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Catherine Dubeau Catherine Dubeau LA LETTRE ET LA MÈRE : Catherine Dubeau Catherine Dubeau est professeure agrégée au département d’études françaises de l’Université de Waterloo (Ontario, Canada). Ses recherches portent sur les genres narratifs et intimes dans la France du XVIIIe siècle, sur l’écriture du roman familial, sur la psychanalyse littéraire et la sociologie de la littérature. Elle prépare une édition critique des Mélanges (1798) et des Nouveaux mélanges (1801) de Suzanne Necker. LA LETTRE ET LA MÈRE : Cet essai interroge ce qui, dans le lien mère-fille et dans la représentation qu’en donnent Suzanne Necker (1737-1794) et Germaine de Staël (17661817), dirige et travaille leur pratique de l’écriture. Il envisage chez l’une et l’autre auteure le lien ambivalent à la mère comme expérience fondatrice et structurante de la passion, constitutive des motifs littéraires de la colère indomptable, de l’amour contrarié et de la culpabilité mortifère. La lecture conjointe de leurs œuvres (essais, journaux, correspondances et, dans le cas de Germaine de Staël, fictions théâtrales et romanesques) dévoile une relation orageuse, marquée par la rivalité, la culpabilité, le remords, et dont l’expression apparaît indissociable des bouleversements sociopolitiques contemporains : Révolution, Terreur et Empire prêtent leurs emblèmes, tissant des réseaux analogiques entre les économies familiale et politique. Donner la vie et mettre à mort sont ici les faces antithétiques d’une même relation, par laquelle la lettre, tous genres confondus, oscille indéfiniment entre l’aveu amoureux et la déclaration de guerre. Roman familial et écriture de la passion chez Suzanne Necker et Germaine de Staël roman familial et écriture de la passion chez Suzanne Necker et Germaine de Staël LA LETTRE ET LA MÈRE : roman familial et écriture de la passion chez Suzanne Necker et Germaine de Staël Études littéraires Catherine Dubeau.indd 1 13-12-11 10:04 LA LETTRE ET LA MÈRE : ROMAN FAMILIAL ET ÉCRITURE DE LA PASSION CHEZ SUZANNE NECKER ET GERMAINE DE STAËL Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada et de la Société de développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada pour nos activités d’édition. Maquette de couverture : Laurie Patry (PUL) Mise en page : Mélanie Bérubé Diffusion au Canada © LES PRESSES DE L’UNIVERSITÉ LAVAL, 2013 ISBN 978-2-7637-9914-8 ISBN-PDF 9782763799155 ISBN-ePPUB 9782763799162 Diffusion en Europe HERMANN ÉDITEURS, 2013 ISBN : 978-2-7056-8748-9 www.editions-hermann.fr Les collections de La République des Lettres dirigée par Thierry Belleguic, Éric Van der Schueren et Sabrina Vervacke Les Presses de l’Université Laval Pavillon de l’Est 2180, chemin Saint-Foy, 1er étage Québec (Québec) G1V Tous droits réservés. Imprimé au Canada Dépôt légal, 4e trimestre 2013 www.pulaval.com LA LETTRE ET LA MÈRE : ROMAN FAMILIAL ET ÉCRITURE DE LA PASSION CHEZ SUZANNE NECKER ET GERMAINE DE STAËL Catherine Dubeau Les Presses de l’Université Laval Table des matières Liste des abréviations. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . XI Avant-propos. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . XIII Introduction. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 Chapitre I Le regard de Psyché . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15 Psychanalyse et littérature : quelle(s) alliance(s) possible(s) ?. . . . 17 Du roman familial au féminin. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30 Première partie Suzanne Necker Écrire entre mère et monde : culpabilité et sociabilité dans les Mélanges et les Nouveaux mélanges . . . . . . . . . . . . . 43 Chapitre II Journal et culpabilité : vaincre l’ennemi intérieur. . . . . . . . . . . . . De l’examen de soi antique au journal intime . . . . . . . . . . . . . . Aux sources de l’écriture : deuil et culpabilité. . . . . . . . . . . . . . . Journal et comptes moraux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Surveillance et introspection : du Spectator au Spectateur intérieur. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Stoïcisme, calvinisme et passions. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Humeur et colère. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Tourments et faillite de l’idéal : Ixion et Scylla. . . . . . . . . . . . . . Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 51 55 58 63 65 71 76 80 87 VIII LA LETTRE ET LA MÈRE Chapitre III L’épreuve du salon ou le monde comme performance. . . . . . . . . . Aux sources de la politesse. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Vertus et dérives de la sociabilité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Madame Necker : d’une intégration parisienne. . . . . . . . . . . . . . Mondanité et religion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . L’art de la réception : règles et étiquette . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Esprit et conversation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le corps mondain . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Salon et rivalité familiale : Suzanne Necker et Germaine de Staël . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 89 92 94 98 101 105 107 109 111 116 Deuxième partie Suzanne Necker & Germaine Necker La mère, la jeune fille et la mort : le corps de la passion . . . . 119 Chapitre IV « C’est ainsi que l’on meurt et qu’on donne la vie » : les périls de la maternité. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Lumières et maternité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Suzanne Necker : la maternité désenchantée . . . . . . . . . . . . . . . « …non pour lui donner le goût des lettres mais la faculté de l’attention ». . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . « Ce n’est rien… absolument rien à côté de ce que je voulais en faire ». . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Germaine Necker : père, passion et écriture, du Journal au double portrait de Necker (1785). . . . . . . . . . . . . « …je me sens tout entière ébranlée, bouleversée à l’instant où je vous quitte » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Hymen et fiction : Mirza, Adélaïde et Pauline . . . . . . . . . . . . . . Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 125 127 132 138 147 150 156 160 163 Chapitre V De l’écriture comme duel : les Réflexions sur le divorce et De l’influence des passions. . . . . . . 165 Genèse et destin des Réflexions sur le divorce. . . . . . . . . . . . . . . . 167 Pour une défense de l’indissolubilité du mariage . . . . . . . . . . . . 170 TABLE DES MATIÈRES D’un divorce à l’autre : mère contre fille. . . . . . . . . . . . . . . . . . . De l’influence des passions : écrire au chevet de la mère. . . . . . . . . Le moi passionné et la « scène judiciaire » de l’essai moral. . . . . . De la famille comme école des passions. . . . . . . . . . . . . . . . . . . « De l’amour » : point névralgique du traité des passions. . . . . . . La mère, « objet perdu » du traité des passions ?. . . . . . . . . . . . . Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Chapitre VI De la morale maternelle à l’imagination staëlienne : la fiction salvatrice . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . « Des ressources qu’on trouve en soi » : philosophie, étude, bienfaisance. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Pitié, morale et passion : les voies de la fiction ou l’imagination secourable . . . . . . . . . . . « Cet écrit qui, plus que tout autre, appartient à mon âme » : Zulma ou la lettre sauvage. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . IX 178 188 191 195 203 207 210 211 213 221 231 239 Troisième partie Germaine de Staël Fictions et réminiscences maternelles : le corps de l’œuvre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 241 Au bord du gouffre. