J`en ai vu et vécu de toutes les couleurs

Transcription

J`en ai vu et vécu de toutes les couleurs
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dossier
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Italie-Californie…
et retour ! Parti « faire
le berger » sur les contreforts de la Sierra
Nevada, Bartolomeo Marino est revenu dans
sa vallée natale en 1909. Avec un portefeuille
bien garni et, dans ses bagages, des photographies et des petits carnets racontant son
aventure californienne. Une mémoire familiale soigneusement conservée.
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« Jeudi 2 décembre 1909. Je suis à Aisone, j’ai
aperçu Vinadio. Mon cœur s’emballe. Il ne me semble pas possible que j’arrive à la maison paternelle, je sais que je vais la trouver presque vide. Je
suis au tournant de Guardiola, je regarde de part
et d’autre, je ne reconnais pas Vinadio. J’ai regardé
vers le cimetière où repose ma pauvre mère. »
Du 10 novembre 1909, jour de son départ de
Big Pine en Californie, jusqu’au 2 décembre, date
de son arrivée en vallée Stura (Piémont, Italie),
Bartolomeo Marino a tenu un journal dans un
petit carnet, consignant ses souvenirs et impressions au crayon noir, sans bavardage, avec parfois
un certain lyrisme. Sur ces mots s’achève le récit
de son retour au pays natal après sept ans d’absence. « À force de voyager, je me rapproche de
ma pauvre maison. » Il a parcouru la moitié de la
terre à pied, en train et en bateau, traversé l’Amérique et l’Atlantique d’ouest en est…
En 1902, Bartolomeo Marino, 26 ans, embarque à Marseille à bord d’un paquebot, direction
l’Amérique ! On se bouscule sur le pont du
transatlantique. En ce début du XXe siècle, l’immigration italienne est à son comble. Plus de
deux millions d’Italiens vivent hors de leur pays.
Chaque année, environ deux cent mille d’entre
eux tentent l’aventure américaine. On sait que
là-bas, le travail ne manque pas, dans les mines,
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les forêts, les scieries, l’industrie, l’agriculture ou Stefano Marino devant le
l’élevage. Beaucoup ne restent que quelques bureau de poste et magasin
général de Haiwee, dans
années, le temps de gagner assez d’argent, puis la vallée de l’Owens (à l’est
de la Sierra Nevada), où
ils rentrent au pays.
Bartolomeo Marino naît en 1876 à Vinadio, en les bergers en transhumance
pouvaient s’approvisionner
vallée Stura di Demonte, dans la province de (voir aussi en page
Cuneo. Son père est commerçant, négociant en suivante). Archives
bois et en bêtes. À la fin des années 1890, le jeune famille Degioanni.
homme part se louer comme berger dans la plaine En haut : dans ce petit
de la Crau, vers Arles. Dans toutes les familles de la carnet, le berger a noté
ses souvenirs et ses
vallée, l’émigration fait partie des traditions. Tous
impressions depuis son
les ans, on va travailler en Provence pendant quel- départ de Californie jusqu’à
ques mois. Plus qu’une habitude, c’est une culture son retour dans la vallée
de la mobilité, ancrée dès le plus jeune âge. Jeunes Stura, en Piémont. Archives
Maghi Arlotto-Martinet.
et moins jeunes, hommes et femmes, émigrent
temporairement, souvent en groupe, pour la saison
des fleurs dans la région d’Hyères (Var), la récolte
des olives, le travail dans les moulins à huile et
« pour faire le berger » dans la région d’Arles et de
Salon-de-Provence.
