ses propres schèmes ; il
n’arrivait que difficilement à s’oublier et à adopter sans réticence un point de vue étranger. Moi, je
n’avais pas de résistance à briser, ma pensée se modelait tout de suite sur celle que j’essayais de
saisir ; je ne l’accueillais pas passivement : dans la mesure même où j’y adhérais, j’en apercevais
les lacunes, les incohérences, comme aussi j’en pressentais les possibles développements ; si une
théorie me convainquait, elle ne me restait pas extérieure ; elle changeait mon rapport au monde,
elle colorait mon expérience. Bref, j’avais de solides facultés d’assimilation, un sens critique
développé, et la philosophie était pour moi une réalité vivante. (FA, 254 ; je souligne)
Il est possible que Beauvoir ait voulu, après tant d’années, réhabiliter une image de soi
fortement dépréciée par rapport au grand philosophe qu’était devenu Sartre. Mais les Cahiers
témoignent de toutes les qualités évoquées dans ces lignes et de l’attirance certaine de la
jeune femme pour une philosophie « vivante ».
Si le projet philosophique est bien présent dans son journal intime, il est encore tâtonnant
et mal distingué du projet littéraire. Ainsi le 13 mai 1927 énonce-t-elle un projet ambitieux :
Écrire des “essais sur la vie” qui ne soient pas du roman, mais de la philosophie, en les reliant
vaguement d’une fiction. Mais que la pensée soit l’essentiel et que je cherche à trouver la vérité,
non à exprimer, à décrire la recherche de la vérité. (CJ, 344)
Comment interpréter le terme d’ « essais » ? Le désir de « [r]elier les méditations par de brefs
récits et de rapides mises en scène » nous renvoie inévitablement du côté de la fiction386.
Beauvoir donne ici une première formulation, même incomplète, de sa méthodologie
littéraro-philosophique qui lui servira de support au « roman métaphysique » des années
quarante. Elle avait déjà l’idée, un an plus tôt, d’écrire un roman sous forme
d’ « expériences » :
Idée d’un roman qu’on pourrait appeler « Expériences » : le maître — soi-même — les livres —
l’amour — et après avoir demandé tout à tous (l’action, aussi) se drape dans une élégante
déception. (CJ, 86)
L’ « essai » pointe vers la fiction et vers une catégorie qui allait trouver des émules au XXe
siècle : l’expérience. On peut à cet égard souligner une parenté entre Montaigne, Gide et
Beauvoir, sur leur usage littéraire de l’expérience, et dans une certaine indifférence aux
formes pratiquées. Le témoignage de Thibaudet, rapporté par Marielle Macé, est éclairant :
Les romans de Gide […] [o]n pourrait les appeler également des expériences, - des expériences,
c’est-à-dire, au sens de Montaigne, des essais. […]. Nul aujourd’hui ne représente mieux ce que
386
Sylvie Le Bon de Beauvoir a identifié quatre de ces essais, dont les titres pourraient être ceux de quatre
nouvelles : « Anne », « Combat », « Hélène ou le malentendu », « Madeleine » (voir S. Le Bon de Beauvoir,
« Les œuvres de jeunesse », Beauvoir, op. cit., p. 41).
151
l’on pourrait appeler depuis Montaigne le complexe français de l’essai. (Histoire de la littérature
française, 464)387
Néanmoins, cette conscience aiguë en ses propres capacités d’analyse ne lui suffira pas à
se convaincre de faire œuvre philosophique, du moins dans un premier temps. Beauvoir
établit une barrière infranchissable avec sa capacité à s’essayer elle-même à la philosophie. La
Force de l’âge témoigne de cette impuissance : « Cependant, je ne me considérais pas comme
une philosophe ; je savais très bien que mon aisance à entrer dans un texte venait précisément
de mon manque d’inventivité » (FA, 254). En réalité, Beauvoir ne saurait prendre rang parmi
les esprits véritablement créateurs, si rares, qui construisent « ce délire concerté qu’est un
système », ce dont elle se sent bien incapable. À l’inverse, entreprendre modestement une
étude documentée, critique sur un problème limité, Beauvoir a bien trop d’ambition
intellectuelle pour s’en contenter. Elle conclut, couronnant ainsi la dernière phase de son récit
de vocation : « Je voulais communiquer ce qu’il y avait d’original dans mon expérience. Pour
y réussir, je savais que c’était vers la littérature que je devais m’orienter » (FA, 254-255).
3.3.3. Les derniers feux de la « primauté du spirituel »
Parallèlement au projet des « essais », l’ambition d’écrire un « roman de la vie intérieure »,
formulé au même moment apparaît rapidement comme un but ultime dans les Cahiers. La
démarche est d’emblée ambitieuse, orgueilleuse : il faut créer un objet esthétique complet et
achevé, sorte de roman absolu, autosuffisant, qui ne se soumette pas aux contraintes d’un
lectorat virtuel mais qui se tienne de soi seul : « Erreur de chercher une œuvre où je
m’exprimerai pour un public quelconque ; il faut hautainement faire mon œuvre à moi que nul
ne lira et que terminera ma mort seule » (CJ, 342), note-t-elle. Beauvoir se passionne pour les
« romans de l’intellectuel », tel Monsieur Teste qui reparaît chez Gallimard en 1925, et pour
les « romans intérieurs » qui développent, selon Jean-François Louette, « [l]e culte de la
pensée et le dédain du faire, la solitude voulue et la posture de témoin de soi388 ». La trilogie
Proust-Gide-Valéry incite la jeune Beauvoir à penser le roman en dehors de toute référence
mondaine et à prôner le culte du désintéressement. L’analyse d’Albert Thibaudet dans ses
Réflexions sur le roman est éclairante : « Monde de la gratuité chez Gide, monde de la poésie
pure et de la caractéristique universelle chez Valéry, monde de la vacance, de l’oisiveté libre
et de l’analyse indéfinie chez Proust389 ». Mais l’ambition de Beauvoir ne s’arrête pas là. Sa
pensée cherche à jeter un pont entre « le roman de l’intellectuel » et « le roman de l’énergie »
hérité de Barrès.
De nature hybride, son projet fondamental doit recouvrir les ambitions de la philosophie,
dans une forme de symbiose entre la littérature et cette discipline, qui consiste à transfigurer
les moments contingents de la vie, leur « fugitive essence » en des moments justifiés pour
l’éternité. Effacer le temps — « hors le temps », écrit-elle —, récupérer les trois dimensions
387
Cité par Marielle Macé, Le Temps de l’essai. Histoire d’un genre en France au XXe siècle, op.cit., p. 85.
388
Jean-François Louette, « Sartre et Valéry », Traces de Sartre, Grenoble, Ellug, 2009, p. 195.
389
Albert Thibaudet, Réflexions sur le roman, Gallimard, 1938, p. 189.
152
temporelles en une totalisation suprême, dernière, telle serait la solution pour échapper au
scandale de la temporalité et rejoindre l’absolu. Elle note, le 17 septembre 1930 : « Je ne
saurai jamais aimer l’art que comme la sauvegarde de ma vie, je ne lui demanderai que d’en
transfigurer, d’en changer enfin en eux-mêmes les moments aimés » (CJ, 847). Peut-on voir,
derrière la radicalité de la démarche et la tentative de fusion d’influences diverses, la
résurgence d’un projet mallarméen390?
Plus que l’influence de Mallarmé391, il semble que la lecture de Proust et le projet de la
Recherche aient marqué durablement Beauvoir. Comme le note Pascale Fautrier, « [l]a
Littérature a pour fonction de conjurer l’angoisse de mort en transfigurant la “vie” vécue en
indéfini “progrès vers le mode suprême d’existence”392 ». Beauvoir ne paraît pas renoncer à
l’idéalisme au moment de fonder son projet. Sa recherche idéale de l’absolu en littérature, qui
l’invite à mener de front la « recherche du vrai393 » et l’ « expression du moi », se double d’un
projet esthétique : il s’agit de rassembler en un seul livre le poète, le philosophe et la vie.
Beauvoir rêve déjà d’une pensée qui permettrait d’abolir les frontières traditionnelles entre la
philosophie et le monde des artistes. Sur ce point, elle anticipe sur le geste de Sartre qui, dans
un article en forme de manifeste paru en 1939 dans la N.R.F., défendra le projet d’une
conciliation possible entre littérature et philosophie394.
Or, la singularité revendiquée de l’œuvre doit rejoindre une certaine forme d’universalité,
ce qui n’est pas un des moindres paradoxes de l’œuvre postulée. Alors qu’il lui reste deux ans
et demi d’« existence d’étudiante », Beauvoir écrit : « […] je ne suis pas une jeune fille, mais
bien en elle toute la jeunesse d’aujourd’hui, toute cette âme des gens de vingt ans rêvée en
moi indéfiniment, âme collective plus proche, plus caressante que celle d’aucun individu
singulier » (CJ, 435). La jeune femme est à la recherche d’un salut par la littérature. La
tentation, dans la littérature, d’une « communion avec la vie universelle », et non pas avec la
vie « unanime » — elle honnit ce terme —, se substitue à l’effort mystique de la foi, tout en
empruntant son discours et sa démarche :
Si jamais j’écris mon livre, ce sera pour essayer de faire comprendre cette sourde descente au plus
profond de soi que les analyses minutieuses préparent sans l’atteindre, dont les expériences vécues
390
Myriam Bendhif-Syllas compare le geste de Jean Genet au projet mallarméen : « Son projet utopique d’un
Livre qui contiendrait tous les livres, son projet de drame poétique Igitur, sa poésie mystérieuse, renvoyant à
elle-même et cherchant à embrasser le vide, furent autant d’idées et de propositions propres à marquer
durablement Genet désireux de révolutionner et de déstabiliser la littérature » (Genet, Proust : Chemins croisés,
Paris, L’Harmattan, 2010, p. 382).
391
Le journal montre que Beauvoir connaît certains poèmes de Mallarmé, notamment « Apparition », dont elle
recopie quatre vers (CJ, 109), et « Une dentelle » (CJ, 103) ; elle a lu Ouverture ancienne d’Hérodiade dans la
N.R.F. de novembre 1926 (CJ, 241), L’Après-midi d’un faune (CJ, 308), et les poèmes de Poe traduits par
Mallarmé (CJ, 466).
392
Pascale Fautrier, « Les Cahiers de jeunesse de Simone de Beauvoir ou la tentation de l’absolu », op. cit., p.
194.
393
Merleau-Ponty joue à cet égard un rôle important en incitant Beauvoir à rechercher la « vérité », première des
tâches de l’écriture.
394
Voir « Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : l’intentionnalité », La Nouvelle Revue
française, n°34, 1939, p. 129-131.
153
creusent le chemin, où la beauté recueillie dans le monde nous accompagne, mais où c’est l’âme
simplifiée, une et libre qui par sa foi et sa clarté accomplit la décisive démarche. (CJ, 435)
Dans cette phrase, Beauvoir réunit les trois clés pour accéder à son œuvre : l’analyse — qui
rejoint la pratique de la philosophie —, l’existence — ou la vie —, et la beauté — issue de
l’art ou de la poésie. Or, chaque existence qui est entrée dans la vie de Beauvoir, prise une à
une, semble accomplir une partie du programme beauvoirien, mais sans parvenir à la justifier
pleinement, à accéder à une forme pleine de vérité ou à lui donner un sens universel :
Jacques merveilleusement réalise la partie préparatoire de ce programme : l’aventure, le jeu, la
sensation subtile, le sentiment rare et simple pourtant. Mauguë, les artistes, réveillent la beauté,
mais pour en jouir, non pour l’emporter avec eux vers d’autres régions. Ponty essaie cette
descente, mais non d’entraîner toutes choses avec lui. Madeleine Blomart plus proche de moi y
atteint, mais à l’intérieur d’une foi qui ne sera jamais la mienne. (CJ, 435-436)
À partir de ces justifications partielles, de ces ébauches de programme, Beauvoir peut ainsi
formuler le sien, mesurant les risques d’une telle tâche et le caractère « insensé » de son rêve :
Et moi je veux remplir tout ce programme. Tout entier. Et que ceci ne soit pas comme chez
presque tous une justification après coup de la vie réelle ; mais que ce soit réellement ma vie.
Difficile parce que jamais fait, sauf à l’intérieur d’une foi. (CJ, 436)
Cette éthique de l’art se double d’un certain didactisme chez Beauvoir, qui doit pouvoir se
donner les moyens d’une telle entreprise de salut. Les nouvelles questions qui la hantent ne
touchent plus seulement au choix même d’écrire, mais aux idées sur lesquelles l’écrivain doit
se pencher pour nourrir son œuvre. Le Grand Œuvre projeté par Beauvoir nécessite des
recherches, un travail préparatoire sur une « idée » qui puisse soutenir le projet et assurer la
maîtrise de son auteur. C’est même sur ces recherches antérieures au travail d’écriture, qui lui
demandent un effort intellectuel permanent, que Beauvoir porte toute son attention. Le journal
intime devient le lieu par excellence de ce travail en amont. Tout se passe comme si Simone
avançait dans son journal « dans l’attente de l’œuvre qui va vous ravir395 » (CJ, 327),
cherchant et détectant tous les signaux susceptibles de lui procurer l’inspiration. Ce n’est pas
tant l’œuvre achevée qui l’intéresse que l’effort déployé nécessaire pour y parvenir,
perpétuant le fantasme énergétique hérité de Barrès :
Si, je sais ce que je demande à la vie : me réaliser. On dira que cela est inutile. Certes. […] Faire
quelque chose n’est pas ce que je veux ; l’œuvre ne m’intéresse que par ce que j’y déploie de
puissances et non par ce qu’elle est une fois accomplie. (CJ, 338-339 ; je souligne)
Sur ce point, Simone fait une distinction fondamentale entre le « créateur » et le
« littérateur ». Elle se définit indirectement comme l’exacte antithèse de ce que représente
pour elle son ami Pontremoli : « Michel Pontremoli est littérateur. Il n’a pas de dureté, ni
d’orgueil, ni d’effroi ni de dégoût. Il vit par les autres. Il n’a pas sa force en lui » (CJ, 408).
395
Je reprends l’expression de Beauvoir, qui note, à propos du Salon des Tuileries de 1927 : « Cette joie de
marcher dans l’attente de l’œuvre qui va vous ravir […] » (CJ, 327).
154
Le jugement est sans appel et détermine les propriétés nécessaires au déploiement de la
puissance créatrice : des sentiments extrêmes, une ardeur et une volonté qui ne dépendent que
de soi, une force intérieure irréductible. Et pourtant, dans les moments de doute, cette
irrésistible ascension exige un être sur lequel s’appuyer, mais pas n’importe lequel ; il lui faut
quelqu’un, idéalement, qui puisse dépasser le rationnel, élargir sa raison aux limites de la
déraison :
Je ne voudrais qu’un être sur qui m’appuyer, un esprit plus fort que le mien. Quelqu’un qui se soit
avancé jusqu’à ce seuil où guette la folie ! Ce n’est pas Baruzi, hélas ! ni aucun de ceux que j’ai
vus. Peut-être Marcel Arland… mais non, je voudrais un génie. Valéry ? trop vieux. » (CJ, 440)
Derrière cet appel, il faut comprendre que la raison beauvoirienne doit étendre son empire et
prendre le pouvoir sur des zones qui lui étaient jusque-là étrangères comme le besoin de
toucher l’irréalité, de vivre les moments contingents et aventureux de son existence. Le
problème est ainsi posé d’un passage de la raison par une forme de compromission ou de mise
en danger de l’être créateur, condition préalable à l’accession à une authentique vérité. Or,
encore une fois, c’est bien à partir de l’autre que Beauvoir définit plus précisément son projet.
Pour écrire son « roman de la vie intérieure », Beauvoir commence à noter et à garder
soigneusement les idées qui lui viennent à l’esprit. Ainsi peut-elle librement en discuter
autour d’elle avec ceux qui la prennent au sérieux, acceptant les critiques de Baruzi, de
Germaine Lévy ou encore de Pontremoli, qui l’incite à écrire. Le 7 juillet 1927, elle note :
« Si je m’astreignais à me pencher deux heures par jour sur ma pensée au lieu d’ingurgiter
celle d’autrui ! » (CJ, 365) Le parrainage des uns et des autres n’est nullement un frein à sa
réflexion, il lui permet au contraire de préciser de manière différentielle sa propre position et
de sauvegarder, par contraste intellectuel, la singularité du sujet créateur. La fin de l’année
1927 l’aura mise en contact avec « la vie des autres », avec « la vie tout court », et lui aura
appris, grâce aux livres et aux conversations, à poser philosophiquement et rigoureusement
ses problèmes. Or, un thème revient régulièrement sous sa plume, sur lequel sa propre pensée
veut se mesurer :
Il y a ce sujet de « l’amour » qui est si passionnant et dont j’ai tracé les grandes lignes — il
faudrait partir de là, rejoindre le problème de la personnalité que l’amour pose si exactement, le
problème de l’acte de foi qui touche de si près aux deux premiers. Et puis comme sujet plus facile
et s’y rattachant pourtant, l’amitié, ses dangers, la nature de l’éducation qu’elle donne, bref
comment les âmes peuvent interagir les unes sur les autres — il serait passionnant d’en faire des
traités descriptifs très brefs et hautains, et parallèlement des études didactiques. (CJ, 365 ; je
souligne)
Beauvoir aborde un thème qui restera omniprésent dans sa création romanesque. L’interaction
entre les individus, qui prend le nom plus philosophique d’intersubjectivité, rejoint un autre
sujet, que Beauvoir précise dans la suite du journal et qui ne cessera plus non plus d’habiter
son écriture :
Il faut que je mette au net mes idées philosophiques et peut-être que je commence ce récit que
j’aimerais écrire. […] Le thème est presque toujours cette opposition de moi et de l’autre que j’ai
155
sentie en commençant de vivre. […] J’écrirai mon œuvre dans mon propre style en cherchant
seulement à bien exprimer ce que je sens. (CJ, 367 ; je souligne)
Au cœur du projet romanesque se dévoile donc la principale pierre d’achoppement qui
empêche la transparence des âmes et leur communication véritable : la séparation des
consciences et des situations.
La mémorialiste évoque sa « première œuvre396 » qui émergea à la suite de longues
délibérations sur le choix du sujet de son roman. Pour la première fois, l’apprentie écrivain
s’attache à mettre en phrases sa propre expérience en créant une opposition entre
l’ « aventure » et la banalité de l’existence, entre la nécessité et la contingence, entre la
convention sociale et la liberté, sur fond d’une histoire passionnelle pour un artiste
mystérieux, telle qu’elle pouvait la vivre, en 1926, avec son cousin. Le résumé est le suivant :
Je composai ma première œuvre. C’était l’histoire d’une évasion manquée. L’héroïne avait mon
âge, dix-huit ans ; elle passait des vacances en famille dans une maison de campagne où devait la
rejoindre un fiancé, qu’elle aimait conventionnellement. Jusqu’alors, elle était satisfaite de la
banalité de l’existence. Soudain, elle découvrait « autre chose ». Un musicien de génie lui révélait
les vraies valeurs : l’art, la sincérité, l’inquiétude. Elle s’avisait qu’elle avait vécu dans le
mensonge ; en elle naissaient une fièvre, un désir inconnu. Le musicien s’en allait. Le fiancé
arrivait. De sa chambre, au premier étage, elle entendait un joyeux brouhaha de bienvenue ; elle
hésitait : ce qu’elle avait un instant entrevu, allait-elle le sauver ? le perdre ? Le courage lui
manquait. Elle descendait l’escalier et elle entrait en souriant dans le salon où les autres
l’attendaient. (MJFR, 288)
L’intrigue sentimentale se dote d’une composante morale ou éthique. L’héroïne, Denise, se
trouve dans une situation limite397, tiraillée entre une vie déjà toute tracée et aliénée à la
volonté des autres et la tentation d’une vie authentique au service de la vérité et de l’art, au
prix d’une solitude entière et d’une rupture familiale. Elle décide finalement de reprendre sa
vie d’avant, laissant derrière elle le goût exaltant de cette tentative d’existence398. On retrouve
derrière cette intrigue l’une des hantises qui traversera l’œuvre de la romancière : « l’angoisse
de [se] retrouver un jour “vaincue par la vie” » (MJFR, 320), la crainte de choisir un
« amour », un « bonheur » dont pourtant nous connaissons la vanité et les limites. Une
manière, finalement, de se renier et d’étouffer sa vérité en portant le masque de celle qui est
attendue par autrui399.
396
Il s’agit en réalité de son premier roman achevé. La toute première œuvre de Beauvoir est une ébauche de
roman, Éliane, écrit en avril 1926 (voir S. Le Bon de Beauvoir, « Les œuvres de jeunesse », Beauvoir, op. cit., p.
40).
397
J’ai souligné dans la citation tous les signaux d’une situation limite, d’urgence, dans laquelle est prise la jeune
fille : indices temporels, de nature prophétique, qui voient l’avènement d’une autre réalité, signes psychologiques
traduisant l’impact physique de la révélation sur le personnage, marquages énonciatifs d’une délibération
intérieure qui doit déboucher sur une décision et une action.
398
Tentative d’existence est le nom de ce premier roman.
399
Notons que l’épilogue des Mandarins est semblable à celui de Tentative d’existence, que Sylvie Le Bon de
Beauvoir résume ainsi : « Elle cesse de tenir son journal — c’est le dénouement : tandis que dans sa chambre au
premier étage elle s’habille avec soin, redevenant l’élégante jeune fille qu’on s’attend qu’elle incarne, du salon
monte un joyeux brouhaha : elle descend l’escalier, elle a capitulé » (S. Le Bon de Beauvoir, « Les œuvres de
156
Les autres tentatives romanesques firent émerger le même conflit entre le mensonge et la
« vraie vie », l’héroïne traversant des oscillations, des doutes qui la font passer de
l’abattement à l’orgueil. Chaque héroïne traversait l’ensemble des expériences vécues par
Beauvoir, sur le plan des histoires sentimentales, du savoir et de l’action. Le nouveau rapport
à l’empirie, c’est-à-dire à l’expérience du monde, tel que l’intellectuelle l’entretint à partir de
1928, laissa donc des traces sur ses écrits.
Beauvoir n’abandonne pas pour autant ses projets philosophiques en se lançant dans des
essais sur l’éthique ou sur la conduite morale par exemple. En 1929, à la fin de sa vie
d’étudiante, « son intention était de consacrer le plus de temps possible à l’écriture. Elle
voulait s’essayer à la fiction, mais surtout se concentrer sur des essais philosophiques […].
Son idée était de toucher un public général et de pouvoir ainsi publier plus facilement ces
essais dans quelques-unes des revues qui proliféraient à Paris à la fin des années vingt et au
début des années trente400 ». Au lieu de s’opposer, la littérature et la philosophie se
complètent : lorsque Beauvoir se heurte à la difficulté de livrer son expérience singulière dans
son opacité, la philosophie, visant l’universel, lui permet de livrer une reconstruction
intellectuelle de l’expérience ; elle la sauve du contingent et de l’enlisement dans la banalité.
Au terme de ce Deuxième chapitre, on voit bien comment Beauvoir est parvenue, au seuil
des années trente, à poser les piliers de sa vie et, non pas parallèlement mais conjointement,
de son univers romanesque. De la vie au roman ou du roman à la vie, Beauvoir circule dans
un espace poreux, imperméable à toute frontière. Depuis quatre ans déjà, elle s’est engagée
dans une entreprise d’écriture qui s’est matérialisée par plusieurs ébauches de roman. Son
grand projet de « roman de la vie intérieure », sans être totalement enterré par la préparation
de l’agrégation de plus en plus intense jusqu’à l’oral, puis par un déficit d’idées,
d’imagination, aux côtés d’un Sartre prolixe401, allait ensuite connaître des déplacements, des
réajustements. En refaisant surface en 1931, l’histoire tragique de Zaza allait constituer une
véritable matrice de son écriture, faisant s’élever en même temps des difficultés techniques
auxquelles Beauvoir n’était pas préparée. Aux prises avec ses « fantômes », débutant une
carrière professorale pour le moins chaotique, Beauvoir fait une entrée tardive en littérature.
On s’est peu interrogé sur les processus complexes qui ont permis à Beauvoir de « devenir
écrivain », c’est-à-dire de passer de l’activité d’écriture à l’identité d’écrivain : c’est cette
« sortie de soi » par l’objectivation du livre et la mise en confrontation de l’écrivain avec les
autres acteurs littéraires qui fera l’objet de notre Deuxième partie402.
jeunesse », Beauvoir, op. cit., p. 50). Seule dans sa chambre, Anne Dubreuilh n’a qu’un geste à faire et la
« vérité » triomphera à jamais : sa vérité. Mais, réveillée par des bruits qui montent du jardin — les voix de sa
fille et de sa petite-fille —, elle capitule et se « condamn[e] à vivre » en refusant de porter la fiole contenant du
poison à sa bouche — vaincue, elle aussi, mais au sens premier, par la vie.
400
D. Bair, op. cit., p. 160.
401
Pendant son service militaire, Sartre n’avait pas cessé d’écrire et s’était essayé à tous les genres — poésie,
théâtre, roman, philosophie. Il espérait publier un traité intitulé « La légende de la vérité ».
402
La Deuxième partie se place résolument dans la continuité des travaux de Nathalie Heinich et d’Anna
Boschetti.
157
Deuxième partie :
L’entrée en littérature
158
« Ce fut une lente reconquête, qui s’amorça au printemps 1931,
lorsqu’il me fallut décider de mon avenir immédiat » (FA, 89).
À peine sortie de ses années de formation et de genèse de soi, Beauvoir entre dans
une nouvelle décennie : les années trente. Elle quitte l’univers rassurant et protecteur des
Cahiers de jeunesse avec la nécessité et l’urgence de faire des choix déterminants pour son
avenir, de poursuivre, coûte que coûte, l’entreprise de « création continuée403 » dans laquelle
elle s’est engagée. Il faudra encore quelques années à la jeune femme avant d’achever sa
métamorphose décisive, celle qui consiste à passer définitivement de « l’école » à la littérature
et d’être « au sens essentialiste du mot, un écrivain404 ».
Dans le film de Josée Dayan et Malka Ribowska, intitulé Simone de Beauvoir, Sartre
revient sur les débuts de l’activité littéraire de sa compagne. C’est vers l’âge de quinze ans,
c’est-à-dire en 1923, que Beauvoir a voulu écrire, et de manière décisive. « Sur un carnet
comme en ont les jeunes filles — on me demandait quelles étaient mes préférences, mes
fleurs favorites, etc., ce que je voulais être plus tard —, j’avais écrit, sans hésiter du tout : un
écrivain célèbre. » Tout en reconnaissant, dans cette vocation, l’influence du père, qui vouait
un culte pour la littérature, elle affiche les deux raisons qui l’ont fait tendre vers l’activité
littéraire : « Il y avait donc à la fois le goût de la célébrité et celui de l’écriture proprement
dite qui venait de mon amour pour la lecture405». Dans un entretien avec Michel Sicard, en
juillet 1978, elle reconnaîtra que la philosophie, bien qu’elle l’intéressât, n’était pas sa
vocation406. Ce bilan rétrospectif qui adopte un point de vue tranché sur la question de la
vocation est à nuancer si l’on tient compte de cette période de latence et d’hésitations — le
début des années trente — pendant laquelle Beauvoir tente d’ajuster sa position à sa nouvelle
situation, forcée puis assumée : celle du professorat.
En effet, la vocation littéraire, si elle puise ses racines dans l’enfance de Simone, se voit
concurrencée par une autre mission, celle du professorat, qui vient se substituer en partie, du
moins pour quelques temps, à l’activité créatrice. La position ambiguë qu’adopte Beauvoir
par rapport à l’activité professorale, faite d’attraction et de répulsion, mais aussi par rapport à
l’activité d’écriture, invite à poser l’hypothèse d’une double vocation, du moins d’une
vocation concurrentielle, ce qui distingue nettement la future écrivaine de la position tenue à
la même époque par Sartre, privilégiant systématiquement l’écriture sur l’enseignement.
403
J’emprunte cette expression à S. Le Bon de Beauvoir (cf. « Introduction » aux CJ, p. 40).
Simone de Beauvoir, film de Josée Dayan et Malka Ribowska, réalisé par José Dayan, Paris, Gallimard, 1979,
p. 23.
405
Ibid., p. 17.
406
« S. de B. : Moi depuis que je voulais écrire, c’est-à-dire à peu près depuis mon adolescence et même presque
avant, c’était des romans : la philosophie m’intéressait énormément quand j’en ai fait, mais ce n’était pas
exactement ce que j’aurais pu appeler ma vocation » (« Entretien avec Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre »,
réalisé par Michel Sicard en juillet 1978, repris dans Sartre, Obliques, n°18-19, 1979, p. 327).
404
159
CHAPITRE I :
UNE VOCATION CONCURRENTIELLE :
ÉCRIVAINE OU PROFESSEURE ?
1. Une position ambiguë
Le professorat, dans l’entourage de Sartre et de Beauvoir, souffrait d’un déficit
d’estime et de reconnaissance — surtout pour les postes de province, autant redoutés
qu’honnis —, reposant sur une opposition institutionnelle très ancienne, celle du « métier » et
de « l’art », du « professeur » et du « créateur ». Sartre intériorise et décrit parfaitement cette
antinomie. Dans son cas, comme dans celui de son ami Nizan, la vocation littéraire est
clairement vécue comme une alternative au professorat qu’ils détestaient profondément :
Une façon de vie qui nous dégoûtait, en quelque sorte. Parce que, pour Nizan et moi, c’était le
métier. Et puis il y avait l’art. Nous écririons… Le professorat nous dégoûtait. On se disait : « Bon,
on sera professeurs en province, pendant vingt ans, on épousera une femme en province […]. » On
se faisait un petit drame lyrique pour se plaindre. Et c’est après, quand nous avons appris que
quelques professeurs quand même avaient donné des livres, que nous avons changé. Mais
vraiment on n’était pas contents à l’idée d’être professeurs 407.
En puisant des modèles dans le cercle restreint des intellectuels de son époque, des
« transfuges du professorat408 » comme Rivière, Paulhan ou Parain parmi les collaborateurs de
la N.R.F., mais aussi le grand professeur Alain, Sartre cherche à se rassurer sur la vocation
littéraire possible du professeur qu’il est en passe de devenir. La position de Nizan, en avance
sur son camarade grâce à la notoriété littéraire qu’il acquiert très tôt, ne fera qu’alimenter son
désir de franchir la barrière historique entre la génération des lectores et celle des auctores.
Sartre ne pouvait soutenir l’idée qu’il ne serait que professeur, et de surcroît, en province —
cet exil forcé, loin de l’intelligentsia parisienne, vouant le futur professeur à un destin
insignifiant et à une vie mesquine et obscure409. Cette idée, qui lui faisait horreur, était
largement partagée par Beauvoir. Mais, si la synthèse possible entre professeur de philosophie
et écrivain constituait un véritable enjeu d’avenir pour Sartre410, les choses se présentaient
407
Sartre, texte du film réalisé par A. Astruc et M. Contat, Paris, Gallimard, 1977, p. 48.
Je reprends ici l’analyse très éclairante d’A. Boschetti, op. cit., p. 32-33.
409
Déjà bachelier, Sartre livrait cette obsession du professorat dans ses premiers écrits, le « roman » Jésus la
Chouette et le récit « L’Ange du morbide », où il mettait en scène « des incarnations d’un destin haï : professeurs
frustrés, “médiocres”, incapables d’écrire et de vivre, relégués dans une province qui les méprise, plongés dans
de tristes mariages et des problèmes de respectabilité bourgeoise ». A. Boschetti lit dans le choix de ce type de
sujets une « forme typique et manifeste d’exorcisme de l’échec littéraire », ainsi qu’une « fonction
prophylactique (contre les risques de la vocation) » (A. Boschetti, ibid., p. 41).
410
À la fin de sa vie, il déclare sans ambiguïté : « […] je me laissai aller à devenir professeur parce que je voyais
dans cette catégorie d’intellectuels l’origine, la source des romanciers, des écrivains dont je voulais être »
(Entretiens avec Jean-Paul Sartre, dans CA, p. 605).
408
160
différemment pour sa nouvelle compagne. Les quelques traces laissées sur son journal intime
témoignent, certes, de doutes et d’incertitudes quant à la vocation professorale, mais ses
hésitations reposent moins sur une guerre d’influence entre créateurs et professeurs — cette
« longue histoire d’antagonisme et de séparation411 » esquissée par Anna Boschetti dans son
essai — que sur l’acceptation d’un déterminisme dont elle pourrait souffrir. Le refus de la
stagnation qui anime la jeune étudiante et qui la pousse à ne jamais se contenter d’une
situation établie pesait lourdement dans le choix d’un métier, quel qu’il soit : « Plus tard.
Qu’est-ce que je serai ? un professeur qui corrigera des devoirs ineptes et se passionnera pour
la valeur de la connaissance, ou d’autres problèmes du même intérêt ? de cela j’ai peur :
l’acceptation, la résignation… » (CJ, 66). Devoir subir son destin de professeure sans avoir
l’impression de l’avoir choisi pour soi-même, voilà ce qui lui faisait horreur.
Sartre et Beauvoir, s’ils se destinent tous deux à une brillante carrière professorale, ont une
manière différente d’appréhender leur avenir. Beauvoir ne pose pas la question d’une synthèse
nécessaire et souhaitable des deux carrières universitaire et littéraire ; l’une et l’autre semblent
encore fragiles et tributaires d’images stéréotypées, de clichés véhiculés par les traditions,
l’histoire et les institutions. Dès les années de la Grande Guerre, Beauvoir rêvait de « former
des esprits et des âmes » (MJFR, 79). Seule la voie du professorat lui permettrait d’atteindre
cet objectif, mais elle était prisonnière d’une image fort dévalorisante de cette profession,
issue en partie de son éducation, qui nourrissait un anti-intellectualisme courant à
l’époque412. Le seul modèle qu’elle eut longtemps de l’enseignement était celui des
demoiselles du cours Desir et son expérience, sur le terrain, ne fit que confirmer cette image
figée du professorat. Quant à la littérature, le prestige qu’on accordait aux créateurs, en partie
lié à leur génie naturel et à leur grâce innée, semblait rendre inaccessible leur position
d’« élus ».
La position singulière de Beauvoir s’explique aussi par des critères de sexe qui la
différencient de ses homologues masculins, à diplôme et à rang égaux. Si la jeune femme
évite de peu les obstacles institutionnels comme ceux qui interdisent, jusqu’en 1920, aux
femmes de passer l’agrégation413, elle n’échappe pas à l’idée dominante que l’agrégation de
philosophie est une agrégation essentiellement « masculine ». Forte de son succès à
l’agrégation, Beauvoir possède les mêmes atouts intellectuels que ses camarades masculins
pour réussir une carrière universitaire, mais elle est une femme, ce qui est, selon le point de
vue adopté, soit un atout, un critère distinctif pour celle qui fait partie, à vingt-et-un an, des
411
Ibid., p. 33. A. Boschetti note malgré tout qu’avant Sartre, « on peut déjà voir des indices d’une
transformation en acte des relations entre universitaires et écrivains. La conversion réussie de normalien en
écrivain devient plus fréquente : parmi les cas les plus célèbres, Romain Rolland, Jules Romains, Giraudoux et
Nizan. Ce n’est pas encore la synthèse sartrienne, mais un passage de champ à champ : la littérature prend la
place de la philosophie » (Ibid., p. 31).
412
Ses parents protestèrent lorsque Beauvoir leur révéla qu’elle souhaitait être institutrice dans une famille. En
choisissant la voie du professorat, elle allait contre la volonté de son père et passait définitivement dans le camp
ennemi en rejoignant le clan des intellectuels. La réaction de Georges de Beauvoir s’inscrit dans un mouvement
plus général d’hostilité envers les professeurs et les créateurs. Les stéréotypes du discours sur les intellectuels
fleurissaient depuis l’Affaire Dreyfus.
413
Sur les obstacles institutionnels, voir Toril Moi, op. cit., p. 78 et suivantes. Ce n’est qu’en 1924 que les
femmes ont accès à tous les examens à parité avec les hommes.
161
neuf premières agrégées de philosophie de France, soit une tare, du moins un paramètre
individuel qu’il est souhaitable de masquer ou de refouler : c’est à double tranchant. Beauvoir
semble, en apparence, dépasser cette alternative. Sa féminité, comme elle l’écrira plus tard, ne
constituait pour elle « ni une gêne ni un alibi » (FA, 418). Comme le note Toril Moi, « [elle]
ne fait elle-même aucune allusion au caractère exceptionnel de sa performance. […] Bien loin
de là, elle préfère mettre en valeur la supériorité de ses nouveaux amis normaliens, Sartre,
Nizan, Aron et Politzer414 ». Il semble tout à fait naturel que Beauvoir ait conçu l’excellence
intellectuelle, toute masculine, selon des valeurs et des critères institutionnels tels que
l’E.N.S. en véhiculait. Mais en adoptant et en intériorisant l’esprit de l’École Normale, avec
lequel elle ne cessa de se mesurer lorsqu’elle reçut le privilège d’être admise au sein du clan
qui gravitait autour de Sartre, Beauvoir semble avoir refoulé ses propres droits à la distinction,
ce qui rejoint l’analyse de Toril Moi :
L’image modeste qu’elle fournit d’elle-même révèle sa propre identification avec les valeurs
intellectuelles promues par l’ENS. Étant donné le prestige de l’institution, cela n’a rien de
surprenant. N’oublions pas cependant qu’elle aurait pu adopter une autre attitude : comme Nizan
ou Lévi-Strauss, elle aurait pu choisir d’insister sur sa marginalité, sur sa distance relative et sur sa
différence par rapport aux jeunes Normaliens 415.
En se comportant telle une Normalienne — ce qui ne va pas sans ambiguïté pour une
simple « Sorbonnarde » —, c’est-à-dire en souscrivant à l’idéologie intellectuelle et aux
fantasmes de gloire littéraire qui entourent l’E.N.S., Beauvoir étouffe les critères de sa
singularité : sa situation de femme, qui entre encore en jeu dans les règles du champ
intellectuel, reproduisant la différence sociale entre les sexes416, et son parcours scolaire
relativement modeste, du Cours Desir à la Sorbonne417, transfiguré par l’obtention de la
prestigieuse agrégation de philosophie418. À l’époque, Beauvoir ne semble pas avoir
conscience des différences entre les sexes qui risquent d’entraver sa propre carrière
intellectuelle. De même, elle semble ignorer les critères de distinction qui pourraient la
valoriser. Beauvoir se sent à la fois intellectuellement inférieure à Sartre et détentrice d’un
puissant capital intellectuel, dont elle convoite, en réalité, le modèle — tout masculin419. De la
fin des années vingt à la fin des années quarante, elle se trouve donc dans une position
414
Toril Moi, op. cit., p. 84.
Ibid., p. 85.
416
Toril Moi rappelle qu’en 1924, les salaires des femmes agrégées est moindre que celui des hommes.
417
Son parcours universitaire est moins prestigieux que celui de Sartre qui, d’Henri-IV à l’E.N.S., en passant par
Louis-le-Grand, a amassé un capital scolaire impressionnant.
418
Sartre distançait de peu Beauvoir à la première place de la promotion. Maurice de Gandillac raconte le tour de
force accompli par celle qui n’avait que vingt-et-un ans et qui avait préparé dans le même temps son diplôme
d’études supérieures et le concours de l’agrégation. Deux des professeurs du jury lui ont d’ailleurs confié qu’ils
avaient longuement hésité pour la première place : « […] si Sartre montrait d’évidentes qualités, une intelligence
et une culture fort affirmées, mais parfois approximatives, tout le monde s’accordait à reconnaître que LA
philosophe, c’était elle » (Cité par Annie Cohen-Solal, Sartre (1905-1980), Gallimard, coll. « Folio Essais »,
1999, p. 151).
419
Comme le note Toril Moi, « […] elle est soumise à Sartre, mais supérieure à tout autre : c’est la reproduction
exacte du jugement de ses examinateurs de l’agrégation » (Toril Moi, op. cit., p. 99).
415
162
ambiguë, faite de supériorité imitative, modélisée par son identification à l’institution
intellectuelle de l’E.N.S., et d’ignorance relative de sa singularité420.
Si la distinction n’est pas visible et revendiquée comme telle du point de vue institutionnel,
elle s’effectue à un autre niveau, dans la sphère subjective et affective : Beauvoir associe la
nouvelle carrière professorale qui s’ouvre devant elle à une entreprise de libération. À
l’inverse de Sartre, dont la dépression, dans les années 1934-1935, alors qu’il est professeur
de philosophie au Havre, est un symptôme évident de son malaise social et surtout
intellectuel, la solitude que Beauvoir découvre à Marseille pour son premier poste est
refondatrice de son identité et lui permet d’acquérir une nouvelle autonomie. Dans La Force
de l’âge, l’écrivaine revient sur leurs divergences de points de vue, au moment où elle prend
ses premières fonctions à Marseille :
Passer l’agrégation, avoir un métier en main, pour lui, ça allait de soi. Moi, en haut de l’escalier de
Marseille, j’avais eu un éblouissement de plaisir : il ne me semblait pas subir un destin, mais
l’avoir choisi. La carrière où Sartre voyait s’enliser sa liberté n’avait pas cessé de représenter
pour moi une libération. (FA, 244 ; je souligne)
Une relation dialectique se noue à la carrière professorale. Comment expliquer ce
sentiment immédiat de libération, cette victoire sur elle-même que Beauvoir acquiert au début
de sa carrière professorale ? On sait pourtant que les conditions dans lesquelles elle prit son
poste, au début des années trente, représentaient, comme pour Sartre, une forme d’enlisement,
très largement perceptible dans les écrits de ce dernier, et signifiaient une prise de distance —
risquée pour leur vocation d’écrivain — par rapport au milieu intellectuel dans lequel ils
gravitaient. Cette période de la vie de Beauvoir a été peu commentée au regard de son
évolution intellectuelle. Elle marque néanmoins une étape décisive : si les années trente sont
bien celles de l’initiation au roman, elles redessinent le projet d’écriture à la fois avec et
contre la voie du professorat.
2. Les aléas de la carrière professorale
L’entrée irrémédiable dans la vie d’une jeune professeure ne se fit pas sans difficultés.
« On a vu que je considérais aussi comme une mascarade mes occupations routinières et entre
autres mon métier de professeur » (FA, 27), écrit Beauvoir dans La Force de l’âge. Comment
comprendre une telle dévalorisation de l’enseignement, un tel rabaissement de l’institution,
apparaissant dans ses écrits comme une simple « détermination » de l’être ou un « faux-
420
« Ayant intériorisé l’habitus du champ intellectuel français et s’étant identifiée à lui, elle ne parvient pas à
reconnaître à quel point cet habitus joue en faveur des hommes. Étant donné sa relation avec Sartre, elle est dotée
d’une raison personnelle supplémentaire de s’identifier au désir de Sartre de position d’emprise culturelle.
Pourtant le fait qu’elle soit une femme la situe dans un rapport beaucoup plus marginal à la légitimité culturelle
que son cursus universitaire pourrait le lui faire croire. […] Sa position est doublement contradictoire : en effet,
elle ignore non seulement sa propre marginalisation, mais aussi les mécanismes de pouvoir et d’exclusion qui
jouent en sa faveur » (Ibid., p. 98).
163
semblant » ? Le contexte de la citation explique en partie l’arrogance du propos, le
détachement hautain avec lequel Beauvoir évoque rétrospectivement sa situation de
professeure, puisque l’attitude de dénégation repose, a contrario, sur une revendication, une
surdétermination triomphante et prophétique du métier d’écrivain : « Notre vérité était
ailleurs. Elle s’inscrivait dans l’éternité et l’avenir nous la révélerait : nous étions des
écrivains » (FA, 27). Or, loin d’avoir masqué ou entravé sa vie de future écrivaine, le
professorat s’avéra bénéfique pour sa formation intellectuelle et son projet d’écriture.
2.1. La chute dans l’existence concrète et le désir compensatoire
Pour Sartre, « le décor de ces années 1930-1936 est à dominante grise, espace d’un
possible embourbement pour un romancier de l’angoisse et de l’inquiétude, qui va justement
immortaliser la ville de la boue en inventant Bouville421 ». Qu’en est-il de Beauvoir ? Dans
les premiers temps de sa relation avec Sartre, Beauvoir écrit peu. Elle semble trop absorbée
par ses rapports avec lui et souhaite repousser au maximum la date de son entrée dans
l’enseignement. Les sollicitations de Sartre pour qu’elle se remette à l’écriture la poussent
malgré tout à commencer un roman. Annie Cohen-Solal raconte : « Et le petit homme sollicita
son Castor de toute son énergie, la stimula pour qu’elle conservât son autonomie, pour qu’elle
prît la plume, pour que intellectuellement, elle se maintînt sans faille dans une activité
créatrice, une recherche critique permanente422».
La première expérience de l’enseignement de la philosophie en lycée avait procuré une
satisfaction mitigée à la jeune professeure, lorsqu’elle effectua un stage, à partir de janvier
1929, au lycée Janson-de-Sailly, comme deux de ses camarades, Merleau-Ponty et Claude
Lévi-Strauss.
Il y eut des matins grisâtres où je jugeais dérisoire de disserter sur la vie affective devant quarante
lycéens qui vraisemblablement s’en foutaient ; les jours où il faisait beau, je me prenais à ce que je
disais, et je croyais saisir dans certains yeux des lueurs d’intelligence. (MJFR, 411)
Le lien arbitraire entre les variations atmosphériques et l’intérêt fluctuant pour l’enseignement
témoigne d’une inconstance dans les rapports de Beauvoir au professorat. Si elle parvient
malgré tout à tirer parti de sa nouvelle situation, c’est surtout parce qu’elle peut enfin savourer
sa réussite, autant parce qu’elle s’était brillamment imposée dans tous les systèmes éducatifs
qu’elle avait connus, notamment dans le cadre mixte de l’université, que parce qu’elle tirait
un certain orgueil, une certaine arrogance à l’alliage réussi de son « cœur de femme » et de
son « cerveau d’homme ». Sa mission de pédagogue, qu’elle prit au sérieux au point de se
détourner momentanément de ses tentatives fictionnelles, la conforta dans l’idée qu’elle
voulait être professeure. Son expérience se prolongea temporairement au lycée Victor-Duruy,
où elle enseignait le latin à une classe de filles âgées de dix ans, mais il s’agissait avant tout
421
422
J. Deguy, La Nausée de Sartre, op. cit., p. 19.
A. Cohen-Solal, op. cit., p. 155.
164
pour elle de gagner sa vie423. Elle se heurta à l’agitation des jeunes filles, rétorqua par des
« éclats de voix », et l’expérience tourna court : « […] je fus convoquée par la directrice
indignée et ma délégation ne me fut pas renouvelée » (FA, 64).
On n’échappe pas à sa carrière d’enseignante : après deux ans de sursis et de liberté,
Beauvoir devait prendre un poste. Les manœuvres qu’elle tenta pour rester à Paris 424
demeurèrent vaines. Sartre, après avoir effectué son service militaire, fut nommé au lycée du
Havre à compter du 1er mars 1931 ; il y restera jusqu’en juin 1936. Beauvoir dut se résigner :
elle fut nommée professeure à Marseille pour la rentrée d’octobre. « Je me divertis beaucoup
à faire mes cours ; ils n’exigeaient aucune préparation, car mes connaissances étaient encore
toutes fraîches et je parlais avec facilité » (FA, 111). Si Beauvoir se plaît dans son rôle de
professeure, aiguisant le sens critique de ses élèves et leur donnant le « goût de la vérité », ses
relations à l’institution furent pour le moins distantes425. En invitant chez elle certaines de ses
élèves, elle se mit à dos ses collègues, des « femmes mûres, figées dans leur expérience » qui
ne manquèrent pas de pointer du doigt son « zèle de néophyte ». Lorsqu’elle fit étudier à ses
élèves du Proust et du Gide426, « ce qui en ce temps-là, dans un lycée de jeunes filles, et en
province, était d’une grande hardiesse » (FA, 111), elle fut réprimandée, non seulement par
les parents d’élèves, mais par la direction427. On la tenait désormais en suspicion. Malgré ces
discordes, qui placèrent Beauvoir dans une situation de marginalité par rapport à ses
collègues, et l’absence de projet romanesque solide, l’épisode marseillais eut le mérite de
permettre à la jeune femme d’accepter sa solitude, de vivre dans le présent et de se forger une
conception du bonheur qui ne reposât que sur elle-même428 :
Je n’avais pas beaucoup lu, mon roman ne valait rien ; mais j’avais exercé mon métier sans ennui,
je m’étais enrichie d’une passion nouvelle ; je sortais victorieuse de l’épreuve à laquelle j’avais été
soumise : l’absence, la solitude n’avaient pas entamé mon bonheur. Il me semblait que je pouvais
compter sur moi. (FA, 131 ; je souligne)
423
Beauvoir souhaitait rester à Paris alors que Sartre devait effectuer son service militaire à partir de novembre
1929.
424
Beauvoir avait sollicité son père pour obtenir un emploi dans le journalisme ou la publicité à Paris, ce qui lui
aurait permis de rejoindre Sartre au Havre, mais la tentative avorta. Une des codirectrices de L’Europe nouvelle,
Mme Poirier, la dissuada d’entrer dans le journalisme parce qu’il lui fallait des idées neuves, ce qu’elle ne
possédait pas.
425
Cette attitude perdurera jusqu’à la fin de sa carrière, notamment au lycée Camille Sée, comme le rapporte
Gilbert Joseph : « Immédiatement, elle marqua sa différence, refusa de faire partie de l’équipe professorale et se
distingua par sa solitude, son mutisme et son absence de contacts avec ses collègues. Elle venait faire ses cours et
repartait aussitôt après » (G. Joseph, Une si douce occupation… Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre. 19401944, Paris, Albin Michel, 1991, p. 179).
426
L’enseignement de Gide causera du tort à la professeure. Lorsque Beauvoir arrive au lycée Camille Sée, elle
est considérée par le recteur comme « faisant trop usage d’André Gide », l’auteur des Nourritures terrestres où
l’on a voulu voir une « glorification des désirs et de l’instinct ». Proust et Gide étaient considérés comme des
« mauvais maîtres » qui, par « l’esprit de jouissance » qu’ils véhiculaient, avait mené la France à la débâcle,
selon l’idéologie dominante. (Voir I. Galster, « Nous sentions un petit parfum de soufre… », Beauvoir dans tous
ses états, Paris, Tallandier, 2007, notes 10 et 11, p. 58).
427
Beauvoir raconte qu’elle mit entre les mains de ces adolescentes le De natura rerum, ce qui contribua à sa
mauvaise réputation.
428
Voir le bilan de l’épisode marseillais établi par Deirdre Bair, op. cit., p. 207-208.
165
Cet exil bénéfique à Marseille, qui constitue pour la jeune professeure une véritable épreuve
initiatique429, signe la fin des années d’apprentissage de Beauvoir et l’entrée dans l’âge mûr.
« Si je me rappelle avec émotion mon arrivée à Marseille, écrit-elle dans La Force de l’âge,
c’est que j’ai senti, en haut du grand escalier, quelle force je tirais de mon métier et des
obstacles mêmes qu’il m’obligeait à affronter » (FA, 418), écrit-elle encore.
Au printemps 1932, Beauvoir apprit qu’elle enseignerait la littérature et la philosophie à
des élèves de terminale l’année suivante au lycée Jeanne-d’Arc à Rouen, ce qui la rapprochait
de Sartre. L’« ennui provincial » la guettait, à la différence de Marseille, où Beauvoir n’avait
jamais fini d’explorer les « vieilles ruelles » et les « marchés aux poissons », de s’enchanter
pour les « clameurs du Vieux-Port », cette « vie toujours neuve » (FA, 117) qui lui remplissait
les yeux et les oreilles. À Rouen, pendant quatre années, elle éprouva son métier comme une
contrainte, refusa de coïncider avec le professeur qu’elle était, et se mit à dos la bourgeoisie
rouennaise. En 1934, alors que la France assiste à « une vive recrudescence de “l’ordre
moral” » sous le nouveau gouvernement formé par Gaston Doumergue430, Beauvoir fait parler
d’elle. Accusée par un rapport de la commission départementale de la natalité et de la
protection de l’enfance qui dénonçait « l’enseignement qu’un indigne professeur dirigeait
contre la famille », elle se défendit dans une lettre : « […] j’accusai les parents d’élèves qui
m’attaquaient de soutenir les doctrines hitlériennes en exigeant que la femme fût reléguée au
foyer » (FA, 187-188).
Or, dans un tel climat d’hostilité, Beauvoir dirigea ses principales préoccupations vers le
dehors de l’enseignement, plus exactement vers la vie des autres ; elle se mit à observer et
décortiquer une galerie de portraits féminins qui seront autant de personnages possibles des
romans à venir : parmi ses collègues, Simone Labourdin431, Colette Audry, avec qui elle noue
une véritable amitié, Louise Perron432, et parmi ses lycéennes, entre autres, « la petite Russe »
(FA, 189), Olga, qui inspirera le personnage de Xavière dans L’Invitée. Beauvoir tente
d’expliquer sa nouvelle occupation :
Mais voilà que son absence [celle de Sartre], la faiblesse du roman auquel je m’étais attelée, la
morosité de Rouen, tout contribuait cette année à me désorienter. J’explique ainsi les mesquines
agitations auxquelles je me laissai entraîner. (FA, 182)
429
« Je me rappelle mon arrivée à Marseille comme si elle avait marqué dans mon histoire un tournant
absolument neuf. […] J’étais là, seule, les mains vides, séparée de mon passé et de tout ce que j’aimais et je
regardais la grande cité inconnue où j’allais sans secours tailler au jour le jour ma vie » (FA, 103).
430
Il s’agit du gouvernement d’ « Union nationale », dont fait partie un novice, le maréchal Pétain. Beauvoir
évoque le durcissement moral de cette période dans La Force de l’âge : « […] le maréchal Pétain avait proclamé
dans un discours la nécessité d’unir l’école à l’armée, et une circulaire adressée aux professeurs leur avait enjoint
de servir la propagande nataliste : j’y fis une allusion ironique » (FA, 188).
431
Elle servira de modèle à Chantal dans la nouvelle du même nom.
432
Louise Perron inspirera le personnage de Paule dans Les Mandarins. Beauvoir se sert même de l’histoire de
Louise Perron pour « extorquer à un médecin un certificat » qui lui permit de prendre congé et d’aller rejoindre
Sartre à Berlin vers la fin du mois de février.
166
Beauvoir donne une représentation amère du professorat dans son premier recueil de
nouvelles écrit entre 1936 et 1938, Quand prime le spirituel. Elle prend soin de dresser le
décor sclérosant de l’institution, insistant surtout sur les contraintes du métier, l’emploi du
temps, les horaires, le travail et la vie quotidienne, les relations sociales figées, hiérarchisées,
les obligations et les rituels qui règlent le comportement des professeurs, bref, « toute une
machinerie qui vous recevait, vous intégrait, vous programmait, vous tenait sur des rails, sur
vos rails, à vie433 ». L’expérience rouennaise, transposée à « Rougemont », ville lugubre au
charme gothique, a certainement inspiré l’auteure de la nouvelle « Chantal ». Même le décor
et l’atmosphère de la ville provinciale y sont dépeints avec une grande précision : le « ciel gris
perle » (QPS, 91) ressemble au « ciel mouillé de Rouen » (FA, 200). Les espoirs que met
Chantal dans sa nouvelle vie de professeure exilée, au sortir de Sèvres, empruntent, par
contre, directement à l’expérience marseillaise434 :
Hier, confortablement assise dans un coin de mon compartiment, je sentais, avec une impression
de puissance tranquille, mon passé se détacher de moi, tandis que, sans bouger, je laissais venir audevant de moi une existence nouvelle dont je ne devinais encore pas les contours. […] Et puis
brusquement, […] un grand sentiment d’aventure m’a envahie. Je suis entrée dans un café, j’ai
allumé une cigarette et j’ai compris que je n’avais besoin de personne pour m’aider à vivre 435.
(QPS, 92-93)
L’entrée de plain-pied dans le monde réel, qui fut le lot commun de Beauvoir et de Sartre436
au début des années trente, est rendue avec justesse par le regard que porte Chantal sur sa vie :
Ce matin en m’éveillant, j’ai été heureuse de penser que le temps de la culture livresque était fini
pour moi, et que j’avais à prendre contact avec des réalités ; trouver une chambre propice à la
méditation et au travail, me créer un milieu, donner un ton juste à mes rapports avec mes élèves,
voilà les problèmes concrets que me pose à présent la vie. (QPS, 94)
Néanmoins, il ne faut pas se méprendre sur les nouvelles motivations de Chantal : « se
créer un milieu » signifie avant tout pour elle acquérir une position sociale au sein de la
société de Rougemont. « Avec une mauvaise foi crispée, elle essayait de se donner d’ellemême et de sa vie une image qui pût éblouir ses amis » (FA, 256), écrit Beauvoir. Malgré le
modèle invoqué par l’auteure — l’autre Simone, alias Simone Labourdin —, le prisme
autobiographique est évident et reconnu comme tel : « Si les travers que j’imputai à Chantal
m’agaçaient tant, écrit-elle, c’était moins pour les avoir observés chez Simone Labourdin que
pour y être tombée moi-même : pendant deux ou trois ans, j’avais plus d’une fois cédé à la
433
A. Cohen-Solal, op. cit., p. 156.
D’autres indices dans le texte renvoient à l’épisode marseillais, comme certaines lectures de Chantal que
Beauvoir fait à Marseille (Katherine Mansfield notamment, dont elle dévore les nouvelles, son Journal et ses
Lettres. Voir FA, p. 118).
435
Beauvoir raconte lors de l’épisode marseillais : « […] je meublais ma vie en me regardant vivre » (FA, 118).
436
Sartre utilise la métaphore du théâtre pour décrire sa métamorphose de « mille Socrate » en « un seul
Socrate » dans les Carnets de la drôle de guerre : « Jusque-là je me préparais à vivre… Et puis voilà que je
jouais la pièce, tout ce que je faisais était désormais fait avec ma vie… » (Cité par A. Cohen-Solal, op. cit., p.
156).
434
167
tentation de truquer ma vie afin de l’embellir » (FA, 257 ; je souligne). L’auteure, à travers
son personnage fantasque, cherche à dresser le portrait d’une conscience inauthentique, qui
tente par tous les moyens de « se fabriquer un personnage de femme affranchie, à la
chatoyante sensibilité » (FA, 256). L’ethos du professeur côtoie donc la vie intime de
Beauvoir en une combinaison singulière : la découverte du « marasme » provincial conduit la
jeune femme à transgresser les codes en surexposant sa vie, en compromettant l’image
inaccessible et statufiée du professeur par le risque des relations amicales entretenues dans la
clandestinité avec de jeunes élèves. Tout se passe comme si Beauvoir ne s’intéressait à son
propre rôle de professeure que par le biais d’une mise en scène de soi qui puisse la faire sortir
de cet habit officiel et contraignant — une fois accompli son pouvoir de séduction et
d’attraction — et lui faire rejoindre, par là même, l’écriture.
La transformation de ses premières expériences provinciales en objet littéraire apparaît
comme une nécessité pour Beauvoir. Dans « Chantal », il lui fallait trouver une manière de
faire tomber le masque attrayant de la jeune professeure en faisant éclater son libéralisme
moral apparent au moment où elle découvrait le drame de Monique, celui d’une adolescente
dont la grossesse non voulue la plongeait dans un profond désespoir. L’inspiration est encore
une fois biographique : « Moi, je forgeais des romans sur certaines des élèves de troisième à
qui j’enseignais le latin. Trois ou quatre d’entre elles avaient déjà, à quatorze ans, des grâces
et des soucis de jeunes femmes ; la plus jolie — qui fut plus tard actrice chez Baty — se
trouva enceinte et dut se marier à quinze ans » (FA, 189).
Or, si l’auteure est en partie Chantal, elle ne veut pas lui ressembler. À travers la nouvelle
du même nom, qui puise sa matière dans une histoire privée, Beauvoir réalise une forme
d’exorcisme de ses propres échecs et des écueils de son premier ethos de professeur, un ethos
ambigu, qui s’institue chez elle aux confins des limites étroites de la profession, dans une
zone à risques et sous haute surveillance — celle de l’institution, entre distance affichée avec
celle-ci, désir larvé de respectabilité publique, et entreprise de séduction d’un public
adolescent fasciné par le charisme de la jeune femme et par ses méthodes avant-gardistes.
2.2. La fin de l’exil provincial : le délaissement du professeur au profit du créateur
Il est paradoxal que Beauvoir n’ait pas voulu donner une image plus positive de son métier.
Le portrait peu reluisant de la condition de jeune professeure de province, tel qu’il apparaît
dans les nouvelles et, plus tard, dans La Force de l’âge, semble aller à l’encontre des
nombreux témoignages d’anciens élèves qui rapportent, admiratifs, non seulement le charisme
exceptionnel du professeur de philosophie, mais aussi l’investissement personnel qui semblait
caractériser Beauvoir437. En embrassant parfaitement le rôle de « passeur » de la philosophie,
elle témoignait de réelles qualités pédagogiques, notamment par son aptitude à dialoguer avec
des publics différents, une prouesse qu’elle tenait de son expérience aux Équipes sociales de
437
Sartre connut une semblable renommée auprès de ses étudiants, et il ne manqua pas non plus de peindre, dans
Les Chemins de la Liberté, les relations amicales de Mathieu, professeur de philosophie, avec le jeune et
sympathique Boris.
168
Belleville. Le tout premier texte imprimé de Simone de Beauvoir438, prénommée Suzanne de
Beauvoir par une erreur de la rédaction, illustre de manière éclatante la méthode et le désir
pédagogique de Beauvoir à travers la lecture d’un classique du XVIIe siècle, La Princesse de
Clèves :
Assez longuement je conte la vie de Madame de La Fayette, tandis que des yeux critiques
examinent ses portraits (je pense qu’il est bon de montrer le portrait de l’auteur dont on parle :
Madame de La Fayette n’est plus seulement un nom imprimé pour qui a discuté la forme de son
nez). Puis, pour situer le roman, je promène mes amies sur les bords du Lignon, à travers la
chambre bleue d’Arthémice… et tout les intéresse, ou les amuse dans cette société précieuse que je
leur dépeins, sacrifiant un peu, je crois, l’exactitude au pittoresque. […]
La Princesse de Clèves n’a donc pas été seulement pour moi l’occasion de communiquer à mes
amies quelques notions d’histoire littéraire — fragmentaires et superficielles, quel prix pourraientelles avoir ? — j’ai cherché surtout à arrêter un temps des esprits neufs devant la véritable beauté :
non à leur donner une connaissance, mais à leur inspirer un amour. […]
Ce but, je ne l’ai pas d’ailleurs consciemment poursuivi d’après un plan fixé d’avance ; je me
suis simplement laissé guider par le plaisir de voir se fortifier notre sympathie dans une admiration
commune.
Le retour de Beauvoir à Paris en 1936, au lycée Molière, alors que Sartre doit enseigner à
Laon, marque la fin de l’exil provincial en même temps qu’une évolution sensible dans la
perception de son enseignement. L’écrivain commence à prendre le pas sur le professeur dans
les deux années qui suivent439, ce qui induit en même temps un changement notable dans son
mode d’enseignement. Beauvoir semble préparer ses cours « avec goût » : « c’était des
conversations d’individu à individu plutôt qu’un travail » (FA, 394). Elle évoque l’ « aventure
individuelle » qui la porte à « essayer d’inculquer [s]es façons de penser » à ses adolescentes,
en recourant, notamment, à des exemples tirés de son expérience pour illustrer ses leçons de
psychologie. Beauvoir a une vision très personnelle de l’enseignement et prodigue ses cours
de manière assez « curieu[se] », selon le témoignage de Jacqueline Gheerbrant, ancienne
élève de Beauvoir au lycée Molière : au lieu d’utiliser le manuel d’Armand Cuvillier, encore
en vogue après la guerre440, elle enseigne la philosophie sans manuel, presque sans notes, sous
la forme d’un cours « parlé », magistral, ménageant une certaine distance avec ses élèves. Il
semble que la professeure désormais confirmée ait voulu se distinguer de l’enseignement
dogmatique de la philosophie, tel qu’il pouvait être pratiqué à l’époque, en défendant un
438
Ce texte, sous forme d’article, est écrit en juin 1927 et publié dans Bulletin de Méthode, Les Équipes sociales,
n°6, p. 161-164. Il est possible de la consulter dans Le Monde (Hors-série) : Simone de Beauvoir. Une femme
libre, « “La Princesse de Clèves” à Belleville », texte présenté par Tiphaine Martin, 2011, p. 28-30, ainsi que
dans Beauvoir, L’Herne, op. cit., p. 37-39.
439
Elle commence un roman en 1937, Légitime défense, qui deviendra L’Invitée, alors que Gallimard et Grasset
refusent Primauté du spirituel. En 1938, elle a la certitude qu’elle pourra achever son roman et qu’il sera publié.
440
Lorsqu’elle enseignait à Rouen, Beauvoir semble avoir encore usé de ce manuel, qui remplaçait les « livres
scandaleux » qu’elle soumettait à ses élèves. Le manuel lui sert de rempart contre les « imprudences » de son
enseignement. Voir FA, p. 188.
169
enseignement plus libre, porté sur des questions plus que des réponses, et une philosophie de
la responsabilité individuelle441.
L’ancienne élève croit reconnaître les constructions philosophiques de Sartre derrière la
transmission du savoir par la professeure : « Avec le premier cours, elle nous a immergées
dans l’existentialisme ; après, c’était plus facile ». Le penchant commun de Sartre et de
Beauvoir pour les zones d’ombre de la réalité humaine à travers les déviations, la folie,
l’étude de la psychologie pathologique, pousse Beauvoir, par exemple, à recommander à ses
élèves d’assister à une consultation à l’hôpital psychiatrique Sainte-Anne, une incitation peu
orthodoxe qui témoigne de la perméabilité entre l’activité professorale et les recherches en
cours menées parallèlement par les deux philosophes442. C’est certainement cette
contamination du spéculatif sur l’enseignement proprement dit qui fit dire à Beauvoir dans La
Force de l’âge : « Je remplissais les fonctions d’un professeur de philosophie, je n’en étais
pas un443 » (FA, 394). Cet aveu témoigne-t-il d’un renoncement progressif à la carrière
professorale au profit de l’écriture ?
Sa carrière se prolonge en 1939, aux lycées Camille-Sée et Henri-IV, puis au lycée VictorDuruy. Le témoignage de Geneviève Sevel, ancienne élève au lycée Camille Sée en classe de
lettres supérieures, pendant la dernière année d’exercice de Beauvoir (1942-1943), confirme
la méthode et le contenu avant-gardistes de l’enseignement prodigué, « d’une exceptionnelle
qualité » :
[S]es […] cours offraient une très grande unité car ils étaient réalisés dans la perspective de la
phénoménologie ; c’était alors une approche très neuve des problèmes car la phénoménologie
n’était pas enseignée à cette date dans les universités françaises. […] Elle ne faisait qu’un cours
« magistral », prenant la parole dans un exposé continu, très dense, très ordonné aussi, réalisé sans
recourir à l’appui d’aucune note et en disposant d’un exceptionnel talent d’orateur. […] Elle
pensait à vive allure et elle travaillait aussi très vite444.
En réalité, Beauvoir offre un visage polymorphe à ses élèves. Sa forte personnalité en
désoriente plus d’un, puisque d’autres témoignages offrent une image beaucoup plus critique
de la professeure, insistant sur sa distance, voire son « incommunicabilité ». Colette Hersent,
ancienne élève de Beauvoir au lycée Camille Sée, raconte :
441
J.-F. Louette fait le même constat dans le cas du professeur Sartre : « Là-dessus, tous les témoignages
s’accordent : Sartre posait des questions sans les résoudre, renvoyant chacun à l’exigence de juger selon soimême (Merleau-Ponty) » (J.-F. Louette, « Jean-Paul Sartre en classe », Traces de Sartre, op. cit., p. 330).
442
Sartre, à l’époque, enseigne au lycée Pasteur de Neuilly et est en pleine préparation des nouvelles du Mur, qui
portent la trace de cette attirance pour les phénomènes d’hallucination, les anomalies de la perception, dont
l’écrivain fait lui-même l’expérience en 1935 en recevant une piqûre de mescaline.
443
On peut y voir aussi la marque d’un certain désenchantement et d’une forme de résignation qui apparaît à la
fin des années trente : « Mon métier ne m’ennuyait pas. Les réunions de professeur étaient fastidieuses, mais je
ne détestais pas la discipline que mon emploi du temps m’imposait : il donnait une armature à mes journées ; je
n’avais que seize heures de cours par semaine, ce n’était pas dévorant. Je continuais cependant à refuser toute
solidarité avec mes collègues […] » (FA, 394).
444
« Je considère comme une grande chance d’avoir pu recevoir son enseignement » (Annexe II) dans I. Galster,
Beauvoir dans tous ses états, op. cit., p. 62-63.
170
Elle portait déjà son célèbre turban qui encadrait un visage au beau regard bleu d’une
intelligence lointaine et parfois glacée. Sans contact avec personne, elle prenait place devant nous
et débitait son message philosophique dans un langage pour nous si étrange et hermétique que très
vite l’attention décrochait. […] Nous n’avions pour elle ni antipathie, ni sympathie, de la curiosité
seulement à cause de son caractère insolite dans le contexte du lycée. […] En fait, nous étions des
étrangères dans des mondes sans communication. Son intérêt était ailleurs et nous le sentions
bien445.
Gilbert Joseph, dans son essai polémique, insiste sur la prévalence de la philosophe sur la
pédagogue, et sur l’échec d’un enseignement quasiment inaccessible à la majorité des élèves.
Il construit le portrait de Beauvoir professeure comme l’exacte antithèse de celui de Sartre, à
partir des témoignages de ses anciens élèves :
Sartre se présentait à ses élèves comme doué d’une exceptionnelle connaissance de la langue
française, d’une maîtrise absolue dans la construction oratoire du discours qui lui permettaient
d’exprimer les pensées les plus abstraites, les plus riches en contradictions avec les mots de tous
les jours. Il était immédiatement accessible et la simplicité du vocabulaire employé avec une
précision effective permettait à son auditoire de suivre l’enchaînement du raisonnement, la fusion
des idées, sans s’y perdre, et tout paraissait clair et ordonné. Non seulement Sartre enseignait sans
ennuyer, mais il préparait les esprits à débattre librement tout en manifestant son influence par un
exposé honnête des thèses446.
