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LES VILLAGES DE LIBERTE (V.L.) DANS LES HAUTS SENEGAL ET NIGER. (Vers un nouvel esclavage de l’ordre colonial ? Texte actualisé) Avant-propos : Avant d’aborder l’incidence historique de la création par la France des villages de liberté (V.L.) sur les mentalités au sujet de l’esclavage intérieur en Afrique de l’Ouest, conjuguons deux mots au présent. Pour commencer, je tiens à remercier les organisateurs de ce colloque du Lamentin1, qui ont tout fait pour qu’il se déroule dans un esprit fraternel avec des échanges fructueux entre les chercheurs martiniquais et ceux des trois continents. Ils ont surtout, eu le mérite d’avoir entr’ouvert les portes du vrai marronnage, celui de l’esprit humain dans sa quête éternelle de liberté. Avant d’entamer le thème de mon intervention, je vais essayer, par un détour initiatique, de vous introduire dans la réalité vécue en Afrique de l’Ouest aujourd’hui en 1998, à travers deux exemples de conflits qui mettent en relation ce colloque et la vie quotidienne. Ces exemples balaieront l’idée communément répandue, selon laquelle un colloque est une grand’messe, une rencontre de « cerveaux ankylosés » dans les dédales de leurs recherches, brusquement réveillés par les rythmes étourdissants de la modernité. Cerveaux errants et zombifiés qui, de temps à autre, sortent la tête de l’eau pour prendre un bol d’air frais... afin de mieux replonger dans les abysses de l’univers clos, de je ne sais quelle science occulte coupée des enjeux de société réelle. De mon point de vue, science et société se produisent l’un l’autre réciproquement et se reproduisent en se différenciant dans la temporalité, selon les modalités des rapports sociaux et de pouvoir en perpétuel devenir. C’est pourquoi, je vous invite, le temps d’une « fulgurance », d’un « flash » que dure cette communication à diriger votre regard critique sur la partie de la grande scène du monde que je veux éclairer pour vous. Le sens que je donne à ma participation à cette rencontre, est qu’il est devenu limpide pour tous, que les peuples noirs doivent sortir de l’obscurantisme et affronter, je répète affronter leur histoire réelle. C’est à nous autres, Africains de l’Ouest, au vu des rapports anciens que nous avons entretenus avec la Méditerranée et l’Orient, puis avec l’Occident et les Amériques à travers les « traites » transsaharienne, transatlantique, et océan indienne, qu’il appartient de jauger avec sérieux, sans passion négatrice, sans esprit d’occultation et sans complaisance aucune, ni avec nousmêmes, ni avec notre histoire, les processus d’influence réciproque des trois « commerces », que j’appelle désormais les déportations des Nègres, sur l’esclavage domestique africain. J’estime aujourd’hui, que cet esclavage domestique a été sinon le catalyseur, du moins le terreau de ces déportations négrières et qu’il devient urgent d’en démonter les mécanismes à travers la longue durée. Le premier exemple que je délivre concerne un ministre sénégalais, qui, vexé d’être traité de « casté » en conseil des ministres... (en 1997) n’eut d’autre recours que de s’en remettre à la mémoire populaire (il alla consulter les vieux de son village pour confirmer l’origine noble de son patronyme) afin de se reconstruire une généalogie et la remettre au goût du jour, c’est-à-dire en la hissant à la hauteur de son nouveau statut social. D’aucuns soutiennent qu’au Sénégal (comme ailleurs) les ministres issus des deux groupes inférieurs (artisans et descendants d’esclaves) ne se font plus obéir “depuis que le Blanc est parti”. Comment alors soutenir et imposer juridiquement la nouvelle citoyenneté si ostensiblement menacée ? Le second exemple concerne les ressortissants soninkés du village de D... en France, dont les nobles menacèrent les esclaves (en 1996) d’exclusion de toutes les affaires du village, 1 Colloque du Lamentin co-organisé par la Mairie du Lamentin (Martinique) avec Alain Anselin et Serge Domi à l’occasion du cent cinquantenaire de l’abolition de l’esclavage en 1848. 1 depuis la caisse de solidarité villageoise de France jusqu’à la prière du vendredi dans la grande mosquée de leur village situé en Mauritanie ; alors que les descendants d’esclaves sont majoritaires dans le village... Le noeud gordien du conflit étant qu’un fils d’esclaves, né au village, ait osé nourrir des prétentions de mariage sur une fille d’origine noble, née en France... et de surcroît, la fille de son propre maître, pour qui il travaillait avant de quitter le village et même arrivé en France... où il était chargé des tâches domestiques. Au début, les deux jeunes gens n’avaient pas mesuré l’ampleur du décalage entre leur vécu et la « mentalité villageoise » de leurs parents, mais quand ils comprirent la situation, ils résistèrent fermement… et le village se scinda : les esclaves furent exclus de la caisse villageoise à Paris ; et au village, les nobles séparèrent mosquées et cimetières... presque comme au bon vieux temps du pouvoir sans partage des aristocraties villageoises. Deux exemples situés à deux niveaux différents des strates de la société africaine : les couloirs du pouvoir d’Etat au Sénégal, puis les « vestiges » du pouvoir aristocratique villageois ; deux exemples réels, qui ont eu lieu entre 1996 et à 1997. Le cas du village de D… sera détaillé plus tard dans un article2 à venir en même temps que d’autres exemples concernant des familles africaines en France et dans les villages d’origine. Mais d’ores et déjà, je vous demande de méditer ces deux exemples en partant de l’idée de division de nos sociétés traditionnelles en trois catégories strictement endogames avec des statuts sociaux (individuels et collectifs) acquis à la naissance, et qui en principe, devraient déterminer le devenir des individus et leurs places supposées inamovibles dans les communautés villageoises et les classes sociales des sociétés globales africaines. Mais qu’en est-il dans les faits ? 2 Cf. Yaya SY, L’esclavage chez les Soninké : du village à Paris, in, « L’Ombre portée de l’esclavage », du « Journal des Africanistes », année 2000, Tome 70, fasc. 1-2, 2 LES VILLAGES DE LIBERTE ( V.L.) Introduction : Après le décret d’abolition de l’esclavage du 27 avril 1848, la France voulait-elle étendre la libération des esclaves à l'ensemble de ses colonies ? Ou bien voulait-elle tout simplement s'inspirer des expériences anglaise et américaine (Sierra Leone et Liberia), pour créer des villages de liberté au Soudan dans le seul but de se doter d'un instrument précieux de « pacification » de l'Afrique de l'Ouest ? Le village de liberté ne serait-il dans cette perspective, qu’un point d'appui stratégique pour accélérer la pénétration coloniale surtout durant la période de "course à la colonie" entre puissances impérialistes européennes déjà bien entamée à la Conférence de Berlin ? Nous sommes dans les années 1880 en plein milieu de la « Grande dépression » (18731896), la Première Révolution industrielle touche à sa fin, l'Europe a besoin des marchés coloniaux et plus généralement de débouchés internationaux pour ses produits industriels et alimentaires. Le Congrès de Berlin vient de lui donner le feu vert pour continuer à “dépecer” l'Afrique sans aucun projet de développement ni même humanitaire pour les peuples du continent malgré une résolution de principe contre l’esclavage en Afrique. Les meutes de militaires étant déjà lâchées sur le terrain… l’objet du congrès était de limiter les risques d’une confrontation militaire généralisée entre puissances européennes sur le terrain africain. Comme nous l’avons signalé plus haut, avant la création des V.L.3 du Soudan, c'est-àdire peu après l'arrêt des déportations négrières par l'Angleterre, les premières installations de "libérés" sur le sol africain ont eu lieu en Sierra Leone et au Liberia. Dès 1848, la France, s'inspirant de cette expérience anglaise, créera des villages de libérés à Gorée, à Saint-Louis du Sénégal4 et à Libreville. Mais ce n’est qu’après 1885, avec la « pacification » du Soudan, que le mouvement prendra une toute autre dimension tout en restant relativement modeste au vu de la masse d'esclaves internes de la zone soudano-sahélienne qu’il fallait libérer de l’esclavage domestique. Ce sont les difficultés de se doter de la main-d'œuvre nécessaire au transport du matériel de guerre, des vivres, du courrier, etc. qui rendront vitales l’installation des V.L. et précipiteront la création, dès 1880, du