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les-villages-de-liberte-dans-les hauts-Senegal-et
LES VILLAGES DE LIBERTE (V.L.) DANS LES
HAUTS SENEGAL ET NIGER.
(Vers un nouvel esclavage de l’ordre colonial ? Texte actualisé)
Avant-propos :
Avant d’aborder l’incidence historique de la création par la France des villages de liberté
(V.L.) sur les mentalités au sujet de l’esclavage intérieur en Afrique de l’Ouest, conjuguons deux
mots au présent.
Pour commencer, je tiens à remercier les organisateurs de ce colloque du Lamentin1,
qui ont tout fait pour qu’il se déroule dans un esprit fraternel avec des échanges fructueux entre les
chercheurs martiniquais et ceux des trois continents. Ils ont surtout, eu le mérite d’avoir entr’ouvert
les portes du vrai marronnage, celui de l’esprit humain dans sa quête éternelle de liberté.
Avant d’entamer le thème de mon intervention, je vais essayer, par un détour
initiatique, de vous introduire dans la réalité vécue en Afrique de l’Ouest aujourd’hui en 1998, à
travers deux exemples de conflits qui mettent en relation ce colloque et la vie quotidienne. Ces
exemples balaieront l’idée communément répandue, selon laquelle un colloque est une
grand’messe, une rencontre de « cerveaux ankylosés » dans les dédales de leurs recherches,
brusquement réveillés par les rythmes étourdissants de la modernité. Cerveaux errants et zombifiés
qui, de temps à autre, sortent la tête de l’eau pour prendre un bol d’air frais... afin de mieux
replonger dans les abysses de l’univers clos, de je ne sais quelle science occulte coupée des enjeux
de société réelle.
De mon point de vue, science et société se produisent l’un l’autre réciproquement et se
reproduisent en se différenciant dans la temporalité, selon les modalités des rapports sociaux et de
pouvoir en perpétuel devenir. C’est pourquoi, je vous invite, le temps d’une « fulgurance », d’un
« flash » que dure cette communication à diriger votre regard critique sur la partie de la grande
scène du monde que je veux éclairer pour vous.
Le sens que je donne à ma participation à cette rencontre, est qu’il est devenu limpide
pour tous, que les peuples noirs doivent sortir de l’obscurantisme et affronter, je répète affronter
leur histoire réelle. C’est à nous autres, Africains de l’Ouest, au vu des rapports anciens que nous
avons entretenus avec la Méditerranée et l’Orient, puis avec l’Occident et les Amériques à travers
les « traites » transsaharienne, transatlantique, et océan indienne, qu’il appartient de jauger avec
sérieux, sans passion négatrice, sans esprit d’occultation et sans complaisance aucune, ni avec nousmêmes, ni avec notre histoire, les processus d’influence réciproque des trois « commerces », que
j’appelle désormais les déportations des Nègres, sur l’esclavage domestique africain. J’estime
aujourd’hui, que cet esclavage domestique a été sinon le catalyseur, du moins le terreau de ces
déportations négrières et qu’il devient urgent d’en démonter les mécanismes à travers la longue
durée.
Le premier exemple que je délivre concerne un ministre sénégalais, qui, vexé d’être
traité de « casté » en conseil des ministres... (en 1997) n’eut d’autre recours que de s’en remettre à
la mémoire populaire (il alla consulter les vieux de son village pour confirmer l’origine noble de
son patronyme) afin de se reconstruire une généalogie et la remettre au goût du jour, c’est-à-dire en
la hissant à la hauteur de son nouveau statut social. D’aucuns soutiennent qu’au Sénégal (comme
ailleurs) les ministres issus des deux groupes inférieurs (artisans et descendants d’esclaves) ne se
font plus obéir “depuis que le Blanc est parti”. Comment alors soutenir et imposer juridiquement la
nouvelle citoyenneté si ostensiblement menacée ?
Le second exemple concerne les ressortissants soninkés du village de D... en France,
dont les nobles menacèrent les esclaves (en 1996) d’exclusion de toutes les affaires du village,
1
Colloque du Lamentin co-organisé par la Mairie du Lamentin (Martinique) avec Alain Anselin et Serge Domi à
l’occasion du cent cinquantenaire de l’abolition de l’esclavage en 1848.
1
depuis la caisse de solidarité villageoise de France jusqu’à la prière du vendredi dans la grande
mosquée de leur village situé en Mauritanie ; alors que les descendants d’esclaves sont majoritaires
dans le village... Le noeud gordien du conflit étant qu’un fils d’esclaves, né au village, ait osé
nourrir des prétentions de mariage sur une fille d’origine noble, née en France... et de surcroît, la
fille de son propre maître, pour qui il travaillait avant de quitter le village et même arrivé en
France... où il était chargé des tâches domestiques. Au début, les deux jeunes gens n’avaient pas
mesuré l’ampleur du décalage entre leur vécu et la « mentalité villageoise » de leurs parents, mais
quand ils comprirent la situation, ils résistèrent fermement… et le village se scinda : les esclaves
furent exclus de la caisse villageoise à Paris ; et au village, les nobles séparèrent mosquées et
cimetières... presque comme au bon vieux temps du pouvoir sans partage des aristocraties
villageoises.
Deux exemples situés à deux niveaux différents des strates de la société africaine : les
couloirs du pouvoir d’Etat au Sénégal, puis les « vestiges » du pouvoir aristocratique villageois ;
deux exemples réels, qui ont eu lieu entre 1996 et à 1997.
Le cas du village de D… sera détaillé plus tard dans un article2 à venir en même temps
que d’autres exemples concernant des familles africaines en France et dans les villages d’origine.
Mais d’ores et déjà, je vous demande de méditer ces deux exemples en partant de
l’idée de division de nos sociétés traditionnelles en trois catégories strictement endogames avec des
statuts sociaux (individuels et collectifs) acquis à la naissance, et qui en principe, devraient
déterminer le devenir des individus et leurs places supposées inamovibles dans les communautés
villageoises et les classes sociales des sociétés globales africaines. Mais qu’en est-il dans les faits ?
2
Cf. Yaya SY, L’esclavage chez les Soninké : du village à Paris, in, « L’Ombre portée de l’esclavage », du « Journal
des Africanistes », année 2000, Tome 70, fasc. 1-2,
2
LES VILLAGES DE LIBERTE ( V.L.)
Introduction :
Après le décret d’abolition de l’esclavage du 27 avril 1848, la France voulait-elle
étendre la libération des esclaves à l'ensemble de ses colonies ? Ou bien voulait-elle tout
simplement s'inspirer des expériences anglaise et américaine (Sierra Leone et Liberia), pour créer
des villages de liberté au Soudan dans le seul but de se doter d'un instrument précieux
de « pacification » de l'Afrique de l'Ouest ? Le village de liberté ne serait-il dans cette perspective,
qu’un point d'appui stratégique pour accélérer la pénétration coloniale surtout durant la période de
"course à la colonie" entre puissances impérialistes européennes déjà bien entamée à la Conférence
de Berlin ?
Nous sommes dans les années 1880 en plein milieu de la « Grande dépression » (18731896), la Première Révolution industrielle touche à sa fin, l'Europe a besoin des marchés coloniaux
et plus généralement de débouchés internationaux pour ses produits industriels et alimentaires. Le
Congrès de Berlin vient de lui donner le feu vert pour continuer à “dépecer” l'Afrique sans aucun
projet de développement ni même humanitaire pour les peuples du continent malgré une résolution
de principe contre l’esclavage en Afrique. Les meutes de militaires étant déjà lâchées sur le
terrain… l’objet du congrès était de limiter les risques d’une confrontation militaire généralisée
entre puissances européennes sur le terrain africain.
Comme nous l’avons signalé plus haut, avant la création des V.L.3 du Soudan, c'est-àdire peu après l'arrêt des déportations négrières par l'Angleterre, les premières installations de
"libérés" sur le sol africain ont eu lieu en Sierra Leone et au Liberia. Dès 1848, la France, s'inspirant
de cette expérience anglaise, créera des villages de libérés à Gorée, à Saint-Louis du Sénégal4 et à
Libreville. Mais ce n’est qu’après 1885, avec la « pacification » du Soudan, que le mouvement
prendra une toute autre dimension tout en restant relativement modeste au vu de la masse
d'esclaves internes de la zone soudano-sahélienne qu’il fallait libérer de l’esclavage domestique.
Ce sont les difficultés de se doter de la main-d'œuvre nécessaire au transport du
matériel de guerre, des vivres, du courrier, etc. qui rendront vitales l’installation des V.L. et
précipiteront la création, dès 1880, du Chemin de fer Kayes-Bamako (Kayes étant accessible par le
fleuve Sénégal, le tronçon Dakar- Kayes, moins urgent, sera construit plus tard dans les années
1920).
