DE L`OUVERTURE DU GROUPE CONSANGUIN A LA

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DE L`OUVERTURE DU GROUPE CONSANGUIN A LA
Psychopathologie africaine,
1993, XXV, 3 : 363-376.
DE L’OUVERTURE DU GROUPE CONSANGUIN
A LA FERMETURE DE L’ETHNIE.
La délimitation rituelle de la société
et du groupe de descendance sénoufo1
András ZEMPLÉNI
Quand l’ethnologue décrit les Bororo, il sait bien qu’ils ne
sont pas des oiseaux ara. Pourtant, nous parlons parfois des cultures x, y ou z, comme si nous parlions d’autant d’espèces naturelles appartenant au genre humain. C’est que nos théories du
contrat social ou de l’avènement de la culture laissent en suspens
un problème de fond. Au risque de me tromper, je dirais qu’elles
définissent la première mais elles négligent la seconde condition
de la vie sociale. Depuis Tylor (1871), en passant par Lowie
(1920), Lévi-Strauss (1940), L. White (1949) et d’autres, ces théories postulent que l’interdit de l’inceste est la condition universelle de l’ouverture des groupes consanguins à l’échange, soit de
leur insertion dans le procès social de la réciprocité. Mais,
l’ouverture et donc la dépendance mutuelle des groupes échangistes n’est que la première condition de la réciprocité. Comme
l’écrit Lévi-Strauss : « la plupart des sociétés sans écriture voient
(dans le cercle tribal) une sorte de famille étendue, aux limites de
laquelle s’arrêtent les rapports sociaux. » (Lévi-Strauss 1983 : 85).
Ce texte a fait l’objet d’une première publication en anglais sous le titre
“How do societies and ‘corporate groups’ delimit themselves? A puzzle
common to social and medical anthmpology” Culture, Medicine and Psychiatry
14: 201-211. 1990 (© 1990. Kluwer Academic Publishers, Dordrecht. The
Netherlands). L’auteur ct la rédaction remercient les éditeurs de l’édition
originale en langue anglaise de les autoriser de publier ici une version française de cet article.
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Psychopathologie africaine, 1993, XXV, 3 : 363-376.
Si les hommes échangent femmes, signes /p. 364/ et biens, ils ne
le font pas avec n’importe qui. Ils le font avec des partenaires
sociaux bien définis et situés à l’intérieur d’une sphère d’échange
spécifique que nous appelons culture ou société x, y ou z. Or, la
définition des partenaires de l’échange est impensable sans la
définition de leur sphère de réciprocité, c’est-à-dire sans la délimitation de leur société. La fermeture de celte sphère de réciprocité, la délimitation de la société, est donc une condition tout aussi
nécessaire de la vie sociale – de l’échange – que l’ouverture des
groupes biologiques au moyen de l’interdit universel de l’inceste.
Ce sont donc nos propres théories qui nous obligent à poser la
question : par quels moyens les cultures ou les sociétés sans écriture se
délimitent ou sont délimitées ? Qu’est-ce qui trace le « cercle tribal »
au-delà duquel « s’arrêtent les rapports sociaux ? » Qu’est-ce qui
détermine non pas l’ouverture mais la fermeture d’un champ de
réciprocité ?
On passerait à côté du problème posé si on le réduisait aux interrogations classiques sur l’identité ethnique ou culturelle. Les
traits distinctifs d’une société – son système de valeurs, sa langue,
son éthos… voire son organisation socio-politique spécifique –
sont des effets ou des manifestations et non pas des causes de sa
délimitation originaire. Quant aux contraintes écologiques et
historiques, elles ne déterminent pas le principe mais seulement
les modalités de la constitution d’une sphère d’échange spécifique. Comme les mythes d’origine de maintes sociétés indigènes
– leur “charte mythique” – le suggèrent à l’anthropologue, le
principe de délimitation de ces sociétés est endogène. Il convient de
le chercher au dedans et non au dehors. C’est ce que j’essayerai
de montrer au sujet des Sénoufo Nafara de Côte d’Ivoire que
j’étudie depuis une quinzaine d’années.
