Pierre Favre - un bon compagnon par Dominique Bertrand

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Pierre Favre - un bon compagnon par Dominique Bertrand
Pierre Favre : un bon compagnon
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Pierre Favre : Un bon compagnon
Dominique BERTRAND, sj
(in Christ source de vie, ‘Amis dans le Seigneur’, n°430, Décembre 2005)
Cet ordre religieux qu’on appelle «Compagnie» de Jésus est constitué de «compagnons».
De fondation et donc dans leur nature vraie, avant d'être Frères ou Pères, selon les occupations auxquelles ils s'adonnent, les jésuites sont des compagnons, des «partageant le
même pain», selon l'étymologie du mot en français. En latin, l'image de base
est plutôt celle de marcher ensemble, mais il y a le même rapprochemente de mots : societas, socius.
Dans le temps où ils ont monté leur entrepris en — la décennie 1530 — les neuf premiers
compagnons d'Ignace de Loyola ont, de fait, beaucoup mangé ensemble, marché ensemble, partagé à fond la vocation qui les tenait, tous et chacun, ensemble. Mais il n'est pas
sûr qu'apparaisse bien, dans son origine et sa force, ce qu'est un compagnon de Jésus si
Pierre Favre n'a pas été consulté à ce sujet. Car s'ils sont, tous les dix, à l'évidence, copagnons de par leur naissance religieuse, parmi eux Pierre Favre peut être à bon droit considéré comme le «bon compagnon», par un charisme qui est le sien et qui fait que nous
aimons encore l'appeler sans plus le « bienheureux».
Aimable discrétion
Un aspect qui ne peut être négligé de cette « bonne compagnie » que nous pouvons goûter en notre « bienheureux » est sa discrétion. Pierre Favre parle peu de lui-même, sauf il
se parle à lui-même dans sa vie intérieure.
De fait, nous conservons deux sortes d'écrits de sa main. Il y a, d'une part, une correspondance : 104 documents de sa part en 9 ans — plus de vingt ont été égarés — d'autre
part un journal spirituel tenu sur quatre ans, connu et édité sous le titre de Mémorial. Dans
cette dernière ceuvre, qui représente un assez fort volume de plus de 400 pages, Pierre
Favre se montre extrêmement attentif à ce que Dieu fait en lui- même ; partant, bien que
sans vraiment d'obsession introspective, précisément parce qu'il ne veut qu'écouter Dieu
en lui-même, il écrit constamment en «je », un «je » nullement isolé des autres. Quant aux
lettres, qui n'ont pas encore été éditées pour le grand public, elles sont de deux sortes : ou
bien elles sont des rapports d'activité envoyés à Ignace à Rome, qui lui permettent, en faisant circuler les nouvelles par tout où sont des compagnons, du Japon au Brésil, de maintenir la cohésion du corps apostolique ; ou bien elles sont des petits traités spirituels ou
pastoraux. Ceux-ci sont au nombre d'une dizaine. Les rapports, sur l'envoi desquels
Ignace se montre très sourcilleux, forment l'écrasante majorité.
Un court billet de ce type d'écrits montre combien Pierre Favre disparaît dans son travail,
à propos duquel il parle moins en «je» qu'en «nous» : «Nous allons bien, et en travaillant
dans la vigne du Seigneur autant que nous le pouvons et plus que nous le pouvons : telle
est la moisson, aussi bien en prédications qu'en confessions et en communions, avec un
fruit qui va croissant. J'ai, qui font les Exercices, deux chevaliers qui sont des notables de
la région. Les localités du comté ont été fortement mises en branle, lors de mes deux
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tournées. Nous avons appris que, dimanche dernier, beaucoup de personnes ont communié et que tout a été largement repris en mains» (p. 20-21).
