`LE PIDGIN ANGLO-NIGÉRIAN : EXPRESSION D`UNE FORME

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`LE PIDGIN ANGLO-NIGÉRIAN : EXPRESSION D`UNE FORME
‘LE PIDGIN ANGLO-NIGÉRIAN : EXPRESSION D’UNE
FORME NOUVELLE DE CULTURE AFRICAINE EN MILIEU URBAIN’’.
Gregory. Osas. Simire.
Departement of European Languages, University f Lagos, Akoka-Lagos.
Resumé
Notre communication explore l’hypothèse selon laquelle l’implantation du Pidgin AngloNigérian (PAN) n’est pas due uniquement aux langues européennes au Nigeria, mais aussi bien
aux influences sociales et culturelles des environnements locaux (Simire 1993b). Cela est plus
frappant lorsqu’on observe le comportement de nouveaux venus en milieu urbain. Dans son état
actuel, le PAN n’est plus un simple moyen de communication interethnique, mais aussi
l’expression d’une forme nouvelle de culture africaine, résultant d’une mutation due à la
colonisation et attestée essentiellement en ville.
Ce nouveau mode de vie n’est pas nécessairement limité à la ville ; il est en passe de gagner les
campagnes dans certains états situés au sud du pays. De tels villages non seulement sont dotés
d’infrastructures telles que des hôpitaux, des maternités, des dispensaires, de l’eau, de
l’électricité, de bureaux postaux et de Postes de police mais encore ils abritent des campus
universitaires, de grandes et petites entreprises.
Dans ces villages, on utilise également de vêtements importés ; on y consomme des aliments et
des boissons en provenance de l’étranger, on y emploie des transistors, des téléviseurs ; on se
déplace en motos, en bicyclettes et en autocar. On s’efforce d’y gagner de l’argent en exerçant
d’autres métiers en plus, de l’agriculture. De plus en plus, ces villages accueillent des
populations nigérianes relevant de groupes ethnolinguistiques, de tranches d’âge et de catégories
socio-économiques divers.
Parlé dans des situations informelles et formelles telles que l’évangélisation de certaines sectes
religieuses – Aladura, Chérubin et Séraphin, les églises pentecostales; le PAN est adopté comme
marque d’identification à la communauté urbaine à l’image de Town Bemba en Zambie, le
Swahili de Lumumbashi et le Sango en République centrafricaine.
Abstract
This work explores the hypothesis that the emergence of the Anglo-Nigerian Pidgin (ANP) as
an accepted means of communication is not due only to the effective use of European Languages
in Nigeria but also as a result of the social and cultural influences of the local environments
(Simire, 1993b). This is more evident when considering the behavior of new comers from the
rural areas to the urban centers. As it is presently, the ANP is not just a simple means of interethnic communication but is also the expression of a new form of African culture caused by
changes due to urban colonization.
This new way of life is not limited to the urban areas; it is spreading to the rural areas of most
of the Southern states of the country. These villages not only have such infrastructures as
hospitals, maternities, dispensaries, schools, potable water, electricity, post offices and Police
posts but also house university campuses, and large and small enterprises.
In these villages, people are seen with imported wears, they eat imported food items and drink
imported water, they use transistor radios, television sets and move around on motorcycles,
bicycles, cars and buses. Efforts are made by them to earn a living through other vocations other
than agriculture. In these rural areas are found other Nigerians from different linguistic groups
of the country, of varying ages and belonging to diverse socio-economic groups.
In the informal and formal sectors such as the Evangelistic and certain religious sects - the
Aladura, the Cherubin and Seraphin, pentencostal churches, etc the ANP is adopted as a mark
of identification to the urban community as is the case with Town Bemba in Zambia, Swahili in
Lumumbashi and Sango in Central African Republic.
0.0 Introduction;
Ferguson(1959:437)nous informe que:
descriptive linguists in their understable zeal to describe the internal structure of the
language they are studying often fail to provide even the most elementary data about the
socio-cultural setting in which the language functions.
Notre communication explore l’hypothèse selon laquelle l’implantation du Pidgin AngloNigérian (PAN) n’est pas due uniquement aux langues européennes au Nigeria, mais aussi bien
aux influences sociales et culturelles des environnements locaux (Simire 1993b). Cela est plus
frappant lorsqu’on observe le comportement de nouveaux venus en milieu urbain. Dans son état
actuel, le PAN n’est plus un simple moyen de communication interethnique, mais aussi
l’expression d’une forme nouvelle de culture africaine, résultant d’une mutation due à la
colonisation et attestée essentiellement en ville. Ce nouveau mode de vie n’est pas
nécessairement limité à la ville ; il est en passe de gagner les campagnes dans certains états situés
au sud du pays. De tels villages non seulement sont dotés d’infrastructures telles que des
hôpitaux, des maternités, des dispensaires, de l’eau, de l’électricité, de bureaux postaux et de
Postes de police mais encore ils abritent des campus universitaires, de grandes et petites
entreprises. Samarin, (1971:117) nous fait comprendre que
Pidgins have vocabularies and grammars so restricted as to be inadequate for communication.
Seldom did anyone observe that they actually were in wide-spread and successful use. Without
them communication would in many areas be severely hampered or almost impossible. But still,
they were not languages.
Les éléments descriptifs de Samarin (supra) nous conduisent à emprunter non seulement la
définition du pidgin, mais aussi la distinction entre les pidgins restreints et les pidgins élaborés
ou étendus proposées par Todd (1975:5-6). Selon elle:
A restricted pidgin is one which arises as a result of marginal contact such as for minimal
trading, which serves only this limited purpose and which tends to die out as soon as the contact
which gave rise to it is withdrawn.
D’après Todd, un bon exemple en serait le “bamboo English, une forme de pidgin utilisé par les
Américains et les Coréens pendant la guerre de Corée ; un pidgin qui a presque disparu de nos
jours. Par contre, un pidgin étendu ou élaboré selon ce linguiste:
(…) is one which although it may not become a mother tongue, proves vitally important in a
multilingual area, and which, because of its usefulness, is extended and used beyond the original
limited function which cause it to come into being.