Ce portrait ne manque pas d’éloges à l’égard de Sartre pédagogue 447. Derrière le parti-pris
évident de l’historien, il est intéressant de rapporter ces deux images opposées de Sartre et
Beauvoir professeurs à leurs intentions — ou dénégations — premières, telles que nous
avons pu les mettre en valeur au début de ce chapitre : d’un côté, le dégoût de Sartre pour le
métier, de l’autre, le désir beauvoirien de « former des esprits et des âmes ». Paradoxalement,
Sartre aurait réussi en sa mission de pédagogue là où Beauvoir, toujours selon Gilbert Joseph,
échoue lamentablement à pratiquer « le cumul d’excellences448 ». Ce jugement rétrospectif a
le mérite d’appuyer sur un point important, qui, sans doute, différencie les modes
d’enseignement de Sartre et de Beauvoir.
Il semble que Sartre ait construit un pont entre son statut de professeur et celui de créateur
et qu’il ait voulu passer constamment « d’un sacerdoce à l’autre449 ». Il a lui-même soutenu
445
« Souvenirs », manuscrit de Mme Colette Hersent, 1984. Cité par Gilbert Joseph, Une si douce occupation…
Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre. 1940-1944, op. cit., p. 179-180.
446
Gilbert Joseph, Une si douce occupation… Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre. 1940-1944, op. cit.,
p. 191.
447
Jean-François Louette va dans le même sens lorsqu’il écrit : « Les témoignages abondent d’anciens élèves —
J.-B. Pontalis, pour n’en citer qu’un — qui rapportent, admiratifs, quel merveilleux professeur de philosophie fut
Jean-Paul Sartre […] » (J.-F. Louette, « Jean-Paul Sartre en classe », Traces de Sartre, op. cit., p. 329). La
distance et l’ironie avec lesquelles le critique esquisse le portrait de Sartre professeur nous paraît bien plus
convaincant que le portrait simplificateur et comparatif établi par G. Joseph.
448
Expression empruntée à J.-F. Louette, ibid., p. 330.
449
Expression de Sartre tirée des Mots où il établit déjà une passerelle entre l’école et l’écriture : « […] les
préoccupations des universitaires rejoignent celles des littérateurs ; je passerais constamment d’un sacerdoce à
l’autre ; je vivrais dans le commerce des grands auteurs ; d’un même mouvement je révélerais leurs ouvrages à
171
cette lecture, lorsque, à la fin de sa vie, il voyait « un rapport entre le professeur de Lettres qui
se forme un style en étant professeur, en corrigeant celui de ses élèves et ce même professeur
usant du style qu’il avait ainsi étudié, pour faire un livre qui assurerait son immortalité450 ».
Fort de son succès naissant auprès de la jeunesse intellectuelle puisqu’il est déjà reconnu
comme « romancier philosophe »451 — ce qui n’est pas encore le cas de Beauvoir — il
essayait sa philosophie sur l’esprit des élèves, utilisait ses cours pour expérimenter ses
recherches littéraires, et avait réussi à établir un contact amical avec ses élèves, sans code
d’autorité hiérarchique, basculant sans cesse de la vie quotidienne à la philosophie. « Image
d’un professeur, si peu professeur, […] qui, profitant de la moindre interrogation écrite, en
sortait des pages en vrac et se mettait à écrire, à écrire sans fin […] 452 », écrit Annie CohenSolal. L’écriture, en quelque sorte, prolongea l’école, en transposant certaines pratiques
propres à l’enseignement dans la pratique créatrice elle-même.
Est-ce en professant que Beauvoir s’est faite elle aussi écrivain ? Cette lecture semble peu
applicable à son cas, non pas que le professeur de Lettres n’ait pas modelé en partie le style du
créateur — les critiques ultérieures dénonçant le style « scolaire », professoral de l’écrivaine
en témoignent largement —, mais l’influence s’est manifestée de manière indirecte, dans
l’entre-deux de la profession et de la vie personnelle. Beauvoir n’a pas puisé son inspiration
dans les ouvrages révélés à ses élèves, mais plutôt dans l’épaisseur du vivant et la matière
biographique que lui offraient certaines de ses élèves. Parce que ses recherches étaient
essentiellement littéraires, son intérêt, vraisemblablement, était ailleurs que dans la matière
enseignée : c’est bien davantage contre la voie du professorat et dans la vie même, comme en
témoigne la tendance à occuper son métier de manière centrifuge, en fuyant, à la périphérie,
l’espace de confinement du professorat, que Beauvoir s’érigea en créateur.
Cette disposition à occuper des espaces qui n’étaient pas légitimes pour un professeur
entraîna la fin de sa carrière, puisqu’en juin 1943, après douze ans d’enseignement, elle fut
exclue de l’Université. La plainte formulée à son encontre pour détournement de mineure,
provenant de la mère d’une ancienne élève, Nathalie Sorokine453, aura eu, en partie, raison de
sa carrière454. Bien qu’elle fût réintégrée à la Libération 455, Beauvoir ne revint pas à
mes élèves et j’y puiserais mon inspiration » (Les Mots, Les Mots et autres écrits autobiographiques, op. cit.,
p. 85).
450
Entretiens avec J.-P. Sartre, dans CA, p. 605.
451
L’article de Claudine Chonez paru à l’occasion de la publication de La Nausée porte ce titre : « Jean-Paul
Sartre, romancier philosophe » (Marianne, 23 novembre 1938). Sartre est déjà l’auteur, en effet, d’une œuvre
polymorphe : outre des écrits de jeunesse, L’Imagination (1936), La Transcendance de l’ego (1936-1937), La
Nausée (1938), Le Mur (1939). À partir de 1939, il se lance dans l’aventure des Chemins de la liberté et de
L’Être et le Néant.
452
A. Cohen-Solal, op. cit., p. 354. La biographe utilise notamment le témoignage de l’architecte Jean Balladur,
qui fut un élève de Sartre à Condorcet.
453
Beauvoir l’appelle « Lise » dans ses Mémoires.
454
Comme le montre Ingrid Galster, qui a réouvert le dossier de « l’affaire Beauvoir », sa suspension n’est pas
tant due à un délit « de mœurs » qu’à l’épuration exécutée par Vichy, à l’heure où la France aspirait à la
rénovation des valeurs morales et familiales. Il faut rappeler le climat général dans cette France de l’Occupation
qui subissait, selon Gilbert Joseph, « l’influence du moralisme décadent du gouvernement de Vichy dont les
innombrables circulaires ministérielles et rectorales étaient censées inciter le corps enseignant à exalter les vertus
sanctifiantes du travail rédempteur, de la famille prolifique et religieuse, de la patrie frileuse […] » (G. Joseph,
172
l’enseignement456, comme si cette exclusion avait marqué un point de non-retour dans sa vie ;
elle provoqua dans le même temps la naissance de la carrière d’écrivain tant convoitée,
puisque, par un étrange concours de circonstances, L’Invitée fut publié deux mois plus tard.
3. Vocation et création féminine
« Je ne serai jamais écrivain avant tout comme Sartre. » (FA, 34)
Ni « professeur de philosophie », ni « écrivain avant tout comme Sartre » : la vocation de
Beauvoir est pour le moins paradoxale. Elle échappe à toute tentative de définition. Il faut
rappeler que l’écriture, pour la génération des apprentis-écrivains que furent Sartre et
Beauvoir, fait figure de vocation exceptionnelle, reposant en partie sur l’exaltation du pouvoir
créateur, du sentiment d’élection, et constituant un investissement risqué que seuls les
individus socialement privilégiés peuvent affronter. Comme le rappelle Anna Boschetti,
« [l’]’incertitude de la carrière, contrastant avec les certitudes bureaucratiques de la vie
professorale, soutient l’image charismatique des écrivains en perpétuant, par une analogie de
conditions, le mythe romantique de l’individualité créatrice457». En outre, l’activité littéraire,
y compris et surtout parmi les professeurs de philosophie, semblait redoubler de prestige au
moment où Beauvoir et Sartre se lançaient dans l’aventure.
Beauvoir perpétue en partie ce mythe romantique dans ses Cahiers de jeunesse. Nombre de
pages témoignent d’une proximité entre expérience littéraire et expérience religieuse et de
l’inscription d’un « parler mystique458 » dans cette topique inspirée : « Âme tout entière
exigée et comblée d’un don divin » (CJ, 715), écrit par exemple la diariste en juillet 1929. Le
lent travail de subjectivation généré par sa pratique du journal intime aboutit à la prise de
conscience, en février 1928, de l’exigence intérieure de soi par l’écriture :
L’as-tu assez attendue cette exigence. […] Elle est là ; tu peux la chasser, elle guette dans
l’ombre de ton remords indécis ; cette œuvre qui te veut, cette grandeur à laquelle tu dois te vouer.
Ah ! non parce que c’est une œuvre, des taches noires sur du papier, mais parce que c’est la vie
même qui veut par ta bouche se dire ; parce que ton sort est celui-là de souffrir en donnant
naissance à un toi-même ignoré de toi. (CJ, 437)
Dans ces lignes qui rejoignent la plus pure tradition de l’inspiration, Beauvoir découvre
l’intériorité de sa vocation. Judith Schlanger y voit le signe de la « vocation moderne » :
op. cit., p. 176). Les méthodes d’enseignement et les conditions de vie de Beauvoir ont joué un rôle certain dans
son exclusion. Voir I. Galster, « Juin 1953 : Beauvoir est exclue de l’Université », Beauvoir dans tous ses états,
op. cit., p. 97-109.
455
I. Galster note à propos de sa réintégration : « Il était logique que cette République, réinstaurée, revînt sur la
décision de l’État de Vichy et annulât un arrêté qui n’eut d’autres justifications qu’idéologiques » (Ibid., p. 99).
456
De la même manière, Sartre quitte l’enseignement en 1944 pour vivre de ses œuvres. Malgré ses compétences
pédagogiques et sa passion pour ses élèves, l’écrivain avait pris le pas sur le professeur de manière définitive.
457
A. Boschetti, op. cit., p. 26-27.
458
Expression de Michel de Certeau dans La Fable mystique. XVIe-XVIIe siècle, Paris, Gallimard, 1982, p. 164.
173
L’appel de cette vocation moderne vient de l’intérieur. Elle est la voix de la vérité intime et de la
virtualité profonde. Son injonction est de découvrir ce qu’on est vraiment à partir de ce qu’on veut
vraiment, c’est-à-dire à partir de ce qu’on veut vraiment faire. Il s’agit de reconnaître son désir
d’activité le plus profond et de lui confier sa vie459.
Un lien indissoluble relie la vie à l’œuvre, une nécessité intérieure qui pousse irrésistiblement
Beauvoir vers sa vocation : « La nécessité, qui ne porte aucune joie en soi, mais dont la
présence est torturante si elle n’est pas chérie. Je ferai » (CJ, 437), écrit encore Beauvoir.
L’appel est d’abord appel de l’absolu. Un mois plus tard, elle reprend, en opérant des
variations sur ce thème : « Mais c’est une terrible chose de se sentir impérieusement exigée
par une œuvre. Exigence âpre, sans consolation » (CJ, 439). Dans un même mouvement
s’exprime le désir de vivre, dans toute sa plénitude, et le désir d’écrire une œuvre qui puisse
l’aider à sortir de son angoisse et de ses obsessions, l’horreur de la mort et la hantise du néant,
l’« oppression de cet inconnu qui [la] hante et [lui] échappe » (CJ, 442). La vocation chez
Beauvoir peut être lue comme une réaction contre ce que la philosophe nommera, dans la
terminologie existentialiste, « le délaissement », cette impression tragique de solitude que
l’artiste éprouve dans l’angoisse.
Lors d’une conférence donnée au Japon en 1966, Beauvoir mêle son propre vécu au
discours sociologique sur la vocation, affirmant qu’ « [é]crire, c’est le résultat d’une
vocation » décidée la plupart du temps dans la jeunesse de l’artiste :
[O]n ne s’improvise pas écrivain. Écrire, […] c’est la réponse à un certain appel, qui se fait
entendre généralement quand on est très jeune. Il y a des exceptions, des vocations tardives,
comme celle par exemple de Jean-Jacques Rousseau. Mais enfin la plupart sont enracinées chez
l’individu dès l’enfance. La vocation de Mozart est décidée à cinq ans, celle de Flaubert à neuf, et
je pourrais citer beaucoup d’autres exemples460.
Si la vocation, résultat d’une prise de décision précoce et inaltérable, a des racines
extrêmement profondes chez Beauvoir comme chez Sartre, elle n’est pas exactement
identique dans l’un et l’autre cas. Beauvoir elle-même en a conscience très tôt, avant même sa
déclaration dans La Force de l’âge : « Nos vocations ne se recouvraient pas exactement »
(FA, 34) — à moins qu’elle n’ait fabriqué de toutes pièces cette image en négatif de soi
comme pour justifier ses tâtonnements ou ses errances dans la mise en chantier de son œuvre.
Le 17 septembre 1930, elle note, très précisément, dans son journal:
N’importe, je ne serai jamais écrivain avant tout, Baladin comme est Sartre 461. Inventer ne
m’amuse pas. Le miracle dont je rêve est celui d’un Proust qui sauve un regard de petite fille aussi
facilement que les tableaux d’Elstir et l’art de la Berma. (CJ, 847)
459
Judith Schlanger, La Vocation, op. cit., p. 13.
S. de Beauvoir, « La femme et la création » (Conférence donnée au Japon en 1966), dans Les Écrits de
Simone de Beauvoir, op. cit., p. 466.
461
Je souligne. Beauvoir reprend cette phrase du journal dans La Force de l’âge, en la contractant (elle supprime
volontairement le terme de « Baladin » qui renvoie à l’amuseur public, au bouffon, au saltimbanque). Ce passage
460
174
On a beaucoup écrit sur les ressemblances, évidentes, entre Beauvoir et Sartre, sur les
« signes jumeaux » de leur front. Ces deux êtres bien nés étaient « honorablement dotés par la
fortune et la société » — dans une moindre mesure pour Beauvoir462 —, « et promis, dès le
berceau, aux trajectoires rassurantes de la moyenne bourgeoisie463 » dont ils étaient tous deux
issus. Dans son enfance, Beauvoir, de trois ans la cadette de Sartre, poursuit les mêmes
rêveries que le jeune garçon et bénéficie, par son éducation, des mêmes prédispositions à
l’écriture. Danièle Sallenave suggère néanmoins que la similitude de destins entre Beauvoir et
Sartre s’arrête à une question de sexe : « […] le choix d’écrire ne peut à l’évidence être le
même pour une femme et pour un homme ». Elle poursuit :
Le combat que le « Castor de guerre » mène pour « être soi », et le confirmer avec éclat dans
l’ « écriture », prend tout son sens par rapport à sa « situation » de femme […]. Le mène-t-elle ce
combat, « en tant que femme » ? À aucun moment : elle dira même à la fin des années quarante
que le fait d’être une femme ne l’avait pas « gênée », n’avait même jamais compté. Et pourtant,
rien de ce qu’elle a fait, voulu faire, réussi à faire, ne s’est fait de la même manière et aux mêmes
conditions qu’un homme464.
En dépit, donc, du sentiment beauvoirien d’indifférence par rapport à sa « situation » de
femme jusqu’à l’écriture du Deuxième Sexe, la différence de sexes aurait constitué la ligne de
partage du destin des deux écrivains. Si Sartre, parce qu’il est un homme, « se sent
prédestiné » et « n’a qu’à laisser venir les choses », Beauvoir, elle, « a foi, non dans son
destin, mais dans ses forces465 ». Cette lecture de Danièle Sallenave, opposant le destin
masculin déjà tout tracé et le sentiment sartrien d’élection, issu du protestantisme, à la lutte
féminine pour exister et à la morale singulière de Beauvoir — reposant sur l’impératif « [t]u
peux, si tu le veux » —, ne paraît pas totalement satisfaisante et demande à être complétée
par d’autres facteurs, qui ne relèvent pas spécifiquement de la question du genre. La
différence de tempérament, de caractère, la formation morale, intellectuelle, issue en partie
des lectures singulières, les divergences en rapport avec la perception du métier d’écrivain,
tous ces éléments qui ont constitué pour notre étude des outils d’analyse de la genèse
intellectuelle de Beauvoir devraient aussi figurer parmi les causes de la séparation des destins.
En outre, la lecture de Danièle Sallenave semble avoir été largement influencée par
l’éclairage du Deuxième Sexe, dont la portée sociologique a été réactivée, quelque vingt ans
après sa publication, par la Conférence sur « La femme et la création » donnée par Beauvoir
en 1966 au Japon. Cette courte intervention vient combler en partie ce que l’on peut
restera célèbre : « Je ne saurai jamais aimer l’art que comme la sauvegarde de ma vie. Je ne serai jamais écrivain
avant tout comme Sartre » (FA, 34).
462
Toril Moi note à juste titre : « La différence sociale essentielle entre les deux familles tient au fait que les
Beauvoir ont souffert d’une perte visible de prestige, ce qui n’a pas été le cas des Schweitzer » (Toril Moi,
op.cit., p. 95). Leurs déterminations familiales ne sont donc pas identiques.
463
A. Cohen-Solal, op.cit., p. 23. Dans le contexte de la citation, cette phrase concerne Jean-Paul et son père
Jean-Baptiste Sartre.
464
Danièle Sallenave, Castor de guerre, op. cit., p. 59. Je souligne.
465
Ibid.
175
considérer, avec Martine Reid, comme « l’une des taches aveugles du Deuxième Sexe466 », à
savoir la question des femmes en littérature. Pour Beauvoir, l’éducation joue un rôle capital
dans la vocation :
Pour vouloir écrire, c’est-à-dire recréer le monde d’une certaine manière, le reprendre en charge
pour le montrer aux autres, il faut une énorme ambition. L’ambition, l’enfant mâle y est encouragé,
du fait qu’il appartient à la caste supérieure. […] il y a un idéal viril qui lui est proposé tout de
suite et qui implique qu’il doit toujours se dépasser 467.
Dans ce texte, la conférencière, prolongeant et vulgarisant devant un public étranger les
éléments de sa théorie de l’aliénation féminine dans le cadre d’un système patriarcal, se sert
des modèles fournis par la psychanalyse, notamment le complexe d’Œdipe, en montrant que
cette incitation typiquement masculine au dépassement de soi est encore accentuée par la
rivalité très violente à l’égard du père. « L’ambition est donc implantée en lui par toute son
éducation et par son affectivité spontanée ; c’est dire qu’elle a chez lui des racines
extrêmement profondes », conclut-elle. Ensuite, le sentiment de « délaissement », de
contingence, que nous avons évoqué, s’affirmera plus nettement encore chez le garçon : « On
lui demande d’émerger au-dessus de tous les autres, de s’élever au-dessus de ses semblables :
il se sent seul ; il est effrayé, écrasé […] ». Le garçon a donc toutes les raisons de s’adonner à
l’activité créatrice en réaction contre cette angoisse. Pour la petite fille, les choses se
présentent tout autrement : l’identification première à la mère, donc à « un être relatif et
secondaire » est une « façon de nier et de supprimer l’ambition », et lorsque la jeune fille se
met à vouloir ressembler au père et à regarder sa mère comme une rivale, il est déjà trop tard.
Les jeux sont faits : « elle est déjà habituée à la modestie »468 .
L’expérience de Beauvoir semble pourtant aller à l’encontre du portrait-type qu’elle dresse
de la jeune fille :
Et puisqu’elle aime son père, si celui-ci a, comme la plupart des hommes, une image traditionnelle
de la femme, s’il souhaite que sa fille devienne une bonne épouse, une bonne mère, une femme du
monde, une femme d’intérieur accomplie, elle réfrénera le peu d’ambition qu’elle pourrait avoir,
et elle choisira de devenir une mère de famille accomplie. […] elle éprouve moins que le petit
garçon le délaissement, l’angoisse d’exister et elle a donc moins besoin de dépasser et de recréer
ce monde où elle est jetée. Elle éprouve beaucoup moins le besoin de construire une œuvre […].
Donc, pour toutes ces raisons, la petite fille a beaucoup plus rarement que le garçon, une vocation
créatrice469.
466
Martine Reid poursuit sur la question des femmes en littérature : « Elle aurait pu être posée, elle ne l’a pas été
— parce que Beauvoir n’y voyait pas une “question”, parce qu’elle ne remettait pas en cause une littérature des
grands auteurs, parce qu’elle plaidait pour une égalité ontologique et entendait dépasser le vieux discours de la
différence » (Martine Reid, Des Femmes en littérature, Belin, coll. « L’extrême contemporain », 2010, p. 8).
467
S. de Beauvoir, « La femme et la création », op. cit., p. 467.
468
L’idéologie patriarcale a déjà accompli son œuvre, si l’on reprend la terminologie du Deuxième Sexe. La
jeune fille n’est plus capable de résistance : « [Elle] n’accepte pas le destin que la nature et la société lui
assignent : et cependant, elle ne le répudie pas positivement ; elle est intérieurement trop divisée pour entrer en
lutte avec le monde ; elle se borne à fuir la réalité ou à la contester symboliquement » (DS II, 120).
469
S. de Beauvoir, « La femme et la création », op. cit., p. 468. Je souligne.
176
Néanmoins Beauvoir reconnaît l’existence de quelques exceptions et cite l’exemple de
Virginia Woolf, dont elle se sent certainement proche par l’éducation paternelle qui semble
similaire à leurs deux expériences. On pourrait lire le portrait de l’écrivaine anglaise comme
un modèle d’explication de sa propre singularité ou marginalité :
Toute petite elle a été traitée par son père comme un garçon ; il a reporté sur elle toutes les
ambitions qu’il aurait pu avoir pour un garçon. Elle a toujours été encouragée à écrire ; elle est
devenue l’écrivain qu’elle est devenue en accord avec la volonté paternelle.
Beauvoir ne dénie pas aux femmes la capacité de développer des potentialités créatrices,
mais cette situation relève de l’exception. Voilà sans doute pourquoi il n’y a jamais eu de
grands écrivains chez les femmes pour Beauvoir470, comme elle semble l’affirmer en 1949 :
« Comment les femmes auraient-elles jamais eu de génie alors que toute possibilité
d’accomplir une œuvre géniale — ou même une œuvre tout court — leur était refusée ? » (DS
II, 630). Le discours de 1966 revient sur cette question et fait une concession au talent
féminin : en raison de sa « position privilégiée471 », due à sa situation marginale et à son point
de vue distant sur le monde, la femme se trouve bien placée pour faire des œuvres littéraires.
Beauvoir reconnaît ainsi l’existence d’« un grand nombre d’œuvres féminines réussies et
importantes » — celle de Murasaki Shikibu, qu’elle cite en exemple472, ou, pour la France,
celle de Mme de La Fayette —, mais elles n’atteignent pas le rang des « très grandes œuvres »
qui sont censées remettre entièrement le monde en question.
Ce texte de 1966 est troublant, si on le rapporte à la pensée de jeunesse de Beauvoir. Il
existe en effet un fossé qui sépare le rapport de la jeune Beauvoir à la création — marqué très
fortement par l’intériorité de la vocation — et le discours, près de quarante ans plus tard, de
l’essayiste, fortement conditionné par des déterminations culturelles, et privilégiant
l’éducation et le contexte socio-culturel sur la vocation. Inscrivant sa pensée dans l’opposition
entre nature et culture, elle s’érige, en effet, contre une représentation qui tendrait à faire de la
vocation un phénomène naturel, relatif aux essences : « Ils imaginent que c’est une sécrétion
naturelle ; l’artiste, l’écrivain, produirait des œuvres, comme la vache donne du lait ». Or la
vocation, « processus extrêmement complexe », est « conditionnée par tout l’ensemble de la
société473», écrit-elle. Beauvoir impose au modèle vocationnel des grilles de lecture fortement
470
La prétendue infériorité créatrice des femmes est étudiée dans le deuxième tome du Deuxième Sexe. Toril Moi
réserve un court chapitre à cette question, mais ne fait pas mention, curieusement, de la Conférence de 1966 où
Beauvoir lie directement le problème de la création féminine à la question de la vocation.
471
S. de Beauvoir, « La femme et la création », op. cit., p. 469.
472
On notera la capacité d’adaptation étonnante de la conférencière au public auquel elle s’adresse et les talents
discursifs de sa démonstration. Citons le passage : « Là encore je prendrai l’exemple de votre grand écrivain
Murasaki Shikibu. Elle était merveilleusement bien placée pour écrire le grand roman qu’elle a écrit, et qui
donne la peinture la plus extraordinaire qu’on puisse imaginer de la Cour au début du XIe siècle ; elle vivait à la
Cour, elle était ce que nous appelons en France une dame d’honneur, toute proche de l’impératrice ; et cependant
elle n’avait pas elle-même la responsabilité d’un homme, elle n’était ni grand fonctionnaire, ni guerrier, ni
ministre ; elle n’agissait pas. Elle était dans le coup sans y être. C’est une position privilégiée et il n’est pas
tellement étonnant, réflexion faite, que ce soit une femme et non un homme qui ait écrit le roman de Genji »
(Ibid., p. 469-470).
473
Ibid., p. 473.
177
inspirées par l’approche marxiste. Sans doute s’agissait-il alors de récuser toute conception
romantique de la création « inspirée » et de lui substituer l’idée d’un travail formel bien plus
en adéquation avec les exigences de la nouvelle littérature dans les années soixante.
Ce discours « anti-vocationnel » puise en réalité ses racines dans les années trente, lorsque
Sartre et Beauvoir commencent à se déprendre du spiritualisme de leur jeunesse. Sartre, dans
Les Mots, explique son renoncement au monde éternel des génies et des grands écrivains, son
abandon de l’idée d’un salut par les Lettres, au profit d’un engagement dans le monde,
l’écrivain liant son sort à celui de ses contemporains. Il prétendra en finir avec une conception
spiritualiste de la littérature, considérée comme un salut : « […] prélevé sur le catholicisme, le
sacré se déposa dans les Belles-Lettres et l’homme de plume apparut, ersatz du chrétien que je
ne pouvais être474 ». Il s’en prend à l’Esprit des philosophes idéalistes « censé insuffler une
nécessité esthétique et éthique aux subjectivités singulières », selon les termes de Pascale
Fautrier. Dans son article sur les Cahiers de jeunesse, elle note avec justesse :
Deuil de la Littérature, certes, mais pour prôner une pratique littéraire, débarrassée de l’idéalisme
et du spiritualisme qui avait été, à travers Barrès, Claudel et d’autres, le bain culturel de deux
adolescents, comme le confirment les Cahiers. […] Beauvoir, dès ses textes philosophiques
d’après-guerre, s’attelle, elle aussi, à cette désacralisation de la Littérature 475.
Cette « désacralisation de la Littérature » va de pair avec celle de la Littérature-religion et
de la « vocation ». À cet égard, l’évolution de Beauvoir est sensiblement différente de celle de
Sartre. Dans l’épilogue de La Force des choses, elle semble répondre par anticipation aux
Mots en affirmant la singularité de son entreprise d’écriture :
Malgré ce fond de désenchantement, toute idée de mandat, de mission, de salut évanouie, ne
sachant plus pour qui, pour quoi j’écris, cette activité m’est plus que jamais nécessaire. Je ne pense
plus qu’elle « justifie », mais sans elle je me sentirais mortellement injustifiée. (FC II, 498)
Beauvoir maintient bien contre Sartre l’idée d’une justification. L’appel sacré de sa
jeunesse se change donc en une autre espèce de « vocation » : en projetant sur l’écriture sa
volonté de se faire exister pour les autres, Beauvoir fait passer sa vie avant l’écriture et
cherche dans la pratique littéraire un moyen d’être justifiée. La « lutte » beauvoirienne pour
l’écriture, pour reprendre le terme de Danièle Sallenave, n’est pas tant une lutte féminine,
sexuée, qu’une lutte existentielle.
474
J.-P. Sartre, Les Mots, op. cit., p. 136.
Pascale Fautrier, « Les Cahiers de jeunesse de Simone de Beauvoir ou la tentation de l’absolu », op. cit.,
p. 194-195.
475
178
CHAPITRE II :
DES PREMIERS ÉCHECS ROMANESQUES AUX NOUVELLES
« Toute œuvre a une histoire. Non pas celle, anecdotique, qui l’inscrit dans la vie de
son auteur, mais celle de ses évolutions, de ses involutions, de ses déformations ou de ses
transformations […] ». C’est ainsi que Dominique Viart introduit le mouvement de l’œuvre
d’un contemporain de Beauvoir, Claude Simon, et tente de tracer le trajet d’une œuvre qui, au
regard de ses préoccupations thématiques, de ses obsessions et de ses ressassements, révèle
« une cohérence extrême476 ». Cette lecture vaudrait aussi pour celle de Beauvoir, à la
différence près que jamais une œuvre, sans doute, ne sera partie d’une telle proximité avec la
vie et d’une telle volonté de retranscrire, de transposer un événement vécu au gré de ses
propres évolutions. Quel est cet événement réel devenu pour Beauvoir enjeu majeur de la
fiction ? De quoi doit parler l’œuvre, si ce n’est d’un événement foudroyant, survenu à
l’automne 1929 ?
La rencontre avec Sartre ouvrit une ère nouvelle à Beauvoir477, débarrassant définitivement
son être de tous les oripeaux qui entravaient sa marche vers l’avenir ; du moins est-ce
l’interprétation de la mémorialiste dans Tout compte fait :
Comment aurais-je évolué si je n’avais pas rencontré Sartre ? Me serais-je débarrassée plus tôt
ou plus tard de mon individualisme, de l’idéalisme et du spiritualisme qui m’encombraient
encore ? Je ne le sais pas. Le fait est que je l’ai rencontré et que ce fut l’événement capital de mon
existence. (TCF, 33 ; je souligne)
Cet « événement capital », lumineux, ce ravissement qui irradia la vie de Beauvoir, laissa
momentanément dans l’ombre un autre événement qui survint la même année, la mort
précoce, tragique, injuste de l’amie Élisabeth Mabille, alias « Zaza », prise dans un jeu
d’ombres et de lumières que les Cahiers de jeunesse diffusent discrètement. C’est le
traitement de cet autre événement en partie passé sous silence dans le carnet de 1929, et
constituant une véritable matrice d’écriture dans les premiers récits de fiction de Beauvoir,
que nous voudrions à présent interroger. Beauvoir le reconnaît volontiers, cette matière
initiale n’est pas imaginaire mais elle est d’origine biographique. Tout le roman est parti de
cette violence ressentie, de cet investissement affectif très fort que suscita, dans sa vie, la mort
de Zaza. Cet événement traumatique demeure si constamment présent que l’œuvre y revient
476
Dominique Viart, Une Mémoire inquiète. La Route des Flandres de Claude Simon, PUF, 1997, p. 3-4. La
comparaison avec Claude Simon n’est pas arbitraire. Tous deux se disent sans imagination romanesque et il
existe, dans l’un et l’autre cas, « une porosité manifeste […] entre l’œuvre et la vie » (Ibid., p. 31), comme en
témoigne notamment l’ « image mère » de La Route des Flandres issue de l’expérience simonienne de la guerre
de 1940.
477
Nous ne reviendrons pas sur les circonstances biographiques de leur rencontre et la nature de leur relation,
durant les premières années, qui ont fait l’objet de nombreux travaux, et qui n’intéressent pas directement notre
sujet ici. Sur ce point, voir par exemple Deidre Bair, op. cit., p. 162 et suivantes.
179
sans cesse, le reprend, le retravaille : il imprègne, obsède les premiers récits, et au-delà de
cette œuvre première, toute l’œuvre beauvoirienne, au point que certains critiques ont pu
placer son écriture « sous le signe du deuil »478, la douleur ressentie à la mort de Zaza affluant
encore, mais sous des formes différentes, lorsque Beauvoir rédige les deux récits de fin de
vie que sont Une mort très douce (1964) et La Cérémonie des adieux (1981)479.
Or, et c’est là un des paradoxes de son écriture, l’événement vécu se révèle être matière
impossible de fiction ; il se mue en échec romanesque, et pourtant reconduit au roman comme
s’il n’y avait pas d’autre voie possible pour lui que de partir de cette expérience singulière, de
cette vie arrêtée dans le temps et se poursuivant dans le présent de la « mémoire inquiète » de
Beauvoir, en engageant par là même son écriture.
1. Le récit impossible
Deirdre Bair a pointé l’ « anomalie » que représenta Zaza parmi les amitiés féminines de
Beauvoir : Zaza était l’une des rares sur lesquelles elle ne pouvait avoir de prise 480 ; son sort
lui échappait en partie, malgré ses tentatives pour l’intégrer à sa propre conception de la vie et
à un destin commun d’intellectuelles. Sa mort brutale créa un effet de prodigieuse anomalie
dans les destins féminins dont Simone avait su s’entourer, une étrangeté redoublée par les
circonstances suspectes de sa mort. Simone attribuera très vite celle-ci à un crime perpétré par
la morale bourgeoise et catholique de la famille Lacoin. Le journal intime témoigne à de
nombreuses reprises de l’attitude tyrannique de la mère de Zaza, Madame Lacoin :
[…] Mme Lacoin « hait les intellectuels », défend à Zaza de « lire ces livres stupides », etc. Elle se
soumet, chrétiennement ; mais elle est pâle, triste, blessée. Il faudrait qu’elle se marie, avec
quelqu’un qui te ressemble, et qu’elle soit heureuse. Je pense à elle, j’ai du chagrin. Que Mme
Lacoin me déteste, ça m’est bien égal ; qu’elle ennuie Zaza, ça ne m’est plus égal du tout. (CJ,
471)
Il n’est pas rare, dans les Cahiers, de lire certains passages dépassant l’histoire singulière
de Zaza pour rejoindre le plan de l’universalité, comme si déjà, Beauvoir tenait dans l’histoire
de Zaza — dont la fin tragique achèvera de la rendre « romanesque » — un scénario possible,
en 1931, pour son roman, une de ces figures au destin manqué qui abondent dans son œuvre :
« Triste sort des jeunes filles ; leur solitude, et leur richesse inemployée », écrit ensuite la
diariste. L’apprentie écrivaine n’a pas attendu la mort précoce de Zaza pour tenter de mettre
en scène, sous une forme romanesque, la vie de cette dernière, et surtout de tenter de
478
C’est le cas notamment de Pierre-Louis Fort, dans son ouvrage Ma Mère, la morte. L’écriture du deuil au
féminin chez Yourcenar, Beauvoir et Ernaux, Paris, Éditions Imago, 2007 (pour Beauvoir, voir p. 61-83). Éliane
Lecarme-Tabone, à la lumière d’une étude génétique, appuie aussi cette hypothèse : « L’examen de certains
manuscrits (ceux des Mandarins et des Mémoires d’une jeune fille rangée) confirme combien l’histoire de Zaza
constitue le fil rouge de la création littéraire de Simone de Beauvoir jusqu’en 1958 » (É. Lecarme-Tabone,
« D’Anne à Zaza : une lente résurrection », dans Beauvoir, L’Herne, op. cit., p. 207).
479
Le premier revenant sur le décès de la mère, le second sur celui de Sartre.
480
Voir Deidre Bair, op. cit., p. 168.
180
l’éclaircir, car les lettres que Zaza envoyait à Beauvoir, peu avant sa mort, la laissaient de plus
en plus perplexe481. Deirdre Bair évoque des fragments de manuscrit qui tentent de recréer la
tragédie qui était en train de se dérouler sous les yeux de Simone, avec toute
l’incompréhension qui était la sienne aux moments des faits :
Dans cette version, son héros se voit doter d’une sœur dont il est très proche par l’âge et par les
liens affectifs, tout comme Merleau-Ponty l’était avec la sienne, tandis que le personnage de Zaza,
ici appelée Jeanne, affronte le même problème de morale et d’obéissance que dans la réalité. […]
Plusieurs phrases sont griffonnées […]. Elle cessa d’écrire sur Zaza parce qu’il était « trop
déroutant » de créer une histoire à partir d’une situation réelle […] 482.
À la page suivante, le manuscrit présente un sujet neuf : « Écrire sur le conflit d’un jeune
homme qui ne vit pas pour cette terre. D’une jeune fille qui vit pour cette terre. Ils se
rencontrent dans le Limousin et … ». Cette version coïncide avec les premières attirances
physiques de Beauvoir pour Sartre. La jeune femme semble donc hésiter entre une
transposition romanesque de la situation de Zaza et celle de sa propre vie.
En 1931, avec les encouragements de Sartre, Beauvoir souhaite se remettre à écrire, mais
elle ne trouve aucune idée substantielle susceptible de l’intéresser. La solitude de Marseille,
alors qu’elle commence sa carrière d’enseignante, fait resurgir le deuil de Zaza. Elle tente
d’écrire une forme de biographie de Zaza, cette fois-ci sous le masque romanesque
d’ « Anne ». L’intrigue nous est connue par le récit détaillé que la mémorialiste en fait dans
La Force de l’âge. Elle repose sur une histoire principale, celle de deux femmes dont tout les
sépare : Geneviève, vingt ans, « ni laide ni sotte, mais d’une intelligence un peu fruste et sans
grâce », a pour caractéristique d’être ardente à vivre et fort influençable ; Mme de Préliane,
femme de quarante ans, indépendante, discrète, séduisante, possède un goût prononcé pour le
sens artistique et désire accomplir une œuvre483. Geneviève, à qui Beauvoir donne certains de
ses traits, voue un « culte passionné » pour Mme de Préliane mais découvre un être de chair et
d’os derrière l’idole qu’elle s’est forgée. Beauvoir ne se contente pas d’une seule histoire et
utilise un de ces expédients littéraires qui trouvera sa forme mûre dans la version finale de
Quand prime le spirituel : « Je pensais, en outre, que pour évoquer l’épaisseur du monde il est
bon de tisser ensemble plusieurs histoires. Mon passé m’en proposait une qui me paraissait
tragiquement romanesque : la mort de Zaza. J’entrepris de la raconter » (FA, 120). Un
troisième personnage féminin apparaît, Anne, une femme mariée à un bourgeois bien-pensant,
Pierre-Paul, amie de Geneviève, bientôt ravie par la figure attirante de Mme de Préliane, une
relation d’emblée sous le signe de l’ambiguïté — une dominante dans les relations féminines
que l’écrivaine tissera dans son œuvre. En somme, Beauvoir esquisse les conditions d’un trio
au féminin, alors même qu’elle souhaitait préserver les relations entre ses protagonistes de
toute « équivoque sexuelle ». Le nœud de l’intrigue se resserre lorsqu’un conflit moral,
481
« Castor tenta d’y voir clair en les incorporant au récit qu’elle avait commencé d’écrire deux ans plus tôt à
Meyrignac, puis finit par en faire un récit indépendant mais qui resta inachevé » (Ibid., p. 169).
482
Ibid., p. 169.
483
Mme de Préliane emprunte ses traits à Camille, d’après Beauvoir, pour son goût du travail créateur.
181
existentiel, apparaît entre le caractère étouffant de son milieu marital et l’espace de liberté que
lui procure sa relation amicale avec Mme de Préliane :
Tout en aimant son mari, Anne s’étiolait dans le milieu où il la confinait ; elle commençait à
s’épanouir le jour où elle entrait dans le cercle de Mme de Préliane qui l’encourageait à développer
ses dons de musicienne. Son mari lui interdisait ses fréquentations. Écartelée entre son amour, son
sens du devoir, ses convictions religieuses et d’autre part son besoin d’évasion, Anne mourait.
(FA, 121)
On voit bien comment Beauvoir, en partant de sa propre expérience, et en répartissant entre
ses protagonistes féminins deux tendances qui se contrariaient en elle — son ardeur à vivre et
son désir d’accomplir une œuvre — glisse inévitablement vers l’histoire de Zaza, comme si
l’écriture devait obéir à la représentation de son alter ego et les deux histoires s’interpénétrer
ou se garantir l’une l’autre. En effet, le récit d’apprentissage de Geneviève passe en partie par
l’épreuve douloureuse du deuil de son amie : l’épisode du train après l’enterrement d’Anne à
Uzerche devait finir de désillusionner Geneviève, de la ramener « à la solitude et à la vérité ».
La jeune fille, à laquelle Beauvoir s’identifiait, devait, à la fin du roman, « entr[er] en
possession d’elle-même », c’est-à-dire reconquérir sa liberté et son autonomie.
En voulant faire de l’amour conjugal, bourgeois et sclérosant, un équivalent de la dévotion
de Zaza à l’égard de sa mère, Beauvoir s’était fourvoyée. Comme le note Éliane LecarmeTabone, « [l]a transposition romanesque trahissait l’histoire de Zaza484 ». Il manquait à
l’intrigue le récit d’enfance d’Anne qui eût pu, seul, marquer la profondeur de l’emprise
physique et de l’ascendant de la mère sur sa fille, une des causes principales, pour Beauvoir,
de la « maladie » de Zaza. De même, l’amitié pour Mme de Préliane n’était, semble-t-il, pas
assez profonde pour provoquer le déchirement intérieur d’Anne. Sa mort ne pouvait apparaître
qu’arbitraire. Le portrait de Mme de Préliane était trop détaché de son rapport direct à soi et
aux choses : en somme, Beauvoir était encore trop préoccupée à « fabriqu[er] du
merveilleux » (FA, 121). Cette autocritique, sur laquelle nous nous fondons, omet néanmoins
un point essentiel : la relation à trois personnages, par l’effet de médiation et de distance
qu’elle instaure entre eux, ne semble pas opératoire pour représenter le réel face-à-face qui
marqua les rapports intimes entre Zaza et Beauvoir. La structure triangulaire, voie d’accès
privilégié au romanesque, demeure inapte à rendre compte du tête-à-tête Beauvoir-Zaza.
Ce premier récit achevé mais jamais publié, écrit à Marseille en 1932, abordait un thème
qui resterait dans tous les récits que Beauvoir ébauchera par la suite : « le mirage de l’Autre »,
avec toutes les phases du rapport à autrui que sont la séduction, le ravissement, puis la
désillusion et la reconquête de sa propre autonomie. S’il présentait de nombreux défauts, il
était particulièrement habile dans sa construction. La diversité des éclairages et des points de
vue permettait au lecteur de découvrir une facette de chaque personnage par le biais d’un
autre personnage, une technique que Beauvoir développera avec brio dans Quand prime le
spirituel :
484
É. Lecarme-Tabone, « D’Anne à Zaza : une lente résurrection », dans Beauvoir, L’Herne, op. cit., p. 208.
182
Geneviève était vue par Anne, ce qui donnait un peu de mystère à sa simplicité ; on voyait Mme de
Préliane et Anne par les yeux de Geneviève, et celle-ci sentait qu’elle ne les comprenait pas bien ;
par-delà ses insuffisances, le lecteur était donc invité à deviner une vérité qui ne lui était pas
brutalement assénée. (FA, 122)
Les portraits des personnages sont donc ainsi construits de biais, grâce aux résonances
fortuites que les personnages se renvoient les uns les autres : chaque personnage s’impose par
le regard d’autrui et dispose d’une part d’ombre qui grandit ou au contraire rétrécit au gré de
ses rencontres, révélant sa part d’incomplétude. Il ne s’agit pas d’édifier mais de faire
transparaître une certaine vérité sur un personnage, toujours sujette à caution.
Cette première tentative révélait une faille à laquelle Beauvoir devait remédier dans ses
tentatives ultérieures : le sens théorique que le roman voulait dégager — « le conflit entre la
sclérose bourgeoise et une volonté de vie » — se détachait trop du « fait brut » — la mort de
Zaza — qui paraissait peu crédible. En somme, Beauvoir avait conçu des personnages qui
manquaient d’empreinte ou d’épaisseur existentielle. Est-ce parce que l’écrivaine ne s’y
mettait pas suffisamment en scène à travers ses personnages, refusant de parler d’elle, de
« donner dans le genre “journal intime” » (FA, 122) ? Elle hésitait encore entre deux formules
romanesques : soit raconter le fait brut, la mort de Zaza, en se soustrayant elle-même à son
sujet, soit parler d’elle-même, mais sous quelle forme ? En réalité, les deux formules se
recouvraient puisque l’histoire de Zaza, à jamais obscure, opaque, ne pouvait être que son
histoire, de son point de vue à elle, c’est-à-dire vécue, de l’intérieur, par Simone elle-même.
Le principal écueil, celui que laissent paraître les lignes consacrées au récit impossible de la
mort de Zaza, est de ne pas avoir assez osé parler d’elle pour parler de Zaza. Il manquait
précisément à l’écrivaine ce à quoi son personnage, Geneviève, devait parvenir : entrer en
possession de soi-même, se soulever au-dessus de soi et « pénétrer, en chair et en os, dans
l’univers des tableaux, des statues, des héros de roman » (FA, 132).
La quête personnelle de Beauvoir — celle d’entrer en littérature — était indissolublement
liée à la récupération d’un passé dont elle voulait se libérer pour retrouver enfin la paix. Se
livrer à l’imaginaire ne signifiait pas nécessairement renoncer à parler de soi et se délivrer de
la « vie intérieure ». Malgré son échec, Beauvoir avait fait un premier pas en s’imaginant à la
fois participer du personnage de Geneviève et entrer dans l’ « âge de raison », celui de Mme
de Préliane485 ; elle accomplit un progrès notable dans sa manière romanesque, comme elle
l’écrira dans La Force de l’âge : « Du moins, cette année-là, je n’envisageai pas mon travail
comme un pensum » (FA, 122).
Entre 1932 et 1935, l’abandon de la « matrice Zaza » n’est qu’apparente. Beauvoir travaille
à Rouen à un projet plus ambitieux, un nouveau livre qui devait être « une somme » et dont
l’ambition n’était rien moins que de « faire entrer dans [s]on livre le monde entier » (FA, 173)
— renouant ainsi avec le projet de sa prime jeunesse. La question de Nizan à propos de ce
roman dont les feuillets s’entassaient sur la table de travail de Beauvoir n’est pas rapportée
par la mémorialiste par hasard ; l’ami-rival du couple Sartre-Beauvoir, qui était arrivé avant
485
Elle écrit : « […] j’enviais, je redoutais cette femme en qui peu à peu j’allais m’engloutir et j’avais hâte d’en
fixer les traits sur le papier » (FA, 123).
183
eux à une certaine visibilité littéraire en intégrant dans ses romans les marquages du social et
de l’histoire, mettait le doigt sur le penchant beauvoirien pour le « roman d’imagination » qui
était alors largement discrédité :
Nizan s’étant un jour courtoisement enquis de mes occupations, je lui répondis que j’avais
commencé un roman. « Un roman d’imagination ? » demanda-t-il d’un ton un peu narquois qui me
vexa beaucoup. (FA, 173)
C’est justement sur ce point que Beauvoir avait opéré un changement : son désintérêt
momentané pour elle-même et pour les autres, à la suite de l’expérience marseillaise qui lui
avait permis de fortifier son individualité, l’avait aussi conduit à abandonner la voie du
« merveilleux » et à se consacrer à une violente critique de la morale bourgeoise. L’individu
était désormais placé dans un contexte social et historique précis486, et il était suivi dans la
diachronie, sous la forme d’un roman d’apprentissage, pour montrer comment l’adulte se
modèle depuis les premières expériences de l’enfant. Ce fut une réussite pour les lecteurs
privilégiés que furent Sartre et Pierre Guille, nommé Pagniez dans les Mémoires487.
« L’Enfance d’un chef », la dernière des nouvelles de Sartre écrites pendant le printemps et
l’été 1938, présente un même changement de direction chez l’écrivain de La Nausée : « […]
on observe un intérêt profond, nouveau chez Sartre, pour le problème qui consiste à
représenter la relation entre l’individuel et le collectif488 », écrit Anna Boschetti. Les quatre
récits précédents de Sartre489, écrits à partir de 1935, sont légèrement postérieurs au « roman
social » travaillé par Beauvoir. Si Sartre approuve la nouvelle position d’écrivain de sa
compagne, on peut poser l’hypothèse qu’il a été en partie influencé par ce roman lorsqu’il
travailla lui-même à « L’Enfance d’un chef ».
Beauvoir s’inscrit dans l’héritage de Stendhal en choisissant la « haine de l’ordre
bourgeois » et la « révolte individualiste contre cette société croupie » pour son personnage
principal, Pierre Labrousse, moderne émule de Julien Sorel ou de Lamiel, et dont Beauvoir
récupérera le nom pour le personnage masculin du trio dans L’Invitée. Dans l’idée de mettre
en scène un groupe de personnages — Pierre et sa sœur Madeleine, le groupe des jeunes
communistes, avec qui Pierre se sent des affinités, la pieuse Anne, femme mariée qui
entretient une liaison platonique avec Pierre, et le jeune communiste Laborde, qui fascine
Madeleine —, on peut lire une intention tacite, comme Sartre dans son projet des Chemins de
la liberté, de se mesurer à une série de précédents illustres, parmi lesquels Les Faux-
486
« Je tracerais un tableau de l’après-guerre, je dénoncerais les méfaits des bien-pensants, je leur opposerais des
héros en qui j’incarnerais ma morale : un frère et une sœur, unis par une étroite complicité. Ce couple ne
correspondait chez moi à aucune expérience ni à aucun fantasme ; j’en usai afin de raconter des années
d’apprentissage d’un double point de vue : masculin et féminin » (FA, 174). La technique du double point de vue
réapparaîtra avec une grande maîtrise dans Les Mandarins.
487
Ce nouveau roman part en effet de l’enfance des héros, ce qui lui prêta, selon Pagniez, le charme de certains
romans anglais (voir FA, 174), parmi lesquels figurent certainement ceux de D.H. Lawrence que Beauvoir
appréciait beaucoup. Mais la suite du livre enthousiasmera moins ses lecteurs privilégiés, et ne sera donc pas
proposé à un éditeur.
488
A. Boschetti, op. cit., p. 71.
489
Érostrate, Le Mur, La Chambre et Intimité.
184
monnayeurs, ou aux entreprises encore en cours : Les Hommes de bonne volonté, de Jules
Romains ou Les Thibault, de Roger Martin du Gard. L’ambition, sur le plan technique, est
donc d’envergure, bien que Beauvoir, si elle évoque une « somme », ne conçoive pas, dans
son projet, un livre en plusieurs volumes.
Solidement construit, le roman était une réussite technique : il combinait les événements
extérieurs et les expériences intimes avec naturel et chacun des personnages était relié à
l’histoire sans être abandonné en cours de route. Mais l’échec était encore attribué à l’épisode
tragique de Zaza-Anne, où la jeune femme mourait, écartelée encore une fois entre le bonheur
et le devoir comme dans le roman de Marseille :
De nouveau, en transposant l’histoire de Zaza, je l’avais trahie ; je retombai dans l’erreur de
substituer à une mère un mari ; et si la jalousie de celui-ci se comprenait mieux que dans le roman
précédent, je n’avais tout de même pas rendu plausible le désespoir d’Anne. (FA, 177)
Décidément, le roman manquait de crédibilité et péchait sur d’autres points :
Enfin, je ne connaissais pas les milieux dans lesquels je situai Pierre ; les personnages secondaires
n’avaient aucun relief, aucune vérité. Après un début passable, le roman se traînait, il n’en finissait
plus. Je bâclai les derniers chapitres : j’avais compris que la partie était perdue.
D’après Éliane Lecarme-Tabone, ce personnage secondaire, Anne, rattaché à l’intrigue
principale, « acquérait déjà une nécessité plus grande dans le deuxième roman car Simone de
Beauvoir y projetait vraiment de “ressusciter la figure” de son amie disparue, alors que dans
le premier elle ne se souciait que d’équilibrer l’ensemble de son récit 490 ». La dernière version
romanesque de l’histoire de Zaza, rendue publique, se trouve dans la plus longue des
nouvelles de Quand prime le spirituel, qui porte le nom de l’héroïne, Anne491. Éric Levéel la
résume ainsi :
Il s’agit véritablement d’une novella qui décrit le surmenage progressif d’une jeune fille de la
meilleure bourgeoisie catholique en proie aux décisions tyranniques de sa mère Madame Vignon
quant au garçon qu’elle désire épouser, jusqu’à sa mort d’une encéphalite 492.
La lente résurrection de Zaza est en marche : cette fois-ci, Beauvoir serre de très près la
réalité en convoquant l’essentiel des traits biographiques que l’on retrouvera dans Mémoires
d’une jeune fille rangée. Anne est amoureuse de Pascal, le double littéraire de Merleau-Ponty,
qui est aussi le frère de Marcelle, héroïne de la première nouvelle. Chantal, la meilleure amie
d’Anne, une jeune agrégée émancipée, incarne en partie Beauvoir en cherchant à la
convaincre de se soustraire aux contraintes de son milieu. Pour la première fois, l’héroïne,
Anne, au centre de l’intrigue, gagne en vérité. « Audacieuse, intense, douloureuse, violente
parfois (elle est capable de se donner un coup de hache sur le pied pour échapper à une visite
490
É. Lecarme-Tabone, op. cit., p. 207.
La réédition de poche de 2006 choisit d’inclure ce prénom dans le titre : Anne ou quand prime le spirituel.
492
Éric Levéel, « Quand prime le spirituel : Beauvoir avant Beauvoir », Simone de Beauvoir cent ans après sa
naissance. Contributions interdisciplinaires de cinq continents, op. cit., p. 302.
491
185
importune), toujours sincère, Anne suscite la sympathie et l’admiration493 », écrit Éliane
Lecarme-Tabone. Mais le commentaire de Beauvoir signale un échec manifeste de la
transposition, malgré quelques concessions :
Je tentai à nouveau de ressusciter Zaza et cette fois je serrai de plus près la vérité ; Anne Vignon
était une jeune fille de vingt ans, en proie aux mêmes tourments, aux mêmes doutes que Zaza.
J’échouai néanmoins à rendre son histoire convaincante. […] J’avais tracé d’Anne un portrait plus
plausible et plus attachant que dans les versions précédentes : on ne croyait tout de même pas à
l’intensité de son malheur, ni à sa mort. Peut-être le seul moyen d’en persuader le lecteur était-il de
les raconter dans leur vérité. (FA, 257-258)
Encore une fois, le récit pèche par défaut ; il demeure en deçà de la vérité. La fiction libère
pourtant un aveu : les relations de Chantal avec Paul Baron absorbent toute son existence, au
point de délaisser en partie son amie Anne — une situation meurtrière dans ses effets
dévoilant à demi-mots les remords de Beauvoir.
Le fil rouge d’ « Anne » se poursuit jusqu’aux Mandarins, qui, dans une première version,
tente d’évoquer à nouveau l’amie disparue sous le nom de « Germaine », une amie d’Anne
Durbreuilh éprise de leur professeur commun, Dubreuilh. Derrière le récit d’enfance et
d’adolescence du personnage, très proches de celles de Zaza, l’amitié d’Anne pour Germaine
était plus complexe que dans les précédents romans : une rivalité amoureuse apparaissait
clairement.
Surtout, c’est la première fois (et la seule) que s’esquissait le thème d’une rivalité amoureuse entre
les deux jeunes filles. […] l’idée de cette concurrence (dont Anne sort victorieuse) révélait peutêtre une hostilité refoulée, derrière l’amitié passionnée de Simone pour Zaza, liée sans doute à
l’excès de prestige exercé un temps par Zaza. Elle préfigurait assurément, en la transposant sur le
plan sentimental, l’interprétation finale des Mémoires d’une jeune fille rangée, qui lie étroitement
le sort des deux amies, l’élection de l’une impliquant la disparition de l’autre 494.
On s’achemine bien vers le traitement autobiographique de l’histoire de Zaza, forme de
récit idéal à bien des égards. Beauvoir avait tenté une dernière fois d’écrire un long récit sur
Zaza après Les Mandarins :
Renouant avec de très anciennes tentatives, j’entrepris une longue nouvelle sur la mort de Zaza.
Quand au bout de deux à trois mois je la montrai à Sartre, il tordit le nez ; j’étais bien d’accord :
cette histoire semblait gratuite et n’intéressait pas. (FC II, 39)
Elle renonça définitivement à mettre en fiction l’histoire de Zaza. Le seul moyen
d’atteindre cette histoire dans toute sa vérité et son épaisseur était, comme le note Christina
Angelfors, d’ « abandonner la fiction pour décrire les événements comme ils s’étaient
“réellement” produits495 ». Seule l’autobiographie pouvait, selon Jacques Deguy, « rendre
493
É. Lecarme-Tabone, op. cit., p. 208.
Ibid., p. 210.
495
Christina Angelfors, « Mémoires d’une jeune fille rangée : autobiographie ou fiction ? », Simone de Beauvoir
Studies, Volume 15, 1998-1999, p. 65.
494
186
compte de la cohérence de Zaza, parce que l’auteur y réfléchit sur l’histoire de l’héroïne, liée
à l’histoire de sa propre vie496 ».
Si le récit des Mémoires d’une jeune fille rangée est plus convaincant que ne le sont les
récits de fiction, c’est parce que Beauvoir met en scène le « mourir », et plus seulement la
mort brutale de Zaza attribuée à des causes extérieures : d’une certaine manière, le récit de la
mémorialiste est plus « romanesque » qu’il ne l’était dans les versions fictives. Anne StrasserWeinhard donne quelques exemples de ces manifestations du romanesque dans le récit :
Dans les Mémoires d’une jeune fille rangée, Beauvoir […] donne à plusieurs reprises quelques
indices qui révèlent un mal-être physique (pâleur, amaigrissement, maux de tête). Elle mentionne
des syndromes dépressifs, qui suggèrent sinon la mort, du moins le désir de mort : « apathie », « le
regard mort », « indifférente à sa propre vie », « m’endormir pour ne plus jamais me réveiller »
(MJFR 254)497.
Par l’intermédiaire de cette description directe de l’état de Zaza, Beauvoir est parvenue à
transmettre une certaine vérité sur son mal-être intérieur, tout en rendant sensible, par des
traits physiques, l’oppression dont elle est victime. Point de transposition, donc, ici : la réalité
brutale a repris ses droits.
2. Les premières formes romanesques de construction de l’identité féminine
Les échecs successifs n’ont pas empêché Beauvoir de reprendre, avec obstination, le
traitement romanesque de l’histoire de Zaza. Comment expliquer une telle permanence dans
le traitement d’un motif biographique ? Si, dans le premier volume autobiographique, la mort
scandaleuse de Zaza inspire un désir de compensation et de réparation, quelle autre
satisfaction eût pu tirer Beauvoir de sa mise en fiction ? Certes, il semble que bien avant
d’entreprendre son œuvre autobiographique, qui possède une valeur cathartique manifeste,
Beauvoir ait voulu réaliser, à travers la fiction, une forme d’exorcisme de sa culpabilité face à
la mort de Zaza. Est-ce pour autant l’expression d’un même désir, celui de rendre hommage à
l’amie disparue sous la forme d’une consolation, ou bien la mort de l’autre n’est-elle qu’un
prétexte pour lancer le roman et ne parler de soi que par le détour de l’autre ? La seconde
hypothèse nous paraît intéressante à plus d’un titre. Pour appuyer cette hypothèse, il faut
partir des produits anciens, c’est-à-dire des ébauches de roman présentes dans les Cahiers de
jeunesse dans lesquelles il est possible de déceler ce qui, véritablement, a suscité chez
Beauvoir une réaction si violente face à l’expérience-Zaza. Que révèle-t-elle de l’imaginaire
beauvoirien ?
496
Jacques Deguy, « Simone de Beauvoir : la quête de l’enfance, le désir du récit, les intermittences du sens »,
Revue des Sciences Humaines, Tome LXXXXVI, n°222, avril-juin 1991, p. 66.
497
A. Strasser-Weinhard, « La mort, moteur et sujet de l’écriture », Simone de Beauvoir Studies, op. cit., p. 130.
187
2.1. Du journal intime à « Marcelle »
Matrice de l’œuvre, l’expérience-Zaza serait aussi l’expérience culminante,
l’aboutissement et la cristallisation de toute une généalogie de la fiction qui se met en place
dès le début des années vingt. On trouve en effet dans les Cahiers de nombreuses ébauches
fictionnelles, des amorces narratives, qui échappent, semble-t-il, à la représentation directe de
soi. Elles n’auraient plus vocation à sauver la diariste de la menace du néant, du vide, mais à
la faire sortir de soi pour raconter des expériences neuves qui ne puisent pas directement leur
source dans sa vie, et qui se différencient, donc, des formes de l’existence-fiction. En ce sens,
le journal-atelier constitue un formidable vivier d’idées ou de croquis d’œuvres à venir. « Si le
journal est parfois vécu sur le mode négatif comme un empêchement de l’œuvre qui
stériliserait son scripteur, il apparaît souvent aussi comme un atelier fécond, soutien précieux
du créateur, réservoir de l’œuvre, autobiographique ou de fiction498», écrit Françoise SimonetTenant. Le journal fonctionne comme un laboratoire expérimentant toute la gamme des
possibles narratifs projetés par Beauvoir. À cet égard, il compte plusieurs baptêmes littéraires,
des résumés d’œuvres possibles, qui permettent de reconstruire la première formulation du
projet littéraire de l’écrivaine.
Pendant les vacances 1926, la diariste commence à écrire « Denise » (CJ, 511), début
d’une longue période de maturation autour d’un projet d’abord indifférencié, souvent qualifié
d’ « essai de roman ». Le 6 septembre, elle imagine plusieurs histoires à partir d’un seul
personnage, « une jeune fille » qui subit plusieurs destins différents : il y a celle qui ne peut
vivre son rêve dans la réalité et qui est contrainte de se tuer ou de devenir une autre « pour
qu’il n’y ait rien de commun entre son rêve et elle » ; celle qui « tombe au-dessous de son
rêve » en découvrant la véritable nature de celui pour qui elle éprouvait un « magnifique
amour » ; celle pour qui il est impossible de vivre parce qu’elle est dupée par l’amour, par la
vie. Le conflit entre l’idéal et la réalité se double d’un autre conflit, tout aussi profond, celui
de l’être et du paraître, au cœur d’une quatrième version possible, celle que Beauvoir
retiendra pour son roman Tentative d’existence : « la lutte entre une âme qui devrait être et
devrait se résigner à paraître, et les autres, la victoire des barbares sur une âme trop faible
pour leur tenir tête » (CJ, 82). On reconnaît aisément le portrait et l’itinéraire de Beauvoir
derrière cette lutte pour exister, déclinée selon des intrigues différentes. Or, c’est un
imaginaire spécifiquement féminin qui se met en place, puisque le récit, à travers des
situations différentes, décrit l’espace des possibles qu’autorise le rapport de la jeune fille à
l’amour, et plus généralement à la vie.
Ce sont autant d’ « états de femme499 », autant d’états critiques de jeunes filles qui font
émerger un certain rapport à la construction de l’identité féminine. L’essentiel de l’intrigue,
telle que l’apprentie écrivaine la conçoit, repose sur une épreuve vécue par l’héroïne et
498
F. Simonet-Tenant, op. cit., p. 124.
Je reprends le titre de l’ouvrage de Nathalie Heinich portant sur la construction de l’identité féminine dans la
fiction occidentale. L’objet de l’ouvrage, particulièrement intéressant pour notre étude, est d’analyser l’ « espace
des possibles offerts à la carrière féminine, qui se déploie dans un grand nombre de romans » de la tradition
occidentale (voir États de femme. L’Identité féminine dans la fiction occidentale, Gallimard, coll. « Nrf essais »,
1996, p. 12).
499
188
susceptible de lui faire changer son « état ». La première histoire voudrait décrire la béance
identitaire qui résulte d’un destin contrarié, la présence en soi de deux êtres différents : celui
qui a passionnément aimé et souffert, et celui qui renie cet amour pour continuer vainement à
exister. Or cette crise identitaire inhérente à la non-réciprocité d’un amour est révélatrice d’un
autre malaise propre à l’identité féminine : le difficile passage de l’état de fille à l’état de
femme, qui est aussi l’arrachement de la fille à l’état d’innocence, dont la nouvelle
« Marcelle » offre sans doute la représentation la plus réussie.
2.2. « Marcelle » ou l’enfance d’un génie
La nouvelle intitulée « Marcelle », placée en tête de Quand prime le spirituel500, déploie
l’ensemble de ces combinaisons fictionnelles, et plus particulièrement la seconde intrigue des
Cahiers :
[…] une jeune fille qui se conserve longtemps pour un magnifique amour fait de mutuelle
admiration et d’indépendance morale, qui rencontre cet amour, et peu à peu tombe au-dessous de
son rêve : par complaisance, elle devient l’aimée, elle perd l’amour d’elle-même et sa propre
estime, elle le lui crie un jour, il la console, il est faible lui aussi, et ils cherchent à se tromper par
une affection profonde, mais banale et meurtrie de l’être ; et une haine naît dans leur amour. Et
évoquant le beau rêve fait et brisé, pour le garder intact ils se séparent. (CJ, 82)
Marcelle, à l’image de cette jeune fille, rêve à un destin héroïque : « elle commença
d’attendre anxieusement une destinée qui fût à sa mesure » (QPS, 38). Petite, elle voulait être
un écrivain célèbre et avoir avec des hommes « des conversations élevées ». Adolescente, elle
eut la révélation de son destin : « Je serai la compagne d’un homme de génie » (QPS, 39),
comme la jeune Simone qui notait dans son cahier le 23 février 1927 : « N’était-ce pas tout à
l’heure que dressée sur le balcon, je me promettais aussi à l’amour d’un héros ? » (CJ, 281).
Marcelle, qui voulait ressembler à Mme de Staël, George Eliot ou la comtesse de Noailles,
possède, en somme, tous les atouts de la « vierge héroïque » dont le modèle pourrait être
Corinne dans l’œuvre de Mme de Staël : « version idéalisée de la femme savante et du basbleu […], elle incarne la poétesse, la grande intellectuelle désexuée […], dont le renoncement
au sexe assure l’héroïsation. Elle doit son statut et à son investissement sur les valeurs de
l’esprit, et à sa condition de fille à marier501 ».
« Le propre d’une vierge héroïque et de ne pouvoir le rester — sauf à mourir502 ». Faute de
persister dans la virginité en s’abandonnant dans les bras de Denis Charval, Marcelle perd du
même coup son statut héroïque, et se voit contrainte de se marier : elle passe de l’état de
vierge héroïque à l’état de femme mariée, chute prévisible, mais portée à son paroxysme dans
la lente dégradation de l’image de soi qu’éprouve l’héroïne, épouse trompée, jusqu’à la
séparation finale avec son mari. En effet, Marcelle vit son entrée dans l’état de femme comme
un véritable affrontement : un court-circuit se produit entre son état de fille et son corps de
500
Cette nouvelle était originellement placée en deuxième position, après « Lisa » et avant « Chantal ».
Nathalie Heinich, États de femme. L’Identité féminine dans la fiction occidentale, op. cit., p. 29.
502
Idem.
501
189
femme, « entre l’intouchabilité de la vierge et la désirabilité de la jeune fille503 ». Lors du
premier dîner avec Denis Charval au bord de la Marne, Marcelle, subissant son destin, se sent
impuissante : « il semblait à Marcelle qu’elle était emportée comme un jouet docile par une
destinée sur laquelle elle ne pouvait rien » (QPS, 63). Derrière le désir voluptueux de se
laisser aller, d’oublier qui elle est, la jeune fille vierge se voit exposée aux violences de la
séduction masculine ; c’est son état de « fille à prendre » qui lui est révélé dans un éclair de
lucidité ; son imaginaire livresque, populaire, refait surface pour l’avertir du danger :
Quelque chose allait arriver, elle ne ferait pas un geste pour l’empêcher, immobile, passive, elle
acceptait : pendant des années elle avait vécu en femme forte, tendre, inquiète ; elle avait besoin,
ne fût-ce qu’un instant, de renoncer à rien pensée, à rien vouloir. […] il n’y eut plus en elle que
bien-être et faiblesse, abandonnée dans les bras de Denis, elle connut la douceur de communier
avec le néant.
Soudain, comme un éclair, la peur la traversa ; ses muscles se raidirent et des deux mains elle
repoussa l’homme qui pesait sur elle. C’est ainsi que les séducteurs entraînaient dans les
campagnes désertes les filles dont ils voulaient abuser. (QPS, 63-64 ; je souligne)
L’utilisation du discours indirect libre, la voix de Marcelle se détachant du commentaire du
narrateur, produit un effet d’étrangeté : l’ennemi a fait son apparition. Si Marcelle repousse un
instant le vice, c’est ensuite pour mieux l’apprivoiser ; contre toute attente, elle choisit
l’héroïsme spiritualiste en sauvant du mal Denis Charval, poète en puissance qui attend sa
muse pour déployer tout son art :
Marcelle se représenta avec horreur l’avenir qui attendait Charval si une femme aimante ne se
dévouait pas à lui, sceptique, désabusé, meurtri ; il gaspillerait ses dons précieux, il sombrerait
dans la facilité, peut-être dans le vice. Elle seule pouvait le sauver ; elle n’avait jamais rêvé de sort
plus beau d’être la tendre inspiratrice d’un homme génial et faible. (QPS, 64-65)
Marcelle peut enfin donner toute la mesure à son destin. Mais une fois le mariage avec
Charval conclu, elle subit l’épreuve de la défloration et découvre alors ce continent noir qu’est
la sexualité, et avec lui, toute l’horreur de la souillure : « cet homme était un ennemi, il
ricanerait de sa chute » (QPS, 69). On assiste à une scène d’une rare brutalité, décrivant avec
violence la soumission malheureuse de la jeune épousée envers celui qui a désormais tout
pouvoir sur elle, une soumission assimilable à un viol, mais mêlée de jouissance :
Elle gémissait si fort que Denis dut lui fermer la bouche de sa main ; elle baisa cette main ; elle
aurait voulu crier à Denis qu’elle était sa chose, son esclave, et des larmes coulèrent sur ses joues.
Soudain il pénétra en elle ; sans qu’elle éprouvât exactement du plaisir, ce viol de sa chair la plus
secrète la fit suffoquer de gratitude et d’humilité ; elle acceptait avec une soumission passionnée
chacun des coups que Denis lui portait, et comme pour rendre cette possession plus entière elle
laissa sa conscience glisser dans la nuit. (QPS, 68)
503
Ibid., p. 47.
190
Pendant et après la scène d’amour, Marcelle passe par tous les sentiments destructeurs de
l’amour-propre, perdant progressivement sa dignité : l’humiliation, la honte, le dégoût, puis la
perte de conscience.