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 245 Sophie ou les sentimens secrets : le prix du savoir, le coût du désir . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 253 Jane Gray : la grâce décapitée. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 259 Delphine : dette filiale et quittance romanesque. . . . . . . . . . . . . . . . . 271 De l’origine des inégalités : Matilde de Vernon et Delphine d’Albémar . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 273 Du don et de la place. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 276 Sophie de Vernon : le non de la mère. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 281 X LA LETTRE ET LA MÈRE Le temps des despotes : pouvoirs maternel, mondain et national. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 289 Terreur(s) : les deux dénouements de Delphine. . . . . . . . . . . . . . 294 Agar : de désirs en désert. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 301 Corinne ou l’Italie : diviser pour régner, pérennité de l’empire maternel . . . . . . . . . . . . . De Rome au Northumberland : l’amour maternel perdu . . . . . . Corinne et Oswald : de la gloire et de sa rançon. . . . . . . . . . . . . Du gouvernement individuel et national des passions : l’écueil du despotisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . De Venise au Northumberland : l’amour perdu. . . . . . . . . . . . . La Passion de Corinne. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 307 309 319 326 334 342 La Sunamite : de l’emprise maternelle à la « génération des pères, génération protectrice ». . . . . . . . . . . . . . 347 Sapho : la mort en mère. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 355 Conclusion. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 363 Annexes. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 369 Chronologie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 401 Liste des chapitres ayant fait l’objet d’une publication . . . . . . . . . . . 415 Bibliographie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 417 Index. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 443 Liste des abréviations Œuvres de Suzanne Necker M Mélanges extraits des manuscrits de Madame Necker NM Nouveaux mélanges extraits des manuscrits de Madame Necker RD Réflexions sur le divorce Œuvres de Germaine de Staël AT Adélaïde et Théodore C Corinne ou l’Italie DDelphine DA De l’Allemagne DL De la littérature EF Essai sur les fictions HP Histoire de Pauline J Mon journal LECR Lettres sur les écrits et le caractère de J.-J. Rousseau MiMirza P De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations ZZulma Bibliothèques BCUL Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne BGE Bibliothèque de Genève Avertissement Nous avons conservé l’orthographe originale pour toutes les citations : les erreurs et particularités orthographiques et grammaticales sont retranscrites intégralement, sans autre indication (sauf exception, nous n’avons pas fait l’ajout systématique de « sic »). Toutes les transcriptions de manuscrits sont de nous. Avant-propos Cet ouvrage est issu d’une thèse de doctorat soutenue à l’Université Laval, le 14 mai 2007. Nous tenons à remercier chaleureusement les professeurs Thierry Belleguic et Philippe Berthier d’avoir bien voulu diriger et codiriger cette thèse. Nous leur savons un gré immense de la confiance qu’ils ont témoignée à notre projet, de la générosité avec laquelle ils ont commenté notre travail et du soin constant qu’ils ont mis à nous encourager dans les voies interprétatives qui furent les nôtres. Notre reconnaissance la plus grande va encore aux membres du jury (Marie-Laure Girou Swiderski, Catriona Seth et Michel Delon), dont les remarques toujours judicieuses ont été d’un apport inestimable à l’étape de la réécriture. Cette étude comporte plusieurs extraits inédits tirés des manuscrits de Suzanne et Jacques Necker. Sans la généreuse collaboration de Monsieur le comte d’Haussonville, il nous aurait été impossible de les donner à lire. Qu’il trouve ici nos remerciements les plus sincères et l’expression de notre profonde gratitude. Nous tenons également à souligner la très aimable contribution des archivistes de la Bibliothèque de Genève et de la Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne, qui ont tout mis en œuvre pour nous faciliter la consultation des fonds d’archives. L’écriture et la publication de cet ouvrage ont été possibles grâce à l’appui du Fonds québécois de la recherche sur la société et la culture (FQRSC), du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH) et du Programme d’aide à l’édition savante (PAES), que nous remercions. Nous sommes tout aussi reconnaissante au Cercle interuniversitaire d’étude sur la République des Lettres (CIERL) et à la Société des études staëliennes de nous avoir accueillie en leur sein, et d’avoir favorisé la diffusion de nos travaux. Des remerciements tout particuliers à Marie-Laure Girou Swiderski et à Christianne Clough pour leur magnifique et rigoureux travail de relecture au moment de la thèse et de la version remaniée. Mille mercis encore à Murielle Roberge, à Swann Paradis, à François Mireault et à Mélanie Bérubé, qui m’ont offert leur appui et leur temps à l’étape des corrections finales. Ce livre est dédié à Murielle, Swann, Hadrien, Claude et Francis. Je leur dois la vie, l’amour… et tout un roman familial. Kitchener, octobre 2013 […] il me semble que ces lignes que je trace iront jusqu’à toi ; oh ! ma mère, ne rejette pas ton enfant ; il a été coupable envers toi, mais combien peu de temps et que de larmes, que de tendresse, que de sentiments, que de transports ont racheté ces instants d’humeur ! […] Dix-sept ans de remords dévorants n’ont-ils point expié mes fautes ? Vois ces larmes que je répands par torrents, reçois ton enfant, ne l’éloigne pas de toi, il implore ta pitié ; helas ! ton ombre est son asile sur la terre, il lui semble que cette ombre invisible fermera seule ses yeux. Suzanne Necker, citée dans d’Haussonville, Le salon de Madame Necker, t. I, p. 87-88 Ah ! je le sais, peut-être j’ai eu des torts envers vous, maman. Dans ce moment, comme à celui de la mort, toutes mes actions se présentent à moi, et je crains de ne pas laisser à votre âme le regret dont j’ai tant besoin. Mais daignez croire que les fantômes de l’imagination ont souvent fasciné mes yeux, que souvent aussi ils se sont placés entre vous et moi et m’ont rendue méconnoissable. Mais je sens en ce moment à la profondeur de ma tendresse qu’elle a toujours été la même. Elle fait partie de ma vie et je me sens tout entière ébranlée, bouleversée à l’instant où je vous quitte. […] Je ne finirais pas : j’ai un sentiment qui me feroit écrire toute ma vie. Germaine de Staël, lettre à Suzanne Necker, « 19 janvier [1786] », citée dans Béatrix d’Andlau, La jeunesse de Madame de Staël, p. 118 Introduction Un moraliste physiologiste a dit : « De même que, lorsqu’on s’est trop appliqué le soir à un travail, on a mille idées pénibles, tiraillées, fatigantes, qui reviennent avant le sommeil ; mais, au matin, tout s’éclaircit, et l’on se réveille avec de nouvelles idées faciles et vives, qui sont dues pourtant à cet effort du soir précédent : de même, d’une génération à l’autre, les formes d’idées qui, chez Mme Necker, sont à l’état de préparation laborieuse et compliquée, et presque de cauchemar, se réveillent chez Mme de Staël, jeunes, brillantes et légères. Charles-Augustin Sainte-Beuve, « Madame Necker », Causeries du lundi1 Quel portrait de Suzanne Necker et Germaine de Staël, que celui rapporté par Sainte-Beuve ! Quelle insistance sur les efforts laborieux de l’une là où l’autre paraît cueillir spontanément les fruits de son esprit. Quelle habileté dans la restitution d’un jugement partagé (ouvertement ou en secret) par nombre de contemporains, jugement à ce point tenace qu’il tient maintenant lieu de cliché sitôt que l’on évoque ce couple de mère et fille. Et pourtant, emportés que nous sommes par la force des images, les sourcils froncés ou un sourire moqueur accroché aux lèvres, il est aisé de passer outre l’évidence : celle de la filiation. Car, aussi caricaturale que soit cette représentation, elle met pourtant en lumière l’indélébile réalité du don, du legs maternel. Nous sommes tous (t)issus d’héritages. Faire du portrait cité par Sainte-Beuve le prélude de nos réflexions, c’est moins renforcer les préjugés qu’inviter le lecteur à dépasser le point de vue du contraste, de la mise en opposition, pour s’attarder à celui du partage, de la transmission – tout ardus et conflictuels qu’ils aient été en leur temps. Le dix-huitième siècle français conserve quelques exemples de mères et filles passées à la postérité pour leur rayonnement mondain et littéraire2. Le 1.Charles-Augustin Sainte-Beuve, « Madame Necker », Causeries du lundi, s.d., t. IV, p. 261-262, note 1. 