En Crau et en Camargue, terres d’hivernage des
troupeaux provençaux, les pastres piémontais ont très bonne réputation. Ils sont
recherchés par les bailes, ces hommes de
L ’AUTEUR
confiance des propriétaires des grands trouGUILLAUME LEBAUDY
peaux de race mérinos d’Arles (les « capitaEthnologue, membre de l’Institut
d’ethnologie méditerranéenne
listes », des notables citadins qui ont investi
et comparative (IDEMEC,
dans les « bêtes à laine » ; voir le numéro 3
Aix-en-Provence), il a signé
de L’Alpe). Comme leurs collègues alpins du
plusieurs articles et ouvrages
Briançonnais, de l’Oisans, des basses Alpes
sur les bergers dans les Alpes
ou du Vercors, ce sont des hommes expériet en Provence. Il collabore
mentés qui ont débuté leur métier très jeuavec le musée des Arts
nes, vers l’âge de 6 ou 7 ans, auprès du petit
et Traditions populaires
troupeau familial. En Provence, la moitié
de Draguignan, l’écomusée du
des bergers sont piémontais. La plupart
Pastoralisme de Pontebernardo
d’entre eux viennent avec un père, un frère
et la maison de la Transhumance
ou un ami de la famille.
de Saint-Martin-de-Crau.
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Les meilleurs bergers du monde
Ci-dessus : Stefano Marino
en transhumance dans
la région de Big Pine avec
un important troupeau
de moutons mérinos
Rambouillet. Archives
famille Degioanni.
* Glossaire
MÉRINOS DE RAMBOUILLET :
race ovine à la laine
abondante et fine obtenue
à la ferme expérimentale
de Rambouillet (actuelle
Bergerie nationale,
Yvelines) à partir
de mérinos importés
d’Espagne dès 1786.
Entre 1850 et 1930,
le mérinos de Rambouillet
a été exporté aux
Amériques (Argentine,
États-Unis) dans le but
d’améliorer la qualité
lainière des troupeaux.
Aujourd’hui encore,
50 % du cheptel ovin
des USA est composé
de Rambouillet.
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Dans la Crau, Bartolomeo travaille avec un autre
berger originaire de Bergemolletto (vallée Stura).
Leur patron a des contacts, famille ou amis, en
Californie où les Français, des Alpins et des
Pyrénéens, sont venus nombreux, dans la seconde
moitié du XIXe siècle, pour travailler dans l’élevage. Un jour, il leur propose de partir : « Là-bas,
promet-il, les troupeaux sont dix fois plus gros
qu’ici et vous gagnerez plus d’argent. » Les jeunes gens acceptent.
Ils sont tous deux engagés par le même éleveur,
à Big Pine dans la vallée de l’Owens (comté
d’Inyo), une région montagneuse située entre la
Sierra Nevada et la vallée de la Mort. Dans le
comté d’Inyo paissent environ cent mille moutons
appartenant pour la plupart à des éleveurs basques et français. À San Francisco, l’Aguirre Hôtel,
tenu par des Basques, fait office d’agence de placement pour les bergers.
L’élevage du mouton est alors une activité très
rentable qui connaît son âge d’or. Grâce à la valeur
de sa laine et à sa grande résistance aux périodes
de sécheresse, le mouton a rapidement supplanté
la vache. Afin d’améliorer la qualité des laines californiennes, les gros propriétaires de troupeaux
importent des moutons de race mérinos
Rambouillet* qui produisent une des plus fines laines au monde. Les robustes béliers, aux belles cornes en spirale, ont d’abondantes toisons qui
traînent presque par terre. Le commerce de la
laine est florissant et il y a beaucoup d’argent à
gagner. La population de la Californie a spectaculairement augmenté à la suite de la ruée vers l’or
et les besoins en drap de laine sont énormes. Le
nombre des moutons augmente donc rapidement
et on manque de bergers. En 1873, la no-fence
law, une loi qui rend obligatoire de garder les troupeaux (pour les empêcher de dévaster les plantations agricoles), aggrave encore le problème.
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Dans Amerikanuak, leur belle étude sur les
Basques au Nouveau Monde (University of Nevada
Press, 2005), l’anthropologue William Douglas et
l’historien Jon Bilbao reviennent sur cette époque : « Dans les années 1870, on avait désespérément besoin de bergers, et cela s’est su jusque
dans la vallée du Rhône et dans les Pyrénées où
l’on trouvait les meilleurs bergers du monde. »
C’est ainsi que les Basques, les Béarnais et un
grand nombre de bergers alpins vont arriver en
Californie. « Soudain les terres à moutons ont été
envahies par un nombre étonnant de petits hommes bruns silencieux qui se fichaient pas mal des
droits de pâturage, des lois et des accords sur les
terres » souligne l’écrivain William Storrs Lee
dans son livre The Sierra (1962).