Todd affirme plus loin qu’il y a quelques raisons de croire qu’un nombre important de créoles et
de pidgins en Afrique occidentale, datant de la période des rencontres entre Noirs et Blancs, ont
atteint leur niveau d’usage actuel parce qu’ils se sont développés dans des régions plurilingues
pour des échanges entre les Noirs eux-mêmes. L’exactitude de cette affirmation par rapport au
pidgin anglo-nigérian n’est pas sans intérêt. Au départ, le PAN s’est étendu principalement pour
faciliter le commerce côtier. Mais à présent, son usage a dépassé cette fonction restreinte. En
plus de sa fonction de communication entre les groupes ethnolinguistiques au Nigeria, ses
fonctions s’étendent aux domaines de divertissement et dans bien d’autres moins triviaux.
Les propos de Samarin ci-dessus cités s’appliquent au rôle référentiel de la langue pidgin au
Nigeria ainsi qu’à l’attitude de certaines personnes à son égard. En milieu multilingue nigérian,
les gens ont recours au pidgin, langue qui se révèle beaucoup plus efficace que l’anglais auprès
de la majorité des personnes. Sans être de l’anglais ni d’une langue africaine, en l’occurrence
nigériane, au même sens que le sont, par exemple, le yoruba ou l’igbo, le pidgin tend
actuellement à partager le niveau fonctionnel de l’anglais dans les domaines non formels. Par
exemple, un Yorubaphone pourra avoir besoin de communiquer avec un Ibophone qui ne
comprend peut-être pas la variété standard nigériane de l’anglais. Faute de langue autochtone
commune, ces deux interlocuteurs, le Yorubaphone et l’Ibophone, vont à coup sûr échanger leurs
propos en pidgin.
1.0 Méthodologie suivie :
Notre méthodologie est basée sur des entretiens recueillis aux près des Nigérians issus de
différentes catégories professionnelles, groupes ethnolinguistiques, sexes ayant un niveau
d’instruction divers et appartenant à des tranches d’âge différentes. Ces enquêtes ont été réalisées
aux sud –ouest, sud-sud et à l’est du Nigeria d’abord entre 1990 et 1991 ; puis du 1999 au 2004.
Ces entretiens ont été analysés sur le plan sociolinguistique.
1.1 Le phénomène d’urbanisation durant la période pré-coloniale :
Effectivement, la langue pidgin est l’expression d’une civilisation mixte qui s’est créée au
Nigeria essentiellement à partir de traditions africaines et européennes dès le XVIII e siècle. Il
existait alors bel et bien une organisation urbaine dans certaines parties du Nigeria. Au nord, ont
été créées des villes anciennes – Kano, Kaduna, Maiduguri (dite aussi Yerwa) et Zaria. A
l’ouest, Ibadan, Abeokuta, Lagos, Oyo, Ondo, Ife et Benin City. A l’est, Onitsha et Arochukwu.
Toutes ces villes étaient dans l’ensemble de véritables marchés, mais elles n’étaient pas toutes
organisées comme le sont les villes nées de la colonisation. En général, l’administration
coloniale n’a pas hésité à apporter ses innovations, lesquelles ont eu pour effet le bouleversement
profond de la structure de ces villes africaines. La combinaison d’un certain nombre de facteurs a
contribué à révolutionner leur système urbain. Parmi ces facteurs, on relève l’apport de
nouvelles cultures et la stimulation des anciennes. Le développement de ces cultures métisses
ou hétérocultures a sans doute augmenté la production matérielle et les échanges, et amélioré le
niveau de vie des populations.
Les villes traditionnelles ont été dotées d’un système de transport moderne, en particulier le
chemin de fer du nord au sud pour l’acheminement des produits vers les ports récemment créés,
à savoir Port-Harcourt, Lagos, Warri et Sapele. De nouveaux centres urbains se sont développés
à proximité des points de jonction du réseau de transport. Notons par ailleurs l’instauration
d’une nouvelle hiérarchie urbaine adaptée aux objectifs administratifs du régime colonial. Les
Anglais ont essayé de greffer les centres administratifs sur des centres politiques existants, toutes
les fois que cela était possible. Ainsi, certains centres urbains traditionnels ont su garder leur
influence tant au niveau régional que provincial, tandis que d’autres se voyaient relégués à des
niveaux administratifs inférieurs dans le nouvel ordre colonial. De plus, certain des
agglomérations se sont vues « modernisées » avec tous ce que le phénomène de modernisation
implique : écoles, hôpitaux, structures administratives et autres éléments de première nécessité,
telles que l’eau, l’électricité, les routes… L’ensemble de ces innovations a engendré la création
de nouvelles villes telles que Owerri, Aba, Enugu, Kaduna, Jos, Makurdi, Minna, etc., servant de
centres administratifs, industriels ou commerciaux, faisant fonction de nœuds dans les réseaux de
transport et de centres de ramassage des produits agricoles.