Cette société africaine est plutôt exceptionnelle puisqu’elle
est matrilinéaire et matrilocale. Elle doit notamment sa réputation à deux institutions : le kekurugu et le tyologo. Le kekurugu est
un “visiting husband system” (système de mari visiteur) comparable grosso modo au célèbre cas des Nayar. Hommes et femmes
résident dans leurs villages maternels respectifs ct ne se rencon 2
A. Zempléni – La délimitation rituelle de l’ethnie et de la famille senoufo
trent que dans la nuit. Cette forme d’alliance natolocale – que
les Nafara appellent amitié (nadanra) et non mariage (tye-porigo) –
est, on le sait, la réalisation minimale de la règle de l’exogamie.
Le groupe consanguin s’ouvre tout juste le soir pour laisser
pédaler ses membres /p. 365/ mâles chez leurs “amies-femmes”
qui les nourrissent et qu’ils fécondent. Pour le reste, on préfère
“vivre entre soi”, de la naissance à la mort, puisque ni la femme
ni l’homme nafara ne quitte sa matrilignée.
La seconde institution, le tyologo est l’étape ultime de l’initiation masculine au poro, cycle initiatique et société secrète qui envahit paradoxalement toute la vie sociale des Sénoufo. Qu’ils
soient restés paysans ou non, les Nafara eux-mêmes considèrent
le tyologo comme le fondement de leur identité collective. Qui n’a
pas “fait” son tyologo n’est pas Nafara. De son vivant, il aura du
mal à trouver une “amie”2, il sera pratiquement exclu de la société des hommes et, à sa mort, il ne sera enterré par le poro qu’au
prix d’une lourde amende infligée à ses héritiers. Inversement, un
étranger comme moi qui a “achevé” son tyologo – sept ans
d’épreuves, de payements et de services rituels – devient Nafara
de plein droit. J’ai strictement les mêmes droits et devoirs que
mes camarades de promotion et mes enfants assisteront, je
l’espère, à mes obsèques sénoufo. En somme, le tyologo est la
porte d’entrée masculine – bien gardée – dans la société nafara.
C’est donc là qu’il faut chercher le principe de la délimitation
de cette société de maris visiteurs obligatoirement initiés. Mais
où ? Comme tant d’autres initiations tribales, le tyologo débute
par une mise en scène splendide et réaliste de la mort et de la
renaissance des novices. Ils sont mis au monde par une mère
symbolique cachée au fond de son “petit village” situé au centre
du bois sacré. Cette femme immortelle et bavarde incarnée par
un initié qui imite sa voix féminine aiguë n’est ni une divinité ni
2 Qui hésitera à le prendre pour mari-visiteur car, faute du concours rituel du
poro, il ne pourra pas enterrer convenablement sa belle-mère, cc qui est le
devoir majeur de tout allié nafara. L’homme qui se soustrait à ce devoir est
quasi automatiquement “refusé” par son tàn-tyéwù (“amie-femme”).
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Psychopathologie africaine, 1993, XXV, 3 : 363-376.
une fiction rituelle passagère. Nous l’appelons tantôt wolo-nuu
(notre mère) tantôt Kafolo (cheftaine de village) ou, plus affectueusement, yaa (vieille mère). Masquée, c’est elle qui nous conduit quotidiennement aux funérailles pour faire passer l’âme du
défunt au pays des morts. C’est ce qu’elle appelle sa “chasse”.
Sa “chasse” une fois finie, elle rentre dans sa forêt et ses “enfants”, jeunes et vieux, viennent, dit-elle, la “téter”: partager son
butin funéraire. C’est ainsi qu’elle les “allaite” /p. 366/ de leur
renaissance jusqu’à leur mort. Autant dire que le tyologo n’est pas
conçu comme un simple rite de passage de l’enfance à l’âge
adulte et du giron maternel à la Maison des Hommes. Au contraire, la nouvelle vie à laquelle naissent les hommes nafara est un
état d’enfance indéfinie par rapport à une “mère” génitrice et
nourricière, une mère symbolique qui se charge de les enterrer.
Alors, j’en viens à mon propos. Comme mes co-initiés et mes
collègues anthropologues, j’ai longtemps cru que notre mère
cachée dans son “petit village” nous a conçus par l’opération de
quelque Saint-Esprit sénoufo. C’est que l’on ne peut pas à la fois
subir et comprendre un rituel enveloppé dans le silence et le secret initiatique. J’ai dû attendre donc la naissance de nos cadetssept ans plus tard – pour apprendre enfin qui nous a engendrés.