La même chose peut être remarquée, par exemple, dans cet exorde du premier traité spirituel qu'il a composé, à peu de chose près, au même moment que le compte-rendu cité
ci-dessus : ici l'auteur disparaît non dans le «nous», mais dans le «vous», c'est-à-dire les
bénéficiaires de son enseignement :
«Aide méthodique pour persévérer dans la vie chrétienne et spirituelle.
Très chers fils et quasi-frères dans le Christ.
Ayant à me transporter de Parme en Espagne, j'ai voulu satisfaire au bon désir de vous et
de nombreuses autres personnes qui, tout comme vous, ne demeureraient pas contentes
de moi, si je ne leur laissais pas quelque souvenir, non pas de ma personne, mais de la
méthode qu'elles ont à observer dans la voie de Dieu, quand elles n'auraient pas d'autre
maître» (p. 39-40).
Comparons avec le début du Mémorial, où tout concerne «son âme » :
«Bénis le Seigneur, mon âme, et n'oublie rien de tout ce qu'il t'accorde : il délivre ta vie de
ta mort; il te couronne de sa miséricorde et de ses bontés ; il rassasie de biens ton désir,
après t’avoir pardonné : Il a chaque jour la même indulgence pour tes fautes; il guérit
toutes tes infirmités et te donne bon espoir que ta jeunesse sera renouvelée comme celle
de l'aigle» (cf. Psaume 103, les premiers versets).
«Proclame, sans cesse, mon âme, et n'oublie jamais les bienfaits passés et présents de
notre Seigneur Jésus-Christ» (p. 105).
Déjà ces textes, deux volontairement impersonnels et le troisième brûlant d'une flamme
mystique, manifestent combien la discrétion de Pierre Favre sur lui-même cache une personnalité forte et contrastée et la rend d'autant plus aimable. Mais cette discrétion a contribué à en faire un méconnu.
Une existence courte et bien remplie
Partons donc à la recherche de Pierre Favre. Cela n'est pas trop difficile, puisque, nous
l'avons vu, les documents ne manquent pas, même si leur masse n'atteint pas, tant s'en
faut, les bibliothèques qui concernent Ignace de Loyola ou même François-Xavier. Cela
est vrai, même si nous n'oublions pas, parmi des documents favriens, les procès de béatification qui s'engagent dès la fin du XVI e siècle, de par l'attachement des Savoyards à
leur compatriote, pour n'aboutir qu'à la fin du XIXe. Est-ce là un nouveau trait, posthume
celui-ci, de la discrétion de notre «bienheureux» ? En ces pièces diverses, les raisons ne
manquent pas d'admirer, et fortement, un bref mais fructueux itinéraire.
Né en 1506, il meurt en 1546, le troisième des premiers compagnons à «entrer dans la
vie» : quarante ans, dans lesquels on peut dire, avec le Livre de la Sagesse célébrant les
justes tôt fauchés, qu'«il a fourni une longue carrière» (Sg 4, 12). Celle-ci se divise aisément en quatre moments d'une décennie chacun, en quatre théâtres d'opération : le village natal, de 1506 à 1516, les écoles en Savoie, de 1516 à 1525, les études à Paris, de
1525 à 1536, la vie de compagnon à travers l'Europe, de 1536 à 1546.
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DÉCENNIE FAMILIALE
Sur la première «saison» nous sommes renseignés par le début du Mémorial, très sobre,
et par les procès de béatification, sans doute déjà enjolivés. Au hameau du Villaret, en
Saint-Jean-de-Six t, les parents sont des cultivateurs honorables, ayant par exemple plusieurs membres de la famille dans les ordres, notamment à la Chartreuse toute proche
du Reposoir. Ils sont pieux et bons catholiques, ayant, semble-t-il, voulu pour leur aîné
qu'il naquît dans la grange, comme Jésus à Noël et comme on le racontait de François
d'Assise. Cet aîné, comme les autres enfants, a été élevé dans une foi solidement enracinée qu'un clergé attentif et zélé sait entretenir par des dévotions populaires éclairées de
l'intérieur.