1.2 L’exode des personnes et le problème d’intercommunication
L’accentuation de l’exode des hommes et le problème d’intercommunication étaient le produit
de la politique britannique. Les problèmes d’intercommunication n’étaient pas les mêmes dans
ces villes coloniales que dans les villes traditionnelles. De façon ordinaire, dans ces dernières,
régnait en quelque sorte une intercompréhension relevant des types de structures politicoéconomiques qui ont engendré une sorte d’autosuffisance ethnique, c’est-à-dire un milieu ethno
linguistiquement homogène. Peu de gens d’une ethnie donnée sentaient la nécessité d’apprendre
la langue d’une autre entité ethnique. Contrairement à la nature des relations dans les villes
anciennes, on assistait dans la ville moderne, d’une part, à un mélange des ethnies et à un certain
relâchement des liens ethniques, d’autre part, à l’implantation d’une population plus stable,
salariée et par suite à la prédominance de l’anglais tant sur le plan administratif, pédagogique que
social. En réalité, dans ces milieux citadins s’est créé peu à peu un mode de vie urbain,
engendrant des besoins nouveaux auxquels répond le pidgin anglo-nigérian. L’importance des
influences socio-culturelles dans la promotion du pidgin devient plus frappante lorsqu’on
observe le comportement de nouveaux venus en milieu urbain. Assez souvent, les mouvements
des populations s’effectuent vers les grandes villes déjà existantes ainsi que vers les nouvelles
capitales des Etats récemment créés1. Un nombre élevé de paysans préfèrent s’exiler en ville
pour gagner parfois moins d’argent plutôt que continuer à effectuer des travaux pénibles à la
campagne. Cela s’explique aisément par le fait que l’image du citadin à la campagne fait rêver
les jeunes gens. Pour trouver du travail et nouer des relations plus étendues en milieu urbain, ces
ruraux doivent s’exprimer en anglais ou dans sa variété locale ou en pidgin ou encore dans la
plus importante des langues vernaculaires parlées localement. De manière générale, on constate
que ces migrants, surtout ceux du sud du pays, communiquent ou s’efforcent de communiquer en
pidgin même s’ils parlent les langues véhiculaires de la région. C’est qu’ils ont adopté le pidgin
comme marque d’identification à la communauté urbaine comme c’est le cas pour le Town
Bemba parlé en Zambie, le Swahili de Lumumbashi et le Sango parlé dans la République
centrafricaine. Plusieurs de nos enquêtés ont adopté le pidgin de cette manière. C’est le cas de
KOFSOEFP dont voici le propos :
//afta a finis pramare sis/ a dé
jɔng
Après je finir primaire six, je être jeune
wen a kɔm Port-Harcourt/ a dé
lorsque je venir Port-Harcourt je être
fɔ okaj/ a dè fɔlo
dè
lèbɔ
pour Okai, je cont. suivre cont.labourer
dé/
ju no sè
okaj
karé
stik/ a bin
là-bas vous savoir que Okai porter bois je ant
dè
bil
haws/
aftà
a dé
fɔ hotel/
cont. construire maison après je être pour hôtel
wonmokambi hotel fɔ
Port-Harcourt/ a bi
wonmokambi hotel pour Port-Harcourt, je être
krina/
afta
da
tam
a gó wit wán
ménage après cela temps je aller avec un
indjan man
fɔ
g r a / wén
indien homme pour GRA lorsque
a kɔm
dé
wit
di indjan man/
je venire etre avec l’indien homme
di sàlari wè in dè
gi
mi i nɔ
le salaire que lui cont. Donner moi il né
ris
mi ènitin / na dé à
atteindre moi rien
sté
là-bas je habiter
wit dà
man
o tu jez/ a dè dè kuk
avec cela homme excl deux ans je cont cuisiner
fɔ
ràm/ i ge wán
dé/ fɔ
disémbà/
pour lui il avoir un jour pour décembre
à kɔm si wàn man/ nà
wàn ɔf ma sistà
je venir voir un homme, c’est une de mes soeurs
kare
mi gó
djé (…)//S.I. 25 :2-23
amener moi aller là-bas.
‘’Je suis arrivé à Port-Harcourt très jeune après l’école primaire. D’abord, j’étais travailleur
chez Okai. Vous savez que Okai est transporteur de bois. Je construisais des maisons, puis, j’ai
fait le ménage dans l’hôtel de Wonmokambi. Après, j’ai été cuisinier chez un Indien pendant
deux ans au G.R.A. (Government Reserved Area). Je l’ai quitté parce que le salaire que je
touchais ne valait pas grand-chose. Un beau jour, en décembre, j’ai rencontré un homme chez
qui j’étais amené par une de mes sœurs…’’
Par cet exemple, on voit que le milieu urbain nigérian accueille des populations fort différentes
sur le plan linguistique, culture et socio-professionnel. On y trouve des gestionnaires, des cadres
supérieurs et subalternes, des vendeurs, des riches cultivateurs, des commerçants, des salariés de
l’administration publique et des entreprises commerciales et industrielles, des militaires et des
agents de police, des ouvriers, des travailleurs analphabètes, artisans et non qualifiés, chômeurs
et diverses victimes de l’exode rural ; originaires de divers groupes ethnolinguistiques.
Concernant ce point et afin de nous aider à comprendre ce qui suivra, nous en appelons à Mafemi
(1971:98) :
These towns have become the melting-pots of the tribes of Nigeria and most urban dwellers are
bilingual, speaking their own language and pidgin; the new generation of Nigerian urban
dwellers speak not only their own languages and pidgin, but increasingly more of them speak
English as well.
A cause de l’industrialisation accélérée des agglomérations comme Lagos, Warri, PortHarcourt, Benin, Enugu, Kaduna et Kano, la population de ces villes n’a pas cessé d’augmenter
depuis ces trente dernières années. Par exemple, jusqu’en 1981, l’Etat de Lagos comptait près de
la moitié de la main d’œuvre industrielle du Nigeria. Cela fait des milieux urbains un véritable
« melting-pot » ou ces populations se mélangent même jusque dans les quartiers autrefois
réservés aux Européens. En général, les Européens habitaient les quartiers les plus luxueux
dénommés Government Reserved Areas, abrégés en G.R.A., où ils avaient leur buvette, leur
hôpital ou leur dispensaire ainsi que leur terrain de sport. En dehors des heures de travail et
d’école, les Européens n’entretenaient guère de relations avec la population indigène, sinon avec
leurs domestiques et leurs maîtresses ou concubines africaines. Il s’agissait, à vrai dire, d’un
comportement discriminatoire relevant d’une politique ségrégationniste .On note aussi l’usage
croissant de l’anglais auprès d’une fraction importante d’entre elles, surtout les jeunes. Jusqu’ici,
nous avons parlé du pidgin comme expression de la civilisation nigériane moderne ; mais quel
rôle joue-t-il effectivement dans les divers domaines de la vie urbaine ?
Vu le tableau que nous venons de dresser, il est facile d’imaginer comment se déroulait la
communication en premier lieu, entre les Européens, leurs domestiques, leurs jardiniers et leurs
colporteurs nigérians ; en second lieu, entre les premiers (Européens) et les salariés nigérians de
l’administration coloniale. Il est également facile d’imaginer comment l’inter-communication se
réalisait, dans les jours qui ont succédé à leur premier rencontre, entre le groupe des autochtones
nigérians et celui des fonctionnaires d’origine sierra léonaise et libérienne, embauchés au Nigeria
par l’administration britannique. La même question se pose à l’endroit des Nigérians issus de
différents groupes ethnolinguistiques, habitant telle ou telle ville. Welmers (1974 :193) rapporte
qu’un nombre limité de missionnaires parlaient les langues vernaculaires :
Over half of them (Europeans) have knowledge of the local languages and a few speak them
perfectly (…). That only a few spoke these languages can be explained only by the fact that
among the missionaries who came, many of them were teachers using a European language (…),
the same could be said of the medical staff working in Africa; they are hard pressed for time in
their profession and do not find the time to learn a language.