Chemin de fer Kayes-Bamako (Kayes étant accessible par le fleuve Sénégal, le tronçon Dakar- Kayes, moins urgent, sera construit plus tard dans les années 1920). Mais en attendant la réalisation de ce projet, il fallait créer des pistes de pénétration pour lutter contre Samory et Ahmadou. Un autre élément déterminant dans la création des V.L. était la difficulté du prélèvement obligatoire d'hommes (surtout en saison des pluies) dans les villages, prélèvement qui risquait à tout moment de provoquer une déflagration générale dans la région. On a donc facilité la fuite contrôlée, vers les postes français, d'anciens captifs évadés, d'échappés des territoires ennemis (territoires contrôlés par Samory ou Ahmadou ou par les Touareg), d'anoblis, ou de ceux parmi les esclaves dont les maîtres ont disparu, etc. La politique de la France, depuis la fin de la Convention jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, a toujours été une politique de conservation des colonies à tout prix. Pourtant elle n’avait aucun projet humanitaire pour les colonisés. C'est pourquoi elle fermera les yeux sur tout ce qui n'entrave pas sa domination et en particulier sur l'esclavage intérieur pratiqué dans ses colonies africaines. Même si elle a adopté les lois de 1889, 1902, mais surtout celle du 10-11-1903 (qui interdisait de tenir compte de la qualité de captif en l’opposant à celle d’homme libre) et du 15-121905, contre “la détention et la vente de captifs”, c'est pour mieux contrôler la main-d'œuvre et non pour systématiquement exproprier les esclavagistes africains en libérant leurs esclaves. C'est cette politique globale de non intervention et souvent de complicité active avec les aristocraties locales qui explique en grande partie la persistance des structures sociales et des idéologies dominantes dans les sociétés ouest africaines, et qui fait qu'aujourd'hui, dans les villages 3 4 Liberté-bougou (quartier de la liberté en bambara), liberten-kani (maisons de la liberté en soninké) Denise Bouche, Les villages de liberté en Afrique Occidentale française, Paris, Mouton, 1968. 3 sahéliens, des pratiques comme l'endogamie de caste entre groupes sociaux, empêchent de nouvelles recompositions structurelles des sociétés ouest africaines et une ouverture sur l’égalité, la démocratie, la citoyenneté et le progrès. Après l’analyse de la situation politique de la France à la fin du XIXe siècle, je traiterai, dans la seconde partie de ce travail, de la naissance du V.L. dans la zone soudanosahélienne. Le VL peut dores et déjà être considéré autant comme site de marquage des pistes de pénétration coloniale, que comme point d'appui stratégique et logistique, voire psychologique. On peut d’entrée de jeu affirmer que le V.L. fut la principale source de main-d'œuvre, mais aussi de renseignements militaires (les prisonniers et les fuyards des armées ennemies y sont accueillis les bras ouverts…). J’évoquerai la mise en place du V.L., son « statut juridique » incertain, sa gestion, son développement, son extension géographique, la diversité des traitements imposés aux habitants, son déclin, etc. Je mettrai en relief, dans la troisième partie, la fragilité du V.L. au vu de la diversité ethnique et de la dispersion spatiale de ses habitants, et par conséquent de son hétérogénéité culturelle et linguistique et les conflits générés par cette complexité structurelle. J’évoquerai le peu de considération et de prestige dont jouissaient ses habitants, tant aux yeux des Africains, qu'aux yeux des administrateurs coloniaux eux-mêmes... Je constate dès le début de ce travail que le village de liberté était un isolât dans un océan d'esclavage domestique où la France ménageait ou réprimait à sa guise selon le contexte, les anciens propriétaires d’esclaves. Ces derniers cependant, gardèrent dans leur immense majorité, leurs prérogatives sur leurs « captifs » ou esclaves domestiques, tant qu'ils ne s'opposaient pas de front aux intérêts coloniaux français, comme ce fut le cas en Guinée et au Dahomey. Dans la troisième partie, j’exposerai la perception des habitants des V.L. par les autochtones et les administrateurs, mais aussi les positionnements et les actions des antiesclavagistes, des abolitionnistes et autres libéraux en France. Je montrerai que les V.L. sont, soit passés sous silence dans les correspondances administratives, soit présentés comme « des havres de paix de l'action libératrice d'une France généreuse ». Pour terminer, je poserai la question du rapport des Etats africains actuels à l'esclavage intérieur, appelé servage (Meillassoux) mais surtout à deux de ses conséquences les plus fâcheuses que sont l'endogamie de castes et le statut social héréditaire qui demeurent des problèmes d’une brûlante actualité. 4 I. Les premiers villages de liberté : un héritage de l'expérience coloniale anglaise 1. Les expériences anglaise de Freetown et américaine de Monrovia. Les contradictions du système colonial anglais (la lutte contre ses colonies d’Amérique, le développement industriel précoce de ce pays, la colonisation anglaise en Asie, ainsi que la concurrence entre puissances coloniales), font de l'Angleterre un pays précurseur dans la libération des esclaves (l’interdiction des déportations et l’abolition de l'esclavage). C'est ainsi que les Anglais, après avoir été parmi les premiers marchands d'esclaves, estimaient qu'en réimplantant des Nègres en Afrique de l'Ouest, ils réaliseraient une œuvre humanitaire grandiose, car il s'agit pour eux, et selon Denise Bouche2 « d'arracher des Nègres à l'horrible esclavage des colonies d'Amérique ». Nous sommes à la fin du XVIIIe siècle, la rivalité née de la guerre anglo-américaine, de même que la pensée philosophique, mais surtout religieuse anglaise continuent à produire des effets mécaniques importants sur le « commerce triangulaire ». C'est dans un contexte international de concurrence acharnée que Freetown fut fondée en 1791 par la Compagnie de Sierra Leone avec des Nègres “loyaux” de la Nouvelle Ecosse qui avaient combattu dans les rangs anglais. De retour à Londres, ils sombraient souvent dans l'alcool et le chômage, d'où l'idée de les envoyer sur les côtes de l'Afrique de l'Ouest. A leur arrivée, ils reçurent 5 acres de terre (2 hectares), ce qui était insuffisant pour les faire vivre, mais ils ne pouvaient trouver un supplément de ressources qu'en travaillant pour la Compagnie, d'où une quasi dépendance des habitants à l’endroit de cette dernière. Notons que les Anglais ont créé délibérément cette situation de dépendance car ils voulaient de ce fait, avoir à leur disposition, une main-d'œuvre fragilisée par l’insuffisance de la production vivrière, et qui serait par conséquent corvéable à volonté. La petite colonie vit tant bien que mal, quand la Sierra Leone passera à la Couronne avec l'interdiction de la traite par l'Angleterre en 1807. La communauté d'esclaves libérés va croître avec la capture des vaisseaux négriers sur les côtes. En 1819, une autre expérience sera menée au Liberia par l'American Colonization Society (A.C.S.) avec plusieurs établissements fondés à Grand Bassa, Monrovia, Cap Palmas par différents Etats du Sud des USA dans le but d’évacuer leur « problème noir ». C'est le cas par exemple de l'Assemblée de Virginie. De même, l'A.C.S. se refuse à prendre part au débat qui oppose le Sud et le Nord des USA, croyant peut-être pouvoir tirer profit des subventions octroyées par les différents Etats de l'Union pour transplanter les Nègres en Afrique. On notera que les anciens esclaves devenus colons noirs en provenance des USA sont différents des autochtones, qui, eux-mêmes sont différents des Nègres libérés des navires négriers (qui sont déjà coupés de leurs villages et de leurs familles d’origine). Dès lors, la cohabitation entre ces trois groupes, deviendra le problème central du Liberia ; car à ce problème de cohabitation, viendra se greffer celui créé par les USA qui voulaient à la fois se débarrasser de leurs Nègres et avoir un pied en Afrique. 2. L'expérience française de Libreville, Gorée et Saint-Louis a) L'expérience de Gorée et Libreville A la fin de la première moitié du XIXe siècle, la fondation de Libreville près du fort d'Aumale par les colons français, sera calquée sur le modèle anglais de Freetown. En effet, le 2 juillet 1842, 240 Noirs sont saisis à bord de l'Elizia, navire négrier arraisonné par la marine française et, selon D. Bouche, (cf. D. Bouche, 1968) ils étaient placés d'office au service de l'Etat sous couvert du ministre de la Marine pendant sept ans. Les Signares de Gorée réclamèrent que les malheureux leur fussent confiés, mais le contre-amiral de Montagnies, le 27 avril 1847, décida « d'établir les Congo auprès du fort d'Aumale » (Bouche, ibid., p. 514-515). 