À l’aube, nous devions aligner les nouveaux “bébés-jumeaux” de
notre mère devant un bas-relief fort réaliste qui représentait une
femme nue au vagin poilu. Puis, nous devions ordonner aux
novices de monter, un à un, sur cette femme et de s’accoupler
avec elle. Sans autre commentaire, nos aînés nous dirent que ce
rite de copulation se nomme tyewu-taa (copuler avec la femme)
ou tyaleeg-raa (faire l’amour avec la vieille femme). La femme en
question est évidemment Kafolo, la mère des novices et donc
notre mère à tous. Les néophytes l’apprennent du reste sans
équivoque lorsqu’ils disent dans un de ces versets ultrasecrets
qu’ils doivent réciter à “petite voix” déformée et aiguë : « Nous
copulons avec le gros vagin de notre mère et nous payons
l’amende3 pendant sept ans. »
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Le terme utilisé est tye-kongo que l’on traduit parfois par “amende
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A. Zempléni – La délimitation rituelle de l’ethnie et de la famille senoufo
En bref – et j’en ai accumulé les preuves –, la mère de tous
les initiés pratique l’inceste avec ses benjamins. Le produit de
cet inceste symbolique étant la génération suivante qu’elle met
au monde au bout de sept ans. Chaque promotion est engendrée de la sorte par la promotion précédente qui engendre, par
inceste, la promotion suivante. Durant son tyologo, le novice est
à la fois “enfant” et partenaire /p. 367/ géniteur de Kafolo. Fait
bien significatif à cet égard : le verbe pori – d’où Poro – signifie
tout à la fois “s’initier à… et “se marier avec”. À l’intention des
experts de l’inceste, j’ajoute que l’acte de fondation principal
d’un bois sacré est l’initiation et la copulation simulées d’un frère
et d’une sœur utérins choisis dans la matrilignée du fondateur.
Nous voici au cœur du problème du principe de délimitation
de la société nafara. Cette société prescrit donc à tous ses membres masculins la réalisation symbolique de l’inceste, soit de
l’acte dont la prohibition est à l’origine même de son existence.
Pourquoi ? Écartons d’emblée la thèse rebattue de l’inversion
rituelle car le poro n’est pas une négation passagère mais bien
une .institution politique constitutive (et omniprésente) de
l’ordre social sénoufo. Notons plutôt que la reproduction incestueuse est le meilleur sinon le seul moyen pour réaliser la fermeture biologique d’un groupe humain. Elle serait, par conséquent, le modèle symbolique le plus efficace pour penser et
pour réaliser sa clôture sociale. L’inceste serait “bon à penser”
la délimitation des sociétés humaines. Mais, s’il est défendable,
cet argument intellectualiste “à la française” reste muet sur le
rapport entre la prohibition de l’inceste et sa réalisation initiatique par les hommes. Comment définir ce rapport qu’il serait
d’adultère” mais qui désigne l’ensemble des dons que le mari visiteur nafara
fait à son “amie-femme”. Il ne désigne donc pas seulement un payement
ponctuel (effectué après le rite de copulation car dans le tyologo tout acte
rituel se paye) mais aussi la totalité des taxes dont les novices doivent
s’acquitter pendant sept ans au titre de “pardon du tyologo”. Autant dire que
ces lourdes taxes sont conçues comme autant de tranches du règlement
d’une dette qu’ils ont contractée envers leur mère, Kafolo dont ils ont initiatiquement abusé.
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Psychopathologie africaine, 1993, XXV, 3 : 363-376.
aussi trivial que tautologique de réduire à une simple transgression ?
Mon hypothèse tient en quelques phrases. L’initiation est le
lieu de la délimitation de toute la société nafara. Pourquoi ?
Parce ce qu’elle est le moyen obligé de l’engendrement social de
tous ses membres masculins : de tous les hommes habilités à
échanger des femmes et à exercer l’autorité dans cette société.
Qui n’est pas passé par le tyologo n’est pas Sénoufo. Le monde
des initiés est coextensif à la sphère d’échange et à la société
politique nafara. Quel est donc le rapport entre la prohibition
de l’inceste et l’axiome initiatique de la reproduction incestueuse des hommes ? Tandis que l’effet réel de l’interdit de
l’inceste est d’ouvrir les matrilignées nafara à l’échange, la fonction symbolique de la reproduction incestueuse des hommes est
de fermer leur champ de réciprocité, soit de définir les limites
mêmes de leur société. La prescription de l’inceste symbolique
ferme le champ d’alliance ouvert par la proscription de l’inceste
réel. Autrement dit, point crucial, c’est le retour du prohibé qui délimite cette société. Et pas n’importe comment. La délimitation
/p. 368/ rituelle d’un champ social n’est pas de même nature que
sa délimitation mythique. Elle n'est pas une “charte” immuable
mais un processus répétitif : ce qui est prohibé continûment
pour ouvrir les groupes consanguins nafara à l’échange est
prescrit périodiquement pour redéfinir les limites de leur champ
d’échange.