Mais en attendant la réalisation de ce projet, il fallait créer des pistes de pénétration
pour lutter contre Samory et Ahmadou. Un autre élément déterminant dans la création des V.L. était
la difficulté du prélèvement obligatoire d'hommes (surtout en saison des pluies) dans les villages,
prélèvement qui risquait à tout moment de provoquer une déflagration générale dans la région. On a
donc facilité la fuite contrôlée, vers les postes français, d'anciens captifs évadés, d'échappés des
territoires ennemis (territoires contrôlés par Samory ou Ahmadou ou par les Touareg), d'anoblis, ou
de ceux parmi les esclaves dont les maîtres ont disparu, etc.
La politique de la France, depuis la fin de la Convention jusqu’à la Seconde Guerre
mondiale, a toujours été une politique de conservation des colonies à tout prix. Pourtant elle n’avait
aucun projet humanitaire pour les colonisés. C'est pourquoi elle fermera les yeux sur tout ce qui
n'entrave pas sa domination et en particulier sur l'esclavage intérieur pratiqué dans ses colonies
africaines. Même si elle a adopté les lois de 1889, 1902, mais surtout celle du 10-11-1903 (qui
interdisait de tenir compte de la qualité de captif en l’opposant à celle d’homme libre) et du 15-121905, contre “la détention et la vente de captifs”, c'est pour mieux contrôler la main-d'œuvre et non
pour systématiquement exproprier les esclavagistes africains en libérant leurs esclaves.
C'est cette politique globale de non intervention et souvent de complicité active avec
les aristocraties locales qui explique en grande partie la persistance des structures sociales et des
idéologies dominantes dans les sociétés ouest africaines, et qui fait qu'aujourd'hui, dans les villages
3
4
Liberté-bougou (quartier de la liberté en bambara), liberten-kani (maisons de la liberté en soninké)
Denise Bouche, Les villages de liberté en Afrique Occidentale française, Paris, Mouton, 1968.
3
sahéliens, des pratiques comme l'endogamie de caste entre groupes sociaux, empêchent de
nouvelles recompositions structurelles des sociétés ouest africaines et une ouverture sur l’égalité, la
démocratie, la citoyenneté et le progrès.
Après l’analyse de la situation politique de la France à la fin du XIXe siècle, je
traiterai, dans la seconde partie de ce travail, de la naissance du V.L. dans la zone soudanosahélienne. Le VL peut dores et déjà être considéré autant comme site de marquage des pistes de
pénétration coloniale, que comme point d'appui stratégique et logistique, voire psychologique.
On peut d’entrée de jeu affirmer que le V.L. fut la principale source de main-d'œuvre,
mais aussi de renseignements militaires (les prisonniers et les fuyards des armées ennemies y sont
accueillis les bras ouverts…).
J’évoquerai la mise en place du V.L., son « statut juridique » incertain, sa gestion, son
développement, son extension géographique, la diversité des traitements imposés aux habitants, son
déclin, etc.
Je mettrai en relief, dans la troisième partie, la fragilité du V.L. au vu de la diversité
ethnique et de la dispersion spatiale de ses habitants, et par conséquent de son hétérogénéité
culturelle et linguistique et les conflits générés par cette complexité structurelle. J’évoquerai le peu
de considération et de prestige dont jouissaient ses habitants, tant aux yeux des Africains, qu'aux
yeux des administrateurs coloniaux eux-mêmes...
Je constate dès le début de ce travail que le village de liberté était un isolât dans un
océan d'esclavage domestique où la France ménageait ou réprimait à sa guise selon le contexte, les
anciens propriétaires d’esclaves. Ces derniers cependant, gardèrent dans leur immense majorité,
leurs prérogatives sur leurs « captifs » ou esclaves domestiques, tant qu'ils ne s'opposaient pas de
front aux intérêts coloniaux français, comme ce fut le cas en Guinée et au Dahomey.
Dans la troisième partie, j’exposerai la perception des habitants des V.L. par les
autochtones et les administrateurs, mais aussi les positionnements
et les actions des
antiesclavagistes, des abolitionnistes et autres libéraux en France. Je montrerai que les V.L. sont,
soit passés sous silence dans les correspondances administratives, soit présentés comme « des
havres de paix de l'action libératrice d'une France généreuse ».
Pour terminer, je poserai la question du rapport des Etats africains actuels à l'esclavage
intérieur, appelé servage (Meillassoux) mais surtout à deux de ses conséquences les plus fâcheuses
que sont l'endogamie de castes et le statut social héréditaire qui demeurent des problèmes d’une
brûlante actualité.
4
I. Les premiers villages de liberté : un héritage de
l'expérience coloniale anglaise
1. Les expériences anglaise de Freetown et américaine de Monrovia.
Les contradictions du système colonial anglais (la lutte contre ses colonies
d’Amérique, le développement industriel précoce de ce pays, la colonisation anglaise en Asie, ainsi
que la concurrence entre puissances coloniales), font de l'Angleterre un pays précurseur dans la
libération des esclaves (l’interdiction des déportations et l’abolition de l'esclavage). C'est ainsi que
les Anglais, après avoir été parmi les premiers marchands d'esclaves, estimaient qu'en réimplantant
des Nègres en Afrique de l'Ouest, ils réaliseraient une œuvre humanitaire grandiose, car il s'agit
pour eux, et selon Denise Bouche2 « d'arracher des Nègres à l'horrible esclavage des colonies
d'Amérique ». Nous sommes à la fin du XVIIIe siècle, la rivalité née de la guerre anglo-américaine,
de même que la pensée philosophique, mais surtout religieuse anglaise continuent à produire des
effets mécaniques importants sur le « commerce triangulaire ».
C'est dans un contexte international de concurrence acharnée que Freetown fut fondée
en 1791 par la Compagnie de Sierra Leone avec des Nègres “loyaux” de la Nouvelle Ecosse qui
avaient combattu dans les rangs anglais. De retour à Londres, ils sombraient souvent dans l'alcool et
le chômage, d'où l'idée de les envoyer sur les côtes de l'Afrique de l'Ouest. A leur arrivée, ils
reçurent 5 acres de terre (2 hectares), ce qui était insuffisant pour les faire vivre, mais ils ne
pouvaient trouver un supplément de ressources qu'en travaillant pour la Compagnie, d'où une quasi
dépendance des habitants à l’endroit de cette dernière. Notons que les Anglais ont créé délibérément
cette situation de dépendance car ils voulaient de ce fait, avoir à leur disposition, une main-d'œuvre
fragilisée par l’insuffisance de la production vivrière, et qui serait par conséquent corvéable à
volonté.
La petite colonie vit tant bien que mal, quand la Sierra Leone passera à la Couronne
avec l'interdiction de la traite par l'Angleterre en 1807. La communauté d'esclaves libérés va croître
avec la capture des vaisseaux négriers sur les côtes.
En 1819, une autre expérience sera menée au Liberia par l'American Colonization
Society (A.C.S.) avec plusieurs établissements fondés à Grand Bassa, Monrovia, Cap Palmas par
différents Etats du Sud des USA dans le but d’évacuer leur « problème noir ». C'est le cas par
exemple de l'Assemblée de Virginie. De même, l'A.C.S. se refuse à prendre part au débat qui
oppose le Sud et le Nord des USA, croyant peut-être pouvoir tirer profit des subventions octroyées
par les différents Etats de l'Union pour transplanter les Nègres en Afrique.
On notera que les anciens esclaves devenus colons noirs en provenance des USA sont
différents des autochtones, qui, eux-mêmes sont différents des Nègres libérés des navires négriers
(qui sont déjà coupés de leurs villages et de leurs familles d’origine). Dès lors, la cohabitation entre
ces trois groupes, deviendra le problème central du Liberia ; car à ce problème de cohabitation,
viendra se greffer celui créé par les USA qui voulaient à la fois se débarrasser de leurs Nègres et
avoir un pied en Afrique.
2. L'expérience française de Libreville, Gorée et Saint-Louis
a) L'expérience de Gorée et Libreville
A la fin de la première moitié du XIXe siècle, la fondation de Libreville près du fort
d'Aumale par les colons français, sera calquée sur le modèle anglais de Freetown. En effet, le 2
juillet 1842, 240 Noirs sont saisis à bord de l'Elizia, navire négrier arraisonné par la marine
française et, selon D. Bouche, (cf. D. Bouche, 1968) ils étaient placés d'office au service de l'Etat
sous couvert du ministre de la Marine pendant sept ans. Les Signares de Gorée réclamèrent que les
malheureux leur fussent confiés, mais le contre-amiral de Montagnies, le 27 avril 1847, décida
« d'établir les Congo auprès du fort d'Aumale » (Bouche, ibid., p. 514-515).