5 Selon le ministère, il s'agit de mettre à la disposition de l'autorité « des travailleurs acclimatés. » Ils seront donc attachés au fort, et on les empêchera d'avoir des contacts avec les populations locales et généralement d'aller s'aventurer ailleurs, pour soi-disant, ne pas rechuter dans l'esclavage… Selon la pratique consacrée, dans toutes les colonies, les “coloniaux” laissent “refroidir” les ordres des différents ministères de tutelle (qui ne seront jamais appliqués à la lettre), c’est ainsi qu’en 1849 on envoya seulement 25 rescapés de l’Elizia au Gabon, car l'administration avait déjà confié les « esclaves » aux Signares de Gorée et ces dernières s'opposèrent à leur départ… A leur arrivée au fort d'Aumale, le Génie fut chargé de construire pour eux un village, « vaste, aéré et sur le point le plus favorable possible » (Bouche, ibid., p. 515). La colonie et la station leur assureront les vivres nécessaires et en contrepartie les libérés fourniront du « travail volontaire ». Dès 1850, le Gouverneur du Sénégal, Baudin, qualifie l'expérience de concluante car, selon lui, les libérés cultivent leurs champs et vivent sous l'autorité d'un chef désigné par eux et sous la protection des militaires français. On peut alors affirmer que ce village vit sous une surveillance coloniale étroite quoi que discrète. b) Les villages de liberté de Saint-Louis du Sénégal. A partir de 1848-1849, en même temps que Libreville, quelques villages de libérés furent créés au Sénégal par le gouverneur Baudin qui, après le décret d'abolition de 1848 a promis de « fournir du travail à ceux qui n'auraient pas pu en trouver par eux-mêmes.» Le Gouverneur cite en novembre 1849 les villages de N'Dar-Tout et de l'île de Sor à l'Est, où les libérés ont reçu une concession qu'il leur fallait construire. Il invita une partie de la population à s'établir sur différents points du Oualo, en l'occurrence les forts de Lampson et de Mérinaghem, afin de s'y livrer aux travaux des champs et pour désengorger Saint-Louis. Mais la menace des Maures Trarza qui razziaient la région, finit par dissuader les candidats potentiels. Ces premiers villages de libérés, qu'ils soient anglais ou français, avaient une population ciblée et limitée, d'où leur succès relatif. Mais on ne s'attaquait pas vraiment aux fondements sociaux et institutionnels des sociétés environnantes, même si après la loi du 27 avril 1848, tous les habitants du Sénégal étaient en principe considérés comme libres ; cependant dans les faits, la loi ne visait en principe ici que les esclaves détenus par les Français… Mais bien après 1848 la condition sociale des habitants de ces villages avait très peu évolué ; tant à Saint-Louis, à Freetown, qu’à Libreville, et l’on a souvent refusé l'asile aux esclaves fugitifs venus y réclamer refuge, sous prétexte de ne pas se mettre les anciens maîtres sur le dos. 6 -II-Le V.L., point d'appui stratégique de la conquête coloniale des hauts Sénégal et Niger de 1880 à 1911. -1- Le contexte colonial des années 1880-90. La fin des déportations esclavagistes n'a pas signifié la fin de la domination européenne, au contraire, l’abolition de l’esclavage en Amérique n'a annoncé que de nouvelles colonisations en Afrique. Je vais essayer de suivre le fil conducteur de la conception française de la domination de l’Afrique Noire. L'Abbé Grégoire, éminent antiesclavagiste, membre fondateur de la « Société des amis des Noirs et des colonies » regrettait déjà, selon F. Lebrun5 : « La brusque émancipation des Nègres » des possessions françaises des Caraïbes qui, selon lui comptaient au moment du soulèvement d'Haïti en 1793, 580 0006 esclaves. Il compare selon l’auteur leur révolte à une éruption volcanique incontrôlée7. Il n'est pas jusqu'au maître spirituel de Faidherbe, V. Schoelcher lui-même, antiesclavagiste méritoire, qui ne mette les intérêts de la France dans une perspective de colonisation « douce » et débarrassée de sa gangue obsolète qu'est l'esclavage. Selon la grande majorité des libéraux du XIXe siècle, il faudrait une colonisation adaptée à “l'air du temps”, et pour le reste, estimait-on à l’époque, les colons sauront gérer les colonies… Il y a comme une continuité temporelle de l'idée coloniale qui traverse les clivages politiques, et qui va des concepteurs du Code noir à la Convention, en passant par Schoelcher et la Révolution de février 1848, jusqu’à “l'ère des décolonisations,” voire même plus récemment avec la « poussée démocratique » provoquée par le discours de F. Mitterrand à la Baule et à Biarritz. On n’observe toujours en arrière-plan que de simples réadaptations conjoncturelles et une constance structurelle de la stratégie coloniale et de l'européocentrisme. En cette fin de XIXe siècle, c'est plutôt l'expansion coloniale et l'élargissement des marchés internationaux dans un contexte de crise économique qui dure depuis 1873, qui préoccupent les puissances coloniales lancées dans une concurrence “fratricide” qui pourrait aboutir à la catastrophe, si l'on n'y prenait garde, d'où l'idée du Congrès de Berlin à l’initiative du Portugal et de Bismarck, (novembre 1884 à février 1885) qui acheva le découpage de l'Afrique sur le papier. Partout les pistes se coupent, les routes se croisent, comme des épées coloniales en effervescence. On pose des voies de chemin de fer et aussitôt on en projette d’autres, les navires accostent les quais des ports coloniaux qui se multiplient, etc. Toute cette frénésie est due au fait que le Congrès de Berlin, qui réunissait les quatorze puissances planétaires, a décrété que l'Afrique n'appartient à personne (surtout pas aux Africains) Res Nullius, et qu'il fallait gagner la course au charcutage par le nombre de drapeaux nationaux plantés sur le sol africain et parfois sur la poitrine transpercée et ensanglantée des Nègres. Même les traités signés avec ces derniers sont des papiers sans valeur s'ils ne sont pas avalisés par d'autres puissances coloniales. C'est ainsi que dans les 38 articles de la Conférence, on ne s'embarrasse nullement d'option humanitaire, aussi, l'amélioration des conditions de vie des autochtones est-elle reléguée en arrière plan. En France, en 1885, on s'enfonce dans la crise agricole, et le président du Conseil Ferdinand Buisson pense qu'il faut aménager les possessions nouvelles déjà acquises en Afrique au lieu de continuer à « nous étendre ». Il a raison, il y a un moment pour avaler et un moment pour digérer tranquillement ; c'est dur la vie de crocodile colonial. Aux élections législatives de 1885, ce sont les monarchistes qui sortent vainqueurs des urnes, l'affaire Boulanger bat son plein ; la tension franco-allemande à propos de l'affaire Schnabélé est à son comble. Le torchon brûle entre la France et l’Italie à propos de la Tunisie. Tout cela isole la France, l'incite à la paix des braves, pragmatisme politique oblige. 5 In, la revue Histoire, n°175, mars1994, p.18) Chiffres certainement surestimés. 7 Mais très rapidement L’Abbé Grégoire prendra position dans un combat continu et inébranlable pour la fin de la « traite » et de l’esclavage. 