Dès lors, il est peu étonnant que ces missionnaires aient choisi de communiquer en pidgin avec
les populations auxquelles ils avaient affaire, en dépit des réticences éventuelles de leurs
interlocuteurs signalées par Juper (1971:201).
(…) dans la plupart des cas, les Européens qui étaient en position dominante n’avaient pas
appris la langue africaine. C’était l’Africain qui était obligé de faire un ajustement linguistique,
une situation que certains Africains avaient peu appréciée. Dans d’autres cas, l’emploi d’une
langue africaine ou même d’un pidgin a souvent été considéré par certains Africains comme une
tentative de dénigrement de la part des Européens .
Notons que cette réticence n’est pas attestée chez les illettrés. Omolewa (1974:17) citant un
article publié en 1923, dit qu’un domestique a utilisé le pidgin tout au début de la colonisation.
Celui-ci, d’après lui, a adressé à son maître européen au jour de Noël en ces termes :
‘’ Massa, no fit make morning tea, wood he bi too wet, no fit make fire/. Someman done tief for
night dem turkey you catch for dinner. Cook he live for goal, Melly chlistimas”
« Patron, il est impossible de vous faire le thé du matin, puisque le bois est trop mouillé. Le
dindon réservé pour le dîner a été volé hier dans la nuit. Le cuisinier se trouve en prison. Joyeux
Noël ».
Il est donc vraisemblable que les Européens, les fonctionnaires sierra-léonnais, une fraction
importante de la population africaine de ces époques lointaines, ont du pratiquer des diverses
variétés du pidgin parlé au XVIIIè siècle pour communiquer, en dépit du fait que certains
Africains lettrés exprimaient leur indignation à l’égard des Européens qui s’adressaient à eux en
pidgin plutôt qu’en anglais. Huber (1999) cité par Deuber(2005 :56) a fait référence à cette
variété de pidgin pratiquée par les esclaves affranchis d’origine Sierra Léonienne, à Lagos.
1.3 Le Rôle symbolique de l’ANP
Outre le rôle qu’il joue dans la communication, le pidgin a une fonction symbolique que nous
développerons en premier lieu. Ce rôle symbolique est une manifestation de milieu socioculturel où la langue est l’un des parlers véhiculaires. Il est donc pertinent d’examiner ce milieu
avant toute étude descriptive de la langue et toute analyse de la variation de celle-ci.
Somme toute, il est tout à fait possible que certains citadins parmi la population nigériane à
cette époque ont du parler le pidgin parmi d’autres langues véhiculaires dans des contextes interethniques. D’autre part, rappelons que la langue est peut-être le critère le plus important pour
l’identification du groupe, au moins au sein des groupes suffisamment importants et pouvant
jouer un rôle politique. Tabouret-Keller et Le Page (1984) considèrent les pratiques langagières
comme une succession d’« actes d’identité » par lesquels les gens révèlent à la fois leur identité
personnelle, et leur identité sociale ou encore leur désir d’accéder à certains rôles sociaux.
Le pidgin anglo-nigérian n’est pas un simple outil de communication. Il est devenu non
seulement un moyen d’intercompréhension, mais aussi la marque de solidarité qui transcende les
différenciations ethniques dans les endroits publics nouvellement créés, tels que : le marché, les
gares routières et ferroviaires pour l’acheminement des marchandises et des personnes, les bars,
les cinémas, les terrains sportifs, les dispensaires, les maternités et les maisons de tolérance ; tout
endroits quasiment inexistants au village et dans les villes traditionnelles, c’est-à-dire celles
d’avant l’arrivée des Européens. Nous pensons que, au fil des années, une fraction beaucoup
plus importante de la population citadine a du adopter la langue pidgin anglo-nigérian, afin
d’ « exprimer des intérêts, des joies et des soucis partagés » (Reinecke cité par Manessy, 1979),
loin des lieux normalement fréquentés par les Européens. Aujourd’hui encore, cette pratique n’a
pas tout à fait disparu. Si changement il y a, c’est plutôt au profit de la langue pidgin qui a vu
s’accroître son éventail fonctionnel, et en outre s’améliorer nettement son image, tant auprès du
gouvernement fédéral et celui des Etats respectifs qu’auprès des nombreux usagers de la
“langue” répartis dans les milieux urbains et certains villages plus ou moins urbanisés (infra).
Dans son état actuel, le pidgin n’est plus un simple moyen de communication inter-ethnique ; il
est l’expression d’une forme nouvelle de culture africaine, résultant d’une mutation due à la
colonisation et attestée essentiellement en ville. Ce nouveau mode de vie n’est pas
nécessairement limité à la ville ; il est en passe de gagner les campagnes dans certains Etats
situés au sud du pays. Tels et tels villages du sud non seulement sont dotés d’infrastructures
comme des hôpitaux, des écoles, des maternités, des dispensaires, l’eau et l’électricité, mais
encore ils abritent des campus universitaires, de grandes et de petites entreprises. Dans ces
mêmes villages, on use également de vêtements importés de l’Occident européen ; on y
consomme des aliments et des boissons en provenance des pays étrangers, on y utilise des
transistors, des téléviseurs, des motos et des mobylettes ; on s’y déplace en autobus. On
s’efforce d’y gagner de l’argent en exerçant d’autres métiers en plus de l’agriculture. Ces
villages modernes sont dotés de bureaux postaux et de postes de police. De plus en plus, ces
villages accueillent des populations nigérianes ainsi qu’étrangères pour des raisons de travail et
d’études. Citons à titre d’exemple, les villages de l’Etat d’Edo, soit Naifor, Auchi,
Iyanomo,Ekpoma, et ceux de l’Etat de Delta, en occurrence Ajabodudu, Evwreni, Aladja,
Ugborikoko,Asaba, Ugheni , Oleh et Abraka. Nommons aussi l’Etat d’Abia avec ses villages
modernisés : Umudike et Uzuakoli ; celui d’Anambra avec le sien qui s’appelle Nsukka ; celui de
Rivers avec ses espaces villageois que sont : Degema, Odiia, Bonny, Abua et Okirika. Dans tous
ces villages et dans d’autres pareils, on remarque un certain changement dans le mode de vie et
le comportement langagier des habitants ; changement dû au fait que ces « milieux villageois »
sont en passe de devenir des espaces urbanisés voire urbains à peuplement plurilingue. Le pidgin
anglo-nigérian figurera naturellement parmi les langues véhiculaires qui y sont entendues. Il
s’ensuit donc que l’implantation du pidgin n’est pas due uniquement aux langues européennes,
mais aussi bien aux influences sociales et culturelles des environnements locaux.