Il devait suivre la profession de ses ancêtres. Cependant, dès l’âge de raison, il a une vie
intérieure, «au plus profond de lui-même», et il fait part de sa science enfantine de Dieu à
ses petits camarades. De plus, à dix ans, il est pris d'un lancinant désir de faire des
études, à la manière, sans doute, d'un Savoyard de la région dont on parlait dans les chalets , Guillaume Fichet, recteur de Sorbonne, ambassadeur de Louis XI, camérier de Sixte
IV et installateur de la première imprimerie à Paris dans ladite Sorbonne (au cours des
années 1470). Le petit berger en rêve. Il en pleure même, mais pas très longtemps,
puisque le père et la mère font le pas. Après une année à l'école paroissiale de Thônes, le
bourg voisin, ses résultats sont tels qu'il est poussé en avant. Il est pris au célèbre «Collège de La Roche» (La Roche-sur-Foron) et y progresse intellectuellement et religieusement sous un maître renommé qui a même laissé un manuel de rhétorique. Deux faits
marquent son adolescence : son voeu de chasteté à douze ans et, vraisemblablement la
dernière année à La Roche comme un mémoire de fin de scolarité, un résumé du livre 4
des Sentences de Pierre Lombard, le fondateur de la scolastique au XIIe siècle, cent ans
avant saint Thomas. Il est alors poussé encore plus haut : Paris. Il est probable que des
recommandations et des aides en haut lieu, rien de moins peut-être que la duchesse de
Savoie, Béatrice de Portugal, ont facilité son admission, comme boursier, au Collège
Sainte-Barbe : ce collège est en effet celui des Portugais et il est largement patronné et
subventionné par le roi Jean III, frère de Béatrice. Diego de Gouvea, portugais, familier
des souverains, en est le Principal.
Le jeune homme, assuré intérieurement et scolairement par ses succès de province, se
voit soudain plongé dans le lieu le plus bruyant et effervescent du monde d'alors. Il n'y est
pas malheureux et a gardé un souvenir dilaté de son long temps d'étude, onze ans entrecoupés d'un seul séjour au pays en 1533. Il travaille avec assiduité, notamment en grec et
en philosophie, et semble capable de donner un avis justifié, même à son régent, sur Aristote. En 1529, le voilà licencié ès arts, 24e sur cent, ce qui lui permettra d'être reçu
comme maître ès arts en 1536. Il partage sa chambre, dès son arrivée, avec un jeune
noble navarrais, François de Jassu y Xavier, né lui aussi en 1506. Curieuse coïncidence,
mais facilitée, du côté du Savoyard, par la protection portugaise qui le couvre. Paris est
alors, dans l'ensemble, sous l'influence intellectuelle et spirituelle d'Érasme, dont un spécialiste de la Renaissance et de la Réforme en France, Lucien Febvre, a pu dire qu'entre
1510 et 1520 il a «exercé sur l'Europe une véritable royauté intellectuelle». Il est sûr que
Pierre Favre est touché, et même un peu plus que tout le monde, par l'humanisme évangélique dont le grand érudit était le parangon. De fait, Sainte-Barbe est plus qu'ouvert aux
idées nouvelles que, en France, le luthéranisme, qui progresse depuis 1517 outre Rhin,
n'a pas encore traîné dans les soupçons. Mais, en même temps, il reste attaché à Pierre
Lombard et à la scolastique, à Aristote. Il réfléchit, avec la lenteur et la profondeur payMots clefs :
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sanne qui le caractérisent. Et cette incertitude intellectuelle et religieuse se double d'hésitations morales et spirituelles, sur sa sensualité, sur son avenir. Ah ! les fiévreuses, les délicieuses années des questions insolubles que se pose l’étudiant éternel !