2. Outre les auteures qui intéressent notre propos, mentionnons Marie-Thérèse Rodet Geoffrin (1699-1777) et Marie-Thérèse Geoffrin de la Ferté-Imbault (1715-1791), Sophie Gay (1776-1852) et Delphine de Girardin (1804-1855). 2 LA LETTRE ET LA MÈRE phénomène est d’autant plus remarquable que la carrière en lettres est alors parsemée d’embûches, largement impensable dans une société qui limite l’activité des femmes aux sphères mondaine et domestique, et compromet leur statut moral et social sitôt qu’elles se piquent d’occuper les devants de la scène. La parution d’un ouvrage tend à faire de son auteure une femme publique, et les fruits de l’écriture, qu’il s’agisse de lettres, mémoires, journaux, romans, pièces de théâtre, récits historiques ou essais en tous genres (de la morale à la politique en passant par la pédagogie et la religion), doivent se garder de franchir trop aisément les bornes du cabinet ou du cercle d’amis3. Étant donné la nature souvent intime de ces pratiques de même que le soin mis par les femmes elles-mêmes à en occulter les productions, on mesure le caractère relativement discret de ces couples de mère et fille dédiées aux lettres à l’époque des Voltaire, Diderot, Rousseau et, conséquemment, la valeur exceptionnelle que présentent pour nous, lecteurs du XXIe siècle, les écrits de Suzanne Necker et Germaine de Staël. Le temps a dépouillé la première de ses succès et promu la seconde au rang de précurseure du romantisme, lui accordant, aux côtés des Chateaubriand, Senancour et Constant, une place appréciable au panthéon postrévolutionnaire4. Les destins de la mère et de la fille divergent en plusieurs points. La première, passée d’une petite commune vaudoise (Crassier) à Paris, du statut d’orpheline démunie à celui d’épouse du futur ministre 3. Sur la pratique féminine de l’écriture et de la publication au XVIIIe siècle, on consultera avec profit les travaux de Martine Reid, Des femmes en littérature, 2010 ; Dena Goodman, Becoming a Woman in the Age of Letters, 2009 ; The Republic of Letters : A Cultural History of the French Enlightenment, 1996 ; Marie-Laure Girou Swiderski, « La République des Lettres au féminin. Femmes et circulation des savoirs au XVIIIe siècle », 2009, p. 1-28 ; « Surprises et leçons d’un inventaire : la prose féminine non-fictionnelle au 18e siècle », 2004, p. 171-187 ; Terræ incognitæ de l’écriture féminine, 2004 ; Charlotte Simonin, « Deuxième sexe, deuxièmes genres ? Femmes auteurs et genres mineurs », 2009, p. 151-166 ; Colette Cazenobe, Au malheur des dames : le roman féminin au XVIIIe siècle, 2006 ; Marie-Laure Girou Swiderski et Susan Van Dijk, « La littérature au féminin », 2005, p. 115-132 ; Isabelle Brouard-Arends, « De l’auteur à l’auteure, comment être femme de lettres au temps des Lumières ? », 2004, p. 73-82 ; « Qui peut définir la femme de lettres ? De la salonnière à la femme de lettres, intégration et exclusion, une dialectique complexe », 2001, p. 95-103 ; Sylvain Menant (dir.), Dix-huitième siècle, n° 36 (« Femmes des Lumières »), 2004 ; Carla Hesse, The Other Enlightenment : How French Women became Modern, 2001 ; Marie-France Silver et Marie-Laure Girou Swiderski (dir.), Femmes en toutes lettres : les épistolières du XVIIIe siècle, 2000 ; Elizabeth C. Goldsmith et Dena Goodman (dir.), Going Public : Women and Publishing in Early Modern France, 1995 ; Roland Bonnel et Catherine Rubinger (dir.), Femmes savantes et femmes d’esprit : Women Intellectuals of the French Eighteenth Century, 1994 ; et Élisabeth Badinter, Émilie, Émilie : l’ambition féminine au XVIIIe siècle, 1983. 4. Voir Jean-Claude Bonnet, « Madame de Staël, femme illustre », Naissance du Panthéon : essai sur le culte des grands hommes, 1998, p. 321-336. Jacques Attali range également Germaine de Staël parmi les grandes figures de l’humanité (« Madame de Staël (1766-1817) ou la femme du monde », Phares : 24 destins, 2010, p. 247-272). INTRODUCTION3 des finances Jacques Necker5 a, à l’exception de quelques essais d’utilité publique, renoncé à la publication pour se limiter à la tenue d’un journal et à de nombreuses correspondances. Le tout parallèlement à ses occupations d’hôtesse – elle a présidé l’un des plus importants salons littéraires parisiens du XVIIIe siècle –, à ses œuvres de charité, à l’éducation de sa fille et à son mariage avec un époux dont elle soutenait les ambitions politiques avec ardeur. La publication posthume, par les soins de Necker, des Réflexions sur le divorce (1794) et d’une part importante de ses écrits intimes lui a valu une reconnaissance tardive, mais considérable, dont on ne garde aujourd’hui pratiquement aucun souvenir. Classiques dans leur forme et profondément attachées à la doctrine protestante, les œuvres de Madame Necker n’ont manifestement pas résisté à l’avènement du romantisme et au déclin des discours moraux et religieux. Madame de Staël connaîtra une carrière autrement plus spectaculaire, touchant à presque tous les genres – lettre, journal, nouvelle, roman, théâtre, essai –, entretenant des relations avec les plus grands écrivains, philosophes et hommes politiques de l’époque, voyageant aux quatre coins de l’Europe, en quête d’un refuge contre le fanatisme révolutionnaire et l’arbitraire impérial. À la discrétion et à la raison compassée de l’une répond l’exubérance et l’imagination débordante de l’autre. Pas plus que leur destin, on ne saurait comparer leurs productions littéraires, qui divergent tant en termes de volume que de postérité. Dès lors, pourquoi consacrer l’espace d’un livre à deux œuvres dont le rapprochement risque à tout moment d’éveiller le soupçon d’un déséquilibre ? La réponse est double. D’une part, les écrits de Suzanne Necker (auteure d’un éloge de Madame de Sévigné) et de Germaine de Staël (tournée vers les nouvelles littératures européennes) fournissent un point de vue privilégié, à l’échelle familiale, pour observer le chevauchement de deux époques, le glissement d’une histoire depuis longtemps en train de se faire : celle de l’accession lente et laborieuse des femmes à la culture, à la pratique des lettres6. D’autre part, le point de comparaison se situe ailleurs : 5. D’origine genevoise, Jacques Necker (1732-1804) s’installe à Paris en 1750 et tire fortune de son travail comme banquier, auprès d’Isaac Vernet et de George-Tobie de Thellusson. Désireux d’entrer dans la sphère publique, il assumera trois ministères à titre de Directeur du Trésor royal, puis de Directeur général des Finances sous Louis XVI (1776-1781 ; 1788-1789 ; 1789-1790). Il proposera d’importantes réformes administratives et jouera un rôle déterminant lors des États généraux en recommandant le doublement des voix du Tiers État. Incapable de redresser la situation financière désastreuse du royaume, il se retire définitivement de la vie politique en septembre 1790 et termine sa vie en Suisse, au château de Coppet acquis en 1784. Sur Necker, voir les travaux de Léonard Burnand, Necker et l’opinion publique, 2004 ; Les pamphlets contre Necker : médias et imaginaire politique au XVIIIe siècle, 2009 ; Ghislain de Diesbach, Necker ou la faillite de la vertu, 1978 ; et Henri Grange, Les idées de Necker, 1974. 