Il n’est pas besoin d’être psychanalyste pour tirer quelques
leçons anthropologiques de cette très rapide analyse. La première concerne les effets et l’efficacité sociale de la prohibition
de l’inceste. Je ne suis pas le premier à penser que le retour du
prohibé – nommé désir d’inceste par le psychanalyste – est
l’irrépressible corrélat, sinon le produit social, de la prohibition.
En final des Structures élémentaires de la parenté, Claude Lévi-Stauss
([1947] 1967 : 569-70) évoque l’indestructible nostalgie de
l’homme condamné à l’échange pour « un monde où l’on pourrait vivre entre soi. » Mais, pour Lévi-Strauss, le retour du prohihé – de la « vie entre soi » – est « éternellement dénié à
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A. Zempléni – La délimitation rituelle de l’ethnie et de la famille senoufo
l’homme social. » Les sociétés le projettent dans leur passé ou
leur futur mythique de l’Âge d’Or, elles le confinent dans les
limites de leurs représentations justificatives ou compensatoires
ou encore de leurs simulations rituelles d’un désordre ou d’un
contre-ordre. Bref, le retour du prohibé relève d’un imaginaire
négatif, il est un reflet ou un effet et jamais une cause constitutive de l’ordre social institué par la prohibition.
Comme on vient de le voir, les faits nafara contredisent nettement cette conception. Dans notre cas, le retour du prohibé,
explicitement formulé par l’axiome initiatique de la reproduction incestueuse des hommes, a une incontestable efficacité
sociale : il est au principe même de la délimitation de la société
sénoufo. Il en résulte une conséquence importante pour tout
anthropologue : s’il est vrai que la prohibition de l’inceste ouvre
et oblige les hommes à l’échange, en fait, elle ne fait que déplacer
les limites du même et de l’autre, du dedans et du dehors. Est-ce un hasard si tant d’hommes conçoivent leur culture d’origine comme
une forme sublimée de leur famille, comme une sphère de partage fermée ct endogame ? Il n’y a que les ordinateurs de Wall
Street qui échangent n’importe quoi avec n’importe qui. Dans
leur culture propre, les hommes retrouvent la “douceur d’un
monde où ils vivent entre soi”, au prix /p. 369/ certes de la réciprocité mais aussi à l’inestimable bénéfice du partage4.
Ce n’est donc pas sans raison que toute culture ou société
contient le principe endogène de sa propre délimitation. Où situer ce principe et comment le définir, voici un défi théorique
que les faits adressent à l’anthropologie sociale contemporaine.
Malgré l’apparence, les problèmes que je viens de poser concernent aussi l’anthropologie médicale, c’est-à-dire le champ thématique qui nous réunit ici. Il suffit de relire par exemple les Tambours d’affliction de Victor W. Turner (1958) pour réaliser que la
délimitation des groupes lignagers ou résidentiels est un des pro À la fin de ses Stone Age Economics (1972), M. Sahlins insiste, à juste titre, sur
la nécessité de mieux définir nos catégories traditionnelles d’échange, de
partage, de don et de réciprocité.
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Psychopathologie africaine, 1993, XXV, 3 : 363-376.
blèmes de fond traités par les rituels thérapeutiques africains.
Cette fois, ma question pourrait être reformulée ainsi : comment
les soi-disant “corporate groups”5 de l’Afrique se servent des maux
ou des maladies de leurs membres pour tracer ou pour retracer
leurs limites ? Faute de temps, je me contenterai d’esquisser
quelques propositions sommaires au sujet des processus de délimitation “thérapeutique” des groupes de descendance.