2.0 Caractère indispensable du pidgin anglo-nigérian
Gumperz (1989 :VI) définit les communautés de langage comme des systèmes sociaux (…),
partageant les mêmes normes d’évaluation . Dans la communauté pidginophone nigériane, il
existe une conscience des relations de rôles qui peuvent être personnelles ou transactionnelles.
Dans l’interaction transactionnelle, l’accent est mis sur les droits et les devoirs formels
réciproques des personnes impliquées. Par contre, l’interaction personnelle est non seulement
variée et quotidienne, mais en plus moins formelle. Selon Goudenough (1969) :
Les relations de rôles sont des ensembles, reconnus et acceptés, de droits et devoirs réciproques
entre les membres d’un même système socio-culturel.
En général, elles changent en fonction du moment et de l’endroit. Pour se faire connaître et faire
valoir en même temps leurs droits et leurs devoirs réciproques, les Nigérians tous groupes et
catégories socio-économiques confondus, se voient contraints de choisir telle langue ou telle
variété de langue dans leurs comportements langagiers quotidiens. Dans le cas ou l’usage de
l’anglais est requis, on est tenu d’utiliser au moins le pidgin, faute de mieux. Néanmoins, pour
mieux s’intégrer en milieu urbain, on est obligé d’avoir une certaine maîtrise du pidgin. Par
conséquent, la connaissance du pidgin est le principal critère d’appartenance à cette
communauté.
Le sujet ADASOHL est, à ce sujet, un cas intéressant :
//fɔ nigeria ? (…) wje dèn dè spik
Pour Nigeria
ju
englis wèl/
où ils cont. parler anglais bien
nó sè da ples
no
yoruba/ no
vous savoir que cela endroit nég. Yoruba nég.
dis
tin/ dem nɔ dè spik hausa/
cela chose ils nég. cont. parler hausa
nà onli
englis/ sò/
ifi ju nɔ
seulement anglais alors si vous nég.
hjé ràm/ nà im
bi
sè
ju nɔ
entendre cela, le être que vous nég.
gò
fit
wɔk
dé// C.I. 94:16-21
prosp. pouvoir travailler là-bas
« Dans les endroits ou l’on parle correctement l’anglais au Nigeria, vous savez qu’on n’y parle
pas le yoruba, ni cette chose que nous parlons maintenant, ni le hausa (mais) uniquement de
l’anglais. Si vous ne comprenez pas, cela signifie que vous ne pouvez pas y travailler ».
En dépit du terme quelque peu méprisant à l’endroit du pidgin ( « cette chose que… »), on note
la nécessité et le caractère indispensable de ce pidgin apparemment moqué. On voit donc que,
sans recourir à cette langue de la communauté urbaine nigériane, on ne peut être accueilli dans
une entreprise ni travailler quelque part. Le pidgin anglo-nigérian est ainsi un véhiculaire dont
nul ne peut se passer impunément.
Les relations de rôles (transactionnelles et personnelles) déterminent le choix des variétés et
des registres en général. Nous faisons appel au concept de domaine proposé par Fishman (1965,
1968) pour définir les situations qui favorisent l’emploi ou non de l’une des langues ou bien de
l’une des variétés des langues en présence, et de discerner la régularité sociolinguistique sousjacente. Pour notre propos, nous examinerons d’abord la fonction véhiculaire du pidgin anglonigérian ; puis les facteurs privilégiant ou proscrivant le pidgin dans des situations
communicatives.
2.1 Fonction véhiculaire du pidgin anglo-nigérian
Le pidgin est incontestablement l’une des langues ayant le plus de locuteurs au Nigeria, bien
qu’aucune statistique n’ait été établie concernant le nombre exact de Nigérians sachant parler
cette langue. Notre affirmation se fonde sur le fait qu’elle est parlée par une bonne partie de la
population nigériane habitant les centres urbains à travers tout le pays et certains villages situés
au sud du Nigeria. Cette population pidginophone relève de groupes ethnolinguistique
différents, de tranches d’âge différentes et elle est originaire des catégories socio-économiques
diverses. Un locuteur de la variété locale de l’anglais comprendra et parlera le pidgin avec une
certaine difficulté tandis qu’un locuteur non-scolarisé du pidgin ne comprendra que partiellement
l’anglais.
Dans le cas où aucune autre langue – vernaculaire ou officielle – ne peut être utilisée en
fonction véhiculaire, les Nigérians ont recours au pidgin. Ainsi, ce dernier peut être employé
entre des Nigérians non-scolarisés (ne parlant ni l’anglais, ni la même langue vernaculaire), des
Nigérians et étrangers résidant au Nigeria. L’emploi du pidgin se constate aussi dans le cas où
les interlocuteurs sont usagers du même vernaculaire, toutes catégories socio-économiques
confondues. Comme nous le verrons plus loin, l’usage du pidgin, dans ce dernier cas, ne relève
plus d’une nécessité, mais plutôt du choix d’une langue par rapport à une autre, ce choix luimême tenant du plaisir éprouvé à parler l’attrayant pidgin.
Le bagage linguistique du locuteur figure parmi les contraintes qui régissent le choix d’une
langue. D’ordinaire, si le locuteur ne parle ni l’anglais ni aucun des véhiculaires utilisés dans la
région où il se trouve, le pidgin sera employé en situation inter-ethnique, quel que soit le rapport
‘’personnel’’ ou ‘’ transactionnel ‘’ que l’on veut entretenir et quel que soit le sujet de
conversation que l’on veut mener. On assiste donc à l’omniprésence du pidgin. Les propos
d’une enquêtée, EBSTITSW confirment notre position :
// wén
ju
dé
wit sɔmbɔdi/ wè ju
Lorsque vous étés avec quelqu’un qui vous
nó
sè
i
gò
ɔndastan wetin
fit
savoir qu’il prosp. pouvoir comprendre quoi
ju
fi
tɔk/
bikɔs/
ju
kán
vous pouvoir dire parce que vous pouvoir (nég)
si
sombɔdi
wè nɔ gó
skul/
ju
voir quelqu’un qui nég. aller école vous
stat
to
dè
spik propa english fɔ
commencer à cont. parler proper anglais pour
ʒɔs dè
ràm/ i gò
luk
ju/
bikɔs/
lui il prosp. juste cont. regarder vous parce que
i
nɔ
gò
eva
fi
ɔndastan
wetin
il nég. prosp. jamais pouvoir comprendre quoi
ju
dè
tel am/ àn di nes
tin/
as
ín
vous cont. dire lui et la suivant chose comme lui
nɔ gò skul sò/ i gò mɔk ju/
nég. Aller école alors il prosp. Se moquer vous
í gò
tel ju
sè /èhén/ ju
il aller dire vous que aha vous
wàn du
laj
òjibò
fɔ
vouloir faire comme Européen pour
mi
ɔ wɔt?//
náw
EBSTITSW C.I. 87:8-15
moi maintenant ou quoi?