Le berger français Pierre « Little Pete » Giraud
s’installe dans le comté d’Inyo, « parce qu’il y
avait, dit-il, des pâturages gratuits et de l’argent
à gagner ». Il s’imposera d’ailleurs comme l’un
des plus fameux bergers de Californie et donnera
même son nom à une montagne, le Giraud Peak,
dans la région de Big Pine où il avait l’habitude de
faire paître ses bêtes.
Français ou Basque, le berger est une figure
mythique de l’histoire de la Californie d’alors,
notamment grâce à l’écrivain Mary Austin qui
relate ses rencontres avec les bergers qu’elle
accompagne durant leurs transhumances dans les
sierras. Lorsqu’elle fait connaissance avec « Little
Pete » Giraud, Mary Austin lui demande où il est
né : « À Arles, dans la vallée du Rhône, où mon
père gardait les moutons. Lorsque j’étais petit,
nous les conduisions dans les Alpes l’été, je m’en
souviens très bien. On passait au milieu des
champs clôturés, on faisait manger les bêtes tous
les deux jours, et on marchait de nuit. Dans le noir,
on entendait les cloches à l’avant du troupeau ; on
dormait debout. Avec un de mes collègues, on
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ans sa famille,
l’histoire de
Bartolomeo Marino
est une légende
soigneusement
entretenue par sa
petite-fille Maghi
Arlotto et ses arrièrepetits-enfants Gloria
et Danilo Degioanni, qui
gardent précieusement
le journal, les
photographies et
les objets ramenés
d’Amérique par leur
ancêtre. Avec son mari
Bruno Giordanetto,
Gloria est un des plus
gros éleveurs ovins de
la Stura, présidente du
consortium L’Escaroun,
association des éleveurs
de brebis de race
sambucane. Adjoint au
maire de Vinadio, Danilo
s’était attachés pour ne pas quitter la route. On
dormait debout, mais on continuait à marcher au
rythme des sonnailles. C’est la vérité ce que je
vous dis là ! » Giraud semble très nostalgique de
son pays qu’il idéalise beaucoup : « Toute la région
du Rhône est faite de champs et de pâturages et
les Alpes planent au-dessus de tout ça comme des
nuages. Les prairies de la Sierra sont vertes, mais
pas comme celles qu’on a en France ! »
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est parti en Californie
sur les traces de son
arrière-grand-père
durant l’été 2008, après
avoir eu confirmation que
les archives du palais de
justice d’Independence
conservaient la
déclaration d’intention
de devenir citoyen
américain de Bartolomeo
Marino. Ce voyage l’a
mené à Big Pine, mais
aussi à San Francisco,
sur la fameuse Movie
Road (région où furent
tournés plus de trois
cents westerns) dans
la vallée de la Mort
(à moins 86 mètres
d’altitude) et sur le Mont
Whitney (4 419 mètres)
dont le sommet marque
le terminus du sentier
de randonnée John Muir.
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« J’en ai vu et vécu
de toutes les couleurs »
Basés à Big Pine, Bartolomeo Marino et son ami se
voient confier la garde d’un gros troupeau ; leur
patron possède environ dix mille brebis Rambouillet.
Bartolomeo mène une vie rude. Dans la montagne,
les bergers sont souvent seuls. Ils habitent de petites cabanes de planches très rudimentaires où un
lit tient à peine. Le ravitaillement leur apporte de
temps en temps du tabac, des haricots secs, de la
farine, du café et parfois du courrier.