5
Selon le ministère, il s'agit de mettre à la disposition de l'autorité « des travailleurs
acclimatés. » Ils seront donc attachés au fort, et on les empêchera d'avoir des contacts avec les
populations locales et généralement d'aller s'aventurer ailleurs, pour soi-disant, ne pas rechuter dans
l'esclavage…
Selon la pratique consacrée, dans toutes les colonies, les “coloniaux” laissent
“refroidir” les ordres des différents ministères de tutelle (qui ne seront jamais appliqués à la lettre),
c’est ainsi qu’en 1849 on envoya seulement 25 rescapés de l’Elizia au Gabon, car l'administration
avait déjà confié les « esclaves » aux Signares de Gorée et ces dernières s'opposèrent à leur
départ…
A leur arrivée au fort d'Aumale, le Génie fut chargé de construire pour eux un village,
« vaste, aéré et sur le point le plus favorable possible » (Bouche, ibid., p. 515). La colonie et la
station leur assureront les vivres nécessaires et en contrepartie les libérés fourniront du « travail
volontaire ».
Dès 1850, le Gouverneur du Sénégal, Baudin, qualifie l'expérience de concluante car,
selon lui, les libérés cultivent leurs champs et vivent sous l'autorité d'un chef désigné par eux et sous
la protection des militaires français. On peut alors affirmer que ce village vit sous une surveillance
coloniale étroite quoi que discrète.
b) Les villages de liberté de Saint-Louis du Sénégal.
A partir de 1848-1849, en même temps que Libreville, quelques villages de libérés
furent créés au Sénégal par le gouverneur Baudin qui, après le décret d'abolition de 1848 a promis
de « fournir du travail à ceux qui n'auraient pas pu en trouver par eux-mêmes.» Le Gouverneur cite
en novembre 1849 les villages de N'Dar-Tout et de l'île de Sor à l'Est, où les libérés ont reçu une
concession qu'il leur fallait construire. Il invita une partie de la population à s'établir sur différents
points du Oualo, en l'occurrence les forts de Lampson et de Mérinaghem, afin de s'y livrer aux
travaux des champs et pour désengorger Saint-Louis. Mais la menace des Maures Trarza qui
razziaient la région, finit par dissuader les candidats potentiels.
Ces premiers villages de libérés, qu'ils soient anglais ou français, avaient une
population ciblée et limitée, d'où leur succès relatif. Mais on ne s'attaquait pas vraiment aux
fondements sociaux et institutionnels des sociétés environnantes, même si après la loi du 27 avril
1848, tous les habitants du Sénégal étaient en principe considérés comme libres ; cependant dans les
faits, la loi ne visait en principe ici que les esclaves détenus par les Français… Mais bien après
1848 la condition sociale des habitants de ces villages avait très peu évolué ; tant à Saint-Louis, à
Freetown, qu’à Libreville, et l’on a souvent refusé l'asile aux esclaves fugitifs venus y réclamer
refuge, sous prétexte de ne pas se mettre les anciens maîtres sur le dos.
6
-II-Le V.L., point d'appui stratégique de la conquête coloniale des
hauts Sénégal et Niger de 1880 à 1911.
-1- Le contexte colonial des années 1880-90.
La fin des déportations esclavagistes n'a pas signifié la fin de la domination
européenne, au contraire, l’abolition de l’esclavage en Amérique n'a annoncé que de nouvelles
colonisations en Afrique.
Je vais essayer de suivre le fil conducteur de la conception française de la domination
de l’Afrique Noire. L'Abbé Grégoire, éminent antiesclavagiste, membre fondateur de la « Société
des amis des Noirs et des colonies » regrettait déjà, selon F. Lebrun5 : « La brusque émancipation
des Nègres » des possessions françaises des Caraïbes qui, selon lui comptaient au moment du
soulèvement d'Haïti en 1793, 580 0006 esclaves. Il compare selon l’auteur leur révolte à une
éruption volcanique incontrôlée7. Il n'est pas jusqu'au maître spirituel de Faidherbe, V. Schoelcher
lui-même, antiesclavagiste méritoire, qui ne mette les intérêts de la France dans une perspective de
colonisation « douce » et débarrassée de sa gangue obsolète qu'est l'esclavage. Selon la grande
majorité des libéraux du XIXe siècle, il faudrait une colonisation adaptée à “l'air du temps”, et pour
le reste, estimait-on à l’époque, les colons sauront gérer les colonies…
Il y a comme une continuité temporelle de l'idée coloniale qui traverse les clivages
politiques, et qui va des concepteurs du Code noir à la Convention, en passant par Schoelcher et la
Révolution de février 1848, jusqu’à “l'ère des décolonisations,” voire même plus récemment avec
la « poussée démocratique » provoquée par le discours de F. Mitterrand à la Baule et à Biarritz. On
n’observe toujours en arrière-plan que de simples réadaptations conjoncturelles et une constance
structurelle de la stratégie coloniale et de l'européocentrisme.
En cette fin de XIXe siècle, c'est plutôt l'expansion coloniale et l'élargissement des
marchés internationaux dans un contexte de crise économique qui dure depuis 1873, qui
préoccupent les puissances coloniales lancées dans une concurrence “fratricide” qui pourrait aboutir
à la catastrophe, si l'on n'y prenait garde, d'où l'idée du Congrès de Berlin à l’initiative du Portugal
et de Bismarck, (novembre 1884 à février 1885) qui acheva le découpage de l'Afrique sur le papier.
Partout les pistes se coupent, les routes se croisent, comme des épées coloniales en effervescence.
On pose des voies de chemin de fer et aussitôt on en projette d’autres, les navires accostent les quais
des ports coloniaux qui se multiplient, etc.
Toute cette frénésie est due au fait que le Congrès de Berlin, qui réunissait les quatorze
puissances planétaires, a décrété que l'Afrique n'appartient à personne (surtout pas aux Africains)
Res Nullius, et qu'il fallait gagner la course au charcutage par le nombre de drapeaux nationaux
plantés sur le sol africain et parfois sur la poitrine transpercée et ensanglantée des Nègres. Même les
traités signés avec ces derniers sont des papiers sans valeur s'ils ne sont pas avalisés par d'autres
puissances coloniales. C'est ainsi que dans les 38 articles de la Conférence, on ne s'embarrasse
nullement d'option humanitaire, aussi, l'amélioration des conditions de vie des autochtones est-elle
reléguée en arrière plan.
En France, en 1885, on s'enfonce dans la crise agricole, et le président du Conseil
Ferdinand Buisson pense qu'il faut aménager les possessions nouvelles déjà acquises en Afrique au
lieu de continuer à « nous étendre ». Il a raison, il y a un moment pour avaler et un moment pour
digérer tranquillement ; c'est dur la vie de crocodile colonial.
Aux élections législatives de 1885, ce sont les monarchistes qui sortent vainqueurs des
urnes, l'affaire Boulanger bat son plein ; la tension franco-allemande à propos de l'affaire Schnabélé
est à son comble. Le torchon brûle entre la France et l’Italie à propos de la Tunisie. Tout cela isole
la France, l'incite à la paix des braves, pragmatisme politique oblige.
5
In, la revue Histoire, n°175, mars1994, p.18)
Chiffres certainement surestimés.
7
Mais très rapidement L’Abbé Grégoire prendra position dans un combat continu et inébranlable pour la fin de la
« traite » et de l’esclavage.
6
7
Après le départ de Jules Ferry, on envisage même l'abandon du Soudan selon Meyer8.
Mais les militaires et les administrateurs coloniaux ne l'entendent pas de cette oreille, le lieutenantcolonel Henri Frey, commandant supérieur du haut-Niger, veut faire respecter les positions acquises
et éviter des problèmes avec Samory et Ahmadou. Gallieni et Frey se « débarrassent de Mamadou
Lamine Dramé en décembre 1887 ». En effet, c’est Frey en personne qui dirigera les opérations
militaires contre le Guidimaxa qu’il a réduit à feu et à sang de mai à juin 1886. Gallieni se
retournera contre Ahmadou qui se bat seul sur la rive gauche du Niger depuis 1880 et qui mourra à
Say en 1895 après avoir rejoint son frère. Samory se bat depuis plus de dix ans de la Sierra Leone à
la rive droite du Niger et doit faire face à des dizaines d'expéditions militaires françaises et
anglaises sur tous ses flancs.
En 1889, la conjoncture politique française est favorable à l'aventure coloniale : les
Boulangistes échouent aux élections d'octobre et les Républicains reviennent en force. Les modérés
gouvernent dans une relative stabilité politique. Il en sera de même entre 1893 et 1898 où les
modérés et les opportunistes (devenus progressistes) se succèdent au gouvernement de la France, ce
qui permet de continuer la même politique coloniale agressive et répressive entamée bien avant
18899.