Plaque sur la façade de la chapelle
DÉCENNIE PARISIENNE
La décennie parisienne est coupée par une autre coïncidence que celle du paysan et du
noble vivant dans la même turne du Quartier Latin, entraînés l’un et l'autre par l’amour des
lettres et l'ambition des projets de carrière. Elle est plus étonnante encore.Voilà qu'un
noble quadragénaire, boiteux, devenu lui-même étudiant après mille folies de galanteries,
de batailles et de pèlerinages, un recalé d'Alcalà et de Salamanque, un martinet — c'està-dire un auditeur qui gagne sa vie au pair — un martinet du collège d'en face, Montaigu,
honni comme il se doit, devient le troisième de la turne ! Le régent, Juan de La Peña, l'a
confié à cette bonne pâte de Favre pour l'aider dans ses démêlés avec le latin. Ignace de
Loyola, on l'a reconnu, va peu à peu inverser les rôles, ou plutôt les enrichir de perspectives nouvelles. Voici ce qu'en dit le Mémorial :
«Cette année-là, Inigo entra au collège de Sainte-Barbe, dans la même chambrée que
nous, avec l'intention de suivre le cours des arts à la Saint-Rémi suivante, et c'est notre
régent qui devait se charger de ce cours. Que soit à jamais bénie cette rencontre, ménagée par la Souveraine Providence pour mon bien et mon salut : car après qu'elle eût ellemême disposé que j'instruirai ce saint homme, il s'ensuivit pour moi des relations d'abord
superficielles, puis intimes avec lui, et ensuite une vie en commun où nous avions, à deux,
la même chambrée, la même table et la même bourse. Il finit par être mon maître en matière spirituelle, me donnant règle et méthode pour m'élever à la connaissance de la volonté divine ; nous en vînmes à ne faire plus qu'un, de désirs et de volonté, dans la ferme résolution de choisir la vie que nous menons aujourd'hui, nous tous, membres présents ou
futurs de cette Compagnie dont je ne suis pas digne».
La fin du paragraphe brûle quelque peu les étapes.Y est résumée la décennie qui suit,
jusqu'à la fondation, précisément, de la Compagnie en 1540. Pour l’instant, Ignace, Pierre
et, très vite aussi, François, deviennent compagnons dans une relation dont on a senti la
profonde qualité humaine et spirituelle. Pierre Favre est lent à trouver cette justesse du
rapport avec son fort tempérament, comme aussi à cerner le vrai objet de son ambition.
Ce n'est qu'après un parcours de cinq ans de discernement que, ordonné prêtre, il est
admis par Ignace à faire le mois des Exercices, et il en va de même pour l'autre, François,
dont le caractère, tout différent de celui de Pierre, n'est pas moins bouillant, prêt à tout.
Cette grande retraite, qu'Ignace lui- même a racontée dans ce qu'on appelle le Mémorial
de Gonçalves Da Câmara, vaut elle aussi d'être rapportée :
Favre fit les Exercices dans le faubourg Saint-Jacques, dans une maison à main gauche,
en un temps où la Seine se passait en charrette, tant elle était gelée. Et, bien que le Père
[Ignace] fût toujours attentif à regarder si les lèvres se plissaient pour savoir si le retraitant
ne prenait rien, quand il examina Favre, il trouva que celui-ci n'avait rien mangé, qu'il dormait en chemise sur des bûches qu'on lui avaient apportées pour faire du feu, qu'il n'avait
jamais fait de feu, et qu'il faisait ses méditations dans une petite cour couverte de neige.
Quand le Père apprit cela, il lui dit : «Je pense et tiens pour certain qu'en tout ceci vous
n'avez point péché et que vous avez même beaucoup mérité. Je reviendrai vous voir
avant une heure et je vous dirai ce que vous devez faire». Le Père se rendit alors dans
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une église voisine pour faire oraison; et son désir était que Favre restât sans manger autant de temps qu'il en avait passé lui-même [sept jours entiers], ce pour quoi il en manquait peu. Mais, bien qu'il eût ce désir, il n'osa pas le lui permettre après avoir fait oraison ;
et il revint lui faire du feu et lui préparer sa nourriture.