Le jour de son départ de Big Pine, il note dans
son journal : « Je peux dire que j’en ai vu et vécu,
de toutes les couleurs, plus aigre que doux, à pied
et à cheval. ». C’est la seule fois où il fera allusion
à son dur travail. « J’en ai fait du chemin à dos de
cheval. J’ai vu bien des montagnes et de nombreux déserts. J’ai souffert de la chaleur et, bien
des fois, de la froidure, j’ai aussi souvent respiré
la poussière du désert. » De son séjour en
Californie, il rapportera deux revolvers, sécurité
indispensable pour le berger qui doit défendre ses
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Le 27 octobre 1904,
Stefano Marino signe
une déclaration d’intention
de devenir citoyen américain
et de renoncer à toute
allégeance à un état
étranger, notamment au roi
d’Italie. Ce document a été
retrouvé dans les archives
du palais de justice de la
ville d’Independence par son
arrière-petit-fils Danilo, lors
de son voyage en Californie
sur les traces de son ancêtre.
Paysage de la vallée
de l’Owens, vers Big Pine,
avec la Sierra Nevada
à l’arrière-plan. Photo :
Danilo Degioanni.
Au sud-est de la Californie,
la vallée de l’Owens s’étend
sur quelque 120 kilomètres
(à une altitude moyenne
de 1 200 mètres) depuis
les hauteurs de Bishop
jusqu’au désert de Mojave,
entre la Sierra Nevada
(à l’ouest), où culmine
le Mont Whitney
(4 419 mètres), et les
montagnes Inyo, à l’est, qui
la sépare de la Death Valley.
Sur ce territoire, Stefano
Marino faisait paître ses
troupeaux, rejoignant
Bakersfield à la fin de l’été.
Détail du planisphère dressé
en 1966, dessiné et publié
par l’Institut géographique
national (3e édition, 1996).
Avec l’aimable autorisation
de l’IGN.
bêtes contre les serpents, les couguars, les coyotes, les ours et les tentatives de vol des cow-boys.
Les gardiens des troupeaux de vaches n’apprécient pas la concurrence des moutons. Même s’ils
ne dédaignent pas un bon gigot !
Comme tous les bergers des comtés d’Inyo, Los
Angeles et San Bernardino, Bartolomeo Marino ne
cesse d’aller de place en place, là où il y a de l’herbe
pour ses bêtes. Pendant des jours et des jours, il
transhume à cheval sur les grandes drailles (sheep
trails), avec ses chiens et une petite caravane
d’ânes bâtés pour le transport du matériel. Les
grands troupeaux font le great circle : ils quittent
leurs pâturages d’hiver après l’agnelage de février
et la tonte de printemps, parcourent les immenses
plaines herbeuses de la vallée de l’Owens et atteignent les montagnes d’Inyo, du Yosemite ou les
contreforts ouest de la Sierra Nevada en juin. À la
fin de l’été, ils redescendent vers le sud, en direction du désert Mojave, vers Bakersfield, véritable
plaque tournante de l’élevage californien d’où l’on
expédie les ballots de laine vers San Francisco.
Bêtes et bergers regagnent les exploitations pour la
tonte d’automne et pour le grand rituel du comptage du cheptel par les propriétaires.
Imposée par les périodes de sécheresse dans les
plaines et par la concurrence avec les autres troupeaux, l’habitude des longs déplacements saisonniers entre plaines et montagnes est instaurée par
les bergers français et basques qui savent que l’estivage en altitude améliore la qualité de la laine et
donne de plus beaux agneaux. Par ailleurs, beaucoup de petits éleveurs français et basques qui n’ont
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pas (ou peu) de terre, sont contraints de se déplacer
incessamment pour trouver des herbages à louer.
L’automne, les troupeaux sont envoyés dans les
champs moissonnés. En hiver et au printemps, ils
investissent les collines et les plaines couvertes de
pin grass, l’alfileria (Erodium cicutarium), une
plante fourragère très nourrissante, originaire
d’Europe occidentale, qui a été introduite par les
éleveurs pour améliorer la qualité de pâturages
trop pauvres pour nourrir toutes ces bêtes.
Deux pistolets, des photos
et la grosse couverture de laine
Bartolomeo se plaît en Amérique. Il y a de l’herbe
à profusion et les bêtes sont belles. Dans quelque
temps, il pourra peut-être se mettre à son compte.