C'est dans ce contexte général de guerres coloniales larvées sur les hautes vallées du
Sénégal et du Niger et de l’affaire Dreyfus, qu'il faut replacer la création, le développement, et le
déclin des V.L., comme partie intégrante du dispositif local de conquête coloniale limitée dans le
temps entre 1886 et 1911.
La disparition des V.L., tout comme la loi du 12 décembre 1905, n'ont en rien modifié
l'esclavage intérieur. Même si les V.L. ont atténué les prélèvements de main-d'œuvre forcée dans
les villages, les travaux forcés coloniaux ont continué de plus bel jusqu'après la Seconde Guerre
mondiale et ne disparaîtront qu’avec le vote de la loi Houphouët-Boigny en 1946 malgré toutes
injonctions de la Société des Nations en direction des puissances coloniales.
-2- Les habitants des V.L. : hommes libres ou nouveaux esclaves ?
L'idée de V.L. remonte à Faidherbe qui préconisait déjà le « le rachat pour
l'engagement à temps » avec comme objectif le « repeuplement du pays que traverse notre voie ».
Notons que Faidherbe n’a pas réalisé son idée. Mais selon lui la pénétration de l’Afrique ne peut se
faire sans la création de villages arrachés à l’influence des pouvoirs africains…
C'est à Kita, en 1885, qu'eut lieu la première expérience de V.L. (cf. Bouche, ibid.) où
le commandant expédia des captifs évadés. Mais il faut attendre 1888 pour que le mot de village de
liberté soit utilisé pour la première fois par le commandant de Médine, Bisay, dans une lettre au
commandant supérieur Frey en référence au village de liberté créé par Gallieni à Kayes entre
novembre 1886 et janvier 1887. Selon Gallieni, il s'agit d'arracher les réfugiés de la rive droite du
Niger à la misère (cf. Bouche, ibid. ). De Trentinian, administrateur du Soudan, estime que le V.L.
est formé de non libres évadés des pays ennemis, on y reçoit également les esclaves victimes de
mauvais traitements de la part de leurs maîtres (à condition que cela soit prouvé). On y dénombre
également des non libres en provenance des successions vacantes revenant à la colonie, ou des
confiscations opérées à son profit. On y accueille les captifs réfugiés à condition qu'ils ne soient pas
découverts par leurs maîtres, etc.
La situation militaire au Soudan fera dire à Gallieni que le V.L. sera une solution toute
trouvée au problème du portage. En effet, les prélèvements obligatoires d'hommes valides dans les
villages par la force pour le portage, posent désormais des problèmes de résistance de plus en plus
8
Meyer J., Histoire de la France coloniale des origines à 1914, Armand Collin édit., 1991.
Date de la Réunion de Bruxelles contre l’esclavage, seule lueur sans suite où l’opinion internationale a été réveillée un
instant, mais surtout abusée par l’Association Internationale Africaine impulsée par Léopold II. Le roi voulait sans
doute abolir l’esclavage interne au Congo, non pour défendre l’intérêt des classes asservies, mais pour mieux les
assujettir en affaiblissant les aristocraties tout comme les esclavagistes arabes et en instaurant les travaux forcés à son
propre profit…
9
8
manifeste. C’est ainsi qu'à Bakel, on raconte que dans les années 1880 le chef de village a menacé
d'aller jeter les hamacs contenant les chefs d'expéditions blancs dans le cimetière du village… “Dis
au commandant”, insista t-il auprès de l’interprète colonial, “qu’ ici à Bakel, si nous mettons
quelqu’un dans un hamac, c’est pour aller le jeter dans un trou au cimetière situé derrière le
village... et il en sera désormais de même pour nos “hôtes....” Il devenait par conséquent de plus en
plus difficile d'arracher les paysans à leur terre, surtout pendant la saison des pluies, pour les
affecter au portage forcé. Il n'était pas rare que l'on intervienne avec des tirailleurs armés de fusils
voire de canons pour assurer ces prélèvements d’hommes. A ce propos, le capitaine Perroz, membre
de la campagne de 1891-1892 devant Kérouané, décrit les porteurs comme des hommes
malheureux, parqués, presque nus, sans abri dans le froid des nuits tropicales, peu nourris, soumis
aux brutalités des tirailleurs et décimés lors de chaque campagne (ibid. D. Bouche). Il devenait
évident que les villages ne pouvaient plus supporter les prélèvements obligatoires de porteurs à
cause de leur faible densité démographique, ce qui risque à tout moment de conduire à la révolte
des propriétaires d'esclaves... Il s'agit donc, à travers l'opération de création des V.L., de disperser
cette ponction obligatoire de main-d'œuvre pour la rendre moins lourde pour une région donnée.
Mais elle continuera, comme nous l’avons signalé, jusqu'après la Seconde Guerre mondiale malgré
toutes les lois internationales dans les années 1930 interdisant les travaux forcés dans les colonies.
-3- La situation géographique des V.L.
Les V.L. seront donc créés le long des voies de ravitaillement et de pénétration du
Soudan, ils fleuriront sur les pistes reliant les villages et les villes dans un triangle Bakel-GaoBouaké. Le village de liberté est choisi en fonction des besoins en ravitaillement des armées
coloniales, son essaimage et son déplacement sont laissés à l'appréciation du commandant de cercle
ou de région, sous prétexte que l'établissement des libérés auprès des postes se justifie par leur
défense et leur emploi, les V. L. sont à la fois des gîtes d'étapes, des points d'appui militaroadministratifs, des réservoirs de main-d'œuvre gratuite et de tirailleurs, des « nids » pour les
services de renseignements. Il n'est pas rare qu'il en soit créé pour entretenir un puits, aider au
franchissement d'une rivière, etc. Points de passage obligé des campagnes militaires, ils permettent
de contrôler les ceintures vitales du pays que constituent les deux fleuves et leurs affluents de même
que les minis lacs qui les escortent.
Le V.L., dès sa création, doit donc faire face au dilemme du temps : être un asile
temporaire ou un établissement définitif ? Cette question posée par Denise Bouche trouve sa
réponse dans le manque de projet de libération massive des « captifs » du Soudan, malgré les lois
votées à cet effet et jamais appliquées à la lettre en Afrique.
-4-Le maintien sous contrainte des habitants du V.L.
Les habitants du village de liberté sont soumis à une discipline difficilement
supportable, qui rentre dans un projet plus général de limitation de la liberté de mouvement pour
l’ensemble de la population du Soudan (même les libres des villages). Mais le règlement y est tel
que les évasions sont monnaie courante et sont considérées par l'administration coloniale comme
une désertion au sens militaire… Ainsi, l'ancien captif placé d'office n'a pas le droit de s'en aller,
même après trois mois de présence et l'acquisition de son certificat de liberté. La durée obligatoire
dans le V.L. est indéterminée et dépend du Commandant de cercle ou de région. Par exemple, la
durée minimum à Ségou et à Bougouni était d'un an, mais de deux ans à Bamako.
Selon Denise Bouche, Grodet proteste contre cette espèce « d'internement » et donne
des ordres pour que la liberté acquise au bout de trois mois, le soit « sans restriction aucune ».
Signalons que c'est le même Grodet, qui déplace les libérés sur de longues distances sans s'inquiéter
outre mesure, ni de l'opportunité de la date, ni du paiement des frais de transport, ni même de
l'adaptabilité du candidat à un environnement social si différent du sien. Cependant, en 1898,
Grodet, encore lui, proteste et souligne qu'il ne peut y avoir « d'évadés » d'un V.L., alors qu'en
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même temps les administrateurs continuent d'exercer le droit de suite sur les évadés en les punissant
de prison quand ils sont repris. Les complicités d'évasion étant, quant à elles, punies d'amendes.
C'est le Commandant de cercle qui décide des permissions et des dates définitives de
départ individuelles ou collectives du V.L. C'est ainsi qu'en 1893, disparurent les premiers V.L. de
Kankan et de Kouroussa après une autorisation collective de “permission”. Non seulement l'habitant
du V.L. y est maintenu contre son gré, mais il peut être confié à tout moment à un colon, à un
missionnaire, à un agent de l'administration, ou racheté tout simplement par son ancien maître..., ou
par sa propre famille pour la somme de 150 F. Les femmes font l'objet d'un « trafic » intense, ce qui
explique qu'elles y séjournent moins longtemps que les hommes.
En effet, les tirailleurs et les agents administratifs locaux les « mariaient » ou les
retiraient des villages dans des conditions souvent douteuses et celles-ci ne tardaient pas à devenir
leurs propres esclaves sexuels.