L’héritage du fonctionnalisme britannique nous incite à penser que ces corporate groups se définissent en termes de droits et
de devoirs. Pourtant, les Africains que je connais se préoccupent infiniment moins des attributs juridiques de leur groupe de
filiation que des sanctions ou des agressions mystiques de ses
invisibles “gardiens” ou “ennemis” : de ses puissances tutélaires
– ancêtres, divinités, “fétiches”… – ou, au contraire, de ses
forces dissolvantes comme la sorcellerie. Et si ces puissances ou
forces constitutives de leur lignage les préoccupent, c’est
qu’elles sont aussi les principaux agents possibles de leurs malheurs ou maladies. Autrement /p. 370/ dit, ce sont des entités
étiologiques qui embrayent l’individuel sur le social, le corps sur
le groupe, et inversement, via le diagnostic et la thérapie6.
Quitte à caricaturer, retraçons le circuit axiologique le plus
simple qui connecte le trouble individuel au désordre social. La
plupart des sociétés africaines conçoivent la plupart des maladies comme des signes de l’intervention d’une force invisible et
Le Dictionnaire des sciences humaines (Sociologie, Psychologie sociale, Anthropologie) de François Gresle, Michel Panoff, Michel Perrin et Pierre Tripier
(Paris, Nathan) propose comme équivalent français personne morale, mais
souligne que « son usage ne fait plus encore l’unanimité chez nos compatriotes, qui utilisent encore couramment la formule anglaise. » Ils précisent :
« Cette expression est destinée à distinguer, dans les sociétés sans règles
écrites, les groupes ayant “la personnalité morale”, au sens des juristes, par
opposition aux autres groupes n’ayant ni la capacité à exercer des droits, ni la
continuité temporelle. » (1990 : 250).
6 Voir à ce sujet et, de manière plus générale, au sujet des processus d’interprétation du diagnostic étiologique, de la causalité sociale et des usages sociaux de la maladie : Zempléni (1982, 1983, 1985, 1986).
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A. Zempléni – La délimitation rituelle de l’ethnie et de la famille senoufo
externe au malade. L’interprétation “magico-religieuse” de la
souffrance consiste à l’attribuer à cette force qui est socialement
située : par exemple, aux morts ou à la puissance tutélaire de ma
famille ou aux witches (sorciers) de mon matrilignage. Or ces
puissances ou forces pathogènes sont constitutives de mon
groupe de descendance. Les ancêtres comme les witches sont des
membres de mon lignage dont ils assurent la cohésion ou dont
ils provoquent la fission ou la destruction. C’est pourquoi ce
genre de diagnostic étiologique convertit ipso facto mes symptômes en signes d’un désordre social. Que ma maladie soit conçue comme une sanction, une agression ou une élection, elle
indique et annonce que quelque chose va et ira mal dans ma
famille. C’est aux devins et aux guérisseurs d’identifier la nature
de ce mal social, d’en mesurer l’ampleur et d’en déterminer la
véritable origine. Si je suis Sénoufo, il se peut que ma fièvre
chronique n’est que le dernier signe d’une souillure sexuelle que
la sœur de ma mère a introduite jadis dans notre famille et que
la puissance protectrice de notre lignée sanctionne depuis lors.
Auquel cas, le traitement symptomatique de ma fièvre sera
peut-être subordonné au traitement étiologique de tous les
maux graves et répétitifs de notre lignée qu’il conviendra de
purifier de fond en comble-au moyen d’une vaste cure collective. En somme, mon symptôme n’aura fait que déclencher un
processus social qui modifiera peut-être la structure même de
notre lignage.
Je n’évoque ce schème plus que banal que pour souligner les
conditions et les propriétés les plus générales des processus de
délimitation “thérapeutique” des groupes lignagers.
Premièrement, un critère simple permet de reconnaître parmi
les innombrables entités étiologiques celles qui remplissent une
/p. 371/ fonction de délimitation “thérapeutique”. Une entité étiologique est délimitante lorsqu’elle est assortie d’un “axiome
d’affection” qui précise que cette force est inopérante à l’extérieur du
groupe où elle agit. C’est le cas de la puissance tutélaire de la matri-
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Psychopathologie africaine, 1993, XXV, 3 : 363-376.
lignée que les Nafara appellent sandoho.7 Le sandoho n’est pas un
simple “gardien” mais bien une puissance constitutive de la matrilignée sénoufo dont la définition territoriale, généalogique et
juridique est on ne peut plus variable et floue. Si la plupart des
Nafara se soucient peu de leur généalogie et de l’histoire tumultueuse de leurs lignages dispersés par les guerres locales ou les
migrations, aucun d’entre eux n’ignore où est le sandoho de sa
famille maternelle et qui s’en occupe. En fait, une matrilignée
nafara est définissable comme l’ensemble des individus assujettis à un
même sandoho8 dont le champ d’action s’arrête aux limites de cette
matrilignée. Ainsi, la fièvre chronique d’un mari-visiteur nafara
n’est imputable ni au sandoho ni aux witches de la matrilignée de sa
femme. En revanche, elle est attribuable à la magie du frère de sa
femme ou de son propre oncle et, bien sûr au sandoho ou aux
witches de sa propre matrilignée. Il en résulte que sandoho et witchcraft (sorcellerie) sont des entités étiologiques délimitantes, tandis que la magie ne l’est pas.