Dans ce dialogue quasi muet entre le maître et le disciple, la victoire décisive est obtenue
par pure grâce. Le fond de tout est mis en place, la sensualité et la lutte contre elle, mais
plus encore l’obéissance spirituelle qui vaut plus que tous les sacrifices. Le reste en découle. Redonnons à ce sujet la plume au disciple :
«Auparavant, je veux dire avant d'avoir fixé l'orientation de ma vie grâce au secours que
Dieu me donna par Inigo, j'avais marché toujours très incertain, ballotté par tous les vents,
voulant un jour me marier, un autre jour devenir médecin, ou juriste, ou régent, ou docteur
en théologie, ou clerc sans grades, et parfois même voulant être moine ; j'étais poussé au
gré de ces vents, selon ce qui l'emportait, c'est-à-dire l'attrait du moment. Comme je l'ai
dit, le Seigneur me délivra de toutes ces impulsions par les consolations de son Esprit, et il
me fit prendre la décision de devenir prêtre pour être tout entier voué à son service jamais
je ne serai, par mes mérites, à la hauteur d'une telle tâche, ni de son appel et de son
choix, mais la reconnaissance m'oblige à y répondre par tous les travaux dont je serai capable, corps et âme».
C'est une troisième étape qui commence dans l'étonnante décennie parisienne de Favre.
Désormais avec les autres compagnons (un portugais, Simon Rodrigues, trois espagnols,
Jacques Laynez, Alphonse Salmeron, Nicolas Bobadilla, et deux français, Claude Jay,
Paschase Broa, ont rejoint les trois premiers) on prépare l'avenir commun, c'est-à-dire ce
qu'on va faire ensemble une fois terminées les études de tous. Le groupe est international.
Il ne serait pas juste, s'ils veulent continuer à «partager le pain» et à «marcher ensemble»,
qu'ils rejoignent ensemble le diocèse natal de l'un ou de l'autre. Ils choisissent donc de
s'expatrier tous. Où ? En Terre sainte, livrée désormais aux Turcs. Et si cela est impossible, comme Ignace lui-même l'a déjà expérimenté, on s'en remettra au pape, pour qu'il
envoie les compagnons où il le juge utile. Et que deviendra le groupe ? Il deviendra une
Compagnie dans la dispersion même des compagnons ! Cet arrangement prend du
temps. Dès le 15 août 1534, à Montmartre, les étudiants parisiens s'engagent par voeu
sur les deux premiers volets du triptyque. Plus tard, à Rome, une fois fermée la voie palestinienne le pape Paul III accepte ces missionnaires prêts à tout et qui lui tombent du ciel.
Par conséquent, les compagnons sont effectivement dispersés et bientôt, déjà, jusqu'aux
Indes et au Japon. C'est alors qu'ils inventent la Compagnie de Jésus qui va consolider la
grâce de rester ensemble dans la dispersion même. Le document qui raconte cette fondation est intitulé «1539 Pendant trois mois. La manière dont s'est instituée la Compagnie ».
Il est plus connu sous le nom de «Délibération des premiers Pères». Certains ont pensé
que le compte rendu en avait été rédigé par Pierre Favre.
DERNIÈRE DÉCENNIE
On peut dater du 15 novembre 1536 le début de la dernière décennie de sa vie. Ce jourlà, les compagnons quittent Paris, presque tous, y compris Pierre Favre, pour n'y plus jamais revenir. Ils emportent avec eux leurs diplômes, quelques livres et quelques effets. Ils
deviennent ensemble les marcheurs de l'Europe, et même du monde, si nous songeons à
François-Xavier. Ils gagnent Venise, où Ignace, parti avant eux par l'Espagne, les attend.