-5-Du manque d'orientation politique au manque de ressources
La création des V.L. relève d'initiatives locales des administrateurs coloniaux et ne
trouve aucun fondement juridique général pour l'ensemble de l'A.O.F., d'où un manque de
directives cohérentes et de crédits pour leur gestion quotidienne. Sauf quelques cas rares,
l'administration coloniale n'a rien investi ou très peu, pour aider à l'installation et à l'autonomisation
des nouveaux venus dans les villages. Or, nous savons que les villages n’étaient pas choisis pour la
qualité agricole des terres environnantes, et si tel était le cas, celles-ci étaient en général contrôlées
par les chefs des clans ou des lignages locaux. Le seul avantage étant, semble-t-il dans la plupart
des V.L., l'exemption d'impôt de capitation qui s'élevait à l’époque de 3 F à 3,50 F, mais était
obligatoirement payé par ceux qui quittaient le V.L. Ceux qui voulaient le quitter de leur propre
initiative devaient également payer le prix de leur rachat. On a même observé des cas au Fouta
Jaalon où en transformant les esclaves arrachés à leur maître en métayers, le gouvernement de la
colonie a multiplié leurs redevances par 4 ou 5 à la grande satisfaction des anciens maîtres... qui les
traitaient d’esclaves du Blanc”.
De Trentinian estime que « la colonie du Soudan n'est pas très riche et il n'est pas en
son pouvoir de financer une entreprise philanthropique de grande envergure » (Bouche, ibid.,
p. 172). On alloue seulement 25 000 F annuels (1899, chapitre VIII du budget de de Trentinian),
aux « Dépenses diverses d'intérêt général » et spécialement destinés aux « cadeaux, gratifications et
secours aux chefs indigènes, aux villages de liberté et aux villages situés sur la route de
ravitaillement ». C'est très peu pour tant de monde nous dit D. Bouche, si l'on considère les
12 000 F de la pension de l'Almamy Maké, chef de Dinguiraye et les 8 000 F pour les frais
d'internement de la famille de Samory. A Médine par exemple, l'administration octroie, en 1886,
50 F pour l'achat d'outils et 150 kg de mil portés aux comptes des affaires politiques autour d'un
point d'eau pour plusieurs centaines de personnes.
Gallieni pour Kayes-Liberté parle de dons d'étoffes, de vivres, de semences pour
commencer leurs cultures. On peut affirmer que dans le cas le plus répandu, le Commandant de
cercle maintient le V.L. sur un site qu'il a lui-même choisi, sans ressources, avec des hommes qu'il
considère souvent comme des fainéants, des « sous-hommes ». Mais ces hommes vivent hors de
leur environnement social et familial, sans aide technique et financière de l'administration, ce qui
explique les évasions massives ; c’est ainsi qu’à Bakel, les habitants de la ville se souviennent du
départ massif des libérés lors d'une famine (probablement peu avant 1894), montrant ainsi que les
V.L. sont les premières victimes des aléas climatiques.
Emanation de l'administration coloniale, géré par les militaires, le V.L. est discrédité
par la dureté de ses conditions de vie et l'absence de considérations humanitaires dans sa gestion par
l’administration coloniale. Il n'a, par conséquent, joué qu'un rôle mineur dans l'émancipation des
esclaves domestiques en Afrique de l’Ouest.
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L'absence de textes fondateurs, fait des V.L. un espace juridique vide, et aléatoire, régi
par des ordres, des lettres, des ordonnances, souvent contradictoires, etc. Par exemple, Galliéni par
l'ordre 113 du 21 novembre 1888 fixe le règlement du V.L. de Kayes : aide, police, discipline, rôle
du chef de village, certificats de liberté, prix du rachat de la liberté, destination des nouveaux venus,
etc. Autre exemple : le 3 mai 1894, une caravane de 28 enfants est confisquée, les plus âgés sont
confiés à un supérieur de la Mission avec quelques pièces de Guinée pour les habiller pour la
première fois et les autres ont été confiés aux chefs de case du V.L. sans Guinée… Dans une autre
caravane, cinq enfants sont confisqués, les deux qui sont bien portants ont été confiés à la Mission
et les trois malades au chef du V.L. (D. Bouche, ibid). Par ailleurs, on n'a aucune indication sur la
gestion des sommes recueillies par les esclaves rachetés (par eux-mêmes ou par leurs familles à
raison de 150 francs par personne).
On peut soutenir qu’au Soudan dit français, le V.L. repose sur une législation (plutôt
une réglementation) restée embryonnaire, formée par les circulaires, les instructions, les
correspondances et les ordres à l'usage des commandants de cercle ou de régions, surtout établis par
de Trentinian ; sinon, nous dit Bouche, « aucun texte d'ensemble ne définit les buts et les principes
des V.L. » (Bouche, ibid., p. 535). Pas plus qu'il n'existe de textes de base, il n'existe de textes
communs aux différentes colonies, chaque administration territoriale gère à sa guise ses V.L. C'est
ainsi qu'au Sénégal, sous Faidherbe, la liberté est accordée d'office aux captifs fugitifs venus se
réfugier auprès des postes et V.L., mais le souci d'en limiter l'afflux massif a toujours prédominé.
Quant au certificat de liberté, il est accordé au bout de 3 mois à condition que la
demande du fugitif soit acceptée ; mais il ne peut en sortir qu'au bout d'un an ou deux selon les
cercles. Alors qu’en Guinée, le certificat de liberté est accordé à des villages entiers par simple
décision administrative, de même, au Dahomey, c'est à tous les sujets du roi Behanzin, réfractaire à
la colonisation française, que la liberté est octroyée...
L’objectif est dans les deux cas est d’affaiblir de façon ostensible les pouvoirs locaux
au profit de l’emprise de l’administration coloniale, en d’autres termes il fallait libérer la main
d’œuvre et la rendre potentiellement disponible, donc corvéable.
-6-L'évolution des V.L.
La période d’expansion des V.L. dans la zone soudanaise va de 1885 à 1911, après
cette date, on ne mentionne plus leur état dans les rapports administratifs. D'ailleurs, dès 1904, on
parlait déjà de villages refuge, mais c’est surtout après la loi de 1905, que le premier terme (VL) a
disparu.
Concernant le nombre d’habitants, durant toute la période qui nous concerne, les V.L.
n'ont que rarement dépassé quelques dizaines (ou quelques centaines d'individus tout au plus ; entre
100 et 400 personnes). En deçà ou au-delà de ces chiffres, les administrateurs procédaient à des
« rééquilibrages” pour optimiser la population du V.L. Un ingénieux calcul qui permettait de
subvenir aux besoins complémentaires de main-d'œuvre, sans avoir l'inconvénient d'éventuels
désordres sociaux difficilement contrôlables dans une région en guerre contre la pénétration
coloniale européenne.
Au niveau territorial, par exemple au Sénégal, hormis les expériences de Baudin en
1848 à Saint-Louis, quelques V.L. furent créés plus tard à Podor, Kaédi, Sédhiou et Bakel. Mais
l'essentiel des V.L. sont aménagés sur le territoire du Soudan dit français, de Kayes en passant par
Médine, Bafoulabé, Badoumbé, Nioro, Yélimané, Bamako, Gao, Tombouctou, etc. Le mouvement
s'est étendu vers la haute-Guinée et la haute Côte d'Ivoire (stratégie d'encerclement de Samory).
Cependant, l'expérience des V.L. reste limitée dans les autres colonies de l'A.O.F. et de l'A.E.F.
La Mauritanie reste un cas particulier, où la France a laissé faire les propriétaires d’esclaves
domestiques ; on recevait jusqu'à la fin des années vingt les esclaves fugitifs des Touaregs et des
Maures venus de ce territoire se réfugier soit au Sénégal soit au Soudan.
Les V.L. ont connu des fortunes diverses, c’est ainsi qu’en 1895, on comptait 7 931
habitants pour l'ensemble des 44 V.L. Dix ans plus tard, en 1905, on en avait entre 10 000 et 20 000
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habitants pour tous les « refuges ». En 1925, il existait 125 fondations, anciens V.L. et nouveaux
refuges (cf. Bouche). Par exemple, en 1907, Kayes, qui n’était pourtant qu’un petit hameau en
1880, comptait 10 000 habitants et plus. En revanche Sikasso n’a cessé de péricliter : 998 hab le 1er
octobre 1898, 659 hab au 31 décembre 1899, 480 hab en 1903, 370 hab en 1906, 80 hab en 1908.
Pour ce qui concerne la liberté de circulation des libérés, et plus généralement leur
“utilisation” par l’administration coloniale, Bamako est une belle illustration, c’est ainsi qu’en
1894-1895, sur 250 sorties on a 150 rendus à leurs anciens maîtres… 20 confiés, 22 décédés, 4
mariés, 3 engagés comme tirailleurs et 48 évadés.