Ce critère est, bien sûr, simpliste pour ne pas dire tautologique. Soulignons donc une seconde propriété distinctive des
forces pathogènes au moyen desquelles les groupes de descendance définissent ou retracent leurs limites. Ces forces sont a
priori susceptibles d’affecter les corps et les biens de tous les membres
du groupe auquel se limite leur champ d’action. Ce qui implique
au moins deux choses : leur polyvalence étiologique et la permutabilité de leurs effets à l’intérieur du groupe. Reprenons
l’exemple sénoufo. Selon les Nafara, c’est le sandoho de la famille
qui sanctionne non seulement l’inceste mais aussi tout rapport
sexuel entre les femmes de la matrilignée et les hommes si ce
rapport sexuel – marital ou pas – n’a pas été soumis au contrôle
Voir pour une analyse incomplète mais plus détaillée de la notion fort
complexe de sandoho : Sindzingre & Zempléni 1981.
8 Cette définition est partagée par A. Kientz (1979 : 19-20) qui note au sujet
des Sénoufo fodonon : « le matrilignage forme une unité strictement exogame. La règle d’exogamie s’exprime par la sujétion de ses membres à un
même sandoho… Il appartient aux sandobele de définir les contours du matrilignage »
(c’est moi qui souligne)
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A. Zempléni – La délimitation rituelle de l’ethnie et de la famille senoufo
du sandoho au moyen d’un payement /p. 371/ rituel appelé yaapere,
“la chose pour balayer” : pour “balayer” (pee) la souillure (fonro)
que toute sexualité féminine incontrôlée introduit dans la matrilignée. Ainsi, toute femme Nafara exige le yaapere de son marivisiteur ou amant débutant afin d’éviter les conséquences désastreuses de la souillure du sarndoho de sa propre matrilignée.
Quelles sont ces conséquences et en quoi le sandoho est une
entité étiologique polyvalente ? Selon l’axiome appliqué par les
devins, les syndromes fébriles des enfants (tye-furu), la stérilité
des femmes, la sécheresse des terres familiales, voire les incendies et certains décès sont également imputables à l’intervention
du sandoho de la matrilignée que la souillure sexuelle, le fonro,
“échauffe” (wari) en sa totalité. Fièvres, décès, stérilité, infertilité… sont autant de manifestations possibles du même “feu”
qui couve dans la famille, de la même “chaleur” qui menace les
corps ct les biens de tout le groupe consanguin. Second point :
les sanctions du sandoho sont permutables d’un individu à un
autre. Ainsi, l’auteur de la souillure n’est pas nécessairement, et
même rarement le malade, qui en subit les effets. D’où une
conséquence importante : le diagnostic et la thérapie9 reconfirment
La cure collective effectuée dans ce cas est bien trop complexe pour être
décrite ct analysée ici. En voici les grandes lignes. Pour “refroidir” (nyingi) la
famille – les corps de ses membres comme son domaine agricole – , le devin
identifier l’auteur de la souillure qui n’est donc pas nécessairement et même
rarement le malade. On procède à des sacrifices sur tous les autels et autres teesunyi (lieux de sacrifice) de la famille pour “balayer la souillure”. Puis, on “attache le sandoho” sur son auteur, ce qui signifie à la fois sa transformation initiatique en officiant du culte familial et son intégration dans la congrégation
supralignagère des sandobele parmi lesquels se recrutent les devins. Son initiation modifiera radicalement son statut. Elle la liera pour toujours aux génies de
la terre (debele), terre qu’elle ne pourra plus jamais cultiver : ce qui n’est pas une
mince sanction dans une société exclusivement agricole. L’alliance mystique
entre l’initiée et les génies est scellée par un acte sexuel sans doute simulé : la
novice doit passer la nuit avec un homme initié que l’on nomme, en cette
circonstance, “génie mâle” (debo). Enfin, tous les villageois nafara connaissent
la dérision suscitée par les simulacres et les insultes sexuels, salés, réciproques
et publiques, auxquels sont tenus femmes et hommes sandobele lors de
l’initiation de leurs novices. Comme dans le tyologo, cc qui est ordinairement et
continûment prohibé est périodiquement prescrit aux initiés. À souligner enfin
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Psychopathologie africaine, 1993, XXV, 3 : 363-376.
l’interdépendance des expériences /p. 373/corporelles des membres du groupe,
groupe auquel ils confèrent ainsi sa véritable “corporateness”.