Puis ce sont les marches et contremarches vers Rome qui accompagnent la fondation de
la Compagnie, telle que nous l'avons résumée dans le paragraphe précédent. Et voilà
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Pierre Favre envoyé par le pape, avec Jacques Laynez, dans leur première mission. Il est
bon de donner en bref le tableau des pérégrinations qui vont désormais être le lot du Savoyard jusqu'à sa mort.
• Il demeure donc à Parme, en rayonnant autour de la cité, de juin 1539 à octobre 1540.
• II accompagne l'ambassadeur du pape auprès de Charles Quint, le docteur en théologie de Salamanque Pierre Ortiz, au colloque de Worms, puis à la diète de Ratisbonne
(Regensburg), restant ainsi en Allemagne d'octobre 1540 à juillet 1541.
• Il demeure le chapelain de Pierre Ortiz, cependant que celui-ci retourne en Espagne, et
fait un premier séjour dans ce pays d'octobre 1541 à mars 1542.
• Rappelé en Allemagne, à la demande du pape, sans responsabilité très précise autre
que d'être là pour parer au plus pressé dans une situation confuse, il séjourne à Spire,
Mayence, Aschaffenburg, Cologne, et Bonn de septembre 1542 à septembre 1543.
• Le roi du Portugal a besoin de lui et obtient du pape qu'il accompagner sa fille pour ses
noces avec le futur Philippe II. Il gagne Anvers, tombe très gravement malade, fait du ministère aux Pays-Bas, spécialement à Louvain. Ce séjour imprévu dure de septembre
1543 à janvier 1544.
• Ni Ignace ni personne ne semble plus très bien savoir ce qu'il faut faire de l'imperturbable itinérant. Lui, pense qu'il vaudrait mieux rester en Allemagne et le nonce Poggio fait
savoir que tel est l'ordre du pape. Favre revient donc à Cologne, où la situation du catholicisme est catastrophique, et il y reste de janvier à juillet 1544.
• De là, par une sorte de contrordre, il gagne le Portugal, en embarquant à Anvers. Il a
quitté Cologne le 12 juillet et débarqué à Lisbonne le 24 août. Arrivé trop tard pour les
noces des infants, il demeure à la cour puis au collège de Coïmbra, premier collège de la
Compagnie de par fondation royale, d'août 1544 à mars 1545.
• C'est alors l'Espagne et la fréquentation de la cour du jeune roi, avec la mission de fonder la Compagnie dans ce pays, comme elle l'est dans le royaume voisin. Il passe de Valladolid à Madrid et Tolède. Le rythme de ses maladies (paludisme) se resserre. Ce séjour
dure de mars 1545 au début de juillet 1546.
• Il est appelé comme conseiller spirituel des Pères au concile de Trente qui s'est ouvert
le 15 décembre 1545. Il se met en marche pour cette nouvelle destination en mars 1546,
visite Valence, Gandie et, en juillet, après un nouvel accès paludéen, s'embarque de Barcelone pour Ostie.
• Parvenu le 17 juillet à la résidence de la Compagnie à Rome, il meurt le 1er août.
Que dire de cette course en un sens haletante ? Jamais le voyageur ne s'en plaint, pas
plus que des maladies qui le stoppent dans son élan. Partout où il passe, il fait ce qu'il a à
faire et retrouve la paix du coeur. Il lui arrive, à la fin du parcours, en Espagne, de laisser
paraître une certaine lassitude. Ainsi dans cette lettre à Ignace de mars 1546 :
« L'année durant laquelle, selon ce que Votre Révérence nous avait écrit, il était bon que
nous demeurions en cette cour [du futur Philippe II, à Madrid] va peu à peu vers sa fin.