Cette chute spirituelle est le début d’une longue série de déceptions. Épouse déçue par son
mariage avec Charval, Marcelle voit s’effondrer une souveraineté qu’elle avait réussi quelque
temps à acquérir sur lui ; cette ascendance a bien du mal à se maintenir dans l’intériorité du
foyer conjugal. Marcelle, désabusée de ses rêves de jeune fille, voit progressivement ses
idéaux s’effondrer : elle est abusée par un mari qui la trompe et qui dilapide l’argent du
couple. Il y a pire : elle découvre en lui un être instable, frivole, cynique, grossier et incapable
d’écrire le moindre poème. La sentence est cruelle : « elle avait tout misé sur lui et elle avait
perdu ». Tous les efforts, les sacrifices consentis par Marcelle pour élever l’âme de Charval et
lui préparer un destin glorieux se sont révélés vains :
Elle avait toujours prévu qu’elle aurait à souffrir de la vie car ce n’est pas impunément qu’on
préfère au plaisir l’héroïsme et la beauté, mais elle n’avait jamais douté qu’en refusant les
bonheurs faciles elle ne se rendît digne des joies qui sont la récompense des grandes âmes. À
présent sa foi vacillait. Peut-être y avait-il quelque chose de pourri dans le monde : elle s’était
vainement réservée pour une terre promise qui peut-être n’existait pas. (QPS, 81 ; je souligne)
On trouvera dans ces lignes une vision morbide — et assez moderne — de l’expérience de
l’être qui contraste singulièrement avec la noble représentation que Marcelle s’était faite du
monde. Le « beau rêve fait » est bel et bien « brisé ».
À cette épreuve douloureuse se superpose l’installation dans une vie dénuée de rêve, une
quotidienneté morose, une réalité vulgaire dont elle espère sortir un jour :
[…] Marcelle se rappelait avec tristesse le temps où elle était une jeune fille paisible et libre ; alors
elle vivait, bercée de vers harmonieux, entourée de poètes, de figures fraternelles toujours dociles à
son appel : alors elle pensait aux livres qu’elle écrirait un jour, aux fines impressions recueillies
dans la journée, au bonheur, à la mort, au destin. À présent ces calmes méditations lui étaient
interdites : écouter anxieusement les bruits de pas qui montaient de la rue, évoquer l’image de
Denis serrant dans ses bras une femme, le haïr, désirer ses caresses, tel était son lot quotidien.
Parfois elle pensait avec désespoir que sa passion pour Denis consumait vainement une âme faite
pour un grand destin et elle se prenait à souhaiter n’importe quelle délivrance. (QPS, 86)
La délivrance viendra de Denis lui-même, lorsque Marcelle trouvera sa lettre de rupture au
retour du dispensaire. « Ma vie est finie », se répète-t-elle. C’est que Marcelle est une femme
mariée et qu’elle n’a donc plus aucun avenir quant à sa vie conjugale, brisée par la séparation.
L’épilogue est fort révélateur du renversement des codes opéré par Beauvoir. Refusant
d’être le personnage dupé d’un roman de l’échec féminin, Marcelle, à la fin de la nouvelle,
part à la conquête d’un autre héroïsme. Ne devrait-elle pas être elle-même Mme de Staël ?
« Pour la seconde fois, elle eut la merveilleuse révélation de son destin. “Je suis une femme
de génie”, décida-t-elle » (QPS, 88).
La nouvelle aurait pu s’intituler « L’Enfance d’un génie ». En effet, elle ne se limite pas à
une action unique ni à un épisode circonscrit dans le temps. On dénombre trois « sections » de
191
longueur inégale, séparées visiblement sur la page : l’enfance et l’adolescence d’une héroïne,
dont la description n’est pas exempte de satire504 ; son engagement dans les équipes sociales ;
sa rencontre avec Denis Charval qui tourne à la tragédie. Or, outre le fil chronologique, un fil
conducteur fait la liaison entre ces épreuves : la transformation subie par une femme,
Marcelle, de l’enfance à l’âge adulte. Comme tout récit de formation, l’héroïne apprend par
mimétisme : elle emprunte des idées à ceux qui l’entourent. Perdrières et Desroches
apparaissent comme ses mentors, de même que Denis Charval. Beauvoir joue ici avec les
codes d’une littérature romanesque éprouvée, dont elle s’est nourrie, mais pour aussitôt les
renverser. Plutôt que la mort, Marcelle choisit la prise en main de son destin, inversant par là
même la destinée prévisible d’une figure marquante de la littérature romanesque du XIXe
siècle : la vierge héroïque. Avec « Marcelle », Beauvoir explore plusieurs univers
romanesques et les juxtapose, créant parfois la surprise : on passe de l’univers propre et
bourgeois à la Mauriac au milieu célinien vulgaire, presque sordide, du métro parisien bondé.
L’auteure y explore également une littérature de la folie et du délire à travers les crises
convulsives de Marcelle lors de la scène de la nuit de noces.
On retrouve dans la nouvelle certains thèmes décrits par la jeune Beauvoir dans son
journal : le « reniement de minutes héroïques et exaltées », « un arrachement brusque » à son
rêve, celle qui « tombe au-dessous de son rêve ». Le temps de maturation du projet d’écriture
a certainement contribué à exacerber les conflits intérieurs de la jeune fille, et son opposition
au monde masculin. Si, derrière Denis, l’ombre de Jacques et le vécu de Simone se profilent,
Marcelle semble sortir triomphante de ses expériences sentimentales amoureuses : elle
préfigure l’intellectuelle par la seule force de sa volonté. L’enjeu de la nouvelle n’est pas tant
l’éducation sentimentale de la jeune fille dans une France encore nourrie de valeurs morales et
spirituelles que « l’accomplissement identitaire, l’accès à un soi propre, autonome et reconnu
comme tel, clairement délimité, défini de manière stable et irréductible à autrui505 ». D’une
certaine manière, à la fin de la nouvelle, Marcelle annonce la figure de la femme émancipée,
libérée de la contrainte du mariage, « non liée » ; elle se rapproche de ce que sera le statut de
la femme moderne, par l’affichage d’une vie spirituelle et intellectuelle. Enfin, sous les dehors
d’un petit roman de formation, « Marcelle » raconte en même temps l’apprentissage de
l’écrivain et préfigure Françoise dans L’Invitée. Marcelle veut passer à la position active
d’écrivain, non sans ambiguïté, puisqu’elle ne renonce pas à la soif d’idéal et au spiritualisme
qui sont pourtant la cause de sa déchéance sentimentale. La lecture globale du recueil de
nouvelles, comme nous le verrons, autorisera une lecture beaucoup moins idyllique de la
conversion de Marcelle.
504
Comme le note Jacques Deguy, « la narration procède, comme dans L’Enfance d’un chef, par une troisième
personne d’abord proche de l’enfant puis de plus en plus ironique à mesure qu’elle avance en âge » (Jacques
Deguy, « Simone de Beauvoir : la quête de l’enfance, le désir du récit, les intermittences du sens », Revue des
Sciences Humaines, op. cit., p. 67).
505
N. Heinich, États de femme. L’Identité féminine dans la fiction occidentale, op. cit., p. 206.
192
2.3. « Marguerite » ou l’autocréation du Castor
« Marguerite », qui occupe la dernière place du recueil de nouvelles, offre un
prolongement à « Marcelle » qui s’interrompait brutalement sur la découverte ultime d’une
vérité susceptible de modifier la vie de l’héroïne, d’engager son avenir. La reprise en main de
son propre destin s’accomplit sous une autre figure, celle de Marguerite, la sœur de Marcelle,
dans une nouvelle ouvertement autobiographique qui, pour la première fois, use d’une
narration à la première personne. Le lecteur reconnaîtra aisément des biographèmes : le cours
Desir apparaît par exemple sous le nom d’ « institut Ernestine Joliet » et l’atmosphère
étouffante qui pèse sur la jeune fille renvoie à l’expérience de Simone. La nouvelle opère un
désillusionnement progressif de l’héroïne :
Le livre se terminait sur une satire de ma jeunesse. Je prêtai à Marguerite mon enfance au cours
Désir et la crise religieuse de mon adolescence. Ensuite, elle tombait dans les panneaux du
merveilleux ; mais ses yeux se dessillaient, elle jetait par-dessus bord mystères, mirages et mythes,
et elle décidait de regarder le monde en face. (FA, 258)
Cette nouvelle, parmi les plus longues du recueil506, est consacrée à un seul personnage,
Marguerite, qui semble avoir pris comme personnage de roman, à la différence du personnage
d’Anne dans la nouvelle du même nom : « Ce récit était de loin le meilleur ; je l’avais écrit à
la première personne, en sympathie avec l’héroïne, dans un style vivant » (FA, 258), écrit,
satisfaite, Beauvoir. Tout se passe comme si la nouvelle « Anne », qui précède directement
« Marguerite », avait libéré en partie la puissance créatrice de Beauvoir en lui faisant dépasser
le choc de la mort d’Anne-Zaza grâce à la démystification des faux-semblants et des
« crimes » de la bourgeoisie. Cette hypothèse rejoint aussi l’épilogue désormais célèbre de
Beauvoir dans les Mémoires : « Ensemble nous avions lutté contre le destin fangeux qui nous
guettait et j’ai pensé longtemps que j’avais payé ma liberté de sa mort » (MJFR, 503).
Marguerite est une jeune femme ouverte à la rencontre et aux transformations. Déterminée
par son milieu social, elle a cependant des velléités d’indépendance : elle se révolte contre son
milieu, perd la foi et va courir l’aventure dans les bars de Montparnasse, d’abord
accompagnée de son mentor Denis puis seule, lorsque ce dernier retournera vers le monde
sans réalité mais apaisant de Marcelle. Pour reprendre une expression sartrienne à propos de
Lucien Fleurier, Marguerite « est le plus près de sentir qu’[elle] existe507 ». La proximité avec
la nouvelle sartrienne a d’ailleurs déjà été soulignée508. L’épilogue décrit parfaitement la prise
de conscience par l’héroïne des choses en face de soi et de sa propre existence — dans une
atmosphère et un sens proto-existentialistes :
506
Elle occupe soixante-quatorze pages du recueil.
Je souligne. Cf. le prière d’insérer du Mur, rédigé par Sartre : « Lucien Fleurier est le plus près de sentir qu’il
existe mais il ne le veut pas, il s’évade, il se réfugie dans la contemplation de ses droits : car les droits n’existent
pas, ils doivent être » (« Prière d’insérer », Le Mur, dans Œuvres romanesques, op. cit., p. 1807).
508
Voir Éliane Lecarme-Tabone, « Simone de Beauvoir’s “Marguerit” as a Possible Source for Jean-Paul
Sartre’s “The Childhood of a Leader” », dans Beauvoir and Sartre : The Riddle of Influence, sous la dir. de
Christine Daigle et Jacob Golomb, Bloomington, Indiana University Press, 2009, p. 180-188, et Jean-François
Louette, « Beauvoir au miroir de Sartre », Beauvoir, L’Herne, op. cit., p. 101-107.
507
193
J’ai continué à marcher, j’étais émue ; le monde aussi changeait ; c’était comme un
enchantement qui s’évanouissait ; au lieu d’un décor symbolique, je voyais soudain autour de moi
une foule d’objets qui semblaient exister pour eux-mêmes. […] J’en avais presque le vertige ; plus
je regardais, plus je découvrais de couleurs nouvelles aux fleurs de papier, aux lanternes
japonaises, aux girandoles lumineuses ; impossible d’en faire jamais le tour : combien de temps
j’avais perdu ! Je suis repartie lentement, le monde brillait comme un sou neuf ; je ne savais pas
encore ce que je voulais en faire mais tout était possible puisque au centre des choses, à cette place
que Denis avait laissée vide, voici que je me trouvais moi-même. (QPS, 355-357 ; je souligne)
Cet épilogue a une valeur de témoignage fictif qui nous apprend ce qui a pu stimuler la
création beauvoirienne : il témoigne de la cassure, de la rupture assumée de MargueriteBeauvoir, de sa nouvelle réceptivité à l’égard de l’entourage, du monde et des choses, et, de
là, d’une possibilité de basculer dans des altérités jusque-là inconnues.
Pour comprendre l’importance de cette nouvelle dans le recueil, qu’elle parachève — par
sa position finale et sa dimension résomptive ou synthétisante —, il faut repartir de la
composition du livre qui, d’après Beauvoir, est sous le signe de l’ambiguïté : dans La Force
de l’âge, elle évoque des « récits assez brefs », puis des « nouvelles », dont chacune « formait
un tout complet ». En abandonnant le roman classique à la Mauriac, elle avait décidé de
mener ses récits « d’un bout à l’autre avec rigueur », un défi pour cet écrivain dont les écrits
étaient, jusque-là, presque tous marqués par l’inachèvement. Si une des lois du genre de la
nouvelle est la concentration, afin d’ « utiliser un minimum de temps pour un maximum
d’effet509 », selon la formule de Thibaudet, chacune des nouvelles se prête assez bien au jeu
de l’économie, autant sur le plan de l’intrigue que de son orchestration, particulièrement
« Marcelle » et « Lisa » : « Marcelle » est une nouvelle ronde et pleine, grâce à l’effet de
bouclage qui ferme la nouvelle sur elle-même, la révélation finale de l’héroïne entrant en
résonance avec celle de la petite fille qui se rêvait « la compagne d’un homme de génie ». Les
deux nouvelles ont ceci de commun qu’elles s’écrivent à la troisième personne. Leur incipit
suppose l’existence d’un narrateur extérieur à l’histoire, excluant d’emblée la possibilité d’un
point de vue interne. Beauvoir justifie son choix : « J'utilisai dans ces deux récits
[« Marcelle » et « Lisa »] un ton faussement objectif, d'une ironie voilée qui imitait celui de
John Dos Passos » (FA, 256).
« Lisa » devait être la première des nouvelles : « Je décrivais l’étiolement d’une jeune fille
timidement vivante qu’accablaient le mysticisme et les intrigues de l’institut Sainte-Marie ;
elle se débattait en vain pour n’être qu’une âme parmi des âmes, alors que sourdement son
corps la travaillait » (FA, 255-256). Circonscrite sur une journée, très courte, l’intrigue est
certainement la moins riche en rebondissements. Après une description sèche et laconique de
la formation de l’Institution Saint-Ange, le point de vue devient intérieur au personnage de
Lisa, ce qui permet au lecteur de découvrir une certaine Marguerite, vue à travers les yeux de
Lisa. On évoque également deux autres personnages, Pascal, le frère de Marguerite, dont s’est
éprise Lisa mais qui est pris ailleurs, et Anne, qui est « malade ». En réalité, « Lisa » fait
figure d’intermédiaire entre deux séries de nouvelles : « Marcelle » et « Marguerite » d’une
509
A. Thibaudet, Réflexions sur la littérature, op. cit., p. 717.
194
part, et « Chantal » et « Anne » d’autre part. En effet, c’est par série de deux qu’il faut lire les
nouvelles, « Lisa » servant de nouvelle-pivot, préparant le terrain des autres intrigues.
Hésitante, malgré les intentions premières de l’auteure, la composition du livre tient à la
fois du roman, en vertu d’une savante perméabilité entre les récits, et de la nouvelle, ce qui,
semble-t-il, a justifié le refus de publication par Gallimard et Grasset. Dans sa préface de
1979, Beauvoir revient sur le principal défaut de son œuvre :
Gallimard et Grasset refusèrent le manuscrit : non sans raison. Les mêmes personnages se
retrouvaient dans les cinq nouvelles dont aucune ne constituait donc un tout fermé sur soi et se
suffisant à lui-même. Elles ne s’organisaient pas non plus en un ensemble cohérent qu’on pût
qualifier de roman. […]
Cependant, relisant récemment ce même texte, le faisant lire à des amis, nous lui trouvâmes des
qualités. […] c’est, somme toute, sous une forme un peu maladroite, un roman d’apprentissage où
s’ébauchent beaucoup des thèmes que j’ai repris par la suite. (QPS, 27-28)
Pourtant, une étude attentive montrerait la cohérence interne du recueil derrière une
apparente discontinuité. Les principes de pluralité et de reprise paraissent en effet opérants
pour déterminer la ligne conductrice de l’ouvrage. Le « crime » de Zaza, que souhaitait
dénoncer Beauvoir, est en réalité le creuset d’autres crimes, « minuscules ou énormes, que
couvrent les mystifications spiritualistes » (FA, 255), et déployés à travers des vies, des
déroutes plurielles, mais similaires.
Chacune des deux séries que nous avons mises en évidence s’inscrit dans le temps. À
l’enfance de Marcelle répond celle de Marguerite, puis la relation de la jeune fille avec son
beau-frère Denis fait écho à la première nouvelle. « Marguerite » est donc construite sur un
principe de répétition : l’héroïne réitère en quelque sorte l’expérience malheureuse de
Marcelle en se liant avec le même homme, mais la nouvelle va plus loin : Denis finit par
revenir avec Marcelle ; la boucle est bouclée. « Anne » se situe quelques temps après
« Chantal », puisque Chantal dit essayer de « raconter son année » à Rougemont. C’est Pascal
Drouffe qui fait le lien avec la première série, puisqu’on apprend qu’il est épris d’Anne. Or ce
personnage féminin n’était pas encore apparu dans « Chantal ». Tout se passe comme si la
nouvelle « Anne » répétait sur un mode encore plus tragique la première, dans laquelle
Chantal manœuvre la vie de Monique et de Serge — personnages qui ne réapparaîtront plus
dans la suite du recueil. Mais le personnage, haïssable dans la première nouvelle, prend de
l’épaisseur dans « Anne » : Chantal est la meilleure amie d’Anne et cherche à la soustraire
aux contraintes de son milieu, en dénonçant la mauvaise foi criminelle de Madame Vignon, la
mère d’Anne.
La cohérence de l’ensemble tient à la maîtrise des ellipses, des blancs, des béances dans le
texte, qui ne sont comblés que par une lecture attentive de la suite du texte. Le lecteur devient
ainsi un assembleur, recollant les morceaux d’intrigues, les rassemblant pour parvenir à une
lecture romanesque. « Lisa » pose ainsi les soubassements de la fiction en ouvrant des voies
plurielles : le personnage s’interroge sur le comportement changeant de Pascal, dont elle est
éprise : « Pourquoi, après trois ou quatre entretiens avait-il changé soudain de conduite ? » On
comprend que la nouvelle se passe au moment de l’agonie d’Anne : la temporalité est donc
contemporaine de la fin de l’avant-dernière nouvelle, « Anne », où le lecteur découvre avec
stupeur les causes d’une telle agonie. Mais « Lisa » évoque aussi le personnage de la dernière
195
nouvelle : « Après tout, Lisa ignorait tout de Marguerite ; elle n’avait jamais sollicité ses
confidences » (QPS, 177). Marguerite est décrite du point de vue de Lisa ; elle est douée
d’une sensibilité exacerbée qui la rend différente des autres :
[…] c’était une fille solide et vivante et c’était la seule amie que Lisa eût jamais eue. Elle seule
avait compris Lisa et apprécié à leur valeur ses richesses fragiles ; elle saisissait les moindres
nuances d’un sentiment ; les idées qu’on lui communiquait, elle leur trouvait plus de profondeur
qu’on eût soi-même pensé. Quand elle [Lisa] en écoutait le récit, les événements de la semaine
devenaient importants comme la vie d’une héroïne de roman. Rien en elle de conventionnel ni de
guindé ; la liberté de sa parole et de sa pensée tout en charmant Lisa la choquaient même parfois
(QPS, 175)
Marguerite apparaît déjà comme un personnage singulier, hors du commun, et créateur
d’histoires. Elle est capable de rendre romanesque le moindre événement grâce à ses capacités
fabulatrices, ce qui la rapproche des fonctions de l’auteure elle-même. Cette hypothèse est
confirmée par la dernière nouvelle. « Marguerite » offre un éclairage positif à l’ensemble du
recueil. Dans une conclusion en forme de bilan, rassemblant pour la première fois les
personnages de l’ensemble des nouvelles, Marguerite semble sortir de son personnage et
épouser le point de vue de l’auteure :
En fait, ma vie a changé du moment où j’ai pris parti par des actes contre la morale de Pascal et de
Marcelle ; il m’a fallu près de deux ans pour vraiment comprendre tout ce qu’il y avait de lâcheté
et d’hypocrisie dans leurs rêves merveilleux et pathétiques et pour rompre avec eux. Mais c’est là
une histoire que je ne me propose pas de raconter ; j’ai voulu montrer seulement comment j’ai été
amenée à essayer de regarder les choses en face, sans accepter d’oracles, de valeurs toutes faites ;
il a fallu tout réinventer moi-même, c’était parfois déconcertant ; tout n’est pas encore clair
d’ailleurs. Ce que je sais, en tout cas, c’est que Marcelle, Chantal, Pascal mourront sans avoir rien
connu, rien aimé de réel et que je ne veux pas leur ressembler. (QPS, 357 ; je souligne)
En créant ses propres valeurs, en affirmant sa capacité à regarder en face l’Existence,
Marguerite s’oppose aux autres personnages du livre par son parti pris des choses, et les
dépasse dans une vaste entreprise de libération ; elle sort de l’œuvre pour acquérir une valeur
métatextuelle et tend un miroir à l’auteure elle-même en revendiquant sa propre identité. Ces
dernières lignes du livre renvoient à la morale d’opposition mise en place dans les Cahiers de
jeunesse, lorsque Simone voulait se distinguer de ses semblables en refusant de leur
ressembler. Le récit se transforme ainsi en un discours auctorial qui cherche à convaincre le
lecteur de l’affirmation de sa propre autonomie. À cet égard, « Marguerite » montre une nette
évolution par rapport aux quatre récits précédents : elle se présente comme un complément de
L’Invitée et transcende les autres nouvelles par sa dimension proto- ou pré-existentialiste,
ouvrant une voie que Beauvoir explorera encore davantage dans son premier roman. La thèse
métaphysique y est semblable. Marguerite choisit d’être dans le monde, d’y participer et de
renoncer aux séductions opiniâtres du « merveilleux » et du spirituel, toujours prêts à resurgir
à chaque instant. Françoise, elle aussi, « se choisit » en anéantissant Xavière. Éric Levéel a
mesuré l’importance de cette nouvelle dans l’œuvre beauvoirienne :
Œuvre de jeunesse certes, Quand prime le spirituel ne peut pour autant être considéré comme un
simple « échauffement » littéraire péchant par ses faiblesses alors que dès 1938 la philosophie
196
beauvoirienne s’y expose sans voile par le biais de tableaux de jeunes femmes emprisonnées dans
un milieu à l’atmosphère viciée. […] Le thème primordial qui est en ressort, c’est sans aucun
doute, l’appel au bonheur : en montrant l’échec, à des degrés variables, de quatre jeunes femmes,
la réussite de Marguerite n’en est que plus extraordinaire. En choisissant d’exister pour elle-même
dans le monde, elle se l’approprie, le rend sien et en fait véritablement partie intégrante : tel est le
« parti pris de bonheur » de Françoise dans L’Invitée (Beauvoir 1943 : 122), qui rappelle, à son
exact opposé, le pari philosophique déiste de Pascal 510.
La référence à Pascal n’est pas anodine. Marcelle et Marguerite parient toutes deux sur un
avenir possible dans le monde et non pas hors du monde, mais nous apprenons, à la fin du
« roman », que l’une échoue quand l’autre réussit. À défaut d’une œuvre de génie, Marcelle
n’a publié qu’ « une petite plaquette de vers » (QPS, 357). Pourtant, elle avait tout pour
réussir : dans sa jeunesse, elle composait pour son petit frère Pascal des romans et des poésies.
Son père, professeur de grammaire, lui avait fait son éducation littéraire et elle suivait les
leçons particulières d’une demoiselle. Loin de l’agitation puérile des enfants de son âge, elle
trouvait exil « dans un monde imaginaire » parfois cruel et tourmenté comme la légende de
Barbe-Bleue. Mais, comme une illusion chasse l’autre, sa souffrance la sacre « femme de
génie » : elle ne renonce pas au vieux schéma romantique.
Si tous les personnages des nouvelles sont décrits au moment où un événement extérieur
les saisit, leur fait perdre, comme Marcelle et Marguerite, leur identité première, dans un
moment paradigmatique où leur vie peut basculer, seule Marguerite accède véritablement à la
rupture absolue avec le passé et au basculement de tout son être dans le présent. Le penseur de
Port-Royal n’était-il pas lui aussi l’homme du changement, du renversement radical, de la
conversion ? À l’inverse du philosophe chrétien, Beauvoir pose les conditions d’une existence
heureuse dans un monde sans Dieu en le considérant comme un lieu de réalisation possible
pour l’homme. Elle nous apprend aussi que le pari athée de Marguerite est une décision
personnelle qui ne lui est pas imposée de l’extérieur mais qui est de l’ordre de l’intime.
3. La Primauté du spirituel : une œuvre enterrée puis exhumée
« L’approche des vacances, d’alléchants projets m’aidèrent à enterrer avec le sourire La
Primauté du spirituel » (FA, 374), écrit Beauvoir dans La Force de l’âge. Il est difficile de ne
pas lire entre ces lignes de l’amertume lorsque le projet de Beauvoir avorta. Presque dix ans
après avoir obtenu l’agrégation, Beauvoir terminait un texte et envisageait une publication.
Pour Sartre, ces nouvelles constituaient « de remarquables documents qui décrivaient la
réalité de la condition des femmes sans fioritures ni enjolivements, avec passion et
conviction511 ». La critique avait accueilli en 1938 La Nausée comme un véritable événement
littéraire, soufflant à Beauvoir le désir encore naissant d’une réussite publique. Le refus par
Gallimard puis Grasset de publier La Primauté du spirituel en fut d’autant plus frustrant pour
Beauvoir. Le livre manquait d’originalité et était renvoyé à un « tableau de mœurs » morne,
510
511
Éric Levéel, « Quand prime le spirituel : Beauvoir avant Beauvoir », op. cit., p. 306.
Cité par Deirdre Bair, op. cit., p. 236.
197
banal, « maintes fois brossé », évoquant tout au plus « le destin des jeunes filles d’aprèsguerre ». Le lecteur chez Grasset, Henry Müller, écrivit à Beauvoir : « Vous vous êtes
contentée de décrire un univers en décomposition, et de nous abandonner au seuil d’un monde
nouveau sans nous en indiquer très exactement le particulier rayonnement » (FA, 374).
Beauvoir fut déconcertée par de tels reproches : « […] les héroïnes que je peignais, je les
avais connues en chair et en os, personne avant moi n’avait parlé d’elles ; chacune était
singulière, unique ». Elle n’avait pas voulu brosser une existence qui soit la moyenne exacte
de milliers d’existences appartenant à la même génération ; elle se défendit alors en faisant
valoir des « études psychologiques nuancées », destinées, au contraire, à rendre la singularité
d’une vie512. Ce qui arrive à Marguerite, Marcelle, Lisa, Chantal, ne saurait arriver qu’à elles,
prises chacune dans les balbutiements d’une pensée individuelle et intermittente.
Ce jugement de la maison d’édition nous paraît bien incomplet pour rendre compte de cet
échec éditorial. Jérôme Garcin, dans l’article des Nouvelles littéraires, évoque des recherches
infructueuses pour retrouver trace de cet événement auprès de Gallimard et de Grasset 513. Les
nouvelles étaient-elles trop polémiques, à une époque où l’idéalisme catholique d’Henri
Massis et de Jacques Maritain, dont Beauvoir détourne ironiquement le titre d’un livre,
sévissait particulièrement ? Selon Kate et Edward Fullbrook514, la véritable cause de
l’insuccès du livre est à chercher dans les quelques passages subversifs sur la sexualité
féminine qui auraient déplu à la maison Grasset, et avant elle, à la maison Gallimard515.
Il faudra donc attendre 1979 pour que Beauvoir ressorte le manuscrit de son tiroir, lorsque
deux universitaires américaines, Claude Francis et Fernande Gontier décidèrent de publier Les
Écrits de Simone de Beauvoir. L’heure est venue de faire paraître isolément, et en
complément des Écrits, cette œuvre de jeunesse, dont elle ne cache pas les faiblesses, et
destinée d’emblée à ne susciter chez son lecteur qu’un intérêt de curiosité pour ce qui apparaît
comme le « premier livre » d’un auteur reconnu :
[…] en tant qu’il éclaire la genèse de mon œuvre, je lui garde une sympathie que j’aimerais voir
partagée. […] Je souhaite que, malgré ses défauts, ses maladresses, ses lecteurs y prennent un
certain plaisir. (QPS, 28)
Comme le note Danièle Sallenave, « [l]a publication de 1979 ne vient donc pas racheter
l’échec de 1938 ; elle ne modifie même en rien le jugement que Simone de Beauvoir avait
porté dès cette époque sur le livre, et qu’elle réitère alors » (QPS, 13). Une question se pose,
512
La référence beauvoirienne à Dos Passos nous renvoie à l’article de Sartre de 1938 qui éclaire en partie les
intentions de Beauvoir : « Dos Passos, au contraire, peut donner tous ses soins à rendre la singularité d’une vie.
Chacun de ses personnages est unique ; ce qui lui arrive ne saurait arriver qu’à lui » (Situations, I, op. cit., p. 22).
513
« […] chez Gallimard, on nous a affirmé qu’aucune archive ne mentionnait ce souvenir ; tandis que chez
Grasset, après de vaines recherches, on s’aperçut que la correspondance de l’année 1938 avait disparu. Nulle
trace officielle, donc, de cet échec éditorial que dut endurer cette jeune femme rangée qui rêvait pourtant d’“être
un auteur célèbre” » (Jérôme Garcin, « Fallait-il publier le premier roman de Simone de Beauvoir », Les
Nouvelles littéraires, 17 janvier 1980).
514
Dans un ouvrage intitulé Simone de Beauvoir and Jean-Paul Sartre. The Remaking of a Twentieth-Century
Legend (New York, 1994).
515
Éric Levéel évoque cette thèse dans l’article déjà cité.
198
identique à celle lancée par les critiques lors de la parution du livre : « Fallait-il vraiment
exhumer ce manuscrit jauni par le temps516? » « Le lecteur qui découvre aujourd’hui ce livre a
du mal à penser non seulement qu’il ait pu être refusé, mais que son édition tardive soit passée
relativement inaperçue », poursuit Danièle Sallenave, répondant au dessein objectif de
récupération de l’œuvre dans sa préface.
La critique a beaucoup insisté sur le caractère autobiographique, réaliste des nouvelles et sa
fonction testimoniale. Deirdre Bair insiste sur le document d’époque :
Les nouvelles reflètent avec exactitude le milieu bourgeois dans lequel elle avait été élevée. Elles
décrivent avec éloquence l’isolement étouffant où l’on tenait les femmes insuffisamment
instruites, qui exigeait de leur part un courage considérable pour se rebeller, et le prix affectif
qu’elles avaient à payer pour cette révolte. Tous ces récits ont une tonalité réaliste qui rend presque
tangible la situation de ces cinq femmes517.
L’œuvre répond parfaitement, comme les premières critiques le concédèrent, aux règles du
réalisme du XIXe siècle fondant l’art de raconter sur l’exercice d’observation et de description.
Philippe Sollers, en 2006, met en évidence la rupture éthique et morale opérée par Beauvoir
dans ce texte et le modernisme de l’écriture, comparable à l’œuvre existentialiste de Sartre :
« Elle veut régler ses comptes avec son milieu catholique, son enfance coincée, ses premières
expériences de professeur de province […] c’est précis, dur, très intelligent, pas du tout
inférieur à La Nausée518 ». Les nouvelles s’affichent assurément comme un combat, une
bataille contre le « spiritualisme » présent à tous les niveaux de la réalité, et qui prend la
forme de cette éducation oppressive doublée de conformisme social que Beauvoir a connue.
Elles ont aussi, et sans aucun doute, une fonction prophylactique, qui vise à anticiper et à
contrecarrer les risques de la vocation : cette manière d’exorcisme de l’échec personnel se
mesure dans la violence avec laquelle Beauvoir condamne ses personnages, aussi bien
féminins que masculins, à une existence médiocre, complaisante, satisfaite d’elle-même, à
l’exception notable de Marguerite. Chantal épouse un riche médecin ; Pascal, lui, est
simplement cité dans une revue archéologique. « Ils ne sont pas mécontents de leur sort » : la
dernière phrase de « Marguerite » est lourde de sous-entendus ; elle relègue les personnages
des nouvelles dans un destin insignifiant, mesquin, et les plonge dans des problèmes de
respectabilité bourgeoise et dans de tristes mariages. L’œuvre, si elle puise dans l’imaginaire
social propre à la jeune Beauvoir, annonce de nombreux thèmes qui réapparaîtront par la
suite : l’arrachement à la morale bourgeoise est présent dans L’Invitée mais inspirera encore
La Femme rompue et Les Belles Images, de même que la dénonciation des illusions
communes sur l’existence, des « mirages » et des « mythes » ; la fascination-répulsion pour le
corps apparaît comme une des hantises productives des textes beauvoiriens ; enfin, la
516
Nous reprenons là une question posée dans l’article de Jérôme Garcin paru dans Les Nouvelles littéraires du
17 janvier 1980.
517
D. Bair, op. cit., p. 235.
518
Cité par Éric Levéel, op. cit., p. 301. La citation est tirée d’un article du Nouvel Observateur intitulé
« Beauvoir avant Beauvoir ».
199
recherche de la vérité ouvre la fiction à une dimension métaphysique que l’œuvre continuera à
suivre jusqu’aux dernières fictions.
Si le but principal — celui de raconter l’histoire de Zaza — a été en partie manqué, les
versions variées et successives de la même histoire dans les nouvelles montrent de manière
transparente l’intérêt originel du projet créateur, qui consiste à mettre en scène une certaine
idée de la liberté et du bonheur.
200
CHAPITRE III :
BEAUVOIR ET LES LEÇONS DE L’AVANT-GARDE LITTÉRAIRE.
DU PROFESSORAT AU STATUT D’ « ÉCRIVAIN » : L’INVITÉE (1938-1943)
Beauvoir tira une leçon de l’échec éditorial de La Primauté du spirituel et se remit
aussitôt à l’écriture. Cinq ans plus tard paraissait L’Invitée. Ce premier roman publié occupe
une place à part dans la production romanesque de Beauvoir, parce qu’il pose les
soubassements d’une pensée qui ne cessera plus de travailler en profondeur les œuvres
ultérieures. En outre, il participe de la constitution d’un genre qui deviendra privilégié mais
qui ne va pas encore de soi pour l’écrivaine en 1938, encore partagée entre brièveté narrative
et « somme » romanesque519. Mais surtout, en entreprenant ce roman, Beauvoir espérait enfin
accéder à l’existence littéraire.
Cette métamorphose décisive, Beauvoir la réalisa avec une œuvre qui serrait au plus près
sa vie. Ses motivations premières, celles de l’adolescente puis de la jeune professeure, étaient
toujours présentes : l’interrogation sur son propre destin devait mener à une méditation sur la
condition humaine. À partir de ce projet abstrait, la concrétion progressive de l’écriture
romanesque s’est faite en puisant directement dans le vécu et en faisant entrer directement
dans la fiction Beauvoir et Sartre en tant que personnages, imprimant les « premiers pas du
nous dans la sphère publique520 ». En suivant le chemin tracé avant elle par Sartre, Beauvoir
ajustait son pas à celui des avant-gardes littéraires. Il ne faut donc pas négliger les effets de
celles-ci sur le processus de maturation de l’œuvre et sa réception : elles contribuèrent à
modeler en profondeur le projet beauvoirien en lui proposant des précédents familiers et
confirmèrent, en retour, la valeur de son entreprise.
1. Les développements du projet originel
Le trajet philosophique qui accompagne le travail d’écriture romanesque de Beauvoir, en
posant la nécessité d’un lien complexe et indissociable entre les deux champs, a été peu mis
en valeur par la critique beauvoirienne. La philosophie est souvent étudiée indépendamment
de l’œuvre romanesque, comme une recherche parallèle, et sans y faire aucune référence,
tandis que le roman serait destiné à dévoiler une certaine vérité contenue dans les essais. C’est
pour cette raison que L’Invitée a pu recevoir l’étiquette de roman à thèse, comme si l’œuvre
ne faisait qu’illustrer la thèse hégélienne du conflit originel des consciences. Certes, la fiction,
tout en poursuivant son ambition technique, renvoie à un thème philosophique que l’on trouve
déjà présent dans les écrits de jeunesse datant des années 1925-1930. Elle semble donc
s’attacher directement au message philosophique comme l’atteste la phrase de Hegel,
519
Comme le note François Noudelmann, « […] le choix d’un mode d’expression n’est pas seulement
circonstanciel, il implique une attitude de pensée et un langage spécifiques » (Fr. Noudelmann, Huis clos et Les
Mouches de Jean-Paul Sartre, Gallimard, coll. « Foliothèque », 1993).
520
Catherine Poisson, Sartre et Beauvoir : du je au nous, New York, Éditions Rodopi, 2002, p. 100.
201
découverte par Beauvoir en 1940 et servant d’épigraphe au roman — « Chaque conscience
poursuit la mort de l’autre » —, et la manière dont Beauvoir souligne constamment, à propos
de L’Invitée, cet aspect du projet. Mais cette lecture réductrice ne rend pas compte de ce qui
fait le propre du roman, son rôle singulier : la tentative d’exploration des grands thèmes de
l’existence. Milan Kundera propose en effet cette définition du roman dans son glossaire
personnel en « Soixante-treize mots » : « La grande forme de la prose où l’auteur, à travers
des ego expérimentaux (personnages), examine jusqu’au bout quelques grands thèmes de
l’existence521 ». Nous partirons de cette définition, globale mais pertinente pour notre sujet,
comme point d’ancrage d’une réflexion sur L’Invitée.
1.1. La fondation philosophique : un autre « factum sur la contingence »
« Il y a dans la condition d’être conscient un perpétuel malaise 522.»
Beauvoir n’abandonne pas son intention d’unir la philosophie à la littérature en une
expérience totale. Elle s’intéresse depuis longtemps au problème de la contingence et du
dévoilement de la conscience d’autrui, bien avant sa rencontre avec Olga Kosakiewicz, qui
exacerba le conflit intersubjectif523. Son compagnonnage avec Sartre ne fit que renforcer son
intérêt pour la question :
[...] en causant avec Sartre j’entrevis la richesse de ce qu’il appelait sa « théorie de la
contingence », où se trouvaient déjà en germe ses idées sur l’être, l’existence, la nécessité, la
liberté. […] À ses yeux, la Contingence n’était pas une notion abstraite, mais une dimension réelle
du monde : il fallait utiliser toutes les ressources de l’art pour rendre sensible au cœur cette secrète
« faiblesse » qu’il apercevait dans l’homme et dans les choses. La tentative était à l’époque très
insolite ; impossible de s’inspirer d’aucune mode, d’aucun modèle […]. (MJFR, 479 ; je souligne)
L’effet prodigieux de nouveauté du projet ne put qu’encourager Beauvoir à se lancer elle
aussi dans une littérature métaphysique, qui puisse rendre compte de cette « secrète
faiblesse » perceptible en chaque homme, menant au déchiffrement du sens véritable de l’être
dans le monde. L’Invitée apparaît bien comme un roman de la Contingence, parce qu’il
propose un monde antérieur à la « chute » dans l’existence et donne à voir le processus de
dévoilement de la conscience d’autrui qui entraîne le monde à sa ruine. Ce roman des origines
aurait pu s’intituler, comme La Nausée, « factum sur la contingence », tant les intentions sont
proches entre les deux auteurs. Certains critiques ont pu noter une ressemblance évidente
entre les deux romans : « la prise de conscience de l’Enfer provoqué par l’expérience
d’autrui » acquiert, pour Jacques Deguy, « une force qui n’a d’égale que la découverte de la
contingence par Roquentin dans La Nausée, lors de sa propre “extase horrible” devant la
521
Milan Kundera, L’Art du roman, Gallimard, NRF, 1986, p. 179.
Maurice Merleau-Ponty, « Le roman et la métaphysique », dans Sens et Non-Sens, Nagel, 1966 ; Paris,
Gallimard, 1996, p. 37.
523
Beauvoir écrit dans La Force de l’âge : « […] le schéma de L’Invitée s’était formé avant qu’elle comptât pour
moi » (FA, 362).
522
202
racine du marronnier de Bouville524 ». Pourtant, les effets produits à la lecture par les deux
textes diffèrent. On ne lit pas La Nausée comme on lit L’Invitée ; ces deux textes ne placent
pas le lecteur dans la même disposition sensible.
Beauvoir innove en faisant entrer son lecteur dans la conscience de Françoise et en
bâtissant une forme de « huis clos525 » métaphysique autour de cette pesante menace que
constitue la présence étrangère de Xavière dans la vie de Françoise. Tout se passe comme si la
« maison de verre », pour reprendre l’expression d’André Breton dans Nadja, que Françoise
habitait depuis des années, se trouvait fissurée, fêlée par l’effraction de Xavière. Si c’est
Françoise qui, au départ, force la jeune provinciale à entrer dans son univers, « l’invitée » ne
cessera plus de forcer à son tour les murs de cette prison dorée et de révéler son extériorité
inquiétante. L’ « in-vitation » lancée à Xavière révèle son sens étymologique : Françoise veut
faire vivre Xavière — invitam, pour paraphraser Bérénice de Racine — dans sa forteresse
intérieure : « Vous verrez, vous aurez une existence toute dorée » (I, 45), lui promet-elle.
L’histoire personnelle de Françoise est tout entière l’histoire d’une « chute », un drame
existentiel dont la temporalité propre est marquée par un « avant » et un « après »
singuliers526. Ce moment est datable dans le roman. Il survient au chapitre III de la première
partie, lorsque le point de rupture, de non-retour, est atteint :
Cette Xavière précieuse et encombrante qui venait de se révéler, Françoise la repoussait de toutes
ses forces ; c’était presque de l’hostilité qu’elle sentait en elle. Mais il n’y avait rien à faire, aucun
moyen de revenir en arrière. Xavière existait. (I, 83 ; je souligne)
La mécanique est en place, le roman ne peut qu’avancer vers sa fin, s’acharnant à
exacerber l’incompatible présence des deux femmes jusqu’au dénouement. Or, le malaise
qu’éprouve Françoise à partir du moment où Xavière entre dans sa vie a des origines
profondes : c’est celui, immédiat, physique, impérieux, que vit l’héroïne, enfant, face à
l’énigme d’un « vieux veston » posé sur une chaise dans le silence d’une maison de
campagne. Jean-Pierre Chopin évoque ainsi le « vertige phénoménologique » de Françoise en
prenant soin de rappeler qu’« [e]n réalité, le problème de Françoise est antérieur à Xavière qui
n’est qu’un révélateur de sa lointaine imposture527 ».
524
Jacques Deguy, « Il y a Xavière », Roman 20/50, n°13, juin 1992, p. 61.
La référence à la pièce de Sartre, rédigée postérieurement à L’Invitée, n’est pas fortuite. Sartre avait d’ailleurs
songé intituler sa pièce Les Autres.
526
L’histoire de Françoise n’est pas unique dans l’histoire de la littérature. On connait davantage la « chute
originelle » de Flaubert, épisode de la vie d’un grand écrivain raconté par Sartre dans L’Idiot de la famille. Les
biographies « existentielles » de Sartre en offrent d’autres exemples : publiée en 1947 avec une préface de
Michel Leiris, l’étude sur Baudelaire pose la question centrale de la contingence, en la situant, pour la première
fois, sur le plan biographique. La vie de Baudelaire, telle qu’elle est interprétée par Sartre, est tout entière soustendue par le projet de dépasser la contingence ou, plus précisément, sa propre contingence.
527
Jean-Pierre Chopin, « L’Invitée ou le vertige congédié », Roman 20/50, n°13, juin 1992, p. 25.
525
203
1.1.1. Le récit d’enfance embryonnaire : la « nausée » de Françoise
« Rares sont les romanciers qui ont reconnu à ce point combien l’enfance était à la fois le
laboratoire et la matrice du récit achevé528 ». Cette formule de Jacques Deguy fait du récit
d’enfance le point de départ obligé des premières œuvres de fiction de Beauvoir, ébauchées
ou achevées. Avant L’Invitée, le roman de Rouen, écrit dans les années 1932-1934, devait
partir de l’enfance et de l’adolescence des héros, Pierre et Madeleine Labrousse. De même,
les cent premières pages de L’Invitée étaient, dans leur version initiale, consacrées à l’enfance
de Françoise, mais Brice Parain les jugea inférieures à ses nouvelles, tout comme Sartre. Non
sans regret, Beauvoir abandonna son récit d’enfance : « Je décidai de prendre pour accordé le
passé de mon héroïne, sa rencontre avec Pierre, leur huit années d’entente : le récit débutait au
moment où une étrangère entrait dans leur vie » (FA, 385).
Pourtant, l’épisode du « vieux veston », comme une vieille relique du passé, est resté dans
la version finale de L’Invitée, sous la trace fragmentaire d’un souvenir de Françoise adulte, au
chapitre VI de la première partie : un passage capital, dont la portée est à la fois métaphysique
et existentielle. À la différence de Sartre qui présente Roquentin sans se référer à la genèse
infantile de son moi — ce que renforce la découverte par le personnage que « le passé n’existe
pas » —, Beauvoir a maintenu chez son héroïne la mémoire, fragmentaire et intermittente,
d’une enfance.
L’épisode est raconté sous la forme d’une rêverie. Un « vieux veston » suspendu au dossier
d’une chaise plonge dans l’inquiétude la petite fille de six ans qui découvre l’impensable : le
mode d’existence des choses privées de conscience. Beauvoir reconnaîtra pour sien ce
souvenir d’enfance en 1958 : « J’ai raconté ailleurs comment à Meyrignac je contemplai
stupidement un vieux veston abandonné sur le dossier d’une chaise » (MJFR, 69). Dans
L’Invitée, le récit du souvenir prend toute son épaisseur avec la montée d’une angoisse
ancienne, une remontée de l’inconscient comme suscitée par la commande banale,
quotidienne, d’un « café noir » par l’héroïne :
Un café noir, dit-elle au garçon.
Une angoisse la traversa : ce n’était pas une souffrance précise, il fallait remonter très loin pour
retrouver un pareil malaise. Un souvenir lui revint. (I, 145)
« Et puis j’ai eu cette illumination » : on ne peut s’empêcher de penser à ce que Roquentin
vit dans La Nausée. Les circonstances de l’expérience, suscitées par un environnement
hostile, sont similaires aux deux récits d’ « illumination »529 :
528
Jacques Deguy, « Il y a Xavière », op.cit., p. 71.
Malgré tout, dans la fiction sartrienne, l’intuition de la contingence advient dans un environnement naturel et
face à une « profondeur » naturelle — la mer, la nuit, la racine du marronnier. Beauvoir privilégie
l’environnement humain. La maison familiale est un lieu paradoxal que Simone affectionnait et redoutait
particulièrement. Lorsque l’enfant se sent abandonnée et ne dispose plus de la protection de sa famille, la maison
devient un espace de tension, de conflit, où est exacerbé le sentiment de délaissement et de solitude. Francis
Jeanson écrit : « C’est qu’en effet, quel qu’en soit le “bonheur”, sa condition d’enfant (puis d’adolescente) est
tout de même à ses yeux une espèce de malheur : un porte-à-faux, un décalage, une intime contradiction qu’elle
endure assez mal. En tant que conscience, elle s’éprouve et se veut d’emblée souveraine ; en tant que petite fille,
529
204
[…] il faisait sombre […]. C’était drôle de se trouver là toute seule alors que tout le monde était
dans le jardin, c’était drôle et ça faisait peur ; […] sous la bibliothèque et sous la console de
marbre stagnait une ombre épaisse. (I, 146 ; je souligne)
L’ « ombre épaisse », pour Roquentin, n’est autre qu’un arbre, qui, selon les propres termes
de Beauvoir, « par sa vaine prolifération, indiquait la contingence » (FA, 51) : « J’étais assis,
un peu voûté, la tête basse, seul en face de cette masse noire et noueuse, entièrement brute et
qui me faisait peur530». L’intelligibilité accordée aux choses par les deux observateurs conduit
dans les deux cas à son inconsistance, à sa ruine. Lorsque la petite Françoise compare
l’existence du « vieux veston » à la sienne, elle ne peut que constater l’absurdité d’une telle
démarche. Le veston est aussi peu assimilable par la conscience que ne l’est la racine que
Roquentin compare à « un morceau trop gros » qui « reste en travers d’un gosier531 » : « Il
était vieux et fatigué mais il ne pouvait pas se plaindre comme Françoise se plaignait quand
elle s’était fait mal, il ne pouvait pas se dire “je suis un vieux veston fatigué”. C’était
étrange » (I, 146). De même Roquentin reconnaît-il son impuissance à rationnaliser sa
découverte :
En vain cherchais-je à compter532 les marronniers, à les situer par rapport à la Velléda, à
comparerleur hauteur avec celle des platanes : chacun d’eux s’échappait des relations où je
cherchais à l’enfermer, s’isolait, débordait533.
L’épaisseur insondable des êtres et des choses dépasse notre propre expérience humaine :
pour Françoise, « […] les meubles avaient leur air de tous les jours, mais en même temps ils
étaient tout changés : tout épais, tout lourds, tout secrets » (I, 146). L’existence, pour
Roquentin « avait perdu son allure inoffensive de catégorie abstraite : c’était la pâte même des
choses534 ». À la lumière de ces concordances, les deux textes s’éclairent réciproquement,
mais les conclusions de l’expérience ne sont pas exactement de même nature. Roquentin sent
ce que veut dire « exister » :
Même quand je regardais les choses, j’étais à cent lieues de songer qu’elles existaient : elles
m’apparaissaient comme un décor. Je les prenais dans mes mains, elles me servaient d’outils, je
prévoyais leurs résistances. Si l’on m’avait demandé ce que c’était que l’existence, j’aurais
répondu de bonne foi que ça n’était rien, tout juste une forme vide qui venait s’ajouter aux choses
du dehors, sans rien changer à leur nature. Et puis voilà, tout d’un coup, c’était là, c’était clair
comme le jour : l’existence s’était soudain dévoilée535.
elle est niée par les adultes » (Francis Jeanson, Simone de Beauvoir ou l’entreprise de vivre, Paris, Seuil, 1966, p.
101-102). L’univers familial, dans l’épisode de L’Invitée, devient un non-lieu. Dès lors, il est l’espace idéal pour
créer les conditions de possibilité d’une expérience-limite.
530
J.-P. Sartre, La Nausée, dans Œuvres romanesques, op. cit., p. 150. Je souligne.
531
Ibid., p. 156.
532
C’est Sartre qui souligne.
533
Ibid., p. 152.
534
Ibid., p. 151.
535
Ibid., p. 150-151.
205
Françoise découvre, en même temps que l’existence des choses, leur incapacité à savoir
qu’elles existent. C’est autour de ce manque originel que tourne son questionnement : « À
quoi ça lui sert d’exister s’il ne sait pas536 ? » se demande la petite Françoise. Or la saisie de
ce manque entraîne, en retour, la découverte de soi. Tout se passe comme si poser l’existence
de la chose en face de soi dans son étrangeté — dans son ignorance de nature — conduisait à
affirmer la propre existence de celui qui sait : « […] le veston restait là, indifférent, tout
étranger, et elle était toujours Françoise ». Elle est Françoise dans la mesure où elle reconnaît
l’existence des choses hors d’elle-même dans leur différence.
Fascinée par l’objet de son regard, Françoise cherche à éprouver l’expérience inverse
d’une conscience qui ne saurait pas. Elle s’imagine être le veston : « C’est comme si on
n’existait pas », mais l’expérience est nécessairement vouée à l’échec puisque « si elle
devenait le veston alors elle, Françoise, n’en saurait plus rien ». Se glisser dans l’existence des
choses en face de soi conduit à faire un effort de néantisation de sa propre personne. Dans ses
Mémoires, l’auteure nous donne la clé de l’expérience de la petite Françoise, prise dans les
souvenirs de sa propre enfance : « Dans les siècles révolus, dans le silence des êtres inanimés
je pressentais ma propre absence : je pressentais la vérité, fallacieusement conjurée, de ma
mort » (MJFR, 69). La présence des choses fait pressentir l’idée de l’absence du moi, un
scandale pour qui se veut absolu au cœur d’un univers qui ne peut exister que là où il est.
Chaque chose n’affirme son être qu’en dépossédant Françoise du sien. Pour elle, il ne peut y
avoir de conscience qu’en dehors des choses. Chez Roquentin, la conscience pénètre les
choses et ne cesse pas pour autant d’exister :
Combien de temps dura cette fascination ? J’étais la racine de marronnier. Ou plutôt j’étais tout
entier conscience de son existence. Encore détaché d’elle — puisque j’en avais conscience — et
pourtant perdu en elle, rien d’autre qu’elle. […] Le temps s’était arrêté : une petite mare noire à
mes pieds […]. J’aurais voulu m’arracher à cette atroce jouissance, mais je n’imaginais même pas
que cela fût possible ; j’étais dedans […]537.
Françoise a désormais la preuve de son existence par l’absence. Plus tard dans le roman,
elle mettra en mots cette vérité : « Elle pouvait savoir avec beaucoup de certitude ce qu’elle
n’était pas : c’était pénible de ne se connaître que comme une suite d’absences » (I, 184).
Roquentin et Françoise subissent, en apparence, un sort différent : si le premier se sent « de
trop pour l’éternité », la seconde, tout juste sortie de sa rêverie, se sent « exilée de l’univers
entier ». Pourtant, dans les deux cas, une même force les extirpe de la réalité, rend leur
existence superflue, au point de rendre le monde présent « hors de portée » : c’est le même
exil métaphysique que connaissent Roquentin et Françoise.
Le fort anthropomorphisme de la description du veston « vieux et fatigué » ne laisse aucun
doute sur sa capacité à représenter autrui de manière absolue, et comme une menace
permanente. Le veston, avant d’être une chose privée de conscience, est avant tout un Autre.
Dès le début de la scène, l’Autre est un danger pour soi. Les symptômes physiques de la
terreur et de l’angoisse sont manifestes : « sur le palier du premier étage, une petite fille collée
536
537
On attendrait plutôt ici : « s’il ne le sait pas ».
Ibid., p. 155-156. C’est Sartre qui souligne.
206
contre le mur retenait sa respiration ». La scène se noue autour d’un double mouvement,
d’attraction et de répulsion. Une force irrésistible la conduit à regarder malgré tout le veston :
« On n’avait pas envie de se sauver mais on se sentait le cœur serré » (I, 146). À la fin de la
scène, Françoise, prise de vertiges, se sauve : « Tout se mit à tourner dans sa tête et elle
redescendit en courant au jardin ».
Ce que l’expérience a révélé à la petite Françoise, et ce qu’elle ne parvient pas encore à
formuler clairement, c’est le heurt des consciences et, plus précisément, l’impossibilité de la
coexistence des consciences, un enjeu majeur de L’Invitée. Lorsque Xavière, au chapitre IV
de la deuxième partie, se dressera comme une « conscience étrangère », une « présence
ennemie » face à Françoise, l’expérience de l’enfance resurgira avec éclat : « […] elle l’avait
enfin rencontré cet infranchissable obstacle qu’elle avait pressenti sous des formes incertaines
depuis sa plus petite enfance […] » (I, 363). Une mention du « vieux veston » réapparaîtra,
dans une énumération désordonnée où sont juxtaposées des bribes de souvenirs :
Des images traversèrent Françoise : un vieux veston, une clairière abandonnée, un coin du Pôle
Nord […]. Déjà il lui était arrivé de sentir comme ce soir son être se dissoudre au profit d’êtres
inaccessibles, mais jamais elle n’avait réalisé avec une lucidité si parfaite son propre
anéantissement. (I, 365)
Aux moments cruciaux de la prise de conscience du scandale de l’existence d’autrui,
Françoise trouve la confirmation de ce qui n’était encore qu’un pressentiment, une idée vague
et non formulée : la conscience de son propre anéantissement538.
1.1.2. Françoise, « une conscience nue en face du monde »
Les premiers chapitres de L’Invitée décrivent un « âge d’or » avant la « chute », un univers
fondamentalement égocentrique qui s’oriente autour d’un centre, la conscience de Françoise :
« Je n’ai pas besoin de chercher à me tailler dans le monde une place privilégiée.
J’ai l’impression que j’y suis déjà installée » (I, 18). Il existe une époque où Françoise,
comme Roquentin, vivait de ces « moments admirables » où les choses s’enchaînaient comme
si elles se dirigeaient vers un but que chacune semblait déjà annoncer, ces instants où « la vie
pouvait prendre une qualité rare et précieuse539 ». Nul besoin de circonstances
extraordinaires : il faut simplement « [d]e vrais commencements, apparaissant comme une
sonnerie de trompette, comme les premières notes d’un air de jazz, brusquement, coupant
court à l’ennui, raffermissant la durée540 ». Le début de L’Invitée offre l’exemple d’un « vrai
commencement » tel que le décrit Roquentin. Le cliquetis de la machine à écrire et la lumière
rose qui offre le spectacle « intime et douillet » de Françoise et de Gerbert au travail sont un
538
Beauvoir a vécu la même expérience répétée de la conscience de son propre anéantissement face à plusieurs
figures féminines qui ont marqué sa vie : Zaza, Olga, ou encore celle qu’elle appelle « Toulouse » dans sa
correspondance avec Sartre — et qui n’est autre que Simone Jollivet, la « Camille » des Mémoires. Sylvie Le
Bon de Beauvoir valide elle aussi cette interprétation lors de notre entretien (reproduit en annexe).
539
J.-P. Sartre, La Nausée, dans Œuvres romanesques, op. cit., p. 46.
540
Ibid., p. 46-47.
207
préambule au commencement du monde. Françoise animera bientôt le « théâtre inhumain et
noir » dans une exaltation créatrice unique.
D’ordinaire à cette heure il n’y avait plus personne de vivant dans le théâtre ; cette nuit il vivait ; la
machine à écrire cliquetait, la lampe répandait sur les papiers une lumière rose. Et je suis là, mon
cœur bat. Cette nuit, le théâtre a un cœur qui bat. (I, 11)
Tout se passe comme si c’était Françoise qui faisait advenir sous nos yeux le texte que nous
lisons, à travers ce geste créateur qui évoque l’acte de la Genèse. Elle découvre l’orgueilleuse
jouissance de faire naître les objets ex nihilo :
Quand elle n’était pas là, cette odeur de poussière, cette pénombre, cette solitude désolée, tout ça
n’existait pour personne, ça n’existait pas du tout. Et maintenant elle était là, le rouge du tapis
perçait l’obscurité comme une veilleuse timide. Elle avait ce pouvoir : sa présence arrachait les
choses à leur inconscience, elle leur donnait leur couleur, leur odeur. […] Elle était seule à
dégager le sens de ces lieux abandonnés, de ces objets en sommeil ; elle était là et ils lui
appartenaient. Le monde lui appartenait. (I, 12)
Le premier chapitre décrit un monde constitué par le seul regard de Françoise. En tant que
pure conscience, ou conscience désincarnée, Françoise invite les objets à trouver leur place
dans le champ de sa vision : « […] c’était comme une mission qui lui avait été confiée, il
fallait la faire exister, cette salle déserte et pleine de nuit » (I, 12). Même « les fauteuils de
peluche rouge » sont « inertes, en attente ». Mais en attente de quoi ? « Tout à l’heure ils
n’attendaient rien. Et maintenant elle était là et ils tendaient leurs bras ». Ces choses en appel
d’être n’attendent que la traversée de Françoise parmi elles, leur investissement par son regard
pour donner, le temps d’un éclair, un spectacle jamais donné à personne :
Elle traversa une avant-scène et monta sur le plateau ; elle ouvrit la porte du foyer, elle descendit
dans la cour où moisissaient de vieux décors. Elle était seule à dégager le sens de ces lieux
abandonnés, de ces objets en sommeil ; elle était là et ils lui appartenaient. Le monde lui
appartenait.
La « douceur de cette heure » est à la mesure des « premières notes d’un air de jazz » pour
Roquentin. L’air du disque qu’il aime écouter dans le café jouit du même genre de nécessité
interne que l’animation du décor pour Françoise : « Ça semble inévitable, si forte est la
nécessité de cette musique : rien ne peut l’interrompre, rien qui vienne de ce temps où le
monde est affalé […]541 ». Le « monde affalé » est à l’image des objets « en sommeil »,
propres à l’univers beauvoirien. Or, une inquiétude est commune à Françoise et à Roquentin,
l’angoisse de la fin : « il faudrait si peu de choses pour que le disque », comme la mise en
scène de Françoise, « s’arrête[nt] ».
Une faille est perceptible dans la mécanique mise en œuvre. La série de notes, comme la
salle de théâtre en éveil, s’achemine inexorablement vers une fin :
541
Ibid., p. 29.
208
Elles ne connaissent pas de repos, un ordre inflexible les fait naître et les détruit, sans leur laisser
jamais le loisir de se reprendre, d’exister pour soi. Elles courent, elles se pressent, elles me
frappent au passage d’un coup sec et s’anéantissent. J’aimerais bien les retenir […]. Il faut que
j’accepte leur mort […]542.
Ce que Roquentin accepte, comme par la « force des choses », Françoise le ressent
douloureusement comme « un abandon, une trahison » qui s’étend aux dimensions de toute la
terre :
La nuit allait engloutir à nouveau la petite place provinciale ; la vitre rose luirait vainement, elle ne
luirait plus pour personne. La douceur de cette heure allait être perdue à jamais. Tant de douceur
perdue par toute la terre. (I, 13)
Hors de la présence de Françoise, le monde retombe dans sa léthargie. L’épisode du théâtre en
éveil se termine donc sur cette note pessimiste et sur le sentiment d’une perte irrémédiable.
C’est exactement le sens que donne Roquentin à l’ « aventure ». L’ « aventure » est quelque
chose qui « commence pour finir » : « […] l’aventure ne se laisse pas mettre de rallonge ; elle
n’a de sens que par sa mort. Vers cette mort, qui sera peut-être aussi la mienne, je suis
entraîné sans retour543 ». Françoise éprouve le regret d’une toute-puissance, d’un sentiment
d’éternité qu’elle n’atteindra jamais : elle n’est pas parvenue à « toucher Dieu » ou à « devenir
Dieu »544. La fiction de Tous les hommes sont mortels accomplira ce miracle, puisque Fosca
l’immortel adopte précisément le point de vue de l’absolu.
Pourtant, Françoise vit dans la nostalgie de cette toute-puissance et elle la transpose sur le
monde qui l’entoure : « […] les choses qui n’existent pas pour moi, il me semble qu’elles
n’existent absolument pas ». Lorsqu’elle s’en détourne, tout se défait aussitôt « comme un
paysage délaissé » (I, 34). À cet égard, l’épisode du café maure au chapitre II de la première
partie est un moment de plénitude, où la conscience de Françoise coïncide parfaitement avec
le monde. C’est aussi une des rares scènes où Françoise éprouve encore un sentiment de bienêtre aux côtés de Xavière. Cette scène contemplative a la même structure et la même fonction
qu’une autre « aventure » dans le journal de Roquentin : « […] j’ai traversé tout ce jour pour
aboutir là, le front contre cette vitre, pour contempler ce fin visage qui s’épanouit sur un
rideau grenat545 ». Françoise se réjouit d’avoir en sa possession la « petite existence triste » de
Xavière :
En cet instant, pour elle-même, Xavière n’était rien d’autre qu’un goût de café, une musique
lancinante, une danse, un léger bien-être ; mais pour Françoise l’enfance de Xavière, ses journées
stagnantes, ses dégoûts composaient une histoire romanesque aussi réelle que le tendre modelé de
542
Ibid., p. 28.
Ibid., p. 47.
544
Ces expressions sont de Beauvoir dans les Mémoires d’une jeune fille rangée : « […] je me demandai si, pardelà les limites de ma raison, certaines expériences n’étaient pas susceptibles de me livrer l’absolu ; ce lieu
abstrait d’où je réduisais en poudre le monde inhospitalier, j’y cherchai une plénitude. Pourquoi une mystique ne
serait-elle pas possible ? “Je veux toucher Dieu ou devenir Dieu”, déclarai-je ». N’est-ce pas ce que tente
Françoise lors du miracle poétique au début de L’Invitée ?
545
J.-P. Sartre, La Nausée, dans Œuvres romanesques, op. cit., p. 68.
543
209
ses joues ; et cette histoire aboutissait précisément ici, parmi les tentures bigarrées, en cette minute
exacte de la vie de Françoise où Françoise se tournait vers Xavière et la contemplait. (I, 23 ; je
souligne)
Le
sentiment de plénitude n’est pas procuré directement par la contemplation de la scène,
mais par son réinvestissement par la conscience absolue de Françoise. En fait, Xavière figure
dans un univers au même titre que les autres objets inanimés, comme autant d’éléments
faisant partie d’un tout qui n’appartient qu’à Françoise :
[…] Xavière regardait attentivement la danseuse, elle ne voyait pas son propre visage que la
passion embellissait, sa main sentait les contours de la tasse qu’elle serrait, mais Françoise seule
était sensible aux contours de cette main : les gestes de Xavière, sa figure, sa vie même avaient
besoin de Françoise pour exister. (I, 23)
Dans ses rapports avec le monde et avec autrui, Françoise est surtout animée par le goût de la
possession et de l’annexion. Ce qui l’enchante, c’est « d’avoir annexé à sa vie cette petite
existence triste ; car, à présent, comme Gerbert, comme Inès, comme Canzetti, Xavière lui
appartenait » (I, 23).
Alors que le héros sartrien témoigne d’une nette prédominance du toucher sur les autres
sens, tout est affaire de regard chez Françoise. Son rapport avec le monde est celui d’une
conscience toujours à distance des objets, pour les faire siens, mais sans jamais se laisser
envahir ou happer par le monde extérieur. À l’inverse, ce sont presque toujours des sensations
tactiles qui déclenchent les crises de nausée de Roquentin et qui sont à l’origine de son
aliénation du monde des choses. Même lorsque la vue déclenche la nausée, les choses
l’envahissent par les yeux et finissent par l’envahir de tous les côtés : « Le petit bruit d’eau de
la fontaine Masqueret se coulait dans mes oreilles et s’y faisait un nid, les emplissait de
soupirs ; mes narines débordaient d’une odeur verte et putride546 ». Il ne s’agit même plus de
regarder les choses pour les tenir à distance, puisqu’il n’existe pas de « milieu entre
l’inexistence et cette abondance pâmée » : « […] je suffoque : l’existence me pénètre de
partout, par les yeux, par le nez, par la bouche… Et tout d’un coup, d’un seul coup, le voile se
déchire, j’ai compris, j’ai vu ».
Françoise, elle, ne vit pas dans son corps au même degré que Roquentin. Il lui semble
même ne pas avoir de corps : « […] elle aimait bien sa figure, ça lui faisait toujours une
surprise agréable quand elle la rencontrait dans un miroir. D’ordinaire elle ne pensait pas
qu’elle en avait une » (I, 25). Comme le note Jean-Pierre Chopin, qui opère une comparaison
avec Monsieur Teste, « elle est irrémédiablement spectatrice, incapable de se laisser aller à
l’instant, d’adhérer à l’opacité des choses comme le fait Xavière, cet inquiétant continent “en
chair et en os” […]. Comme le garçon de café de Sartre dans L’Être et le Néant, Françoise ne
peut plus que jouer à être Françoise Miquel, elle s’est condamnée à l’éternel dehors, à l’enfer
de la comédie547 ».
Françoise a compris qu’elle n’était pas, pour reprendre les termes de Merleau-Ponty,
« cette personne, ce visage, cet être fini, mais un pur témoin, sans lieu et sans âge, qui peut
546
547
Ibid., p. 151.
Jean-Pierre Chopin, « L’Invitée ou le vertige congédié », op. cit., p. 12-13.
210
égaler en puissance l’infinité du monde548 ». C’est au prix d’un certain sacrifice de soi qu’elle
est parvenue à se détacher de son corps, à se débarrasser de l’encombrement et des limites
matérielles de son corps, afin d’être « une conscience nue en face du monde » :
— Ça me désolait autrefois de penser que je ne connaîtrais jamais qu’un pauvre petit morceau du
monde […] Je suis tranquille à présent, parce que je me suis persuadée que où que j’aille, le reste
du monde se déplace avec moi. C’est ce qui me sauve de tout regret. (I, 16-17)
Beauvoir exprime dans les Mémoires le même renoncement à son corps et la même aptitude
de sa conscience à embrasser l’infini. Elle se considérait comme une « pure conscience
incrustée au centre du Tout ». Or, le monde de Françoise, cet univers uniquement créé par
elle, est une imposture. Comme le note Maurice Merleau-Ponty, « l’ailleurs et l’autre ne sont
pas supprimés, ils ne sont que refoulés549 ». Françoise a en effet tenté de mettre en sommeil
l’inquiétante existence d’autrui. Car si autrui existe, s’il est lui aussi une conscience à la
différence des objets, Françoise ne peut être pour lui qu’un objet fini, déterminé, circonscrit,
visible en un certain lieu du monde, ce qui la terrifie :
— On ne peut pas réaliser que les autres gens sont des consciences qui se sentent du dedans
comme on se sent soi-même, dit Françoise. Quand on entrevoit ça, je trouve que c’est terrifiant :
on a l’impression de ne plus être qu’une image dans la tête de quelqu’un d’autre. (I, 18)
Le repli narcissique de Françoise sur l’absolu du moi, « dans la bulle d’un “Pour soi” qui
interdit de se pencher au-dehors550 », est l’incarnation d’une forme extrême d’idéalisme. Tout
ce qui n’existe pas pour Françoise est renvoyé dans le néant. À cet égard, L’Invitée se situe
dans le prolongement de l’Essai sur la transcendance de l’Ego qui parut en 1936 dans les
Recherches philosophiques — une découverte majeure pour Beauvoir :
Il y décrivait, dans une perspective husserlienne, mais en opposition avec certaines des plus
récentes théories d’Husserl, le rapport du Moi avec la conscience ; entre la conscience et le
psychique il établissait une distinction qu’il devait toujours maintenir ; alors que la conscience est
une immédiate et évidente présence à soi, le psychique est un ensemble d’objets qui ne se
saisissent que par une opération réflexive et qui, comme les objets de la perception, ne se donnent
que par profils […]. Mon Ego est lui-même un être du monde, tout comme l’Ego d’autrui. […] Ce
qui lui importait davantage encore c’est que cette théorie, et elle seule, estimait-il, permettait
d’échapper au solipsisme, le psychique, l’Ego existant pour autrui et pour moi de la même manière
objective. En abolissant le solipsisme, on évitait les pièges de l’idéalisme […]. (FA, 210)
Sartre fait disparaître définitivement des préoccupations philosophiques la dualité du sujet et
de l’objet en rendant contemporain du Monde le Moi. Dès lors, le Moi apparaît comme en
danger devant le Monde et tire du Monde son contenu. Cette idée d’ « intentionnalité » permit
à Sartre de supprimer une idée qui lui faisait horreur, « la vie intérieure », puisque « la
conscience se faisait exister par un perpétuel dépassement d’elle-même vers un objet » (FA,
548
Maurice Merleau-Ponty, « Le roman et la métaphysique », dans Sens et non-sens, op.cit., p. 38.