Ils la reconfirment périodiquement, ce qui est la troisième et
principale propriété des processus de délimitation “thérapeutique”. Je m’explique. Dans mon hypothèse, les groupes de descendance se délimitent donc, entre autres, au moyen de leurs
puissances ou forces constitutives, tel le sandoho ou le witchraft,
qui sont aussi – et parce qu’elles sont aussi – leurs principaux
référents étiologiques. Mais, ces puissances ou ces forces ne
définissent pas les limites du groupe, du dedans et du dehors, à
la manière d’une charte généalogique, foncière, ou mythique.
Elles tracent et retracent ses limites au moyen d’un processus
cybernétique. Ce sont les rétroactions répétées de leur propre
champ d’action, soit les diagnostics et les cures des maux imputés à leur intervention, qui les rendent aptes à définir continûment
les limites du groupe. La répétition des maladies et des infortunes qui désagrègent périodiquement le groupe devient de la
sorte la condition de sa délimitation – et de son intégration –
continue. Une puissance tutélaire comme le sandoho ne peut
délimiter le groupe continûment du dehors sans agir comme une
force pathogène qui le disloque périodiquement au dedans. D’où ce
principe élémentaire des processus de délimitation “thérapeutique” : ce qui désintègre le groupe périodiquement au dedans revient du dehors pour le délimiter continûment ou pour le découper
durablement10.
Ce phénomène d’inversion spatio-temporelle est, semble-t-il,
une caractéristique générale des processus de délimitation endogène des champs sociaux. En fait, nous l’avons rencontré
déjà au sujet du retour du prohibé – de l’inceste – au cœur du
dispositif initiatique sénoufo. On s’en souvient : ce qui est pro que Ce sont les sandobele qui définissent, au sens opératoire, les contours de la
matrilignée pour autant que tout diagnostic étiologique et toute prescription
rituelle relève de la compétence des devins.
10 Comme en témoignent les processus bien connus de fission lignagère à la
suite d’une accusation de witchcraft, cette entité pathogène servant alors de
bistouri symbolique.
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A. Zempléni – La délimitation rituelle de l’ethnie et de la famille senoufo
hibé continûment au dedans pour ouvrir les matrilignées nafara à
l’échange est prescrit, fait retour, périodiquement du dehors
pour délimiter leur champ d’échange, soit la société nafara.
On pourrait continuer ainsi et montrer notamment que le
même phénomène d’inversion spatio-temporelle est repérable à
l'autre bout de la chaîne : dans les conduites rituelles qui visent
à restituer /p. 374/ l’intégrité du corps de l’individu. Tel est le cas,
par exemple, de la possession rituelle destinée à “guérir” une
possession-maladie imputée à l’incorporation permanente d’un
esprit. Comme Je l’ai montré ailleurs (Zempléni 1984 : 335-41,
et 1987 : 301-10), la thérapie consiste ici en la conversion de la
possession-maladie en possession rituelle. Et cette conversion
est, en fait, une inversion tant spatiale que temporelle : ce qui
déstructurait le corps continûment au dedans, revient et doit revenir
périodiquement du dehors sous la forme obligée et répétitive de la
transe rituelle qui reconstitue les limites de l’espace corporel de
l’adepte11.
Est-ce à dire que corps, groupes sociaux et sociétés se délimitent de la même manière ? Qu’ils tracent et retracent les limites du dedans et du dehors au moyen des mêmes processus
inconscients ? C’est à voir, mais la question mérite d’autant plus
un examen de fond qu’elle contient, à mon sens, la promesse
d’une révision significative de nos théories actuelles du rituel.
András ZEMPLÉNI
Laboratoire d’Ethnologie ct de Sociologie Comparative
Université de Paris X - Nanterre
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J’ai développé cet aspect dans une communication récente : La transe et la
danse (1987).