6. Voir Vicki Mistacco, Les femmes et la tradition littéraire : anthologie du Moyen Âge à nos jours, 2006 ; Nicole Racine et Michel Trebitsch (dir.), Intellectuelles : du genre en histoire des intellectuels, 2004 ; 4 LA LETTRE ET LA MÈRE s’il est vrai que les œuvres de Suzanne Necker et de Germaine de Staël se distinguent tant sur les plans de leurs sujets, de leurs genres, de leur style, de leur ampleur que de leur renommée, elles ne s’en rejoignent pas moins sur la place fondamentale et fondatrice du rapport maternel et filial comme moteur et tout à la fois menace de la pratique même de l’écriture. S’il y a lieu de les comparer, d’instaurer un dialogue entre leurs textes, c’est bien en ce point caché et inavouable d’un amour perdu, manqué, source vive autour de laquelle tourne la plume, d’où partent et où convergent tous les fils de la douleur et simultanément de la passion. Là prend racine, selon nous, le motif – au quadruple sens de « thème littéraire », « forme isolable », « pensée directrice » et « motivation secrète »7 – d’une écriture également nécessaire et vitale aux deux femmes, exacerbée par la tension irrésolue d’une relation familiale difficile qui n’en finit plus de les mettre l’une face à l’autre comme devant un péril ou, pour reprendre les mots de Marie-Magdeleine Lessana, comme devant un profond et inextricable « ravage8 ». Notre essai interroge ce qui, dans le lien mère-fille et dans la représentation qu’en donnent Suzanne Necker et Germaine de Staël, dirige et travaille leur rapport respectif à l’objet littéraire, s’institue en fil d’Ariane influant sur le choix de leurs lectures et tisse la trame de leurs écrits tant intimes, moraux et fictionnels que philosophiques et politiques. Plus précisément, nous envisageons chez l’une et l’autre auteure, dans une perspective tirant partie de la psychanalyse littéraire et de la sociologie de la littérature, le lien ambivalent – fusionnel et conflictuel, coupable et nostalgique – à la mère comme expérience fondatrice et structurante de la passion (au sens classique d’affection de l’âme), ultérieurement constitutive des motifs littéraires de la colère indomptable, de l’amour contrarié et de la culpabilité mortifère. Chez Suzanne Necker : ennui inconsolable de la mère morte, reproche incessant de n’avoir pas été à la hauteur de ce que l’on attend d’une fille, tyrannie intérieure et formidable entreprise expiatoire pour atteindre à une vertu exemplaire, réfréner son caractère irascible, pallier l’inquiétude d’être surpassée par sa fille et délaissée par son mari. Myriam Maître, Les précieuses : naissance des femmes de lettres en France au XVIIe siècle, 1999 ; Mona Ozouf, Les mots des femmes : essai sur la singularité française, 1999 [1995] ; Linda Timmermans, L’accès des femmes à la culture (1598-1715) : un débat d’idées de François de Sales à la Marquise de Lambert, 1993 ; Georges Duby et Michelle Perrot (dir.), Histoire des femmes en Occident, 1991, 5 tomes ; et Béatrice Didier, L’écriture-femme, 1981. 7.Paul-Laurent Assoun, Littérature et psychanalyse, 1996, p. 80. 8. À la suite de Lacan, qui qualifie le rapport mère-fille de « ravage », Marie-Magdeleine Lessana (Entre mère et fille : un ravage, 2000) propose l’étude de six cas emblématiques, de Madame de Sévigné et Madame de Grignan aux sœurs Papin en passant par Marlène Dietrich et sa fille, Camille Claudel et sa mère, le personnage de Lol V. Stein et, enfin, Marguerite Anzieu. INTRODUCTION5 Chez Germaine de Staël : tentatives infructueuses pour reconquérir l’amour maternel perdu à l’adolescence, attachements dévorants à ses proches et sentiment de n’avoir pu accéder à une place distincte sans cesser de mettre en péril celle de la mère, depuis la grossesse et l’accouchement quasi fatals jusqu’à l’exceptionnelle réussite sociale, familiale et littéraire. La lecture et l’écriture participent chez elles d’un double mouvement vengeur et réparateur. Dette, punition, rivalité, jalousie, désirs amoureux et meurtriers s’entrelacent en révélant, sous des formes le plus souvent voilées, la part de passion inhérente à toute relation mère-fille. Donner la vie et mettre à mort sont ici les faces antithétiques d’une même relation, par laquelle la lettre, tous genres confondus (journaux, essais, correspondances et, dans le cas de Germaine de Staël, fictions), oscille indéfiniment entre l’aveu amoureux et la déclaration de guerre. La lecture conjointe de leurs œuvres dévoile ainsi une relation filiale orageuse dont l’expression est par ailleurs indissociable des bouleversements sociopolitiques contemporains : Révolution, Terreur et Empire prêtent leurs emblèmes, tissant des réseaux analogiques entre les économies familiale et politique. L’histoire de vie, essentiellement basée sur la correspondance et les écrits intimes, ainsi que sur quelques témoignages des proches (notamment Jacques Necker, Albertine Necker de Saussure9 et Catherine Rilliet Huber10), constituera le point de départ d’une réflexion sur la nature et la fonction de l’acte d’écriture chez Suzanne Necker et Germaine de Staël, de même que le détour privilégié pour renouveler l’étude de l’espace alloué à la passion dans leurs œuvres respectives. Il s’agira donc de lire les textes comme porteurs d’une tension, d’une intention et d’une solution – pas nécessairement conscientes, il va sans dire. Que veut l’écriture ? Que cherche-t-elle ? Que peuvent le journal, l’essai, la fiction ? Pour ou contre quoi11 ? Telles sont les questions 9. Albertine Necker de Saussure (1766-1841), cousine par alliance de Germaine de Staël, fille de l’aventurier et scientifique Horace-Bénédict de Saussure. Femme savante, polyglotte, elle a joué un rôle important dans l’éclosion du romantisme en France en livrant la première traduction du Cours de littérature dramatique (1814) d’August Wilhelm von Schlegel (voir Jean Delisle, « Albertine Necker de Saussure, traductrice de transition, “sourcière” du romantisme », 2002, p. 117-171) et a produit la « Notice sur le caractère et les écrits de Germaine de Staël » publiée dans le premier tome des Œuvres complètes (1820) de Germaine de Staël. Elle est reconnue à titre de pédagogue pour la rédaction de L’éducation progressive, ou études du cours de la vie (1828-1838, 3 tomes), maintes fois réédité et récompensé par l’Académie française. 10.Catherine Rilliet Huber (1764-1843), amie d’enfance de Germaine de Staël et auteure des « Notes sur l’enfance de Mme de Staël », 1933, p. 41-47, et des « Notes sur l’enfance de Mme de Staël (suite et fin) », 1934, p. 140-146, rééditées dans les Cahiers staëliens, n° 60, 2009, p. 61-73. Désormais, nous citerons cette dernière version. 