Ibid., p. 39.
550
J.-P. Chopin, op. cit., p. 27.
549
211
215). L’article sur l’intentionnalité d’Husserl, paru en 1939 dans La N.R.F., paracheva les
recherches sartriennes en répondant à l’ambition d’unir la philosophie et la littérature par
l’intermédiaire de la phénoménologie. Beauvoir répondra quelques années plus tard à Sartre
dans un texte important, paru dans Les Temps modernes en avril 1946 et intitulé : « Littérature
et métaphysique551 », où l’auteure défendait le projet d’un « roman métaphysique ».
On a voulu voir dans L’Invitée une illustration des thèses de Sartre — en particulier celles
de L’Être et le Néant que Sartre est en train d’écrire — ou des fondements philosophiques de
Beauvoir exprimés par ailleurs, alors que ce substrat philosophique avait été mis en place dès
la conception même du projet. En ce sens, le roman précède la vague existentialiste qui prit
effet à partir de 1945 : roman d’inspiration existentialiste ou pré-existentialiste, il semble
anticiper les effets de cette lecture sans proposer pour autant un modèle de littérature engagée
comme le sera par exemple Le Sang des autres, où la morale existentielle passera au premier
plan. La fonction idéologique se détachera plus visiblement des préoccupations formelles
quand le roman beauvoirien abordera la question de l’historicité.
1.2. L’invention technique au service de l’exigence philosophique
Les nouvelles de La Primauté du spirituel apparaissaient comme un laboratoire de
techniques romanesques nouvelles : la variété des personnages, des situations, des points de
vue, la liberté du ton, de la satire, et la complexité de la composition rendent bien compte de
l’évolution de la technique beauvoirienne à la fin des années trente, même si d’autres
procédés manquaient encore de maîtrise, comme les dialogues par exemple.
Dans le délicat équilibre de la fiction et de l’aveu, Simone de Beauvoir découvre et met en
pratique une forme très nouvelle de fiction romanesque. Distance à l’égard de l’expérience vécue,
détour, souplesse des modes d’énonciation (journal, dialogue, monologue intérieur) : la fiction
tient victorieusement tête à l’énoncé philosophique552.
Prolongeant cette forme nouvelle de fiction, Beauvoir choisit d’approfondir et de souligner
l’ambition technique dans L’Invitée en adoptant la règle du point de vue qu’avec Sartre elle
tenait pour fondamentale : « […] à chaque chapitre, je coïncidais avec un de mes héros, je
m’interdisais d’en savoir ou d’en penser plus long que lui » (FA, 385). Si le refus de
l’omniscience narrative à la Mauriac devait régir la fiction, la multiplication des points de vue
ne fut pas, comme chez Sartre, une règle systématiquement suivie par Beauvoir : « J’adoptai
d’ordinaire le point de vue de Françoise à qui je prêtai, à travers d’importantes transpositions,
ma propre expérience » (FA, 385). En assumant la plus grande partie de la focalisation,
Françoise éclairait directement le vécu autobiographique de Beauvoir.
À la différence d’Élisabeth et de Gerbert, Xavière n’est pas porteur de vision, ce qui induit
des effets esthétiques bien programmés : « J’incarnai en Xavière l’opacité d’une conscience
fermée sur soi : je ne la montrai jamais de l’intérieur » (FA, 396). Xavière est tout juste une
« voix » dans les passages dialogués ; le personnage n’est saisi que de l’extérieur, par la
551
552
Repris dans L’Existentialisme et la sagesse des nations en 1948.
Danièle Sallenave, « Scène de crime », Avant-propos de QPS, p. 16. Je souligne.
212
perception que les autres ont de lui. De la même manière, Ivich dans L’Âge de raison — dont
le modèle, Olga, est commun — représente un mystère pour autrui. Sans être totalement
innovant, ce procédé, influencé par l’exemple des romanciers américains modernes, vise
l’efficacité : il est impossible de saisir le personnage de Xavière dans une quelconque vérité
ou une quelconque permanence, tant elle apparaît d’une « incessante nouveauté » (I, 284) aux
yeux des autres. « Pierre peut indéfiniment épiloguer sur un geste de Xavière, que Françoise
avait à peine remarqué, et dont aucune interprétation définitive ne sera jamais donnée, car
personne ne détient la vérité » (FA, 396), écrit Beauvoir.
Les intentions originelles de Beauvoir semblent parfaitement s’accorder aux nouvelles
exigences du roman moderniste, dans la lignée de Proust, de Joyce, de Dostoïevski mais aussi
des romanciers américains, que Sartre et Beauvoir découvrent, fascinés, dans les années
trente. La lecture d’Hemingway joua un rôle important dans la mise au point des techniques
romanesques :
La technique d’Hemingway, dans son apparente et adroite simplicité, se pliait à nos exigences
philosophiques. Le vieux réalisme, qui décrit les objets en soi, reposait sur des postulats erronés.
Proust, Joyce optaient, chacun à sa manière, pour un subjectivisme que nous ne jugions pas mieux
fondé. Chez Hemingway, le monde existait dans son opaque extériorité, mais toujours à travers la
perspective d’un sujet singulier ; l’auteur ne nous en livrait que ce qu’en pouvait saisir la
conscience avec laquelle il coïncidait ; il réussissait à donner aux objets une énorme présence,
précisément parce qu’il ne les séparait pas de l’action où ses héros étaient engagés ; en particulier,
c’est en utilisant les résistances des choses qu’il parvenait à faire sentir l’écoulement du
temps. (FA, 161)
En construisant le roman à la fois sur l’idée de la durée et de l’imprévu, réclamant sans cesse
l’attention du lecteur, Beauvoir et Sartre formulaient une critique sévère contre le
déterminisme du roman naturaliste. L’article contre Mauriac allait dans le même sens. Pour le
théoricien qu’était Sartre, le roman devait « susciter notre impatience […] et par là nous faire
sentir la résistance du temps : chaque point de vue est donc relatif et le meilleur sera tel que le
temps offre au lecteur la plus grande résistance553 ». Dans La Force de l’âge, Beauvoir revient
longuement sur l’influence d’Hemingway au moment de la rédaction de L’Invitée et sur l’art
de la conversation transmise par le romancier :
Un des traits que j’appréciais dans ses récits, c’est son refus des descriptions prétendues
objectives : paysages, décors, objets sont toujours présentés selon la vision du héros, dans la
perspective de l’action. J’essayai de faire la même chose [pour L’Invitée]. J’ai aussi cherché à
imiter, comme lui, le ton, le rythme du langage parlé sans craindre les redites et les futilités. (FA,
392)
553
J.-P. Sartre, « M. François Mauriac et la liberté », paru dans La NRF (n° 305, février 1939) et repris dans
Situations I, op. cit., p. 41-52. Nous reviendrons plus longuement sur la question de la « résistance » du temps et
des choses dans la dernière partie de cette étude consacrée à la poétique du roman métaphysique.
213
Hemingway enseigna à Beauvoir une certaine simplicité des dialogues et lui inspira le
« goût de la conversation très détendue554 ». De même, la lecture de Dashiell Hammett et celle
de Dostoïevski lui apportèrent une règle d’or pour l’efficacité des dialogues : « toute
conversation doit être en action, c’est-à-dire modifier les rapports des personnages et
l’ensemble de la situation » (FA, 392). En réalité, Beauvoir accepte ce qui apparaît comme
des conventions traditionnelles pour le roman américain : il y a, en effet, une construction
classique du dialogue avec ses incises (dit-il, répondit-il) ; c’est aussi, comme le dit Beauvoir,
« la manière de casser les dialogues avec des petits gestes comme fumer une cigarette, comme
ceci, comme cela555 », un format dialogique que le Nouveau roman français s’attachera à
déconstruire. Au moment de la rédaction de L’Invitée, Beauvoir ne remet pas encore en
question ces techniques romanesques importées d’Amérique.
Si Beauvoir se réclame davantage d’Hemingway que de Dos Passos, qui a joué un rôle
beaucoup plus important pour Sartre en lui fournissant par exemple les techniques
simultanéistes dont il s’est servi pour la rédaction du Sursis, elle emprunte néanmoins son
« œil photographique », qui, d’après elle, « permettait à l’auteur de faire accepter au lecteur ce
qu’on veut qu’il pense d’un personnage, tout en orientant et en dirigeant ce que le lecteur
devrait penser et savoir ». Elle admire aussi la manière dont Dos Passos « racontait l’histoire
de plusieurs personnages à l’intérieur d’un même roman. Chacun est alors développé
indépendamment des autres, mais tous sont intégrés à la même histoire556 ».
Ce procédé, Sartre l’expérimentait au même moment en rédigeant L’Âge de raison557. Le
romancier a affirmé s’être posé peu de questions de technique pour le premier volet de la
trilogie, pourtant, la question du point de vue est omniprésente dans ses échanges avec
Beauvoir. Cette question rejoint la définition du sujet dans la théorie phénoménologique qui
accapare Sartre depuis la période berlinoise, où il partageait son temps entre l’étude de
Husserl et la rédaction de La Nausée. Si toute conscience est conscience de quelque chose, le
monde ne peut apparaître qu’à des consciences situées et singulières ; il n’est donc pas
philosophiquement licite de recourir à la technique du narrateur omniscient. S’impose alors la
narration à la première personne ou la narration objective faite d’un point de vue particulier, à
la troisième personne, combinée à des formes de monologue intérieur, sans intervention
d’auteur. On voit bien ici comment la philosophie justifie la technique ou comment la
technique semble engendrée et expliquée par la métaphysique, selon l’axiome péremptoire
sartrien : « [U]ne technique romanesque renvoie toujours à la métaphysique du
romancier558 ».
554
Interview de Simone de Beauvoir, réalisée par Anne-Marie Celeux le 6 mai 1983, dans Anne-Marie Celeux,
Sartre, Beauvoir : une expérience commune, deux écritures, Paris, Nizet, 1986, p. 76.
555
Ibid.
556
Propos repris par Deirdre Bair, op. cit., p. 264.
557
Écrit pour l’essentiel en 1939.
558
J.-P. Sartre, « À propos de Le Bruit et la Fureur : la temporalité chez Faulkner », paru dans La NRF (nos 309
et 310, juin et juillet 1939), repris dans Situations I, op. cit., p. 92. Anna Boschetti souligne d’ailleurs
« l’inconsistance et l’ambiguïté du principe invoqué », en montrant par exemple les limites du précepte rigide
dans la propre pratique romanesque sartrienne (voir A. Boschetti, op. cit., p. 66).
214
Beauvoir ne va pas jusqu’à privilégier dans l’œuvre littéraire la philosophie, comme le fait
Sartre dans La Nausée qui est un « roman philosophique » au sens plein et qui guide ou dirige
une lecture philosophique. Sartre a insisté, et à juste titre, sur le caractère tout intellectuel de
l’ « aventure » de son anti-héros, et l’influence de Husserl s’y ressent presque à chaque page.
Par ailleurs, Sartre tenait à être lu philosophiquement, « comme une expérience
phénoménologique, une fiction qui permet d’atteindre l’essence559 ». Plus proche d’un roman
comme L’Âge de raison, qui propose, différemment, une philosophie romanesque, L’Invitée
subordonne le contenu philosophique à la conquête de titres de légitimité proprement
littéraires.
2. Entre « transposition » et invention
2.1. L’œuvre et son miroir sartrien
L’Âge de raison et L’Invitée présentent des affinités électives, non seulement du point de
vue des techniques mises en œuvre et de la théorie romanesque qui les sous-tend, mais aussi
par la mise en scène du vécu biographique, bien qu’elle paraisse plus distanciée chez Sartre
que chez Beauvoir. Les auteurs s’attachent à mettre en scène la banalité du quotidien sous un
angle « romanesque » : des personnages, dont les modèles étaient familiers au couple560,
acquièrent une épaisseur romanesque par le simple fait d’exister en chair et en os et
d’entretenir des relations intersubjectives. Pour ces deux romans, l’individu existe encore
dans un univers de monade, et ne se sent pas encore engagé dans une partie qui le dépasse —
un dépassement qui apparaîtra avec Le Sursis et Le Sang des autres.
Le premier volume de la trilogie sartrienne, Les Chemins de la liberté, présente deux jours
de la vie d’un jeune professeur de philosophie, Mathieu Delarue, dont la quête d’engagement
et de liberté s’enlise dans la quotidienneté des rapports sentimentaux. De facture classique —
unité serrée d’action, de temps et de lieu —, le roman dévoile une question simple : Mathieu
va-t-il réussir à trouver sa liberté ? L’intrigue de L’Invitée repose sur une énigme dont l’enjeu
est également existentiel : Françoise réussira-t-elle à se faire exister pour elle-même, à sortir
de l’emprise de Xavière, cette jeune fille au charme vénéneux qu’elle décide de prendre sous
son aile et dont l’existence même viendra troubler sa vie ainsi que l’harmonie du couple
fusionnel qu’elle forme avec Pierre ? Catherine Poisson pointe les ressemblances entre les
textes :
559
Voir la lettre de remerciements envoyée par Sartre à Edmond Jaloux, suite à son article élogieux paru dans
Les Nouvelles littéraires, 18 juin 1938. Cité par M. Contat, M. Rybalka dans Œuvres romanesques, op. cit., p.
1703.
560
Les personnages d’Ivich, Boris, Daniel, Brunet, Sarah, Jacques ont plus ou moins pour modèles des familiers
de Sartre et Beauvoir (Jacques-Laurent Bost pour Boris, « Marco » pour Daniel, Stépha Gerassi pour Stepha,
Brunet pour Nizan). Seules Marcelle, Lola et Odette doivent leur existence même à l’imagination romanesque de
Sartre.
215
Partant tous deux d’une problématique d’ordre philosophique, inscrite sur un fond
psychodramatique, L’Invitée et L’Âge de raison mettent en scène des personnages-doublures de
Sartre et de Beauvoir. Les deux auteurs partagent un cadre, la veille de la guerre, puis des
personnages dans la vie desquels, à la faveur d’un incident ou du surgissement d’autrui, s’est
inscrit le doute. […] Ces préoccupations communes ne produisent pas deux romans similaires,
mais un maillage de divergences et de parallélismes561.
Les divergences, en réalité, apparaissent très vite, dans la mesure où L’Invitée, à la
différence de L’Âge de raison, apparaît comme une œuvre profondément personnelle et
originale : le roman touche de très près à l’intimité de Beauvoir, à la réalité biographique et
au « nous » sartro-beauvoirien. « La marge de manipulation de la réalité, note Catherine
Poisson, donc la part d’invention romanesque qu’elle [Beauvoir] se réserve, sont somme toute
réduites, à l’exception du dénouement du roman562 ». On pourrait aisément faire une lecture
parallèle du roman de Beauvoir et du long passage de La Force de l’âge consacré aux remous
de son histoire privée avec Sartre et Olga :
Olga méprisait rageusement toutes les constructions volontaristes ; ce n’était pas assez pour
l’ébranler ; mais, en face d’elle, Sartre lui aussi se laissait aller au désordre de ses émotions ; il
éprouvait des inquiétudes, des fureurs, des joies qu’il ne connaissait pas avec moi. Le malaise que
j’en ressentis allait plus loin que la jalousie ; par moments, je me demandais si mon bonheur ne
reposait pas tout entier sur un énorme mensonge. (FA, 298-299)
Si Mathieu apparaît bien comme le double romanesque de Sartre, comme l’est Françoise
pour Beauvoir, L’Âge de raison est davantage placé sous le signe, lointain ou indirect, de
l’écho biographique. Selon Michel Contat, Sartre prête à son personnage « la couleur de sa
vie, son caractère, un certain type de présence au monde qui est le sien 563 ». Certes, Mathieu
apparaît directement lié à la crise d’identité vécue par Sartre lui-même dans les années 19341935 et à son difficile passage à la vie d’adulte, à « l’âge de raison » ou « l’âge d’homme » ;
mais le vécu ne structure pas en profondeur l’œuvre, qui s’en inspire avec distance.
Beauvoir diffère au départ le geste autofictionnel : sous le couvert de l’inexpérience, du
manque de technique, elle tente de retarder l’immersion dans la transposition romanesque,
pour ensuite y plonger totalement, engageant par là même Sartre dans la traduction
fictionnelle d’une expérience commune. Beauvoir ne néglige pourtant pas la part accordée à
la manipulation de la réalité et à l’invention. L’Invitée n’est pas qu’une « chronique du vécu »
mais un « vrai roman ». Beauvoir a, certes, voulu y inscrire de très près sa présence dans
l’œuvre ; mais le travail de rédaction, long et patient, et le mouvement de l’écriture ont
contribué à réduire progressivement la porosité manifeste entre l’œuvre et la vie, comme si
s’était produite une autonomisation partielle de l’œuvre en train de se faire. La mémorialiste
revient sur les procédés d’engendrement du texte, indépendamment de l’évolution psychique
de l’écrivaine au moment de l’écriture :
561
Catherine Poisson, Sartre et Beauvoir : du je au nous, op. cit., p. 108.
Ibid, p. 104.
563
Michel Contat, Notice de « L’Age de raison », Œuvres romanesques, op. cit., p. 1886.
562
216
Je commençai L’Invitée en octobre 1938, je le terminai au début de l’été 1941 ; en cours de route,
événements et personnages réagirent les uns sur les autres, les derniers chapitres m’amenèrent à
réviser les premiers, chaque épisode fut repris à la lumière de l’ensemble ; mais ces modifications
obéissaient aux exigences internes du livre : elles ne reflétaient pas ma propre évolution ; je ne fis
à l’actualité que des emprunts tout à fait accessoires. (FA, 423 ; je souligne)
Si l’œuvre a connu des transformations internes, l’intention première, celle d’exprimer un
passé que Beauvoir était sur le point de dépasser, n’est pas abandonnée : ce qu’elle découvre
dans son livre, comme un objet extérieur à elle-même, c’est précisément une autre Beauvoir,
une femme qui ne lui ressemble plus, signe que la rupture avec le passé a bien eu lieu.
Le meurtre métaphysique de Xavière, véritable « invention romanesque », a pu apparaître
comme une « fin postiche », masquant un « dépassement euphorique que l’entrée en guerre ne
remet pas en cause », celui annoncé par le déplacement du trio que forment désormais deux
hommes, Gerbert et Pierre, amoureux de la même femme, Françoise. Pierre Masson relève
l’originalité beauvoirienne par rapport au trio infernal de Huis-clos, formé de Garcin, Inès et
Estelle :
Xavière, qui s’est crue la perle noire du trio, n’est en fin de compte qu’une boule à faire des
ricochets au sein du jeu, et qui, après usage, peut être éliminée. Que sa mise à mort soit
l’aboutissement d’une lutte entre deux consciences, la sienne et celle de Françoise, ne modifie pas
notre lecture des relations interpersonnelles : fonctionnellement, elle sert bien à mettre en évidence
l’impossibilité d’un certain type de trio, celui que constituent un homme et deux femmes : Pierre
entre Françoise et Canzetti, puis entre Françoise et Xavière ; Claude entre Élisabeth et Suzanne ;
Gerbert entre Françoise et Xavière564.
La « transposition » du trio est donc bien plus complexe qu’il n’y paraît et fait l’objet
d’une extrapolation fictionnelle en des structures triangulaires plurielles, qui agissent sur le
trio premier, fondateur. Mais surtout, Beauvoir a produit de toutes pièces un personnage hors
du commun, une création originale dont il convient d’éclairer la puissance d’invention.
2.2. La « perle noire » beauvoirienne
Le titre choisi par Beauvoir a le mérite d’inscrire l’inconnue X au seuil du roman :
Xavière, alias Olga K., ancienne élève de Beauvoir à Rouen avec laquelle Sartre et Beauvoir
forment un premier trio amoureux dans les années 1935-1937. Beauvoir avait pensé dresser
en face d’elle-même un personnage inspiré de Simone Weil. Devant les réticences de Sartre
qui ne percevait pas en cette intellectuelle douée pour la communication une conscience close
sur elle-même, Beauvoir lui préféra Olga : « Olga, coupée de moi par sa jeunesse, ses
silences, les humeurs où la maladroite tentative du trio l’avait jetée, conviendrait beaucoup
mieux » (FA, 362). En mettant en scène des « ego expérimentaux » qui s’interrogent sur « les
grands thèmes de l’existence », selon la formule de Kundera, Beauvoir remettait à l’honneur
le statut du personnage fictionnel. Dominique Rabaté, dans Le Roman et le sens de la vie,
fixe, avec Kundera, une haute ambition au roman et au personnage :
564
Pierre Masson, « L’Invitée, un huis clos positif », Roman 20/50, op. cit., p. 51.
217
L’arme du roman dans cette enquête ou dans cette tentative d’exploration est, avant tout, celle du
personnage, défini comme « ego expérimental », comme sujet fictionnel chargé de représenter ou
d’incarner un point de vue sur l’existence, qu’il a ainsi pour mission d’exprimer dans toute sa
complexité, comme dans les interactions avec d’autres points de vue, dans un croisement qui
reconduit les thèses de Mikhaïl Bakhtine sur la polyphonie essentielle du genre romanesque 565.
Xavière incarne plus qu’un point de vue sur l’existence : par sa force de résistance, ses
professions de foi nihilistes, elle dénature les instruments logiques permettant de saisir
l’existence, d’en comprendre le sens.
2.2.1. Xavière ou l’autre Nadja566
Le « vieux veston » préfigurait Xavière, cette existence qui échappe elle aussi à toute
réduction claire, à toute catégorisation définitive, et qui entraîne, dans un tête-à-tête féminin
orgueilleux, la non absoluité de la conscience de Françoise : « Comment se pouvait-il qu’une
conscience existât qui ne fut pas la sienne ? » (I, 503) Le « scandale » de l’existence de
Xavière provient de la tension entre une conscience autre et une conscience pourtant
semblable, d’une dissymétrie entre le même et l’autre. Pierre trouve les mots justes lorsqu’il
tente d’analyser la situation :
— […] Est-ce que tu continues à sentir l’existence de Xavière comme un scandale ?
— Tu sais, ça ne me vient jamais que par éclairs, dit Françoise.
— Mais ça te revient de temps en temps ? dit Pierre avec insistance.
— Forcément, dit Françoise.
— Tu m’étonnes, dit Pierre, je ne connais que toi qui sois capable de verser des larmes en
découvrant chez autrui une conscience semblable à la tienne. (I, 375)
Les larmes qui coulent le long du visage de Françoise trahissent son émoi devant le même :
ce n’est pas tant le signe d’un accueil possible de l’autre qu’une réaction de « légitime
défense567 » face à l’intrusion de cette créature étrangère dans sa vie.
Qui est Xavière ? Le lecteur sait peu de choses de son passé. Toujours installée dans la
négation, elle se définit par rapport aux autres, par ses réticences obstinées, ses oppositions
systématiques aux raisons de Françoise : elle est tout ce que Françoise n’est pas. Obsédante
jusqu’au vertige, elle irrite par sa pensée « hostile et obstinée », cette « volonté butée » (I, 41)
contre laquelle la propre volonté de Françoise se brise. Pourtant, les deux femmes ne sont pas
si éloignées : elles font toutes deux l’expérience de la solitude. Françoise ressent une profonde
565
Dominique Rabaté, Le Roman et le sens de la vie, José Corti, 2010, p. 11.
Jacques Deguy a déjà évoqué une ressemblance avec le personnage de Breton et le caractère polymorphe de
Xavière, inscrit dans une longue lignée romanesque : « Beauvoir est parvenue avec elle [Xavière] à conjuguer les
vertiges de la féminité et ceux de la jeunesse, dans une création originale qui mêle les mystères de Nadja, les
fantaisies de Claudine et les privautés de la Garçonne à cet “âge de l’âme” dont parle Montherlant, et qui, au
masculin, avait inspiré Alain Fournier, Gide, Martin du Gard et bien d’autres » (J. Deguy, « Il y a Xavière »,
dans Roman 20/50, op. cit., p. 53-54).
567
C’est le titre donné initialement à L’Invitée.
566
218
solitude intérieure, comblée par sa communion intime avec Pierre, contrairement à Xavière
dont la solitude lui advient de l’extérieur : elle lui est imposée par le monde individualiste où
elle est jetée. Or, endurant cette solitude qui lui advient par les autres comme pure
détermination extérieure, Xavière répond à ce désespoir en reprenant à son compte la solitude
subie, en faisant le choix de la solitude, en se choisissant comme Moi purement Autre : elle
décide de vivre à Paris « comme une séquestrée » (I, 71), comme le lui reproche Pierre, et se
défend d’être « une intellectuelle » (I, 75) par pure opposition aux modes de vie et de pensée
de Françoise et de Pierre. « Avec une tranquille audace, Xavière choisissait de s’affirmer tout
entière » (I, 359) : contrairement à elle, Françoise s’est constitué un monde transparent, lisse,
sans relief et n’a pas osé être elle-même. Le choix de Xavière est identique au choix que
Sartre attribue au jeune Charles Baudelaire :
Nous touchons ici au choix originel que Baudelaire a fait de lui-même, à cet engagement absolu
par quoi chacun de nous décide dans une situation particulière de ce qu’il sera et de ce qu’il est.
Délaissé, rejeté, Baudelaire a voulu reprendre à son compte son isolement. Il a revendiqué sa
solitude pour qu’elle lui vienne au moins de lui-même, pour n’avoir pas à la subir. Il a éprouvé
qu’il était un autre, par le brusque dévoilement de son existence individuelle […]. […] il se sent et
veut se sentir unique jusqu’à l’extrême jouissance solitaire, unique jusqu’à la terreur 568.
Xavière, comme le Baudelaire de Sartre, reprend à son compte son altérité, dans la
rancune et surtout l’orgueil. À de nombreuses reprises, Xavière nous fait part de ce « choix
originel » qui consiste à se poser comme autre absolu, à se préférer à tout, dans un
emportement buté et désolé. Elle revendique son unicité avec force, comme lorsqu’elle
critique la vision intellectuelle et abstraite du monde de Françoise et de Pierre :
Ce n’est pas la première fois que je m’étonne que vous preniez plaisir à regarder les choses du
dehors, comme si c’étaient des décors de théâtre. Elle toucha sa poitrine : moi, dit-elle avec un
sourire passionné, je suis en chair et en os, comprenez-vous ? (I, 362)
Qualifiée par Pierre de « petit démon d’orgueil », Xavière affiche un orgueil métaphysique
qui, loin de se rattacher à quelque détermination « mondaine » et de porter sur quelque
supériorité reconnue dans le monde, définit un être qui n’est relatif qu’à soi : par cet orgueil
asocial et présocial, Xavière se garde toujours tout entière pour elle-même et demeure un
mystère impénétrable à autrui. Prétendre connaître Xavière, ce serait réduire sa dissemblance,
nier sa nouveauté absolue. C’est précisément ce que tente Françoise par son attitude
inquisitrice, sans jamais parvenir à la percer à jour, à forcer sa carapace :
Françoise n’insista pas. Il y avait un genre d’intimité qu’on ne pouvait pas avoir avec Xavière ;
les menues occupations d’une journée, ça lui paraissait aussi indécent d’en parler que de ses
fonctions organiques ; et comme elle ne quittait guère sa chambre, c’était rare qu’elle eût quelque
chose à raconter. (I, 47)
Françoise finit par s’accrocher à Xavière comme à « l’unique réalité souveraine » (I, 130).
Beauvoir a connu dans sa vie ce type de relations dissymétriques avec son amie « Camille »,
568
J.-P. Sartre, Baudelaire, Gallimard, 1947 ; coll. « Folio Essais », 2006, p. 19-20. Souligné par Sartre.
219
dont la critique n’a jamais établi clairement le lien avec cette Xavière rebelle. Dans ses
mémoires, Beauvoir s’étend longuement sur cette femme qui compta dans la vie de Sartre et
qu’il lui présenta en 1930. Simone Jollivet, alias Camille dans La Force de l’âge569, était
venue à Paris, comme Xavière, pour faire du théâtre. Actrice dans une pièce mise en scène
par Charles Dullin, dont elle devint aussi l’amante, Simone Jollivet suscita chez Beauvoir
« un des sentiments les plus désagréables » qui l’ait jamais saisie et auquel convient « le nom
d’envie ». La facilité et la désinvolture avec laquelle elle usait de son corps la choquait :
Telle qu’elle existait pour moi, à distance, elle avait l’éclat d’une héroïne de roman. Elle était
belle : d’immenses cheveux blonds, des yeux bleus, la peau la plus fine, un corps alléchant, des
chevilles et des poignets parfaits. (FA, 79)
Absorbée dans une pure contemplation narcissique, Simone Jollivet « n’avait pas laissé
s’établir entre [elles] de réciprocité ; elle [l]’avait annexée à son univers et reléguée à une
place infime ; [elle] n’avai[t] plus assez d’orgueil pour riposter par une annexion
symétrique » (FA, 88). Beauvoir avoue : « […] obsédée par son existence, je lui accordais
plus de réalité qu’à moi-même et je me révoltais contre cette suprématie que je lui
conférais ». On ne saurait mieux résumer la nature des relations qui unissent Françoise et
Xavière. Or, à l’inverse de L’Invitée, Beauvoir finit par échapper à la fascination que Camille
avait d’abord exercée sur elle : « Je fus très surprise et je commençai à penser que Camille
peut-être ne tenait que de moi son inquiétant pouvoir » (FA, 89). Il ne tiendra qu’à Françoise
de renverser ce pouvoir tyrannique, de briser sa force — littérale — d’envoûtement et
d’enchantement.
En empêchant l’accomplissement du trio rêvé par Françoise et Pierre, Xavière apparaît
comme une figure moderne de la création impossible, un ange noir qui change en marbre tout
ce qui l’entoure, y compris elle-même : « […] on aurait cru qu’un même enchantement les
avait tous trois changés en marbre » (I, 365). À cet égard, un parallèle avec le personnage de
Nadja d’André Breton paraît s’imposer : leurs nombreuses similitudes font apparaître Xavière
comme une figure rivale de Nadja dans la littérature du XXe siècle. André Breton a voulu voir
dans la rencontre de Nadja « l’événement dont chacun est en droit d’attendre la révélation du
sens de sa propre vie570 ». Une interrogation, toujours la même, obsède Breton : « Qui suisje ? », indissolublement liée à cette autre formule : « Qui je hante ? ». L’intrusion dans la vie
de Breton de ce « véritable sphinx sous les traits d’une jolie femme571 » devait, croyait-il,
pour toujours, lui permettre de comprendre en quoi consistait sa « différenciation572 ». Grâce
à elle, à travers elle, il allait enfin savoir.
Françoise aussi veut témoigner de l’écrasante actualité de cette femme dans sa vie. Les
gestes, les comportements, les attitudes et mimiques, les vêtements, les paroles et silences de
Xavière, comme ceux de Nadja, sont scrupuleusement notés. Françoise enregistre les visages
569
Simone Jollivet prend aussi le nom de « Toulouse » dans Les Lettres au Castor ou Les Carnets de la drôle de
guerre, la pratique du surnom ou du langage codé étant courante dans le couple que forment Sartre et Beauvoir.
570
André Breton, Nadja, Paris, Gallimard, 1964 ; Folio, 1978, p. 69.
571
Ibid., p. 89.
572
Ibid., p. 11.
220
de Xavière avec une attention maniaque, une obstination qui n’a d’égale que la capacité de
résistance de Xavière à se laisser saisir par l’observatrice. Sous ses différents masques,
Xavière est aussi changeante que le nombre de scènes où elle apparaît : jamais identique,
toujours différente. Son mode d’apparition est similaire à celui de Nadja, créant à chaque fois
l’événement. Au moment de son entrée en scène dans le roman, le personnage de Breton n’est
même pas une femme, « si frêle qu’elle se pose à peine en marchant573 » ; Xavière possède
cette légèreté presque irréelle, cette allure de sylphide, comme lors de la grande soirée du
réveillon au théâtre : « Xavière dansait avec la légèreté d’une vapeur, elle ne tenait pas au
sol » (I, 179).
Lorsqu’elle apparaît pour la première fois dans le texte, c’est son caractère androgyne qui
frappe Françoise : « avec ce béret qui cachait ses cheveux blonds, elle avait presque une tête
de garçonnet » (I, 24). Ce qu’elle regarde en premier chez « ce petit personnage
déconcertant », ce sont ses « doigts rouges de paysanne » qui contrastent avec « ses fins
poignets » (I, 21). Son portrait, changeant, n’est guère flatteur, surtout lorsqu’il est fait du
point de vue d’Élisabeth ; le « mauvais goût » est la dominante majeure de sa description
physique :
Xavière ne saurait jamais s’habiller, elle portait un manteau de vieille dame, beaucoup trop large et
trop sombre pour elle. […] Que pouvait-il [Pierre] bien trouver en Xavière ? Avec ses cheveux
jaunes, son visage éteint, ses mains rouges, elle n’avait rien de séduisant. (I, 273)
Il est significatif que le regard méprisant et réducteur posé sur Xavière soit celui d’Élisabeth,
jalouse et exclue du trio que forment Françoise, Pierre et Xavière : « Coquette, sensuelle ;
Élisabeth l’avait bien observée ; certainement elle était amoureuse de Pierre, mais c’était une
fille sournoise et volage ; elle était capable de tout sacrifier au plaisir d’un instant » (I, 280).
Le regard de Françoise est radicalement différent. Sous son masque de « vierge blonde574 »
(I, 279), Xavière cache un être séduisant, possédant tous les attraits d’une femme : « Son
tailleur de velours noir amincissait encore son corps flexible ; elle n’avait plus rien d’une
petite paysanne ; c’était une jeune fille achevée et sûre de sa grâce » (I, 227). Entre la
première et la deuxième partie du roman, Xavière est devenue une « tentation pure », pour
reprendre l’expression de Breton, c’est-à-dire un être ouvert au désir et suscitant le désir :
La colère mettait un peu de rose à ses pommettes ; elle avait un séduisant visage, si nuancé, si
changeant qu’il ne semblait pas fait de chair ; il était fait d’extases, de rancunes, de tristesses,
rendues magiquement sensibles aux yeux ; pourtant malgré cette transparence éthérée, le dessin du
nez, de la bouche, était lourdement sensuel. (I, 75)
Attiré par une fille jugée au départ « plutôt marrante » (I, 51), Pierre rêve d’enlever « une
belle petite fille grecque » (I, 289) et de jouer son Pygmalion, bien qu’un malaise s’inscrive
dans la relation à la jeune fille : « […] il y a quelque chose d’enfantin en elle qui m’écœure un
peu, elle sent encore le lait. Je voudrais juste qu’elle ne me haïsse pas et qu’on puisse causer
573
Ibid., p. 72.
Il s’agit encore d’une expression d’Élisabeth, qui marque envers la jeune fille une défiance immédiate et
instinctive.
574
221
de temps en temps » (I, 81). Très vite, l’enchantement opère : « Je lui ai dit en la quittant
qu’elle était une petite perle noire » (I, 164).
Le « 5 octobre », Breton note : « Nadja, arrivée la première, en avance, n’est plus la
même ». « Pauvrement vêtue », lors de la scène de première rencontre, elle est « assez
élégante, en noir et rouge, un très seyant chapeau qu’elle enlève, découvrant ses cheveux
d’avoine qui ont renoncé à leur incroyable désordre575 ». Dans les deux portraits de femme, le
lecteur voit s’accomplir une métamorphose qui lui enlève tout espoir de saisir le personnage
dans une quelconque vérité ou une quelconque permanence.
D’un point de vue moral, Xavière se pose en face de Françoise et de Pierre comme une
conscience libre et autonome qui ne peut être « changée en un fantôme docile » (I, 479). Elle
refuse absolument de vivre selon un emploi du temps programmé, comme lorsqu’elle critique
violemment le mode de vie d’Élisabeth :
Penser que tous les jours à heure fixe elle se met à peindre sans avoir envie de peindre […]… Sa
lèvre supérieure se souleva dans un rictus de mépris. Comment peut-on accepter de vivre par
programme, avec des emplois du temps et des devoirs à faire comme en pension ! J’aime mieux
être une ratée. (I, 68-69)
Xavière agit par intuition, sans prendre conscience de ses actes. Le cas le plus éclatant de
cette inconséquence est l’aveu qu’elle fait à Gerbert de sa relation avec Pierre : elle lui avoue
qu’elle est sortie avec lui « pour voir ce qui arriverait ». Elle semble mue par des forces qui
échappent à la compréhension : son être n’obéit pas, contrairement à Françoise, à la logique
conceptuelle. Or, c’est dans les moments de grande détresse où Xavière s’en prend à ellemême et éclate en sanglots, que Françoise est tentée de lui céder ; les larmes de Xavière
apparaissent pour son interlocutrice comme le signe salvateur d’une venue vers l’humain :
— On ne peut pas m’aider, dit Xavière dans une explosion de désespoir enfantin, je suis
marquée ! Les sanglots la suffoquaient ; le buste droit, le visage en agonie, elle laissait sans
résistance couler ses larmes et devant leur naïveté désarmante Françoise sentit son cœur fondre ;
elle aurait voulu trouver un geste, un mot, mais ça n’était pas facile, elle revenait de trop loin. (I,
132 ; je souligne)
Ces lignes rappellent le symbolisme de la demeure chez Lévinas, désignant, dans Totalité et
Infini, la spécificité du féminin — le lieu même de la réceptivité, de l’écoute et de la
compréhension :
[…] l’Autre dont la présence est discrètement une absence et à partir de laquelle s’accomplit
l’accueil hospitalier par excellence qui décrit le champ de l’intimité, est la Femme. La femme est
la condition du recueillement, de l’intériorité de la Maison et de l’habitation 576.
Un passage de Nadja révèle la pensée profonde de Breton face à Nadja et les élans de son
attitude protectrice. Françoise pourrait penser exactement la même chose :
575
A. Breton, Nadja, op.cit., p. 83.
Emmanuel Lévinas, Totalité et Infini : essai sur l’extériorité, Martinus Nijhoff, 1971 ; « Biblio Essais »,
1990, p. 166.
576
222
Dans l’état où elle est, elle va forcément avoir besoin de moi, de façon ou d’autre, tout à coup.
Quoi qu’elle me demande, le lui refuser serait odieux tant elle est pure, libre de tout lien terrestre,
tant elle tient peu, mais merveilleusement, à la vie577.
Une même culpabilité ronge Françoise. Elle est prise entre le désir d’en finir avec elle et celui
de se laisser aller à cette « annexion » de sa propre personne. Comme Breton, Françoise
éprouve une fascination pour cette existence hors normes, par la manière qu’a Xavière « de
se diriger ne se fondant que sur la plus pure intuition et tenant sans cesse du prodige578 ».
2.2.2. Un « infracassable noyau de nuit »
À cet égard, Xavière apparaît comme l’incarnation bretonienne d’un « infracassable noyau
de nuit579 », un de ces cas extrêmes qui fascinaient Beauvoir et Sartre à l’époque :
Les cas extrêmes nous attachaient, au même titre que les névroses et les psychoses : on y retrouvait
exagérées, épurées, dotées d’un saisissant relief les attitudes et les passions des gens qu’on appelle
normaux. Ils nous touchaient encore d’une autre manière. Toute perturbation satisfaisait notre
anarchisme ; la monstruosité nous séduisait. Une de nos contradictions, c’est que nous niions
l’inconscient ; cependant, Gide, les surréalistes et, malgré nos résistances, Freud lui-même, nous
avaient convaincus qu’il existe en tout être un « infracassable noyau de nuit » : quelque chose qui
ne réussit à percer ni les routines sociales ni les lieux communs du langage mais qui parfois éclate,
scandaleusement. Dans ces explosions, toujours une vérité se révèle, et nous trouvions
bouleversantes celles qui délivrent une liberté. (FA, 150)
Beauvoir s’engouffre dans un territoire libéré par quelques précédents littéraires, Kafka et
les surréalistes, Céline, ou encore Sartre avec La Nausée et Le Mur, qui ont ouvert de
nouveaux possibles au champ romanesque lui-même. L’entrée en scène du corps dans le
roman français monopolisé jusque-là par la psychologie a ouvert une trappe, permettant à la
fiction une série d’inventions, dans les thèmes et les formes, dérivées de territoires impropres
comme la psychanalyse. L’auteure, fascinée par les procédés du surréalisme comme la
métamorphose des objets ou la déréalisation, semble vouloir se risquer dans des directions
nouvelles, optant pour l’art du renversement, de l’énigme, et s’intéressant aux zones d’ombre
de la réalité humaine, aux contaminations entre humain et non-humain. La lecture de Kafka,
qui provoqua l’admiration totale de Beauvoir, l’incita certainement à accentuer les aspects
« fantastiques » du personnage de Xavière, à la suite d’Antoine Roquentin :
577
A. Breton, Nadja, op. cit., p. 104. Je souligne.
Ibid, p. 136.
579
L’expression, reprise par Beauvoir dans La Force de l’âge, est en effet utilisée par Breton, dans sa Préface à
la réédition des Contes bizarres (1933) d’Achim von Arnim illustrés par Valentine Hugo : « De nos jours, le
monde sexuel, en dépit des sondages entre tous mémorables que, dans l'époque moderne, y auront opérés Sade et
Freud, n'a pas, que je sache, cessé d'opposer à notre volonté de pénétration de l'univers son infracassable noyau
de nuit » (André Breton, Point du jour, Gallimard, Paris, 1934, p. 188 ; rééd. collection « Idées »). Beauvoir cite
presque l’intégralité de la phrase de Breton dans Le Deuxième Sexe, dans la partie consacrée aux « Mythes » (DS
I, p. 367).
578
223
Kafka contestait non seulement le sens des ustensiles, des fonctions, des rôles, des conduites
humaines, mais le rapport global de l’homme au monde ; il en proposait une image fantastique et
insupportable, simplement en nous le montrant à l’envers. L’aventure de K… était très différente
— beaucoup plus extrême et plus désespérée — que celle d’Antoine Roquantin ; mais, dans les
deux cas, le héros prenait, par rapport à ses entours familiers, une distance telle que pour lui
l’ordre humain s’effondrait et qu’il sombrait solitairement dans d’étranges ténèbres. (FA, 241)
L’énigme de Xavière se concentre pour Françoise sur sa sexualité, cette manifestation
inadmissible de la réalité qui constitue un danger pour le couple qu’elle forme depuis huit ans
avec Pierre :
Françoise la regarda avec un peu de malaise ; cette austère petite vertu, ça semblait sacrilège de
la penser comme une femme avec des désirs de femme […] Xavière en cet instant sentait son
corps, elle se sentait femme et Françoise eut l’impression d’être dupée par une inconnue ironique
dissimulée derrière les traits familiers. (I, 228-229)
Xavière mobilise « tous les artifices de la séduction mentale580 » susceptibles de fixer sur elle
l’attention des autres. Comme Nadja, « un sourire imperceptible erre peut-être sur son
visage581 ». Le lexique connote à de nombreuses reprises un magnétisme qui agit
puissamment jusqu’à la fin du roman : « ce masque attirant, c’était une ruse, [Françoise] ne
cèderait pas à cette sorcellerie ». La folie envahit le lexique, notamment lors de la soirée du
réveillon pendant laquelle, fascinée par la danse envoûtante de Paule Berger, elle montre un
« visage de possédée ». C’est toujours par la médiation du regard masculin, celui de Pierre,
que Françoise découvre le « masque inquiétant de magicienne » que porte Xavière :
Il regardait Xavière ; la bouche entrouverte, les yeux embués, Xavière respirait avec peine ; elle
ne savait plus où elle était, elle semblait hors d’elle-même ; Françoise détourna les yeux avec gêne,
l’insistance de Pierre était indiscrète et presque obscène ; ce visage de possédée n’était pas fait
pour être vu. (I, 184 ; je souligne)
La description pointe en direction d’un non-figurable, comme s’il était impossible pour autrui,
dans cette situation-limite, de soutenir la vue du visage de Xavière et, pour l’auteure, de le
donner à voir. Dans ce visage qui ne se laisse pas aborder et qui se refuse à l’appréhension, le
texte esquisse un principe de déréalisation : le visage, à la manière lévinassienne582, n’apparaît
plus comme une figure sensible ou une forme plastique ; il ouvre déjà sur un au-delà, une
extériorité, une transcendance irréductible au présent. Le langage de Françoise est alors
580
A. Breton, Nadja, op. cit., p. 128.
Ibid., p. 72.
582
Comme le note Françoise Barbé-Petit, « [d]ans La Réalité et son ombre, le philosophe semble accorder un
privilège marqué à la non-figuration, retrouvant ainsi l’interdit biblique concernant la représentation du visage
humain. De fait, l’image est, avec lui, disqualifiée en raison de sa fixité même qui fait courir le risque d’idolâtrie
et, chose plus grave encore, qui fait obstacle à la rencontre de l’autre que ne saurait retenir la plasticité d’une
forme présente. » (Françoise Barbé-Petit, op. cit., p. 144).
581
224
dénaturé, outré et « marqué, selon Toril Moi, par une sorte d’imagination baroque aux effets
corsés583 », préparant l’excès et l’outrance concentrés dans la scène finale.
Ce passage est à mettre en parallèle avec la terrifiante soirée passée dans une « boîte
espagnole » du nom de « Sévillana », dans la seconde partie du roman. L’énormité de l’action
de Xavière, qui se brûle délibérément la main avec une cigarette, constitue une scène
difficilement soutenable pour la spectatrice qu’est Françoise. Acte gratuit par excellence ou
geste de pure provocation, le supplice que s’inflige Xavière a des connotations sartriennes très
fortes584. L’imprévisibilité de Xavière, ses actions soudaines, sont à mettre sur le compte de la
lecture dostoïevskienne, comme le note Michel Contat à propos de Mathieu : « Lorsque
Mathieu prend une décision, il le fait de manière imprévisible, soudaine, irréfléchie, par une
sorte de “coup d’État existentiel” où une violence sur soi répond à une violence du monde sur
soi, comme chez certains personnages de Dostoïevski […]585 ». Xavière partage aussi avec
Daniel, dont la violence auto-punitive éclate par soubresauts, cet aspect démoniaque, cette
dimension dostoïevskienne. Les deux personnages, extrêmes, apparaissent « unique[s] jusqu’à
l’extrême jouissance solitaire, unique[s] jusqu’à la terreur586 ». La description du visage de
Xavière se fait méconnaissable :
Françoise eut peine à réprimer un cri ; Xavière appliquait le tison rouge contre sa peau et un
sourire aigu retroussait ses lèvres ; c’était un sourire intime et solitaire comme un sourire de folle,
un sourire voluptueux et torturé de femme en proie au plaisir, on pouvait à peine en soutenir la
vue, il recelait quelque chose d’horrible. (I, 354 ; je souligne)
Françoise décrit ce spectacle en des termes dont les implications sexuelles sont très
claires : « Elle colla de nouveau contre la plaie mise à nu le bout embrasé de la cigarette » (I,
354). Dans Le Deuxième Sexe, publié six ans après L’Invitée, Beauvoir raconte comment de
jeunes vierges se livrent parfois à des rites sadomasochistes d’automutilation : « La jeune fille
se taillade la cuisse à coups de rasoir, se brûle avec des cigarettes, se coupe, s’écorche » (DS
II, 124). Les pratiques de ce genre, comme le note Toril Moi, expriment à la fois le désir et le
refus de la défloration. « Quand elle s’impose la morsure du couteau, la brûlure d’une braise,
elle proteste contre la pénétration qui la déflore : elle proteste en l’annulant », écrit l’essayiste.
L’acte de Xavière pourrait donc exprimer le devenir de Xavière en tant que femme
sexuellement active — comme un acte sexuel symbolique —, ce que confirme la suite du
583
Toril Moi, op. cit., p. 148. L’essayiste découvre dans les outrances du langage de Françoise un « style
mélodramatique », considérant le mélodrame, avec Peter Brooks (The melodramatic imagination), comme une
modalité de l’excès. L’Invitée, selon elle, est un « mélodrame moderne » qui ne tient pas seulement des
« subtilités de l’imagination de Beauvoir » ou de sa « position ambiguë au sein du monde intellectuel français »,
mais aussi de son « principal corrélat intertextuel » qu’est L’Être et le Néant. « Autrement dit, si L’Invitée est un
roman mélodramatique, c’est avant tout parce que l’existentialisme est une philosophie mélodramatique » (Toril
Moi, op. cit., p. 152).
584
On peut penser à l’acte gratuit du héros d’Érostrate qui descend dans la rue pour tirer sur les passants à coups
de revolver, et à celui de Mathieu et d’Ivich dans L’Âge de raison quand ils s’enfoncent, chacun à leur tour, un
couteau dans la main. Le vol de la bicyclette, dans Le Sang des autres, est également une survivance innocente
de l’acte gratuit.
585
Michel Contat, Notice de L’Âge de raison, op. cit., p. 1889.
586
J.-P. Sartre, Baudelaire, op.cit., p. 20.
225
roman où elle perd sa virginité dans les bras de Gerbert dès la nuit suivante. Mais
l’interprétation offerte par l’essai de Beauvoir ne nous satisfait pas plus que celle des
Mémoires qui réduit cet épisode à quelque chose d’assez insignifiant, sans commune mesure
avec la longue scène du roman :
Olga par moments s’égarait ; à Paris, pendant les vacances de Pâques, comme nous étions en visite
chez Camille, elle se brûla la main en y collant une cigarette embrasée avec une patience
maniaque : J’ai raconté cet épisode dans L’Invitée ; c’était une manière de se défendre contre le
désarroi où cette complexe aventure [du trio] la jetait. (FA, 296)
Les motivations sexuelles ou psychologiques ne sont guère convaincantes si nous
replaçons l’épisode dans son contexte et dans l’évolution du personnage focalisant la vision,
Françoise : c’est selon son point de vue que la scène est à interpréter, une scène capitale qui
nous apprend davantage sur Françoise que sur Xavière. Par un renversement signifiant, c’est
elle qui semble atteinte dans sa chair : « Françoise eut un haut-le-corps ; ce n’était pas
seulement sa chair qui se révoltait ; elle se sentait atteinte d’une façon plus profonde et plus
irrémédiable, jusqu’au cœur de son être » (I, 354 ; je souligne). Le dégoût qu’éprouve
Françoise pour cette femme sexuée masque une horreur plus profonde :
Derrière ce rictus maniaque, un danger menaçait, plus définitif que tous ceux qu’elle avait jamais
imaginés. Quelque chose était là, qui s’étreignait soi-même avec avidité, qui existait pour soimême avec certitude ; on ne pouvait pas s’en approcher même en pensée, au moment où elle
touchait au but, la pensée se dissolvait ; ce n’était aucun objet saisissable, c’était un incessant
jaillissement et une fuite incessante, transparente pour soi seule et à jamais impénétrable. (I, 354355)
La déréalisation atteint son paroxysme. Pourtant, une vérité s’est faite sur Xavière : le
dévoilement d’une liberté irréductible, défiant les pouvoirs de la raison. Par la bouche de
Françoise, nous recevons bien la confirmation que toute sa vie n’a été qu’un constant
refoulement de la liberté et de l’existence d’autrui : « Cette présence ennemie qui s’était
révélée tout à l’heure dans un sourire de folle devenait de plus en plus proche, il n’y avait
plus moyen d’en éviter le dévoilement terrifiant ». La description, creusant l’absence de
Xavière, pointe en creux la plénitude d’un sens :
[…] en face de Françoise, et cependant sans elle, quelque chose existait comme une condamnation
sans recours : libre, absolue, irréductible, une conscience étrangère se dressait. C’était comme la
mort, une totale négation, une éternelle absence, et cependant par une contradiction bouleversante,
ce gouffre de néant pouvait se rendre présent à soi-même et se faire exister pour soi avec plénitude
[…]. (I, 363-364)
Françoise, par un renversement saisissant, assiste à son « propre anéantissement » (I,
365) : Xavière « se faisait exister avec une force si sûre que Françoise s’était laissé emporter
à la préférer à elle-même et à se supprimer ». À cette étape du roman, Beauvoir a voulu saisir
Françoise au stade d’une sorte de table rase existentielle, pour ensuite dévoiler une nouvelle
trajectoire, celle qui mènera à son authentique libération.
Beauvoir, contrairement à Breton, ne laisse rien au hasard. La table rase était prévue dès le
début du roman, dans un portrait de Françoise que Xavière lui présenta. Les détails de sa
226
composition — le contraste des couleurs, la vague ressemblance du portrait — et le message
symbolique qui l’accompagnait réunissaient deux directions opposées, le réel et le mythe :
Une femme qui ressemblait un peu à Françoise était accoudée à un zinc ; ses joues étaient
colorées en vert et sa robe en jaune. En dessous du dessin, Xavière avait écrit avec de grosses
lettres violettes : Le chemin du vice. (I, 22)
Par son caractère énigmatique, il rappelle les détails insolites des dessins de Nadja. Comme
elle, Xavière a doublé son dessin d’une formule magique, sorte d’invocation au Mal, qui
rompt avec le figuratif. Xavière refuse de le dédicacer et n’assume pas sa création
personnelle : « Xavière regarda Françoise, elle regarda le dessin et puis elle le repoussa ».
Pour Xavière, « c’est trop difficile ». Son geste de déni est un acte chargé de significations.
En rejetant son objet de création, elle cherche non seulement à effacer la trace de son œuvre,
mais aussi l’idée de l’œuvre. C’est le visage de Françoise qui tend à disparaître. Pour la
première fois, le non-figurable apparaît dans l’impossibilité de fixer l’image. Mais surtout, la
valeur symbolique de ce dessin dont on cherche à effacer la trace apparaît rétrospectivement :
tout se passe comme si, depuis l’épisode du dessin de Xavière qui devait représenter
Françoise, une force maléfique avait opéré l’annihilation d’un visage, d’une conscience, d’une
présence, celle de Françoise. En prenant la fuite après la soirée au « Sévillana », Françoise ne
peut plus échapper à ces « tentacules avides qui voulaient la dévorer toute vive » (I, 367). Elle
se sent comme « ces têtes sans visage des tableaux de Chirico » (I, 348).
« Sans visage », Françoise est vouée à disparaître. Xavière agit comme une substance
corrosive qui attaque la matière « comme un acide », à la manière d’un dissolvant. Dans un
raccourci saisissant, c’est tout un réseau d’images qui se referme sur Xavière, avant l’acte
libérateur de Françoise : « La perle noire, la précieuse, l’ensorceleuse, la généreuse. Une
femelle, pensa-t-elle avec passion » (I, 491).
3. Un rite de passage
À travers cette « incarnation personnelle de cette image de la féminité libre, amorale,
porteuse de malheur et cependant innocente587 », L’Invitée associe le mythe à un rite de
passage permettant à Beauvoir de légitimer sa position en tant que femme-écrivain. Au seuil
des années quarante, elle n’avait pas encore obtenu la reconnaissance de ce qui la constituait
comme personne à ses propres yeux : son être-écrivain. Le roman s’impose alors comme un
véritable parcours initiatique en trois temps : la conquête de l’identité d’écrivain passe par une
mise en scène de l’« image de soi écrivant » par l’intermédiaire du personnage de Françoise
— mise en abyme de l’écrivain ; la fiction met en lumière et en action les affres de la création
par les résistances d’un véritable objet poétique, Xavière, dont Françoise se dit l’être créateur
— mise en abyme de l’auteur-créateur ; enfin, la prise de conscience qu’il n’y a de création
587
J. Deguy, « Il y a Xavière », op. cit., p. 63.
227
que dans la solitude absolue et le dépassement euphorique du dénouement apportent un
caractère radical et révolutionnaire à la posture beauvoirienne de l’écrivain.
3.1. Légitimer sa position : un portrait médiatisé et divisé de la femme-écrivain
Une des particularités des romans de Beauvoir, la mise en scène de soi par l’écriture, ne lui
permet pas seulement de représenter un milieu qui lui est familier, celui d’une vie artistique et
littéraire foisonnante qu’elle partagea, dès 1929, avec Sartre, mais d’incorporer son besoin
d’identification ou d’authentification en tant qu’écrivaine dans des personnages féminins.
Cette tentative d’émerger « par-delà le monde donné » est identique à l’effort de Françoise
pour exister en tant que créateur dans L’Invitée. En installant dans la fiction un personnage
féminin au rang d’écrivain, le roman propose une réflexion sur l’écriture et interroge plus
largement la condition du créateur ; il fonctionne alors, suivant une grille d’interprétation plus
large, comme un lieu de valorisation d’un groupe sociologiquement instable, dont les femmes
sont encore à la marge. Pour parvenir à cette victoire idéale de la femme-écrivain, c’est toute
une mythologie personnelle que construit Beauvoir autour du pouvoir créateur.
L’Invitée met en place un schéma narratif qui réapparaîtra dans ses œuvres ultérieures :
une femme écrit, du moins s’essaie-t-elle à la chose littéraire, mais elle est dépouillée du
prestige social de l’écrivain et vit dans l’ombre d’un personnage masculin, influent et reconnu
par la critique : c’est le cas de Pierre Labrousse qui possède le statut de metteur en scène et
d’acteur. La profession de Françoise, à l’inverse, n’est pas clairement définie. Elle est
potentiellement un écrivain mais passe la plupart de son temps à lire les manuscrits que Pierre
reçoit, à les adapter pour lui et à retravailler les scènes de sa pièce de théâtre 588. Cette
complicité créatrice est au fondement de leur relation amoureuse.
En incarnant aux yeux des autres un personnage d’écrivain, Françoise semble en même
temps, dans le retrait de sa chambre close, faire l’expérience de son propre échec 589. Elle ne
parvient plus à s’imposer cette discipline ritualisée qui, autrefois, la mettait au travail :
Avant, dans tout ce que j’entreprenais, j’avais l’impression d’être happée par les objets ; par
exemple mon roman : il existait, il demandait à être écrit. Maintenant, écrire, c’est entasser des
pages. (I, 291-292)
S’enlisant dans la matérialité physique des pages, Françoise ne parvient plus à passer d’un
« écrire » transitif et ponctuel à un « écrire » intransitif, à écrire tout court ; il manque à son
expérience la dimension quasi-existentielle de l’écrivain. C’est ce hiatus existentiel — entre
l’aspiration à être écrivain et l’investissement total du sujet par l’écriture —, interrogeant par
là même la condition de l’écrivain, que l’auteure s’efforce de mettre en forme grâce à des
588
Pierre jouit du succès de la pièce qu’il a montée, Jules César, et travaille à la réalisation de sa propre pièce
qui doit aboutir l’année suivante.
589
« En ce moment, dans la lourde chaleur de la loge, Pierre était en train de travailler. Elle aurait pu, elle aussi,
s’enfermer paisiblement dans sa chambre et écrire ; autrefois, elle n’aurait pas manqué de se jeter avec âpreté sur
ces grandes heures vides ; le théâtre était fermé, elle avait du loisir et elle ne savait que le gaspiller. Ce n’était
même pas qu’elle se crût en vacances, mais elle avait totalement perdu le sens des disciplines passées » (I, 419).
228
configurations signifiantes. Or ce manque fondamental est compensé dans le roman par une
vision, en creux, de l’écrivain au travail. L’« image de soi écrivant590», pour reprendre une
expression de Nathalie Heinich, est médiatisée par l’autre, comme par le regard inquisiteur et
envieux d’Élisabeth, qui a elle-même la prétention d’être une artiste :
Élisabeth attira vers elle des feuilles couvertes de notes, des brouillons, des plans tachés d’encre.
Ainsi raturées, mal écrites, les pensées de Françoise perdaient leur air définitif ; mais l’écriture
elle-même, et les ratures jaillies de la main de Françoise affirmaient encore son existence
indestructible. Élisabeth repoussa les papiers avec violence ; c’était idiot ; elle ne pouvait ni
devenir Françoise, ni la détruire. (I, 87 ; je souligne)
Si la vocation d’écrivain de Françoise n’aboutit pas, le personnage n’a de cesse de créer du
romanesque dans sa vie. Marquée par une véritable pulsion romanesque, Françoise est
soucieuse de vivre son existence sur le mode imaginaire, de la créer à chaque instant, de
l’embellir, et donc, de la truquer. Le monde fourmille pour elle de signes créateurs d’histoires
neuves et extraordinaires. La première scène de L’Invitée est à cet égard fondatrice : elle est
allégorique de la création romanesque en tant que solitude absolue. Comme le note Michèle
Coquillat, « Françoise reconnaît que la joie que lui donne l’acte créateur n’existe que dans la
solitude. Retrouvant le schéma traditionnel de la création, elle affirme que l’exaltation qu’elle
ressent tient à l’autonomie souveraine qui est la sienne quand elle œuvre591 ». En revisitant le
mythe ovidien de Pygmalion, qui vantait la virtuosité de l’artiste capable de reproduire dans
son art le sentiment d’une présence réelle de l’objet, Beauvoir place ce projet créateur sous le
signe de la masculinité. Lorsque Françoise découvre que ce pouvoir est illusoire, que le
monde inerte que sa conscience anime ne pourra jamais atteindre à l’autonomie créatrice, elle
retombe brutalement dans une féminité quotidienne, impuissante : « […] c’était étrange de
redevenir quelqu’un, tout juste une femme… C’était un abandon, une trahison » (I, 13). La
trahison consiste à refuser de « se mettre dans la position de l’homme créateur exerçant sur le
monde son pouvoir phallique de création592 ». En incarnant une féminité impuissante,
incapable de passer à l’acte créateur et vivant par procuration son désir artistique à travers
Pierre, Françoise intériorise le sentiment beauvoirien d’une création possible uniquement hors
du champ du féminin.
Après cette scène fugitive inaugurale, dont le souvenir est mélancolique, Françoise décide
d’écrire un autre scénario en jetant son dévolu sur Xavière. Le projet de Françoise, qui obéit à
la fascination amoureuse qu’elle éprouve pour son « invitée », est essentiellement un défi
créateur : elle veut faire entrer Xavière dans sa vie et lui donner la vie. Ce qu’elle ne parvient
pas à projeter dans l’espace clos et tangible d’une œuvre, Françoise tente de le créer au sein
du trio amoureux qu’elle forme avec Pierre et Xavière. « Rejetant la tentation “poétique” qui
cependant la tourmente, elle se persuade alors que là où elle peut défier la création artistique
590
Cette expression se trouve dans son ouvrage Être écrivain. Création et identité, La Découverte et Syros,
Paris, 2000, p. 118.
591
Michèle Coquillat, « L’Invitée ou la création aboutie », Roman 20/50, op. cit., p. 32.
592
Ibid., p. 33.
229
de Pierre, c’est dans sa vie quotidienne et ses rapports humains 593 ». On assiste, dans le
roman, à la concrétisation en images de ce que Nathalie Heinich appelle « l’investissement
total » de l’écrivain594. Françoise est perpétuellement et virtuellement en état de travail,
forgeant des phrases dans sa tête, élaborant la construction d’une intrigue, questionnant sans
cesse les attitudes des autres personnages. Ce que Françoise ne voit pas, elle l’imagine,
comme le tête-à-tête entre Xavière et Gerbert :
Que disaient-ils ? Étaient-ils assis côte à côte ? Se touchaient-ils ? On pouvait imaginer le visage
de Gerbert, il était toujours pareil à lui-même, mais que devenait-il dans le cœur de Xavière ?
Était-il désirable, attendrissant, cruel, indifférent ? Était-ce un bel objet de contemplation, un
ennemi ou une proie ? Les voix ne montaient pas jusqu’à la chambre. (I, 380-381)
Si Xavière, comme Olga, rejette toutes les constructions volontaristes, elle se refuse
obstinément à respecter les règles déterminées par Françoise et Pierre : elle résiste à leur
projet créateur, entraînant Françoise dans une lente dégradation intérieure. Le roman produit
alors une véritable « révolution » esthétique, inversant les rapports entre créateur et objet de
création : Xavière parvient à prendre la place de Françoise et à instaurer une rivalité
destructrice en cherchant à accaparer Pierre. C’est alors à Françoise d’entrer de force dans
« l’histoire de Xavière » : « Longtemps, Xavière n’avait été qu’un fragment de la vie de
Françoise ; elle était soudain devenue l’unique réalité souveraine et Françoise n’avait plus que
la pâle consistance d’une image » (I, 364). Xavière n’incarne donc pas seulement l’Autre
dans un sens existentialiste, au sens où, « par-delà toute annexion, l’altérité demeure » (DS I,
280) mais incarne aussi, dans la vision de Françoise, une certaine représentation patriarcale
traditionnelle de la féminité, où la femme, selon Beauvoir, est décrite comme une
ensorceleuse, une enchanteresse qui fascine l’homme et l’envoûte, en somme, le plus
universel des mythes masculins595. Cette image de la « féminité libre, amorale596 », que
Jacques Deguy associe à Xavière, pourrait bien s’afficher plus radicalement encore en
Françoise : en tuant le mythe de la féminité, de l’Éternel féminin, en transgressant les codes
associant généralement le geste meurtrier à un acte éminemment masculin, elle recouvre cette
partie d’elle-même qu’elle avait occultée : sa part de féminité, une féminité potentiellement
créatrice.
593
Ibid.
Cet investissement, « en tant qu’il implique la personne toute entière », dans une « temporalité totale », est
présent en permanence dans le roman, surtout lorsque Xavière est absente du champ de vision de Françoise.
595
Le personnage de Pierre reflète ce mythe à de nombreuses reprises, notamment lorsqu’il est question de l’aura
quasi mystique qui se dégage de Xavière.
596
J. Deguy, « Il y a Xavière », op. cit., p. 63.
594
230
3.2. La conquête de la liberté et l’engagement irréversible dans l’activité littéraire
Certains lecteurs ont été déroutés par la violence inouïe de cet acte meurtrier perpétré par
une femme et par le caractère peu vraisemblable du dénouement597. C’est pourtant par cet acte
imaginaire que Beauvoir a pu écrire le « scandale de la solitude et de la séparation » (I, 695).
Le dénouement apparaît comme le point d’orgue d’un « roman du fantasme, qui met en scène
la résolution imaginaire, hautement improbable598 » d’une situation extrême. Le roman aurait
pu faire basculer Françoise dans la folie et s’achever sur une fuite radicale hors du réel, celle
de la destruction de soi-même par le suicide. Mais la solution trouvée par Beauvoir illustre
précisément ce à quoi tend l’ensemble du roman — la conquête de la solitude et de la liberté.
L’écrivain donne une fin, dans le fantasme, à ce qui, dans le réel, n’en pouvait pas trouver : la
crise d’identité vécue par Beauvoir-Françoise débouche sur un fantasme personnel. Le geste
de Françoise signe, en même temps que le meurtre de l’autre, l’avènement de l’une, enfin
unique.
Si le dénouement a pu être interprété d’un point de vue philosophique comme la seule
issue possible d’une conscience opprimée par l’Autre, il revêt une dimension personnelle
plus profonde suggérée par Beauvoir elle-même. Elle semble en effet avoir élaboré une
« mise en intrigue », pour reprendre l’expression de Paul Ricœur, « en laquelle se construit,
en même temps qu’une temporalité, une cohérence, qui n’est pas seulement de l’ordre d’un
récit mais aussi de la “dialectique de l’identité personnelle”599 ». Beauvoir éclaire cette
« mise en intrigue » dans ses Mémoires, lorsqu’elle évoque la « valeur cathartique » du
dénouement :
D’abord, en tuant Olga sur le papier, je liquidai les irritations, les rancunes que j’avais pu éprouver
à son égard ; je purifiai notre amitié de tous les mauvais souvenirs qui se mélangeaient aux bons.
Surtout, en déliant Françoise, par un crime, de la dépendance où la tenait son amour pour Pierre, je
retrouvai ma propre autonomie. Le paradoxe, c’est que je n’ai pas eu besoin pour la récupérer de
commettre aucun geste inexpiable, mais seulement d’en raconter un dans un livre. […] Mais cette
victoire idéale, projetée dans l’imaginaire, n’aurait pas eu son poids de réalité : il me fallait aller au
bout de mon fantasme, lui donner corps sans en rien atténuer, si je voulais conquérir pour mon
compte la solitude où je précipitai Françoise. Et en effet, l’identification s’opéra. (FA, 387-388, je
souligne)
Dans cette transposition du réel, Beauvoir invente de toutes pièces une structure
imaginaire lui permettant de se libérer de la dépendance littéraire et privée qu’elle entretient
avec Sartre, et de se réapproprier, de manière individualiste, son projet littéraire. En
conquérant pour son compte la solitude essentielle de l’écrivain, elle affirme son
indépendance intellectuelle et donne par là même une légitimité littéraire à son activité
597
En 1996, Nathalie Heinich note par exemple dans son étude rapide sur L’Invitée : « Et l’auteur semble feindre
elle-même de croire à un drame philosophique existentialiste, achevant le roman sur cette fin éminemment peu
convaincante […] ». (Voir le chapitre intitulé « La première menacée » dans États de femme, op. cit., p. 102).
598
N. Heinich, États de femme, op. cit., p. 188.
599
N. Heinich, Être écrivain, op. cit., p. 117. Nathalie Heinich cite Paul Ricœur (Temps et récit, Paris, Seuil,
1983).
231
d’écrivain. Cet ancrage identitaire ne pouvait être possible qu’en conjurant, selon les termes
de Maurice Blanchot, la « peur et l’angoisse de la solitude qui arrive à l’écrivain de par
l’œuvre600 ».
Stylo en main, je fis avec une sorte de terreur l’expérience de la séparation. Le meurtre de Xavière
peut paraître la résolution hâtive et maladroite d’un drame que je ne savais pas terminer. Il a été au
contraire le moteur et la raison d’être du roman tout entier. (FA, 388)
Dès lors, le « meurtre de Xavière » et l’ensemble du projet narratif qui aboutit à cette mise à
mort apparaissent bien comme la matrice de l’œuvre, et, par-delà l’œuvre, la « raison d’être »
écrivain de Beauvoir.