Le 27 octobre 1904, il signe une déclaration d’intention « de devenir citoyen des États-Unis
d’Amérique, et de renoncer pour toujours à toute
allégeance, fidélité à tout souverain ou état
étranger, et particulièrement au Roi d’Italie ».
Mais en 1909, son patron se suicide, sans doute
pour des motifs sentimentaux. Par testament, il
lègue tout son cheptel à ses deux bergers qui se
partagent l’héritage et s’associent. Plus tard, un
courrier apprend à Bartolomeo que sa mère est
gravement malade. La décision n’est pas facile à
prendre. S’il veut la revoir, il doit vendre ses bêtes
et rentrer au Piémont.
« Mercredi 10 novembre 1909, c’est le dernier
petit-déjeuner que je prends à Big Pine avec la
famille de mon associé. Après le repas, on a encore
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discuté un moment, et puis la diligence est vite
arrivée pour m’emmener à la gare qui se trouve à
trois miles de la ville. (…) Je suis très triste et très
ennuyé par certaines choses. Je suis heureux de
partir et, d’un autre côté, très perturbé. Je pense à
tout ce que je laisse derrière moi et à ce que je vais
trouver demain. J’espère que je vais faire un bon
voyage. Le train s’en va et Big Pine est déjà presque hors de vue. Oh ! Big Pine, avant que je ne te
voie plus, je te dis tant et tant de fois “au revoir, au
revoir”, peut-être que je ne te verrai plus jamais, il
y a presque sept ans que je suis dans tes parages. » Il rentre à la maison avec un bon paquet
d’argent qu’il serre dans un gros portefeuille. Il
emporte aussi ses deux pistolets, quelques photos,
une belle ceinture mexicaine et la grosse couverture de laine, compagne des jours de froidure.
Le vendredi 12 novembre, Bartolomeo prend
une chambre dans un hôtel tenu par des Italiens à
San Francisco où il achète son billet pour traverser l’Atlantique et, pense-t-il, débarquer à
Marseille. Mal renseigné, il doit refaire son billet
et passer par une autre ligne qui, finalement, le
débarquera au Havre. Mais avant, Bartolomeo
traverse les États-Unis en train. Il neige. Jour
après jour, il remplit les pages de son carnet.
« Mercredi 17. Le jour est arrivé, j’ai encore
dormi modérément, le train a roulé vite toute la
nuit, je vois de très belles plaines maintenant. Je
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crois que c’est ici qu’on fait les plus grosses récoltes de céréales, la neige continue de tomber. C’est
le soir, le temps est beau, la neige a fini de tomber, nous venons de traverser un grand fleuve qui
s’appelle le Mississipi. Il est 10 heures du soir,
nous partons d’une grosse ville appelée Chicago,
j’ai changé de train. »
« Adieu ma belle Amérique ! »
Le 19 novembre, à 4 heures du matin, il arrive
enfin à New York. « J’ai passé toute la journée
dans cette ville, c’est un plaisir de déambuler dans
les rues, il y a tant de monde, d’automobiles, de
trains et d’autres choses. » Le dimanche 21, le
paquebot La Gascogne de la Compagnie générale
transatlantique quitte le port de New York. « Après
manger, je suis sorti dehors voir pour la dernière
fois la terre américaine. Adieu ma chère et belle
Amérique qui m’a tant fait souffrir et soupirer,
mais je t’aime malgré tout et je me souviendrai
toujours de toi et je te respecterai toute ma vie.
Oh ! ma chère Amérique, je m’en vais, je commence
à te perdre de vue, alors avec respect je veux
encore une fois te saluer et te dire adieu. »
La traversée se passe mal. Bartolomeo a le mal
de mer. Pris dans une tempête, le bateau « saute
d’un côté et de l’autre ». Le lundi 29 novembre, le
port du Havre est enfin en vue. « Il est 10 heures
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Le paquebot La Gascogne,
de la Compagnie générale
transatlantique, dans lequel
Stefano Marino embarqua,
à New York, le 21 novembre
1909, pour retourner en
Italie. Construit en 1885
à La Seyne-sur-Mer (Var),
ce navire a assuré le
transport de milliers
d’immigrants européens
sur la ligne Le Havre - New
York. Collection Guillaume
Lebaudy.