« Quand vous êtes avec quelqu’un que vous jugez capable de comprendre ce que vous dites
(vous lui parlez en anglais). Vous ne rencontrez pas quelqu’un qui n’a pas été à l’école et vous
commencez à lui parler en anglais ; car il ne vous comprendra jamais, il continuera à vous
regarder et puis comme il n’a pas été à l’école, la chose suivante, il se moquera de vous. Il vous
dira alors si vous entendez vous comporter comme un Européen face à lui où quoi? »
Ici, la discrimination est nette entre l’usage de l’anglais par les scolarisés et celui du pidgin qui
semble convenir davantage à ceux qui n’ont pas été à l’école. L’usage de l’anglais est donc, à un
certain point de vue, un élément valorisant (‘’ … vous lui parlez en anglais ‘’.), mais en même
temps aliénant ( ‘’ … comme un Européen… ‘’).
C’est l’omniprésence du pidgin dans une situation poly-ethnique qui est l’un des facteurs qui
fait que ledit pidgin est devenu une langue très importante dans la communication entre la
plupart des Nigérians habitant au sud du pays.2 Il est parlé dans des situations informelles telles
que le marchandage au marché, les conversations entre collègues, entre le domestique et son
patron. On l’entend aussi dans des situations formelles comme l’évangélisation de certaines
sectes religieuses (Jehovah Witnesses, Aladura, Cherubin and Séraphin), les cultes protestants et
les procès ; ajoutons-y les visites médicales, les courses dans les grandes surfaces (Kingsway
Stores, Leventis, Bata, UAC Stores, etc.), les hôtels, les pharmacies, l’administration locale,
l’armée et au commissariat de police.
Il est également utilisé dans des situations formelles héritées de la tradition ; les tribunaux
coutumiers, les séances de divination chez un guérisseur. Le pidgin est parfois employé comme
première langue par des enfants dont les parents, n’ayant aucune langue vernaculaire en
commun, le parlent en famille. C’est le cas dans les Etats d’Edo, Delta, Rivers et Lagos3 où le
brassage inter-ethnique est fréquent et dense et où, faute de langue commune en milieu
plurilingue, les gens ont recours au pidgin. Nous avons rencontré effectivement quelques-uns
parmi les enfants originaires de familles mixtes. Ecoutons EBSTITSW :
//ma apà nà itsekiri/ ma amà yoruba/ dèn tu
Mon père est itsekiri. Ma mère est yoruba.Ils deux
mit
fɔ
Warri/ (…) làjk màséf/ à nɔ
rencontrer pour Warri comme moi-meme je
dè
spik
itsekiri
wél/ ivùn à nɔ dè kwik
ne parler pas itsekiri bien même je ne cont.vite
dè
spik am/ ɔnlés sè à dé wit
má grán
cont. parler le sauf que je être avec mes grands
pérèns fɔ
koko/
onli
dén
parents pour Koko seulement à ce moment
a
dè
spik
itssekiri// S.I. 6:7, CI 88:1-3
je cont. parler itsekiri
« Mon père est d’origine itsekiri tandis que ma mère est d’origine yoruba. Ils se sont rencontrés
à Warri. Moi par exemple, je ne parle que très peu, mal et rarement itsekiri. Je ne le parle que
chaque fois que je suis avec mes grands-parents à Koko »
On a là un cas typique d’enfant confronté à un problème de plurilinguisme du fait de sa parenté
et pour lequel le pidgin s’ajoute comme langue à celle qu’elle parle « très peu, mal et
rarement ». Dans ce cas précis, tout se passe comme si le pidgin était la langue la mieux
maîtrisée par la fille.
2.2 Le pidgin comme marque d’identité urbaine
Outre les ressortissants des Etats communément appelés pidginophones (Rivers,Delta, Edo,
Bayelsa), des Nigérians de même groupe ethnolinguistique peuvent communiquer entre eux en
pidgin. Ce comportement linguistique, c’est-à-dire ce recours au pidgin, se remarque en général
chez des gens depuis longtemps établis en ville, en particulier chez les commerçants, prostituées
et étudiants qui, pour des raisons de commerce et d’études, sont obligés d’effectuer beaucoup de
déplacements loin de leurs villages respectifs. Dans ces conditions, on pourrait dire qu’ils ont
adopté le véhiculaire en question comme marque d’identité urbaine. Ce comportement langagier
est plus souvent constaté chez les originaires de groupes ethno linguistiquement minoritaires (les
Urhobo, les Itsekiri, les Ijo, les Edo…), que chez les majoritaires Ibo et Yoruba. Dans ce dernier
cas, on remarque que les premiers (Ibo) seraient plus portés à recourir au pidgin que les seconds
(Yoruba). Quant au groupe Hausa, l’usage du pidgin est vraisemblablement inexistant. La
raison en serait que la société hausa est moins exposée au pidgin que celles des Yoruba et des
Ibo. A notre avis, ce fait relèverait de ce que les Ibo sont plus réceptifs au mode de vie des
Européens occidentaux. Cela tiendrait aussi au fait que, plus que d’autres groupes
ethnolinguistiques au Nigeria, ils sont très habiles au commerce et se déplacent beaucoup à
l’intérieur du Nigeria et à l’extérieur du pays. Ce que nous venons d’avancer est confirmé par un
touriste qui a fait des excursions à l’ouest, à l’est et au nord du Nigeria. Les Yoruba pratiquent
relativement peu le pidgin anglo-nigérian parce que, avant l’arrivée des Européens, les milieux
urbains yoruba ont connu une homogénéité linguistique et culturelle réduisant l’intrusion du
pidgin dans les villes, à l’exception de Lagos qui est plus au moins aux yeux des Nigérians un
‘’ no man’s land ‘’. Ayant été autrefois la capitale du pays, Lagos rassemble des citoyens
originaires de tous les Etats et des étrangers. Si le pidgin n’est presque pas pratiqué chez les
Hausa, c’est en partie du à l’importance inégalée de la langue hausa au nord du Nigeria. D’autre
part, un nombre appréciable de Nigérians du nord considèrent le pidgin comme caractéristique
du milieu méridional chrétien et cela entraîne chez eux un réflexe de protection confinant à une
sorte d’insularité linguistique.