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RÉSUMÉ :
Les théories anthropologiques classiques définissent la première mais négligent la seconde condition de la vie sociale. Elles postulent que l’effet de
l’interdit universel de l’inceste est l’ouverture des groupes consanguins à
l’échange mais elles n’expliquent pas la fermeture de leur champ de réciprocité, c’est-à-dire la délimitation de la société. D’où la question : par quels
moyens les sociétés sans État délimitent-elles ou sont-elles délimitées ? Chez
les Senoufo de Côte d’Ivoire, l’acte central de l’initiation masculine au Poro –
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A. Zempléni – La délimitation rituelle de l’ethnie et de la famille senoufo
fondement de l’identité ethnique des Sénoufo – est un rite d’accouplement
des néophytes avec leur mère symbolique : rite qui fonde l’axiome initiatique
de la reproduction incestueuse des hommes. Dans ce cas, la prescription de
l’inceste rituel “ferme” le champ d’alliance “ouvert” par la prohibition de
l’inceste réel ; le retour du prohibé, là même où les Sénoufo (re)produisent
leur identité est au principe de la délimitation rituelle de leur société. En fait,
la prohibition de l’inceste ne fait que déplacer les limites entre le même et
l’autre, le dedans et le dehors. Malgré l’apparence, la délimitation des soidisant “corporate-groups”, tel un groupe de descendance africain, n’est ni plus
juridique ni plus naturelle que celle de la société qui les contient. Leurs limites sont tracées et retracées notamment au fil des cures traditionnelles et
au moyen d’entités étiologiques qui ont des propriétés distinctives : elles
sont inopérantes à l’extérieur du groupe qu’elles délimitent ; /p. 376/ elles
sont polyvalentes et leurs effets sont permutables d’un membre du groupe à
l’autre ; elles agissent périodiquement : il faut qu’elles disloquent le groupe
périodiquement du dedans pour pouvoir le délimiter continûment du dehors. Ce phénomène d’inversion spatio-temporelle (dedans-dehors ; périodique-continu) est repérable dans tout processus de délimitation rituelle. Son
analyse approfondie pourrait contribuer à une révision significative de nos
théories actuelles du rituel.
Mots clés : • Identité ethnique • Rituel • Initiation • Poro • Inceste • Cure
traditionnelle • Sénoufo (Nafara) • Côte d'Ivoire.
SUMMARY :
HOW DO SOCTETIES AND CORPORATE GROUPS DELIMIT
THEMSELVES?
A PUZZLE COMMON TO SOCIAL AND MEDICAL ANTHROPOLOGY
Classic anthropological theories define the first but neglect the second condition of social life. When they assume that the universal effect of the incest
taboo is the opening of the consanguinal groups to the others, to exchange,
they do not explain the closure of their sphere of reciprocity, i.e. the delimitation of the society. Hence the question: How, by which means, arc stateless
societies delimited or do they delimit themselves? Among the Senufo of
Ivory Coast (Nafara), one of the main acts of the male initiation ceremonies
– to the Poro, which is the very basis of Senufo’s ethnic identity – is a ritual
intercourse between the neophytes and their symbolic mother who has just
given birth to them. This rite materializes the initiatic axiom: Senufo men
reproduce themselves by incest. In this case, the prescription of ritual incest
is a mean by which the society “closes” the field of reciprocity “openend”
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Psychopathologie africaine, 1993, XXV, 3 : 363-376.
by the prohibition of actual incest. The return of the forbidden – at the
heart of the institution which reproduces its identity – is the basic principle
of the ritual delimitation of this society. Dispite appearances, the delimitation of the so-called “corporate groups” – for example, an African lineage –
is either more “natural” nor more jural than that of the society which contains them. The limits of these groups are traced and retraced notably in the
course of traditional “therapies”, and by means of etiological entities which
share several common, distinctive properties. (1) They cannot operate outside of the group delimited by them. (2) They are polyvalent and their effects are permutable from one group-member to another. (3) They act periodically: they have to dismantle from the outside. This phenomenon of
spatiotemporal inversion (inside-outside ; periodic-continuous), observable
in any process of ritual delimitation, deserves our attention insofar as its
closer analysis could lead us to rethink our present theories of ritual.
Key words : • Ethnic identity • Ritual • Initiation • Poro • Incest • Traditional
therapies • Senufo (Nafara) • Ivory Coast.
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