En haut : la famille Marino
à Vinadio, dans la vallée
Stura, un jour de
communion au début des
années 1940. Stefano est
à droite, les mains au gilet,
aux côtés de sa femme
Caterina. Archives famille
Degioanni.
Le texte intégral des carnets
de Stefano Marino peut être
consulté sur le site Internet
de L’Alpe (www.lalpe.com).
Un beau moment d’émotion.
Merci à Guillaume Lebaudy,
auteur de cet article, pour la
traduction de ces écrits de
l’italien vers le français.
du soir, nous sommes en train d’arriver à terre,
tout le monde est sur le pont à regarder les lumières. » Le mardi 30, il prend le train pour Paris, et
de là pour Modane où il arrive le 1er décembre.
« Nous sommes dans le tunnel du Mont-Cenis,
nous arrivons au premier pays piémontais. Oh !
Chère patrie, il y a tant de temps que je ne t’avais
pas vue, j’étais très loin, mais j’ai toujours pensé à
toi, et finalement j’ai encore eu la chance de te
revoir. » Le soir même, il est à Cuneo. Le lendemain, une voiture à cheval remonte la vallée Stura,
Bartolomeo pense à sa pauvre maison paternelle
de la petite rue Cocordano à Vinadio, où il va trouver le vide laissé par la disparition de sa mère, le
8 octobre : « Je n’aurai pas la chance de la retrouver comme je l’avais laissée. C’est ce que je regrette
le plus. » Pour lui, une autre vie commence.
« J’ai tout l’argent qu’il faut
sous l’oreiller »
Célibataire mais riche, Bartolomeo se marie en
1910 avec Caterina Giordano. Ils auront deux
filles (Vittorina et Rosa) et un garçon (Bartolomeo).
La première guerre mondiale éclate, il est enrôlé
dans l’armée italienne. Il en sort vivant, revient à
Vinadio et reprend ses affaires. Il a placé une partie de son pécule, acheté des biens, les meilleures
terres des environs, et il prête aussi de l’argent
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(en demandant à empocher immédiatement les
intérêts). À Vinadio, on l’a souvent entendu dire :
« Tous les matins, quand je me réveille, j’ai déjà
tout l’argent qu’il faut sous l’oreiller ! » Un pécule
qu’il gère avec prudence. Il préfère lire le journal
d’hier, « parce qu’on l’achète moins cher ».
Pour les mariages et les communions,
Bartolomeo porte beau. Sur les photographies de
famille, on le voit très digne, les mains au gilet, cravate et chapeau noirs. À l’aise financièrement, il
continue de mener une vie de paysan montagnard.
Le soir à la veillée, il raconte des histoires de son
jeune temps, quand il était berger en Amérique. Au
printemps 1949, il coupe du bois avec son fils et se
fait un mauvais coup en tombant lourdement. Les
poumons sont atteints. Il meurt le 1er juin.
« Oh ! Big Pine, je te dis adieu encore une fois.
J’ai bien eu quelques moments de plaisir, mais
bien des fois j’ai eu des malheurs et des peines,
mais ceci importe peu, je t’aime quoiqu’il en soit,
et je me souviendrai toujours de toi. »
À lire • The flock, Mary Austin, University of Nevada Press,
2001 (première édition 1906).
• La routo. Sur les chemins de la transhumance entre les
Alpes et la mer, Dionigi Albera et Guillaume Lebaudy, édité par
Primalpe et l’écomusée du Pastoralisme de Pontebernardo, 2001.
• « Dans les pas des bergers piémontais en Provence.
Traces, parcours, appartenances », Guillaume Lebaudy,
in Le Monde alpin et rhodanien, Migrances, marges et métiers,
1er-3e trimestres, 2000.
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