11. Les réflexions d’André Green sont particulièrement inspirantes pour notre travail. Voir notamment « Écriture et vie psychique » et « La chasse au trésor » dans : La lettre et la mort : promenade 6 LA LETTRE ET LA MÈRE qui guideront notre lecture. Enfin, par-delà les circonstances personnelles aux auteures convoquées, cet ouvrage se veut une modeste contribution à l’étude des pratiques féminines de l’écriture dans le cadre du passage des Lumières au Romantisme. À ce jour, aucun livre – thèse ou monographie – n’a envisagé le célèbre couple en accordant une place équivalente aux écrits de Suzanne Necker et de Germaine de Staël. En effet, à quelques rares articles près12, et sans compter la mention d’usage (parfois accompagnée de citations) de Suzanne Necker dans les travaux consacrés à Germaine de Staël, mère et fille ont toujours été étudiées séparément et, l’on s’en doute, de manière très inégale. La méconnaissance de la première, ou plutôt sa connaissance par le biais quasi exclusif des commentaires de son époux, de sa fille ou de ses contemporains, a grandement contribué à stigmatiser son image de mère froide et sévère, voire de mauvaise mère, d’hôtesse rigide et dénuée de la grâce parisienne. Geneviève Soumoy-Thibert le soulignait en 1989 (et sa remarque demeure d’actualité) : Madame Necker, « épouse d’un homme célèbre, amie d’hommes célèbres, mère d’un écrivain célèbre », jouit le plus souvent d’un intérêt « dérivé »13. Non seulement cette lacune contribue à perpétuer les préjugés simplistes à l’endroit d’une relation autrement plus complexe que ce que l’on a voulu (et pu) y voir, mais elle maintient dans l’ombre une auteure dont les écrits, certes moins nombreux et révolutionnaires que ceux de sa fille, se révèlent pourtant d’un intérêt certain pour la connaissance des formes et conditions d’une sociabilité féminine au siècle des Lumières, de la pratique intimiste de l’écriture, d’un regard étranger sur la France et des diverses considérations relatives aux statuts de femme, d’épouse, de mère, d’intellectuelle et de protestante calviniste dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Si Madame Necker demeure, et de loin, la figure la plus obscure de la famille, c’est que l’on a eu tôt fait de la juger sans même la lire. Cela explique par ailleurs le nombre restreint d’études qui lui ont été consacrées jusqu’à maintenant, inaugurées par l’incontournable Salon de Madame Necker (1882) du comte d’Haussonville14. Fort heureusement, d’un psychanalyste à travers la littérature : Proust, Shakespeare, Conrad, Borges... Entretiens avec Dominique Eddé, 2004, p. 13-30 et 55-61. 12. Voir Janet Whatley, « Dissoluble Marriage, Paradise Lost : Suzanne Necker’s Réflexions sur le divorce », 2001, p. 144-153 ; et Madelyn Gutwirth, « Suzanne Necker’s Legacy : Breastfeeding as Metonym in Germaine de Staël’s Delphine », 2004, p. 17-40. 13. Geneviève Soumoy-Thibert, « Les idées de Madame Necker », 1989, p. 357. 14. Gabriel-Paul-Othenin de Cléron, comte d’Haussonville, Le salon de Madame Necker, d’après des documents tirés des archives de Coppet, 1970 [1882], 2 tomes. Voir aussi Alain Corbaz, Madame Necker : humble Vaudoise et grande Dame, 1945. INTRODUCTION7 nous assistons depuis les années 1980 à un regain d’intérêt15, récemment confirmé par la parution d’un numéro spécial des Cahiers staëliens (« Autour de Madame Necker », n° 57, 2006), des travaux de Sonja Boon16 et de ceux de Léonard Burnand17, auxquels s’ajoutent nos propres contributions18. En ce qui concerne le champ des études staëliennes, la figure maternelle y a été moins étudiée ou moins souvent convoquée par la critique que celle du père. La renommée de Jacques Necker, de même que la place tout à fait remarquable qui lui est réservée dans les écrits de sa fille expliquent sans doute ce phénomène19. La représentation du rapport mère-fille a néanmoins retenu l’attention d’un certain nombre de chercheurs qui ont fait le point sur les considérations biographiques (lady Blennerhassett, Pierre Kolher, J. Christopher Herold, Béatrix d’Andlau et Simone Balayé, pour ne nommer que les pionniers), de même que sur la représentation des figures maternelles et filiales dans les cadres narratif ou théâtral (Karen Frank Palmunen, Marie-Claire Vallois, Catriona Seth, Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval et Rodney Farnsworth)20. Ces excellentes études n’épuisent 15. Voir notamment Antoine de Baecque, « Madame Necker ou la poésie du cadavre », La gloire et l’effroi : sept morts sous la Terreur, 1997, p. 215-251 ; « Beauté du cadavre : Madame Necker, ou comment penser la représentation de soi comme cadavre », 1996, p. 11-28 ; Dena Goodman, « Le spectateur intérieur : les journaux de Suzanne Necker », 1995, p. 91-100 ; « Suzanne Necker’s Mélanges : Gender, Writing, and Publicity », 1995, p. 210-223 ; Geneviève Soumoy-Thibert, « Les idées de Madame Necker », art. cit. ; et Valérie Hannin, « Une ambition de femme au siècle des Lumières : le cas de Madame Necker », 1985, p. 5-29. 16. Voir son ouvrage The Life of Madame Necker : Sin, Redemption and the Parisian Salon (2011), inspiré de sa thèse de doctorat (Staging the Improper Body : Suzanne Curchod Necker (1737-1794) and the Stigmatization of the Self, Simon Fraser University, 2008). Voir également les articles de l’auteure : « Performing the Woman of Sensibility : Suzanne Necker and the Hospice de charité », 2009, p. 235-254 ; « Last Rights, Last Rites : Corporeal Abjection as Autobiographical Performance in Suzanne Curchod Necker’s Des inhumations précipitées (1790) », 2008, p. 89-107 ; et « Does a Dutiful Wife Write ; or, Should Suzanne Get Divorced ? Reflections on Suzanne Curchod Necker, Divorce, and the Construction of the Biographical Subject », 2008, p. 59-73. 17. Voir « Des libelles sur la belle : Madame Necker dans les pamphlets », Les pamphlets contre Necker, op. cit., p. 134-142 ; et « L�image de Madame Necker dans les pamphlets », 2006, p. 237-252. 18. Voir « The Mother, the Daughter, and the Passions », 2012, p. 19-38 ; « Journal, comptes moraux et tyrannie de l’introspection dans les Mélanges et les Nouveaux mélanges de Suzanne Necker », 2009, p. 145-162 ; « Des livres et des hommes : Suzanne Necker lectrice », 2007, p. 13-24 ; et « L’épreuve du salon ou le monde comme performance dans les Mélanges et les Nouveaux mélanges de Suzanne Necker », 2006, p. 201-225. 19. Voir à ce sujet l’article de Simone Balayé (« La statue intérieure », Madame de Staël : écrire, lutter, vivre, 1994, p. 25-45) qui montre au fil des écrits staëliens combien les figures parentales, et tout particulièrement le père, ont compté dans la constitution du moi de l’écrivain. 20. Les biographies de Charlotte Julia Blennerhassett (Madame de Staël et son temps, 1766-1817, 1890), Pierre Kohler (Madame de Staël et la Suisse, 1916), J. Christopher Herold (Mistress to an Age : A life of Madame de Staël, 1958), Béatrix d’Andlau (La jeunesse de Madame de Staël de 1766 à 1786, 1970) et Simone Balayé (Madame de Staël : Lumières et liberté, 1979) apparaissent les plus riches en fonction du sujet qui nous occupe. Du côté des analyses littéraires, voir Karen Frank Palmunen, Mothers 8 LA LETTRE ET LA MÈRE pas les possibilités interprétatives et laissent dans l’ombre certains éléments de première importance, tels que la simultanéité du décès maternel et de la rédaction du traité des passions de Madame de Staël. En cela, elles sont représentatives d’un oubli généralisé chez les critiques, la majorité ne faisant aucune mention du deuil de la mère (1794), éclipsé par celui du père (1804). Notre recherche s’inscrit à la suite de ces travaux afin d’insister de manière spécifique sur le rapport passionnel entre mère et fille comme dynamique fondatrice des poétiques de Suzanne Necker et Germaine de Staël, respectivement marquées par un usage privilégié du fragment réflexif et de la narration romanesque et théâtrale. À cette fin, nous restituerons ce qui, dans le contexte de production des œuvres, relève directement, ou par analogie, de la relation mère-fille, et irrigue les formes et représentations textuelles ; nous étendrons la lecture de ce lien familial hors des sphères attestées de l’intime et du fictionnel, jusqu’à des textes de nature essayistique qui, en raison de leur appartenance générique, n’ont jamais été abordés dans cette perspective ; nous chercherons à fournir l’éclairage équitable et complémentaire des écrits maternels sur une question qui n’a pratiquement été traitée que du point de vue staëlien ; enfin, nous