La radicalité du projet romanesque et de son dénouement répond aux intentions de
Beauvoir, qui, en se lançant dans l’entreprise, avait parfaitement conscience d’associer son
œuvre à la notion d’engagement. Dans le texte tiré du film de Josée Dayan et Malka
Ribowska, Sartre revient sur l’échec éditorial de 1938 et la conversion qui s’accomplit dans
l’esprit de Beauvoir en 1938-1939601 :
Ce n’était pas très bon. Parce que vous ne vous étiez pas encore fait un style. Et puis, ce que vous
avez appris très bien plus tard, vous ne saviez pas écrire de dialogues. Ils n’étaient pas très
naturels.
À quoi Beauvoir rétorque :
Nous avons eu une conversation au Dôme qui m’a énormément frappée. Vous m’avez dit : « Mais
enfin, mettez plus de vous dans ce que vous écrivez. Vous êtes beaucoup plus intéressante que
toutes ces Josée », je ne sais plus comment j’avais appelé mes héroïnes… « Mettez-vous dedans. »
Ça m’a saisie et même intimidée parce que j’ai pensé que si on se donnait à la littérature de cette
manière engagée, cela devenait quelque chose de très grave, comme l’amour, la vie, la mort…602
Cette notion d’engagement associée à une posture d’écrivain qui colle avec la personne
s’inscrit dans un contexte littéraire éclairant. Dès juillet 1939, Sartre éprouve un véritable
choc à la lecture de L’Âge d’homme de Michel Leiris, livre qui appliquait psychanalyse et
ethnographie à son propre cas. L’écrivain en captivité s’en inspire d’un point de vue
méthodologique lorsqu’il entreprend son autoportrait dans les Carnets puis bien plus tard,
dans ce qui verra naissance aux Mots. Pour Beauvoir, l’influence de Leiris provient en partie
d’un texte que Les Temps modernes publient en mai 1946, « De la littérature considérée
comme une tauromachie » et qui servit de préface à une réédition de L’Âge d’homme la même
année. Dans ce texte demeuré célèbre, Leiris donnait la valeur d’un acte à son texte
autobiographique en proposant une comparaison entre la corne du taureau et le lecteur. Ce
600
Maurice Blanchot, L’Espace littéraire, Paris, Gallimard, 1955, p. 20.
Beauvoir raconte cette conversion dans La Force de l’âge, p. 360 et suivantes.
602
Simone de Beauvoir, film de Josée Dayan et Malka Ribowska, op. cit., p. 22. Je souligne.
601
232
texte est postérieur à la publication de L’Invitée, en 1943, mais il éclaire rétrospectivement le
saut de Beauvoir dans ce qu’il est convenu d’appeler la fiction de soi ou l’autofiction.
À l’injonction véhémente de Sartre, l’incitant à se mettre en personne dans son œuvre,
Beauvoir aurait répondu par une violente réaction de défense. Tout se passe comme s’il était
inenvisageable pour elle d’abolir la prise de distance avec ses personnages et de nourrir de sa
propre substance la littérature :
Le sang me monta aux joues ; il faisait chaud, il y avait comme d’habitude beaucoup de fumée et
de bruit autour de nous, et j’eus l’impression de recevoir un grand coup sur la tête. « Je n’oserai
jamais ! » dis-je. Me jeter toute crue dans un livre, ne plus prendre de distance, me compromettre :
non, cette idée m’effrayait. « Osez », me disait Sartre. (FA, 360)
Beauvoir se risqua pourtant tout entière dans ce roman qui occupa quatre années de sa vie.
Elle avouera plus tard, encore toute étonnée d’avoir passé avec succès ce rite initiatique que
représente son premier roman, la dimension libératrice de cet acte : « Avant d’écrire L’Invitée,
je tâtonnai pendant des années ; du moment où je l’eus commencé, je ne cessai plus d’écrire
[…] ; pourquoi est-ce que désormais j’eus toujours “quelque chose à dire” ? ».
4. L’entrée tardive dans la sphère publique au début des années quarante
Le succès de L’Invitée tient à plusieurs facteurs, imputables non seulement à la maîtrise et
à l’approfondissement des techniques romanesques beauvoiriennes mais aussi au nouveau
positionnement de l’écrivaine dans le champ littéraire. L’œuvre répondait en effet en grande
partie à la demande du marché littéraire à l’époque de son apparition 603. La Nausée, par le
caractère inouï d’une inscription du philosophique dans un contexte littéraire, avait ouvert des
portes et inscrit de nouvelles normes de réception. Le discours philosophique empruntait des
voies romanesques quand le roman accueillait la possibilité d’unir la philosophie et la
littérature :
Les descriptions phénoménologiques, les analyses existentielles, en introduisant dans le discours
philosophique l’actualité et la vie quotidienne, en refusant l’abstraction conceptuelle, finissent par
emprunter les fonctions et les effets de la littérature. […] Pendant les années 30, en outre,
s’affirment déjà des exemples d’une littérature « métaphysique » qui visent moins à renouveler les
formes qu’à traduire une « vision du monde » […]604.
L’évolution du champ intellectuel, au seuil des années quarante, et la place que Beauvoir y
occupe désormais, est une des voies d’explication qui peut rendre intelligible le tournant
603
Nous partons en effet de la thèse formulée par Anna Boschetti, selon laquelle « [l]a relation entre œuvre et
champ n’est jamais négligeable. Même l’œuvre à première vue la plus originale et la plus solitaire lui doit
quelque chose. Tout au moins le champ définit-il les conditions que l’œuvre doit remplir pour se constituer
comme littéraire et engendre une représentation de l’œuvre dont l’auteur doit tenir compte, fût-ce pour s’en
défendre » (A. Boschetti, Sartre et « Les Temps Modernes », op. cit., p. 37).
604
A. Boschetti, op. cit., p. 34-35.
233
décisif que constitue L’Invitée dans la carrière de l’écrivaine. Si le succès intellectuel exige
toujours pour un auteur une « combinaison de conformité et de différence » dans la logique du
terrain où il se place, Beauvoir semble avoir su parfaitement s’affirmer dans cette position
paradoxale. Son roman se référait à « des formes déjà légitimées que le champ [était] prêt à
reconnaître comme titres de compétences et comme valeurs605 », tandis qu’il introduisait, dans
le même temps, un « écart » pour se distinguer des positions existantes : « écart » et
distinction, en vertu de cette inscription singulière du vécu autobiographique au sein d’un
roman intellectuel et métaphysique, et de la puissance de l’invention dans un roman travaillé
par ses propres tensions. Conciliant à la fois le classicisme et la modernité littéraires, l’œuvre
s’inscrivait parfaitement dans les attentes d’un public averti.
Pourtant, comme pour tous les récits de première publication, rien ne devait pouvoir
prédire au sujet la réussite de l’épreuve qu’est la publication. L’avis de Jean Paulhan, que
Brice Parain souhaitait connaître avant de publier le roman, joua un rôle non négligeable dans
le franchissement du seuil éditorial. Beauvoir raconte la visite angoissée de la jeune débutante
à Paulhan, soumise au jugement ambigu d’une instance littéraire intimidante, en ce mois de
juin 1943 :
Paulhan prit un air intrigué pour me demander si Dullin ressemblait vraiment au personnage de
Pierre. Il jugeait mon style trop neutre et il suggéra avec bonté : « Est-ce que cela vous ennuierait
beaucoup de récrire le livre, d’un bout à l’autre ? — Oh ! dis-je, ça me serait impossible : j’ai déjà
passé quatre ans dessus ! — Eh bien enchaîna Paulhan, dans ces conditions, on le publiera tel quel.
C’est un excellent roman. » Je ne démêlai pas s’il me faisait un compliment, ou s’il entendait que
mon roman était de ceux que l’on considère commercialement comme bons. Mais l’essentiel,
c’était que mon livre fût accepté : il paraîtrait au début de l’été prochain. (FA, 593)
Peu importe que la publication soit justifiable selon les valeurs du « monde inspiré » ou du
« monde marchand »606 : seule compte cette étape indispensable pour Beauvoir qui constitue
l’épreuve par excellence, la publication. Il ne restait plus qu’à modifier le titre du roman, à
remplacer Légitime Défense, qui ne correspondait pas à la profondeur du projet romanesque
et qui, sans doute, orientait trop directement la lecture vers la catégorie du roman policier, par
un titre plus énigmatique, L’Invitée.
Les jugements de l’œuvre, pour leur majorité, attaquaient sur un autre terrain que celui
proprement littéraire : la bataille contre l’existentialisme n’était qu’à ses débuts, et le roman
n’échappa pas aux foudres d’une certaine critique moralisatrice qui réduisait la fiction à un
miroir dépravé des mœurs de Saint-Germain-des Prés, six ans avant le coup de tonnerre que
fut la réception du Deuxième Sexe607. Si la critique s’attacha pour une bonne part à la
dénonciation de l’immoralité du milieu décrit par Beauvoir et de la liberté de mœurs des
personnages, directement issue de la philosophie existentialiste prônée par Beauvoir et
605
Ibid., p. 35.
Je reprends la terminologie de Nathalie Heinich, dans Être écrivain, op. cit., p. 75.
607
La bombe éclate en mai 1949, quand Les Temps modernes publient le fameux texte sur « L’initiation sexuelle
de la femme ».
606
234
Sartre608, l’accueil de L’Invitée par la presse journalistique se fit plutôt dans des conditions
favorables. « Thierry Maulnier éleva le débat en engageant ses confrères à juger le roman sur
le plan de la métaphysique plutôt que celui de la morale, et favorisa ainsi une critique plutôt
bienveillante, pour reprendre le mot de la mémorialiste609 », note Danièle Fleury qui a
consacré une partie de ses recherches à la réception de L’Invitée dans la presse d’Occupation
jusqu’en 1946610. Elle s’étonne même, et à juste titre, qu’un roman mettant en scène un trio
amoureux en pleine période de « rénovation des valeurs morales » ait pu emporter une vague
d’adhésion :
[…] le thème du trio amoureux aurait dû faire l’objet d’une critique sévère. Après la défaite de
1940, en effet, la France est reprise d’une main de fer par le gouvernement fasciste du maréchal
Pétain […]. Une chape de plomb s’est abattue sur la société française qui subit déjà l’oppression
de l’occupant allemand. Bien que l’histoire de ce trio amoureux soit en contradiction avec les
valeurs morales exaltées par le gouvernement, […] le roman franchit les obstacles de la double
censure de l’Occupant et du gouvernement français et bénéficia d’un réel succès d’estime 611.
Certains critiques, comme Thierry Maulnier, Ramon Fernandez ou Marcel Arland,
semblent contourner la question des valeurs morales en classant L’Invitée parmi « l’abondante
littérature féminine de ces dernières années612 », dans la lignée de Louise Labé, Madame de
La Fayette et Colette, exaltant le génie des ces femmes-écrivains qui puisent spontanément
leur inspiration dans le sentiment et l’intime, domaines privilégiés des femmes. Valorisant
« un déterminisme […] puissant de la nature et de la condition féminines613 », la critique
associe l’amoralité en amour à une spécificité toute féminine. « Le regard masculin admet
comme une donnée naturelle et inévitable que les femmes sont inaptes à contrôler leurs
pulsions. Le mystère de “l’éternel féminin” sous-tend ces jugements paternalistes et
condescendants », note sévèrement Danièle Fleury.
Beauvoir écrit pour la première fois un « vrai roman avec un commencement, un milieu et
une fin614 » (FA, 638), ce qui déplaisait profondément à la clientèle « artiste » du café de Flore
qu’elle fréquentait en cette période de guerre. « Ce milieu encore marqué par l’oukase jeté
depuis les années vingt par les surréalistes contre le genre romanesque, ses intrigues, ses
personnages, ses analyses et ses descriptions, fut “exaspéré” par le personnage de Françoise
[…] », une condamnation presque unanime qui témoigne de « la première offensive contre
Beauvoir d’un snobisme parisien avec lequel elle devra compter tout au long de sa
608
Ces critiques s’attaquent directement à la personne de la jeune romancière, sans aucune considération pour la
valeur littéraire de l’œuvre.
609
Danièle Fleury, « À propos de la réception de L’Invitée et des Bouches inutiles », (Re)découvrir l’œuvre de
Simone de Beauvoir, op. cit., p. 457.
610
Voir aussi son article « De la mysogynie ordinaire à la “chiennerie”. La réception de L’Invitée et du Sang des
autres par la critique littéraire », dans Les Temps Modernes, nos 647-648, janvier-mars 2008, p. 353-357.
611
D. Fleury, « À propos de L’Invitée et des Bouches inutiles », op. cit., p. 457-458.
612
Voir l’article de Thierry Maulnier dans L’Action française du 24 octobre 1943.
613
Ibid.
614
La première critique de L’Invitée, celle de Marcel Arland dans Comœdia louait en effet, malgré quelques
réserves, les qualités d’un « vrai roman », ce qui réjouit Beauvoir.
235
carrière615 ». Malgré tout, Arthur Adamov accorda des circonstances atténuantes à Beauvoir :
« Il y a Xavière, dit-il. Il y a Xavière » (FA, 638). Cette « parfaite incarnation de l’Autre »,
selon Gabriel Marcel, éblouit par sa complexité et son pouvoir de séduction.
Malgré les réticences du milieu intellectuel, « L’Invitée, parue l’été 1943, apporte à son
auteur la reconnaissance littéraire de ses pairs qui voient d’emblée en elle “un jeune écrivain
d’avenir”616 ». La « nouvelle romancière maison » de Gallimard frôla cette année-là le prix
Goncourt et le Renaudot617. Salué comme un « roman métaphysique », ce qui correspondait
parfaitement aux intentions de l’auteure, il incarne une des voies possibles du roman
intellectuel de l’époque, opérant une convergence heureuse entre la technique et la
métaphysique du romancier, comme en témoigne le compte rendu de Thierry Maulnier :
C’est avec un art remarquable que Mme Simone de Beauvoir met en jeu ces complexes, ces
ensembles psychologiques qui déterminent les actes humains beaucoup plus que des mobiles
clairement délimités. […] Ils [Les personnages] gardent ainsi jusque dans la clarté de l’analyse
l’équivoque et l’épaisseur de la vie. […] Les inquiétudes physiques et sentimentales des
personnages de L’Invitée débouchent d’une façon impressionnante sur la métaphysique de
l’existence618.
L’entrée tardive de Beauvoir dans le champ littéraire a finalement profité à la constitution
de son statut d’écrivain. En délaissant le professorat619 et en suivant les pas des avant-gardes
littéraires, elle s’est véritablement « choisie » en tant qu’écrivain. Beauvoir franchit un
seuil capital en faisant valoir son roman L’Invitée aux yeux d’autrui et en entrant dans la vie
publique620. Elle doit cette entrée à deux facteurs importants : la maturation du projet initial,
repris et modifié en fonction des exigences internes du livre, et l’intervention d’autrui, en
particulier Sartre, qui fut « mêlé » à son entreprise, comme Beauvoir l’avoue elle-même, de
manière intrinsèque.
Après la table rase existentielle de ses années de jeunesse, l’écrivaine allait désormais
compter avec autrui — sa « famille », ses proches, qui furent ses premiers lecteurs et
critiques, et dans un cercle plus élargi, les instances de légitimation de son entreprise
615
Jacques Deguy, « Il y a Xavière », op. cit., p. 53.
D. Fleury, « À propos de la réception de L’Invitée et des Bouches inutiles », (Re)découvrir l’œuvre de Simone
de Beauvoir, op. cit., p. 465.
617
Voir FA, p. 638-639.
618
Thierry Maulnier, art. cit.. Cet article est reproduit dans « Une critique de L’Invitée », Roman 20/50, op. cit.,
p. 125-126.
619
Si sa carrière professorale fut interrompue, l’image du professeur la poursuivra toute sa vie.
620
« La publication, comme le note Nathalie Heinich, est la seule objectivation du troisième seuil, susceptible de
transformer l’activité d’écriture en identité d’écrivain. C’est elle qui distingue le projet d’écrire “pour les autres”
de l’écriture “pour soi”. Parvenir, subjectivement, à écrire pour d’autres, à écrire pour publier c’est, littéralement,
“sortir de soi”, au sens où l’on sort de soi un objet — une œuvre — détachable de sa propre personne. Et
parvenir, objectivement, à la publication, c’est ce qui signe ce passage de l’écrivant à l’écrivain, ouvrant la
possibilité de dire “je suis écrivain” sans trop risquer le désaveu d’autrui ou — pire — de soi-même. Car c’est
seulement dans ce moment crucial où l’on est publié que se rejoignent les trois moments de l’identité :
l’autoperception (se percevoir comme écrivain), la représentation (s’exposer comme tel) et la désignation (être
reconnu tel par autrui) » (N. Heinich, Être écrivain, op. cit., p. 70).
616
236
littéraire, seules aptes à questionner et à instituer la spécificité du projet créateur par rapport
aux contemporains et aux prédécesseurs —, et se confronter à l’image qui lui était renvoyée
par les éditeurs, les critiques et même les autres auteurs621. La mémorialiste témoigne de cette
inquiétante étrangeté dans La Force de l’âge : « J’avais beau m’être attaquée souvent au
mirage de l’Autre et l’avoir encore dénoncé dans L’Invitée, j’en fus la dupe quand je me
rencontrai moi-même sous la figure d’une autre » (FA, 638). Pour la première fois, et peutêtre la dernière, elle se complaisait dans une image qui semblait lui coller parfaitement :
[…] cette jeune femme au visage sérieux qui commençait sa carrière d’écrivain, comme je l’aurais
enviée si elle avait porté un nom différent du mien : et c’était moi ! Je réussissais, tant mon
expérience était fraîche, à me confondre avec mon image : tout ce qui la rehaussait, j’en
bénéficiais. (FA, 638-639)
La réception des œuvres ultérieures creusera le décalage entre la femme et l’écrivaine,
jusqu’aux dernières fictions qui dissocièrent, de manière paroxystique, l’écrivaine d’ellemême622, offrant rétrospectivement une image morcelée et incohérente de la carrière de
Beauvoir.
Au terme de cette première partie, ce que nous avons appelé « la genèse intellectuelle de
Simone de Beauvoir » a permis d’engager une réflexion sur les motivations profondes de
Beauvoir avant son entrée en scène publique en tant qu’écrivain. L’étude des Cahiers de
jeunesse, par l’analyse patiente des racines de l’œuvre et des sources inspiratrices de la
fiction, a révélé une « odyssée ontologique623 » écrite au rythme discontinu des pages et
articulant, sous la forme d’un roman de soi, un questionnement sur la vocation ambiguë de
Beauvoir. On a pu relever toutes les formes de « l’indétermination de l’écrivain » et voir que
celle-ci pouvait être « une ressource créative, en autorisant toutes sortes de projections
imaginaires, par une sorte de plasticité identitaire624 ». En produisant un scénario
autobiographique, jouant sur des effets de distance avec soi, d’auto-ironie, de glissements
narratifs, de transposition du vécu dans un imaginaire romanesque, le journal dessine déjà les
contours d’une figure auctoriale apte à prendre la plume. À l’écriture préexiste donc une
matière plurielle, foisonnante, un vécu, une expérience singulière, et, d’autre part, une
« intention », celle de dire et de communiquer le « goût » de son existence.
La représentation de soi à travers le journal intime, reprise, reflétée et prolongée plus tard
dans l’œuvre autobiographique, se décline suivant trois identités qui sont sans cesse en
confrontation : le professeur, le philosophe et l’écrivain. Loin d’apparaître comme
621
Voir sur la question de la « valeur » des œuvres, la synthèse éclairante d’Anna Boschetti, op. cit., p. 62.
En 1966, la parution des Belles Images marque une rupture dans la carrière de l’écrivaine : c’est une autre
Beauvoir, inconnue, qui apparaît à travers la critique journalistique.
623
Je reprends là une expression tout à fait pertinente de Jacques Deguy, utilisée au sujet de La Nausée : « La
Nausée pose très haut la barre du questionnement (auto)biographique, en proposant une odyssée ontologique
écrite au rythme haletant d’un roman noir, et en universalisant par les métaphores et les concepts mêlés
l’expérience d’un individu devant lequel la contingence, comme la vérité, se montre toute nue » (Jacques Deguy,
La Nausée de Sartre, op. cit., p. 169).
624
N. Heinich, Être écrivain, op. cit., p. 85.
622
237
incompatibles, ces trois composantes ont opéré une exclusion, celle du professeur, alors
même que tout prédestinait Beauvoir à s’identifier à cette image et à se conformer à cet éthos ;
la fusion entre philosophie et littérature, du moins leur intrication au sein d’une œuvre, ouvrit
la possibilité d’un premier roman accompli, qui interrogeait le pouvoir créateur à sa source
dans une œuvre profondément réflexive.
Après le succès de L’Invitée, Beauvoir rêvait à de vastes romans engagés. Le renoncement
progressif au « quasi-solipsisme » et à l’ « illusoire souveraineté de [s]es vingt ans » fut
accentué par l’irruption violente de l’Histoire dans sa vie : « Soudain, l’Histoire fondit sur
moi, j’éclatai : je me retrouvai éparpillée aux quatre coins de la terre, liée par toutes mes
fibres à chacun et à tous », écrit-elle. La dislocation du sujet met fin à une certaine idée du
bonheur, fondée sur une conception de la vie comme une « entreprise autonome et fermée sur
soi » : « […] il me fallut découvrir à neuf mes rapports avec un univers dont je ne
reconnaissais plus le visage. C’est cette transformation que je vais raconter » (FA, 424),
poursuit-elle dans La Force de l’âge. Le second conflit mondial marque sans aucun doute une
rupture dans le parcours de l’écrivaine, en modifiant en profondeur le projet romanesque, et il
sera nécessaire de prendre toute la mesure de cette « période morale » telle que Beauvoir
désigna sa vie littéraire dans les années quarante. Les deux romans suivants, Le Sang des
autres et Tous les hommes sont mortels illustrent ce moment où la littérature a endossé cette
lourde responsabilité que fut l’engagement, au risque de laisser dans l’ombre le parcours
individuel d’une écrivaine et les exigences internes de son œuvre au profit de l’aventure
collective de la littérature. Derrière l’illusion beauvoirienne rétrospective d’une
transformation radicale, permettant de justifier du « pas de deux » de l’individu et de
l’Histoire dans ses Mémoires625, c’est bien plutôt la continuité d’une trajectoire entre premier
roman et œuvres ultérieures qu’il faut mettre au jour, afin de proposer une autre périodisation
du travail de l’écrivaine dont la rupture littéraire la plus importante intervient bien plus tard, à
la fin des années soixante, avec Les Belles Images.
625
Ce « pas de deux » est lui aussi contestable et mérite d’être interrogé, ce que nous ferons dans la partie
suivante.
238
Troisième partie :
Le roman existentialiste,
une forme historique et engagée
239
De L’Invitée aux Mandarins, près de quinze ans séparent la rédaction des deux
romans. Fait remarquable, la question fondamentale du sens et de la valeur de l’existence se
déplace. C’est l’histoire d’une conversion que cette deuxième partie tentera de reconstruire :
de l’affirmation de l’absurdité d’être — à travers l’expérience de la « nausée » — Beauvoir
passe à la conscience du sens comme enjeu de l’existence. Dès 1945, avec la fin de la guerre
et l’écriture du Sang des autres, la question de la contingence change de statut : elle
s’applique désormais à l’être vivant en société, faisant l’expérience sociale de sa relation avec
les autres, engageant sa liberté et sa faculté d’agir. En 1946, un nouvel élément est intervenu
dans la réflexion beauvoirienne : la découverte de son historicité, c’est-à-dire la prise de
conscience de l’inscription de l’individu dans une histoire collective qui le dépasse, et dans
laquelle il possède sa part de responsabilité, thèse explicitement formulée dans l’essai de
1947, Pour une morale de l’ambiguïté. Entre 1938 et 1945, à une époque où s’éveille
véritablement son désir de romanesque, Beauvoir prend conscience de la nécessité de son
engagement au monde, un engagement qui n’est pas, d’abord, politique, mais traversé d’un
projet de nature éthique portant la trace d’une certaine vision de l’homme et du monde. D’une
certaine manière, Le Sang des autres et Tous les hommes sont mortels manifestent
littérairement les transformations idéologiques que Beauvoir a connues. Mais comment en
est-elle arrivée là ? Au fil de quelles péripéties psychiques, intellectuelles et conceptuelles
Beauvoir a-t-elle modifié son rapport au monde ? Par-delà ou en-deçà des positions
collectives d’écrivain engagé, qui définissent un horizon à la fois historique et littéraire sur
lequel appuyer l’analyse, il faudra distinguer ou plutôt identifier les valeurs singulières qui
définissent l’éthique de l’écrivaine et qui travaillent ses œuvres selon une logique qui leur est
propre.
La recherche des origines de cette nouvelle quête va nous conduire au cœur des années
existentialistes de l’écrivaine, une période de son œuvre et de sa vie littéraire rapidement
cataloguée sous l’étiquette d’ « existentialiste », avec ce qu’une telle appellation comporte de
simplifications et d’images légendaires.
On ne voit d’ordinaire rien de bien personnel ou d’essentiel dans les œuvres publiées dans
l’immédiat après-guerre. Le Sang des autres, considéré comme le premier roman sur la
Résistance française fut aussi le premier désigné comme « existentialiste ». Publié à quelques
mois d’intervalle de L’Invitée et de Pyrrhus et Cinéas, il se permet, pour certains critiques,
« trop de jeux de mots à la mode sur la conjugaison du verbe être » et illustre « trop
docilement des vues théoriques posées antérieurement à [lui]626 ». Quant à Tous les hommes
sont mortels, il n’a pas connu de réel succès d’estime. La philosophe l’emporterait largement
sur la romancière. Celle-ci ne reprendrait tout son sérieux qu’avec Les Mandarins, prix
Goncourt en 1954, qui marquent sa consécration en tant qu’écrivaine.
Pourtant, les années 1939-1946 sont riches de réflexions et de transitions décisives, que le
Journal de guerre et les Lettres à Sartre reflètent en partie. La complicité de Beauvoir avec
Sartre, si elle paraît plus intense que jamais pendant la guerre — malgré une période de
626
Voir Georges Blin, « Simone de Beauvoir et le problème de l’action », Fontaine, n°45, octobre 1945, p. 716730.
240
séparation —, puis dans les années existentialistes, cache, en réalité, l’élaboration d’une
critique radicale du système sartrien. L’écho à l’imaginaire sinon à la terminologie sartriens
ne doit pas masquer la constitution d’un univers purement beauvoirien qui éclot véritablement
après la guerre.
L’année 1945 sonne pour Beauvoir l’heure des comptes : le bilan moral et politique du
conflit et de l’Occupation donne lieu à un retour sur soi, un bilan personnel de sa propre
conduite et de sa propre implication au cœur des événements.
L’engagement, en tant que « notion historiquement située », assigne à la littérature « un
devoir d’intervention directe dans les affaires du monde » et enjoint l’écrivain à « quitter la
posture d’isolement superbe qui était, par excellence, celle du purisme esthétique627 ». De
cette manière, Beauvoir et Sartre satisfont tous deux « aux plus importants des impératifs,
structurels et conjoncturels, imposés par l’évolution du champ628 ». L’écrivaine semble avoir
su jouer d’un sens spontané de l’opportunité, passant, comme le note Anna Boschetti à propos
de Sartre, « de l’accent mis sur la contingence et la solitude à l’accent mis sur la liberté et
l’histoire collective629 », et plongeant désormais son écriture dans les préoccupations morales
et politiques de l’engagement. La notion est pourtant à prendre avec précaution. Si
engagement il y a, de quel type d’engagement faut-il parler dans le cas de Beauvoir ? La
notion d’engagement littéraire ramène inévitablement vers l’acception sartrienne du terme.
Beauvoir offre-t-elle, au regard de la philosophie sartrienne, de nouveaux modes
d’interprétation de la notion ?
Comme le note Emmanuel Bouju dans son avant-propos à L’Engagement littéraire, « si
l’engagement désigne, dans une première approximation, le geste par lequel un sujet promet
et se risque dans cette promesse, entreprend et met en gage quelque chose de lui-même dans
l’entreprise, ce geste, entre caution et pari, semble devoir déterminer des choix d’écriture,
contraindre des modes de lecture […]630 ». C’est au cœur du fait littéraire que l’éthique de
l’écrivaine trouve sa place, la fiction apparaissant comme la voie royale d’une telle littérature
incarnant des valeurs singulières, et le roman comme le lieu textuel privilégié de
l’engagement.
Selon Benoît Denis, l’engagement possède une dimension réflexive essentielle, qui
interroge la littérature elle-même et qui « aboutit toujours plus ou moins à un questionnement
sur l’être de la littérature, à une tentative de fixer ses pouvoirs et ses limites631 ». À cet égard,
il faudra d’abord envisager la manière dont Beauvoir conçoit la littérature engagée dans son
aspect théorique avant de voir ce qui rattache l’engagement de l’écrivaine à une poétique et à
une esthétique de l’œuvre engagée.
627
Benoît Denis, « Engagement littéraire et morale de la littérature », L’Engagement littéraire, sous la dir.
d’Emmanuel Bouju, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Interférences », 2005, p. 31.
628
A. Boschetti, Sartre et « Les Temps modernes », op. cit., p. 39.
629
Ibid.
630
Emmanuel Bouju, « Avant-propos », L’Engagement littéraire, op. cit., p. 11. Je souligne.
631
Benoît Denis, Littérature et engagement de Pascal à Sartre, Paris, Seuil, coll. « Points essais », 2000, p. 297.
241
CHAPITRE I :
LE ROMAN ENGAGÉ BEAUVOIRIEN
Pour Jean-Louis Jeannelle, qui s’est intéressé aux Mémoires comme « institution de
soi », le premier tome de La Force de l’âge est « l’un des récits mémoriaux les moins
historiques que l’on puisse imaginer ». Comme dans une intrigue bien ficelée, l’œuvre
« raconte l’histoire de deux intellectuels petits-bourgeois que les plaisirs et les idées
détournent du cours menaçant de l’Histoire ; la guerre, qui les prend au dépourvu, les
contraint alors à reconnaître leur participation à la vie collective et à admettre les
responsabilités qui leur incombent632 ». C’est donc une cause extérieure — la guerre — qui
conduit Beauvoir et Sartre à prendre conscience de leur situation dans le monde. Il aura fallu
la guerre d’Espagne pour réveiller leurs consciences endormies.
Il y a quelque chose de paradoxal à parler d’engagement chez un auteur qui s’est
longtemps protégé de l’Histoire, qui a manifesté si longtemps une attention très limitée aux
affaires publiques et, qui, enfin, ne s’est réellement engagé qu’avec la guerre d’Algérie.
L’engagement direct de sa personne publique se verra confirmé et amplifié dans les années
1970 lors des luttes féministes. C’est dire que la participation de Beauvoir aux cours des
événements, sa mission politique et idéologique engageant sa personne publique est
postérieure, non seulement aux deux tomes des Mémoires, mais aussi à la phase la plus
marquante de sa production romanesque, dont il convient alors de se demander en quoi elle
est conditionnée par le sens et la valeur d’un engagement de l’écrivain.
À quelles conditions peut-on parler d’engagement, alors qu’au même moment, dans ses
actes, Beauvoir se soustrait à l’Histoire et aux impératifs idéologiques et politiques de son
époque, qu’elle n’aborde prudemment, comme le fait remarquer Jean-Louis Jeannelle, que par
l’intermédiaire de Sartre ? N’y a-t-il pas là une contradiction profonde entre sa pensée et ses
actes ? Comment comprendre ce contretemps idéologique, qui repose sur un hiatus profond
entre une théorisation de l’acte et sa mise en œuvre effective ? Sans doute cette lecture
souffre-t-elle d’une interprétation trop schématique et nécessite-t-elle une réévaluation précise
des rapports de l’auteure de L’Invitée à l’engagement. Force est de constater que la postérité a
retenu l’engagement beauvoirien dans l’action en occultant la dimension littéraire de cet
engagement. Doit-on pour autant parler, chez Beauvoir, d’engagement manqué ou faussé au
regard de l’espace public ? Si engagement il y a, il faut partir de l’espace fictionnel où
s’élaborent des constructions littéraires de l’engagement aux formes diverses, ce qui nous
permettra de reconnaître « une articulation particulière entre éthique et esthétique633 ».
À partir de 1945, l’engagement, qui jusque-là relevait d’une position ou d’une posture
intellectuelle, prend un aspect théorique qu’il n’avait pas encore connu. Comme le note Sylvie
632
Jean-Louis Jeannelle, « Les Mémoires comme “institution de soi” », (Re)découvrir l’œuvre de Simone de
Beauvoir, op. cit., p. 75.
633
Emmanuel Bouju, « Avant-propos », L’Engagement littéraire, op. cit., p. 12.
242
Servoise, « [l]’âge d’or de l’engagement est bien un âge dogmatique634 ». Cette emprise de la
théorie n’est pas sans conséquences sur le concept même d’engagement et la manière dont ce
phénomène fut perçu. Le commentaire de Jean-Louis Jeannelle sur la non-participation de
Beauvoir aux événements de l’Histoire va dans le sens d’une idée couramment répandue qui
consiste à voir l’engagement davantage comme un discours abstrait sur le monde qu’une
pratique avérée, soucieuse de la réalité des faits. Il pointe une des difficultés de l’engagement
dans son aspect théorique et nous invite d’emblée à dissiper un malentendu, à faire la part
entre ce qui relève d’une politique des écrivains, c’est-à-dire les rapports des auteurs à la
sphère politique et sociale, et ce qui se rattache à une poétique et à une esthétique de l’œuvre
engagée, dévoilant la partie subjective et créatrice de la question de l’engagement. C’est bien
sur cette seconde pente que Beauvoir s’est laissé glisser, ce que l’ensemble de notre première
partie tentera de montrer.
1. L’irruption de l’Histoire et sa théorisation
1.1. Le « moment » historique de la littérature engagée
La notion de littérature engagée est une notion complexe, protéiforme, qui a donné lieu et
alimente encore des malentendus et des « mésententes635 » dans les débats et les discussions.
Comme le note Sylvie Servoise en introduction de sa thèse consacrée à l’engagement du
roman en France et en Italie au XXe siècle, « les significations de l’expression “engagement
littéraire” sont multiples, souvent variables en fonction des lieux et des époques, et parfois
contradictoires les unes avec les autres ». Elle rappelle néanmoins le poids sémantique d’une
telle notion dans l’histoire littéraire française :
Et pourtant, malgré son caractère insaisissable et protéiforme, l’engagement littéraire, tour à tour
assimilé à une « trahison des clercs », à un impératif lancé aux écrivains au lendemain de la
Libération, puis perçu comme une notion « périmée », pour ne pas dire honnie, durant les
décennies formalistes et structurales, a joué un rôle essentiel dans l’histoire française […] du XXe
siècle […]636.
Les notions de littérature engagée et d’engagement peuvent se définir sous deux angles,
historique et transhistorique, qui ont eu tendance à se confondre dans l’usage, comme le
rappelle Benoît Denis dans l’essai qu’il consacre à la littérature et à l’engagement. D’une part,
l’engagement répond à une définition large qui n’admet pas de repères chronologiques stables
et qui englobe des auteurs et des littératures d’époques et de formes différentes. C’est le cas
des écrivains qui, « de Voltaire et Hugo à Zola, Péguy, Malraux ou Camus, se sont
634
Sylvie Servoise, Le Roman face à l’histoire. La littérature engagée en France et en Italie dans la seconde
moitié du XXe siècle, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Interférences », 2011, p. 31.
635
Terme emprunté à l’ouvrage de Jacques Rancière, La Mésentente. Politique et philosophie.
636
Sylvie Servoise-Vicherat, L’Engagement du roman à l’épreuve de l’histoire en France et en Italie au milieu
et à la fin du XXe siècle, Thèse de doctorat soutenue le 7 décembre 2007 à l’Université de Haute-Bretagne —
Rennes 2, version en ligne datée du 14 janvier 2008, p. 2.
243
préoccupés de la vie et de l’organisation de la Cité, se sont faits les défenseurs de valeurs
universelles […] et ont, de ce fait, souvent pris le risque de s’opposer par l’écriture aux
pouvoirs en place637 ». Mais la littérature engagée qui nous intéresse particulièrement est celle
qui peut être envisagée, sous une deuxième acception, comme un « moment » historique de la
littérature française, « c’est-à-dire comme un courant ou une doctrine qui a connu son
rayonnement le plus intense entre 1945 et 1955 avant de céder la place à d’autres conceptions
ou pratiques de l’écriture littéraire, qui lui furent au moins partiellement opposées (le nouveau
roman, la pensée structuraliste, la Nouvelle Critique, etc.) ». Ce « possible littéraire » est à la
fois historique par son inscription dans une histoire de la littérature, idéologique, comme le
soulignent les termes de « courant » et de « doctrine », et esthétique, puisque l’idéologie
entraîne une certaine « pratique » de l’écriture littéraire, différenciable d’autres « moments »
de la littérature qui lui sont postérieurs d’après les exemples choisis par Benoît Denis.
Or, le XXe siècle a été marqué si fortement par la littérature engagée, « en se discutant et en
se définissant au cours de ce siècle », qu’elle semble pouvoir, par un effet de rétroaction,
s’appliquer à d’autres littératures qui l’ont précédée : l’engagement s’est doté d’une valeur
transhistorique non pas avant, mais à partir de son puissant foyer d’émergence qui date de la
fin de la Seconde Guerre, prolongeant et amplifiant sa phase d’éclosion née de la Grande
Guerre. « La question de l’engagement, écrit Benoît Denis, a en effet littéralement obsédé les
générations d’écrivains qui se sont succédé depuis la Grande Guerre, au point qu’on peut
considérer qu’elle a été au cœur du débat littéraire du XXe siècle et qu’elle en a constitué l’axe
structurant majeur638 ».
Le verbe engager et ses dérivés prolifèrent dès l’entre-deux-guerres dans le discours des
critiques et des intellectuels. Mais c’est à Sartre et à ses contemporains qu’il revient de penser
véritablement une conception et une pratique « engagées » de l’écriture. Comme le souligne
Michel Surya, « Sartre ne posa pas le premier la question de l’engagement littéraire. Mais
l’angoisse dans laquelle était cette époque au sortir de la guerre voulut qu’on prêtât à cette
question, ainsi que Sartre la posa, une attention qu’elle n’avait pas connue jusqu’à lui 639». La
notion d’engagement prend donc un nouveau souffle au lendemain de la guerre : elle est en
quelque sorte imposée par l’époque et amplifiée par la crise des valeurs qui agite alors le
monde intellectuel. Benoît Denis décrit trois phases de développement du phénomène,
articulées autour du noyau sartrien central :
[…] la première, annoncée dès l’affaire Dreyfus, couvre l’entre-deux-guerres et peut être
considérée comme une période de débats et de mises au point durant laquelle s’est définie la
problématique de la littérature engagée ; la deuxième, liée à l’hégémonie sartrienne, représente le
moment « dogmatique » de l’engagement et dure une dizaine d’années à partir de la fin de la
Seconde Guerre ; au milieu des années cinquante s’inaugure avec Roland Barthes une troisième
phase, qu’on pourrait qualifier de « reflux », au cours de laquelle la conception sartrienne de
637
Benoît Denis, Littérature et engagement de Pascal à Sartre, op. cit., p. 17-18.
Ibid., p. 19.
639
Michel Surya, La Révolution rêvée : pour une histoire des intellectuels et des œuvres révolutionnaires (19441956), Paris, Fayard, 2004, p. 12.
638
244
l’engagement se verra contestée au profit d’une autre définition du rapport entre le littéraire et le
social640.
L’engagement littéraire suscite, depuis quelques années, un nouvel engouement dans le
champ de la critique universitaire, interrogeant le phénomène dans sa dimension historique,
sociologique ou littéraire. Comme le fait remarquer Sylvie Servoise, « retenons que le premier
effet de ces recherches a été de donner une visibilité à un phénomène longtemps négligé :
d’une part parce que la question de l’engagement des écrivains était le plus souvent traitée
dans des études consacrées à l’histoire des intellectuels, que la dimension proprement
littéraire, esthétique et formelle de l’engagement n’intéressait pas au premier chef ; d’autre
part parce que cette notion a été fortement contestée par les courants formaliste et structural
qui l’ont bannie du champ de la critique […]641 ».
Si les chercheurs se sont beaucoup intéressés aux rapports qu’entretint Sartre à
l’engagement, ils semblent avoir en partie omis le rôle joué par Beauvoir dans ce moment
« dogmatique » de l’engagement. Les raisons de cette omission sont diverses.
L’ « hégémonie » sartrienne paraît avoir occulté l’entreprise de l’écrivaine, qui est souvent
réduite à un rôle simplificateur de disciple de Sartre, soutenant, encourageant ou prolongeant
les thèses de son « maître ». En outre, la construction de l’image de Beauvoir écrivain s’est
faite en laissant dans l’ombre la théoricienne de la littérature, à la différence de Sartre qui, dès
son entrée en littérature, multiplie les réponses aux critiques, les interventions, les notes et les
chroniques pour La N.R.F. et pour Europe, toutes sortes d’ « incursions critiques » qui visent
« à expliciter et à organiser une théorie du fait littéraire642 ». Beauvoir, d’ailleurs, n’était-elle
pas réticente à ces « sorties » sartriennes qui lui prenaient beaucoup de temps et d’énergie ?
Convaincue qu’elle devait se consacrer exclusivement à des romans, elle « eu[t] l’impression
qu’il se gaspillait » (FA, 416), comme elle l’avouera a posteriori. Pourtant, force est de
reconnaître que Beauvoir contribua à alimenter les débats sur la littérature engagée, à
participer elle-même à son effort de définition, et à construire une théorie du fait littéraire à
travers sa tentation de l’essai moderne au cours des années quarante.
1.2. Situation de Beauvoir parmi les écrivains « engagés » en 1945
On serait tenté de faire exclusivement de Beauvoir le dépositaire de valeurs qu’aurait
partagée une communauté d’écrivains au tournant de la Seconde Guerre mondiale. Or, force
est de constater qu’une sorte de balancement intérieur, entre acceptation et refus d’une forme
d’engagement, est perceptible dans ses écrits, et que la situation de Beauvoir et sa solidarité
— contestée à des degrés divers — avec le présent de l’Histoire ont imposé progressivement
une exigence personnelle, une disposition à « l’authenticité » imputables, non pas à un corps
de valeurs abstraites partagées, mais à son expérience privée et subjective. Beauvoir opposera
au mouvement chaotique de l’Histoire une contestation puissante dans le désir de conquérir
une forme de souveraineté dans son rapport au monde.
640
Benoît Denis, Littérature et engagement de Pascal à Sartre, op. cit., p. 26.
Sylvie Servoise, L’Engagement du roman…, op. cit., p. 11.
642
A. Boschetti, op. cit., p. 63.
641
245
1.2.1. Portrait de l’écrivain en criminel
Avec L’Invitée, Beauvoir avait envisagé son œuvre comme un « acte » dans lequel elle
s’engageait tout entière. Si, au sens premier et littéral, engager signifie « mettre ou donner en
gage » et s’engager « donner sa personne ou sa parole en gage, servir de caution » et, par
suite, « se lier par une promesse ou un serment contraignants »643, l’engagement scriptural de
1943 mettait en même temps en cause les rapports du littéraire et du social. L’idée de « se
mettre en personne dans une œuvre », de « se compromettre »644, tel que Sartre lui avait
suggéré de le faire, aurait des conséquences manifestes sur la personne de l’écrivain au regard
de la collectivité.
Beauvoir avait tout à fait conscience d’inscrire son roman dans un processus qui le
dépassait, liant l’écrivain à la société en jouant dans cette partie sa crédibilité et sa réputation.
On ne décèle aucune prudence ni réticence dans la construction conceptuelle de sa propre
image d’écrivaine engagée, notamment dans La Force de l’âge, où l’auteure établit avec force
un parallèle entre le crime et la littérature : « Je me voyais dans le box des accusés, face au
procureur, au juge, aux jurés, à la foule, portant le poids d’un acte dans lequel je me
reconnaissais : le portant seule » (FA, 361). Dans cette scène fantasmatique où se voient
dramatisés les enjeux de l’engagement, le tribunal juridique illustre par métaphore le
jugement des pairs et du public. Par cette mise en scène de soi, Beauvoir assume en solitaire
l’entière responsabilité de son acte. La mémorialiste poursuit le parallèle, laissant planer la
confusion sur le contenu de l’acte à accomplir — crime ou œuvre littéraire ? — et insistant
sur l’enjeu éthique de son geste :
Depuis que j’avais rencontré Sartre, je me déchargeais sur lui du soin de justifier ma vie ; je
trouvais cette attitude immorale mais je n’envisageais aucun moyen pratique d’en changer ;
l’unique recours, c’eût été d’accomplir un acte dont personne ne pût assumer à ma place les
conséquences, mais il fallait que la société s’en saisît, sinon Sartre les eût partagées avec moi.
(FA, 361 ; je souligne)
Derrière ces lignes se profile une figure de l’unique, de l’irremplaçable, qui épouse avec
conviction la forme de l’engagement radical. On voit bien ici que l’Autre, la société, le
collectif, est le témoin de l’engagement pris à travers l’accomplissement d’un acte et qu’il en
certifie l’authenticité. La littérature, dans ces conditions, devient bien « quelque chose d’aussi
grave que le bonheur et la mort » (FA, 360). L’écrivaine prend des risques avec autrui, se
compromet, et la justification n’est pas loin ici de celle qu’opère Rousseau dans le Préambule
du manuscrit de Neuchâtel qui accompagne Les Confessions : « Oui, moi, moi seul, car je ne
connais jusqu’ici nul autre homme qui ait osé faire ce que je me propose645 ». Cette insistance
sur la personne est caractéristique de l’existentialisme chrétien, qui a fortement influencé la
643
Sur le sens de l’engagement, je renvoie à l’analyse précise de Benoît Denis, dans Littérature et engagement,
op. cit., p. 30 et suiv.
644
On retrouve ces expressions dans La Force de l’âge, p. 360.
645
Cf. Jean-Jacques Rousseau, Œuvres Complètes, I, Les Confessions. Autres textes autobiographiques, édition
publiée sous la direction de Bernard Gagnebin et Michel Raymond, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la
Pléiade », 1959, p. 1148-1155.
246
doctrine sartrienne. « L’engagement, selon [Gabriel] Marcel, est la manifestation d’une
fidélité à soi-même : c’est l’acte volontaire et effectif par lequel la personne se définit et se
choisit, selon une démarche qui comporte d’ailleurs une part de risque et d’inconnu 646 », écrit
Benoît Denis. N’est-ce pas précisément tout l’enjeu de L’Invitée, que Beauvoir y engage ou y
joue en quelque sorte sa propre réalité ? Cette idée d’un engagement comme réalisation de soi
n’enferme pas pour autant le sujet dans une réalité imperméable aux autres. Elle implique une
responsabilité à l’égard de ce à quoi il s’est engagé et aux yeux de qui il a pris cet
engagement. L’écrivain, comme le criminel, doit répondre de ses actes, assumer l’idée d’être
jugé et de s’exposer à une éventuelle sanction de la société dont il émane.
L’engagement révèle donc moins un écrivain qu’une personne ou un sujet. La notion
d’engagement chez Beauvoir est à cet égard assez proche de celle de Michel Leiris, qui
envisage lui aussi son œuvre autobiographique, L’Âge d’homme, comme un « acte », dans sa
préface de 1946 en guise de manifeste. Rédigée au Havre et à Paris en décembre 1945 et
janvier 1946, cette préface est d’abord publiée sous forme d’article dans Les Temps modernes
en mai 1946647. Elle donne une forte résonance existentialiste à un ouvrage qui, selon Maurice
Nadeau, n’a pas d’autre équivalent dans la littérature contemporaine, malgré l’influence
qu’elle exerça sur toute une génération d’écrivains648. Il est donc tout à fait probable que
Beauvoir en ait eu connaissance dès 1946.
L’expérience de la guerre bouleverse profondément le contexte dans lequel a été écrit
L’Âge d’homme. Confronté à la tragédie de l’Histoire pour la première fois, Leiris, près de dix
ans après l’écriture de son œuvre autobiographique, remet en question la pertinence de son
texte, en modifie la réception et en clame toute l’actualité :
Faire un livre qui soit un acte, tel est, en gros, le but qui m’apparut comme celui que je devais
poursuivre, quand j’écrivis L’Âge d’homme. Acte par rapport à moi-même, puisque j’entendais
bien, le rédigeant, élucider, grâce à cette formulation même, certaines choses encore obscures sur
lesquelles la psychanalyse, sans les rendre tout à fait claires, avait éveillé mon attention quand je
l’avais expérimentée comme patient. Acte par rapport à autrui puisqu’il était évident qu’en dépit
de mes précautions oratoires la façon dont je serais regardé par les autres ne serait plus ce qu’elle
était avant publication de cette confession. Acte, enfin, sur le plan littéraire, consistant à montrer
le dessous des cartes, à faire voir dans toute leur nudité peu excitante toutes les réalités qui
formaient la trame plus ou moins déguisée, sous des dehors voulus brillants, de mes autres écrits.
Il s’agissait moins là de ce qu’il est convenu d’appeler « littérature engagée » que d’une
littérature dans laquelle j’essayais de m’engager tout entier649.
La triple responsabilité dont dépend l’engagement — par rapport à soi, par rapport à autrui et
en tant qu’acte littéraire — est très présente chez Beauvoir. De même, l’analogie leirisienne
646
Benoît Denis, Littérature et engagement, op. cit., p. 32.
C’est seulement en novembre 1946 que le texte est publié en tant que préface de la seconde édition de L’Âge
d’homme.
648
Dans Michel Leiris et la Quadrature du Cercle (2002), Maurice Nadeau écrit : « L’Âge d’homme se tient au
milieu de son œuvre. Il en est le pilier central. Ses ouvrages précédents préparaient la venue de ce livre qui n’a
pas d’équivalent dans la littérature contemporaine ; les ouvrages qui le suivent en procèdent » (p. 20).
649
Michel Leiris, « De la littérature considérée comme une tauromachie », L’Âge d’homme [1946], Paris,
Gallimard, coll. « Folio », 1973, p. 14. Je souligne.
647
247
entre la littérature et la tauromachie est proche de celle, beauvoirienne, établie entre la
littérature et la machine judiciaire. Dans la construction ascétique d’une image de l’écrivain
engagé, les deux écrivains partagent une certaine « mythologie héroïque de l’engagement,
dont la valeur n’apparaît jamais si bien que lorsqu’elle se mesure au risque encouru 650 » :
Beauvoir semble avoir trouvé un équivalent de l’image du matador menacé par la corne du
taureau en construisant une représentation héroïque de soi en criminelle, soumise à la sanction
morale de la société. Le « double jeu d’une œuvre et d’une vie651 », selon la formule
camusienne, ne peut s’élaborer chez Beauvoir qu’en radicalisant la prise de risque de
l’écrivain : en écrivant que « [l]’engagement, somme toute, n’est pas autre chose que la
présence totale de l’écrivain à l’écriture » (FC I, 65), elle exhorte la littérature à être « autre
chose que grâces vaines de ballerine », selon l’expression de Leiris. La partie que joue
l’écrivaine et à laquelle nous sommes conviés doit s’engager sans tricherie ni imposture et
garantir « l’authenticité » de cette littérature. Si elle s’expose chaque fois tout entière dans un
livre, en se rendant « présente » à l’écriture, l’écrivaine se confond avec le sujet qu’elle
habite, au point qu’au-delà de la signification de l’acte d’écriture, l’auteure se compromet et
compromet le lecteur à qui cet acte est destiné. Mais surtout — car cela ne suffit pas —,
Beauvoir défend une image de l’écrivain engagé qui redonne toute-puissance à une « éthique
de la responsabilité de l’écrivain ». À cet égard, la quête d’authenticité de l’exercice littéraire
rejoint une forme suprême d’éthique collective qui atteint au XXe siècle son point culminant,
comme l’écrit Gisèle Sapiro dans son essai La Responsabilité de l’écrivain :
À partir du XVIIIe siècle s’élabore une éthique de la responsabilité de l’auteur qui se différencie de
sa responsabilité pénale et qui fonde la construction historique de la figure de l’intellectuel, dont
les écrivains, de Voltaire à Sartre en passant par Zola, se sont voulus l’incarnation suprême 652.
Si « l’authenticité » chez Leiris s’applique précisément à la littérature de confession à
laquelle il souscrit dans L’Âge d’homme — sans la crainte qu’elle n’entraîne le ridicule, le
dégoût ou le mépris — , le souci de « vérité » pour Beauvoir ouvre sur une universalité, plus
exactement sur une « morale existentialiste ». Tout l’effort de l’écrivaine portera précisément
sur les moyens à utiliser pour parvenir à cet idéal éthique.
Mais avant de parvenir à ce degré d’« authenticité », Beauvoir est passée par une phase de
transition, de « degré zéro » de la conscience responsable, une déroute totale du sujet qui lui
était nécessaire avant sa « mue », et où s’enracine une conversion morale essentielle. Il lui a
fallu traverser une forme de désert affectif et moral provoqué par l’expérience de la Seconde
Guerre, si bien qu’on ne saurait parler d’un engagement chez Beauvoir en le dissociant de ce
qui l’a menée vers cet acte.
650
Benoît Denis, Littérature et engagement, op. cit., p. 48.
Albert Camus, Essais, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1965, p. 313.
652
Gisèle Sapiro, La Responsabilité de l’écrivain. Littérature, droit et morale en France (XIXe-XXIe siècle), Paris,
Seuil, 2011, p. 9-10.
651
248
1.2.2. La « mue » de la guerre
« La guerre n’aura pas lieu » (JG, 18) : écrire ces mots, qui font discrètement écho à
Giraudoux, apparaît, dans le contexte du Journal de Guerre, comme une forme d’exorcisme
généralisé de la situation, du moins comme un maquillage volontaire de la réalité.
Les années trente sont celles de l’aveuglement au monde : « Dans toute l’Europe, le
fascisme se fortifiait, la guerre mûrissait : je demeurais installée dans la paix éternelle » (FA,
181), écrit Beauvoir dans La Force de l’âge. Déjà, au moment de la grande crise de 1929 et
de l’aggravation des conflits sociaux, Sartre et Beauvoir avaient choisi de demeurer dans une
forme d’ « apolitisme », qui excluait l’engagement politique — dans le sens d’une adhésion à
un parti politique — et privilégiait l’initiative individuelle. Ni la montée foudroyante de Hitler
au pouvoir en 1933, ni la menace de guerre, de plus en plus présente, n’avaient entamé la
sérénité de la jeune femme. Était-ce le signe d’un manque de maturité et de lucidité
politique ? Au moment de la guerre civile espagnole, Beauvoir, comme Sartre, éprouve de la
sympathie pour les républicains espagnols, mais ne manifeste aucun acte proprement politique
de soutien. Lorsque la défaite de la République se révèle inévitable, cette « inertie politique »
que leur ami Fernando Gerassi leur reproche se traduit vite en remords et en mauvaise
conscience653.
Cette attitude de dénégation, liée à un pacifisme politique étendu à la sphère subjective,
Beauvoir ne cherche pas à en expliquer les raisons dans ses Mémoires ; elle relève
simplement avec stupéfaction cette puissante volonté de s’aveugler devant l’imminence de la
guerre. Sans doute est-elle trop préoccupée par ses aventures intérieures, par l’expérience du
« trio », qui occupe une grande partie de La Force de l’Âge, par l’affaire « Louise Perron » —
alias Renée Ballon — qui la met aux prises avec la folie d’autrui, et toutes les micro-histoires
passionnelles qui gravitent autour du jeune couple Sartre-Beauvoir dans les années trente.
Jean-Louis Jeannelle a bien évalué l’attitude de passivité dont témoignent Sartre et plus
encore Beauvoir, face aux événements historiques : « Jusqu’à la guerre d’Espagne, qui les
atteint plus que tout autre événement historique, Sartre et Beauvoir restent de simples
observateurs, préoccupés avant tout par les rapports triangulaires qu’ils nouent avec Olga et
qui symbolisent l’isolement de leur circuit relationnel654». Danièle Sallenave tente aussi
d’expliquer cette soustraction individuelle à l’histoire collective par la force centripète qui
meut leur monde affectif et sentimental :
Si graves soient-ils, les événements politiques et historiques ne font pas le poids, peut-être parce
qu’il manque encore au Castor et à Sartre les instruments pour les penser dans leur singularité.
Peut-être aussi parce qu’ils sont trop occupés par la construction de leur aventure et de leur monde
individuels. Peut-être enfin parce que la Castor a trop à faire, en cette période, avec soi-même, ses
contradictions, les dangers qui la menacent655.
653
« Je commençais à comprendre que mon inertie politique ne me conférait pas un brevet d’innocence, et à
présent quand Fernand grommelait : “Salauds de Français”, je me savais concernée » (FA, 406).
654
Jean-Louis Jeannelle, « Les Mémoires comme “institution de soi” », note 7, op. cit., p. 75.
655
Danièle Sallenave, Castor de guerre, op. cit., p. 147.
249
Le monde autour d’eux n’apparaissait guère que comme une « toile de fond sur laquelle
s’enlevaient [leurs] vies privées » (FA, 62).
Une autre explication s’esquisse, détachée de leur histoire privée et fortement ancrée dans
une vision hégélienne de l’Histoire illusoirement optimiste, et largement partagée, selon
Beauvoir, par les Français de l’époque — une lacune que Merleau-Ponty résume dans cette
formule en juin 1945 : « Nous avions secrètement résolu d’ignorer la violence et le malheur
comme éléments de l’histoire656 ». Ainsi, dans le récit d’expiation qu’elle entreprend avec La
Force de l’âge, Beauvoir entend-elle « faire de son propre couple le symbole de
l’inconscience dont toute une génération se serait rendue coupable. […] [L]a mémorialiste
invite ses contemporains à exorciser une culpabilité collective ». Tendu vers l’annonce de
l’engagement de l’écrivaine, ce « quasi-récit d’apprentissage657 » fait ainsi coïncider ce
tournant idéologique capital avec les débuts de la carrière d’écrivain, conjonction heureuse
qui ouvre la seconde partie de La Force de l’âge et qui fait figure de véritable « conversion »
de la femme et de l’apprentie-écrivaine au contact de l’Histoire — une conversion en réalité
figée dans un espoir déçu : « […] rien de tel ne se produit, écrit Jean-Louis Jeannelle, tant les
effets de la révélation annoncée se font attendre. La compagne de Sartre ne parvient jamais à
s’égaler aux événements, dont elle se protège, notamment après la défaite française […]658 ».
Avec le point de vue panoramique qui est le nôtre, La Force de l’âge apparaît bien alors
comme un trompe-l’œil : si l’Histoire « fondit » sur Beauvoir, cet aveu rétrospectif est bien
moins le signe programmatique d’une transformation idéologique visant à s’engager dans les
luttes de son temps — selon une représentation idéalisée de la figure de l’intellectuel — que
le constat tragique d’un évanouissement du sujet individuel au contact de l’Histoire.
C’est cette structure inverse de celle impliquée par le « chemin de Damas » visant à un
agrandissement épique de l’individu dans le projet de La Force de l’âge, que le Journal de
Guerre, ce journal de la déclaration et du début de la guerre, illustre de manière significative.
En confrontant les deux récits, on distingue plus nettement le malaise individuel que connut
Beauvoir659. Juste avant l’entrée en guerre, Beauvoir écrit dans son récit mémoriel :
Le drame espagnol nous navrait ; les événements d’Allemagne nous effrayaient. […] Sartre ne
s’abusait plus : les chances de la paix devenaient de plus en plus minces. Bost était tout à fait
certain qu’il allait bientôt partir pour la guerre, et il lui paraissait vraisemblable d’y laisser sa peau.
(FA, 366)
Les pages qui précèdent l’entrée en guerre sont marquées par un aveuglement qui tend à se
transformer en « horreur » quand la guerre devient inévitable : « Moi j’essayais encore de me
656
Maurice Merleau-Ponty, « La guerre a eu lieu », Les Temps modernes, n°1, octobre 1945 ; repris dans Sens et
non-sens, op. cit., p. 169.
657
J.-L. Jeannelle, « Les Mémoires comme “institution de soi” », op. cit., p. 76.
658
Ibid.
659
Beauvoir reprend la forme du journal dans La Force de l’âge (chapitre VI) à partir du 1er septembre 1939,
jusqu’au 14 juillet 1940. Elle écrit : « Il me semble plus vivant, plus exact que le récit que j’en pourrais tirer. Le
voici donc. Je me borne à en élaguer des détails oiseux, des considérations trop intimes, des rabâchages » (FA,
433). Le travail de réécriture montre que le texte des Mémoires est écrit avec plus de distance que le texte du
Journal.
250
leurrer, je ne regardais pas la situation en face. Mais l’avenir se dérobait sous mes pieds ; j’en
éprouvais un malaise qui touchait à l’angoisse » (FA, 366). C’est qu’au début de l’été 1939,
Beauvoir, malgré les mises en garde de Sartre, n’avait pas encore renoncé à espérer la paix,
sans doute victime d’un syndrome partagé aussi par son entourage : un « pacifisme de
dépression vitale », selon la formule très juste de Merleau-Ponty660. La perspective d’une
guerre est une idée qu’elle repousse de toutes ses forces, à tel point qu’elle avoue, dans ses
mémoires, « bloquer » délibérément son imagination (FA, 425). Pourtant, les événements
rendaient toujours moins probable le maintien de la paix. Une question reviendra, après la
guerre, dans l’entourage de Beauvoir. « Comment avons-nous pu attendre si longtemps pour
nous résoudre à la guerre ? ». Merleau-Ponty, par cette formule, dénoncera la « philosophie
optimiste661 » d’avant-guerre.
Beauvoir ne conserve qu’un « souvenir brumeux » de cette période. En lisant les pages du
Journal, qui mêle intimité et extériorité662, on peine à distinguer la fiction de la réalité, tant les
événements surviennent avec une intensité et une violence qui débordent le cadre de la vie
réelle. Le 1er septembre 1939, Beauvoir dit éprouver une « impression trouble » lorsqu’elle
découvre « les revendications d’Hitler » dans la presse. Quand la mobilisation est décrétée, un
nouveau degré d’irréalité est franchi dans la nuit du 1er au 2 septembre, juste avant le départ
de Sartre pour Nancy :
Je ne pense toujours rien mais j’ai mal à la tête. Nous remontons la rue de Rennes. Un beau clair
de lune ; le clocher de Saint Germain-des-Prés, on dirait une église de campagne. Et au fond de
tout, et devant soi, une horreur insaisissable ; on ne peut rien prévoir, rien imaginer, rien toucher.
D’ailleurs mieux vaut ne pas essayer. On est tout barré et tendu au-dedans, tendu pour maintenir le
vide — et une impression de fragilité : il suffirait d’un faux mouvement pour que soudain ce soit
une souffrance intolérable. Dans la rue de Rennes, pendant un moment, je me sens fondre en petits
morceaux.
La nuit — J’ai peur de la nuit bien que je sois si fatiguée ; je ne dors pas tout de suite ; mais je
ne pense rien, une espèce d’horreur fixe […]. Soudain un grand cri — je vais à la fenêtre, une
femme a crié ; rassemblement, des pas de course, une lampe électrique dans la nuit. Je
m’endors663. (JG, 15)
660
Voir Maurice Merleau-Ponty, dans « Christianisme et ressentiment », compte rendu de la traduction française
de L’Homme du ressentiment de Max Scheler (10 juin 1935). Cité dans Emmanuel de Saint-Aubert, Du lien des
êtres aux éléments de l’être. Merleau-Ponty au tournant des années 1945-1951, Paris, Vrin, Histoire de la
Philosophie, 2004, p. 36.
661
M. Merleau-Ponty, « La guerre a eu lieu », Les Temps Modernes, n°1, octobre 1945, p. 48-66 ; repris dans
Sens et non-sens, op. cit., p. 169.
662
Le Journal de guerre s’apparente, selon la terminologie utilisée par Françoise Simonet-Tenant, au « journal
personnel », forme intermédiaire entre le journal « intime », centré sur l’intimité quotidienne de l’auteur, et le
journal « externe » qui se consacre exclusivement à la description d’individus, de choses lues ou vues et
d’événements historiques. C’est justement cette propension à entrecroiser les deux sphères de l’intime et de
l’événement qui crée cette atmosphère d’irréalité au début du journal.
663
Le texte de la Force de l’âge supprime volontairement une partie des notations subjectives du Journal : « J’ai
peur de la nuit bien que je sois si fatiguée. Je ne dors pas, il y a du clair de lune plein la chambre. Soudain un
grand cri ; je vais à la fenêtre : une femme a crié ; rassemblement des pas sur le trottoir, une lampe électrique. Je
m’endors » (FA, 434).
251
Beauvoir relève le décalage entre l’individualité libre et l’appartenance à une solidarité de
destin que scelle l’appel collectif de la mobilisation. Le départ du « petit homme à musettes »
paraît peu crédible tant est immense la distance qui sépare Sartre de l’être-en-guerre, engagé
dans une situation qui le dépasse :
On dirait un roman de Kafka ; on a l’impression d’une démarche absolument individuelle de
Sartre, une démarche libre et gratuite, avec pourtant une profonde fatalité qui vient du dedans, pardelà les hommes — en effet les gendarmes accueillent d’un air amical et indifférent ce petit
homme à musettes qui demande à partir. (JG, 15-16)
La diariste souligne la dimension absurde de l’événement avec une fluidité qui se rapproche
du style « romanesque ». On est loin, ici, du style elliptique, fragmenté et télégraphique qui
mettrait l’événement extérieur au premier plan devant l’intime, et qui semble prévaloir, de
manière générale, dans la réécriture du Journal dans les Mémoires664. La scène d’adieux entre
Françoise et Pierre dans L’Invitée ranimera l’expression angoissante de cette inscription de
l’individu dans un devenir collectif et historique qui le transcende.
Devant ce vaste dérèglement collectif, Beauvoir se rassure comme elle peut : elle se fixe
des horaires précis dans la journée, un emploi du temps programmé lui permettant d’échapper
à l’intime : « Je mange, je vais au “Dôme” et j’écris des lettres — puis je prends un métro et
je vais au cinéma bd Rochechouart voir Trafic d’armes […]. Besoin de garder des directions
dans l’espace, des bornes dans le temps » (JG, 16). Les conversations avec ses amis, parmi
eux Gérassi665, Louise Védrine, Gégé666 et « Kos.667 », la sauvent de la menace du vide et du
néant : « […] qui on voit, ça ne fait rien, écrit-elle, ce qui compte c’est l’impression d’une
société organisée autour de soi avec des rendez-vous et l’usage de la parole et des soucis
communicables » (JG, 19). Ce qui est vécu sur le mode de l’habitude et de l’indifférence est,
en situation de guerre, soudain redécouvert, dévoilé. Le « trop familier668 » apparaît bien
comme l’un des garants d’une certaine intégrité constitutive du sujet. En effet,
l’intersubjectivité, la recherche obstinée, parfois forcée, de la familiarité avec des proches ou
des inconnus rencontrés au « Dôme » — garantie, pour Beauvoir, d’une certaine « stabilité
humaine » —, cette propension à se disperser dans des activités qui forcent le sujet à agir
plutôt qu’à penser, empêchent ce qu’elle nomme le « dévoilement angoissé » (JG, 30), c’està-dire la retombée nauséeuse dans la profondeur de l’intimité ou « l’intime de profondeur ».
Dès le 3 septembre, alors que la France déclare la guerre à l’Allemagne, Beauvoir fait
l’expérience d’une conscience impersonnelle ; elle se sent solidaire de la « foule » du
« Flore » dans laquelle elle souhaite pour la première fois se fondre : « […] impression d’être
liée à tous ; ça bouge, ça grouille, on ne sent aucune vie personnelle, mais la communauté vit
664
Pour ce passage du journal, Beauvoir ne procède qu’à quelques changements, notamment du point de vue :
« on a l’impression d’une démarche absolument libre » est remplacé par « la démarche de Sartre semble
absolument libre » (FA, 435).
665
Peintre et ami de son ami Stépha, surnommé « le Boubou ».
666
Amie de la sœur de Beauvoir, devenue aussi la sienne et celle de Sartre.
667
Il s’agit d’Olga Kosakievicz.
668
Éric Marty, L’Écriture du jour. Le Journal d’André Gide, Paris, Éditions du Seuil, 1985, p. 158. Le critique
fait la différence entre l’Intime de surface et l’Intime de profondeur.
252
en soi comme chez les primitifs » (JG, 20). La disparition du « Je », son arrachement aux
ancrages empiriques et sa fusion en un « nous » qui renvoie à la condition humaine
constituent un premier moment de la mutation du monde à laquelle participe Beauvoir. Elle
raconte pour la première fois son expérience comme si elle faisait partie d’une collectivité ;
mais ce n’est qu’une impression. L’agitation et la mêlée restent l’unique moyen de continuer
à vivre — « on ne peut pas rester une minute sans rien faire » (JG, 18) — comme si tout valait
mieux que l’ennui ou l’immobilisme : « Le soir, c’est la fièvre, la décomposition, on pense à
se saouler, à sangloter, à faire n’importe quoi et on se perd dans la foule » (JG, 21). À bout de
nerfs, la diariste note avec désespoir le 5 septembre : « j’accroche comme une noyée » (JG,
28), prête à tout pour éviter que sa pensée n’affleure et la fasse sombrer à nouveau.
Derrière les manifestations plus ou moins extrêmes d’un malaise collectif tangible et les
débordements individuels symptomatiques de cette situation d’attente et d’angoisse face à
l’imminence de la guerre, tout se passe pourtant comme si, une fois déclarée, celle-ci avait
disparu, comme si l’événement lui-même avait perdu toute réalité, toute existence attestable.