Que V. R. voie si elle commande quelque chose pour orienter autrement notre vie ou pour
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chercher un lieu de résidence en l'une ou l'autre contrée. Je ne dis pas ceci pour fuir les
embarras que nous avons en la cour, principalement concernant le logement que le Prince
[Philippe] n'ordonne pas de nous attribuer. Bien plutôt, ce serait pour ma part une joie de
ne jamais m'arrêter en aucun lieu, mais d'être toute ma vie un pèlerin d'un lieu à l'autre
dans le monde. Plût ainsi au Seigneur que la Compagnie fût semée dans toutes les parties importantes ou moins importantes du monde et que j'eusse à être visiteur général ou,
sans ce titre, que V. R. m'ordonnât d'avoir à aller en toute cité ou tout lieu où doit se
rendre la Compagnie ou une partie de celle-ci ! Je serais alors comme quelqu'un qui se
prépare des résidences ou les désire sous le mode d'être partout sans résidence ni repos
».
La plainte, on l'aura remarqué, est bien enveloppée d'humour. Un mois plus tard, il recevait l'ordre de gagner Trente.
Aucune des missions n'étaient facile. D'une façon générale, celles-ci comportaient toujours trois volets : le premier était la tâche officielle, le plus souvent accompagner des personnages importants, Pierre Ortiz, le nonce Poggio, les infants d'Espagne ou de Portugal,
fréquenter la cour. Ces tâches diplomatiques étaient loin d'occuper notre homme. Le second consistait à aider d'une manière ou d'une autre les populations souvent très délaissées, surtout en Allemagne. Le troisième consistait à fonder la Compagnie dans le lieu de
séjour ou à en aider les jeunes fondations, comme le collège de Coïmbra. Constamment,
Pierre Favre s'acquitte de ces trois sortes d'apostolat.
C'est ainsi que, partout où il passe, il fait des Exercices, adaptés au milieu ambiant, la
pointe de son action. Et que ce soit à Parme, en Allemagne où il ressent avec peine
l'obstacle de la langue au Portugal, en Espagne, il multiplie ainsi ses amis spirituels. Partout où il a réveillé la vie spirituelle des chrétiens et des chrétiennes, des vocations à la
toute nouvelle Compagnie se lèvent. Suivant cette progression naît un groupe d'une dizaine de jeunes, la plupart étudiants à Louvain, qu'il fait partir vers Rome et vers Coïmbra.
Même en Allemagne, où tout se liguait pour réduire à l'inaction Pierre Favre, qui est le
premier jésuite à y avoir pénétré, cette méthode humble poursuivie avec persévérance a
porté du fruit. Et si Cologne, en ces années 40 n'est pas passée au protestantisme, c'est
grâce à la résistance spirituelle que, uni aux amis de la Chartreuse et passant le flambeau
au jeune Pierre Kanis qui était entré dans la Compagnie en faisant les Exercices avec lui,
Pierre Favre sut susciter et soutenir contre toute espérance.
LE BON COMPAGNON
Armé pour être un bon professeur de philosophie ou de théologie, Pierre Favre n'a que
bien peu développé ses dons et ses connaissances. On se plaisait à l'appeler le théologien de Paris ; en fait, il a finalement fait passer l'essentiel de lui-même dans des services
discrets et cachés. Peu de prédication, il était sans cesse dans l'impossibilité de parler sa
langue maternelle. Peu d'enseignement, le temps manquant toujours pour enraciner ces
tâches de longue haleine. Peu d'écrits publiables. Peu de réussites spectaculaires. Il le
reconnaît lui-même dans ce passage de la fin de son Mémorial, en avril 1545 :
« Une autre fois, j'étais très triste de constater que je ne faisais rien de grand ; j'en venais
à penser que de tous mes contemporains [Pierre pense sans doute aux premiers compagnons, à François-Xavier, tout particulièrement] je devais être celui qui réussissait le
moins. Certes, ce n'est pas un grand malheur d'en venir se juger ainsi. Pourtant le SeiMots clefs :
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gneur très miséricordieux et très compatissant et son Esprit consolateur viennent à notre
secours jusqu'en de telles misères ; celui qui en souffre doit le savoir et c'est là que Dieu
est admirable : il aime ajouter parfois du sien aux réalités et aux actions les plus petites.