tâcherons de montrer comment l’objet littéraire se trouve investi d’une fonction salvatrice et se substitue symboliquement, chez l’une et l’autre femme, à l’objet d’amour perdu. Par conséquent, il s’agira moins de fournir un inventaire des personnages de fiction ou des réflexions sur les relations filiales, objectif largement partagé par les études précédentes, que de puiser dans ces représentations afin de montrer en quoi elles révèlent une pratique et une fréquentation des belles-lettres indissociables d’une quête d’amour, de l’expiation d’une faute originelle et d’une nécessité impérieuse de conquérir, puis de conserver sa place au sein de la famille comme du monde. Quoique notre étude se base sur une lecture étendue des corpus et puise, pour les besoins de l’argumentation, dans l’ensemble des ouvrages, les œuvres choisies en vue d’une analyse détaillée l’ont été sur la base de l’importance concédée au rapport mère-fille comme motif ou moteur du texte. Elles se limitent, chez Suzanne Necker, aux Réflexions sur le divorce (1794), aux Mélanges extraits des manuscrits de Madame Necker (1798) et aux Nouveaux and Daughters in the Fiction of Mme de Staël, Brown University, 1979 ; et Marie-Claire Vallois, Fictions féminines : Mme de Staël et les voix de la Sibylle, 1985. À ces deux essais majeurs s’ajoutent les contributions plus récentes de Catriona Seth, « Maternités réelles et maternités d’élection dans Delphine et Corinne », 2002 ; Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval, « Maternité idéale dans le théâtre de Madame de Staël », 2002 ; Rodney Farnsworth, « Mothers, Children, and the Other : Emotions about Children in Staël’s Corinne and Austen’s Sense and Sensibility », 2001, p. 121-138 ; de même que celles, précédemment citées, de Janet Whatley et Madelyn Gutwirth (voir supra, note 12). INTRODUCTION9 mélanges extraits des manuscrits de Madame Necker (1801) et, dans le cas de Germaine de Staël, aux nouvelles Zulma (1794), Mirza, Adélaïde et Théodore et Histoire de Pauline (1795), à l’Essai sur les fictions (1795), au traité De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations (1796) ainsi qu’à sept autres textes mettant en scène une héroïne entourée d’au moins une autre femme – mère, parente, amie – avec laquelle elle entretient une relation problématique et menaçante pour son intégrité physique, mentale ou sentimentale. Aux côtés des romans Delphine (1802) et Corinne ou l’Italie (1807), ont été retenues les pièces de théâtre Sophie ou les sentimens secrets (1786), Jane Gray (1787), Agar dans le désert (1806), La Sunamite (1808) et Sapho (1811). Parallèlement aux œuvres faisant l’objet d’un chapitre ou d’une partie spécifique, nous portons une attention ponctuelle aux correspondances, aux écrits politiques staëliens de même qu’aux considérations sur l’écriture, la lecture et la création chez les deux auteures. La notion de roman familial constitue la pierre angulaire de notre réflexion sur les correspondances souterraines et toujours signifiantes des économies familiale et textuelle. Elle bénéficie du double éclairage de la psychanalyse littéraire et de la sociologie de la littérature, qui fournissent le cadre théorique privilégié et s’avèrent d’essentielles médiations dans l’exploration d’œuvres sensibles aux pouvoirs réparateurs de l’écriture et inscrites dans un contexte sociopolitique spécifique. Au-delà des considérations historiques sur la maternité, sur l’éducation des enfants et sur la condition particulière des femmes de lettres au tournant des Lumières, l’appel à la sociologie de la littérature marque la nécessaire prise en compte des bouleversements engagés par la Révolution et l’avènement de l’ère napoléonienne, théâtre de l’étonnante trajectoire de la famille Necker. La notion de place – et ses corollaires : l’ascension, le déclassement, l’exclusion et la promotion –, telle qu’elle est entendue et traitée par Vincent de Gaulejac21 et Nathalie Heinich22, permet une meilleure compréhension des voies et motivations d’une lutte pour la distinction (sociale, familiale, littéraire) chez la mère et la fille. Le paradigme psychanalytique apparaît quant à lui indispensable pour traiter des enjeux inconscients du travail d’écriture, creuset où se déversent, comme autant de rêves tissés à même la faillite, l’interdit et l’innommable des désirs, les élans contradictoires propres à tout rapport humain. S’il ne s’agit pas de fournir une analyse exclusivement freudienne des corpus, nous ne saurions cependant faire l’économie des 21. Vincent de Gaulejac, L’histoire en héritage : roman familial et trajectoire sociale, 1999 ; et La névrose de classe : trajectoire sociale et conflits d’identité, 1987. 22.Nathalie Heinich, États de femme : l’identité féminine dans la fiction occidentale, 1996. 10 LA LETTRE ET LA MÈRE réflexions psychanalytiques sur la maternité, sur les relations filiales et sur la création littéraire, telles qu’elles ont été développées de Freud à PaulLaurent Assoun, en passant par Marie Bonaparte, Marthe Robert, Didier Anzieu et Monique Bydlowski, entre autres auteurs. Dans le domaine de la psychanalyse littéraire, nous nous inspirons tout particulièrement des travaux de Charles Mauron, André Green, Jean Starobinski et Philippe Berthier. Enfin, l’alliance des approches psychanalytique et sociologique assurera la meilleure lecture possible d’œuvres qui ne cessent de se poser comme actes de résistance-survivance à l’égard de contextes familiaux, sociaux et politiques conflictuels. Les trois parties composant cet ouvrage sont respectivement consacrées aux écrits intimes de Madame Necker, à la genèse et au déploiement dialectique, chez la mère et la fille, de représentations textuelles révélatrices de leur relation ambivalente, puis aux fictions staëliennes, profondément hantées par la figure maternelle. Nous suivons ainsi le mouvement d’écritures qui se veulent (consciemment ou non) remparts contre un conflit qui les fonde et les travaille de l’intérieur, devenant l’une de leurs conditions d’existence. À la suite d’un préambule consacré à l’exposition de notre méthode de lecture (chapitre I : « Le regard de Psyché »), la section première, « Écrire entre mère et monde : culpabilité et sociabilité dans les Mélanges et les Nouveaux mélanges », parcourt en l’espace de deux chapitres la volumineuse somme de pensées, lettres et fragments d’essais de Suzanne Necker de manière à rendre compte d’une écriture surgie d’un deuil impossible, parce qu’enté sur une culpabilité irrésolue. En moi, et dans le monde, semble avouer l’auteure, autant d’obstacles, de forces hostiles, autant de punitions pour n’avoir pas été à la hauteur de ce que l’on attend d’une fille, pour n’être toujours pas à la hauteur de mes propres idéaux. Les chapitres II (« Journal et culpabilité : vaincre l’ennemi intérieur ») et III (« L’épreuve du salon ou le monde comme performance ») analysent ainsi les méandres d’une quête de sérénité intérieure et mondaine continûment compromise, et qui ne trouvera pas plus d’apaisement, comme le montre le chapitre suivant, dans l’accès à la maternité. C’est aux textes issus des trois grandes époques de la relation mère-fille que s’intéresse la partie mitoyenne, intitulée « La mère, la jeune fille et la mort : le corps de la passion ». Le chapitre IV (« “C’est ainsi que l’on meurt et qu’on donne la vie” : les périls de la maternité ») s’attarde aux écrits intimes qui témoignent de l’expérience éprouvante de l’enfantement, de l’éducation de Germaine Necker, puis des conflits successifs qui divisent la mère et la fille, depuis l’adolescence jusqu’à la séparation consécutive au mariage, INTRODUCTION11 en janvier 1786. Nous pourrons ainsi mieux saisir les scansions d’un lien passionnel progressivement mué en rivalité, hostilité culminant dans les années 1790, alors que