Le 4 septembre apparaît dans le journal cette formule terrifiante et significative de la
conscience désengagée et comme anesthésiée de Beauvoir : « [l]a guerre n’est nulle part »
(JG, 21). Une dichotomie s’effectue entre le discours intime et la parole du Monde : « Je
pense que je ne suis pas exactement triste ou malheureuse, je n’ai pas l’impression d’un
chagrin en669 moi ; c’est le monde dehors qui est horrible ». Relayé par la radio, le discours
collectif — celui du « On » généralisé — est scandé par des phrases qui ne semblent pas
porter jusqu’à la conscience intime du sujet et qui, pourtant, s’affichent par leur puissance
d’affirmation :
On met la radio. Ils n’ont pas répondu aux dernières notes de la France et de l’Angleterre, on se
bat toujours en Pologne, il n’y a plus d’espoir. […] 11h. : ultime démarche à Berlin, on saura
aujourd’hui la réponse. Pas d’espoir — impossible de réaliser concrètement aucun espoir, je
n’imagine même pas une joie si on me disait « la guerre n’aura pas lieu » et peut-être je n’en aurais
pas. (JG, 18)
Par un curieux effet d’écho intertextuel entre deux journaux écrits à des époques
différentes — et pourtant similaires par la situation de guerre qui est la leur —, Beauvoir note
à plusieurs reprises sa lecture du Journal de Gide670. Lancé dans la lecture de journaux
intimes et de carnets de guerre, Sartre regarde lui aussi son existence au front à la lumière du
texte gidien que Beauvoir a pris soin de lui envoyer671. On sait que le rapport de Gide à
669
Souligné par Beauvoir.
Par exemple, page 18 : « Je lis le Journal de Gide — le temps passe lentement » (JG, 18) ; page 22 : « Je lis
un peu le Journal de Gide, avec intérêt […] » (JG, 22) ; ou encore, ce commentaire un peu plus long et critique
de la manière de Gide : « Gide devient nettement gâteux sur la fin, il est court, il ratiocine, et sur la politique et
l’économie il est emmerdant comme tout — et quelle vie de politesse » (JG, 31).
671
Le Journal de Gide sert à la fois de modèle et de repoussoir des Carnets de la drôle de guerre. Comme le
note Juliette Simont, « [r]éfléchissant sur le statut de ses carnets, Sartre note qu’il se sent fort loin des exercices
spirituels et de l’introspection anhistorique qui caractérisent le Journal de Gide […]. Ses propres carnets, quant à
eux, ne valent que d’être traversés par l’Histoire […] » (Juliette Simont, Notice des Carnets de la drôle de
guerre, dans Les Mots et autres écrits autobiographiques, op. cit., p. 1368).
670
253
l’Histoire fut aussi ambigu et aussi problématique que pour Beauvoir et Sartre. Les trois
auteurs partagent ce sentiment de « peu de réalité672 » dans les premiers mois de la guerre et
cette propension au doute qui mènent à une prise de distance vis-à-vis de la réalité historique.
La tenue même d’un « journal de guerre » n’est-elle pas déjà la preuve d’un certain retrait par
rapport au monde qui traduirait une désolidarisation à l’égard d’autrui, et in fine, une forme de
désengagement vis-à-vis de la guerre, et plus globalement de l’Histoire ?
Dans un article récent, Noémie Mayer a mis en lumière un des paradoxes des Carnets de la
drôle de guerre « qui font la promotion de l’engagement tout en affichant […] des marques de
désengagement, déjà visibles à travers le stoïcisme passif du début de la mobilisation et une
certaine désinvolture pour cette guerre fantôme673». Un même paradoxe anime la plume
gidienne. À mesure que la guerre de 1914-1918 se développe, Gide se désengage et s’absente
du discours ambiant. Éric Marty relève cette contradiction apparente d’une écriture à la fois
dans et en dehors de l’Histoire :
[…] au-delà du calendrier commun, de la présence événementielle de l’Histoire, du travail
informatif des journaux, le Journal manifeste une résistance obstinée à l’Histoire, on pourrait
même écrire : la refuse, la rejette, la nie parfois, bien qu’en en restant imprégné […]. Tel est donc
le paradoxe : le Journal possède une proximité substantielle au temps historique, du fait même de
sa datation, et c’est précisément à partir d’une telle proximité qu’un détachement à l’égard de
l’Histoire s’opère et s’affiche674.
On notera le phénomène d’entrecroisement de deux temporalités distinctes, de deux Histoires,
de deux guerres, le Journal de Gide paraissant contaminer le Journal de Beauvoir : « Je lis le
Journal de Gide — beaucoup de choses pareilles à maintenant », note-t-elle. L’inauthenticité
de la situation de guerre apparaît alors, au détour d’une phrase, révélant la chute des
événements dans le semblant et la facticité :
Indifférence à tout — je ne suis toujours pas malheureuse. On ne sent pas encore que c’est
vraiment la guerre ; on attend. Quoi ? que ça finisse, que Bost soit blessé, ou l’horreur de la
première grande attaque — mais en ce moment ça fait presque une farce, les gens avec leurs
masques, ces airs « sérieux », leur importance en parlant de la nuit d’alerte, les cafés fermés ; ce
n’est qu’un envers et la première fièvre tombée tout est dépouillé, nu et ennuyeux. (JG, 27 ; je
souligne)
Tout fait signe vers l’inauthentique et la comédie comme si la guerre était, comme pour
Gide, « remplacée par une pseudo-guerre faite de purs mirages et de semblant675». La guerre
lui fait effet, comme pour le « Boubou676 », d’une guerre en trompe-l’œil, d’une « guerre-
672
Expression gidienne.
Noémie Mayer, « Le désengagement du Journal de Gide et des Carnets de la drôle de guerre », Études
sartriennes, n°14, 2010, p. 129.
674
Éric Marty, L’Écriture du jour. Le Journal d’André Gide, op. cit., p . 26.
675
Ibid., p. 40.
676
Surnom de Gérassi.
673
254
attrape, comme dans les boutiques de farces-attrapes » (JG, 30)677. Est-ce parce que la guerre
n’a pas vraiment pour eux commencé ? « On ne peut pas encore croire que ça arrivera, note
Beauvoir le 14 septembre, d’où le drôle d’état neutre de ces jours-ci » (JG, 41). Même le
langage ne semble plus recouvrir aucune réalité : les communiqués, pris dans une généralité
grossière et une indifférenciation totale par rapport aux conséquences possibles — Beauvoir
cite avec neutralité : « Les opérations militaires se déroulent normalement » —, « ne disent
rien » (JG, 27) : ils n’évoquent pas les morts au combat, encore moins cette mort qui hante
Beauvoir depuis le début de la mobilisation, celle du « petit Bost », terrible et impossible
même à penser : « Il faut penser à Bost comme à un mort — mon Dieu ! […]. Ça déconcerte
la pensée, il n’y a rien qu’on puisse réaliser même si on a bien décidé de se gorger de
tristesse » (JG, 40).
La situation de Sartre, à la lecture des Carnets, paraît plus confortable. Ce « témoignage
d’un bourgeois de 1939 mobilisé, sur la guerre qu’on lui fait faire678 » est aussi loin du grand
chaos du monde que l’est Beauvoir à l’arrière. La drôle de guerre se réduit à un « rien », à une
existence « médiocre », un quotidien rythmé par des habitudes, des routines, de menus soucis
et un compagnonnage forcé avec de « petits et moyens bourgeois ». Dans une lettre du 13 mai
1940, il écrit :
À présent, c’est une basse continue et ça fait objet, je veux dire que ça se dresse au bout du
paysage comme une ligne faite d’objets individuels mais fondus qui barreraient l’horizon […] Le
reste du temps on vit comme si de rien n’était […] Vous ne sauriez croire comme ça fait naturel,
au sens décevant de « curiosité naturelle »679.
Sartre ne subit pas, comme Beauvoir, cette « fuite poussée à la panique » (JG, 33) devant les
choses et devant soi.
Gérassi tente bien de rassurer son amie — « Sartre ne serait pas bien en danger » (JG,
40) — mais la peur et l’incertitude restent intolérables. Le repli dans une sorte d’indifférence
est la seule manière pour Beauvoir de se soustraire aux événements, comme si sa conscience
assistait au monde tout en se retirant du monde. Ce phénomène ressemble fort à une épochè
forcée dont la phénoménologie sartrienne a fait l’un de ses moments philosophiques
privilégiés. Sartre écrit dans son Carnet I que la guerre « permet de vivre existentiel », elle est
« [l]ibération de la conscience transcendantale, rupture avec la “vie”, présence de la mort,
anonymité de l’individu et du lieu680 ». Beauvoir fait l’expérience de cette chute dans
677
Dans La Force de l’âge, Beauvoir a repris ce passage du Journal. Elle évoque sa lecture de Gide et, quelques
lignes plus loin, le caractère farcesque de la situation : « Je m’assieds à la terrasse des Deux Magots et je lis le
Journal de Gide de 1914 ; beaucoup d’analogie avec le moment présent. […] On ne sent pas encore que c’est
vraiment la guerre ; on attend : quoi ? L’horreur de la première bataille ? Pour l’instant, on dirait une farce, les
gens avec leurs masques, leurs airs importants, les cafés calfeutrés. Les communiqués ne disent rien : “Les
opérations se déroulent normalement.” Y a-t-il déjà des morts ? […] Fernand dit que cette guerre lui fait l’effet
d’une guerre-attrape, une guerre en trompe-l’œil, toute pareille à une vraie, mais sans rien dedans. Est-ce que ça
durera ? » (FA, 440-441)
678
Citation de Sartre, Carnets III, Carnets de la drôle de guerre, op. cit., p. 350.
679
Cité par Danièle Sallenave, op. cit., p. 227.
680
J.-P. Sartre, Carnet I, Carnets de la drôle de guerre, op. cit., p. 232.
255
l’anonymat lorsqu’elle raconte son voyage en train pour rejoindre son ami Charles Dullin à
Férolles le 16 septembre :
C’est ça qui est le vrai : être sans maison, sans ami, sans but, sans alentour […]. À présent, le vrai
ce sont ces moments hors ma vie où je ne suis plus exactement personne, mais une souffrance
toute prête, au matin d’une nuit tragique681. (JG, 45)
Le 18 mai 1940, le ton change dans la correspondance sartrienne, amorçant un changement
dans l’appréhension individuelle de la guerre :
Mon petit je sens comme vous la tentation de perdre mon destin dans un immense destin collectif
et de l’y diluer mais je crois que c’est une situation qu’il faut repousser. Ce qu’on sent
formidablement et qu’il est précieux de sentir c’est combien la destinée d’un pays est quelque
chose d’individuel et d’unique — comme pour une personne — et de borné par la mort — comme
pour les personnes […] — et combien nos destinées à nous sont en situation dans cette destinée
périssable du pays. Mais ça ne fait rien, le pays est une situation et puis il y a des millions d’êtres
libres et pour chacun la victoire et la défaite sera une histoire individuelle, la mort du pays en
serait une comme aussi bien un retour à une paix en sécurité. (LAC II, 234-235)682
Sartre ne pose pas encore les fondements d’une médiation entre destin individuel et destin
collectif ; il n’en pressent pas moins la nécessité de penser l’un et l’autre au sein d’une même
expérience, de penser son « étroit destin individuel » en rapport avec le « grand épouvantail
collectif683 ». Avec le temps de « l’incroyable défaite », de ce que l’historien Marc Bloch
appelle aussi « le plus atroce effondrement de notre histoire684 », Beauvoir découvre la
dimension collective de son existence en posant une notion nouvelle, celle de responsabilité.
1.2.3. Une autre image de l’intellectuelle
Une conversation avec Charles Dullin en septembre 1939 avait en partie apaisé les
angoisses de Beauvoir : il lui avait décrit avec précision la vie de tranchées où il était resté
681
Beauvoir fait une halte à Esbly, comme elle le raconte dans La Force de l’âge, reprenant presque mot pour
mot le texte du Journal : « J’aime cette halte, et cette nuit, dans le bruit des trains. Ce n’est pas une halte ; c’est
ça qui est le vrai : être sans maison, sans ami, sans but, sans horizon, une toute petite souffrance au milieu d’une
nuit tragique » (FA, 448).
682
Malheureusement, nous ne disposons pas de la réponse de Beauvoir à cette lettre, qui se clôt sur un
témoignage émouvant de l’indestructibilité de leurs liens, plus forts que jamais : « Je ne suis absolument pas
séparé de vous, au contraire, je n’ai jamais été si uni à vous […]. À demain, mon doux petit, ma petite fleur, je
voudrais que vous sentiez combien je vous aime et avec quelle force je tiens à vous de tout mon être. Nous
sommes inséparables. » La correspondance beauvoirienne est en effet interrompue pendant trois mois à partir du
23 mars 1940. Sans doute peut-on invoquer plusieurs raisons à cette interruption : la disparition de certaines
lettres, la permission de Sartre vers la mi-avril et en mai 1940, ou encore la difficulté d’écrire en raison des
événements. (Voir le commentaire de Sylvie Le Bon de Beauvoir, LAS II, p. 151).
683
Selon les propres termes de Sartre, dans une lettre datée du 27 mai 1940.
684
Cf. Marc Bloch, L’Étrange défaite : témoignage écrit en 1940, Paris, Gallimard, coll. « Folio Histoire »,
1990, p. 29.
256
trois ans sans aucune blessure685. « Il semble qu’à travers l’horreur et la peur, note Beauvoir
dans son Journal, il restait dans cette vie quelque chose d’humain, une possibilité de liberté et
de morale » (JG, 48). C’est bien là une des questions fondamentales que pose la situation de
guerre à Beauvoir : comment concilier la guerre et l’humanisme.
Dans cette mise entre parenthèses de soi et du monde, telle que Beauvoir la vécut pendant
l’Occupation, quelques faits saillants ressortent de son histoire privée. Son passage à Férolles,
par exemple, lui procure des joies simples, comme le plaisir de contempler le paysage et la
lumière si particulière qui filtre à travers les fenêtres de la maison :
C’est un moment très fort et je me rappelle ce que Sartre m’avait dit à Avignon, qui est si vrai,
qu’on peut vivre avec une grande douceur un présent tout entouré de menaces ; je n’oublie rien de
la guerre, de la séparation, de la mort, l’avenir est barré, et pourtant rien ne peut effacer la
tendresse et la lumière de ce paysage ; comme si on était envahi par un sens qui se suffit à soimême, qui n’entre dans aucune histoire, arraché à sa propre histoire, totalement désintéressé
soudain. (FA, 451)
Beauvoir, comme le note Betty Halpern-Guedj, découvre « [u]n monde où l’ombre ne réussit
jamais tout à fait à cacher la lumière, où l’on ne bascule pas du bonheur incandescent à
l’horreur du néant, mais où l’on connaît simplement la tristesse — ce sentiment mêlé — et
aussi cette possibilité inouïe donnée aux hommes d’être heureux, de trouver ou plutôt de
donner un sens à la vie, au bonheur, à la beauté du monde alors que ce dernier est
embrasé686 ». L’avenir étant « barré », le temps s’est rétréci à la seule dimension du présent :
« [l]’enracinement dans l’instant devient pour elle le seul moyen de transcender le temps et
soi-même […]687». Chaque sortie, chaque rencontre, est une « joie », mais une « joie sans
avenir » (FA, 452). Les choses, hors du Monde, s’offrent à soi dans un présent absolu.
C’est aussi une période de découverte féconde pour Beauvoir, comme cette lecture d’un
auteur contemporain :
C’est à ce moment […], que nous lûmes L’Espoir de Malraux, avec une passion qui débordait de
loin la littérature. Comme dans ses autres romans, ses héros manquaient de chair, mais c’était sans
grande importance car les événements comptaient beaucoup plus que les personnages, et Malraux
les racontait très bien. Il nous était proche, par sa prédiction pour l’Apocalypse, par la façon dont il
ressentait la contradiction entre l’enthousiasme et la discipline. Il abordait des thèmes neufs en
littérature : les relations de la morale individualiste et de la pratique politique ; la possibilité de
maintenir au sein de la guerre même des valeurs humanistes […]. Nous nous intéressions à leurs
conflits, sans pressentir à quel point ils paraîtraient, d’ici peu de temps, périmés, la guerre totale
devant radicalement abolir toutes les relations interhumaines, dont Malraux se préoccupait, et
auxquelles nous attachions nous aussi tant de prix. (FA, 367-368)
685
Dans La Force de l’âge, elle évoque cet épisode : « Dullin reparle de l’autre guerre ; il s’était engagé, il a
passé trois ans dans les tranchées, sans une blessure ; il insiste surtout sur la souffrance physique, sur le froid »
(FA, 450).
686
Betty Halpern-Guedj, Le Temps et le transcendant dans l’œuvre de Simone de Beauvoir, Gunter Narr Verlag
Tübingen, 1998, p. 80.
687
Ibid., p. 82.
257
Quelques pages plus loin, elle écrit : « En 1939, mon existence a basculé d’une manière […]
radicale : l’Histoire m’a saisie pour ne plus me lâcher ; d’autre part, je m’engageai à fond et à
jamais dans la littérature » (FA, 409). Beauvoir fait donc son apparition dans le champ
littéraire avec la revendication de cet « engagement », issu du choc des événements de 19391940 ; elle rejette alors l’anti-humanisme d’avant-guerre qu’elle avait partagée avec Sartre.
Margaret A. Simons s’est penchée sur cette transformation radicale, à partir de
l’expérience de juin 1940, qu’elle dissocie en deux temps :
Beauvoir décrit aussi son expérience de réfugiée fuyant l’avance de l’armée allemande en juin
1940 — une expérience tellement bouleversante qu’elle se sent comme un « insecte écrasé ». Cette
expérience déclenche une transformation philosophique : Beauvoir abandonne son individualisme
pour l’universalisme optimiste d’Hegel. « L’Histoire m’a envahie » écrit-elle dans La Force de
l’âge. […] Comme le note Susan Rubin Suleiman (1992), le Journal de guerre marque un
tournant philosophique en janvier 1941, quand elle jette les bases principales d’une nouvelle
philosophie sociale. Elle rejette le concept hégélien d’Histoire universelle et réclame son
individualisme688.
Beauvoir délaisse Hegel, qui l’avait un temps rassuré, pour Kierkegaard. Le 9 janvier 1941,
elle écrit dans son Journal :
Je suis loin du point de vue hégélien qui en août m’était si secourable. J’ai repris conscience de
mon individualité et de l’être métaphysique opposé à cet infini historique où Hegel dilue toute
chose avec optimisme. Angoisse. J’ai enfin réalisé ce dont j’avais l’an dernier une espèce de
nostalgie : la solitude, aussi complète que devant la mort. (JG, 361)
Pourtant, elle n’abandonne pas complètement une idée de Hegel qui « [l]’a si fort frappée :
l’exigence de la reconnaissance689 des consciences les unes par les autres » (JG, 361), qui
« peut servir de base à une vue sociale du monde ». Elle fait appel également à Heidegger et
d’abord à l’ « idée existentielle que la réalité humaine n’est rien d’autre que ce qu’elle se fait
être, ce vers quoi elle se transcende ». Après avoir défini l’homme comme transcendance, la
transformation philosophique adopte l’humanisme de Heidegger lié à l’espèce humaine : « Et
d’après cette autre idée de Heidegger que moi et l’espèce humaine c’est une même chose,
c’est vraiment moi qui suis en jeu », ou encore : « Se faire fourmi parmi des fourmis, ou
conscience libre devant des consciences ». Un pas est franchi : « Solidarité métaphysique qui
m’est une découverte neuve, pour moi qui était solipsiste » (JG, 362). Le moment
philosophique de L’Invitée est bien révolu. Beauvoir souhaite faire reposer son prochain
roman — Le Sang des autres — sur « la situation individuelle, sa signification morale et son
rapport avec le social » (JG, 363). Elle entre alors dans ce qu’elle appelle la « période
morale » de sa vie littéraire et qui durera quelques années690. Une période de questionnements
688
Margaret A. Simons, « Du solipsisme à la solidarité : la philosophie de guerre de Beauvoir », (Re)découvrir
l’œuvre de Simone de Beauvoir, op. cit., p. 216.
689
C’est Beauvoir qui souligne. Dans toutes les citations suivantes du Journal de Guerre, l’italique est de
Beauvoir.
690
« À partir de 1939, tout changea ; le monde devint un chaos […]. Aussi entrai-je dans ce que je pourrais
appeler la “période morale” de ma vie littéraire qui se prolongea pendant quelques années » (FA, 626).
258
incessants : « Je ne prenais plus ma spontanéité pour règle ; je fus donc amenée à m’interroger
sur mes principes et mes buts ; et, après quelques hésitations, j’allai jusqu’à composer un
essai sur la question [Pyrrhus et Cinéas, écrit en 1943] » (FA, 625).
« La guerre a eu lieu » : ce titre d’un texte rédigé par Merleau-Ponty, qui paraîtra dans la
première livraison des Temps modernes en octobre 1945, dénonce le manque de lucidité
politique dont les intellectuels proches de Beauvoir ont pu témoigner pendant le conflit. Les
résonances pascaliennes affleurent, comme au début de Pour une morale de l’ambiguïté, essai
publié en 1947 et marqué par ce constat alarmant d’une humanité déchue. Beauvoir y décrit
ce paradoxe d’une humanité à la fois grande et petite, maître de la bombe atomique et victime
de cette dernière : « [À] aucune époque peut-être ils n’ont manifesté avec plus d’éclat leur
grandeur, à aucune époque cette grandeur n’a été si atrocement bafouée » (PMA, 12). Pour
Beauvoir comme pour de nombreux écrivains de l’après-guerre, il fallait donc redonner à
l’homme un visage en engageant la littérature.
1.3. Valeurs de l’engagement
On aurait tort de scinder la pensée de Beauvoir en deux moments successifs, comme si
l’éveil de sa conscience endormie n’était le résultat que de déterminations historiques. La
conception beauvoirienne de l’écrivain après la guerre, loin d’être une production ex nihilo,
s’enracine dans ses années de jeunesse. Dès 1926, dans l’écriture de ses Cahiers, Beauvoir
fait certaines découvertes intellectuelles et morales qui influenceront durablement sa vision de
l’écrivain : « [L]orsqu’on écrit, il ne faut pas chercher à être compris tout de suite » (CJ, 86),
écrit-elle. Consciente de la force de résonance de l’œuvre littéraire, de son inscription dans
une historicité et de sa capacité pragmatique à atteindre son lectorat dans un horizon de
compréhension indéfinissable à l’avance, la jeune Beauvoir interrogeait déjà le sens et la
valeur d’une œuvre. Par valeur, il faut entendre à la fois l’évaluation esthétique de l’œuvre et
sa dimension éthique, puisque celle-ci se charge d’un certain type de savoir que nous
pourrions qualifier de « savoir-vivre », ou de « mieux vivre » véhiculé par l’entremise de la
fiction. Ses romans élaborent une vérité, un savoir, une lucidité reconquise, qui n’est donc pas
extra-textuelle, réductible à une proposition abstraite, comme séparée du monde, du texte et
de celle qui l’énonce, mais qui est partie prenante de l’élaboration du sens dans le texte
littéraire et inséparable de l’éthos de l’écrivain : il s’agit de donner une image fiable,
authentique de soi, afin d’inspirer confiance au lecteur, une « posture éthique » de l’écrivain
qui apparaît très tôt dans la pensée beauvoirienne. Cette dimension se découvre dans « le refus
radical […] d’exprimer quoi que ce soit qui n’ait pas été intimement éprouvé » de manière
identique par l’écrivain et le « Sujet qu’il demeure »691.
691
Expressions de Michel Jarrety tirées de son Avant-propos à La Morale dans l'écriture. Camus, Char, Cioran,
Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Perspectives littéraires », 1999, p. 9 et 6.
259
1.3.1. L’éthos de l’écrivain
Ce souci éthique n’est pas spécifique à Beauvoir. Michel Jarrety l’a bien souligné : on
retrouve, chez certains écrivains soucieux d’éthique — pensons, dans la lignée de Gide, à
Camus, Genet, Bataille ou Cioran — une dramatisation du rapport au monde, qui repose sur
« l’essentielle tension entre la plus sombre pensée du réel, et cependant l’acceptation de ce
qu’il est692». Cette dimension est présente aussi bien dans les essais que dans la fiction de
Beauvoir. Celle-ci cherche à définir un éthos d’écrivain qui puisse répondre aux nécessités
d’une littérature « engagée » et qui puisse, dans un même mouvement, rendre la littérature
« habitable » par son lecteur. Un tel exercice critique est lui-même indissociable d’un mode
de rapport qu’il faut établir à soi-même et aux autres. Dans ce sens, il faudrait entendre par
éthos, à la manière de Michel Foucault, une attitude liée à ce qu’il appelle la « modernité »,
« un mode de relation à l’égard de l’actualité ; un choix volontaire qui est fait par certains ;
enfin une manière de penser et de sentir, une manière aussi d’agir et de se conduire qui, tout à
la fois, marque une appartenance et se présente comme une tâche693 », définition proche de
l’éthos philosophique des Grecs.
Paul Ricœur propose, lui, de « distinguer entre éthique et morale, de réserver le terme
d'éthique pour tout le questionnement qui précède l'introduction de l'idée de loi morale et de
désigner par morale tout ce qui, dans l'ordre du bien et du mal, se rapporte à des lois, des
normes, des impératifs ». Il serait peut-être plus juste de parler alors d’ « intention éthique »
plutôt que d’éthique, « pour souligner le caractère de projet de l'éthique et le dynamisme qui
sous-tend ce dernier694 ». Beauvoir eût consenti à une telle définition. Elle utilise le terme
d’éthique par deux fois dans les Mémoires d’une jeune fille rangée, et il n’est pas inutile de se
reporter à ces deux passages qui dramatisent son rapport à la littérature. Pour elle, l’éthique
n’est pas réductible à la loi morale ; elle oppose clairement les deux, comme elle oppose son
père et sa mère, et fait de cette contradiction une des causes de son éthos d’intellectuelle :
Ma situation familiale rappelait celle de mon père : il s’était trouvé en porte-à-faux entre le
scepticisme désinvolte de mon grand-père et le sérieux bourgeois de ma grand-mère. Dans mon
cas aussi, l’individualisme de papa et son éthique profane contrastaient avec la sévère morale
traditionnaliste que m’enseignait ma mère. Ce déséquilibre qui me vouait à la contestation
explique en grande partie que je sois devenue une intellectuelle. (MJFR, 58-59 ; je souligne)
Cette position en porte-à-faux est incarnée entre, d’une part, la morale sérieuse de sa mère,
relayée par l’inculcation scolaire et religieuse au Cours Desir, et, d’autre part, l’ « éthique »
paternelle, plus perméable au doute et associée au « scepticisme » du grand-père. L’éthique
paternelle, dans ce discours, s’oppose au code de valeurs établies, à une certaine conception
moralisante du monde et de l’homme. Lorsque le mot « éthique » apparaît pour la deuxième
692
Ibid., p. 9.
Michel Foucault, « Qu’est-ce que les Lumières ? », Dits et Écrits II. 1976-1988, Paris, Gallimard, 1984,
p. 1387.
694
Paul Ricœur, « Éthique », Encyclopaedia Universalis [en ligne], consulté le 1er août 2013.
URL : http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/ethique/.
693
260
fois dans le texte, il s’inscrit volontairement contre ce que Beauvoir appelle, dès 1946, la
« sagesse des nations695 » : « Refus des paroles creuses, des fausses morales et de leur
confort : cette attitude négative, la littérature la présentait comme une éthique positive »
(MJFR, 270). Beauvoir maintiendra cette distance à la morale normative toute sa vie. On
retrouve souvent chez ses héroïnes le fond secret de cette morale qui lui fut inculquée, alors
qu’elles affichent en apparence une complète libération de toutes les valeurs bourgeoises :
c’est le cas d’Anne Dubreuilh, dans Les Mandarins, qui se jure de ne jamais quitter ses
« gants de chevreau glacé », une image symbolique de l’austérité qui fait écho au destin
tragique de Zaza, l’amie de jeunesse de Beauvoir, victime du « grand crime spiritualiste ».
Quand prime le spirituel dénonçait déjà ce « spiritualisme » qui est moins une philosophie
qu’une morale, une éducation oppressive doublée de conformisme social.
Si l’on reprend la distinction entre éthique et loi morale, on peut dire que la loi morale est
extérieure au sujet, « au sens formel d'obligation requérant du sujet une obéissance motivée
par le pur respect de la loi elle-même696 » ; l’éthique, au contraire, réintègre le sujet dans son
processus. Beauvoir, en s’identifiant à ces écrivains « bourgeois », « mal à l’aise dans leur
peau », tels Barrès, Gide, Valéry ou Claudel, qui exaltaient « l’inquiétude », a très vite fait de
son « malaise » existentiel une révolte personnelle en intériorisant son non-conformisme :
Je ne mis pas moins d’empressement à embrasser l’immoralisme. Certes, je n’approuvais pas
qu’on volât par intérêt ni qu’on s’ébattît dans un lit pour le plaisir ; mais s’ils étaient gratuits,
désespérés, révoltés — et bien entendu imaginaires — j’encaissais sans broncher tous les vices, les
viols et les assassinats. Faire le mal, c’était la manière la plus radicale de répudier toute complicité
avec les gens de bien. (MJFR, 270)
Cette posture de principe, qui possède un caractère mystique en prenant la forme d’une
profession de foi pour une jeune fille habituée au Bien, établit un lien entre éthique et
subjectivité. Beauvoir n’obéit plus à une loi extérieure mais fait le choix individuel de « faire
le mal ». Orienté vers l’action (« embrasser l’immoralisme »), l’engagement beauvoirien de
l’adolescence prend la forme d’une revendication éthique.
1.3.2. L’enjeu existentiel dans la constitution d’une éthique
Pour comprendre cette revendication, en mesurer toute la portée, et apporter un nouvel
éclairage sur les enjeux de l’engagement, il y a, semble-t-il, quelque pertinence à rapprocher
la pensée de Beauvoir de celle d’un auteur contemporain, Paul Ricœur.
Les travaux de Ricœur témoignent du rôle crucial que joue la narration dans la constitution
de soi : le récit est irremplaçable pour configurer l’expérience humaine, notamment
l’expérience du temps. « Je vois dans les intrigues que nous inventons le moyen privilégié par
lequel nous re-configurons notre expérience temporelle confuse, informe et, à la limite,
695
Beauvoir publie le 1er décembre 1945 dans Les Temps modernes un texte intitulé « L’existentialisme et la
sagesse des Nations ». Elle prend la défense de l’existentialisme en tant que philosophie basée sur la liberté et la
responsabilité et s’insurge contre les lieux communs, les proverbes, les clichés et les formules définitives
véhiculées par la « sagesse des nations » qui renie la liberté de l’homme.
696
Paul Ricœur, « Éthique », Encyclopaedia Universalis [en ligne], op. cit.
261
muette697 », écrit-il dans l’Avant-propos du premier tome de Temps et Récit. La connaissance
de soi présuppose donc la forme du récit :
Le récit construit l’identité du personnage, qu’on peut appeler son identité narrative, en
construisant celle de l’histoire racontée. C’est l’identité de l’histoire qui fait l’identité du
698
personnage .
Or l’identité narrative, cette aptitude à mettre en récit de manière concordante les
événements hétérogènes de l’existence, est indispensable à la constitution d’une éthique. Pour
le philosophe, la narration apparaît comme une « propédeutique à l’éthique ». C’est dans sa
sixième étude de Soi-même comme un autre, intitulée « Le soi et l’identité narrative » que
Ricœur complète son investigation sur le « soi raconté » en abordant la question de
l’ « extension du champ pratique [que] la fonction narrative suscite699 ». Il montre ainsi
comment « la théorie narrative occupe dans le parcours complet de notre investigation une
position charnière entre la théorie de l'action et la théorie éthique700». Grâce aux récits —
quotidiens, historiques ou littéraires —, le sujet donne un sens et une valeur à sa propre
existence et au monde qui l’entoure.
Si Ricœur se trouve au carrefour de divers courants de pensée contemporains, il cherche,
comme le note Liesbeth Korthals Altes, à « élaborer une conception du sujet, de l’action
humaine et de l’éthique qui offrirait une alternative aux remises en question des penseurs du
“soupçon”, de Nietzsche aux poststructuralistes701». L’enjeu est de taille. Alain Thomasset,
dans Paul Ricœur. Une poétique de la morale, précise l’entreprise du philosophe : « Tout le
problème que Ricœur va avoir à affronter consiste à préserver la question du sens et celle de
l'être qu'est l'homme, sans pour autant tomber dans les travers d'une philosophie du sujet autofondé702». Si le récit est un langage en action, ouvert aussi bien au monde qu’au sujet
énonciateur, Ricœur apparaît alors comme l’héritier de la phénoménologie et des
existentialistes : il cherche à redonner à la littérature et à la théorie littéraire un enjeu
existentiel en privilégiant le concept d’« intention éthique ».
Beauvoir partage avec Ricœur un certain nombre de perspectives, notamment sur la
formation identitaire du sujet, ses rapports avec l’expérience, l’action et les relations
intersubjectives. Le faire, l’agir semblent prévaloir sur l’être chez l’un comme chez l’autre.
Dès lors, l’intervention morale de l’écrivain engagé ne saurait se réduire à l’expression d’une
morale constituée, ou à un moralisme quelconque, ce qui rattacherait la littérature à une
littérature de « bons sentiments » selon l’expression gidienne, vertueuse et civique. En réalité,
c’est au cœur du fait littéraire que se pose la question éthique.
697
Paul Ricœur, Temps et Récit, Tome 1. L’intrigue et le récit historique, Paris, Seuil, coll. « Points Essais »,
1983, p. 12.
698
P. Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 175.
699
Ibid., p. 167. C’est l’auteur qui souligne.
700
Ibid., p. 180.
701
Voir Liesbeth Korthals Altes, « Le tournant éthique dans la théorie littéraire : impasse ou ouverture ? »,
Études littéraires, vol. 31, n°3, 1999, p. 49.
702
Alain Thomasset, Paul Ricœur. Une poétique de la morale, Presses Universitaires de Louvain, 1996, p. 113.
262
2. Les nouveaux fondements de la fiction
Avant d’aborder la question des modalités d’inscription de l’Histoire et de l’engagement
dans les romans beauvoiriens d’après-guerre, il faut revenir sur les implications
philosophiques de la « période morale » de l’écrivaine car les réflexions et les
questionnements qu’elle élabore dans les années quarante vont profondément marquer son
œuvre et poser les premiers fondements d’une « éthique ». La morale, qui pose la question de
savoir comment vivre avec et en relation avec l’autre, demeure la préoccupation constante de
Beauvoir.
2.1. Le fondement philosophique : les ambiguïtés de la « morale existentialiste »
La décennie des années quarante est déterminante pour la formation et la construction de
l’écrivaine engagée, ainsi que pour la maturation de son projet intellectuel. Cette période
féconde connaît aussi bien la publication de Pyrrhus et Cinéas (1944) que celle de Pour une
morale de l’ambiguïté (1947) et du Deuxième Sexe (1949). Beauvoir écrit également un essai
sur la relation entre littérature et morale, « La littérature et la métaphysique », publié dans
L’Existentialisme et la sagesse des nations en 1948. Durant cette période, de 1944 au seuil
des années cinquante, elle publie deux romans, Le Sang des autres (1945), Tous les hommes
sont mortels (1946) et une pièce de théâtre, Les Bouches inutiles (1945), première et dernière
expérience théâtrale de l’écrivaine.
L’engagement littéraire, tel que nous l’avons défini, mobilise une forme dynamique de
réalisation de soi : s’engager relève d’une décision d’ordre moral, par laquelle l’individu
entend mettre en accord son action pratique et ses convictions intimes, avec tous les risques
que cela comporte. La visée esthétique de l’acte d’écriture ne saurait se suffire à elle-même et
se double nécessairement d’un projet éthique qui la sous-tend et la justifie, ce que Sartre
exprime dans Qu’est-ce que la littérature ? en ces termes : « [B]ien que la littérature soit une
chose et la morale une tout autre chose, au fond de l’impératif esthétique nous discernons
l’impératif moral703 ». Beauvoir ne dit pas autre chose, lorsqu’en 1949, dans l’essai qui lui
vaudra une reconnaissance internationale, Le Deuxième Sexe, elle situe au premier plan les
questions éthiques :
Mais sans doute est-il impossible de traiter aucun problème humain sans parti pris : la manière
même de poser les questions, les perspectives adoptées, supposent des hiérarchies d’intérêts ; toute
qualité enveloppe des valeurs ; il n’est pas de description soi-disant objective qui ne s’enlève sur
un arrière-plan éthique. (DS I, 30 ; je souligne)
Avec Pour une morale de l’ambiguïté, Beauvoir développe une morale existentialiste qui sert
déjà de soubassement intérieur aux romans de 1945 et de 1946 et qui définira le cadre
théorique du Deuxième Sexe :
703
J.-P. Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1985, p. 69.
263
La perspective que nous adoptons, c’est celle de la morale existentialiste. Tout sujet se pose
concrètement à travers des projets comme une transcendance ; il n’accomplit sa liberté que par son
perpétuel dépassement vers d’autres libertés ; il n’y a d’autre justification de l’existence présente
que son expansion vers un avenir indéfiniment ouvert. Chaque fois que la transcendance retombe
en immanence il y a dégradation de l’existence « en soi », de la liberté en facticité ; cette chute est
une faute morale si elle est consentie par le sujet ; si elle lui est infligée, elle prend la figure d’une
frustration et d’une oppression ; elle est dans les deux cas un mal absolu. (DS I, 31).
2.1.1. Les conditions de possibilité d’une éthique existentialiste
Le concept de morale existentialiste peut paraître oxymorique. Dans un recueil d’articles
intitulé Existentialist Thinkers and Ethics, Christine Daigle revient sur la notion
d’existentialisme, sur les problèmes de définition qu’elle pose, et interroge les conditions de
possibilité d’une morale existentialiste. La primauté postulée de l’existence concrète et
individuelle sur la nécessité de principes généraux et collectifs dans une société donnée
semble se heurter à une aporie : comment en effet trouver un fondement éthique qui ne soit ni
transcendant ni absolu ? C’est précisément sur ce point que le concept d’existentialisme paraît
dépasser certains échecs des philosophies traditionnelles antérieures sur le problème de
l’éthique et le clivage entre des principes apparemment inconciliables704.
Il est difficile de définir précisément ce qu’est l’existentialisme, sinon par une énumération
des penseurs existentialistes ou considérés comme tels par l’histoire littéraire et
philosophique. Or, l’existentialisme semble avoir souffert d’un excès de popularité, englobant
des écrivains aussi différents que Gabriel Marcel, Nietzsche, Camus, Arendt, Merleau-Ponty
ou Kierkegaard. Toutefois il est possible d’établir un point de contact entre ces différents
penseurs et de considérer l’existentialisme comme un mouvement philosophique qui s’est
épanoui à partir d’une critique des théories et des systèmes philosophiques du XIXe siècle.
Selon Alasdair MacIntyre, on peut considérer les penseurs existentialistes comme des
« disappointed rationalists705 » : ils seraient en opposition avec tous les systèmes
philosophiques, impuissants, selon eux, à saisir et à expliquer l’existence des individus.
Puisque l’existence humaine résiste à toute entreprise de systématisation, les existentialistes
auraient tenté de trouver une alternative viable aux approches éthiques traditionnelles.
C’est précisément contre une certaine vision de l’homme et du monde, rendue manifeste à
travers les doctrines philosophiques du rationalisme métaphysique, que s’insurge la parole de
Beauvoir en 1947. L’essai, placé délibérément sous l’égide de Montaigne, commence sur une
vision tragique et pessimiste de la condition mortelle de l’homme : « Le continuel ouvrage de
notre vie, c’est bastir la mort » (PMA, 9). L’homme s’engage dans une lutte dramatique : en
tant que « pure intériorité », il « s’éprouve aussi comme une chose écrasée par le poids obscur
704
Dans son introduction intitulée « The Problem of Ethics for Existentialism », Christine Daigle écrit : « I want
to show how existentialism, in all its diverse manifestations, intends to remedy certain identified failures of
traditional philosophizing. Existentialism is a philosophical movement articulated on the basis of fundamental
criticisms of philosophical theories and systems » (Existentialist Thinkers and Ethics, sous la dir. de Christine
Daigle, McGill’s-Queen’s University Press, 2006, p. 3-4).
705
Cité par Christine Daigle, ibid., p. 6.
264
des autres choses ». Or le privilège de l’homme, qui est de penser, le détourne aussi de sa
condition en anesthésiant les consciences et en les berçant de paroles rassurantes :
Il existe encore à présent bien des doctrines qui choisissent de laisser dans l’ombre certains
aspects gênants d’une situation trop complexe. Mais c’est en vain qu’on tente de nous mentir : la
lâcheté ne paie pas ; ces métaphysiques raisonnables, ces éthiques consolantes dont on prétend
nous leurrer ne font qu’accentuer le désarroi dont nous souffrons. (PMA, 11)
La posture beauvoirienne s’affirme bien contre toute une tradition philosophique, comme le
dualisme métaphysique qui est directement attaqué ou la philosophie conciliatrice de Hegel
plongée dans un « merveilleux optimisme », « où les guerres sanglantes elles-mêmes ne font
qu’exprimer la féconde inquiétude de l’Esprit » (PMA, 11). Ainsi l’essayiste lance-t-elle un
appel à l’humanité tout entière pour contester les confortables idéologies du progrès et
renouer avec la « vérité » de notre condition : « Essayons d’assumer notre fondamentale
ambiguïté » (PMA, 13). Elle ajoute : « C’est dans la connaissance des conditions authentiques
de notre vie qu’il nous faut puiser la force de vivre et des raisons d’agir ». Formulé avec une
telle vigueur, le texte endosse une valeur de manifeste.
Selon Annlaug Bjørsnøs, la philosophie morale de Beauvoir semble fondée sur deux
présuppositions :
La première est celle de la primauté de l’existence humaine singulière sur toute valeur, sur toute
proposition universelle. C’est l’être humain, ses actes et sa liberté qui constituent pour elle le point
de départ et le moteur de toute pensée morale. […] L’existence pour Beauvoir est un projet, et du
fait de sa liberté, tout homme est responsable de s’affirmer comme sujet dans les choix qu’il fait.
[…] Le second présupposé de Beauvoir concerne sa conviction de l’interdépendance humaine
[…]706.
En effet, pour donner sens à son existence, l’individu n’est pas seul ; il ne peut trouver que
dans l’existence des autres hommes une justification de sa propre existence. Déjà dans
Pyrrhus et Cinéas, Beauvoir développait l’idée d’une pratique intersubjective, fondée sur la
liberté de chaque individu : « Nos libertés se supportent les unes les autres comme les pierres
d’une voûte, mais d’une voûte que ne soutiendrait aucun pilier707 » (PC, 120). Pour une
morale de l’ambiguïté est un prolongement et un approfondissement des idées énoncées sur le
mode métaphorique dans son premier essai :
La liberté est la source d’où surgissent toutes les significations et toutes les valeurs ; elle est la
condition originelle de toute justification de l’existence […]. Elle n’est pas une valeur toute
constituée qui se proposerait du dehors à mon adhésion abstraite, mais elle apparaît (non sur le
plan de la facticité mais sur le plan moral) comme cause de soi […]. Se vouloir moral et se vouloir
libre, c’est une seule et même décision. (PMA, 33-34)
706
Annlaug Bjørsnøs, « La morale réaliste de Simone de Beauvoir : Le cas des Belles images », Simone de
Beauvoir cent ans après sa naissance, op. cit., p. 323-324.
707
Remarquons que les « branches neuves » de sa jeunesse, que Beauvoir associe à ses amitiés nouvelles, se sont
transformées en « pierres », structure toujours éminemment précaire : « Les branches sont nombreuses et neuves
en ce moment. Elles masquent complètement l’abîme qui est en dessous » (CJ, 371).
265
2.1.2. Une morale non normative
Loin d’être une parole sentencieuse ou prescriptive, reposant sur des valeurs absolues et
transcendantes, la morale que construit Beauvoir se définit à travers des règles de vie
individuelles et immanentes, relatives au bonheur de chaque individu qui les choisit :
Renonçant à chercher hors de soi-même la garantie de son existence, il [l’homme authentique]
refusera aussi de croire à des valeurs inconditionnées qui se dresseraient comme des choses en
travers de sa liberté […]. (PMA, 20)
Michel Kail résume la position spécifique de Beauvoir dans son introduction à
L’Existentialisme et la sagesse des nations :
[…] la morale ne saurait consister en un ensemble de valeurs et de principes « constitués », mais
devrait se confondre avec le « mouvement constituant » grâce auquel ces valeurs et principes ont
été affirmés. Mouvement que l’homme moral aurait à cœur de reproduire pour son propre compte.
La morale n’est en ce sens pas « autre chose que l’action concrète elle-même, dans la mesure où
cette action cherche à se justifier »708.
Dans son essai de 1947, Beauvoir fait reposer sa morale sur un constat de manque : c’est
parce que l’homme est incapable de réaliser la synthèse de l’en-soi et du pour-soi, pour
reprendre la terminologie sartrienne, parce qu’un être est incapable d’être d’emblée exacte
coïncidence avec soi-même, qu’il y a nécessité d’une morale. Elle affirme : « sans échec, pas
de morale ». La notion de « devoir être » n’a de sens que s’il existe une brisure, une cassure,
une faille ontologique entre l’en-soi et le pour-soi, qui fait toute l’ambiguïté de la condition de
l’homme, comme Beauvoir l’exprime dans cette phrase : « C’est dire qu’il ne saurait y avoir
de devoir être que pour un être qui, selon la définition existentialiste, se met en question dans
son être, un être qui est à distance de soi-même et qui a à être son être » (PMA, 15).
À la fin de L’Être et le Néant, Sartre renvoyait son lecteur à un « prochain ouvrage » et
promettait d’écrire un traité de morale en guise de conclusion de son essai. Dans la dernière
section de sa conclusion, intitulée « Perspectives morales », il écrit que « [l]’ontologie ne
saurait formuler elle-même des prescriptions morales709 » et ajoute : « Elle laisse entrevoir ce
que sera une éthique qui prendra ses responsabilités en face d’une réalité-humaine en
situation710 ». Il renvoie alors, in fine, son lecteur, à un prochain ouvrage qui se placera « sur
le terrain moral », et qui deviendra Les Cahiers pour une morale, rédigés en 1947-1948,
édités après sa mort, mais qui demeure un texte inachevé. Dans un entretien avec Michel
Sicard, il s’expliquera sur cet abandon : « J’ai rédigé une dizaine de gros cahiers de notes qui
représentent une tentative manquée pour une morale. […] Je n’ai pas achevé parce que…
c’est difficile à faire une morale !711 ». Certains critiques ont tenté d’expliquer ce renoncement
708
Michel Kail, « Une leçon de lecture », introduction à L’Existentialisme et la sagesse des nations (ESN), p. V.
J.-P. Sartre, L’Être et le Néant. Essai d’ontologie phénoménologique, op. cit., p. 673.
710
Ibid., p. 673-674.
711
Entretien avec Jean-Paul Sartre réalisé par Michel Sicard (1977-1978), repris dans Sartre, Obliques, n°18-19,
1978, p. 14.
709
266
— inhabituel chez Sartre. Une des raisons possibles pourrait être la publication par Beauvoir
de ses textes éthiques, et précisément la publication de Pour une morale de l’ambiguïté, qui
reprend les principales thématiques de L’Être et le Néant. Selon Alain Renaut, dans Sartre, le
dernier philosophe, l’essai de 1947 répond expressément à la nécessité sartrienne d’écrire une
morale tirée de L’Être et le Néant. Il avance cette hypothèse : puisque l’essai de Beauvoir
répondait en partie au projet sartrien, il n’était nul besoin pour Sartre de s’atteler à cette
tâche712.
Au-delà du débat qui pose Beauvoir comme une sartrienne ou au contraire comme une
philosophe tout à fait indépendante, il nous faut préciser en quoi cette dernière propose une
éthique existentialiste qui porte la marque distinctive de son auteure. Il semble que bien avant
L’Être et le Néant (1943), Pyrrhus et Cinéas (1944), et Pour une morale de l’ambiguïté
(1947), Beauvoir ait réfléchi à la question éthique. En réalité, la manière dont elle envisage le
problème de l’Autre va à l’encontre de la théorie sartrienne, qui conçoit les relations
interindividuelles comme purement conflictuelles. Si Sartre reste très classique sur la question
de l’Autre, posée après le face-à-face sujet/objet, Beauvoir commence par cette question et
l’intègre dans sa philosophie du sujet. La catégorie de l’Autre, qui est aussi primordiale que la
conscience de soi, est à la racine du développement d’une éthique beauvoirienne. Il faut à la
fois entendre l’Autre comme pure altérité et comme réciprocité.
Sa vision de la condition humaine n’est donc pas désespérante. Alors que L’Être et le
Néant offre cette conclusion désespérée — l’homme est une passion inutile —, l’essai
beauvoirien de 1947 cherche à aller plus loin. « Sartre a surtout insisté sur le côté manqué de
l’aventure humaine », reconnaît Beauvoir, « pourtant, si l’on médite ses descriptions de
l’existence, on s’aperçoit qu’elles sont loin de condamner l’homme sans recours » (PMA, 17).
Et c’est bien la confiance en l’homme et la foi en l’avenir qui confèrent son originalité à la
pensée morale de Beauvoir.
Un roman comme Tous les hommes sont mortels a pu prêter à des malentendus sur la
signification à donner à l’ouvrage. Certains n’y ont vu qu’un livre démoralisant, une
démonstration vaine et inutile, comme Émile Henriot : « De l'aventure tragique de Fosca,
condamné par son propre choix à ne pas mourir, il résulte seulement que la véritable
“malédiction” ce serait de ne pas mourir713 ». Ce roman, pourtant, dont la portée
philosophique est primordiale, applique concrètement la loi d’interdépendance entre les
hommes : ce sont les autres hommes qui m’ouvrent l’avenir, ce que permet précisément ma
condition d’homme mortel. Fosca est immortel. S’il a devant lui un avenir illimité, il n’a plus
712
Voir sur ce point Alain Renaut, Sartre, le dernier philosophe, Paris, Grasset, 1993, p. 206 et suiv.
Émile Henriot, « L’immortel existentialiste » dans « La vie littéraire », Le Monde, n°678, le 7 avril 1947, p. 3.
Citons un autre passage de l’article qui est révélateur de cette tendance à lire l’œuvre de trop près : « Qu'est-ce
donc que prouve cette fable, cette romanesque allégorie ? J'ai dit ses longueurs, dans ses parties historiques
intéressantes en soi, mais trop détaillées pour l'effet de reconstitution destiné à démontrer que tout recommence
et que c'est toujours la même chose : guerres, meurtres, révolutions, désastres, vastes entreprises, espoirs inutiles,
échecs... Le monde, aux yeux de l'éternel Fosca, n'est qu'une immense fourmilière, où nous nous agitons en vain,
aveugles et chétifs insectes. Et voilà la grande découverte du fameux existentialisme, dont Mme Simone de
Beauvoir, à l'aide d'exemples concrets, plus parlants que le bavardage philosophique des doctrinaires de l'école,
nous montre ad vivum et en clair le principe digne de La Palice : on n'existe d'autant qu'on existe. Et somme
toute, on existe pour rien. »
713
267
d’avenir à proprement parler ; il vit un éternel présent, et du même coup, tout rapport
simplement humain lui est interdit. Il n’est plus l’égal de personne, il n’y a donc plus de
réciprocité possible dans les rapports humains714.
Ce rapprochement entre roman et essai nous invite à interroger la pertinence de l’écriture
fictionnelle au regard de la morale existentialiste défendue par Beauvoir. L’écriture de Tous
les hommes sont mortels est antérieure à l’essai de 1947. Pourquoi avoir d’abord choisi le
roman, pour s’engager ensuite dans un essai ? Quel intérêt la forme romanesque présente-telle dans la construction d’une pensée de l’engagement ?
2.2. De l’intérêt du genre romanesque
La tradition littéraire et critique reconnaît aisément que le roman noue des liens très étroits
avec le politique au sens large et l’Histoire. « De tous les genres narratifs, écrit Benoît Denis,
le roman peut apparaître comme le plus aisément et le plus naturellement engageable ».
L’esthétique réaliste qui le sous-tend possède en effet une « vocation totalisante qui semble en
faire le support idéal d’une prise en charge engagée du réel et de l’Histoire715 ».
Cette vocation totalisante s’oppose à notre expérience qui est toujours « détotalisée ». Lors
d’une conférence donnée au Japon le 11 octobre 1966, Beauvoir reprend le sens que Sartre
donne à ce mot, détotalisée , « c’est-à-dire que nous n’en vivons jamais tous les aspects en
même temps. Ma conscience est toujours un dépassement de l’instant présent. Je souffre, mais
ma manière de souffrir c’est déjà une façon de me mettre hors de ma souffrance. […] Je suis
toujours à une certaine distance de ce que j’éprouve716 ». Pour retrouver une forme de corpsà-corps du sujet et de l’événement psychique qui le définit, une médiation entre la réalité et
les moments vécus, Beauvoir s’emploie à redonner au roman cette vocation totalisante que la
vie, seule, ne peut nous donner : « Le roman peut au contraire rendre le sens qui est à
l’horizon de mon expérience mais qui n’arrive pas à être enfermé en elle avec une plénitude
complète ». Cette possibilité d’ouverture herméneutique d’un genre qui puise sa matière dans
un spontané d’existence, un vécu contingent, semble correspondre à l’idéal littéraire formulé
ici par Beauvoir. « Il s’agit de livrer un sens717 », insiste-t-elle encore. La configuration du
roman intervient comme clef de voûte de la refondation d’un sens ou de plusieurs sens qui ne
lui préexistent pas : « On essaiera de bâtir des relations entre les personnages, une intrigue,
des caractères qui dévoilent des sens718 ».
La question du roman et des rapports qu’il entretient avec la mise en œuvre d’une morale
existentialiste et engagée — en tant qu’évaluation et valorisation d’un sens aux dépens
d’autres, gardons pour l’instant cette définition —, mérite donc d’être posée. Il convient de
s’interroger sur ce que le roman offre de spécifique par rapport au traitement des questions
714
Nous reviendrons plus longuement sur la démonstration a contrario mise en œuvre dans Tous les hommes
sont mortels.
715
B. Denis, Littérature et engagement, op. cit., p. 84-85.
716
S. de Beauvoir, « Mon expérience d’écrivain », dans Les Écrits de Simone de Beauvoir, op. cit., p. 443.
717
Ibid. p. 442. C’est Beauvoir qui souligne.
718
Ibid., p. 443.
268
éthiques développées dans d’autres genres, comme l’essai chez Beauvoir, ou du moins ce qui
relève de la littérature d’idées.
2.2.1. Le modèle hégémonique du roman à thèse
Expérience, forme, sens, engagement : le nœud proposé par Beauvoir, cette articulation
d’une épistémologie, d’une théorie de l’art et d’une philosophie morale, qui trouvent leurs
racines dans une subjectivité incarnée, n’est pas un cas isolé au XXe siècle. Le roman serait
une question d’équilibre entre ces paramètres qui le constituent. Si la morale l’emporte sur le
récit d’une expérience, le roman risque à tout moment de chavirer et de se laisser submerger
par une vague discursive monologique emportant avec elle ses lecteurs.
Le roman engagé a souvent été assimilé au roman à thèse en raison des enjeux
idéologiques ou politiques qu’il soulève. Benoît Denis a mis en évidence l’importance du récit
à thèse barrésien comme modèle de l’écriture engagée : « [A]près Barrès, tous les écrivains
engagés qui pratiqueront le roman, de Malraux, Drieu, Aragon, Nizan à Sartre ou Camus,
seront confrontés, d’une manière ou d’une autre, au modèle du roman à thèse, tel que Barrès a
contribué à l’instituer719 ». Barrès n’est pas la seule référence. Il faudrait évoquer l’importance
d’un autre « modèle », celui du réalisme socialiste, instauré par le théoricien stalinien Jdanov
dans les années trente, et qui devait imposer une représentation « véridique » et triomphaliste
de la révolution prolétarienne en URSS. S’opposant au pessimisme et au « fatalisme » du
réalisme bourgeois du XIXe siècle, le réalisme socialiste se devait de construire un romantisme
révolutionnaire servi par des héros positifs. La médiation opérée par le philosophe hongrois
Georg Lukàcs720 dans le monde occidental lance les bases du roman à thèse qui séduit certains
écrivains au lendemain de la guerre721.
Si les écrivains dits « engagés » s’emploient à formuler la critique du roman à thèse, il faut
bien reconnaître que leurs propres textes sont parfois écrits tout contre le roman à thèse. En
distinguant théoriquement leurs œuvres de ce genre autoritaire, les auteurs n’échappent pas à
l’écueil du roman à thèse qu’ils dénoncent par ailleurs avec force, à commencer par Sartre.
Pourquoi ériger le roman à thèse comme contre-modèle du roman engagé ?
Le roman à thèse peut être défini, selon Susan Rubin Suleiman, comme un récit qui vise à
présenter un modèle — ce que la rhétorique antique nommait l’exemplum — qui fasse
autorité. Or, l’autorité du roman à thèse ne doit pas émaner d’une instance transcendante,
extérieure au récit, mais être inscrite au cœur même du texte : elle doit lui être immanente en
ce qu’elle repose uniquement sur la vraisemblance ou la crédibilité de la narration. Cette
autorité est donc avant tout « fictive », c’est-à-dire « issue de la fiction ». Mais sa définition
n’est pas complète si elle n’implique pas aussi le sens de la lecture. En utilisant la prétention
719
B. Denis, Littérature et engagement, op. cit., p. 219.
À la suite de Jdanov, Georg Lukàcs s’impose comme le théoricien du réalisme socialiste pour les écrivains
occidentaux. Voir Théorie du roman (1920) et Problèmes du réalisme (1955). Lukàcs estimait qu’il fallait
combattre tout « subjectivisme », c’est-à-dire tout idée issue d’un sujet — l’artiste — et projetée arbitrairement
sur la réalité.
721
Citons pour exemple Aragon (Pour un réalisme socialiste, 1935) et André Stil, qui reçoit le prix Staline de
littérature en 1952 pour Le Premier Choc.
720
269
mimétique du grand réalisme du XIXe siècle à des fins persuasives, le roman à thèse va plus
loin que le roman réaliste classique722 ; il s’efforce résolument d’être non problématique en
prescrivant très rigoureusement le sens de la lecture, en évacuant toute forme d’ambiguïté et
de contradiction. Benoît Denis propose alors cette définition :
[I]l s’agit d’une forme de récit autoritaire, qui entend prouver et imposer un sens qui soit le plus
univoque possible ; la vision du monde qui oriente le récit se doit d’être claire, non ambiguë et
explicite723.
Le roman à thèse ne dispose que d’une faible marge de manœuvre ; il ne peut construire le
réel à sa guise, car il est assujetti à une nécessité de vraisemblance, et surtout à une contrainte
idéologique, qui imposent une conformité référentielle de l’histoire narrée. Il apparaît donc
comme une forme présente en amont et en aval : l’objet du roman à thèse est quelque chose
de déjà formé, dont il doit incarner les vérités. On voit bien comment, à la malléabilité de
l’expérience singulière, délimitant le domaine de la « possibilité » si précieuse à la création
beauvoirienne, s’oppose la rigidité d’une forme lui opposant l’absolu d’une pensée.
2.2.2. Contre « l’autorité fictive »
Sartre le premier, dans Qu’est-ce que la littérature ?, propose une formulation théorique de
la littérature engagée en partie par opposition à la littérature à thèse — à moins qu’il ne
s’agisse, comme le note Susan R. Suleiman, « d’un refus du nom plutôt que de la chose724 ».
Pourtant, le roman engagé pourrait être envisagé comme un genre à part entière.
Les écrits de Beauvoir témoignent aussi d’un double mouvement paradoxal de référence et
de défiance à l’égard du genre du roman à thèse, considéré comme autoritaire et monologique.
On relève en effet une première objection au roman à thèse, due à l’intrusion d’un intertexte
doctrinal dans le roman qui briserait l’ensemble du dispositif fictionnel : « [t]oute idée trop
claire, toute thèse, toute doctrine qui tenterait de s’élaborer à travers une fiction en détruirait
aussitôt l’effet car elle en dénoncerait l’auteur et la ferait, du même coup, apparaître comme
fiction » (ESN, 74). L’artifice se découvrirait donc facilement, rendant inopérante sur le
lecteur la thèse élaborée, en ce qu’elle briserait l’envoûtement romanesque ou la croyance
imaginaire du lecteur. En d’autres termes, une fiction où se manifesterait trop clairement son
« supersystème idéologique », selon l’expression de Susan R. Suleiman, annulerait l’effetfiction. L’habileté de l’auteur ne consiste-t-elle pas alors à dissimuler ce « supersystème » un
peu trop encombrant ? C’est en tout cas ce que laisse entendre Beauvoir, qui dénonce le
roman à thèse au nom, précisément, de la fiction. À condition que cette fiction reste réaliste,
c’est-à-dire tirée de la vie réelle, et ne soit pas le vecteur d’une utopie politique. L’écrivaine
préfère un vécu parfois décevant à un imaginaire trop complaisant. Dans un entretien donné
au Monde en 1978, elle avoue sa méfiance vis-à-vis de la littérature « militante » :
722
Pour Susan Rubin Suleiman, le roman à thèse s’inscrit à l’intérieur de la catégorie plus large du roman
réaliste (Cf. Le Roman à thèse ou l’autorité fictive, Paris, PUF, coll. « Écriture », 1983).
723
B. Denis, Littérature et engagement, op. cit., p. 219.
724
S. R. Suleiman, Le Roman à thèse ou l’autorité fictive, op. cit., p. 11.
270
Je n’ai jamais fait des livres militants proprement dits, à part des essais, des préfaces, mais, tout en
pensant que la littérature doit être engagée, je ne pense pas qu’elle doive être militante, parce
qu’alors on arrive au réalisme socialiste, à des héros positifs, à des mensonges. J’ai toujours essayé
dans mes livres de me tenir près de la vie réelle725.
Entre proximité et distance, on note une contradiction inhérente à la littérature
d’engagement : comment ne pas soupçonner l’auteur de dévoiler le monde de manière à
orienter la réaction du lecteur, à faire pression sur lui ? Les critiques formulées par Beauvoir à
l’égard de certaines de ses œuvres portent précisément sur la question du moralisme ou du
didactisme de sa méthode. Et c’est en employant l’arsenal rhétorique de ses détracteurs
qu’elle juge sa propre production littéraire des années quarante, selon des critères qui
remettent en cause les dérives du roman à thèse.
Ainsi la réception du Sang des autres est-elle en demi-teinte. Si l’opinion générale lui
réserva un accueil chaleureux, les proches de Beauvoir lui assurèrent qu’il était inférieur à
L’Invitée, par le discrédit qu’ils jetaient sur ce qu’il leur semblait être un roman à thèse. Ce
dernier apparaît donc comme un critère d’évaluation de l’œuvre parmi d’autres. Ainsi
Maurice Blanchot classa-t-il le roman dans le rayon des romans à thèse parce qu’il aboutissait
à une conclusion univoque réductible en maximes, en concepts et en phrases édifiantes. Si ce
deuxième roman publié en 1946 exprime, pour Beauvoir, « une vision plus large et plus vraie
des relations humaines » (FA, 622), il demeure cependant étroit dans sa visée.
Pourquoi un tel discrédit du roman à thèse ? Certes, pour Blanchot, il n’y a « pas d’art
littéraire qui, directement ou indirectement, ne veuille affirmer ou prouver une vérité726 » : il
est toujours absurde de reprocher à une œuvre littéraire de vouloir signifier quelque chose.
Mais signifier ne veut pas dire démontrer — le critique met en garde contre la tentation du
moralisme. Il compare alors les deux premiers romans de Beauvoir : si L’Invitée « ne finit
pas727 » puisque le crime lui semble être une « mesure pour rien », laissant complète
l’ambiguïté du dénouement, Le Sang des autres aboutit à un « véritable retournement »,
mieux, à une « conversion » définitive. Comme Françoise dans L’Invitée, Blomart est dans
une situation apparemment sans issue : sa faute à lui est d’être « autrui pour chacun », d’être
« un autre » : son « projet » est d’être voué à se sentir responsable. « Une fois engagé dans
cette histoire de responsabilité, note Blanchot, il est pris. Quoi qu’il fasse, il s’enfonce ».
Même lorsqu’il n’agit pas, « il est responsable et du sens que les autres donnent à son refus et
de ce refus qui le rend complice des fautes qu’il n’empêche pas ». On a là une forme
hyperbolique de ce que pourrait signifier l’engagement de l’écrivain, toujours « embarqué »
quoi qu’il fasse, même dans ses abstentions, toujours engagé dans une responsabilité qui le lie
à autrui. Or, le roman trace un chemin d’apprentissage, une voie par laquelle surmonter cette
« malédiction » qui consiste à toujours façonner la vie d’un autre malgré soi. En choisissant
725
Entretien avec Simone de Beauvoir, propos recueillis par Pierre Viansson-Ponté, Le Monde, 10 et 11 janvier
1978, p. 2 ; repris dans Les Écrits de Simone de Beauvoir, op. cit., p. 591.
726
Maurice Blanchot, « Les romans de Sartre », La Part du feu, Gallimard, coll. « Blanche », 1949, p. 189.
727
Ibid., p. 197.
271
l’action clandestine « en toute lucidité728 » dans la tourmente de la guerre, Blomart « se
fai[t] » responsable, il revendique la valeur de sa propre responsabilité et la justifie. La netteté
du dénouement est donc incomparable, selon Blanchot, avec l’ambiguïté finale du crime
existentiel de Françoise.
Beauvoir a lu Blanchot. Loin de prendre ses distances avec sa prise de position théorique
sur le roman à thèse, elle surenchérit en montrant que le défaut qu’il dénonce n’entache pas
seulement les dernières pages du roman mais qu’il lui est inhérent du début à la fin :
À le relire aujourd’hui, ce qui me frappe, c’est combien mes héros manquent d’épaisseur ; ils se
définissent par des attitudes morales dont je n’ai pas cherché à saisir les racines vivantes. J’ai prêté
à Blomart certaines des émotions de mon enfance : elles ne justifient pas le sentiment de
culpabilité qui pèse sur toute sa vie. Je m’en suis avisée, j’ai supposé qu’à vingt ans il avait
involontairement provoqué la mort de son meilleur ami : mais jamais un accident ne suffit à
déterminer la ligne d’une existence ; […] Le personnage, l’expérience que je lui prête sont des
constructions abstraites, sans vérité. (FA, 622-623)
De même, Beauvoir reproche au personnage d’Hélène, même s’il a « plus de sang », donc
d’épaisseur vivante, d’être trop « systématique ». Elle reconnaît à son roman certaines
qualités, comme lorsque « le récit l’emporte sur la théorie », notamment lors des scènes de
l’exode, du retour à Paris, ou encore lorsqu’elle parvient à « montrer », sans rien
« démontrer » (FA, 623). Mais le jugement qu’elle porte sur la composition de l’ouvrage est
sans appel :
Voilà encore un des reproches que je fais à ce roman : la composition en est serrée, mais la matière
pauvre ; tout converge au lieu de foisonner. […] je voulais, je croyais parler directement au public,
alors que j’avais installé en moi un vampire pathétique et prêcheur ; je partais d’une expérience
authentique, et je rabâchais des lieux communs. […] Une œuvre à thèse non seulement ne montre
rien mais elle ne démontre jamais que des fadaises. (FA, 623-624 ; je souligne)
Le « danger » du roman à thèse et du didactisme qui lui est inhérent, figeant les
personnages dans des attitudes morales, est à nouveau pointé à propos de sa pièce de théâtre
écrite la même année, Les Bouches inutiles :
Je répétai l’erreur du Sang des autres dont je repris d’ailleurs de nombreux thèmes : mes
personnages se réduisent à des attitudes éthiques. […] L’erreur a été de poser un problème
politique en termes de morale abstraite. L’idéalisme qui imprègne Les Bouches inutiles me gêne, et
je déplore mon didactisme. (FA, 672-673)
Sans doute au théâtre ce défaut semble-t-il encore plus accusé que dans le genre romanesque,
et se supporte-t-il moins bien pour le spectateur, ce qui explique en partie l’insuccès de la
pièce qui restera l’unique expérience théâtrale — malheureuse — de Beauvoir729.
728
729
Ibid., p. 198.
Nous reviendrons sur l’échec théâtral de Beauvoir.
272
2.2.3. Un dévoilement progressif
Ces jugements a posteriori qui condamnent les dérives du roman à thèse — conclusions
univoques et réductrices, moralisme, appauvrissement du contenu — dessinent par contraste
ce que devrait être un bon roman : une œuvre ouverte aux interprétations du lecteur et qui ne
donne pas l’impression de produire des réponses toutes faites. Dans un entretien avec
Madeleine Chapsal en 1960, Beauvoir déclare :
[U]n essai doit provoquer le lecteur, sinon il ne suscite aucune réaction. Dans un roman, au
contraire, on s’efforce de montrer. On doit rendre la vie, les gens, dans leur ambiguïté. Le roman
ne doit pas conclure, il est fait pour rendre compte de ces incertitudes, ces tâtonnements…730
C’est bien la liberté inhérente à l’acte de lecture qui est ici visée. Dès 1946, dans son texte
en guise de manifeste intitulé « Littérature et métaphysique », repris dans L’Existentialisme et
la sagesse des nations, Beauvoir renverse les théories classiques du récit : elle esquisse une
sémiotique de l’interprétation en insistant sur le fait que la lecture n’est pas qu’un
« divertissement sans portée » mais qu’elle entre dans une forme de dialogisme avec la
production narrative. Le texte instaure une relation interlocutive avec l’activité du récepteur,
si bien que l’activité auctoriale est elle-même prise dans une forme de quête ludique :
[…] le romancier participe lui-même à cette recherche à laquelle il convie son lecteur : s’il prévoit
d’avance les conclusions auxquelles celui-ci doit aboutir, s’il fait indiscrètement pression sur lui
pour lui arracher son adhésion à des thèses préétablies, s’il ne lui accorde qu’une illusion de
liberté, alors l’œuvre romanesque n’est qu’une mystification incongrue […]. (ESN, 75)
C’est là qu’apparaît toute la difficulté d’une construction guidée, orientée, et néanmoins
libre, de la lecture. « Le lecteur, écrit-elle encore, s’interroge, il doute, il prend parti et cette
élaboration hésitante de sa pensée lui est un enrichissement qu’aucun enseignement doctrinal
ne pourrait remplacer » (ESN, 73). On voit bien comment une telle conception du lecteur
s’oppose à la « règle d’action » imposée par le roman à thèse et comment elle cherche à le
contrer, du moins le contourner. Nul appel, pour Beauvoir, au « besoin de certitude, de
stabilité et d’unicité », ces éléments propres au psychisme humain qui offrent au lecteur « un
réconfort paternel731 », un sentiment de sécurité.