6 7 Après le départ de Jules Ferry, on envisage même l'abandon du Soudan selon Meyer8. Mais les militaires et les administrateurs coloniaux ne l'entendent pas de cette oreille, le lieutenantcolonel Henri Frey, commandant supérieur du haut-Niger, veut faire respecter les positions acquises et éviter des problèmes avec Samory et Ahmadou. Gallieni et Frey se « débarrassent de Mamadou Lamine Dramé en décembre 1887 ». En effet, c’est Frey en personne qui dirigera les opérations militaires contre le Guidimaxa qu’il a réduit à feu et à sang de mai à juin 1886. Gallieni se retournera contre Ahmadou qui se bat seul sur la rive gauche du Niger depuis 1880 et qui mourra à Say en 1895 après avoir rejoint son frère. Samory se bat depuis plus de dix ans de la Sierra Leone à la rive droite du Niger et doit faire face à des dizaines d'expéditions militaires françaises et anglaises sur tous ses flancs. En 1889, la conjoncture politique française est favorable à l'aventure coloniale : les Boulangistes échouent aux élections d'octobre et les Républicains reviennent en force. Les modérés gouvernent dans une relative stabilité politique. Il en sera de même entre 1893 et 1898 où les modérés et les opportunistes (devenus progressistes) se succèdent au gouvernement de la France, ce qui permet de continuer la même politique coloniale agressive et répressive entamée bien avant 18899. C'est dans ce contexte général de guerres coloniales larvées sur les hautes vallées du Sénégal et du Niger et de l’affaire Dreyfus, qu'il faut replacer la création, le développement, et le déclin des V.L., comme partie intégrante du dispositif local de conquête coloniale limitée dans le temps entre 1886 et 1911. La disparition des V.L., tout comme la loi du 12 décembre 1905, n'ont en rien modifié l'esclavage intérieur. Même si les V.L. ont atténué les prélèvements de main-d'œuvre forcée dans les villages, les travaux forcés coloniaux ont continué de plus bel jusqu'après la Seconde Guerre mondiale et ne disparaîtront qu’avec le vote de la loi Houphouët-Boigny en 1946 malgré toutes injonctions de la Société des Nations en direction des puissances coloniales. -2- Les habitants des V.L. : hommes libres ou nouveaux esclaves ? L'idée de V.L. remonte à Faidherbe qui préconisait déjà le « le rachat pour l'engagement à temps » avec comme objectif le « repeuplement du pays que traverse notre voie ». Notons que Faidherbe n’a pas réalisé son idée. Mais selon lui la pénétration de l’Afrique ne peut se faire sans la création de villages arrachés à l’influence des pouvoirs africains… C'est à Kita, en 1885, qu'eut lieu la première expérience de V.L. (cf. Bouche, ibid.) où le commandant expédia des captifs évadés. Mais il faut attendre 1888 pour que le mot de village de liberté soit utilisé pour la première fois par le commandant de Médine, Bisay, dans une lettre au commandant supérieur Frey en référence au village de liberté créé par Gallieni à Kayes entre novembre 1886 et janvier 1887. Selon Gallieni, il s'agit d'arracher les réfugiés de la rive droite du Niger à la misère (cf. Bouche, ibid. ). De Trentinian, administrateur du Soudan, estime que le V.L. est formé de non libres évadés des pays ennemis, on y reçoit également les esclaves victimes de mauvais traitements de la part de leurs maîtres (à condition que cela soit prouvé). On y dénombre également des non libres en provenance des successions vacantes revenant à la colonie, ou des confiscations opérées à son profit. On y accueille les captifs réfugiés à condition qu'ils ne soient pas découverts par leurs maîtres, etc. La situation militaire au Soudan fera dire à Gallieni que le V.L. sera une solution toute trouvée au problème du portage. En effet, les prélèvements obligatoires d'hommes valides dans les villages par la force pour le portage, posent désormais des problèmes de résistance de plus en plus 8 Meyer J., Histoire de la France coloniale des origines à 1914, Armand Collin édit., 1991. Date de la Réunion de Bruxelles contre l’esclavage, seule lueur sans suite où l’opinion internationale a été réveillée un instant, mais surtout abusée par l’Association Internationale Africaine impulsée par Léopold II. Le roi voulait sans doute abolir l’esclavage interne au Congo, non pour défendre l’intérêt des classes asservies, mais pour mieux les assujettir en affaiblissant les aristocraties tout comme les esclavagistes arabes et en instaurant les travaux forcés à son propre profit… 9 8 manifeste. C’est ainsi qu'à Bakel, on raconte que dans les années 1880 le chef de village a menacé d'aller jeter les hamacs contenant les chefs d'expéditions blancs dans le cimetière du village… “Dis au commandant”, insista t-il auprès de l’interprète colonial, “qu’ ici à Bakel, si nous mettons quelqu’un dans un hamac, c’est pour aller le jeter dans un trou au cimetière situé derrière le village... et il en sera désormais de même pour nos “hôtes....” Il devenait par conséquent de plus en plus difficile d'arracher les paysans à leur terre, surtout pendant la saison des pluies, pour les affecter au portage forcé. Il n'était pas rare que l'on intervienne avec des tirailleurs armés de fusils voire de canons pour assurer ces prélèvements d’hommes. A ce propos, le capitaine Perroz, membre de la campagne de 1891-1892 devant Kérouané, décrit les porteurs comme des hommes malheureux, parqués, presque nus, sans abri dans le froid des nuits tropicales, peu nourris, soumis aux brutalités des tirailleurs et décimés lors de chaque campagne (ibid. D. Bouche). Il devenait évident que les villages ne pouvaient plus supporter les prélèvements obligatoires de porteurs à cause de leur faible densité démographique, ce qui risque à tout moment de conduire à la révolte des propriétaires d'esclaves... Il s'agit donc, à travers l'opération de création des V.L., de disperser cette ponction obligatoire de main-d'œuvre pour la rendre moins lourde pour une région donnée. Mais elle continuera, comme nous l’avons signalé, jusqu'après la Seconde Guerre mondiale malgré toutes les lois internationales dans les années 1930 interdisant les travaux forcés dans les colonies. -3- La situation géographique des V.L. Les V.L. seront donc créés le long des voies de ravitaillement et de pénétration du Soudan, ils fleuriront sur les pistes reliant les villages et les villes dans un triangle Bakel-GaoBouaké. Le village de liberté est choisi en fonction des besoins en ravitaillement des armées coloniales, son essaimage et son déplacement sont laissés à l'appréciation du commandant de cercle ou de région, sous prétexte que l'établissement des libérés auprès des postes se justifie par leur défense et leur emploi, les V. L. sont à la fois des gîtes d'étapes, des points d'appui militaroadministratifs, des réservoirs de main-d'œuvre gratuite et de tirailleurs, des « nids » pour les services de renseignements. Il n'est pas rare qu'il en soit créé pour entretenir un puits, aider au franchissement d'une rivière, etc. Points de passage obligé des campagnes militaires, ils permettent de contrôler les ceintures vitales du pays que constituent les deux fleuves et leurs affluents de même que les minis lacs qui les escortent. Le V.L., dès sa création, doit donc faire face au dilemme du temps : être un asile temporaire ou un établissement définitif ? Cette question posée par Denise Bouche trouve sa réponse dans le manque de projet de libération massive des « captifs » du Soudan, malgré les lois votées à cet effet et jamais appliquées à la lettre en Afrique. -4-Le maintien sous contrainte des habitants du V.L. Les habitants du village de liberté sont soumis à une discipline difficilement supportable, qui rentre dans un projet plus général de limitation de la liberté de mouvement pour l’ensemble de la population du Soudan (même les libres des villages). Mais le règlement y est tel que les évasions sont monnaie courante et sont considérées par l'administration coloniale comme une désertion au sens militaire… Ainsi, l'ancien captif placé d'office n'a pas le droit de s'en aller, même après trois mois de présence et l'acquisition de son certificat de liberté. La durée obligatoire dans le V.L. est indéterminée et dépend du Commandant de cercle ou de région. Par exemple, la durée minimum à Ségou et à Bougouni était d'un an, mais de deux ans à Bamako. Selon Denise Bouche, Grodet proteste contre cette espèce « d'internement » et donne des ordres pour que la liberté acquise au bout de trois mois, le soit « sans restriction aucune ». Signalons que c'est le même Grodet, qui déplace les libérés sur de longues distances sans s'inquiéter outre mesure, ni de l'opportunité de la date, ni du paiement des frais de transport, ni même de l'adaptabilité du candidat à un environnement social si différent du sien. Cependant, en 1898, Grodet, encore lui, proteste et souligne qu'il ne peut y avoir « d'évadés » d'un V.L., alors qu'en 9 même temps les administrateurs continuent d'exercer le droit de suite sur les évadés en les punissant de prison quand ils sont repris. Les complicités d'évasion étant, quant à elles, punies d'amendes. C'est le Commandant de cercle qui décide des permissions et des dates définitives de départ individuelles ou collectives du V.L. C'est ainsi qu'en 1893, disparurent les premiers V.L. de Kankan et de Kouroussa après une autorisation collective de “permission”. Non seulement l'habitant du V.L. y est maintenu contre son gré, mais il peut être confié à tout moment à un colon, à un missionnaire, à un agent de l'administration, ou racheté tout simplement par son ancien maître..., ou par sa propre famille pour la somme de 150 