les deux auteures travaillent respectivement à l’essai contre le divorce et au traité des passions, objets du chapitre V (« De l’écriture comme duel : des Réflexions sur le divorce à De l’influence des passions »). Le chapitre VI (« De la morale maternelle à l’imagination staëlienne : la fiction salvatrice ») prolonge l’analyse du traité des passions conjointement à celle de la nouvelle Zulma et de l’Essai sur les fictions. Nous y lisons l’époque du décès maternel comme intermède propice à une expérimentation générique qui conduit Germaine de Staël à délaisser la posture morale de Madame Necker – brièvement adoptée dans le cadre du traité des passions – pour privilégier définitivement la fiction en guise d’exutoire idéal des passions. Cette réflexion sur le statut dévolu à la fiction dans le contexte d’un premier deuil conduit à la troisième et dernière partie de notre livre, « Réminiscences maternelles et fictions staëliennes : le corps de l’œuvre ». Par là, nous proposons un survol chronologique de quelques fictions emblématiques du corpus staëlien, afin de montrer à l’œuvre la faculté exorcisante de l’écriture, et la récurrence significative des figures despotiques et expiatoires – avatars de ce que nous pourrions intituler la loi de la mère – dans les romans et pièces de théâtre. Précisons, en guise de conclusion, que l’objet de ce livre est moins l’étude des possibles et des contraintes de l’écriture féminine au sein d’une société patriarcale – question abondamment documentée – que ce qui, dans ce contexte spécifique, se joue entre les femmes, plus spécifiquement entre mère et fille. Que ces œuvres soient modulées, traversées par la loi du père ; qu’elles mettent en scène, en de multiples lieux, la mère patriarcale, cela ne saurait être discuté, mais notre analyse portera moins sur ces éléments déjà relevés par la critique, que sur leur coût (social, familial, affectif, intellectuel) pour les auteures, en particulier pour leur relation, selon qu’elles ont choisi de s’y identifier ou de s’en détacher. D’où notre interrogation : là où joie et colère, désirs et tensions naissent, enflent, explosent ou se contiennent, là où les relations sont le fruit d’une autorité et d’une sujétion de nature qui, par cela même qu’elles tiennent de la filiation (corps et esprit tout ensemble), sont irréductibles à la raison et passibles de verser dans l’excès, qu’advient-il des mots – ceux que l’on entend, prononce, lit ou écrit ? Il est une figure qui, plus qu’aucune autre, contribuera à délier les langues et à noircir des pages : celle de Jacques Necker, époux de Suzanne Necker, père de Germaine de Staël. Acteur incontournable du dernier tiers du dixhuitième siècle en France, il assume trois ministères successifs à titre de Directeur général des finances sous Louis XVI et publie des écrits politiques 12 LA LETTRE ET LA MÈRE et religieux d’envergure (Compte rendu au roi, 1781 ; De l’administration des finances de la France, 1784 ; De l’importance des opinions religieuses, 1788 ; et De la Révolution française, 1797, entre autres ouvrages). Necker marque définitivement l’histoire de son pays d’adoption en même temps que celle de sa famille. À vrai dire, la seconde est intimement liée à la première, car cette fulgurante ascension politique, cette éclatante renommée tour à tour célébrée par les admirateurs et mise à mal par des ennemis tenaces, aura un impact déterminant sur les proches de l’homme d’État, qui jamais ne pourront se dégager entièrement de son aura ou de son ombre. Dès lors qu’il accède à son premier ministère, Necker remet entre les mains de son épouse correspondance et finances domestiques, et des lettres témoignent avec éloquence du poids immense qui pèse alors sur les épaules de l’hôtesse d’un salon également créé dans l’espoir de favoriser la carrière d’un époux adoré. Cet accès à une place enviable aura aussi pour effet d’obliger Madame Necker à renoncer à la carrière des lettres. Pour Germaine Necker, le père est dès le départ connu, reconnu comme un être entouré de gloire et de puissance, digne d’une admiration qui ne fléchira jamais. Bientôt, il devient ce confident privilégié, cet indéfectible appui avec lequel il ne sera cependant jamais aisé de prendre quelque distance pour mener à bien des projets littéraires qu’il n’approuvait pas d’abord chez les femmes, mais qu’il n’a eu d’autre alternative que de tolérer chez sa fille. Lorsque, en 1804, à l’image de Necker éditeur des œuvres de son épouse, Germaine de Staël se fait à son tour éditrice des œuvres privées de son père, elle inclut une préface (« Du caractère de M. Necker, et de sa vie privée ») qui laisse entrevoir les enjeux affectifs ayant donné à cette « singulière famille23 » la couleur qu’elle a prise depuis lors : amour absolu du père, maintes fois fantasmé comme l’époux de ses rêves ; respect, mais surtout envie devant le destin de la mère, qui a obtenu cet accès légitime, et tant désiré, au cœur du grand homme. Dans le cadre de cette étude, nous avons fait le choix délibéré de centrer notre attention non sur la famille Necker en entier, projet déjà accompli par Jean-Denis Bredin (Une singulière famille : Jacques Necker, Suzanne Necker et Germaine de Staël, 1999), mais sur les rapports de Suzanne Necker et de Germaine de Staël. Pour cette raison, nous n’évoquerons de Necker que ce qui, au sein des divers écrits, concerne directement ses interactions avec les deux femmes de sa vie. Nous nous autoriserons à plus de brièveté lorsque 23. Germaine de Staël, « Du caractère de M. Necker et de sa vie privée », dans : Jacques Necker, Manuscrits de Mr. Necker, publiés par sa fille, An XIII [1804], p. 147 ; l’auteure souligne : « Mon père, dans une de ses notes, écrit : singulière famille que la nôtre ! Singulière, peut-être ; mais qu’il lui soit permis de rester telle : la foule ne se presse pas dans la route qu’elle a choisie, et la postérité seule dira si mon père avoit raison de sacrifier tant d’avantages présens aux suffrages des siécles. » INTRODUCTION13 viendra le temps d’évoquer certains épisodes connus (l’amour jaloux de l’épouse et l’attachement incestueux de la fille sont notoires et ont été maintes fois observés et commentés) et nous considérerons avec davantage d’intérêt des aspects pratiquement ignorés par la critique. Par exemple, le fait que la représentation de l’époux, chez Madame Necker, se pare de tous les attributs d’une figure parentale chargée de la dédommager de la perte de ses propres parents, en particulier de sa mère. Ou encore le fait que l’évocation continuelle et explicite du père, dans le discours staëlien, se charge de symboles maternels (Karen Frank Palmunen le souligne à propos de Corinne ou l’Italie24) et ne remplit pas seulement une fonction laudative, mais fait sans doute office de rempart au souvenir de Madame Necker. Une mère dont la douloureuse évocation ne saurait faire l’économie d’une représentation différée, par la fiction. Dans cette perspective, ce n’est peutêtre pas uniquement pour l’homme Necker que luttent Suzanne Necker et Germaine de Staël, mais pour ce qui, en lui, présence aimable, rassurante et chaleureuse, participe du maternel, et rend aux deux femmes, en ce cas plus sœurs que mère et fille, ce qu’elles ont autrefois perdu. 