S’agissant du mouvement général de création dans le temps, mis à part l'expérience
isolée de Kita en 1885, on peut dire que c'est Gallieni qui a impulsé le mouvement avec KayesLiberté, son expérience sera suivie par Médine et Bakel qui créèrent leur V.L., peu après, en 1887
Bafoulabé, Badumbé, Bamako seront fondés.
Archinard freine l’expansion des V.L. à la fin des années 1880 et s'en tient au
principe : « pour les Français l'esclavage n'existe pas ». Le Gouverneur Grodet réimpulse le
mouvement en l'amplifiant, car il en veut auprès de chaque poste. Dès juillet 1894, il encouragea les
commandants de cercle dans ce sens (louanges au Commandant de cercle de Tombouctou… pour la
création du V.L. de Kabara). Malgré cette pression exercée par le Gouverneur, le commandant de
Djenné par exemple, préfère attendre et voir avant de créer son V.L., car il craint de provoquer des
conflits avec les anciens maîtres.
Sur les autres territoires, tous les postes français du Niger ont eu leur V.L. : Agades et
N’Guimi sont fondés en 1908. Les V.L. de certaines villes et villages ont disparu peu de temps
après leur création surtout après 1904, d'autres, comme Podor et Bakel ont vu leur village s’éteindre
au bout de quelques années de fonctionnement. En 1911, quelques états numériques sont encore
reçus à Nioro, Sokolo, Niafunké, Satadougou, Ouagadougou ; après cette date, les états numériques
ont disparu en tant qu'institutions. Les V.L. périclitèrent (surtout dans les cercles), dès que les
libérés ont pu obtenir le droit de s'installer où bon leur semblait.
Selon D. Bouche, ce sont les V.L. installés de force sur les routes de ravitaillement qui
disparurent les premiers, comme par exemple dans le cercle de Siguiri sur les rives des rivières
Nounouko et Kourako. Il en va de même dans le cercle de Kita, sur les rives du Baoulé et du
Koubandoulinka, etc. Il existe encore quelques V.L. à Nioro, Furana, Kankan, Kita qui, d’après elle,
étaient des « villages cassés ».
Malgré l'échec global du projet, de Trentinian juge les résultats de l'expérience comme
« une idée lumineuse dont on a le droit d'être fier ». Grodet quant à lui, estime que les V.L. sont :
« une innovation heureuse dans la voie de l'affranchissement » (Bouche, Ibid., p. 192). Mais
l'expérience est condamnée dans sa globalité par la Société des Nations lors de sa session du 15 au
24 juillet 1925 à Genève.
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-III-Le V.L. et la société : les raisons d'un échec.
-1-La perception du village de liberté et de ses habitants par la société africaine
Le V.L. est perçu par la grande majorité des populations africaines comme un village
de “captifs du gouvernement”. En bambara on les appelle diambouroubougou ou libertébougou
(diambourou signifie affranchi et bougou quartier) avec à la fois une forte teinte de mépris et de
sarcasme. Les Soninkés appellent ces quartiers libertébougou (quartier des libertés) avec un sens
encore plus péjoratif, car les Soninkés de l'époque étaient parmi les grands pourvoyeurs des
marchés d'esclaves. Komolibertégalité chez eux signifie esclave abandonné de tous à commencer
par Dieu et le Coran, sans attaches ni racines, une personne maudite : le qualificatif de libertégalité
qu'on attribuait volontiers aux habitants des V.L. pouvait être interprété comme du bétail
domestique du blanc, détaché et errant dans la savane... Jusqu’aux années 1970, on n'adressait
jamais ce terme qu'à une personne servile que l'on haïssait ou que l'on estimait peu, en tout cas, on
la considérait comme intouchable, une personne qu’on ne devait point fréquenter et qu’il fallait
tenir à distance par condescendance.
A Bakel, ceux qui vivent dans le quartier des libérés étaient considérés comme vivant
hors de la cité dans le sens sociologique du terme, et plus grave encore, ils étaient perçus comme
des sous-hommes. Les marabouts (premiers propriétaires d'esclaves) étaient à la pointe de ce
combat idéologique de dénigrement systématique qui met l'esclave fuyard venu se réfugier chez
l'impie, le kafri ou keffir (le Blanc mécréant) dans les limites extérieures de l'islam. Libertégalité est
le condensé de chien errant, cette idéologie dominante qui marginalise les « libérés », n’est pas
propre aux seuls Soninkés ; il en va de même chez toutes les classes dominantes, voire de toutes les
ethnies islamisées du Sahel : Bambaras, Peuls, Khassonkés, Malinkés, etc. qui estiment que les
esclaves fuyards seront consumés par les flammes de l'enfer, car ils n'étaient pas affranchis selon la
loi coranique par les maîtres, mais par la loi des Blancs. Le V.L. nous a-t-on dit, était considéré à
l'époque comme une invention du Diable et de Satan dont les suppôts étaient les colonisateurs.
Selon les préceptes des esclavagistes africains, ceux que leur destin a voués au statut d'esclaves
éternels, doivent l'assumer en bons musulmans jusqu'à l'affranchissement consenti par leurs maîtres.
Il faut reconnaître que l'esclave était une pièce maîtresse du système d’échange
saharien puis atlantique, et qu'il occupait une place prépondérante dans les systèmes économique et
symbolique, comme l'or et le bétail. Il est par excellence l’outil de production agricole dans les
économies de subsistance sahéliennes (les membres de toutes les classes sociales peuvent en
détenir) les deux autres classes sociales étant peu liées à la production agricole (nobles et
niaxamala), ce sont eux, les esclaves, qui assuraient pour l’essentiel, la subsistance de l’ensemble
des groupes sociaux sahéliens, d’où la peur suscitée chez les dominants, les aristocrates et les
artisans, par leur éventuelle « libération » massive par les colonisateurs blancs.
Malgré toutes les précautions prises par les administrateurs coloniaux pour ne pas
accepter les captifs évadés sans mobile valable (mauvais traitements jugés avérés du maître), les
nobles de l'Afrique Occidentale et les Français se regardaient en chiens de faïence. La loi de 1905
ne fut jamais appliquée dans les faits pour les esclaves déjà détenus et encore moins, ne fut pas
rétroactive. Quant aux Français, ils ont continué à pratiquer le prélèvement obligatoire de maind'œuvre et en contrepartie, ils ont laissé les anciens maîtres profiter de l'essentiel de leurs privilèges,
scellant ainsi une alliance tacite et objective fondée sur des liens d’allégeance qui lient désormais
les colons à tous les Nègres. Les chefs traditionnels pour un temps très court sont devenus la classe
intermédiaire placée au-dessus de leurs esclaves domestiques. Les niveaux de l’échelle sociale sont
ainsi établis avant la naissance des bourgeoisies compradores des villes.
-2-La perception du V.L. par les Français.
Tous les colons, en particulier les administrateurs et les chefs militaires, sont unanimes
pour reconnaître que le V.L. fut une institution indispensable et que sans lui, les frictions avec les
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populations locales et en particulier avec l’aristocratie, auraient été autrement plus graves.
Inspirés de l'expérience coloniale anglaise, les V.L. ont été constitués, contrairement
chez les Anglais, par des institutions localisées en Afrique. En revanche, ce qu'ils ont en commun,
c'est leur manque de vision humanitaire dans la délimitation des objectifs poursuivis et leur
utilisation comme levier d’expansion coloniale.
Pourtant W. Ponty, délégué général du Gouverneur de l'A.O.F., dans une circulaire du
1er février 1901 mentionne ceci, « c'est au nom de la liberté et pour combattre les coutumes
barbares que les puissances européennes sont venues dans les territoires d'Afrique » (no comment).
En France, pour d'aucuns, semble-t-il, la suppression de l'esclavage domestique est un
devoir sacré du gouvernement. Mais, l'expérience nous a enseignés qu'entre les déclarations de
principe et les faits, il y a un vide abyssal. Disons que le V.L. est créé pour accélérer l'extension du
domaine colonial français sur les vallées des deux fleuves après la Conférence de Berlin. Malgré les
accords signés, la France avait peur d'y voir surgir d’autres puissances comme l'Angleterre, rivale
et/ou ennemie de toujours... La seconde phase du projet colonial était d’impulser la mise en valeur
des colonies au profit de la Métropole, dans les meilleurs délais. Il manquait des ressources
naturelles aux industries françaises, et pour en avoir d’urgence, il fallait en finir avec la résistance
nationale africaine, menée séparément par Samory, Mamadou Lamine Dramé, Ahmadou, etc.
Certains de ces résistants eux-mêmes ont eu malheureusement recours à des pratiques esclavagistes
similaires à celles opérées par les colons.