F. Les femmes font l'objet d'un « trafic » intense, ce qui explique qu'elles y séjournent moins longtemps que les hommes. En effet, les tirailleurs et les agents administratifs locaux les « mariaient » ou les retiraient des villages dans des conditions souvent douteuses et celles-ci ne tardaient pas à devenir leurs propres esclaves sexuels. -5-Du manque d'orientation politique au manque de ressources La création des V.L. relève d'initiatives locales des administrateurs coloniaux et ne trouve aucun fondement juridique général pour l'ensemble de l'A.O.F., d'où un manque de directives cohérentes et de crédits pour leur gestion quotidienne. Sauf quelques cas rares, l'administration coloniale n'a rien investi ou très peu, pour aider à l'installation et à l'autonomisation des nouveaux venus dans les villages. Or, nous savons que les villages n’étaient pas choisis pour la qualité agricole des terres environnantes, et si tel était le cas, celles-ci étaient en général contrôlées par les chefs des clans ou des lignages locaux. Le seul avantage étant, semble-t-il dans la plupart des V.L., l'exemption d'impôt de capitation qui s'élevait à l’époque de 3 F à 3,50 F, mais était obligatoirement payé par ceux qui quittaient le V.L. Ceux qui voulaient le quitter de leur propre initiative devaient également payer le prix de leur rachat. On a même observé des cas au Fouta Jaalon où en transformant les esclaves arrachés à leur maître en métayers, le gouvernement de la colonie a multiplié leurs redevances par 4 ou 5 à la grande satisfaction des anciens maîtres... qui les traitaient d’esclaves du Blanc”. De Trentinian estime que « la colonie du Soudan n'est pas très riche et il n'est pas en son pouvoir de financer une entreprise philanthropique de grande envergure » (Bouche, ibid., p. 172). On alloue seulement 25 000 F annuels (1899, chapitre VIII du budget de de Trentinian), aux « Dépenses diverses d'intérêt général » et spécialement destinés aux « cadeaux, gratifications et secours aux chefs indigènes, aux villages de liberté et aux villages situés sur la route de ravitaillement ». C'est très peu pour tant de monde nous dit D. Bouche, si l'on considère les 12 000 F de la pension de l'Almamy Maké, chef de Dinguiraye et les 8 000 F pour les frais d'internement de la famille de Samory. A Médine par exemple, l'administration octroie, en 1886, 50 F pour l'achat d'outils et 150 kg de mil portés aux comptes des affaires politiques autour d'un point d'eau pour plusieurs centaines de personnes. Gallieni pour Kayes-Liberté parle de dons d'étoffes, de vivres, de semences pour commencer leurs cultures. On peut affirmer que dans le cas le plus répandu, le Commandant de cercle maintient le V.L. sur un site qu'il a lui-même choisi, sans ressources, avec des hommes qu'il considère souvent comme des fainéants, des « sous-hommes ». Mais ces hommes vivent hors de leur environnement social et familial, sans aide technique et financière de l'administration, ce qui explique les évasions massives ; c’est ainsi qu’à Bakel, les habitants de la ville se souviennent du départ massif des libérés lors d'une famine (probablement peu avant 1894), montrant ainsi que les V.L. sont les premières victimes des aléas climatiques. Emanation de l'administration coloniale, géré par les militaires, le V.L. est discrédité par la dureté de ses conditions de vie et l'absence de considérations humanitaires dans sa gestion par l’administration coloniale. Il n'a, par conséquent, joué qu'un rôle mineur dans l'émancipation des esclaves domestiques en Afrique de l’Ouest. 10 L'absence de textes fondateurs, fait des V.L. un espace juridique vide, et aléatoire, régi par des ordres, des lettres, des ordonnances, souvent contradictoires, etc. Par exemple, Galliéni par l'ordre 113 du 21 novembre 1888 fixe le règlement du V.L. de Kayes : aide, police, discipline, rôle du chef de village, certificats de liberté, prix du rachat de la liberté, destination des nouveaux venus, etc. Autre exemple : le 3 mai 1894, une caravane de 28 enfants est confisquée, les plus âgés sont confiés à un supérieur de la Mission avec quelques pièces de Guinée pour les habiller pour la première fois et les autres ont été confiés aux chefs de case du V.L. sans Guinée… Dans une autre caravane, cinq enfants sont confisqués, les deux qui sont bien portants ont été confiés à la Mission et les trois malades au chef du V.L. (D. Bouche, ibid). Par ailleurs, on n'a aucune indication sur la gestion des sommes recueillies par les esclaves rachetés (par eux-mêmes ou par leurs familles à raison de 150 francs par personne). On peut soutenir qu’au Soudan dit français, le V.L. repose sur une législation (plutôt une réglementation) restée embryonnaire, formée par les circulaires, les instructions, les correspondances et les ordres à l'usage des commandants de cercle ou de régions, surtout établis par de Trentinian ; sinon, nous dit Bouche, « aucun texte d'ensemble ne définit les buts et les principes des V.L. » (Bouche, ibid., p. 535). Pas plus qu'il n'existe de textes de base, il n'existe de textes communs aux différentes colonies, chaque administration territoriale gère à sa guise ses V.L. C'est ainsi qu'au Sénégal, sous Faidherbe, la liberté est accordée d'office aux captifs fugitifs venus se réfugier auprès des postes et V.L., mais le souci d'en limiter l'afflux massif a toujours prédominé. Quant au certificat de liberté, il est accordé au bout de 3 mois à condition que la demande du fugitif soit acceptée ; mais il ne peut en sortir qu'au bout d'un an ou deux selon les cercles. Alors qu’en Guinée, le certificat de liberté est accordé à des villages entiers par simple décision administrative, de même, au Dahomey, c'est à tous les sujets du roi Behanzin, réfractaire à la colonisation française, que la liberté est octroyée... L’objectif est dans les deux cas est d’affaiblir de façon ostensible les pouvoirs locaux au profit de l’emprise de l’administration coloniale, en d’autres termes il fallait libérer la main d’œuvre et la rendre potentiellement disponible, donc corvéable. -6-L'évolution des V.L. La période d’expansion des V.L. dans la zone soudanaise va de 1885 à 1911, après cette date, on ne mentionne plus leur état dans les rapports administratifs. D'ailleurs, dès 1904, on parlait déjà de villages refuge, mais c’est surtout après la loi de 1905, que le premier terme (VL) a disparu. Concernant le nombre d’habitants, durant toute la période qui nous concerne, les V.L. n'ont que rarement dépassé quelques dizaines (ou quelques centaines d'individus tout au plus ; entre 100 et 400 personnes). En deçà ou au-delà de ces chiffres, les administrateurs procédaient à des « rééquilibrages” pour optimiser la population du V.L. Un ingénieux calcul qui permettait de subvenir aux besoins complémentaires de main-d'œuvre, sans avoir l'inconvénient d'éventuels désordres sociaux difficilement contrôlables dans une région en guerre contre la pénétration coloniale européenne. Au niveau territorial, par exemple au Sénégal, hormis les expériences de Baudin en 1848 à Saint-Louis, quelques V.L. furent créés plus tard à Podor, Kaédi, Sédhiou et Bakel. Mais l'essentiel des V.L. sont aménagés sur le territoire du Soudan dit français, de Kayes en passant par Médine, Bafoulabé, Badoumbé, Nioro, Yélimané, Bamako, Gao, Tombouctou, etc. Le mouvement s'est étendu vers la haute-Guinée et la haute Côte d'Ivoire (stratégie d'encerclement de Samory). Cependant, l'expérience des V.L. reste limitée dans les autres colonies de l'A.O.F. et de l'A.E.F. La Mauritanie reste un cas particulier, où la France a laissé faire les propriétaires d’esclaves domestiques ; on recevait jusqu'à la fin des années vingt les esclaves fugitifs des Touaregs et des Maures venus de ce territoire se réfugier soit au Sénégal soit au Soudan. Les V.L. ont connu des fortunes diverses, c’est ainsi qu’en 1895, on comptait 7 931 habitants pour l'ensemble des 44 V.L. Dix ans plus tard, en 1905, on en avait entre 10 000 et 20 000 11 habitants pour tous les « refuges ». En 1925, il existait 125 fondations, anciens V.L. et nouveaux refuges (cf. Bouche). Par exemple, en 1907, Kayes, qui n’était pourtant qu’un petit hameau en 1880, comptait 10 000 habitants et plus. En revanche Sikasso n’a cessé de péricliter : 998 hab le 1er octobre 1898, 659 hab au 31 décembre 1899, 480 hab en 1903, 370 hab en 1906, 80 hab en 1908. Pour ce qui concerne la liberté de circulation des libérés, et plus généralement leur “utilisation” par