Beauvoir ouvre une voie à Derrida en reconnaissant au texte un mode d’existence
phénoménal, reposant sur ce que Raphaël Baroni nomme, à partir de Derrida, « la nature
incertaine, tâtonnante, passionnelle et irréductiblement temporelle de toute expérience
esthétique732 ». Dans son essai Force et signification (1967), le philosophe insiste sur la force
de l’intrigue qui pointe vers « une attente de sens, une téléologie qui court toujours le risque
de ne pas correspondre à son objet ». Or, c’est « ce risque (ou cette indétermination) » qui,
730
Interview de Simone de Beauvoir par Madeleine Chapsal (Les Écrivains en personne, Paris, Julliard, 1960) ;
repris dans Les Écrits de Simone de Beauvoir, op. cit., p. 394.
731
Expressions employées par Susan Rubin Suleiman, op. cit., p. 18.
732
Raphaël Baroni, La Tension narrative. Suspense, curiosité et surprise, Éd. du Seuil, coll. « Poétique », 2007,
p. 19.
273
selon R. Baroni, « engendre la tension de l’intrigue ». Cette tension est perceptible dans la
description donnée par Beauvoir de la production narrative. Si le roman dissimule la présence
d’un dessein de l’auteur, cette idée primitive n’est pas inaltérable ; elle évolue au rythme de
l’élaboration du roman :
[…] l’auteur doit sans cesse confronter ses desseins avec la réalisation qu’il en ébauche et qui,
aussitôt, réagit sur eux ; s’il veut que le lecteur croie aux inventions qu’il propose, il faut que le
romancier y croie d’abord assez fortement pour découvrir en elles un sens qui rejaillira sur l’idée
primitive, qui suggèrera des problèmes, des rebondissements, des développements imprévus. (ESN,
76 ; je souligne)
Le dispositif fictionnel a bien quelque chose à voir avec la manière dont lecteur et auteur
éprouvent le temps. Comme le note R. Baroni, « cette profondeur temporelle n’apparaît
jamais avec autant d’éclat que dans l’incertitude anticipatrice qu’éprouve l’interprète durant
l’expérience esthétique, dans ce suspense ou cette curiosité qui font la force des intrigues
fictionnelles733 ». Dès lors, la définition de l’intrigue repose sur une logique de la surprise qui
empêche toute vérité d’être figée dans le texte. Dans une approche très moderne de la création
littéraire, c’est presque à un objet étranger à l’intentio operis que l’œuvre devra aboutir :
Ainsi, au fur et à mesure que l’histoire se déroule, voit-il apparaître des vérités dont il ne
connaissait pas à l’avance le visage, des questions dont il ne possède pas la solution : il s’interroge,
il prend parti, il court des risques, et c’est avec étonnement qu’au terme de sa création il
considèrera l’œuvre accomplie, dont il ne pourra pas lui-même fournir de traduction abstraite car,
d’un seul mouvement, elle se sera donné ensemble son sens et sa chair. (ESN, 76)
L’œuvre en mouvement répond bien aux impératifs de l’œuvre engagée en ce qu’elle offre
au lecteur une tendance spontanée au risque et à l’action plutôt que d’immobiliser sa pensée.
La collaboration du lecteur, ce partenaire privilégié, est donc nécessaire, parce que le propre
du roman engagé est de faire appel à sa liberté pour qu’elle collabore à sa propre production,
créant ce que Sartre appelle en 1948, dans Qu'est-ce que la littérature ?, un « pacte de
générosité entre l'auteur et le lecteur734 ». La lecture, comme le note Sylvie Servoise dans un
chapitre consacré à la mise en situation du lecteur dans les romans d’après-guerre, « devient
ainsi un acte créateur, et de même nature que celui qu’accomplit l’auteur : une action
secondaire, par dévoilement735 ».
Le concept ambigu de « création dirigée » chez Sartre implique que l’auteur reste,
incontestablement, le maître du jeu, ce qui réduit considérablement la liberté d’interprétation
du lecteur dont le rôle se réduit finalement à déchiffrer les vues de l’écrivain736. Si, donc, la
liberté du lecteur montre rapidement ses limites dans la théorie sartrienne puisque, selon
Benoît Denis, elle est conçue en termes « essentiellement binaires : croire ou ne pas croire,
733
Ibid., p. 18.
J.-P. Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, op. cit., p. 62.
735
Sylvie Servoise, Le Roman face à l’histoire, op. cit., p. 222.
736
Sur la question de la théorie de la lecture chez Sartre, je renvoie au travail remarquable de Sylvie Servoise, Le
Roman face à l'histoire (notamment la troisième partie intitulée « Lectures de l'histoire et engagement du
lecteur »), tiré de sa Thèse de doctorat (2007).
734
274
accepter ou refuser, entrer dans l’œuvre ou en sortir737 », il semble que les choses se
présentent différemment chez Beauvoir : le texte de 1946 multiplie les signes d’une
indétermination constitutive du texte littéraire. La théoricienne insiste sur la fondamentale
ambiguïté de l’expérience que l’auteur a pour tâche de restituer, et qui laisse des traces sur
l’acte de création lui-même : « [L]’opacité des événements qu’il évoque manifeste la
résistance qu’il rencontre au cours de l’acte créateur lui-même » (ESN, 76). Le constant
réajustement des intentions de l’auteur à l’œuvre en devenir est une des spécificités de la
théorie beauvoirienne et c’est, pour elle, un vecteur d’authenticité. Ce n’est pas que l’auteur
n’ait pas des intentions précises, mais c’est la confrontation de ses desseins avec la réalisation
qu’il en ébauche qui crée des zones d’incertitudes, des rebondissements imprévus, donc un
espace de liberté récupérable par le lecteur. Tout se passe comme si le roman théorisé par
Beauvoir résistait à une certaine conception du roman engagé dans ce qu’il a de plus
contraignant pour le lecteur. Défendre un roman qui, à la manière flaubertienne, ne voudrait
pas conclure : on pointe là une des difficultés majeures qui travaille ses textes et son œuvre.
Il s’agit plutôt pour le roman de délivrer une inquiétude, qui n’est pas seulement la nôtre,
celle du lecteur, mais qui semble s’accorder avec celle de l’auteur lui-même. C’est par le biais
de la métaphore et de la comparaison que Beauvoir dévoile cette poétique de la lecture et
cherche à définir ce que pourrait être un « vrai roman ». L’horizon de l’œuvre se présente
comme une altérité :
[O]n ne peut pas plus en détacher le sens qu’on ne détache un sourire d’un visage. Quoique fait de
mots, il existe comme les objets du monde qui débordent tout ce qu’on peut en dire avec des mots.
(ESN, 73)
Puisque cet objet — le roman — est toujours au-delà ou en-deçà de l’interprétation, la
réappropriation du sens par le lecteur ne pourra jamais atteindre la totalité de l’œuvre. Dans
ces conditions, le lecteur, pour Beauvoir, n’a pas à achever l’œuvre en la déchiffrant, offrant
ainsi une réponse aux stratagèmes mis en place par l'auteur. Le sens du texte ne préexiste pas
à l’œuvre : il se crée au cours de l’acte de lecture qui ne découvre que des vérités partielles
sur la réalité et non la réalité en soi. On pourrait là esquisser un rapprochement avec certaines
théories modernes de la réception, notamment chez Wolfgang Iser dans L'Acte de lecture, ou
du côté d’une phénoménologie de la lecture. Si le texte est une pure virtualité, il ne pourra
trouver sa pleine actualité que dans une conscience.
Contrairement à Sartre, qui, selon Sylvie Servoise, « semble dénier au lecteur la possibilité
même de trouver dans le texte autre chose que ce que l'auteur a voulu y mettre738 », Beauvoir
cherche à ouvrir le sens à une plurivocité sémiotique. Les signes d’une poétique du « roman
métaphysique » sont donc déjà perceptibles à partir des limites de l’œuvre engagée, et contre
l’autorité fictive du roman à thèse.
737
B. Denis, « L’écrivain engagé et son lecteur. Réflexion sur les limites d’une “générosité” », dans I. Poulain et
J. Roger, « Le Lecteur engagé », Modernités, n°26, Presses Universitaires de Bordeaux, 2008, p. 215.
738
Sylvie Servoise, Le Roman face à l’histoire, op. cit., p. 295.
275
2.3. Des romans de « situation »
En prenant en compte, dans sa démonstration de 1946, les dimensions de la subjectivité et
de la temporalité, et en optant pour un angle de vue fondé sur une philosophie existentialiste,
Beauvoir prête à l’écriture romanesque une ouverture métaphysique qui, selon elle, définit
l’existence bien mieux que les lois classiques de la psychologie. « Le point de vue
métaphysique, assure Beauvoir, n’est pas plus étroit qu’un autre, au contraire, c’est même en
lui que peuvent se concilier les points de vue, psychologique et social, qui échouent si souvent
à se rejoindre et qui, pris à part, sont chacun incomplets » (ESN, 82). Dans l’idée d’une
totalisation des points de vue, et dans la volonté de se démarquer de la psychologie
traditionnelle, on reconnaît une notion chère à Beauvoir, la notion de « situation », qui
suppose une réalité humaine prise dans la totalité du monde, et indécomposable :
Tout événement humain possède par-delà ses contours psychologiques et sociaux une signification
métaphysique puisque, à travers chacun d’eux, l’homme est toujours engagé tout entier, dans le
monde tout entier ; et il n’est sans doute personne à qui ce sens ne se soit dévoilé en quelque
moment de sa vie. […] à travers ses joies, ses peines, ses résignations, ses révoltes, ses peurs, ses
espoirs, chaque homme réalise une certaine situation métaphysique qui le définit beaucoup plus
essentiellement qu’aucune de ses aptitudes psychologiques. (ESN, 78-79 ; je souligne)
2.3.1. Un concept-éclair
L’idée de « situation », qu’elle soit directement nommée ou simplement suggérée par le
texte, est omniprésente dans les écrits de Sartre et de Beauvoir. La « situation », c’est-à-dire,
au sens large, « l’ensemble des relations concrètes qui, à un moment donné, unissent un sujet
ou un groupe au milieu et aux circonstances dans lesquels il doit vivre et agir 739 », est une
notion « caméléon », qui peut s’adapter à tous les domaines existentiels, de l’art comme de la
vie quotidienne. Elle n’en demeure pas moins une notion profondément chargée
philosophiquement, historiquement, et rattachée à la pensée sartrienne ; elle en éclaire la
conversion, le tournant radical des années de guerre. Le passage de l’Homme abstrait à
l’homme situé, à l’homme-en-situation, enlisé et individualisé, a profondément marqué
l’écriture de Sartre et son évolution créatrice. « Penseur des situations740 » selon JeanFrançois Louette, Sartre aurait inventé un concept, à moins qu’il ne l’ait tiré des
enseignements de Hegel ou de Heidegger.
Rappelons au passage que le concept de situation, si prisé par Sartre, plonge en partie ses
racines dans la philosophie existentialiste741. En lisant Les Recherches philosophiques, il eut
connaissance, en 1932-1933, de l’étude de Gabriel Marcel intitulée « Situation fondamentale
739
Selon la définition du Grand Robert de la langue française.
Voir Jean-François Louette, « Actualités sartriennes. Actualité de Sartre », dans Sartre écrivain, textes
recueillis par Jean-François Louette, Paris, Eurédit, 2005, p. 17.
741
Le concept est double : s’il trouve une origine dans la philosophie de Jaspers, il possède également une
dimension théâtrale, par l’intermédiaire de L’Esthétique de Hegel. Nous ne développerons pas ici davantage
l’avènement du terme de « situation » en véritable concept, jusqu’à son prolongement doctrinal dans le texte
sartrien paru dans La Rue en novembre 1947 et intitulé : « Pour un théâtre de situations ».
740
276
et situations limites chez Karl Jaspers ». C’est donc par l’intermédiaire de Jaspers et de
Marcel que Sartre découvre cette notion. La situation désigne bien ma situation incarnée,
dans le sens que Marcel donne à l’incarnation : une implication existentielle. On retrouve,
chez Beauvoir, cette implication dans la manière, par exemple, dont Jean Blomart se sent lié
au monde dans Le Sang des autres.
Cette emprise sartrienne sur l’idée de situation est-elle partagée par Beauvoir ? Doit-on
nécessairement plaquer sur la « situation », telle que Beauvoir l’entend, le sens sartrien ?
Apportons d’abord quelques éclaircissements sur les implications à la fois esthétique et
idéologique de ce concept-éclair et éclairant, précisément en 1947.
Dans Qu’est-ce que la littérature ?, la situation fait référence aussi bien à l’ancrage
historique qu’à la conscience que prend l’individu de sa propre historicité. Dans les pages
consacrées à ce qu’il appelle le roman de situation, Sartre a repris certains des éléments de la
critique qu’il avait adressée, en février 1939, au livre de François Mauriac, La fin de la nuit,
pour l’intégrer dans un système doctrinal plus vaste et plus complet, définissant les rapports
de l’écrivain et du public et la fonction même de la littérature. Il s’attache à montrer que le
seul genre de roman parfaitement adapté aux exigences de notre époque est le roman de
situation. Ce type de roman correspond à la nouvelle position des romanciers, qui sont situés
profondément dans l’histoire : « Brutalement réintégrés dans l’Histoire, nous étions acculés à
faire une littérature de l’historicité742 », écrit-il. La technique « sans narrateurs internes ni
témoins tout-connaissants743 », déjà préconisée dans l’étude sur Mauriac, n’est plus cette fois
justifiée par des fins esthétiques — fonder l’existence des personnages romanesques — mais
découle d’un impératif moral que la notion d’engagement remplit parfaitement : « rendre
compte de son époque ». Situation et engagement sont donc pris dans une boucle
interprétative qui les rend inséparables l’un de l’autre.
Sartre s’explique rétrospectivement sur le changement de perspective qui s’est opéré entre
L’Âge de raison et Le Sursis, c’est-à-dire sur le passage de l’individuel au collectif. Il montre
que la découverte de l’historicité s’inscrit sur fond de « duperie », d’« escamotage
historique », puisque la vision rétrospective des années de paix qui viennent de s’écouler
apparaît brutalement comme prélude à la guerre. Citons le passage presque in extenso, qui
théâtralise en quelque sorte l’avènement d’un concept :
À partir de 1930, la crise mondiale, l’avènement du nazisme, les événements de Chine, la guerre
d’Espagne, nous ouvrirent les yeux ; il nous parut que le sol allait manquer sous nos pas et, tout à
coup, pour nous aussi le grand escamotage historique commença : ces premières années de la
grande Paix mondiale, il fallait les envisager soudain comme les dernières de l’entre-deuxguerres ; chaque promesse que nous avions saluée au passage, il fallait y voir une menace, chaque
journée que nous avions vécue découvrait son vrai visage : nous nous y étions abandonnés sans
défiance et elle nous acheminait vers une nouvelle guerre avec une rapidité secrète, avec une
rigueur cachée sous des airs nonchalants, et notre vie d’individu, qui avait paru dépendre de nos
efforts, de nos vertus et de nos fautes, de notre chance et de notre malchance, du bon et du mauvais
vouloir d’un très petit nombre de personnes, il nous semblait qu’elle était gouvernée jusque dans
ses plus petits détails par des forces obscures et collectives et que ses circonstances les plus privées
742
743
J.-P. Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, op. cit., p. 215.
Ibid., p. 224.
277
reflétaient l’état du monde entier. Du coup nous nous sentîmes brusquement situés : le survol
qu’aimaient tant pratiquer nos prédécesseurs était devenu impossible, il y a avait une aventure
collective qui se dessinait dans l’avenir et qui serait notre aventure […]. L’historicité reflua sur
nous ; dans tout ce que nous touchions, dans l’air que nous respirions, dans la page que nous
lisions, dans celle que nous écrivions, dans l’amour même, nous découvrions comme un goût
d’histoire, c’est-à-dire un mélange amer et ambigu d’absolu et de transitoire 744.
Mettant brusquement fin à la forme de vie singulière dans laquelle et par laquelle chaque
individu constituait son identité en fonction de ses lois et de ses possibilités propres, la guerre
apparait comme une force obscure capable d’anéantir les projets des hommes et leurs attentes,
c’est-à-dire tout ce qui « ouvre » un avenir et un sens. Comme Sartre, Beauvoir recourt à
l’hypotypose, dans L’Invitée, pour dévoiler le reflux de l’historicité, la violence de la guerre
contenue en creux dans chaque chose :
Elle était là, en effet, tapie entre le poêle ronflant et le comptoir de zinc aux reflets jaunes, et ce
repas était une agape mortuaire. Des casques, des tanks, des uniformes, des camions vert-de-gris,
une immense marée boueuse déferlaient sur le monde ; la terre était submergée par cette glu
noirâtre où l’on s’enlisait, avec sur les épaules des vêtements de plomb à l’odeur de chien mouillé,
tandis que des lueurs sinistres éclataient au ciel. (I, 324-325)
Dans ses Mémoires, elle préfère parler de « malentendu » : « Quel malentendu ! J’avais vécu
non pas un fragment d’éternité mais une période transitoire : l’avant-guerre » (FA, 684). La
même « duperie » s’est installée dans l’après-guerre, lorsque la paix devait « ferment[er] la
justice et la raison » :
La victoire même n’allait pas renverser le temps et ressusciter un ordre provisoirement dérangé ;
elle ouvrait une nouvelle époque : l’après-guerre. […] L’éphémère était mon lot. Et l’Histoire
charriait pêle-mêle, avec des moments glorieux, un énorme fatras de douleurs sans remède. (FA,
684-685)
La romancière déploiera le même arsenal rhétorique à travers ses personnages dans Les
Mandarins pour dévoiler les grandes désillusions qui marquèrent les années d’après-guerre :
la promesse d’un avenir sous le signe de la paix et du bonheur, alors que se profilent, à
l’échelle de l’histoire collective, des rapports de force entre les deux blocs, ceux qui
donneront naissance à la guerre froide, et, à plus petite échelle, les règlements de compte
privés. L’œuvre de Beauvoir sera fondamentalement affectée par cette prise de conscience
rétrospective, qui modifia sa vision du monde au point de ne plus feindre « d’échapper à [s]a
situation » dans le monde (FA, 685).
2.3.2. De Henri Heine à « Labrousse »
Dans La Force de l’âge, Beauvoir dit tenir le concept de situation de Sartre. Elle parle de
« l’idée de situation introduite par Sartre dans L’Être et le Néant » (FA, 626). Cette idée serait
venue à Sartre lors de sa permission de février 1940, ce que confirme une entrée des Carnets
744
Ibid., p. 212-214.
278
de la drôle de guerre datée du 1er février, où il dit vouloir assumer sa situation. Mais le
concept apparaît plus tôt dans les lettres et les carnets.
Si le Journal de guerre de Beauvoir use à de nombreuses reprises du terme de situation745,
il n’est pas toujours employé avec la même dimension. Le plus souvent, c’est la contingence
qui définit une situation, à moins qu’elle ne renvoie à une expérience affective comme celle
de la passion et de la jalousie. Entre immanence et distance, Beauvoir perçoit la situation
comme une donnée malléable sur laquelle elle a toute maîtrise, pour ne pas avoir à subir une
complication amoureuse qu’elle n’a pas choisie. Parce que son amant Jacques Bost devait
passer sa prochaine permission avec « Kos. », en novembre 1939, Beauvoir note avec rage :
En un sens je tire dessus parce que j’aime pousser à fond, en moi-même, cette histoire, vivre au
plus plein la situation, forcer dessus même — et puis quand même, je prends des points de vue, je
sors de l’histoire pour m’en délivrer quand elle poisse trop. (JG, 125)
L’ambiguïté de sa situation physiologique et sociale commence à l’intéresser lorsqu’elle écrit
— le même jour :
Je sens que je deviens quelque chose de bien défini : en ceci je sens mon âge, je vais avoir 32 ans,
je me sens une femme faite, j’aimerais savoir laquelle. Hier soir je parle longtemps avec Sartre
d’un point qui m’intéresse en moi justement, c’est ma « féminité », la manière dont je suis de mon
sexe et n’en suis pas. Ça serait à définir et aussi en général ce que je demande à la vie, à ma
pensée, et comment je me situe dans le monde. (JG, 126)
La situation prend une dimension politico-historique le 2 janvier 1940, lorsqu’elle emploie
l’expression « en situation » entre guillemets en évoquant, dans son Journal, le destin tragique
de l’écrivain Henri Heine :
Je lis la fin de la vie de Heine — ça m’intéresse parce qu’on ne peut pas être plus « en situation »
que n’était ce type, juif, réfugié allemand, solidaire des exilés en France, etc. — et c’est curieux
cette immigration allemande d’il y a cent ans, symétrique de celle d’aujourd’hui, et tous ces gens
qu’il a connus — et cet amour d’enfer, à la Proust, et cette fin odieuse. (JG, 227)
Cette réflexion est aussitôt répercutée dans la lettre qu’elle écrit à Sartre le même jour :
Dans le café des Houches, et tous ces deux jours d’ailleurs, j’ai lu une vie de Henri Heine parue à
la N.R.F. il y a 3 ou 4 ans, que je tiens du Hongrois et qui m’a vraiment amusée. La connaissiezvous ? drôle de vie individualiste mais pénétrée de social autant qu’il est possible, rarement type a
été plus « en situation » que celui-là — à travers lui on suit l’histoire de l’immigration juive
allemande d’il y a cent ans, et c’est curieux de voir ça à la lumière d’aujourd’hui — […]. (LAS II,
11 ; je souligne)
L’échange avec Beauvoir à propos de la biographie de Heine fait glisser le débat portant sur la
situation de l’écrivain vers la question de l’authenticité. Sartre répond à Beauvoir :
745
Le terme apparaît trente fois dans le Journal de guerre.
279
J’ai lu la vie de Heine (le début) et ça m’a inspiré de curieuses réflexions. Comme en effet je le
louais en moi-même d’avoir su assumer sa condition de Juif et que je comprenais lumineusement
que des Juifs rationalistes comme Pieter ou Brunschvick étaient inauthentiques en ce qu’ils se
pensaient hommes d’abord et non Juifs, il m’est venu cette idée, comme une conséquence
rigoureuse, que je devais m’assumer comme Français ; c’était sans enthousiasme et surtout c’était
vide de sens pour moi. […] Je me demande où l’on va par là et je vais m’occuper de tout cela
demain. Depuis que j’ai brisé mon complexe d’infériorité vis-à-vis de l’extrême gauche, je me
sens une liberté de pensée que je n’ai jamais eue ; vis-à-vis des phénoménologues aussi. Je veux
dire que je ne pense plus en tenant compte de certaines consignes (la gauche, Husserl), etc., mais
avec une totale liberté et gratuité, par curiosité et désintéressement pur, en acceptant par avance
de me retrouver fasciste si c’est au bout de raisonnements justes (mais n’ayez crainte, je ne crois
pas que ce soit à envisager). (LAC II, 21 ; je souligne)
Margaret A. Simons, dans un article paru dans Les Temps modernes où elle tente de
montrer l’indépendance de la pensée philosophique de Beauvoir, voit dans cet échange entre
Sartre et Beauvoir un différend philosophique important. Selon elle, Sartre « critique
l’universalisme comme inauthentique ». Elle ajoute :
Mais la référence au fascisme suggère qu’il ne renie pas l’essentialisme comme un fondement
possible de l’action politique, bien qu’il trouve « vide de sens » de s’assumer « comme Français ».
Pour Sartre, la situation est extérieure à la réalité humaine définie comme liberté. […] En
revanche, pour Beauvoir, la situation est intérieure à la réalité humaine, et il y a un élément de défi
et d’ambiguïté dans l’engagement politique. En 1940, Beauvoir s’intéresse surtout à la situation de
Heine comme « juif, réfugié allemand, solidaire des exilés en France » (JDG, 227) et pas
seulement « comme Juif »746.
Beauvoir semble maintenir contre Sartre que toutes les situations ne sont pas identiques, que
les possibilités concrètes qui s’ouvrent aux hommes sont inégales. Poursuivons l’échange
épistolaire. L’idée heideggérienne de « s’assumer comme Français » fait retour dans la lettre
du 8 janvier 1940 à Sartre :
[J]e ne sais pas s’il faut s’assumer comme Français, j’y réfléchirai d’ici demain ; en partie oui,
certainement, il me semble qu’écrire La Nausée, c’est en quelque sorte s’assumer comme
Français ; n’avons-nous pas parlé de ça chez « Rey » une fois ? qu’on ne pouvait se solidariser
avec les juifs persécutés d’Allemagne comme on le ferait pour les Juifs de France et que dans le
fait d’être « en situation » il fallait compter les frontières ? j’y réfléchirai (mais il me semble que
cette assomption n’entraîne pas plus le patriotisme que d’assumer la guerre n’entraîne le
bellicisme) […]. (LAS II, 25-26)
Si Beauvoir s’intéresse tant à cette question, c’est qu’elle a écrit, « dans [s]on petit roman »
(L’Invitée), « une conversation où Pierre s’assume comme Français précisément, en refusant
l’idée de transporter son théâtre en Amérique » (LAS II, 26). La scène, effectivement, apparaît
dans le texte publié. Pierre rétorque à Gerbert, qui imagine avec Françoise un exil heureux en
Amérique : « Quel sens cela peut-il avoir pour moi de travailler en exil ? Pour désirer laisser
746
Margaret A. Simons, « L’indépendance de la pensée philosophique de Simone de Beauvoir », Les Temps
modernes, N°619, juin-juillet 2002, p. 49-50.
280
des traces dans le monde, il faut en être solidaire ». Le ton monte progressivement et la
discussion se poursuit :
— Si la guerre éclate, je ne voudrais pas la manquer, dit Labrousse. Je vous avouerai même que
j’en ai une espèce de curiosité.
— Vous êtes rien vicieux, dit Gerbert.
Il avait rêvé toute la journée à la guerre, mais ça glaçait les os d’entendre Labrousse en parler
posément, comme si elle avait déjà été là. […]
— Moi non plus, dit Françoise, je n’aimerais pas que quelque chose d’important se passe sans
moi.
— À ce compte-là il aurait dû s’engager en Espagne, dit Gerbert, ou même partir pour la Chine.
— Ce n’est pas pareil, dit Labrousse.
— Je ne vois pas pourquoi, dit Gerbert.
— Il me semble qu’il y a une question de situation, dit Françoise. Je me rappelle quand j’étais à
la Pointe du Raz et que Pierre voulait me forcer à partir avant la tempête, j’étais folle de
désespoir ; je me serais sentie en faute si j’avais cédé. Tandis qu’en ce moment, il peut bien y
avoir toutes les tempêtes du monde.
— Voilà, c’est exactement ça, dit Labrousse. Cette guerre-ci appartient à ma propre histoire et
c’est pourquoi je ne consentirais pas à sauter par-dessus à pieds joints. (I, 324-325 ; je souligne)
Pierre prône la liberté avant tout : « [J]’accepterais de vivre à peu près n’importe quoi,
justement parce que j’aurais toujours la ressource de le vivre librement » (I, 326). Gerbert
rétorque : « Drôle de liberté […] ». Les propos de Pierre, « pris en flagrant délit de penser »,
suscitent aussi l’ironie de Françoise :
— Gerbert a quand même raison, dit Françoise. Tu trouveras justifié n’importe quel monde où il
y aurait une place pour toi. Elle sourit : J’ai toujours soupçonné que tu te prenais pour Dieu le
Père. (I, 326)
La critique du concept sartrien de liberté apparaît en filigrane dans ces lignes. Beauvoir a bien
sa manière à elle de penser la situation, en acceptant l’idée d’une perméabilité de la
conscience et du monde physique. Le Sang des autres, à son tour, interrogera les limites de la
liberté sartrienne.
Michel Kail, dans son prélude aux textes de L’Existentialisme et la sagesse des nations,
montre, à juste titre, combien la vision du monde de Beauvoir est indissociable de la
philosophie existentialiste. La démarche de l’écrivaine est singulière en ceci qu’elle cherche à
intégrer la philosophie existentialiste, avec la notion de liberté qui lui est inhérente, à la
possibilité même de l’écriture romanesque. Celle-ci ne doit pas « figer les circonstances dans
un contexte, tel un mur contre lequel les sujets se cognent, mais […] les constituer en une
“situation” ». Contre le déterminisme du « contexte », qui constitue un « bloc » de
circonstances extérieures que les hommes ne sauraient modifier, Beauvoir oppose la liberté
contenue dans chaque situation, et les rend strictement contemporaines l’une de l’autre. Cette
exigence impose un exercice de pensée, une gymnastique de l’esprit qui doit être la règle d’or
du philosophe et de l’écrivain : « non pas délimiter d’abord une liberté pour l’installer
ensuite dans une situation, non pas d’abord recenser les composants d’une situation pour
281
ensuite y injecter une liberté, mais penser tout ensemble liberté et situation comme inscrites
dans une totalité, ou, mieux, comme à l’œuvre dans une totalisation747 ».
Avant de parvenir à formuler cette « recette » idéale du roman métaphysique en 1946,
Beauvoir a insufflé à son œuvre littéraire une nouvelle orientation conceptuelle. C’est en
évoquant dans son Journal de guerre son prochain roman, celui qui succède à L’Invitée, que
Beauvoir convoque l’idée de « situation » pour prendre en charge l’originalité et la
plurivalence du Sang des autres : « Le prochain sera sur la situation individuelle, sa
signification morale et son rapport avec le social. Importance de cette dimension
métaphysique » (JG, 363). Le scénario du Sang des autres conjugue, pour la première fois,
deux plans : celui de la vie privée — l’histoire d’amour impossible entre Jean Blomart et
Hélène — et celui de la vie collective — l’expérience de la défaite puis de l’occupation
allemande, la collaboration et l’engagement dans la Résistance. Les Mains sales de Sartre, en
1948, utiliseront le même ressort dramatique, la même différence d’échelle. L’écriture
romanesque, dès 1941, a donc pour tâche de montrer ces « situations métaphysiques » sans
recourir à la démonstration et à l’arsenal classique du réalisme objectif.
2.3.3. Le roman de situation beauvoirien
La rédaction du Sang des autres est contemporaine de celle du Sursis — d’octobre 1941 à
début 1943 pour l’un, et de 1941 à 1944 pour l’autre. Or, le second volume des Chemins de la
liberté apparaît pour ses lecteurs comme pour ses critiques comme le roman de situation par
excellence puisqu’il vise la découverte de l’historicité et use de techniques romanesques en
accord avec le « réalisme brut de la subjectivité » — qui constitue l’une des conséquences
esthétiques de l’exigence éthique et métaphysique sartrienne. Les personnages apparaissent
bien, selon le vœu de Sartre, comme des consciences « à demi lucides et à demi obscures »,
mais aussi comme des consciences en devenir : ils ne se présentent pas arrêtés, mais engagés
dans une histoire, pliant sous le poids de leur avenir. Si l’on reprend la définition du « roman
de situation » donnée par Sartre en 1947, la notion renvoie aussi bien à l’énoncé qu’à
l’énonciation, puisqu’il souhaitait trouver une technique qui puisse correspondre à la
« métaphysique du romancier748 ». Il formule ainsi les règles qui gouvernent la technique
narrative de l’ensemble des Chemins de la liberté :
Puisque nous étions situés, les seuls romans que nous puissions songer à écrire étaient des romans
de situation, sans narrateurs internes ni témoins tout-connaissants ; bref il nous fallait, si nous
voulions rendre compte de notre époque, faire passer la technique romanesque de la mécanique
newtonienne à la relativité généralisée, peupler nos livres de consciences à demi lucides et à demi
obscures, dont nous considérerions peut-être les unes ou les autres avec plus de sympathie, mais
dont aucune n’aurait sur l’événement ni sur soi de point de vue privilégié, présenter des créatures
dont la réalité serait le tissu embrouillé et contradictoire des appréciations que chacune porterait
sur toutes — y compris sur elle-même — et toutes sur chacune et qui ne pourraient jamais décider
du dedans si les changements de leurs destins venaient de leurs efforts, de leurs fautes ou du cours
747
Michel Kail, « Une leçon de lecture », ESN, p. IV.
Je renvoie à l’article de Sartre sur la temporalité chez Faulkner, « À propos de “Le Bruit et la fureur”, la
temporalité chez Faulkner » (1939), dans Situations I [1947], op. cit., p. 66.
748
282
de l’univers ; il nous fallait enfin laisser partout des doutes, des attentes, de l’inachevé et réduire le
lecteur à faire lui-même des conjectures […]749.
Le Sursis semble être au plus près des espérances sartriennes en matière de « roman de
situation ». La multiplication des personnages — autant de perceptions subjectives isolées et
fragmentaires —, l’élargissement spatio-temporel et l’accélération du rythme narratif, parmi
les procédés les plus spectaculaires, aboutissent à une vision simultanée du monde qui interdit
la possibilité d’un regard omniscient. Rien de tel dans Le Sang des autres, qui ne procède
apparemment pas d’une telle virtuosité esthétique ; et pourtant, certaines de ces techniques
sont déjà en place chez Beauvoir, comme la variété de l’orchestration des consciences — qui
suppose un entremêlement des voix — et le montage singulier d’une temporalité alternée750.
Du point de vue de la diégèse, Beauvoir s’est attachée tout particulièrement au devenir de
ses personnages dans la mesure où ceux-ci sont des individus « en suspens », qui hésitent,
cherchent à s’engager, et non pas des individus dont la conduite a un sens absolu, pour
toujours fixé. Le Sang des autres précède de peu Les Bouches inutiles et l’essai Pyrrhus et
Cinéas, que Beauvoir écrivit en trois mois. Le drame et l’essai se présentent comme deux
modes d’exposition — l’un fictionnel, l’autre poético-théorique — d’une même recherche :
Sur certaines des questions que j’avais abordées dans Le Sang des autres il me restait des choses à
dire, en particulier sur le rapport de l’expérience individuelle à la réalité universelle : j’avais
ébauché un drame sur ce thème. (FA, 626)
Dans l’essai, elle tente de définir ce que représente pour elle la « situation », en partant des
enseignements de Heidegger :
Si l’homme est un « être des lointains », pourquoi se transcende-t-il jusque-là, pas plus loin ?
comment se définissent les limites de son projet ? me demandai-je dans une première partie. Je
récusai la morale de l’instant et aussi toutes celles qui mettent en cause l’éternité ; aucun homme
singulier ne peut entrer réellement en rapport avec l’infini, qu’on nomme celui-ci Dieu ou
Humanité ; je montrai la vérité et l’importance de l’idée de « situation » introduite par Sartre dans
L’Être et le Néant. […] J’avais compris aussi qu’au sein d’un monde en lutte tout projet est une
option et qu’il faut — comme Blomart dans Le Sang des autres — consentir à la violence. (FA,
626)
C’est pourtant dans la fiction que Beauvoir semble avoir trouvé le moyen le plus efficace
de montrer « la vérité et l’importance de l’idée de “situation” » et son lien étroit et complexe à
l’engagement et à la liberté. Pour Jean Blomart, le protagoniste du Sang des autres, fils d’un
riche imprimeur751, l’engagement implique de délaisser son passé, de s’en libérer et de se
recréer à neuf. « Plus de fils Blomart : rien qu’un homme, un homme vrai et sans tache, ne
dépendant que de soi-même » (SA, 31). Il éprouve une réaction vive à l’égard des formes
moribondes de l’univers bourgeois qu’il découvre, en grandissant, chez ses parents, et qui
749
J.-P. Sartre, Qu’est-ce que la littérature, op. cit., p. 224-225.
Nous reviendrons plus longuement sur le traitement de la temporalité dans le roman au chapitre II.
751
« Blomart » résonne étrangement avec « Gallimard » : le « fils Gallimard » n’est-il pas une des influences
possibles du personnage du Sang des autres ?
750
283
s’insinue partout, comme l’air ou la lumière, ou plutôt comme une odeur, « cette odeur sans
joie », ce « goût croupi » qui s’infiltre dans toute la maison et qui devient, par une forme de
contagion, la perception même du monde. Sa mère incarne tout ce qu’il déteste : la
résignation, l’immobilisme, mais aussi l’hypocrisie et la bonne conscience bourgeoise à
l’égard des pauvres752, ce que le narrateur, Jean, nomme le « remords », dans ce passage aux
tonalités sarrautiennes :
Peut-être l’avait-elle rencontré ailleurs encore, sous des figures inconnues ; elle l’emportait
partout avec elle, sous les manteaux de fourrure, sous les robes pailletées, étroitement collé à son
petit corps potelé. C’était pour ça sans doute qu’elle avait toujours l’air de s’excuser ; elle parlait
sur un ton d’excuse aux domestiques, aux fournisseurs ; elle marchait à petits pas rapides, toute
ramassée sur elle-même comme pour amenuiser l’espace qu’elle accaparait. (SA, 14)
Jean pense encore : « C’était sa présence même qu’il me fallait détester » (SA, 32). La critique
du milieu bourgeois qu’incarne sa mère et qui est couronnée par son père est sans appel :
Il se sentait sur le luxe qui l’entourait des droits d’autant plus sûrs qu’il ne se souciait pas d’en
jouir. Il travaillait tout le jour, et le soir il lisait de gros livres en prenant des notes. Il n’aimait pas
recevoir, il ne sortait presque jamais. Il mangeait et buvait avec indifférence. On aurait dit qu’il
regardait ses cigares, ses bourgognes, son Armagnac 1893 comme des distinctions honorifiques
nécessaires seulement à la paix de sa conscience 753. (SA, 20)
Jean ressent le besoin impérieux de rejeter son milieu familial avec ses privilèges, de sortir
d’une situation qu’il n’a pas choisie, et qu’une phrase, à elle seule, semble résumer : « Ça a
toujours été comme ça » (SA, 31). Il veut échapper à cette fonction sociale qui l’attend dans
l’avenir — en assurant la succession de son père — et qui doit déterminer la réalité
métaphysique de son individu. « Ça a toujours été comme ça : justement ! il fallait détruire
toutes ces choses qui existaient, inertes, sans avoir été choisies ». Le cheminement de Jean
vers sa liberté implique donc d’abord de rejeter son milieu originel selon une incitation
intérieure toute gidienne, et d’être sans poids, sans attache. Il lui faut garder « la tête haute, les
mains vides », pour parvenir à se choisir et créer de nouveaux liens au monde. Ainsi Jean,
comme Mathieu dans Le Sursis, est-il « seul », « prêt pour sa liberté »754. Il s’engage alors
comme ouvrier chez un concurrent de son père pour « désormais coïncider avec le choix qu’il
faisait de lui-même » (FA, 610). La subversion sociale qui s’exprime au début du roman est
donc motivée par le désir de rechercher une liberté pour être.
Mais il y a autre chose, de plus insaisissable, dont Jean veut s’affranchir et qui nécessite,
d’après lui, une telle table rase de son passé : c’est « la sève pourrie du vieux monde » (SA,
27) qui circule dans ses veines, « l’absolue pourriture cachée au sein de tout destin humain »
752
« La misère ne semblait exister que pour être soulagée, pour laisser aux petits garçons riches le plaisir de
donner […] » (SA, 15).
753
Cette séquence illustre magistralement l’écriture moraliste de Beauvoir, comme nous le verrons dans la
dernière partie de la thèse.
754
Expression utilisée par Sartre dans la seule interview qu’il a donnée au moment de la sortie des deux premiers
volumes des Chemins de la liberté. Voir Sartre, Œuvres romanesques, « Entretien avec Christian Grisoli », op.
cit., p. 1915.
284
(SA, 12), c’est ce sentiment de culpabilité qui lui a été inculqué dès sa naissance, cette
« faute » collée à son existence et qui détermine, d’un point de vue métaphysique, tout le texte
à venir : quoi qu’il fasse, il se sait responsable du destin d’autrui. À la manière d’un récit
d’apprentissage, Jean découvre l’erreur monumentale qui lui faisait croire qu’il pouvait
s’affranchir de ce sentiment en délaissant son passé. C’est là une des originalités du Sang des
autres : la liberté que recherche Blomart n’est en fait qu’un faux-semblant, parce qu’elle
contient en elle-même ses propres limites. Ce « remords » dont il est question au début de
livre, qui entre « par les yeux, par les oreilles, par les narines », s’il demeure pour le lecteur
cet objet indéterminé, sans référent exact, n’est pas seulement social, il est ontologique : il
renvoie insidieusement au malaise individuel beaucoup plus profond ressenti par Jean, et
étroitement lié à sa présence au monde. La « crise » qu’il traverse n’est pas tant politique
qu’existentielle, si bien que, dès le début du roman, l’écriture joue sur les deux tableaux : on
passe sans cesse d’une revendication idéologique interrogeant le collectif à la sphère
beaucoup plus intime de l’existence.
Le roman doit pour une bonne part sa forme narrative tissée, mêlant différentes « voix »,
divers niveaux narratifs, à ce jeu d’imbrication entre le singulier et l’universel, qui détermine,
précisément, ce qu’est une situation, au point que le narrateur, et partant, le lecteur, ne sait
plus si le leitmotiv de la « faute » qui traverse le roman a été inspiré à Jean de l’extérieur, ou
si elle est consubstantielle à sa propre existence. C’est en tout cas autour de cette équivoque
que se noue le roman de situation beauvoirien.
Pour bâtir son intrigue, Beauvoir est partie d’une situation qu’elle connaît bien pour l’avoir
observée aux côtés de son cousin Jacques : les lettres gravées dans la pierre « Blomart et fils,
Imprimeurs » évoquent celles de la « maison Laiguillon »755, cette fabrique de vitraux qui
appartenait à la famille paternelle de Jacques et que le jeune homme, orphelin de père à l’âge
de deux ans, se donna pour mission de faire fructifier. Beauvoir relate dans ses Mémoires
d’une jeune fille rangée l’ascension suivie de l’agonie de l’entreprise familiale :
Gravé sur une façade, inscrit dans la lumière de beaux vitraux chatoyants, le nom de Laiguillon
avait à ses yeux l’éclat d’un blason ; mais aussi, s’il s’en targuait avec tant d’ostentation, c’est
qu’il se vengeait de sa mère en reconnaissant exclusivement son ascendance paternelle. (MJFR,
276)
En partant d’une origine et d’une situation presque communes — la question de la succession
dans un milieu bourgeois — Beauvoir a tracé pour son héros un chemin situé exactement à
l’opposé de celui de Jacques :
Un enfant, c’est un insurgé : il se voulut raisonnable comme un homme. Il n’eut pas à conquérir la
liberté mais à s’en défendre : il s’imposa les normes et les interdits qu’un père vivant lui eût dictés.
[…] il nourrissait de grands projets ; il ne se contenterait pas d’une modeste clientèle de curés de
campagne ; les vitraux Laiguillon étonneraient le monde par leur qualité artistique, et la fabrique
deviendrait une entreprise d’envergure. (MJFR, 276-277)
755
Beauvoir signale cette ressemblance dans La Force de l’âge : « Fils d’un riche imprimeur, il [Blomart] vivait
dans une maison dont l’atmosphère m’avait été inspirée par celle de la maison Laiguillon » (FA, 618).
285
La désillusion sera grande, puisque, sans famille et sans argent, Jacques se jettera
définitivement dans les affaires, délaissant l’art. Si Jacques échoue à coïncider avec le
personnage qu’il désirait ardemment incarner : « le fils Laiguillon », le héros du roman, Jean,
prend le parti opposé et refuse de s’identifier à la condition bourgeoise — Beauvoir n’auraitelle pas rêvé meilleur destin pour Jacques que celui de Jean Blomart ? N’est-ce pas là une
manière, pour la romancière, de se venger de la trahison sentimentale de son cousin en créant
de toutes pièces, à partir de ce modèle manqué, un héros fantasmé au destin antagoniste qui,
loin de se comporter en héros solitaire, en sujet unique en face des autres, souhaite établir
avec eux des rapports translucides, de libertés à libertés ?
À la situation métaphysique de Jean, qui prend les apparences d’une révolte d’adolescent
aux dimensions sociales et politiques, se superpose une situation beaucoup plus concrète, qui
sert de cadre au roman et lui donne un début et une fin : celle incarnée par le moment du
choix, qui est ce point décisif situé exactement à l’intersection de la vie privée et de l’histoire
collective. Pris dans la tourmente de la guerre, de la défaite et de l’occupation, Jean décide
d’entrer dans l’action, de renoncer au pacifisme et d’accepter, quelles qu’en soient les
conséquences, la violence. Dès l’incipit, Laurent demande à Jean de choisir : « — Il faut que
je sache si c’est décidé ou non pour demain matin […] ». Il s’agit donc de savoir si, parvenu
au seuil de l’engagement, c’est-à-dire au moment où il prendra le plus conscience de sa
liberté, Jean va franchir le pas et renouveler un acte terroriste au risque de voir s’abattre des
représailles sur la population. Or la décision de Jean est comme suspendue, puisque ce n’est
qu’à la fin du roman que le lecteur en prendra connaissance.
Beauvoir revient dans ses mémoires sur ce procédé de retardement qui est créateur de
suspense pour le lecteur : « […] à l’aube, donnerait-il, ne donnerait-il pas le signal d’un
nouvel attentat ? » (FA, 621). On est bien au cœur d’un roman de situation, voire de
situations, qui accule ses protagonistes à prendre des décisions radicales dans des « situationslimites, c’est-à-dire qui présentent des alternatives dont la mort est l’un des termes756 », selon
la définition sartrienne du « théâtre de situations ». On pourrait aisément appliquer au roman
beauvoirien ce que Sartre s’attache à montrer pour le théâtre : « Ce que le théâtre peut montrer
de plus émouvant est un caractère en train de se faire, le moment du choix, de la libre décision
qui engage une morale et toute une vie ». Le parallèle avec le théâtre n’est pas sans
fondement, et il nous permet de poser un autre regard sur la pièce écrite peu de temps après Le
Sang des autres, Les Bouches inutiles, qui repose précisément sur la même stratégie
dramatique de rétention de l’information et de l’action, d’attente et de suspens. Si Beauvoir
puise en partie sa matière narrative et son intrigue dans les chroniques italiennes de Sismondi,
en mettant en scène le siège d’une ville et les moyens de combattre la famine, elle en
dramatise les enjeux :
Un fait qui se reproduisit dans plusieurs d’entre elles me frappa : au cours d’un siège, pour se
défendre contre la famine, il arrivait que les combattants chassent dans les fossés les femmes, les
vieillards, les enfants, toutes les bouches inutiles. Je me dis que j’utiliserais cet épisode dans mon
756
Sartre, « Pour un théâtre de situations », Un théâtre de situations, Folio, coll. « Essais », p. 20. Texte paru
dans La Rue, n°12, novembre 1947.
286
roman, et soudain, je tombai en arrêt : je venais, me semblait-il, de découvrir une situation
éminemment dramatique ; je restai un long moment immobile, le regard fixe, en proie à une vive
agitation. Entre le moment où la décision était prise et celui de son exécution, il y avait un délai,
parfois assez long : que ressentaient alors les victimes et les pères, les frères, les amants, les époux,
les fils qui les avaient condamnées ? (FA, 671-672)
Créer des situations éminemment dramatiques : pour parvenir à montrer les enjeux contenus
dans chaque décision, chaque engagement pris par un personnage, la composition du Sang des
autres devait pouvoir intégrer des situations transversales, montrer comment une situation
individuelle peut engendrer des situations plurielles, tel un jeu de dominos, et comment ces
différentes situations finissent par se recouper, assurant ainsi la cohérence et l’unité de
l’œuvre.
Dans son Journal de guerre, Beauvoir tenait déjà son « sujet », le rapport avec l’autre, en
dehors de tout lien avec les événements historiques. Elle souhaitait mettre en scène un amour
impossible :
En même temps, histoire de cet amour du point de vue de l’homme qui se laisse aimer sans aimer
mais cherche à être moral et se désole de ne pas pouvoir et pose le problème du rapport avec
l’autre dans la facticité. (L’héroïne étant le rapport à l’autre dans la liberté.) Comment puis-je
choisir pour autrui ? (par exemple de ne pas voir ou de voir quelqu’un. On peut imaginer Sor. 757
courant après Guille qui se demande de quel droit choisir — et prétend la laisser libre, c’est encore
créer une situation).
(Il vaudrait mieux corser un peu la situation.) (JG, 367-368)
« C’est encore créer une situation » : c’est sur ce dispositif fictionnel, joignant la surenchère à
la répétition, que repose Le Sang des autres. Une autre histoire, en effet, se joue dans le
roman, intimement liée à celle de Jean : le destin d’Hélène. Ce protagoniste féminin, dans une
structure d’opposition à Jean, est, au début de l’intrigue, le personnage qui est le plus en
dehors de l’histoire, jusqu’à son engagement dans la Résistance. Lorsque Jean aborde ces
questions avec elle, elle lui fait « l’effet d’une étrangère » (SA, 156) ; elle vit dans l’éternel
présent de l’ennui, dans un sommeil chronique qui la protège et la soustrait à la fois du temps
de l’histoire. Il faudra le temps de l’occupation allemande, et les mesures qui en découlent à
l’égard de la population juive, pour bouleverser son rapport au monde et à elle-même. Un
double événement, au chapitre XII, réveille la conscience d’Hélène. C’est d’abord, « un
dimanche pareil à tous les autres », « un de ces longs dimanches où il ne se passe rien » (SA,
293), l’appel au secours d’Yvonne la juive, pour sa mère, « Mme Kotz », menacée
d’expulsion par les rafles, et pour elle-même, au moment où elle souhaite passer en zone libre
grâce à l’action clandestine de Jean. La conscience d’Hélène est comme réveillée brutalement
par le choc entre le temps monumental imposé par l’histoire, et le temps subjectif, celui de la
quotidienneté morose :
Hélène partit en courant ; elle avait beau courir, le regard d’Yvonne restait posé sur elle et sa
gorge était serrée de honte. Je n’y croyais pas, je n’y pensais pas, je dormais ; et la nuit, elle se
757
Sorokine.
287
retournait dans son lit sans pouvoir dormir, elle attendait. Je vernissais mes ongles, et pendant ce
temps-là ils embarquaient les Juifs ! Enfermée dans cette chambre pleine de sommeil, de silence et
d’ennui ; et dehors, c’est le jour, et les gens vivent et souffrent. Elle ralentit le pas, elle était hors
d’haleine. (SA, 293)
C’est ensuite la scène déterminante à laquelle elle assiste, impuissante : une petite fille,
« Ruth », est arrachée à sa mère par « un agent » sur une petite place silencieuse. Tout se
passe comme si cette scène répétait en inversant les rôles mère-fille ce qui risquait d’arriver à
la mère d’Yvonne : séparée à jamais de sa fille, victime innocente de la violence de l’histoire.
D’autres signes semblaient lui être destinés avant la séparation cruelle d’une fille à sa mère :
en se rendant au chevet de la mère malade d’Yvonne, elle avait croisé dans l’escalier de
l’immeuble « un agent qui tenait un nourrisson dans ses bras » (SA, 293). De même, le « petit
ours en peluche » qui appartient à Yvonne « avait déjà l’air d’un orphelin » (SA, 295). Autant
d’indices qui traduisent l’arrachement à sa mère d’un enfant, dont le cri, insupportable, est
devenu l’emblème de l’arrachement d’Hélène à elle-même, sa sortie hors de soi pour faire
coïncider sa temporalité subjective avec le temps historique :
« Je vais voir Jean. » C’était indifférent, c’était naturel. Elle n’avait pas peur, elle n’attendait rien
de lui. « Ruth ! ma petite Ruth ! » Il ne pourrait pas effacer ce cri, ce cri que plus jamais elle ne
cesserait d’entendre. Et rien d’autre n’avait d’importance : « Ruth ! Ruth ! » Dans les rues, c’était
la fin du dimanche, dimanche dans l’église, dimanche autour des tables de thé, et dans les cœurs
fatigués. « Mon histoire : et elle se vit sans moi. Je dors et parfois, je regarde : et tout arrive sans
moi. » […]
Brusquement, les mots montèrent à ses lèvres : elle n’avait pas pensé à les dire, mais ils
s’imposaient avec tant d’évidence qu’il lui sembla être venue là exprès pour les dire : Jean, je veux
travailler avec vous. (SA, 298-299)
Hélène entre alors dans une autre temporalité, celle de Jean, celle des actions et des décisions
qui marque immédiatement son destin, entraînant à son tour celui des autres. Mais, à la
différence de Jean, dont les actions sont régies par une morale de l’être, Hélène, elle,
recherche une liberté pour agir758. Chaque sujet du Sang des autres apparaît bien comme un
signe pris dans ses relations avec autrui, décrivant ainsi le cercle d’une situation commune.
On a donc tout intérêt à relire ce « roman de la Résistance » contre Beauvoir, du moins à
l’encontre d’un jugement formulé rétrospectivement et qui critique sévèrement le dogmatisme
du texte, sa proximité avec le roman à thèse. Encouragé par la lecture faussée de ses
contemporains — ou encourageant cette réception —, le jugement de Beauvoir ne résiste pas
à l’analyse d’un roman qui apparaît avant tout comme « métaphysique » : on a vu combien le
roman se désolidarisait, in fine, de son empreinte historique et des enjeux collectifs qui en
fondent la trame et cherchait à montrer, et non démontrer une vérité.
Écrire à même le monde : en refusant de s’évader dans l’abstraction, de retenir le sens de
son objet par le pur entendement, la pensée beauvoirienne cherche à réfléchir un vécu concret,
à saisir « l’objet en tant qu’il se dévoile à nous dans la relation globale que nous soutenons
758
« Donne-moi quelque chose à faire ! » (SA, 299) demande-t-elle à Jean.
288
avec lui et qui est action, émotion, sentiment » (ESN, 73). Dès lors, elle se doit d’aborder les
problèmes éthiques en situation, sans jamais se couper de la multiplicité des liens
intentionnels qui nous relient au monde et qui composent chaque fois une situation singulière.
289
CHAPITRE II :
LES ROMANS D’APRES-GUERRE « CONFIGURANT » L’HISTOIRE
Les événements évoqués par Beauvoir dans ses romans d’après-guerre, à l’exception
de Tous les hommes sont mortels, s’inscrivent dans un passé récent ; ils sont parfois même
contemporains du moment d’écriture et font partie de son histoire personnelle759. C’est bien
l’expérience vécue, inscrite dans un projet plus large — une réflexion sur les rapports qui
unissent les hommes au temps et à l’histoire — qui est au cœur de son projet romanesque
d’après-guerre. Cette réflexion s’articule à un autre questionnement, d’ordre narratif, qui
cherche les moyens de mettre en mots l’expérience du temps vécu par les personnages.
L’Histoire pénètre progressivement la matière romanesque. Si, dans L’Invitée, elle figure
comme toile de fond aux aventures du trio — la guerre est l’horizon événementiel des
personnages dans la seconde partie —, la temporalité de la guerre innerve Le Sang des autres
en situant les personnages en plein cœur de la tourmente. Une décennie plus tard, Les
Mandarins regardent en arrière et au présent l’après-guerre. On assiste, dans les trois romans,
à une relecture fictionnelle de l’histoire récente. Beauvoir va jusqu’à réincorporer l’ensemble
des caractéristiques de l’ambition totalisante du roman réaliste — description de la vie de
l’esprit, prise en charge de l’histoire du temps présent, représentation du réel social —, dans le
sillage des grandes fresques romanesques telles que Les Communistes d’Aragon. Mieux, Les
Mandarins prolongent le projet sartrien en proposant une relève des Chemins de la liberté
laissés inachevés.
Dans l’ensemble de ses écrits, Beauvoir a toujours défendu l’idée d’une « évocation » de
l’expérience, qu’elle préférait sans doute au terme plus technique de « configuration » ou
même de « représentation »760, qui suggère un geste de reproduction à l’identique de la réalité.
À plusieurs reprises, on trouve sous sa plume le terme de « transposition », qui suppose une
transformation, voire une transfiguration de l’expérience — Beauvoir repousse avec force la
759
Le roman Tous les hommes sont mortels, où l’histoire évoquée est perçue comme lointaine, est un cas à part :
le narrateur, Fosca, est certes le témoin de l’expérience racontée, mais les événements sont mis à distance et
correspondent à un passé révolu. Il conviendra alors de s’interroger sur la posture du narrateur, et surtout sur le
statut ambigu du récit, à la frontière entre fiction et récit historique. C’est sur cette corde raide que Beauvoir a
choisi de tenir son roman de 1946.
760
Lorsqu’il est employé, le terme de « représentation » est toujours associé chez Beauvoir à l’image de soimême par rapport à autrui : par exemple, dans les notes de son Journal de guerre : « À étudier, ma position par
rapport aux gens, ma représentation de moi par rapport aux gens ; pourquoi cette non-prise au sérieux devant des
spécialistes intellectuels ? en partie l’incompétence politique, le manque de lien avec le social » (Samedi 2
décembre 1939, JG, p. 180-181). Le terme a très souvent une connotation théâtrale, comme lorsque Beauvoir dit
jouer à « la femme en temps de guerre » : « [J]’ai eu une vive représentation de moi comme “entrant dans le
“Dôme” avec des yeux encore gros de larmes”, ça m’a fait absolument nécessaire, c’était typiquement la femme
en tant de guerre. Et c’était moi. » (Mardi 10 octobre 1939, JG, p. 83).
290
notion d’imitation ou de reproduction. C’est sur ce rapport paradoxal de proximité et de
distance à l’expérience temporelle vécue que s’élabore son projet narratif d’après-guerre.
1. La « mise en intrigue » de l’histoire récente
Il est devenu aujourd’hui ordinaire de ne plus différencier les fictions littéraires des récits
historiques du point de vue de la narration, et pourtant, il paraît nécessaire, en introduction de
ce chapitre, de revenir sur une position qui fut défendue dans les années 1960 par de
nombreux historiens, philosophes et critiques littéraires. Raphaël Baroni, dans L’Œuvre du
temps, dresse un état des lieux de la question et rappelle que l’effacement des frontières entre
récit historique et récit fictionnel s’est étendu à l’ensemble des récits possibles :
Les narrations autobiographiques, ethnographiques, journalistiques ou historiographiques, et
même nos souvenirs les plus intimes ou nos projets les plus secrets, semblent aujourd’hui placés
sous une forme de méfiance généralisée : toutes ces façons d’envisager le monde, de se référer à
ses histoires, c’est-à-dire de le raconter, apparaissent comme des « médiations », une façon bien
humaine de façonner le monde en se servant d’un répertoire de formes sémio-discursives
disponibles761.
Il n’y aurait, entre le monde et les récits qui le racontent, qu’un seul type de rapport possible :
« un rapport créatif — une “construction” ou une “configuration” — qui confèrerait à
l’expérience brute des traits qu’elle n’aurait pas en elle-même762 ». La configuration du vécu
ou « mise en intrigue » renvoie explicitement au modèle herméneutique construit par Paul
Ricœur dans Temps et récit, reposant sur sa triple mimèsis. C’est le deuxième temps du
système qui nous intéressera particulièrement : la mimèsis II ou configuration désignant les
structures narratives proprement dites et le processus de « mise en intrigue » que Ricœur
définit comme un « dynamisme intégrateur qui tire une histoire complète d’un divers
d’incidents, autant dire transforme ce divers en une histoire une et complète763 ».
1.1. Temporalité et narrativité
Il n’est sans doute pas inutile de rappeler le lien intrinsèque qui unit la littérature, et plus
particulièrement la fabrique des récits, à l’expérience du temps : « Le monde déployé par
toute œuvre narrative est toujours un monde temporel », rappelle Paul Ricœur. Plus que cela,
le modèle qu’il propose repose sur la réciprocité qu’il établit entre temporalité et narrativité :
« Le temps devient humain dans la mesure où il est articulé de manière narrative ; en retour le
761
Raphaël Baroni, « Histoires vécues, fictions, récits factuels », L’Œuvre du temps. Poétique de la discordance
narrative, Éd. du Seuil, coll. « Poétique », 2009, p. 45-46. Dans ce texte qui correspond à la fusion de deux
articles publiés antérieurement, R. Baroni revient sur les dérives d’une lecture généralisante et relativiste du
modèle ricœurien ; il remet en cause l’idée courante selon laquelle « tout est fiction et tout est réel en même
temps », posture « à laquelle Ricœur a toujours tenté de résister » (Ibid., p. 54).
762
Ibid., p. 46.
763
Paul Ricœur, Temps et récit II, Paris, Éd. du Seuil, 1984, p. 19.
291
récit est significatif dans la mesure où il dessine les traits de l’expérience temporelle ». C’est à
cette présupposition majeure qu’il consacre la première partie de Temps et Récit I.
Or, c’est sur le constat d’une faille, d’une énigme du temps vécu, décrite dans les termes
augustiniens d’une distention de l’âme (la « distentio animi »), que repose le système
construit par Ricœur. À « la déficience ontologique caractéristique du temps humain », qui se
mesure directement « aux apories qui affligent la conception du temps en tant que tel764 »
répliquerait le travail de mise en intrigue qui humanise l’expérience en la portant au langage
et en la rendant transmissible. Par le biais d’un « dynamisme intégrateur qui tire une histoire
une et complète d’un divers d’incidents, autant dire transforme ce divers en une histoire une et
complète765 », le récit permettrait de résoudre l’impasse constitutive du temps humain. Les
intrigues apparaissent donc comme des « transformations réglées », des « totalités
temporelles » opérant une « synthèse de l’hétérogène766 » : le morcellement des événements,
la dissémination des faits, la multiplicité des actions, des buts, des moyens, des interactions.
On pourrait multiplier les citations s’appliquant à décrire cette unité que la narration imprime
à l’événement pour le rendre compréhensible, comme celle-ci : « Je vois dans les intrigues
que nous inventons le moyen privilégié par lequel nous re-configurons notre expérience
temporelle confuse, informe et, à la limite, muette […]767 ». Ricœur privilégie donc la
poétique aristotélicienne de la composition et les puissances de suture et de synthèse
rétrospective qui lui sont associées, une lecture en accord avec la poétique du roman
beauvoirien, mais qui connaîtra aussi des résistances.
Le Sang des autres et Tous les hommes sont mortels sont, malgré leurs différences, des
fables du temps, des fables sur le temps. Ces expériences fictives du temps sont même, plus
précisément, des expériences faites sous la menace ou sous le signe de la mort — un roman
comme Tous les hommes sont mortels est placé directement sous le signe de la finitude, de
l’absolu et de l’éternité. Dans les exemples convoqués par Temps et récit figurent Mrs.
Dalloway de Virginia Woolf, Der Zauberberg de Thomas Mann et À la recherche du temps
perdu de Marcel Proust, trois fables qui possèdent un point commun : « c’est l’expérience
même du temps qui y est l’enjeu des transformations structurales768 ». Les deux œuvres de
Beauvoir cherchent également à s’affranchir des aspects les plus linéaires du temps, à
explorer la profondeur de l’expérience temporelle, et cela, malgré une structure close, bien
rôdée, reposant sur une dynamique temporelle accrochée au temps des horloges (Le Sang des
autres) ou au temps cyclique de l’Histoire monumentale (Tous les hommes sont mortels). Le
roman de 1946 propose bien une ouverture sur le monde, « à la façon d’une “fenêtre” qui
découpe la perspective fuyante d’un paysage offert769 ».
Le regard en arrière, qui caractérise l’une et l’autre fable, mais aussi, plus tard, Les
Mandarins, constitue l’une des dynamiques directionnelles configurant l’histoire. Si Beauvoir
accorde tant d’importance à la relecture fictionnelle de l’Histoire, c’est parce qu’elle
764
P. Ricœur, Temps et récit I. L’intrigue et le récit historique, op. cit., p. 22.
P. Ricœur, Temps et récit II, op. cit., p. 18.
766
Ibid., 18-19.
767
Ibid., p. 12.
768
Ibid., p. 191.
769
Ibid., p. 190.
765
292
recherche, dans le récit qu’elle envisage, son propre désir de sens et de réparation,
conformément à l’éthique qui sert de soubassement à son écriture.
Si la narrativité apparaît comme configuration différée d’une expérience vive du temps, le
roman engagé, qui renferme la notion d’engagement, liée à une articulation particulière entre
passé, présent et futur, nous paraît particulièrement opérant pour comprendre un tel processus.
En prenant acte de ce qui est advenu, l’engagement est rétrospectif ; il est aussi prospectif
puisqu’il regarde vers l’avenir. C’est ce que souligne Alexandra Makowiak : « L’engagement
est la “reprise” consciente de ce qui dans le passé nous lie, une manière de “reprendre” la
situation en main, de “se reprendre”770 ». L’engagement est une « réponse » à une situation
donnée, mais une réponse sur fond de vécu et de passé. Si Jean Blomart cherche à se libérer
totalement de ce qui dans le passé le lie, il incarne parfaitement ce fantasme mis en évidence
par A. Makowiak et qui est totalement contraire à la notion d’engagement :
S’engager, c’est d’une certaine façon renoncer à ce qui est sans doute un fantasme, du point de
vue de l’existence de l’homme : celui de se dire qu’il faut d’abord se dégager de certaines entraves
pour commencer à agir, alors qu’au contraire, comme le dit Sartre, « pas de volonté, de pouvoir, de
devoir, sans la considération de la situation à partir de laquelle un vouloir, un pouvoir, un devoir
sont eux-mêmes pensables »771.
L’engagement est, certes, la liberté radicale de commencer une série d’événements, mais il
part d’un donné : la situation, l’histoire, le passé. On comprend alors que le choix éthique du
roman engagé influe fortement sur la configuration du temps et sur la narrativité, ce qui invite
à examiner plus attentivement les rapports entre le temps et le récit dans l’œuvre de Beauvoir.
1.2. Les obstacles
Reprenons : le récit découle d’une expérience vive du temps. C’est d’abord à cette région
pré-narrative qu’il faut s’attacher. Entre l’événement brut avant sa mise en récit et sa
configuration par un discours, plusieurs obstacles semblent complexifier la tâche de l’écrivain
et entraver le processus de mise en intrigue. Il y a d’abord une difficulté ontologique, qui fait
partie du bagage intellectuel de Beauvoir, et que le roman, à sa manière, questionne ou intègre
à son dispositif fictionnel : malgré son caractère « absolu », la conscience est d’emblée « en
retard » sur ce qu’elle constitue.
1.2.1. Le « retard de la conscience »
Dans La Force de l’âge, Beauvoir mentionne à plusieurs reprises l’engouement intellectuel
que lui procura la découverte de la phénoménologie, devenue accessible en France au cours
des années 1930 à travers des auteurs comme Husserl et Heidegger. On connaît le contexte
770
Alexandra Makowiak, « Paradoxes philosophiques de l’engagement », dans Étienne Bouju (dir.),
L’Engagement littéraire, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Interférences », 2005, p. 22.
771
Ibid., p. 23. La citation de Sartre est tirée de Qu’est-ce que la littérature ?, Gallimard, 1948, coll. « Folio
essais », p. 165.
293
anecdotique de la découverte de la phénoménologie dans la vie de Beauvoir : la rencontre,
dans un café, avec Aron, de passage à Paris au début de l’année 1933, et la manière dont il
instruisit Sartre de ses dernières lectures de la philosophie allemande accomplies lors de son
séjour à l’Institut français de Berlin. La phénoménologie de Husserl, Sartre l’étudiera à son
tour à Berlin pendant l’année universitaire 1933-1934. Quant à la lecture sérieuse de
Heidegger, elle viendra un peu plus tard. Beauvoir, dans La Force de l’âge, se souvient : « La
nouveauté, la richesse de la phénoménologie m’enthousiasmaient : il me semblait n’avoir
jamais approché de si près la vérité » (FA, 231). L’enthousiasme est partagé par le jeune
couple. C’est que la philosophie husserlienne et l’idée d’intentionnalité, comme le rappelle
Beauvoir, correspondaient exactement aux préoccupations contemporaines de Sartre et lui
offraient la possibilité de surmonter les contradictions qui le divisaient alors :
[…] il avait toujours eu en horreur « la vie intérieure » : elle se trouvait radicalement supprimée du
moment que la conscience se faisait exister par un perpétuel dépassement d’elle-même vers un
objet ; tout se situait dehors, les choses, les vérités, les sentiments, les significations, et le moi luimême ; aucun facteur subjectif n’altérait donc la vérité du monde telle qu’elle se donne à nous.
(FA, 215-216)
L’idéalisme philosophique, qui ramène toutes choses à n’être que des contenus de
conscience, était déjà l’une des cibles visées par Sartre. Lorsqu’en janvier 1939, il rédige un
article, à la demande de Jean Paulhan, pour présenter Husserl au public de la N.R.F., il
commence par s’élever contre la « philosophie alimentaire » ou « digestive » à laquelle la
philosophie française nous a formés et habitués et qui consiste à assimiler les choses aux
idées. Cette « philosophie douillette de l’immanence », il prétend l’opposer à la philosophie
plus « technique » de Husserl, « qui ne se lasse pas d’affirmer qu’on ne peut pas dissoudre les
choses dans la conscience772 » et qui prend le nom de « philosophie de la transcendance » : la
conscience n’a « plus rien en elle », sinon « un mouvement pour se fuir, un glissement hors de
soi », une « suite liée d’éclatements qui nous arrachent à nous-mêmes773 ».
Dès son essai sur l’Ego, Sartre s’était attaché à définir la structure de la conscience en
révisant tout « psychologisme », c’est-à-dire en établissant une distinction fondatrice entre la
conscience et le psychisme — ou l’Ego —, qui libère un champ transcendantal sans sujet. Le
but ultime était, bien entendu, de limiter le rôle du Moi dans chaque conscience, de battre en
brèche toutes les théories de l’amour-propre, en recourant à l’idée d’intentionnalité :
[L]’existence de la conscience est un absolu parce que la conscience est consciente d’elle-même.
C’est-à-dire que le type d’existence de la conscience c’est d’être conscience de soi. Et elle prend
conscience de soi en tant qu’elle est conscience d’un objet transcendant774.
772
J.-P. Sartre, « Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : l’intentionnalité », Situations, I
(1947), Paris, Gallimard, 2010, p. 38.
773
Ibid., p. 39.
774
J.-P. Sartre, La Transcendance de l’Ego. Esquisse d’une description phénoménologique (1936-1937), Vrin,
coll. « Bibliothèque des textes philosophiques », 2003, p. 23-24.