Outre son intérêt militaire et stratégique, le V.L. était donc un outil indispensable aux
mains des colons sur un autre terrain de lutte contre les autochtones, car il a permis une meilleure
connaissance des populations africaines, ce qui a évité, comme nous l’avons mentionné ci-dessus,
un conflit larvé avec les propriétaires d'esclaves. Ces derniers n'ont ouvert les hostilités qu’en
Guinée avec Bocar Biro à Timbo, Ibrahima Fakoumba à Ditinn et Alpha Yaya ainsi que Aguibou à
Labé. Ces chefs traditionnels esclavagistes, à l’instar de Samory, pour s’être opposés à la
pénétration coloniale, ont été dépossédés d'office de leurs « captifs » ; autre exemple toujours en
Guinée, la révolte des Foulahs à Goumba fut écrasée dans le cercle de Kindia où plus de 1 500
esclaves ont été libérés afin d'affaiblir les nobles. Après la loi de 1905, plusieurs villages de culture
(habités par des esclaves) devinrent des V.L. de fait comme à Boké, Siguiri et Kindia. Bref, la
stratégie d’encerclement, d’étranglement économique et de grignotage de l’empire peul du Fouta
Jaalon était à l’oeuvre.
Si le V.L. est présenté par les Colons comme une "réussite", paradoxalement, ses
habitants sont dépeints par tous les administrateurs comme des fainéants, des Nègres de seconde
zone, moins intelligents que les autres Africains, surtout incapables de prendre une initiative
quelconque, et peu enclins à se soumettre volontairement à une discipline extérieur, n'en ayant pas
les dispositions éducatives acquises.
Souvent appelés captifs par les administrateurs eux-mêmes, les habitants ne jouissent
d'aucune considération à leurs yeux. Le chef de village de liberté lui-même n'échappe pas à la règle.
C'est à peine s'il est considéré comme un peu plus dégourdi que les autres fugitifs et s'il a choisi de
collaborer avec le commandant, c'est, dit-on, qu'il est un peu plus malin que les autres Nègres. On
fermera les yeux sur ses menus larcins et les « évasions de femmes et d’hommes » et autres
« mariages » organisés par lui, tous brigandages qui feront de nouveaux captifs dont il sera souvent
le nouveau maître...
En général, c'est la condescendance et non le respect de la personne humaine qui est la
règle chez les commandants de cercle, qui, selon Denise Bouche ont tendance à vite généraliser en
traitant les Nègres des V.L. de « voleurs, de paresseux, de pourvus de mauvais caractère qui ne
peuvent vivre avec personne et sont incapables de vivre seuls » (Bouche, ibid., p. 161, rapportant
les propos du Commandant de Kissi).
Le jugement sans appel du Commandant de cercle de Kita est encore plus édifiant :
« Notre humanisme a été un peu trop large et nous n'avons pas assez considéré quel était le degré de
civilisation atteint par les individus qui étaient les serviteurs des autres. La plupart de ceux-là
étaient des inférieurs, ayant une vie physique presque animale et un esprit très peu complexe et pour
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ces inférieurs la servitude était l'état nécessaire, le processus permettant de gravir, sous les races
supérieures, le premier échelon de la liberté » (Bouche, Ibid., p. 161).
Le terme de refuge, équivalent français d'asile, est utilisé à partir de 1904, il traduit le
mépris affiché par les colons en direction des Africains dans leur ensemble, et en particulier, envers
les malheureux habitants des V.L. coupés de leur milieu familial et social. Le V.L. est devenu un
bagne dont on n'a plus besoin, après l’occupation militaro-administrative des hautes vallées des
deux fleuves. Il symbolisera désormais le peu consistance et de portée politique du projet
d'émancipation et d'affranchissement des esclaves domestiques par la France.
-4- Les abolitionnistes, les libéraux et les républicains face à l'esclavage interne africain.
A propos de l’impérialisme européen, Alain Ruscio10 parle de manichéisme : Selon le
Blanc, le Bien c'est l'Occident, le Mal, la nuit, l'obscurantisme, la barbarie et l'étrangeté sont
l'apanage des autres peuples argumente t-il. Il cite quelques exemples au cœur même du système
libéral et antiesclavagiste : Guizot dit-il, estime que les « Jaunes » attendent la France libératrice et
devant le Conseil du Roi, le 25 avril 1845, il s'exclame : « La population de la Cochinchine (…)
accepterait avec bonheur la protection de la France » (page 92).
Jean Jaurès était persuadé que partout où passe la France « elle laisse des souvenirs
émus et que chacun aspire à se mettre sous son aile ». Il parle alors de « Gloire de la France »,
« toute pénétrée de bonté et de justice… » (Alain Ruscio, 1995, p. 92). Il n'est pas jusqu'au grand
poète V. Hugo lui-même, qui ne s'enflamme pour une Algérie conquise où « la civilisation marche
contre la barbarie ». Il oppose le « peuple éclairé » au « peuple de la nuit ». Les Français, dit le
célèbre poète, sont les « Grecs qui ont pour mission d'illuminer le monde ». Bref, le père Hugo est
pris en flagrant délire… Nous avons vu Schoelcher aux côtés de Faidherbe, pilier ambigu de la
colonisation douce. Schoelcher en personne, connu pourtant comme l’adversaire acharné de
l'esclavage est un partisan convaincu de la conservation des colonies. Les textes de la libération
d’avril 1848, s’ils n'ont pas apporté de garanties matérielles aux esclaves, ont en revanche permis de
dédommager des maîtres d’esclaves... même si Schoelcher lui-même s’est battu pour dédommager
les esclaves aussi. Le rapport des forces dans le gouvernement provisoire lui était défavorable.
Autre exemple, J.J. Rousseau soutient que partout où resplendit la « lumière de la
France, elle est bienfaisante. » Voltaire n’avait-il pas des actions dans ce « commerce » qu’étaient
les déportations des Nègres ?
Bref, à l'antiesclavagisme de principe des philosophes, des révolutionnaires et des
républicains, on peut mettre en parallèle la volonté de porter partout la flamme d’une civilisation,
d’une Raison et d’une humanité toujours univoques, c’est-à-dire marquées du sceau de la seule
Europe.
Il n'y a pas de changement de nature dans la « mission » de l'Occident, même si,
d'aucuns estiment qu'il y a un passage de l'oppression à la « conquête pacifique » inaugurée par la
Convention à la fin du XVIIIe siècle. Disons avec A. Ruscio qu'il n'y a pas à gauche comme à
droite de rupture épistémologique dans la pensée, allant dans le sens d'une “hostilité de principe” à
la mise en esclavage et à la colonisation des autres peuples du XVIIIe siècle à l'expansion coloniale
de la fin du XIXe siècle, voire au pillage néocoloniale des ressources à l’ère de la mondialisation.
Alain Ruscio estime que cette volonté de toujours opposer la lumière et la civilisation
d'un côté, et de l'autre les ténèbres et la barbarie, se lit déjà en filigrane dans le projet de la « Société
des amis des Noirs et des colonies » qui préconise dès 1788 de coloniser les Noirs en Afrique, on
pourra ainsi les faire travailler sur place, chez eux ; mais on préconise également de libérer les
esclaves en conservant les colonies d'Amérique bien sûr, et en y maintenant les mêmes rapports de
domination fondés sur la couleur de la peau et les nouveaux rapports salariaux. En un mot,
l'aventure coloniale a toujours été soutenue par l'opinion, anti et pro-esclavagistes confondus.
Pour en revenir à l'esclavage intérieur africain, disons qu’il n'entre que très peu en
10
Alain Ruscio, Le credo de l’homme blanc : regards coloniaux français XIXe et XXe siècles, Editions Complexe,
1995,410 pages.
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ligne de compte dans leurs analyses : on raisonne comme si l'inégalité entre Nègres était
négligeable... est-ce pourquoi les projets d'émancipation des Africains ont toujours été négligés
rejetés dans la durée de l’indétermination ? C’est par exemple ainsi qu’on édulcore la situation des
esclaves intérieurs en les traitant de “captifs” et non d’esclaves domestiques, pour certains
marxistes les forces productives sont si peu développées qu’on ne peut parler de classes sociales.
A la veille de la Conférence de Berlin, l'opinion occidentale commence à peine à être
informée de ce grave problème d’esclavage interne. En effet, en 1878, est assignée à l'Association
Internationale Africaine, la mission d'abolir l'esclavage en Afrique. Mais le Congrès de Berlin
occulte cette question essentielle malgré l’adoption d’une résolution (de principe) contre
l’esclavage. On reste dans la continuité de la pensée de Schoelcher qui estime en 1880 que « nous
ne pouvons pas leur imposer nos lois, nous ne pouvons pas plus leur interdire l'esclavage que, par
exemple la polygamie, qui est dans leurs mœurs ». C’est un recul et une concession grave qui
favoriseront l’avancée de la colonisation en Afrique.