l’administration coloniale, Bamako est une belle illustration, c’est ainsi qu’en 1894-1895, sur 250 sorties on a 150 rendus à leurs anciens maîtres… 20 confiés, 22 décédés, 4 mariés, 3 engagés comme tirailleurs et 48 évadés. S’agissant du mouvement général de création dans le temps, mis à part l'expérience isolée de Kita en 1885, on peut dire que c'est Gallieni qui a impulsé le mouvement avec KayesLiberté, son expérience sera suivie par Médine et Bakel qui créèrent leur V.L., peu après, en 1887 Bafoulabé, Badumbé, Bamako seront fondés. Archinard freine l’expansion des V.L. à la fin des années 1880 et s'en tient au principe : « pour les Français l'esclavage n'existe pas ». Le Gouverneur Grodet réimpulse le mouvement en l'amplifiant, car il en veut auprès de chaque poste. Dès juillet 1894, il encouragea les commandants de cercle dans ce sens (louanges au Commandant de cercle de Tombouctou… pour la création du V.L. de Kabara). Malgré cette pression exercée par le Gouverneur, le commandant de Djenné par exemple, préfère attendre et voir avant de créer son V.L., car il craint de provoquer des conflits avec les anciens maîtres. Sur les autres territoires, tous les postes français du Niger ont eu leur V.L. : Agades et N’Guimi sont fondés en 1908. Les V.L. de certaines villes et villages ont disparu peu de temps après leur création surtout après 1904, d'autres, comme Podor et Bakel ont vu leur village s’éteindre au bout de quelques années de fonctionnement. En 1911, quelques états numériques sont encore reçus à Nioro, Sokolo, Niafunké, Satadougou, Ouagadougou ; après cette date, les états numériques ont disparu en tant qu'institutions. Les V.L. périclitèrent (surtout dans les cercles), dès que les libérés ont pu obtenir le droit de s'installer où bon leur semblait. Selon D. Bouche, ce sont les V.L. installés de force sur les routes de ravitaillement qui disparurent les premiers, comme par exemple dans le cercle de Siguiri sur les rives des rivières Nounouko et Kourako. Il en va de même dans le cercle de Kita, sur les rives du Baoulé et du Koubandoulinka, etc. Il existe encore quelques V.L. à Nioro, Furana, Kankan, Kita qui, d’après elle, étaient des « villages cassés ». Malgré l'échec global du projet, de Trentinian juge les résultats de l'expérience comme « une idée lumineuse dont on a le droit d'être fier ». Grodet quant à lui, estime que les V.L. sont : « une innovation heureuse dans la voie de l'affranchissement » (Bouche, Ibid., p. 192). Mais l'expérience est condamnée dans sa globalité par la Société des Nations lors de sa session du 15 au 24 juillet 1925 à Genève. 12 -III-Le V.L. et la société : les raisons d'un échec. -1-La perception du village de liberté et de ses habitants par la société africaine Le V.L. est perçu par la grande majorité des populations africaines comme un village de “captifs du gouvernement”. En bambara on les appelle diambouroubougou ou libertébougou (diambourou signifie affranchi et bougou quartier) avec à la fois une forte teinte de mépris et de sarcasme. Les Soninkés appellent ces quartiers libertébougou (quartier des libertés) avec un sens encore plus péjoratif, car les Soninkés de l'époque étaient parmi les grands pourvoyeurs des marchés d'esclaves. Komolibertégalité chez eux signifie esclave abandonné de tous à commencer par Dieu et le Coran, sans attaches ni racines, une personne maudite : le qualificatif de libertégalité qu'on attribuait volontiers aux habitants des V.L. pouvait être interprété comme du bétail domestique du blanc, détaché et errant dans la savane... Jusqu’aux années 1970, on n'adressait jamais ce terme qu'à une personne servile que l'on haïssait ou que l'on estimait peu, en tout cas, on la considérait comme intouchable, une personne qu’on ne devait point fréquenter et qu’il fallait tenir à distance par condescendance. A Bakel, ceux qui vivent dans le quartier des libérés étaient considérés comme vivant hors de la cité dans le sens sociologique du terme, et plus grave encore, ils étaient perçus comme des sous-hommes. Les marabouts (premiers propriétaires d'esclaves) étaient à la pointe de ce combat idéologique de dénigrement systématique qui met l'esclave fuyard venu se réfugier chez l'impie, le kafri ou keffir (le Blanc mécréant) dans les limites extérieures de l'islam. Libertégalité est le condensé de chien errant, cette idéologie dominante qui marginalise les « libérés », n’est pas propre aux seuls Soninkés ; il en va de même chez toutes les classes dominantes, voire de toutes les ethnies islamisées du Sahel : Bambaras, Peuls, Khassonkés, Malinkés, etc. qui estiment que les esclaves fuyards seront consumés par les flammes de l'enfer, car ils n'étaient pas affranchis selon la loi coranique par les maîtres, mais par la loi des Blancs. Le V.L. nous a-t-on dit, était considéré à l'époque comme une invention du Diable et de Satan dont les suppôts étaient les colonisateurs. Selon les préceptes des esclavagistes africains, ceux que leur destin a voués au statut d'esclaves éternels, doivent l'assumer en bons musulmans jusqu'à l'affranchissement consenti par leurs maîtres. Il faut reconnaître que l'esclave était une pièce maîtresse du système d’échange saharien puis atlantique, et qu'il occupait une place prépondérante dans les systèmes économique et symbolique, comme l'or et le bétail. Il est par excellence l’outil de production agricole dans les économies de subsistance sahéliennes (les membres de toutes les classes sociales peuvent en détenir) les deux autres classes sociales étant peu liées à la production agricole (nobles et niaxamala), ce sont eux, les esclaves, qui assuraient pour l’essentiel, la subsistance de l’ensemble des groupes sociaux sahéliens, d’où la peur suscitée chez les dominants, les aristocrates et les artisans, par leur éventuelle « libération » massive par les colonisateurs blancs. Malgré toutes les précautions prises par les administrateurs coloniaux pour ne pas accepter les captifs évadés sans mobile valable (mauvais traitements jugés avérés du maître), les nobles de l'Afrique Occidentale et les Français se regardaient en chiens de faïence. La loi de 1905 ne fut jamais appliquée dans les faits pour les esclaves déjà détenus et encore moins, ne fut pas rétroactive. Quant aux Français, ils ont continué à pratiquer le prélèvement obligatoire de maind'œuvre et en contrepartie, ils ont laissé les anciens maîtres profiter de l'essentiel de leurs privilèges, scellant ainsi une alliance tacite et objective fondée sur des liens d’allégeance qui lient désormais les colons à tous les Nègres. Les chefs traditionnels pour un temps très court sont devenus la classe intermédiaire placée au-dessus de leurs esclaves domestiques. Les niveaux de l’échelle sociale sont ainsi établis avant la naissance des bourgeoisies compradores des villes. -2-La perception du V.L. par les Français. Tous les colons, en particulier les administrateurs et les chefs militaires, sont unanimes pour reconnaître que le V.L. fut une institution indispensable et que sans lui, les frictions avec les 13 populations locales et en particulier avec l’aristocratie, auraient été autrement plus graves. Inspirés de l'expérience coloniale anglaise, les V.L. ont été constitués, contrairement chez les Anglais, par des institutions localisées en Afrique. En revanche, ce qu'ils ont en commun, c'est leur manque de vision humanitaire dans la délimitation des objectifs poursuivis et leur utilisation comme levier d’expansion coloniale. Pourtant W. Ponty, délégué général du Gouverneur de l'A.O.F., dans une circulaire du 1er février 1901 mentionne ceci, « c'est au nom de la liberté et pour combattre les coutumes barbares que les puissances européennes sont venues dans les territoires d'Afrique » (no comment). En France, pour d'aucuns, semble-t-il, la suppression de l'esclavage domestique est un devoir sacré du gouvernement. Mais, l'expérience nous a enseignés qu'entre les déclarations de principe et les faits, il y a un vide abyssal. Disons que le V.L. est créé pour accélérer l'extension du domaine colonial français sur les vallées des deux fleuves après la Conférence de Berlin. Malgré les accords signés, la France avait peur d'y voir surgir d’autres puissances comme l'Angleterre, rivale et/ou ennemie de toujours... La seconde phase du projet colonial était d’impulser la mise en valeur des colonies au profit de la Métropole, dans les meilleurs délais. Il manquait des ressources naturelles aux industries françaises, et pour en