Dans les réunions des quartiers et dans certaines églises (Jehovah Witness, God’s Kingdom
Society, Cherubin and Seraphin.) de centre urbains comme Warri,Sapele, Benin et Port-Harcourt,
le pidgin est utilisé comme langue de prise de parole, afin d’éviter les interprétations négatives
que risquerait de susciter le choix d’une autre langue. Dans la plupart des églises en milieu
urbain, on se contentait autrefois de prier non seulement vocalement, mais aussi de le faire par
des chants en anglais et dans les divers vernaculaires. De nos jours, certains jeunes font parfois
leurs prières en pidgin ; d’autres affirment chanter en pidgin dans leurs églises. En répondant
positivement à la question que nous avions posée à son père, le fils de notre enquêté
OMESTAPP, a accepté de nous chanter une chanson entonnée à l’église de Christ the King, à
Port Harcourt. La voici :
//(…) wɔn dé nà wɔn dé/ sina man
Un jour Foc. un jour pecheur homme
gó faju inséf fɔ hel faja/
prosp. trouver lui-meme pour enfer feu
i nɔ gò fit ripent fɔ
Il nég. prosp. pouvoir demander clémence pour
in sins egen. C.I. 109:11-13
ses pechés encore
« Le jour viendra ou l’homme pécheur se retrouvera dans les feux de l’enfer et il ne pourra plus
demander la clémence pour ses péchés. »
Nous supposons que, aux yeux de Dieu, le pidgin vaut l’anglais et toute autre langue et que,
par conséquent, on peut gagner son ciel grâce au pidgin, sous quelque ciel qu’il soit parlé. Dieu
serait-il moins pidginisant que latinisant ? Nous pensons pour notre part qu’elle est due à
l’omniprésence du pidgin en milieu urbain, lieu naturel de rencontre de différentes populations.
Voilà un cas d’éloge du pidgin anglo-nigérian, admiré pour sa douceur et sans doute sa
musicalité toute plaisante. Ce point de vue se vérifie lorsqu’on note que, tant à la radio qu’à la
télévision des Etats d’Edo, de Delta et de Rivers, les informations sont diffusées en pidgin. Dans
les trois Etats, les présentateurs annoncent toujours les émissions en disant :
//ma kontri pipul/ a salut una ó dis
Mon pays peuple je saluer vous. Ceci
Wan na njus fo wi óbòdó Nigeria
Une information pour notre pays Nigeria
fɔ spesa English (…)..
pour special anglais // BOMNIJIP, G.D. 1 :5-6
« Mes chers compatriotes, je vous salue. Voici les informations du jour en anglais particulier
(authentique) ».
S’ils commencent ainsi leur exposé, c’est qu’ils s’identifient avec les Nigérians citadins pour
qui le pidgin anglo-nigérian est un parler assimilateur et par conséquent une marque d’identité du
Nigeria moderne.
Cet énoncé provoque généralement des rires chez les scolarisés qui, eux, sont comme
incapables de s’empêcher de penser à la « BBC World Service » (Radio Internationale
Britannique) qui, d’habitude, tient des propos semblables. Cependant, contrairement au contenu
sémantique du même énoncé à la radio britannique, l’expression « (…) in special English » tenue
par les présentateurs et présentatrices en pidgin anglo-nigérian, fait sans doute allusion au fait
que le pidgin en lequel l’information est émise, est semblable à l’anglais standard nigérian
(ASN) tout en étant bien différent.
Les histoires piquantes et pittoresques sont ordinairement racontées en pidgin. On rejoint en
cela la pratique chez certains écrivains nigérians. Un nombre appréciable d’auteurs ainsi que de
poètes nigérians ont fait beaucoup appel au pidgin anglo-nigerian dans la littérature écrite et
orale. Très souvent, nombre d’auteurs se sont servis du pidgin à des fins comiques et tragiques.
Ainsi, pour bien représenter les personnages semi-lettrés ou analphabètes, ces écrivains
recourent au pidgin plus qu’à l’anglais. Par contre, des personnages lettrés parlent le pidgin,
mais seulement lorsqu’ils s’adressent aux personnages que nous proposons d’appeler
« pidginisants ». Par exemple, Rotimi (1972) nous renseigne sur le type d’anglais qu’il emploie
dans ses œuvres :
‘’ In handling English in my plays, I strive to temper its phraseology to the ear of both the
dominant semi-literate as well as the literate classes, ensuring that my dialogue reaches out to
both groups with ease in assimilation and clarity in identification.”
Cependant, cette manière de présenter les faits ne reflète pas tout à fait la réalité
sociolinguistique au Nigeria; car les individus lettrés aussi bien que les non-lettrés pratiquent
souvent le pidgin même entre personnes appartenant à la même catégorie socio-économique. Par
exemple, en fonction de la charge émotive du sujet de conversation et selon des contextes
informels, des Nigérians hautement placés socialement s’expriment parfaitement en pidgin
anglo-nigérian. Par ailleurs, il existe des poèmes entièrement composés en pidgin, tel les poèmes
figurant dans quelques uns des journaux de nos jours (cf. Annexe 3) et celui de Aig Imoukhuede
(1961) le « One wife for one man ». Se trouve aussi totalement rédigée en pidgin les pièces de
théatre de Segon Oyekunle, intitulée Katakata for sofahead « Problèmes concernant le bouc
émissaire » (ouvrage paru chez Macmillan en 1983 à Londre) et celle du dramaturge Rufus
Orisayomi intitulée Akogun (une adaptation de Macbeth de Shakespeare ; cf. Newswatch
magazine parue le 5 juillet 1993, Nigeria, p.33). Expliquant son choix de code et mettant
l’accent sur cette marque identitaire, Orisayomi dit :
‘’The original language in Macbeth is pidgin which we were also forced to learn. In any case, I
decided to produce Macbeth in our own pidgin language in order to get it closer to the people.”