Il en va de même actuellement en France où gauche et droite confondues, au nom du
respect des spécificités culturelles, ménagent le choux et la chèvre, à l’instar des principes
républicains face par exemple à la polygamie.
Les interventions musclées du pouvoir colonial au Soudan, en Guinée et au Dahomey à
la fin des années 1880 pour abolir partiellement ou globalement l'esclavage selon les circonstances,
montrent bien le caractère non fondé de cette conception de Schoelcher, la République a les moyens
d’appliquer la loi dès l’instant qu’il s’agit de faire respecter ses intérêts coloniaux. Ce sont des
considérations de ce genre qui ont empêché l'application des lois de 1848, 1901, 1902, 1903, voire
celle de 1905, à la condition des « captifs » de l'intérieur.
Quant aux missions protestantes et catholiques, elles étaient peu engagées dans
l’aventure des V.L. et peu implantées sur le terrain, même si elles accompagnaient souvent
discrètement le mouvement de conquête intérieure. Le premier refuge protestant fut créé à SaintLouis en 1880 par la Société des Missions de Paris, qui en fondera un autre à Béthisda (Pont de
Khor). Les missionnaires recevaient les subsides de l'Oeuvre des Fugitifs de Saint-Louis créée en
1877 à Bordeaux. Les catholiques emboîtèrent le pas aux protestants, en créant des V.L. à Kita en
1897, par l'intermédiaire de la Société Antiesclavagiste de France. Cependant, les œuvres
missionnaires n’étaient, semble t-il, pas à la hauteur des enjeux et ils seront tenus à l'écart par les
militaires, surtout après la séparation de l'Eglise et de l'Etat en 1905.
16
Conclusion :
Créé pour pallier l'insuffisance de main-d'œuvre prélevée (travaux forcés) dans les
villages, le V.L. était un camp érigé à l'image des asiles d'Europe, près des postes militaires à
l'intention des « captifs » fugitifs et des prisonniers de guerre, leur condition était désespérée. Les
difficultés de la vie du camp conduiront à de nombreuses désertions et tous les motifs ou prétextes
étaient bons pour s’éloigner de ce bagne.
Présenté auprès des instances métropolitaines comme une œuvre humanitaire, le V.L.
s'est avéré plus utile aux militaires français qu'aux esclaves domestiques africains eux-mêmes, fort
nombreux à cette époque au Soudan. Disons que le V.L. a laissé un arrière-goût amer quant à la
conception française de la liberté (pour les esclaves domestiques). Les termes connotés
idéologiquement comme « captifs du gouvernement », diambouroubougou ou libertégalité ont été
péjorés à l'extrême pour limiter l'afflux des anciens esclaves vers les V L et les refuges qui sont
restés gravés dans la mémoire collective comme des espaces maudits.
Nous avons précisé que du côté français, pour d'autres raisons, on a limité cet afflux
pour ménager les anciens propriétaires d'esclaves par exemple en leur rendant leurs esclavages
évadés. Tous les administrateurs ont observé en permanence ce pacte tacite avec les groupes
dominants des sociétés traditionnelles.
L'esclavage interne africain, terreau et ferment indispensable, voire catalyseur des
déportations et esclavages extérieurs, n'a jamais retenu l'attention des libéraux et des
révolutionnaires français, tant que les rois et autres nobles des sociétés africaines ne se sont pas
opposés frontalement au nouvel ordre colonial. Si plusieurs lois ont été votées contre cet esclavage
interne, elles n’ont jamais été appliquées convenablement. On peut affirmer que le V.L. n'a luimême été en définitive, que le lieu de cristallisation d’une autre forme d'esclavage venue corroborer
et prolonger discrètement la situation du “captif” intérieur.
Disposant de peu de ressources financières attribuées par l'administration, le V.L. était
abandonné à son sort et vivait souvent sur des terres ingrates qui ne lui appartenaient pas.
« L'âge d'or » du V.L. (euphémisme) au Soudan va de 1887 à 1904 date à laquelle le
terme disparaîtra des rapports pour être remplacé par celui de refuge ; et après 1911 on ne parlait
déjà plus ni des V.L. ni des refuges.
La lutte des Français contre l'esclavage interne a toujours été volontairement inefficace
et bien circonscrite, et les anciens maîtres ont continué jusqu'à la veille de l'indépendance, voire
même au-delà.., à maintenir l'endogamie et leur « statut héréditaire supérieur. » Certains aristocrates
continuent de pratiquer bien après l’indépendance, leurs prélèvements arbitraires sur les biens de
leurs dépendants décédés ou de retour d’un voyage à l’étranger. Les nouveaux Etats d'Afrique de
l'Ouest « évitent » toute réflexion approfondie sur ce thème sensible. Est-ce pourquoi l'initiative du
cent cinquantenaire de l’abolition est venue de l'extérieur du continent ?
Aujourd'hui encore, le Niger, le Soudan et la Mauritanie sont là pour illustrer notre
propos sur la persistance de cet esclavage interne, et aucun pays africain au sud du Sahara ne
réclame la condamnation de ces pays pour complicité de crimes contre l'humanité pas plus que ne
s’en plaint l’U.A. La Mauritanie et le Soudan jusqu’à une date récente, ont continué à emprisonner,
à torturer et assassiner les antiesclavagistes11. La première citée pour ne pas libérer réellement tous
les Haratines (esclaves noirs) qui constituent le groupe social le plus nombreux, n’a pas daigné
sortir le décret d’application de la loi qui abolit l’esclavage sur son territoire... En Afrique, même si
aujourd’hui la jeunesse lutte contre l’endogamie de castes, les lois formelles héritées ou copiées sur
l’Occident, ne jettent-elles pas un voile de silence sur la réalité d’une situation anachronique ? On
peut affirmer en ce début de millénaire que l’idée de village de liberté était condamnée par
l’essence même du système colonial fondé sur l’inégalité entre le colon et l’indigène quel que fût
son statut social. Mais on peut également affirmer que les villages actuels restent encore à libérer au
11
Cf. Yaya SY, Les légitimations de l’esclavage et de la colonisation des Nègres, l’Harmattan, décembre 2009.
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niveau des mentalités qui n’ont pas suivi les bouleversements de la base économique des sociétés
sahéliennes. Même si l’on peut admettre que l’idée de la nationalité s’est définitivement mise en
place, en revanche l’idée de citoyens égaux en droits et devoirs de la même nation reste à construire
dans toute l’Afrique subsaharienne 50 ans après les indépendances formelles.
Bibliographie.
18
N.B. Nous rendons un vibrant hommage au remarquable travail de D. Bouche sans lequel cet article
n’aurait pas pu être réalisé dans les mêmes conditions.
-------------------------Bouche, Denise, Les villages de liberté en Afrique noire francophone, Paris, Mouton, 1968.
Bathily Abdoulaye, Les portes de l’or, le royaume de Galam (Sénégal) de l’ère musulmane au
temps des négriers, Paris, L’Harmattan, 1989.
La Revue “Histoire” n° 175, mars 1994.
Lebrun (F.) Les esclaves noirs de la Révolution, in L’Histoire, n° 175, mars, 1994, pp. 18-25
Meillassoux C., Anthropologie de l’esclavage, le ventre de fer et d’argent, Paris, PUF, 1986.
Menuel-Fotès (Harris) L’esclavage, dans les sociétés lignagères de l’Afrique noire : exemple de la
Côte-d’Ivoire précoloniale : 1700-1920.
Meyer J., L’histoire de la France coloniale des origines à 1914, éditions A. Collin, 1991.
Pollet E, et Winter G., La société soninké du Dyahunu, (Mali). Paris, 1969.
G. Pelletier, Victor Schoelcher, apôtre de l’abolitionnisme, in Gavroche, n°72, nov-déc. 1993, pp.
7-12.
A. Ruscio, Le credo de l’homme blanc, regards coloniaux français XIXe et XXe siècles, Editions
Complexe, 1995, 410 p.
Sy Yaya, Les associations villageoises soninké en France, leur rôle dans la dynamique associative
africaine, Thèse d’anthropologie sociale soutenue, à Paris V, décembre 1997.
Sy Yaya, L’esclavage chez les Soninkés : du village à Paris, in, Société des Africanistes, p.p. 43-69,
Tome 70, fasc. 1 - 2, 2000.
UNESCO, Le droit d’être un homme, Paris, Unesco, 1997.
Courrier de l'UNESCO, 200 ans après la première abolition, l’esclavage un crime sans châtiment,
in Courrier de l’UNESCO, n° 9410, oct. 1994, pp 8-31.
Yaya SY
le 02 juillet 2010
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