avoir d’urgence, il fallait en finir avec la résistance nationale africaine, menée séparément par Samory, Mamadou Lamine Dramé, Ahmadou, etc. Certains de ces résistants eux-mêmes ont eu malheureusement recours à des pratiques esclavagistes similaires à celles opérées par les colons. Outre son intérêt militaire et stratégique, le V.L. était donc un outil indispensable aux mains des colons sur un autre terrain de lutte contre les autochtones, car il a permis une meilleure connaissance des populations africaines, ce qui a évité, comme nous l’avons mentionné ci-dessus, un conflit larvé avec les propriétaires d'esclaves. Ces derniers n'ont ouvert les hostilités qu’en Guinée avec Bocar Biro à Timbo, Ibrahima Fakoumba à Ditinn et Alpha Yaya ainsi que Aguibou à Labé. Ces chefs traditionnels esclavagistes, à l’instar de Samory, pour s’être opposés à la pénétration coloniale, ont été dépossédés d'office de leurs « captifs » ; autre exemple toujours en Guinée, la révolte des Foulahs à Goumba fut écrasée dans le cercle de Kindia où plus de 1 500 esclaves ont été libérés afin d'affaiblir les nobles. Après la loi de 1905, plusieurs villages de culture (habités par des esclaves) devinrent des V.L. de fait comme à Boké, Siguiri et Kindia. Bref, la stratégie d’encerclement, d’étranglement économique et de grignotage de l’empire peul du Fouta Jaalon était à l’oeuvre. Si le V.L. est présenté par les Colons comme une "réussite", paradoxalement, ses habitants sont dépeints par tous les administrateurs comme des fainéants, des Nègres de seconde zone, moins intelligents que les autres Africains, surtout incapables de prendre une initiative quelconque, et peu enclins à se soumettre volontairement à une discipline extérieur, n'en ayant pas les dispositions éducatives acquises. Souvent appelés captifs par les administrateurs eux-mêmes, les habitants ne jouissent d'aucune considération à leurs yeux. Le chef de village de liberté lui-même n'échappe pas à la règle. C'est à peine s'il est considéré comme un peu plus dégourdi que les autres fugitifs et s'il a choisi de collaborer avec le commandant, c'est, dit-on, qu'il est un peu plus malin que les autres Nègres. On fermera les yeux sur ses menus larcins et les « évasions de femmes et d’hommes » et autres « mariages » organisés par lui, tous brigandages qui feront de nouveaux captifs dont il sera souvent le nouveau maître... En général, c'est la condescendance et non le respect de la personne humaine qui est la règle chez les commandants de cercle, qui, selon Denise Bouche ont tendance à vite généraliser en traitant les Nègres des V.L. de « voleurs, de paresseux, de pourvus de mauvais caractère qui ne peuvent vivre avec personne et sont incapables de vivre seuls » (Bouche, ibid., p. 161, rapportant les propos du Commandant de Kissi). Le jugement sans appel du Commandant de cercle de Kita est encore plus édifiant : « Notre humanisme a été un peu trop large et nous n'avons pas assez considéré quel était le degré de civilisation atteint par les individus qui étaient les serviteurs des autres. La plupart de ceux-là étaient des inférieurs, ayant une vie physique presque animale et un esprit très peu complexe et pour 14 ces inférieurs la servitude était l'état nécessaire, le processus permettant de gravir, sous les races supérieures, le premier échelon de la liberté » (Bouche, Ibid., p. 161). Le terme de refuge, équivalent français d'asile, est utilisé à partir de 1904, il traduit le mépris affiché par les colons en direction des Africains dans leur ensemble, et en particulier, envers les malheureux habitants des V.L. coupés de leur milieu familial et social. Le V.L. est devenu un bagne dont on n'a plus besoin, après l’occupation militaro-administrative des hautes vallées des deux fleuves. Il symbolisera désormais le peu consistance et de portée politique du projet d'émancipation et d'affranchissement des esclaves domestiques par la France. -4- Les abolitionnistes, les libéraux et les républicains face à l'esclavage interne africain. A propos de l’impérialisme européen, Alain Ruscio10 parle de manichéisme : Selon le Blanc, le Bien c'est l'Occident, le Mal, la nuit, l'obscurantisme, la barbarie et l'étrangeté sont l'apanage des autres peuples argumente t-il. Il cite quelques exemples au cœur même du système libéral et antiesclavagiste : Guizot dit-il, estime que les « Jaunes » attendent la France libératrice et devant le Conseil du Roi, le 25 avril 1845, il s'exclame : « La population de la Cochinchine (…) accepterait avec bonheur la protection de la France » (page 92). Jean Jaurès était persuadé que partout où passe la France « elle laisse des souvenirs émus et que chacun aspire à se mettre sous son aile ». Il parle alors de « Gloire de la France », « toute pénétrée de bonté et de justice… » (Alain Ruscio, 1995, p. 92). Il n'est pas jusqu'au grand poète V. Hugo lui-même, qui ne s'enflamme pour une Algérie conquise où « la civilisation marche contre la barbarie ». Il oppose le « peuple éclairé » au « peuple de la nuit ». Les Français, dit le célèbre poète, sont les « Grecs qui ont pour mission d'illuminer le monde ». Bref, le père Hugo est pris en flagrant délire… Nous avons vu Schoelcher aux côtés de Faidherbe, pilier ambigu de la colonisation douce. Schoelcher en personne, connu pourtant comme l’adversaire acharné de l'esclavage est un partisan convaincu de la conservation des colonies. Les textes de la libération d’avril 1848, s’ils n'ont pas apporté de garanties matérielles aux esclaves, ont en revanche permis de dédommager des maîtres d’esclaves... même si Schoelcher lui-même s’est battu pour dédommager les esclaves aussi. Le rapport des forces dans le gouvernement provisoire lui était défavorable. Autre exemple, J.J. Rousseau soutient que partout où resplendit la « lumière de la France, elle est bienfaisante. » Voltaire n’avait-il pas des actions dans ce « commerce » qu’étaient les déportations des Nègres ? Bref, à l'antiesclavagisme de principe des philosophes, des révolutionnaires et des républicains, on peut mettre en parallèle la volonté de porter partout la flamme d’une civilisation, d’une Raison et d’une humanité toujours univoques, c’est-à-dire marquées du sceau de la seule Europe. Il n'y a pas de changement de nature dans la « mission » de l'Occident, même si, d'aucuns estiment qu'il y a un passage de l'oppression à la « conquête pacifique » inaugurée par la Convention à la fin du XVIIIe siècle. Disons avec A. Ruscio qu'il n'y a pas à gauche comme à droite de rupture épistémologique dans la pensée, allant dans le sens d'une “hostilité de principe” à la mise en esclavage et à la colonisation des autres peuples du XVIIIe siècle à l'expansion coloniale de la fin du XIXe siècle, voire au pillage néocoloniale des ressources à l’ère de la mondialisation. Alain Ruscio estime que cette volonté de toujours opposer la lumière et la civilisation d'un côté, et de l'autre les ténèbres et la barbarie, se lit déjà en filigrane dans le projet de la « Société des amis des Noirs et des colonies » qui préconise dès 1788 de coloniser les Noirs en Afrique, on pourra ainsi les faire travailler sur place, chez eux ; mais on préconise également de libérer les esclaves en conservant les colonies d'Amérique bien sûr, et en y maintenant les mêmes rapports de domination fondés sur la couleur de la peau et les nouveaux rapports salariaux. En un mot, l'aventure coloniale a toujours été soutenue par l'opinion, anti et pro-esclavagistes confondus. Pour en revenir à l'esclavage intérieur africain, disons qu’il n'entre que très peu en 10 Alain Ruscio, Le credo de l’homme blanc : regards coloniaux français XIXe et XXe siècles, Editions Complexe, 1995,410 pages. 