On voit paraître des magazines humoristiques, tels que Ikebe Super et Prime People dont
certaines colonnes sont en pidgin. Dans des chroniques également humoristiques aux titres
divers, comme « Waka About » dans l’hebdomadaire Lagos Weekend ; dans les quotidiens, à
l’exemple de Daily Times, de Tribune et de Daily Sketch ; dans tous ces cas, des phrases sont
entièrement en pidgin, et d’autres sont rédigées en un mélange de pidgin et d’anglais (parlers
bilingues) Bien des fois, il s’agit de phrases suscitant le rire, la curiosité et l’admiration. Ce
changement de code sans qu’il y ait changement de thème de conversation est une pratique
quotidienne chez ceux des Nigérians ayant une compétence assez élevée dans les deux langues.
Ces Nigérians font usage de mots et d’expressions pidgin lorsqu’il s’agit de parler d’expériences
typiquement nigérianes. Ce genre de « code-switching », selon Gumperz et Hernandez-Chavez
(1972 :98) « (…), is also a communicative skill, in which speakers use a verbal strategy in much
the same way that skillful writers switch styles in a short story. »
En outre, OKOMHESW nous fait comprendre qu’il s’agit d’une traduction directe des langues
africaines :
//pidgin nà dajrèt translé∫ɔn frɔm African
Pidgin Foc. directe traduction de africaine
lan wedz jes o/ fɔ rezampo/
langue oui excl. par exemple
wɔ mu rè βɔ nà im bi
vous mettre pour faire Foc. le être
ju dè kàré dè dù fɔ urhobo
vous cont. parler cont. faire pour Urhobo
wɔ mù ré tɔ tá nà im bi
vous mettre pour dire Foc. le être
jù de kàré sé éni hàw// C.I. 79 :15-19
vous cont. porter dire n’importe comment
« Pidgin est une traduction directe de langues africaines. Mais oui, par exemple, « vous vous
mettez à faire » en urhobo, c’est « vous agissez n’importe comment » et « vous vous mettez à
dire » en urhobo, c’est vous dites n’importe quoi. »
Abstraction faite des jugements dépréciatifs proférés à l’égard du pidgin, l’efficacité de la
langue pidgin dans la communication constitue a force séductrice à l’échelle individuelle et
collective, ce dernier cas valant pour le gouvernement fédéral et pour chacun des Etats de la
fédération. Ainsi, tout comme l’anglais dans les mass-médias, le pidgin est employé dans de
nombreuses émissions de sketches. Ces sketches se jouent dans la télévision fédérale dans des
pièces comme « Icheoku » (fais du bruit), « Village Headmaster » (le chef du corps enseignant
au village), « Jagua » (nome propre dont nous ignorons personnellement la signification).
« Masquerade » ‘(masque), et un niveau des différents Etats dans celles comme « Gendu Street »
(la rue de Gendu), « Hotel de Jordan » (hôtel de Jordan), « I salut una » (Je vous salue tous),
« Una good morning show » (show de bonjour à tout le monde), « Koko close » (tout près de
Koko ; Koko est un village) et « Join the bandwagon » (joignez-vous à tout le monde). Dans ces
sketches, on observe la présence de phrases entièrement pidgin et de celles relevant d’un
mélange du pidgin et de l’anglais (‘’code mixing’’ ou formes métissées). Ces sketches dont le
but principal est de distraire tout le monde, ont comme contenu les mêmes portant directement
sur la vie quotidien ne des Nigérians. Langue populaire et identitaire sert évidemment à cette
fin.
Conclusion :
Notre communication exploré l’hypothèse selon laquelle l’implantation du Pidgin AngloNigérian (PAN) n’est pas due uniquement aux langues européennes au Nigeria, mais aussi bien
aux influences sociales et culturelles des environnements locaux. Nous avons démontré que cela
est observé dans le mode de vie des citadins ainsi qu’à travers le comportement de nouveaux
venus en milieu urbain. Dans son état actuel, nous affirmons que le PAN n’est plus un simple
moyen de communication interethnique, mais aussi l’expression d’une forme nouvelle de culture
africaine, résultant d’une mutation due à la colonisation et attestée essentiellement en ville ainsi
que les campagnes en passe de devenir des milieux urbains ; dans certains états situés au sud du
pays. De tels villages non seulement sont dotés d’infrastructures telles que des hôpitaux, des
maternités, des dispensaires, de l’eau, de l’électricité, de bureaux postaux et de Postes de police
mais encore ils abritent des campus universitaires, de grandes et petites entreprises. De plus en
plus, ces villages accueillent des populations nigérianes relevant de groupes ethnolinguistiques,
de tranches d’âge et de catégories socio-économiques divers.
Parlé dans des situations informelles et formelles telles que l’évangélisation de certaines sectes
religieuses – Aladura, Chérubin et Séraphin et les églises pentecostales; et employé de manière
vigoureuse dans les mass-média ainsi que par les écrivains nigérians, le PAN est adopté comme
marque d’identification à la communauté urbaine à l’image de Town Bemba en Zambie, le
Swahili de Lumumbashi et le Sango en République centrafricaine.
Notes
1. Nous signalons que la création de onze nouveaux Etats récemment – Katsina et
Akwa Ibom, Delta, Enugu, etc. en 1988 et 1991 – a encore donné lieu à une nouvelle
modernisation des villes et villages.
2. Selon nos observations, le pidgin serait employé de plus en plus même dans certains
foyers monolingues à Warri, Sapele, Port-Harcourt et Benin City.
3. La plupart de ces enfants avouent avoir appris le pidgin comme première langue, bien
qu’ils aient appris d’autres langues vernaculaires (paternel ou maternel), qu’ils ont du mal
à maîtriser comme les monolingues restés au village. L’élocution desdits enfants en
pidgin est caractérisée par un débit rapide et par des expressions fortes imagées. Nous
nous demandons si la « nativisation » du pidgin dans le cas présent n’impliquerait pas
qu’il est en train de devenir une langue maternelle à certains parmi ses usagers ?
4. Cette enquêtée ne fait pas partie d’enquêtés retenus pour la démonstration de notre
problématique. Si nous la citons ici, c’est pour illustrer un fait sociolinguistique précis et
vécu pendant notre enquête à Benin City.
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