Plus on s'unit à lui, plus abondante est la bénédiction que répand sur ses humbles travaux celui dont ils viennent et auquel ils se conforment.
N'admire donc pas la qualité et la grandeur de l'oeuvre visible, mais la qualité de la puissance dont elle procède. Il vaut mieux être plein de grâce et faire grandement de petites
choses que de ne pas croître intérieurement et faire misérablement de grandes choses.
De toutes petites actions faites avec une grande bénédiction de la grâce ont plus de durée
et plus de fruits que des actions très importantes accompagnées d'une petite grâce ».
Il est donc sûr que Pierre Favre a éprouvé ce qu'on pourrait appeler, en langage ignatien,
une « désolation » au sujet de ce qu'a été sa présence évangélique aux autres. Mais là
même, sans chasser ce qui l'exprimait vraiment, il s'est senti réconforté par le Seigneur en
personne, devenant par là capable d'en réconforter d'autres, saisis de la même tristesse.
Et c'est la découverte émerveillée de la présence de Dieu dans la petitesse qui devient
ainsi une bonne nouvelle. Notre «bienheureux» a eu souvent, et de diverses manières, la
grâce de voir s'opérer en lui ce retournement vers la vraie grandeur qui vient du Dieuavec-nous.
C'est ainsi que Pierre Favre a pris le temps, en toutes ses activités, comme aussi dans
ses maladies de plus en plus invalidantes, d'être un écoutant, un accueillant.
Son tempérament le portait certainement vers cette considération pondérée des autres.
Mais c'est le jour où, à la demande du Régent Juan de La Peña, il a accueilli le quadragénaire Inigo dans sa chambrée qu'a commencé à naître en lui non seulement le compagnon, mais le bon compagnon. Le bon compagnon est celui qui, par grâce — c'est un charisme — partage le pain et la marche, ce qui est déjà magnifique, en regardant, en écoutant, en donnant son attention à l'autre, aux autres, avec Dieu et comme Dieu. Le bon
compagnon connaît les moments où il n'a plus même envie d'être un compagnon. Mais il
se renforce sans cesse dans le goût de retrouver le regard, l'écoute, l'attention en Dieu
même.
François-Xavier écrivait dans une lettre aux «compagnons vivants à Rome» datée de
1548 — il avait donc pu recevoir en Inde l'annonce de la mort de Pierre Favre — ces mots
qui attestent que le regard d'un bon compagnon n'est pas détruit par quelque trépas que
ce soit :
« Je n'ai pas omis de prendre pour protecteurs tous les Saints se trouvant dans la gloire
du Paradis, à commencer par ceux qui, pendant cette vie, ont appartenu à la sainte Compagnie de Jésus, en prenant d'abord pour protecteur l'âme bienheureuse du P. Favre, puis
toutes les autres qui, pendant cette vie, ont appartenu à la Compagnie. Je n'en aurai jamais fini si je voulais décrire les consolations que je reçois quand je me recommande à
Dieu par les membres de la Compagnie, aussi bien par ceux qui vivent encore que par
ceux qui règnent déjà dans le ciel ».
Ainsi l'âme bienheureuse de Pierre Favre, alors même qu'il n'était pas encore béatifié,
était non seulement capable de réconforter François-Xavier, encore pris dans les luttes de
«cette vie», mais il entraînait avec lui toute la Compagnie au secours de son compagnon
des premières rencontres de Sainte-Barbe et de toujours.
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Ayant depuis quelque temps, dans une fréquentation quotidienne de Pierre Favre, appris
à goûter la qualité singulière de sa présence spirituelle, j'aimerais, grâce à ces lignes,
avoir fait passer quelque chose de cette découverte. Nous avons en lui un «bienheureux»
près duquel nous pouvons apprendre et réapprendre le bonheur sans prix du compagnonnage.
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