15 ligne de compte dans leurs analyses : on raisonne comme si l'inégalité entre Nègres était négligeable... est-ce pourquoi les projets d'émancipation des Africains ont toujours été négligés rejetés dans la durée de l’indétermination ? C’est par exemple ainsi qu’on édulcore la situation des esclaves intérieurs en les traitant de “captifs” et non d’esclaves domestiques, pour certains marxistes les forces productives sont si peu développées qu’on ne peut parler de classes sociales. A la veille de la Conférence de Berlin, l'opinion occidentale commence à peine à être informée de ce grave problème d’esclavage interne. En effet, en 1878, est assignée à l'Association Internationale Africaine, la mission d'abolir l'esclavage en Afrique. Mais le Congrès de Berlin occulte cette question essentielle malgré l’adoption d’une résolution (de principe) contre l’esclavage. On reste dans la continuité de la pensée de Schoelcher qui estime en 1880 que « nous ne pouvons pas leur imposer nos lois, nous ne pouvons pas plus leur interdire l'esclavage que, par exemple la polygamie, qui est dans leurs mœurs ». C’est un recul et une concession grave qui favoriseront l’avancée de la colonisation en Afrique. Il en va de même actuellement en France où gauche et droite confondues, au nom du respect des spécificités culturelles, ménagent le choux et la chèvre, à l’instar des principes républicains face par exemple à la polygamie. Les interventions musclées du pouvoir colonial au Soudan, en Guinée et au Dahomey à la fin des années 1880 pour abolir partiellement ou globalement l'esclavage selon les circonstances, montrent bien le caractère non fondé de cette conception de Schoelcher, la République a les moyens d’appliquer la loi dès l’instant qu’il s’agit de faire respecter ses intérêts coloniaux. Ce sont des considérations de ce genre qui ont empêché l'application des lois de 1848, 1901, 1902, 1903, voire celle de 1905, à la condition des « captifs » de l'intérieur. Quant aux missions protestantes et catholiques, elles étaient peu engagées dans l’aventure des V.L. et peu implantées sur le terrain, même si elles accompagnaient souvent discrètement le mouvement de conquête intérieure. Le premier refuge protestant fut créé à SaintLouis en 1880 par la Société des Missions de Paris, qui en fondera un autre à Béthisda (Pont de Khor). Les missionnaires recevaient les subsides de l'Oeuvre des Fugitifs de Saint-Louis créée en 1877 à Bordeaux. Les catholiques emboîtèrent le pas aux protestants, en créant des V.L. à Kita en 1897, par l'intermédiaire de la Société Antiesclavagiste de France. Cependant, les œuvres missionnaires n’étaient, semble t-il, pas à la hauteur des enjeux et ils seront tenus à l'écart par les militaires, surtout après la séparation de l'Eglise et de l'Etat en 1905. 16 Conclusion : Créé pour pallier l'insuffisance de main-d'œuvre prélevée (travaux forcés) dans les villages, le V.L. était un camp érigé à l'image des asiles d'Europe, près des postes militaires à l'intention des « captifs » fugitifs et des prisonniers de guerre, leur condition était désespérée. Les difficultés de la vie du camp conduiront à de nombreuses désertions et tous les motifs ou prétextes étaient bons pour s’éloigner de ce bagne. Présenté auprès des instances métropolitaines comme une œuvre humanitaire, le V.L. s'est avéré plus utile aux militaires français qu'aux esclaves domestiques africains eux-mêmes, fort nombreux à cette époque au Soudan. Disons que le V.L. a laissé un arrière-goût amer quant à la conception française de la liberté (pour les esclaves domestiques). Les termes connotés idéologiquement comme « captifs du gouvernement », diambouroubougou ou libertégalité ont été péjorés à l'extrême pour limiter l'afflux des anciens esclaves vers les V L et les refuges qui sont restés gravés dans la mémoire collective comme des espaces maudits. Nous avons précisé que du côté français, pour d'autres raisons, on a limité cet afflux pour ménager les anciens propriétaires d'esclaves par exemple en leur rendant leurs esclavages évadés. Tous les administrateurs ont observé en permanence ce pacte tacite avec les groupes dominants des sociétés traditionnelles. L'esclavage interne africain, terreau et ferment indispensable, voire catalyseur des déportations et esclavages extérieurs, n'a jamais retenu l'attention des libéraux et des révolutionnaires français, tant que les rois et autres nobles des sociétés africaines ne se sont pas opposés frontalement au nouvel ordre colonial. Si plusieurs lois ont été votées contre cet esclavage interne, elles n’ont jamais été appliquées convenablement. On peut affirmer que le V.L. n'a luimême été en définitive, que le lieu de cristallisation d’une autre forme d'esclavage venue corroborer et prolonger discrètement la situation du “captif” intérieur. Disposant de peu de ressources financières attribuées par l'administration, le V.L. était abandonné à son sort et vivait souvent sur des terres ingrates qui ne lui appartenaient pas. « L'âge d'or » du V.L. (euphémisme) au Soudan va de 1887 à 1904 date à laquelle le terme disparaîtra des rapports pour être remplacé par celui de refuge ; et après 1911 on ne parlait déjà plus ni des V.L. ni des refuges. La lutte des Français contre l'esclavage interne a toujours été volontairement inefficace et bien circonscrite, et les anciens maîtres ont continué jusqu'à la veille de l'indépendance, voire même au-delà.., à maintenir l'endogamie et leur « statut héréditaire supérieur. » Certains aristocrates continuent de pratiquer bien après l’indépendance, leurs prélèvements arbitraires sur les biens de leurs dépendants décédés ou de retour d’un voyage à l’étranger. Les nouveaux Etats d'Afrique de l'Ouest « évitent » toute réflexion approfondie sur ce thème sensible. Est-ce pourquoi l'initiative du cent cinquantenaire de l’abolition est venue de l'extérieur du continent ? Aujourd'hui encore, le Niger, le Soudan et la Mauritanie sont là pour illustrer notre propos sur la persistance de cet esclavage interne, et aucun pays africain au sud du Sahara ne réclame la condamnation de ces pays pour complicité de crimes contre l'humanité pas plus que ne s’en plaint l’U.A. La Mauritanie et le Soudan jusqu’à une date récente, ont continué à emprisonner, à torturer et assassiner les antiesclavagistes11. La première citée pour ne pas libérer réellement tous les Haratines (esclaves noirs) qui constituent le groupe social le plus nombreux, n’a pas daigné sortir le décret d’application de la loi qui abolit l’esclavage sur son territoire... En Afrique, même si aujourd’hui la jeunesse lutte contre l’endogamie de castes, les lois formelles héritées ou copiées sur l’Occident, ne jettent-elles pas un voile de silence sur la réalité d’une situation anachronique ? On peut affirmer en ce début de millénaire que l’idée de village de liberté était condamnée par l’essence même du système colonial fondé sur l’inégalité entre le colon et l’indigène quel que fût son statut social. Mais on peut également affirmer que les villages actuels restent encore à libérer au 11 Cf. Yaya SY, Les légitimations de l’esclavage et de la colonisation des Nègres, l’Harmattan, décembre 2009. 17 niveau des mentalités qui n’ont pas suivi les bouleversements de la base économique des sociétés sahéliennes. Même si l’on peut admettre que l’idée de la nationalité s’est définitivement mise en place, en revanche l’idée de citoyens égaux en droits et devoirs de la même nation reste à construire dans toute l’Afrique subsaharienne 50 ans après les indépendances formelles. Bibliographie. 18 N.B. Nous rendons un vibrant hommage au remarquable travail de D. Bouche sans lequel cet article n’aurait pas pu être réalisé dans les mêmes conditions. -------------------------Bouche, Denise, Les villages de liberté en Afrique noire francophone, Paris, Mouton, 1968. Bathily Abdoulaye, Les portes de l’or, le royaume de Galam (Sénégal) de l’ère musulmane au temps des négriers, Paris, L’Harmattan, 1989. La Revue “Histoire” n° 175, mars 1994. Lebrun (F.) Les esclaves noirs de la Révolution, in L’Histoire, n° 175, mars, 1994, pp. 18-25 Meillassoux C., Anthropologie de l’esclavage, le ventre de fer et d’argent, Paris, PUF, 1986. Menuel-Fotès (Harris) L’esclavage, dans les sociétés lignagères de l’Afrique noire : exemple de la Côte-d’Ivoire précoloniale : 1700-1920. Meyer J., L’histoire de la France coloniale des origines à 1914, éditions A. Collin, 1991. Pollet E, et Winter G., La société soninké du Dyahunu, (Mali). Paris, 1969. G. Pelletier, Victor Schoelcher, apôtre de l’abolitionnisme, in Gavroche, n°72, nov-déc. 1993, pp. 7-12. A. Ruscio, Le credo de l’homme blanc, regards coloniaux français XIXe et XXe siècles, Editions Complexe, 1995, 410 p. Sy Yaya, Les associations villageoises soninké en France, leur rôle dans la dynamique associative africaine, Thèse d’anthropologie sociale soutenue, à Paris V, décembre 1997. Sy Yaya, L’esclavage chez les Soninkés : du village à Paris, in, Société des Africanistes, p.p. 43-69, Tome 70, fasc. 1 - 2, 2000. UNESCO, Le droit d’être un homme, Paris, Unesco, 1997. Courrier de l'UNESCO, 200 ans après la première abolition, l’esclavage un crime sans châtiment, in Courrier de l’UNESCO, n° 9410, oct. 1994, pp 8-31. Yaya SY le 02 juillet 2010 19