294
Or, rien ne conditionne ni ne motive cet élan intentionnel vers les choses. Rappelons que
La Transcendance de l’Ego avait pris quelques distances avec une partie de la philosophie de
Husserl qui maintenait, à l’intérieur de la conscience, « un Je transcendantal qui serait comme
en arrière de chaque conscience775 », un « rappel à moi » ou un « retour à moi776 » constitutif
de toute conscience. Selon Roland Breuer, dans l’essai qu’il consacre à la conscience chez
Sartre, « du fait de sa lucidité, cet élan s’arrache des choses auxquelles il se rapporte et
suppose une rupture avec l’immédiat. Il se fait manque par rapport à cela même vers quoi il se
transcende777 ». Cette légèreté, cette gratuité, cette « immédiate et évidente présence à soi778 »
de la conscience, qui n’a pas de « dedans », engendre un certain rapport au temps qu’il
convient d’éclaircir. Si l’intentionnalité permet une saisie sans médiation de l’événement, il
subsiste une distance temporelle, même infinitésimale, qui sépare l’événement de sa prise de
conscience : la conscience fait l’épreuve de son nécessaire « retard » originaire.
Daniel Gionannangeli, dans son essai Le Retard de la conscience779, qu’il consacre à des
philosophies aussi diverses que celles de Husserl, de Sartre ou de Derrida, s’attaque à un
problème central, légué par Husserl à ses héritiers : y a-t-il, oui ou non, une « impression
originaire » ? Peut-on parler d’un « maintenant que rien n’aurait précédé » ? L’essayiste
remonte à la philosophie de Kant pour lequel l’intuition sensible est par définition en retard
sur son objet. Heidegger temporalise l’ego transcendantal hérité de Kant et les Leçons sur le
temps de Husserl présentent une conscience essentiellement temporelle ; quant au jeune
Sartre, il radicalise la formule de l’intentionnalité husserlienne — toute conscience est
conscience de quelque chose d’autre —, et déploie, dans L’Être et le Néant, tout un
vocabulaire de la hantise qui témoigne de l’insistance d’un contenu intentionnel présent ou à
venir780. Il y aurait comme un souvenir d’être au cœur même du pour-soi qui retiendrait la
pure spontanéité de celui-ci.
Cette relecture de Sartre, qui le fait côtoyer Husserl, Derrida, mais aussi Freud, insiste sur
ce décalage, cet écart entre l’événement et sa prise de conscience qui affecte toute la
phénoménologie de l’avant-guerre et qui n’est jamais révélé avec autant d’évidence que dans
cet instant unique qu’est l’instant infinitésimal de la mort. Sartre avait observé l’aporie du
traitement romanesque de ce motif, dans ses lectures de Faulkner et de Dos Passos. Par
définition, l’instant de la mort est une expérience inaboutie, qui ne peut être vécue jusqu’au
bout dès lors que la conscience s’anéantit avec l’anéantissement du sujet 781. La conscience
775
Ibid., p. 20.
Ibid., p. 38.
777
Roland Breuer, Autour de Sartre. La conscience mise à nu, Jérôme Millon, 2005, p. 11.
778
Selon les mots de Beauvoir. Cette dernière offre peut-être, dans La Force de l’âge, la meilleure présentation
de l’essai sartrien.
779
On se reportera à l’ouvrage de Daniel Gionannangeli, Le Retard de la conscience. Husserl, Sartre, Derrida,
Bruxelles, Ousia, 2001.
780
Le compte rendu de l’ouvrage de D. Gionannangeli écrit par Grégory Cormann revient sur ce thème de la
hantise omniprésent dans L’Être et le Néant, par exemple : « le néant hante l’être », « le cogito est hanté par
l’être », « le passé peut bien hanter le présent », ou encore « le moi vient hanter la conscience irréfléchie »
(Grégory Cormann, compte rendu paru dans Revue Internationale de Philosophie, n°219, 2002/1, p. 144-149).
781
Il écrit dans son article sur la temporalité chez Faulkner : « Quentin pense sa dernière journée au passé,
comme quelqu’un qui se souvient. Mais qui donc se souvient, puisque les dernières pensées du héros coïncident
776
295
serait toujours en retard sur son objet. Et Sartre de remarquer, selon Benoît Denis, que
« Faulkner comme Dos Passos ne peuvent accéder à la description romanesque de l’instant de
la mort sans recourir à une manière de supercherie, qui consiste à opérer un brusque
changement du point de vue narratif conduisant à abandonner la perspective subjective du
personnage en instance de mort pour observer de l’extérieur cette mort qui survient782 ». C’est
précisément la vision de Jean qui regarde Hélène mourir à la fin du Sang des autres :
Il étouffa un cri. Les veines sont gonflées et la bouche entrouverte. Elle dort ; elle a oublié
qu’elle allait mourir. Tout à l’heure elle savait ; maintenant, elle est en train de mourir, et elle ne
sait plus. (SA, 308)
Jean assiste, impuissant, à l’anéantissement de la conscience d’Hélène, qui elle-même ne peut
appréhender ce qui est en train de lui arriver. Une phrase de Sartre, dans son article de janvier
1939 sur l’intentionnalité de Husserl, semble anticiper cette aporie de la conscience, révélée
au moment de la mort : « Que la conscience essaye de se reprendre, de coïncider enfin avec
elle-même, tout au chaud, volets clos, elle s’anéantit783 ». Même le regard de Jean posé sur
Hélène, son geste désespéré d’entrer « dans » la conscience d’Hélène, est voué à l’échec :
Jean est rejeté au-dehors, dans un mouvement qui, plus que jamais, creuse le vide
incommensurable qui sépare les deux êtres :
Le souffle s’arrête. Elle a dit : je suis heureuse que tu sois là ; mais je ne suis pas là ; je sais que
quelque chose se passe, mais je ne peux pas y assister ; cela ne se passe ni ici ni ailleurs : par-delà
toute présence. (SA, 309 ; je souligne)
Tout se passe comme si la représentation romanesque de l’instant de la mort d’Hélène niait
toute possibilité de description, comme si le sujet regardant — de la même manière que le
sujet regardé semble s’effacer du monde — se niait lui-même dès lors qu’il chercherait à en
appréhender l’événement. On ne peut assister à une telle représentation de l’indicible, de
l’invisible. Par cet exemple-limite, on voit bien comment Beauvoir interroge la faille
temporelle, si infime soit-elle, qui sépare chaque conscience d’elle-même.
à peu près avec l’éclatement de sa mémoire et son anéantissement ? Il faut répondre que l’habileté du romancier
consiste dans le choix du présent à partir duquel il raconte le passé. Et Faulkner a choisi ici comme présent
l’instant infinitésimal de la mort […]. Ainsi, quand la mémoire de Quentin commence à défiler ses souvenirs
[…], il est déjà mort » (J.-P. Sartre, « À propos de “Le Bruit et la fureur”, la temporalité chez Faulkner », op.
cit., p. 99). De même, il évoque la mort de Joe chez Dos Passos, « une mort de derrière la glace » et commente la
formule du romancier « et ce fut fini » : « Le vrai néant ne se peut ni sentir ni penser. Sur notre vraie mort, nous
n’aurons jamais — ni personne après nous — rien à dire » (« À propos de John Dos Passos et de “1919” »,
Situations, I, op. cit., p. 31) .
782
Benoît Denis, « “Rendre à l’événement sa brutale fraîcheur”. Événement et roman chez Jean-Paul Sartre, Que
se passe-t-il ? Événement, sciences humaines et littérature, sous la direction de D. Alexandre, M. Frédéric, S.
Parent et M. Touret, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Interférences », 2004, p. 218.
783
J.-P. Sartre, « Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : l’intentionnalité », op. cit., p. 40.
296
1.2.2. Le retard de l’écriture
À cet obstacle ontologique, que la littérature thématise sous diverses formes, s’ajoute un
autre retard, plus important encore, et qui remet en cause la possibilité d’un romanesque de
l’immédiateté — nous reviendrons sur les conséquences d’un tel obstacle en terme de
poétique romanesque :
L’ennui, quand on s’attelle à un ouvrage de longue haleine et composé avec rigueur, c’est que,
bien avant de l’avoir achevé, on cesse de coïncider avec lui : le moment présent ne peut pas s’y
déposer. (FA, 423)
Beauvoir, en évoquant la rédaction de L’Invitée, ouvre une fenêtre sur le processus d’écriture :
elle met l’accent sur une des difficultés majeures de la transcription de son expérience ; en
même temps, elle formule une très grande exigence à laquelle le roman doit se plier.
Contrairement à la rédaction d’un article ou d’un manifeste critique, qui est en prise directe
avec l’actualité, la fiction narrative en prose ne peut réagir immédiatement aux événements :
elle ne saurait se soustraire au poids du temps qui dresse une barrière entre les mots et
l’époque représentée. Ceci est d’autant plus vrai pour les ouvrages qui font des emprunts à
l’actualité : les effets des changements de l’Histoire doivent être répercutés dans le texte.
On sait que les raisons qui ont poussé Sartre à délaisser son projet romanesque des
Chemins de la liberté, au beau milieu du quatrième tome intitulé La Dernière chance, tiennent
en grande partie de ce décalage entre temps de l’énoncé et temps de l’énonciation, qui s’est
accru au fil des tomes. Comme le note Sylvie Servoise dans un article portant sur l’aporie du
roman engagé sartrien, « l’esprit de la Résistance, qui imprègne la morale de Sartre et devait
mener les personnages de son roman à assumer leur liberté, a cessé de coïncider avec les
nécessités d’un présent bouché par la politique des blocs784 ». Si le roman devait conduire ses
protagonistes à l’héroïsme, présenté comme une alternative à la lâcheté selon une dichotomie
très nette, les circonstances avaient changé, et avec l’après-guerre, les problèmes de la liberté
ne se posaient plus comme sous l’Occupation : une situation politique complexe et ambiguë
avait vu le jour. Il devint impossible à l’auteur de La Nausée, brusquement investi du rôle de
maître à penser de toute une génération à l’automne 1945, de combler ce décalage temporel.
Mobilisé par des textes de circonstances et des interventions, il fut contraint de différer ses
projets créateurs. Comme le note Isabelle Grell à propos de la genèse des Chemins de la
liberté, « [p]lus les mois s’écoulent, plus l’assurance même de la compréhension du monde
extérieur se dérobe aux travaux d’écriture, de rédaction, de mise au net du roman785 ».
Mais une autre explication nous est fournie par Beauvoir dans La Force des choses. Sartre
ne préférait-il pas « défricher, labourer, planter », plutôt que de « cueillir des fruits
délicatement mûris » ? Des héros sortis du « moment critique de leur histoire », débarrassés
784
Sylvie Servoise, « La figure du militant dans Les Chemins de la liberté : L’aporie du roman engagé », dans
Fiction et engagement politique. La représentation du parti et du militant dans le roman et le théâtre du
e
XX siècle, Jean-Yves Guérin (éd.), Presses Sorbonne nouvelle, 2008, p. 97.
785
Isabelle Grell, Les Chemins de la liberté de Sartre : genèse et écriture (1938-1952), Peter Lang, 2005, p. 202.
297
de leurs doutes et sûrs de leur conviction à la fin de Drôle d’amitié présentaient-ils encore un
intérêt pour leur auteur ?
Sans qu’il eût abandonné l’idée du quatrième livre, il se trouva toujours un travail qui le sollicitait
davantage. Sauter dix ans et précipiter ses personnages dans les angoisses de l’époque actuelle,
cela n’aurait pas eu de sens : le dernier volume eût démenti toutes les attentes de l’avant-dernier. Il
y était préfiguré d’une manière trop impérieuse pour que Sartre pût en modifier le projet et pour
qu’il eût le goût de s’y conformer. (FC I, 272)
Le choix du titre du second volume, Le Sursis, à un moment où l’issue de la guerre était
encore incertaine, traduit bien l’articulation étroite du roman en cours de rédaction et de
l’histoire en train de se faire. On rejoint ici le problème de l’autobiographie fictive et la
lecture de Tristram Shandy n’est sans doute pas étrangère à Sartre. Le processus réflexif
qu’illustre le texte de Sterne, dévoilant à la fois les limites et les potentialités du roman,
soutient le rêve sartrien d’une écriture qui rattraperait indéfiniment son actualité — forme de
quintessence du roman786. En intégrant la crise de Munich à l’expérience de son héros, le
projet romanesque de Sartre prenait une tournure différente. Suivons l’analyse de Michel
Contat :
Tout se passe comme si, à partir de l’été 1938, Sartre voulait verser au fur et à mesure son
expérience dans le roman qu’il est en train d’écrire et qui reçoit ainsi ses déterminations de
l’extérieur : le projet romanesque est happé par l’histoire, et le romancier, toujours en retard, est
lancé dans une course dont en définitive l’inachèvement est la loi, puisqu’elle est constamment
relancée par l’événement nouveau, par le cours de l’histoire 787.
Une telle loi semble avoir conditionné en partie la rédaction de L’Invitée. L’écriture du
roman, qui occupe Beauvoir presque trois années, d’octobre 1938 au début de l’été 1941, est
marquée par une coupure radicale : la guerre. Sartre est mobilisé le 2 septembre 1939, alors
que le roman est en cours d’élaboration788. Après la défaite, l’exode, Sartre est fait prisonnier.
C’est au moment du retour de son compagnon à Paris, en mars 1941, que Beauvoir retrouve
l’envie d’achever L’Invitée. Ce roman est donc en partie né de la guerre, marqué par son
irruption brutale et par « l’énormité du drame collectif » qui s’est joué dans la vie de
Beauvoir. Le problème de la romancière a été de parer ce décalage entre le temps de l’écriture
et l’événement rapporté et d’inscrire en creux, dans le roman, une conscience nouvelle, liée à
l’horizon événementiel de la guerre, et d’en faire pressentir la menace. Cette situation est
perceptible dans la deuxième moitié du roman qui s’ouvre à la représentation d’un devenir
786
L’énonciation n’est-elle pas toujours, au fond, problématique ? M. Bakhtine souligne le caractère
anachronique des deux « moi » en recourant à une comparaison pour le moins cocasse : « Si je narre (ou relate
par écrit) un événement qui vient de m’arriver, je me trouve déjà, comme narrateur (ou écrivain), hors du temps
et de l’espace où l’épisode a eu lieu. L’identité absolue de mon “moi”, avec le “moi” dont je parle, est aussi
impossible que de se suspendre soi-même par les cheveux ! » (M. Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, trad.
du russe par Daria Olivier, Gallimard, coll. « Tel », 1978, p. 396).
787
Michel Contat, « Notice des Chemins de la liberté », op. cit., p. 1863.
788
L’auteur vit la « drôle de guerre » en partageant son temps entre la rédaction des chapitres de son roman, ses
cours au lycée, l’attente des permissions de Sartre et l’écriture de son Journal de Guerre.
298
collectif, concrétisé par le départ de Pierre au front. Beauvoir ira encore plus loin dans Les
Mandarins, en condensant, avec une grande maîtrise, sur une période déterminée —
l’immédiat après-guerre —, des événements passés et contemporains du moment d’écriture.
Ce dédoublement entre « temps mis à raconter et temps des choses racontées789 », selon les
termes de Paul Ricœur, aboutit finalement à une « expérience temporelle fictive », qui « n’a
d’autre fonction que de désigner une projection de l’œuvre, capable d’entrer en intersection
avec l’expérience ordinaire de l’action : une expérience certes, mais fictive, puisque c’est
l’œuvre seule qui la projette790 ».
1.3. Poursuite du réel ou transfiguration ?
Les romans engagés d’après-guerre, d’après la thèse défendue par Sylvie Servoise, se
donnent à lire avant tout « comme récits d’une expérience dans et de l’histoire791 », mettant
ainsi l’accent sur « la confrontation du sujet — auteur, narrateur, personnage — avec celleci ». C’est dire que l’histoire « joue un rôle déterminant dans la composition du texte, non
seulement parce qu’elle constitue un thème majeur de l’intrigue, mais parce que c’est autour
d’elle que s’organisent tous les autres éléments structurants d’un récit : temps, espace,
personnages ». C’est dans ce sens qu’elle avance « l’hypothèse d’une histoire qui ne serait pas
seulement, comme dans d’autres éléments du récit, configurée, mais aussi “configurante”792 »,
c’est-à-dire à la fois « objet et organisatrice de l’intrigue793 ».
Si Le Sang des autres est bien, en partie, un roman informé par le temps de l’histoire, cette
grille d’analyse ne paraît pas être le paradigme prédominant, comme il peut l’être, de manière
plus visible, dans d’autres romans engagés de l’après-guerre tels que La Peste ou Le Sursis,
dans lesquels, selon Sylvie Servoise, « le temps de l’histoire semble gouverner la temporalité
et l’action même des personnages794 ». Le « roman de la Résistance », tel que Le Sang des
autres a pu être désigné au moment de sa publication en août 1945, semble obéir à d’autres
paradigmes structurants.
À un premier niveau, le plus évident, Le Sang des autres se donne à lire comme le récit
d’une immersion dans l’histoire, mais aussi une expérience de l’histoire ; les personnages,
Paul, Jean, Hélène, Marcel, Madeleine, Denise sont confrontés à l’Histoire en tant que
succession d’événements avérés. C’est elle qui régente les actions, surtout à partir de la
seconde partie du roman, lorsque l’Europe entre en guerre, ce qui provoque un choc entre le
temps subjectif — l’expérience vive que les personnages font du temps — et le
temps monumental imposé par l’histoire collective. Le temps de l’histoire recouvre alors le
temps de l’horloge, puisque les événements historiques apparaissent dans l’ordre de leur
avènement, surtout quand la guerre apparaît inévitable : « Les journaux du matin nous avaient
appris l’annexion de l’Autriche » (SA, 156). Le temps historique rejoint le temps humain et
789
Paul Ricœur, Temps et récit, II. La configuration dans le récit de fiction, op. cit., p. 189.
Ibid., p. 190.
791
Sylvie Servoise, Le Roman face à l’histoire, op. cit., p. 166.
792
Ibid.
793
Ibid., p. 172.
794
Ibid., p. 166.
790
299
subjectif, comme Jean Blomart le dit à Hélène : « Mais ma vie est justement faite de mes
rapports avec les autres hommes ; l’Autriche est dans ma vie, le monde entier est dans ma
vie » (SA, 156). Les événements historiques n’apparaissent qu’à travers le filtre de la
conscience qui les réfléchit ; bien plus, ils orientent la conscience des personnages et
ordonnent leurs agissements. La guerre ouvre à chaque individu un avenir nouveau. Ainsi en
est-il de Marcel qui, après s’être évadé de son camp de prisonnier, décide de passer à
l’action et de faire partie du groupe terroriste de Jean.
Pourtant, le roman ne semble pas tant gouverné par le pouvoir de configuration de
l’histoire qu’il ne semble lui-même configurer une histoire dont le dispositif de remémoration
inventé par Beauvoir est à l’origine du déploiement. L’auteure met en œuvre un procédé
technique qui est spécifique au Sang des autres : plutôt que l’alternance du passé et du
présent, la conjugaison de ces deux dimensions, dont le lien inextricable apporte une
profondeur temporelle unique au roman. Ce dernier est construit, en effet, sur deux
temporalités distinctes, dont la distance tend à se réduire à mesure que le récit est tiré en
avant : le passé rejoint progressivement le présent, ou plutôt, le présent, chargé qu’il est de
cette épaisseur d’existence dont nous avons suivi le fil, prolonge de manière inexorable le
passé. La conscience de Jean, au chevet d’Hélène agonisante, replonge dans les souvenirs du
passé, si bien que le récit au présent est, dès le premier chapitre, mis en attente, suspendu,
retardé dans son avancée, car il est en même temps tiré en arrière par d’amples excursions
dans le passé.
L’ordre temporel du roman adopte, pour son « récit premier », une disposition conforme
à l’ordre chronologique : cet ordre est explicitement indiqué par le récit lui-même, ou suggéré
par un ensemble d’indices indirects. Au chapitre III, il est « [d]eux heures » du matin ; au
chapitre VII, il est fait mention des « [q]uatre coups » de l’horloge. Au chapitre XIII, qui
constitue le dernier chapitre, il est « [c]inq heures », de telle sorte que le temps raconté rejoint
et prolonge celui du présent. C’est donc bien le temps des horloges qui régit le temps des
personnages et qui doit aboutir à « l’aube » comme le narrateur le mentionne à plusieurs
reprises : « Il y aura une aube ».
Mais le récit inclut la présence d’un grand nombre d’ « anachronies narratives », c’est-àdire, au sens de Gérard Genette, « les différentes formes de discordance entre l’ordre de
l’histoire et celui du récit795 ». Ces anachronies rompent implicitement « l’existence d’une
sorte de degré zéro qui serait un état de parfaite coïncidence temporelle entre récit et
histoire ». Comme le rappelle Genette, « cet état de référence est plus hypothétique que réel »,
puisque « notre tradition littéraire (occidentale) s’inaugure au contraire par un effet
d’anachronie caractérisé ». Beauvoir n’échappe pas à cette tradition en adoptant un style de la
narration romanesque que l’on peut faire remonter à la structure narrative du genre épique :
puisant dans l’une des ressources traditionnelles les plus utilisées, elle fait suivre son début in
medias res d’un retour en arrière explicatif. Peut-être devrions-nous parler d’un début in
ultimas res puisque Le Sang des autres commence en quelque sorte par son épilogue. La mort
d’Hélène, si elle n’est pas effective, est du moins programmée ; elle est promise mais
795
Gérard Genette, Figures III, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1972, p. 79.
300
retardée, si bien qu’un poids de prédestination pèse sur l’ensemble du récit jusqu’à son
dénouement.
Si l’on considère de plus près la manière dont s’organisent les anachronies temporelles du
roman, leur mouvement est plus complexe qu’il n’y paraît. On appellera « récit premier » le
niveau temporel du récit par rapport auquel se définit l’anachronie. En effet, le récit
temporellement « second » — celui du récit d’apprentissage de Jean de son enfance à l’âge
mûr de la résistance — se greffe au « premier » dès le chapitre liminaire et il lui est
entièrement subordonné. Il s’agit, dans la terminologie de Genette, d’une analepse interne,
voire mixte, c’est-à-dire, « dont le point de portée est antérieur et le point d’amplitude
postérieur au début du récit premier796 ». Ce type d’analepse complète qui vient se raccorder
au récit premier vise à récupérer la totalité de l’ « antécédent » narratif797. Le champ temporel
de l’analepse rejoint en effet celui du récit premier entre le chapitre XII, qui se clôt sur le
départ d’Hélène pour son action terroriste en pleine nuit et le chapitre XIII où il est fait
mention du lever du soleil (« Un rai de lumière filtre à travers les persiennes. Cinq heures »).
Autrement dit, l’incipit a lieu dans la faille temporelle creusée entre l’avant-dernier et le
dernier chapitre. La boucle est bouclée. Reste une ellipse, l’omission d’un des éléments
constitutifs de la situation initiale que le récit aurait dû couvrir et qui reste indéterminé : que
s’est-il passé précisément entre le moment où Hélène part pour mener son action de résistance
et la scène première et finale où Hélène agonise ?
Le récit analeptique couvre donc l’ensemble des douze chapitres du roman, alors que se
glissent des passages narratifs correspondant au récit premier. Dans ces conditions, ce que
nous pourrions appeler le « roman-analepse » pour souligner l’amplitude de l’analepse ou sa
forte extension narrative, vient inquiéter le privilège du récit premier, qui n’apparaît plus qu’à
quelques reprises dans le texte, pour rappeler au lecteur l’écoulement inévitable du temps.
Tout se passe comme si le récit analeptique apparaissait comme le récit princeps et les
nombreux segments narratifs consacrés au récit initialement premier comme autant de
prolepses narratives, comme en témoigne, par exemple, l’usage du futur au chapitre XI : « Ce
sera bientôt l’aube. Tu te tairas à jamais et moi je parlerai tout haut. Je dirai à Laurent : “Vasy, ou n’y vas pas.” Je ne parlerai pas » (SA, 277).
Ce renversement de perspective, qui fait l’originalité du roman, a pour effet de projeter le
regard du lecteur en avant du récit et non pas en arrière, de telle manière qu’il en oublie le
caractère analeptique : le récit se prolonge en quelque sorte pour lui-même jusqu’à ce point où
il viendra rejoindre le récit premier. Le lecteur ignore encore, au début du chapitre XIII, si
l’on se trouve encore dans le récit analeptique : nous ne pouvons décider où finit l’analepse et
où reprend le récit premier puisqu’on ne sait précisément à quelle heure se passe la première
scène. Le lecteur est ainsi aspiré par la lecture du roman jusqu’à son point de rupture, c’est-àdire jusqu’à la dernière phrase qui doit dénouer la situation paroxystique dans laquelle se
trouve Jean, lorsque Laurent vient lui demander sa décision finale « à six heures » :
Il tressaillit. Quelqu’un frappait. Il marcha vers la porte.
796
797
Ibid., p. 91.
Ibid., p. 101.
301
— Qu’est-ce que c’est ?
— Il me faut ta réponse, dit Laurent. […] Es-tu d’accord ou non ? […] Tu n’es pas d’accord ? […].
— Si, dit-il, je suis d’accord. (SA, 309-310)
On relève une similitude de construction entre ce roman et la pièce de théâtre de Sartre,
Les Mains sales, écrite quelques années plus tard, et qui repose elle aussi sur une structure
enchâssée. Le tableau I met en scène Hugo, militant intellectuel d’origine bourgeoise, qui
vient de purger une peine de prison pour le meurtre de Hoederer, et Olga, son ancienne
camarade de lutte. Cette dernière tente de le défendre auprès de certains dirigeants du Parti
communiste qui le jugent « irrécupérable » et sont bien décidés à le tuer. Les tableaux II à VI
sont ainsi consacrés à la remémoration des événements, qui, deux ans plus tôt, ont provoqué
l’arrestation de Hugo et reviennent sur une situation complexe. Comment Hugo a-t-il tué
Hoederer ? De la réponse à cette question dépendra le sort qui attend Hugo — il sera épargné
si le mobile du crime est passionnel. Le retour sur les événements de 1942-1943 est annoncé
comme une narration : « OLGA : Raconte. HUGO : Quoi ? OLGA : Tout. Depuis le début.
HUGO : Raconte, ça ne sera pas difficile : c’est une histoire que je connais par cœur […]798 ».
Ce flash-back ouvre une brèche dans le présent dramatique et s’arrête au tableau VII, qui
rejoint le temps du tableau I, « claquant sur Hugo la porte de la souricière ». Comme
l’écrivent Françoise Bagot et Michel Kail, ce procédé « soulign[e] structurellement le poids
du choix auquel Hugo est soumis (récupérable ou non récupérable ?) et la fin toute proche du
temps imparti à Olga pour son enquête (de 21 heures à minuit). […] Hugo est cerné, coincé
de façon presque tangible par ce temps-étau. À lui d’inventer, tandis que s’écoulent les
derniers grains du sablier, une issue authentique, son issue799 ». Le projet romanesque de
Beauvoir, comme le projet théâtral de Sartre, impose donc une segmentation de la narration.
Cette stratégie narrative, qui repose sur une projection en avant du récit, a aussi pour effet
d’inscrire le futur en creux dans chaque moment présent et ainsi, de mettre en lumière la noncoïncidence des différentes strates temporelles, leur déchirure, détruisant par là même l’idée
d’un présent absolu, éternel et englobant. Ainsi Beauvoir joue-t-elle sur les effets de contraste
temporel, par exemple entre la description du Paris d’avant-guerre et celle de l’Occupation
nazie :
Il était sept heures du soir ; l’avenue de Saint-Ouen était grouillante de monde ; on s’arrachait au
coin des rues la dernière édition de Paris-Soir ; les boulangeries illuminées regorgeaient de
croissants croustillants, de brioches, de longs pains dorés ; dans les boucheries aux carreaux
saupoudrés de sciure, les bœufs et les moutons, vidés, lavés et piqués de cocardes s’alignaient,
pendus au plafond comme dans une parade […]. L’abondance, le loisir, la paix. Accoudés au zinc
des bistrots, des hommes discutaient à voix haute, sans peur. Les volets de fer étaient baissés, les
cafés vides ; on n’entendait dans les rues désolées que le martèlement des bottes nazies ;
silencieux, les yeux pleins de terreur, les gens guettaient derrière leurs persiennes. « Le tour de la
France viendra. » (SA, 156-157)
798
J.-P. Sartre, Les Mains sales (1948), Gallimard, coll. « Folio », 2007, p. 33.
Françoise Bagot, Michel Kail, Jean-Paul Sartre. Les Mains sales, Presses Universitaires de France, coll.
« Études littéraires », 1985, p. 54.
799
302
Dans ce passage qui fait se succéder deux séquences temporelles et deux plans portant sur le
même objet — la description de Paris —, le lecteur est projeté brutalement dans un présent
terrifiant, annonçant le temps de l’Occupation. Paris prend les dimensions d’un vaste Stalag
où sont emprisonnés les gens et la vie parisienne ressemble à une situation-limite où sont
prises au piège les libertés.
Les choses se compliquent encore lorsqu’à l’intérieur du récit analeptique se greffent des
prolepses narratives, la plupart du temps en italique, mêlant souvent plusieurs niveaux de
temporalité et créant ainsi un effet « choral ». Au cours du premier chapitre, le récit de la mort
de Louise lorsque Jean était enfant est interrompu par trois passages en italique comme celuici :
Marcel a jeté son pinceau ; sur le visage de Jacques, ce sang ; ce sang qui fume pour chaque
goutte que nous avons épargnée et pour chaque goutte que nous avons versée. Ton sang. Rouge
sur la ouate blanche, sur les gazes ; dans tes veines gonflées si paresseux, si lourd. « Elle ne
passera pas la nuit ! » Pas de fleurs, pas de corbillard : nous te cacherons dans la terre. (SA, 19)
Ce passage mêle deux événements distincts que le lecteur ignore encore : la mort de
Jacques et celle d’Hélène. Le déictique « Ton sang » est ambigu : fait-il référence à celui de
Jacques ou à celui d’Hélène ? La suite du texte permettra de lever l’ambiguïté puisque la
seconde personne du singulier est systématiquement attribuée à Hélène. L’absence de liens
syntaxiques entre les propositions et la rapidité dans la succession des images crée, pour le
lecteur, une confusion référentielle, un brouillage de la perception. En réalité, l’impression de
simultanéité produite à la lecture annonce plusieurs moments de l’histoire de Jean dont le lien
n’est pas gratuit : ils ont pour point commun un élément associatif qui les lie l’un à l’autre, tel
un fil rouge (« ce sang »). Le montage procède ici par analogie de situations et de sentiments,
sous l’unité d’un thème, la mort d’un proche, et de manière sous-jacente, le sentiment de
responsabilité de Jean.
Nombreux sont ainsi les segments narratifs que le lecteur ne comprend pas au premier
abord. Il est ainsi, comme le note Jean-Yves Tadié dans son ouvrage sur Proust, « tendu vers
l’avenir du récit, parce qu’il est l’avenir de la connaissance800 ». Que signifie : « Marcel a jeté
son pinceau » ? Pour le moment, le lecteur est condamné à l’impuissance, à la cécité. Ce
principe de la signification différée ou suspendue joue à plein dans la mécanique de l’énigme
et du « suspense » sur laquelle Beauvoir a voulu fonder son roman801. Le souci de suspens
narratif s’accommode d’ailleurs parfaitement d’une telle pratique de l’analepse. Ainsi, la
description de la mort de Jacques procède par touches fragmentaires et dispersées, incluses
dans des discours intérieurs, des événements de pensée, entraînant le lecteur de l’ignorance à
l’éclaircissement progressif des circonstances de sa mort. Le principe d’itération, revenant
sans cesse sur les traces d’un même événement, apparaît comme une des ressources narratives
privilégiées du Sang des autres.
800
Jean-Yves Tadié, Proust et le roman, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1986, p. 121.
L’Invitée joue de procédés identiques qui rapprochent les premiers romans de Beauvoir de la veine du roman
populaire que Beauvoir connaissait bien.
801
303
Il est d’abord fait mention d’un corps agonisant sans savoir de qui il s’agit : « Ils l’avaient
couché sur le banc avec son col déchiré et ce sang caillé sur son visage ; son sang pas le
mien » (SA, 17). Quelques pages plus loin, l’identité est nommée et la description se fait plus
précise : « Et voilà Jacques couché sur le banc avec sa chemise ouverte et du sang caillé sur
son visage, les yeux fermés » (SA, 22). Puis c’est au tour de l’instrument de sa mort d’être
évoqué : « […] dangereux comme ce jouet noir et dur que Jacques regardait en souriant ».
Ces trois segments narratifs apparaissent comme des prolepses au sein du récit
d’apprentissage de Jean. L’évènement intervient enfin, le monde de l’action venant rejoindre
le monde de l’introspection : « Jacques soupesa l’arme avec curiosité […]. On aurait dit un
jouet. […] Dans le tumulte, un coup de feu éclate, puis immédiatement un autre : “C’est le
petit qui a tiré le premier” » (SA, 44-45). Suit un moment d’égarement devant l’acte perpétré
et devant la perspective effroyable de devoir annoncer la mort de Jacques à son frère Marcel :
Derrière la porte Marcel attend Jacques ; et moi je suis là, et je vais parler. Un mot et la chose va
exister, elle ne cessera plus jamais d’exister. Un claquement sec, un mot, et le temps s’est lézardé,
il est coupé en deux tronçons qu’on ne pourra jamais rejoindre. Je frappe à la porte.
D’abord Jacques, à présent Hélène. (SA, 45)
L’aveu à Marcel de la mort de son frère est passé sous silence dans le texte. Le lecteur ne
saura jamais comment le face-à-face entre les deux hommes s’est déroulé, mais il comprend
de manière rétrospective le segment énigmatique qui décrit en réalité la réaction du frère :
« Marcel a jeté son pinceau » (SA, 19). Ce moment ineffable de l’aveu est à nouveau suggéré
au chapitre III, mais le récit adopte une stratégie narrative qui consiste à occulter le dit, du
moins à en atténuer la charge traumatique, en recourant au discours indirect libre, telle une
matrice impersonnelle : « J’ai frappé dans la nuit et Marcel a ouvert la porte : son frère
unique était mort » (SA, 77). La culpabilité de Jean déborde alors sa conscience et c’est le
mouvement destructeur présent dans la nature et dans l’humanité qui allégorise, en un geste
épique, le sentiment de honte de Jean et son désir de disparaître à jamais : « Qu’on me tue,
qu’on m’enfouisse dans la terre. Dangereux comme l’arbre au tournant de la route, comme
ce revolver chargé, comme la guerre, comme la peste. Cachez-moi ; effacez-moi » (SA, 77).
Ce moment est encore évoqué au chapitre XI, lorsque Jean rend visite à ses parents après
avoir provoqué un attentat et causé la mort de huit hommes. Douze otages ont été fusillés en
représailles. Douze de plus mourront si les auteurs de l’attentat ne se dénoncent pas. Jean
n’avouera jamais son acte à sa mère qui condamne cet attentat :
Sa voix s’étrangla : On n’a pas le droit, c’est un assassinat.
Je hausse les épaules avec impuissance. Heureusement mon père parle, il explique. […] J’ai pris
leur vie pour toujours, leur vie unique, personne ne la vivra pour eux. Ils ne me connaissent même
pas et moi je leur ai pris leur vie. Quelqu’un frappe à la porte. Marcel lisait dans l’atelier les pieds
sur la table et j’ai frappé à la porte. Assez. Assez. Je le savais. Je l’ai voulu. Nous
recommencerons demain.
La bonne apporte le potage. Je n’ai pas faim, mais il faut que je mange. Ma mère ne mange pas :
elle me regarde. Il ne faut pas qu’elle sache. Elle sait. Je sais qu’elle sait. Elle ne me pardonnera
pas. (SA, 289)
304
Le thème de la porte sur le point d’être franchie, du passage d’un seuil — métaphorique, celui
de la parole coupable — assure ici l’analogie entre deux situations qui ont pour point commun
l’événement traumatisant de l’aveu d’un meurtre.
Parfois, c’est le narrateur lui-même qui se trouve face à une énigme, comme ce prénom
surgi de nulle part que crie Hélène au moment de mourir :
« Ruth ! Ruth ! » Elle s’agite sur son lit ; elle appelle. Je ne sais pas qui elle appelle. Seuls tous
deux dans cette chambre, tous deux ensemble dans la chambre, et chacun seul. Ruth. Qui voitelle ? J’entends ce nom, mais je n’aperçois aucun visage. Je la regarde, depuis des heures je la
regarde et derrière ses paupières fermées, je ne vois rien ; autour de moi, ce sont mes souvenirs qui
se pressent ; c’est mon histoire qui se déroule. (SA, 45)
La présence de cette prolepse dans la narration interrompt le récit de la mort de Jacques. Elle
succède au coup de feu mortel suggéré juste avant : « […] Jacques luttait au milieu des
matraques qui se levaient, un rictus aux lèvres, heureux de dépenser sa vie… » (SA, 44) et qui
a lieu juste après : « Dans le tumulte, un coup de feu éclate […] ». Autrement dit, ce passage
construit un lien associatif entre l’enfant enlevé par la police allemande et le sort de Jacques,
assassiné indirectement par Jean, mais il est impossible, pour le moment, de comprendre le
sens de l’association de cette micro-scène au meurtre de Jacques. L’épisode de « Ruth » sera
relaté bien plus tard dans le roman, au chapitre XII, au moment où Hélène prendra conscience
de son historicité et décidera d’entrer dans l’action. C’est donc le caractère analogique de
plusieurs situations à la fois semblables et différentes qui motive le choix des anachronies
dans le roman. L’analogie apparaît alors comme un des paradigmes configurant le récit.
« Jacques d’abord et à présent Hélène » (SA, 12) : cette phrase nominale connaît des
variations (« D’abord Jacques, à présent Hélène »), puis « Et ce n’est pas encore assez.
Laurent viendra802 » (SA, 45). L’effet visé par cette superposition de temporalités semble être
en parfait accord avec les intentions de Beauvoir :
Toutes les dimensions du temps se trouvaient rassemblées dans cette veillée funèbre : le héros la
vivait, au présent, en s’interrogeant à travers son passé sur une décision qui engageait son avenir.
Cette construction convenait au sujet. (FA, 621)
La structure temporelle du Sang des autres est telle que le présent — tendu vers l’instant
de la mort d’Hélène — se constitue, petit à petit, comme l’unique horizon temporel et s’ouvre,
de manière ultime, sur un avenir : celui qu’aura choisi Jean en décidant de poursuivre ou non
son action terroriste. Mais le temps long de la remémoration — son enfance, son engagement
politique puis son retranchement, sa rencontre avec Hélène, l’éclatement de la guerre et son
engagement dans la Résistance, puis l’engagement d’Hélène — fait aussi signe vers un
présent inexorable dont le point d’orgue est la mort d’Hélène. Beauvoir ne fait pas mention de
cet autre effet dû à la superposition des temps. Les séquences de remémoration n’apparaissent
802
Le roman ne va pas jusqu’au récit de la mort de Laurent, suggérée ici. Mais le lecteur aura compris que Jean y
est pour quelque chose puisque c’est lui qui aura décidé de poursuivre l’action terroriste dont Laurent paraît être
le moteur.
305
alors plus comme des retours en arrière qui retardent le temps raconté mais elles accèdent à
une autre fonction : elles creusent du dedans l’instant de la mort d’Hélène, elles amplifient de
l’intérieur ce moment et l’impact de cette mort sur Jean, elles en transfigurent l’expérience,
de telle sorte que ces quelques heures passées au chevet d’Hélène offrent au temps raconté
une épaisseur et une puissance émotionnelle très forte.
Beauvoir a choisi une composition hybride, serrée, pour élaborer Le Sang des autres. On y
retrouve une combinaison de plusieurs procédés mis en avant par Sartre dans Qu’est-ce que la
littérature ? : le refus d’un narrateur conventionnel qui ne remplirait pas ses fonctions
habituelles de régie et de commentaire, le montage de voix narratives, d’actes de parole, de
citations, ou encore l’agencement de plusieurs lignes temporelles qui finissent par
s’entrecroiser. Ce dernier procédé est particulièrement bien employé dans le roman
beauvoirien. Les temporalités individuelles et cloisonnées qui structurent le début du roman
se rejoignent au moment où Hélène passe à l’action à la fin du chapitre XII :
Hélène débraya. Là-bas, tapi derrière une baraque, Paul écoutait dans le silence. Lamy avait
enfourché sa bicyclette, il passait devant le champ en chantant. Jean descendait vers la gare : elle
ne l’avait pas quitté. Maintenant, elle n’était plus jamais seule, plus jamais inutile et perdue sous le
ciel vide. Elle existait avec lui, avec Marcel, avec Madeleine, Laurent, Yvonne, avec tous les
inconnus qui dormaient dans les baraques de bois et qui n’avaient jamais entendu son nom, avec
tous ceux qui souhaitaient un autre lendemain, avec ceux mêmes qui ne savaient rien souhaiter. La
coquille s’était brisée : elle existait pour quelque chose, pour quelqu’un. La terre entière était une
présence fraternelle. (SA, 302-303)
Dans ce passage, qui adopte le point de vue d’Hélène, les différentes lignes d’action
convergent en une action unifiée. Sans parler de simultanéisme, comme chez Sartre, Beauvoir
utilise différents procédés pour donner au lecteur l’impression d’un temps, mais aussi d’un
espace, qui se déploient sur le mode de la simultanéité en unifiant les trajectoires individuelles
sous un regard unique, celui de l’Histoire. C’est justement le reproche qu’on a pu opposer au
roman, perçu comme beaucoup trop didactique. Il y a pourtant cette épaisseur du temps
humain qui vient contredire la rigueur d’une morale abstraite, celle que l’on catalogue sous
l’étiquette de « roman existentialiste ». Le roman bascule du côté du livre « choral »,
orchestrant les consciences en faisant non seulement converger mais foisonner la matière
romanesque. Ainsi le récit sur l’enfance de Jean est-il préparé par une forme de témoignage
sur l’intensité du souvenir actuel, qui vient en quelque sorte authentifier le récit qui va suivre,
dans une fusion entre l’instance narrative et les trois dimensions du temps :
Rien n’arrive. Mais ici quelque chose arrive : elle meurt. « Jacques d’abord. » Encore ces mots
figés. Mais dans le lent écoulement de la nuit, à travers d’autres mots et les images passées, le
scandale originel déroule son histoire. Il a pris la figure particulière d’une histoire, comme si autre
chose avait été possible, comme si dès ma naissance tout n’avait pas été donné : l’absolue
pourriture cachée au sein de tout destin humain. Tout entière donnée à ma naissance, et tout entière
présente dans l’odeur et la pénombre de la chambre d’agonie, présente à chaque minute et dans
l’éternité. Aujourd’hui et de tout temps, je suis là. J’ai toujours été là. Avant il n’y avait pas de
temps. Dès que le temps a commencé, j’ai été là, pour toujours, par-delà ma propre mort. (SA, 1213)
306
La conscience réminiscente de Jean atteint ici une forme d’« omnitemporalité
symbolique », pour reprendre l’expression d’Erich Auerbach dans Mimésis803. Cette
poignante attestation de sa propre existence précède directement le retour en arrière sur
l’enfance du héros, inaugurée par la troisième personne du singulier, dans une étonnante mise
à distance ou mise en scène de soi : « Il était là, mais d’abord il ne le savait pas. Maintenant je
le vois, penché à la fenêtre de la galerie. Mais lui ne savait pas. Il croyait que le monde seul
était présent ».
1.4. Les coulisses de l’Histoire
La découverte par Beauvoir de sa propre historicité a contribué à modifier les rapports de
la romancière au roman et à la narration. Qu’attendait-elle désormais de la fiction ? La
technique romanesque devait coller à la métaphysique de la romancière, à sa nouvelle manière
de regarder le monde et l’histoire. À la Libération, l’avenir était plus incertain que jamais et la
vie ressemblait davantage à une dynamique discordante qu’à un chœur harmonieux. La
complexification des configurations narratives en est l’une des conséquences sans doute les
plus manifestes. Beauvoir choisit alors de délaisser « les intrigues trop bien bâties » pour
« imiter le désordre, l’indécision, la contingence de la vie » (FC I, 340) — des thèmes qui
étaient déjà au cœur du Sang des autres —, au risque de voir la première version de son
roman publié en 1954, Les Mandarins, décourager son premier lecteur, Sartre. Plutôt que de
fixer trop clairement les contours des épisodes, Beauvoir privilégie l’éclatement, la dispersion
et la face cachée des événements. C’est que, pour elle, « toutes les choses importantes se
passaient en coulisse » (FC I, 340) : cette phrase semble définir à elle seule l’ensemble du
programme narratif des Mandarins. Les événements ne sont plus rassemblés dans des scènes
clés d’où jaillirait un sens : l’auteure, dans un premier geste d’écriture, laisse délibérément
« filer dans tous les sens les personnages et les événements », au grand désarroi de Sartre,
pour qui le « meilleur livre » de Beauvoir devait encore passer par des phases de réécriture
pour solidifier sa structure, mieux nouer les épisodes et introduire des enjeux et des attentes.
On pointe là un paradoxe de l’écriture. Avec la guerre, nous l’avons vu, l’œuvre de
Beauvoir bascule nettement vers l’engagement politique — Le Sang des autres visait déjà
cette dimension. Jamais sans doute Beauvoir n’a-t-elle été plus impliquée dans la situation du
monde et dans l’histoire. Or, là où on attendrait de cette littérature qu’elle tende à circonscrire
la part de l’intériorité, pour réfléchir le « dehors » du monde, Les Mandarins ne délaissent
aucunement la sphère intime. Bien au contraire, c’est cette propension à regarder à l’intérieur
des personnages et à observer ce qui se passe entre eux qui définit la technique d’un roman de
part en part traversé par la question historique et politique. L’art du roman consiste, plus que
jamais, à tisser ensemble le monde de l’action et celui de l’introspection.
On a considéré, à tort, que Les Mandarins étaient une vaste fresque historique, à la manière
de Zola ou de Dos Passos, ou encore une chronique de l’après-guerre, dressant un tableau
complet de la France d’après la Libération : le contexte historique n’apparaît pourtant jamais
803
Erich Auerbach, Mimésis. La Représentation de la réalité dans la littérature occidentale [1946], Paris,
Gallimard, coll. « Tel », 1968, p. 539.
307
directement et on ne saurait parler de reconstitution de la réalité. Beauvoir s’est expliquée sur
ce sujet dans La Force des choses. Plus tard, piquée à nouveau dans son ego au moment de
reparler des Mandarins, elle réaffirmera devant sa biographe officielle : « Je suis capable de
faire plus que simplement reconstituer la réalité804 ». Jacqueline Lévi-Valensi, commentant un
épisode majeur des Mandarins, celui de l’évocation de la nuit du 8 mai 1945, note à juste
titre :
Si l’Histoire ne cesse de faire sentir sa présence et même sa pesanteur dans Les Mandarins, elle
ne se manifeste pas par la relation directe des événements, aussi importants soient-ils, mais par
leur répercussion sur les personnages, sur leur vie, leurs réflexions, leurs sentiments ; elle influe
sur leurs actes, elle est énoncée, commentée, prise en compte dans leurs conversations dont on sait
la place qu’elles tiennent dans le roman805.
L’Histoire est partout et nulle part à la fois : elle ne se raconte pas, elle s’inscrit en creux dans
chaque débat, chaque prise de parole. Encore cette Histoire est-elle relativement schématique
et se réduit-elle à des débats, ayant trait, de près ou de loin, à la question du rapport avec le
parti communiste, véritable leitmotiv du roman.
L’intrigue centrale repose sur la petite histoire, plus exactement, selon les termes de
Beauvoir, sur « une brisure et un retour d’amitié entre deux hommes » (FC I, 360), le
journaliste et dramaturge Henri Perron et le grand écrivain Robert Dubreuilh, que les lecteurs
ont pu aussitôt identifier comme les portraits de Camus et de Sartre. Dubreuilh apparaît
comme un personnage pluridimensionnel, non seulement voué à son rôle politique mais aussi
à sa figure d’écrivain et d’homme public désireux d’entraîner avec lui Henri, de lui
communiquer sa foi en la politique. Henri voit en Dubreuilh à la fois une tentation et une
aporie, comme le révèle l’histoire passée qui les lie :
Henri le regarda gaiement : vingt ans ou quatre-vingts, Dubreuilh aurait toujours l’air aussi jeune
à cause de ces yeux énormes et rieurs qui dévoraient tout. Quel fanatique ! Par comparaison Henri
était tenté de se juger dissipé, paresseux, inconsistant ; mais c’était inutile de se forcer. À vingt ans
il admirait tant Dubreuilh qu’il s’était cru obligé de le singer ; résultat : il avait tout le temps
sommeil, il se bourrait de drogues, il sombrait dans l’imbécillité. […] privé de loisirs, il perdait le
goût de vivre et du même coup celui d’écrire, il se transformait en machine. (M, 14)
Lors du réveillon de Noël, Henri voit dans le visage endurci de Nadine, la fille d’Anne et
de Dubreuilh, « le masque intimidant de Dubreuilh » (M, 20), personnage fascinant mais
insaisissable, puisque le lecteur ne connaît jamais que les points de vue des autres
personnages sur lui-même.
Dès l’ouverture du roman, un différend oppose Henri Perron à Robert Dubreuilh : Henri
tient à la liberté de son journal, L’Espoir, qui ne possède pas de programme politique défini,
bien qu’il soit, comme le dit Scriassine, « le seul journal non communiste qui atteigne le
prolétariat ». Henri ne veut pas « [s]e laisser enrégimenter » (M, 22) et rêve d’un journal
804
D. Bair, op. cit., p. 520.
Jacqueline Lévi-Valensi, « Remarques sur une séquence des Mandarins », Roman 20/50, op. cit., p. 103. Je
souligne.
805
308
indépendant, qui soit capable de « former les lecteurs au lieu de leur bourrer le crâne. Non pas
leur dicter des opinions, mais leur apprendre à juger par eux-mêmes » (M, 23). Dubreuilh, de
son côté, souhaite un projet d’alliance avec le parti qu’il dirige, le S.R.L., mais Henri résiste,
au départ, à donner à son journal une couleur politique : « La Résistance était une chose, la
politique une autre. C’était loin de passionner Henri, la politique » (M, 15). Pour Scriassine,
Dubreuilh manœuvre en secret et veut « rassemble[r] une gauche soi-disant indépendante
mais qui accepte l’unité d’action avec les communistes » (M, 22). Scriassine, qui porte le
masque d’Arthur Koestler, anticommuniste farouche, ne veut pas d’une gauche asservie aux
communistes. Le différend politique qui monopolise les relations entre Henri et Dubreuilh
cache un autre différend, plus profond, qui tient à la manière d’envisager l’existence juste
après la fin de la guerre : « La vérité c’est qu’il [Dubreuilh] voyait s’ouvrir des possibilités
d’action et qu’il grillait de les exploiter. Henri se sentait moins enthousiaste. Évidemment, il
avait changé depuis 39 » (M, 14).
Toute l’intrigue repose sur les tractations menées autour du journal L’Espoir, dont le
lecteur peut suivre l’histoire à travers les différents moyens de pression exercés sur son
directeur, Henri Perron. Si la politique d’alliance entre le journal et le S.R.L. échoue, c’est en
partie en raison de la position théorique du S.R.L. et des pressions exercées par le P.C. Le
S.R.L. doit finalement basculer dans l’anticommunisme mais les dirigeants se refusent à ce
combat : le mouvement disparaît. Sous divers événements, c’est toujours la menace politique
de choisir entre les deux camps — être communiste ou anticommuniste — qui resurgit. Or, ce
nœud politique autour duquel se débattent les personnages et qui motive pour une large part
l’ensemble des rapports intersubjectifs, ne paraît jamais vouloir se délier et dévoiler une
solution, une issue satisfaisante : tout choix politique, même celui de l’indifférence, conduit à
une impasse idéologique condamnant à l’impuissance les efforts d’entente menés par les
intervenants du jeu politique.
Les divergences de point de vue qui s’expriment prennent, dans le même temps, le
caractère de controverses collectives. Les personnages en viennent à incarner le conflit
historico-mondial entre les deux grandes idéologies antagonistes du siècle. Une logique
historique, un processus inévitable, sous-tend les relations intersubjectives. Ce « manichéisme
du pour ou contre806 » selon les termes de Ronald Aronson, devait aboutir à des choix
tranchés : les personnages du roman sont conduits à articuler les raisons fondamentales pour
lesquelles des intellectuels dévoués à la liberté et à la justice sociale peuvent choisir de
soutenir le communisme ou de le rejeter. Par-delà les histoires personnelles, c’est l’échec de
la gauche au XXe siècle, son espoir brisé, qui est visé par la romancière. Comme le note
Ronald Aronson :
Les attentes d’une génération qui entendait avancer simultanément vers le socialisme et la liberté
auront été flouées. Les contemporains de Sartre et de Camus ont été placés devant un dilemme :
entre le réalisme morose de la dialectique sartrienne (le communisme est la seule voie menant vers
un changement qualitatif, quel que soit le visage hideux d’un tel changement) et le rejet de
principe du communisme par Camus, représentant d’une autre gauche (rejet qui l’a empêché de
806
Ronald Aronson, Camus et Sartre, amitié et combat, trad. de l’américain par Daniel B. Roche et Dominique
Letellier, Éditions Alvik, 2005, p. 13.
309
s’identifier avec une quelconque force significative en lutte pour le changement social). Sartre et
Camus ont articulé les demi-vérités et les demi-erreurs, parfois les demi-mensonges, de ce qui
allait devenir la tragédie de la gauche non seulement en France, mais dans le monde entier pour au
moins toute la génération suivante807.
Roman du ou des changements, Les Mandarins ne devaient pas suivre un fil continu, se
constituer en une durée homogène. Beauvoir use d’une technique romanesque en accord avec
l’idée d’une représentation distancée et chaotique des événements : elle reprend le dispositif
de la pluralité des consciences en entremêlant différentes voix narratives, comme ce fut le cas
dans L’Invitée et Le Sang des autres. C’est par le prisme de deux récits alternés que les
événements sont évoqués : d’une part, le monologue d’Anne, psychanalyste et épouse de
Dubreuilh, d’autre part, le récit en focalisation interne d’Henri Perron. La particularité de ce
dispositif vient de la différence d’ancrage du récit à la vie. La narration à la troisième
personne, celle d’Henri, porte un regard extérieur sur le monde qui commande l’univers
journalistique et les thèmes politiques. La narration à la première personne, qui tourne
davantage autour de l’univers psychologique d’Anne, est beaucoup plus subjective. Ce
truquage permet une combinaison habile de la sphère intime et de la sphère collective, et met
en œuvre un décalage chronologique intéressant : les événements, loin de se succéder de
manière linéaire, sont racontés à des moments différents et selon des points de vue divergents.
Un même événement peut donc être raconté selon deux visions non identiques qui se
superposent et se complètent. L’effet de contraste est particulièrement rendu visible dans les
deux premiers chapitres qui sont subdivisés en deux parties, l’une adoptant le point de vue
d’Henri, le second le point de vue d’Anne.
Le monologue d’Anne obéit souvent à un mouvement de rétrospection qui invite à une
reconstitution mnémonique. Autrement dit, sous la forme d’un récit homodiégétique, Anne
reconstitue en pensée les événements auxquels elle a été confrontée et les analyse selon un
point de vue personnel, qui est aussi celui d’une professionnelle, d’un médecin de l’âme.
Toujours située en arrière-plan des activités intellectuelles, Anne adopte une position
d’observatrice, attentive à sa propre vie comme à celle des autres. Comme le note Jean-Louis
Jeannelle, elle est « le seul personnage dont le lecteur connaisse le vécu profond et avec lequel
il puisse s’identifier, entretenir un rapport de mobilisation émotionnelle808 ». Sa vision
nuancée, pointant ou traversant l’opacité des choses et du sens, est la plus à même de détecter
tout ce que les autres ne voient pas, les coulisses du theatrum mundi.
Cette double vision des choses se retrouve lors de l’épisode du réveillon de Noël, au cours
duquel Henri, résolument tourné vers l’avenir, exprime son désir d’écrire un « roman gai » et
de partir en voyage au Portugal pour vivre intensément l’instant présent, après quatre années
d’austérité.
807
Ibid., p. 14.
Jean-Louis Jeannelle, « Les Mandarins de Simone de Beauvoir ou la crise du dialogue des intellectuels », Le
Débat d’idées dans le roman français, sous la dir. de Geneviève Artigas-Menant et Alain Couprie, PUPS, 2010,
p. 114.
808
310
Oui, la guerre était finie : du moins pour lui ; ce soir c’était une vraie fête ; la paix commençait,
tout recommençait : les fêtes, les loisirs, le plaisir, les voyages, peut-être le bonheur, sûrement la
liberté. (M, 10)
La France n’était plus une prison, les frontières s’ouvraient, la vie ne devait plus être une prison.
Quatre ans d’austérité, quatre ans à ne s’occuper que des autres : c’est beaucoup, c’est trop. Il était
temps qu’il s’occupe un peu de lui. Et pour ça il avait besoin d’être seul et d’être libre. (M, 11)
Anne, de son côté, rejoue la fête du réveillon dans une tonalité mineure : hantée par les
« absents », par une culpabilité de vivre qui l’empêche de profiter du « premier Noël de
paix », elle écoute avec inquiétude les sinistres prophéties de Scriassine sur « le
commencement de la liquidation » du monde. Entrecoupé de séquences dialoguées ou de
bribes de conversations qui ont eu lieu la veille, lors du réveillon, son monologue reprend,
inlassablement : le passé resurgit par bribes qui s’entrechoquent dans sa mémoire, comme sa
rupture avec Dieu et la découverte de la mort à quinze ans. Vient ensuite le temps de
l’Occupation qui est marqué par une série de faits, une objectivité à laquelle Anne n’est pas
habituée :
Je ne peux pas me rappeler ; nous n’étions pas très attentifs à notre propre vie. Les événements
seuls comptaient : l’exode, le retour, les sirènes, les bombes, les queues, nos réunions, les
premières numéros de L’Espoir. […] Et puis l’automne a passé et tout à l’heure, tandis qu’aux
lumières de l’arbre de Noël nous achevions d’oublier nos morts, je me suis avisée que nous
recommencions à exister, chacun pour soi. « Tu crois que le passé peut ressusciter ? » demandait
Paule ; et Henri m’a dit : « J’ai envie d’écrire un roman gai. » Ils peuvent de nouveau parler à voix
haute, publier leurs livres, ils discutent, ils s’organisent, ils font des projets, c’est pour ça qu’ils
sont tous heureux : enfin, presque tous […] (M, 27).
Le lecteur adopte pour un moment le point de vue d’Anne sur les autres personnages lors
de la soirée du réveillon et en apprend un peu plus sur les collaborateurs d’Henri, tous perçus
à la lumière d’un lourd passé, tous condamnés à vivre avec ce poids sur leurs épaules, avec
cette « peur sans fond » (M, 50) qu’Anne entrevoit désormais partout :
Nadine riait avec Lambert, un disque tournait, le plancher tremblait sous nos pieds, les
flammèches bleues vacillaient. Je regardais Sézenac qui était couché de tout son long sur un tapis :
il rêvait sans doute aux jours glorieux où il se promenait dans Paris avec son fusil en bandoulière.
Je regardais Chancel qui avait été condamné à mort par les Allemands et échangé à la dernière
minute contre un de leurs prisonniers ; et Lambert dont le père avait dénoncé la fiancée, et Vincent
qui avait achevé de sa main douze miliciens. (M, 30)
Le chapitre se clôt sur la remémoration de sa rencontre avec Robert Dubreuilh et la
puissance de son retentissement existentiel sur Anne. C’est toute l’Histoire, avec sa grande
hache, pour reprendre le mot de Perec, qui se trouve transformée par cette rencontre entre le
professeur à la Sorbonne et l’élève : la vie d’Anne a pris un sens — un début, un milieu et une
fin, à la manière de la composition aristotélicienne — et l’humanité a emprunté une voie
rassurante. Robert a produit un miracle : la synthèse de l’hétérogène, le mouvement de
totalisation de la vie individuelle et de l’Histoire.
311
Grâce à Robert, les idées sont descendues sur terre et la terre est devenue cohérente comme un
livre, un livre qui commence mal mais qui finira bien ; l’humanité allait quelque part, l’histoire
avait un sens, et ma propre existence aussi ; l’oppression, la misère enfermaient la promesse de
leur disparition ; le mal était déjà vaincu, le scandale balayé. Le ciel s’est refermé au-dessus de ma
tête et les vieilles peurs m’ont quittée. (M, 46)
On le voit, l’union entre Robert et Anne a produit une série d’aveuglements et a posé des
masques sur la réalité. Cette vision idéaliste de la vie, reposant sur une philosophie de
l’histoire et un dogme providentiel, est calquée sur un modèle romanesque linéaire, doué
d’une moralité abstraite, qui relance la question fondamentale du type d’accroche de la fiction
à la vie et à l’Histoire. Si, avec la guerre, « le scandale est revenu sur terre » (M, 47) comme le
pense Anne, il faudra désormais faire avec ce déséquilibre, cette instabilité perpétuelle qui
caractérise le monde et les choses. Beauvoir dit avoir trouvé l’objet approprié à une telle
représentation de l’indétermination :
Seul un roman pouvait à mes yeux dégager les multiples et tournoyantes significations de ce
monde changé dans lequel je m’étais réveillée en août 1944 : un monde changeant et qui n’avait
plus cessé de bouger. (FC I, 358-359)
2. Mémoire, témoignage et fiction
Comme le note Jean-François Hamel, dans un essai au titre évocateur, Revenances de
l’histoire, « [i]l n’y a pas d’immédiateté de l’expérience, comme si l’on pouvait s’extraire de
cette nuée de récits, qui dès avant la naissance tissent la trame de nos vies, pour en saisir
l’origine blanche, le devenir sans mémoire, ni d’innocence du récit, comme si l’on pouvait
relater les mouvements du monde sans en dévier le cours809 ». La fiction beauvoirienne, si
fortement ancrée dans l’expérience vécue, s’inscrit bien dans cette lecture qui suppose un art
du récit créateur de temps et d’histoire, sur fond d’une mémoire vivante, en perpétuel
mouvement.
Dans un entretien à Libération, paru le 4 mai 1953, Sartre dit être en train d’écrire une
autobiographie « plutôt sociale et politique qu’individuelle, sur l’évolution des gens de ma
génération, de 1905 à la Libération […]. À travers mon histoire, c’est celle de mon époque
que je veux transcrire810 ». On retrouve une parenté évidente avec l’ambition de Beauvoir
dans Les Mandarins. Si Sartre ne poursuit pas le récit de sa vie au-delà de l’adolescence, il
existe une raison adjacente à ce coup d’arrêt : la publication des Mémoires d’une jeune fille
rangée en 1958 et de La Force de l’âge en 1960, qui prend pour objet la vie commune de
Sartre et de Beauvoir depuis leur rencontre. Dans ces conditions, c’est la nécessité de la
fiction beauvoirienne qui se pose à nouveau : pourquoi la fiction ? Peut-être faudrait-il poser
la question autrement et chercher dans la médiation romanesque des moyens de détourner le
vécu autobiographique pour être au plus près d’une certaine vérité de l’expérience.
809
810
Jean-François Hamel, Revenances de l’histoire. Répétition, narrativité, modernité, Paris, Minuit, 2006, p. 8.
Voir J.-F. Louette, Notice des « Mots », op. cit., p. 1273.
312
2.1. L’histoire comme expérience vécue
Le récit beauvoirien ne se contente jamais de rapporter une expérience, ni d’en témoigner
passivement, comme si l’écriture de l’histoire pouvait assimiler dans une totale transparence
toute l’expérience antérieure ; au contraire, il la produit, la modèle et l’articule à la vie
imaginaire de l’auteure, en lui conservant toute son opacité. Dans ces conditions, le
témoignage apparaît davantage comme une fiction intime que comme une reconstitution de
l’expérience réelle. La temporalité des romans n’est pas celle du récit historique, qui inscrirait
les événements dans des rapports logiques de cause à effet et obéirait à une intentionnalité
historienne, mais bien celle de l’histoire immédiate et contingente, saisie par des consciences
individuelles.
2.1.1. Fictions de témoignage
Tous les personnages de l’œuvre de Beauvoir n’ont pas connu la même guerre mais une
même expérience unit leur trajectoire comme un socle commun dont on trouverait les
fondations dans l’expérience de l’histoire — confondue avec celle de la guerre — vécue par
Beauvoir. Fosca, témoin, acteur et conteur inépuisable d’une histoire qui se déroule sur plus
de six cents ans, constitue sans doute la figure allégorique utopique, fantasmée et fantastique,
du désir beauvoirien de transmission de son expérience à travers la fiction.
Le début des Mandarins est placé sous le signe de l’euphorie et de la libération de la
parole. Beauvoir répercute dans son roman cette volonté de raconter dont témoignent ceux qui
ont survécu à la guerre, les rescapés. Dans l’ « Avant-propos » de L’Espèce humaine, Robert
Antelme évoque la nécessité urgente de libérer la parole humaine après le mutisme des
camps :
Nous voulions parler, être entendus enfin. On nous dit que notre apparence physique était assez
éloquente à elle seule. Mais nous revenions juste, nous ramenions avec nous notre mémoire, notre
expérience toute vivante et nous éprouvions un désir frénétique de la dire telle quelle 811.
Il a fallu pourtant plusieurs décennies avant que cette parole singulière ne devienne audible
par le public, comme le montre la réception tardive de L’Espèce humaine et de Si c’est un
homme. Si les textes de Beauvoir se distinguent évidemment de la catégorie de la « littérature
des camps »812, ils n’en partagent pas moins un trait commun : « nés de l’événement » selon
811
Robert Antelme, L’Espèce humaine, Paris, Gallimard, 1957, p. 9. Il publia ce livre deux ans après son retour,
et n’en parla plus jamais par la suite.
812
On intègre sous cette catégorie les textes qui rapportent l’expérience de la déportation, récits aujourd’hui bien
étudiés, reconnus et insérés dans le domaine littéraire. Parmi ce corpus de témoignages de rescapés, on peut citer
Robert Antelme, David Rousset, Elie Wiesel ou encore Charlotte Delbo. Voir à ce sujet l’essai de Marie
Bornand, Témoignage et fiction. Les récits de rescapés dans la littérature de langue française (1945-2000),
Genève, Droz, 2004.
313
l’expression de Maurice Nadeau813, ils correspondent, à des degrés divers, à une poétique
élargie du témoignage. S’ils prennent, comme dans Le Sang des autres, la dimension d’un
témoignage, à travers la volonté auctoriale de communiquer une réalité de chair et de sang, le
récit des Mandarins engage un processus réflexif sur la valeur morale du témoignage, qui
devient alors un sujet de discussion entre les personnages.
Au sens strict, le témoignage est l’acte de parole d’un sujet je qui parle de ce qu’il a vécu,
vu ou entendu. Marie Bornand souligne la dimension éthique de la parole du témoin :
Son expérience personnelle, douloureuse, est un bouleversement qui concerne ses semblables car
la dignité humaine est en jeu, d’où une prise de parole publique. […] La question éthique est […]
au premier plan dans le témoignage, la crédibilité du témoin étant une condition indispensable à sa
prise de parole814.
Certes, les romans de Beauvoir se distinguent des récits de survivants que Marie Bornand
identifie à travers un corpus de textes dit de la « première génération », mais ils semblent
correspondre parfaitement à un deuxième corpus de textes « datant de la fin de la Guerre à
aujourd’hui, qui mettent en œuvre, sous la forme affirmée de la fiction, une position de
témoin des déportations et des violences provoquées par les idéologies de la deuxième moitié
du XXe siècle », contribuant ainsi à « la création d’une culture de la mémoire815 ». Beauvoir
n’a pas connu elle-même la déportation, mais elle l’a côtoyée, de même qu’un Camus ou
qu’un Perec l’ont approchée à leur manière. Aussi sa mémoire n’est-elle pas exclusivement
meublée de souvenirs personnels, mais également de souvenirs transmis, de toute une masse
d’informations acquises dans des lectures ou au contact de proches ayant été des témoins
directs des événements. Beauvoir choisit de donner à cette réalité « une forme explicitement
imaginaire816». La perspective adoptée se trouve donc au point d’intersection entre récit fictif
et récit historique. On voit bien qu’un partage des romans de Beauvoir entre ces deux types de
récit est impossible : le critère de « fictionnalité » — ou d’historicité — est aussi prégnant
dans Les Mandarins que dans Tous les hommes sont mortels, même si ce dernier apparaît
explicitement comme roman fantastique. Dans ces aventures d’écriture qui n’ont pas grand
chose de commun, le témoignage apparaît comme fiction ou invention de témoignage.
Prenons Le Sang des autres, où le récit fictionnel semble être au plus près de la réalité
historique dans l’épisode de l’exode des réfugiés, une situation que Beauvoir connaît pour
l’avoir directement vécue. Se pose alors la question du « témoignage » dont on peut distinguer
deux traits fondamentaux : l’indexation du récit fictionnel au récit historique et la garantie
d’authenticité qu’incarne le narrateur, témoin des événements rapportés. L’analyse de
Beauvoir va dans ce sens, lorsqu’elle écrit : « Dans les scènes de l’exode[,] du retour à Paris,
813
C’est sous cette appellation qu’il rassemble, en 1963, les récits de Robert Antelme, de David Rousset et de
Jean Cayrol (voir Maurice Nadeau, Le Roman français depuis la guerre, [1963], Nantes, Le Passeur Cecofop,
1992, p. 33).
814
Marie Bornand, Témoignage et fiction, op. cit., p. 8.
815
Ibid., p. 9-10.
816
Ibid., p. 10.
314
le récit l’emporte sur la théorie » (FA, 623). La distance affichée à la « théorie » va de pair
avec une certaine fidélité à l’expérience de l’histoire qui passe par son expression, non par sa
reconstitution. Dans l’épisode de l’exode d’Hélène au chapitre X, qui occasionne une
minut

Documents pareils

Autour de Simone de Beauvoir - F

Autour de Simone de Beauvoir - F rare d'assister sur le vif à une pareille "invention de soi". "J'accepte la grande aventure d'être moi ", écrit-elle, et cette phrase symbolise la difficile entreprise où elle se jette, courant tou...

Plus en détail