24. Karen Frank Palmunen, Mothers and Daughters, op. cit., p. 34 ; l’auteure souligne : « Having no available female mother substitute, [Germaine Necker] then turned to her father for affection and guidance. That Necker’s role was viewed by his daughter as quasi-maternal is suggested in Corinne, where, using language apparently more applicable to mothers, Germaine writes, “Heureux, …heureux les enfans qui meurent dans les bras de leur père, et qui reçoivent la mort dans le sein qui leur donna la vie” (italics added). Necker showered his daughter with love, approved and encouraged her naturel. Strengthened by his support, Germaine pulled farther and farther away from maternal domination. » Chapitre I Le regard de Psyché Nous avons simplement à souligner que lire avec le lorgnon de Freud, c’est lire dans une œuvre littéraire, en tant qu’activité d’un être humain et en tant que résultat de cette activité, ce qu’elle dit sans le révéler parce qu’elle l’ignore. C’est lire ce qu’elle tait à travers ce qu’elle déclare et du fait qu’elle le déclare par ce discours plutôt que par tel autre. Rien n’est gratuit, tout signifie ; et ce qui fait signe à Freud, ce sont ce qu’il appelle les rejetons de l’inconscient. Le texte est sans le savoir ni le vouloir un cryptogramme qui peut, qui doit être déchiffré. Jean Bellemin-Noël, Psychanalyse et littérature1 Loin de se confiner à l’anecdote, le rapport mère-fille est souvent à la base de la venue de la protagoniste à l’écriture : c’est pour la mère ou contre elle, pour lui échapper ou encore pour la retrouver ou la venger, que la fille écrit. Lori Saint-Martin, Le nom de la mère2 1.Jean Bellemin-Noël, Psychanalyse et littérature, 2002, p. 16-17. 2.Lori Saint-Martin, Le nom de la mère : mères, filles et écriture dans la littérature québécoise au féminin, 1999, p. 16. 16 LA LETTRE ET LA MÈRE En plaçant notre étude sous l’égide de Psyché, nous suivons la recommandation de Jean Starobinski : « Critiques, analystes, gardez allumée la lampe de Psyché, mais songez au destin d’Actéon3 ! » ; nous faisons nôtre l’idéal d’une lecture qui allie rigueur et respect au désir de connaissance littéraire. Nul ne saurait tout dire d’une œuvre ni s’assurer de maintenir intacte et continuelle la distance à l’égard d’un objet dont le propre est de résister à l’interprétation univoque et de mettre en jeu, indépendamment de la volonté et de la méthode privilégiée, les affects et souvenirs du récepteur : « On sait qu’on ne parviendra jamais à se détacher vraiment de ce dont on parle, et pourtant l’on se fixe pour but de parvenir à des vérités en parlant de l’homme en train de parler4. » L’analyse ne saurait donc être possible sans l’adoption d’un point de vue qui énonce la limite et la partialité de l’entreprise. En ce qui nous concerne, la fréquentation des textes a primé le choix d’une méthode, advenue au détour d’une question obsédante : quel rapport entre le lien mère-fille et les pratiques de la lecture, de l’écriture ? Cette question avait elle-même résulté de réflexions préliminaires autour des motifs de mort, de faute, d’expiation, d’amour passionnel et mortifère chez Suzanne Necker et Germaine de Staël. La psychanalyse et la sociologie de la littérature se sont naturellement imposées dès lors que se profilaient le sujet de notre réflexion et l’obstacle d’un éloignement temporel requérant une attention continue aux contextes historique, social et politique. La notion de roman familial, envisagée du point de vue tant psychanalytique que sociologique, constituera la pierre angulaire de notre analyse. Nous consacrerons la seconde partie de ce préambule à la définir. Nous situerons auparavant notre démarche en regard des débats qui ont cours depuis le début du XXe siècle quant à la possibilité et, surtout, la légitimité d’une critique psychanalytique des textes littéraires. Nous évoquerons notamment le problème du rapport entre œuvre et biographie, qui n’a cessé de nourrir les plus vives polémiques, tant il est vrai qu’il est 3.Jean Starobinski, « Psychanalyse et connaissance littéraire », La relation critique, 2001 [1970], p. 325 : « N’y a-t-il pas, dans la psychanalyse et la critique, une présomption rationaliste, préjudiciable aux véritables intérêts de l’esprit ? On répondra ici par le langage du mythe, puisque la psychanalyse elle-même ne craint pas d’y recourir. Psyché, ne pouvant supporter d’ignorer le visage de son monstrueux époux, cède à l’excès de sa curiosité : elle se penche sur le corps endormi d’Eros… La faute sera cruellement punie : Psyché, exilée dans le désert et le royaume de la mort, est condamnée aux épreuves infinies, aux travaux absurdes, et surtout à la séparation. Mais le mythe s’achève par une réconciliation en pleine lumière et dans les définitives épousailles. Psyché est pardonnée parce qu’elle n’a pas cessé d’aimer. Le regard de la connaissance était en même temps le regard de l’amour. Le mythe de Psyché, à cet égard, est l’inverse de celui d’Actéon. Le regard du chasseur sur le bain de Diane n’est que celui de l’indiscrétion sacrilège. Nul amour. Le regard est agression. Aussi Actéon, transformé en bête, périt-il déchiré par sa propre meute. » 4.Jean Bellemin-Noël, Psychanalyse et littérature, op. cit., p. 6. LE REGARD DE PSYCHÉ 17 aujourd’hui impossible de parler d’une critique psychanalytique. À la suite de Gilbert Lascault, Marcelle Marini évoque la pluralité d�approches associées à cette discipline en la comparant à une véritable « Tour de Babel », dont la synthèse est empêchée par sa diversité même5. Loin de nous l’ambition d�évoquer toutes les manières. Outre le moment inaugural freudien, nous nous contenterons dans un premier temps de souligner les apports de trois critiques, Marie Bonaparte, Charles Mauron et Jean Bellemin-Noël, emblématiques de trois postures distinctes à l’égard du rapport entre texte et auteur. Psychanalyse et littérature : quelle(s) alliance(s) possible(s) ? La possibilité d’exporter le regard psychanalytique – sa compréhension unique de l’homme et de ses productions – vers une infinité d’objets et d’en faire bénéficier d’autres domaines de savoir est très tôt pressentie par Sigmund Freud. Un certain nombre de textes aujourd’hui célèbres, traduits et réunis dans les Essais de psychanalyse appliquée (1933), témoignent de cette volonté d’inscrire l’interdisciplinarité au cœur de la recherche psychanalytique. Par ailleurs, Freud constate rapidement la valeur et le potentiel des œuvres d’art, plastiques et littéraires, pour ses propres investigations. Elles agissent à titre de révélateurs. Le premier rapport de la littérature à la psychanalyse est donc heuristique : le fait littéraire, producteur d’affects, est cela même qui mène le chercheur vers quelques grandes découvertes et permet la mise au jour de fantasmes perçus comme universels. Le lecteur est touché au plus profond de son âme parce que l’œuvre raconte, redit (à son insu) quelque chose de sa propre histoire. Or, Freud est un grand lecteur. On sait tout ce qu’il doit à la fréquentation prolongée de Sophocle, Shakespeare, Hoffmann, Dostoïevski, Meyer, Ibsen, Jensen et Zweig. Œdipe roi et Hamlet le mettent sur la piste du plus célèbre concept psychanalytique. Stupéfiante révélation, résume Paul-Laurent Assoun, l’œuvre agit par la « réactivation d’un sentiment, chez le spectateur [ou lecteur], d’une certaine “tragédie intérieure”6 ». C’est bien parce que chaque homme a été, à sa façon, un petit Œdipe, qu’il est pris dans les rets de la catharsis, du « frisson tragique7 ». La littérature et les 5. Voir Marcelle Marini, « La critique psychanalytique », 2002, p. 75-76. Pour une présentation synthétique des principaux concepts de la psychanalyse et l’histoire de ses rapports avec la littérature, voir également Max Milner, Freud et l’interprétation de la littérature, 1997 [1980] ; Paul-Laurent Assoun, Littérature et psychanalyse, op. cit. ; Jean Bellemin-Noël, Psychanalyse et littérature, op. cit. ; La psychanalyse du texte littéraire, 1996 ; Catherine Wieder, Éléments de psychanalyse pour le texte littéraire, 1988 ; Sarah Kofman, L’enfance de l’art : une interprétation de l’esthétique freudienne, 1985 [1970] ; et Anne Clancier, Psychanalyse et critique littéraire, 1973. 6.Paul-Laurent Assoun, Littérature et psychanalyse, op. cit., p. 52. 7. Id. 18 LA LETTRE ET LA MÈRE autres formes d’art, soutiennent Freud et ses héritiers, tirent une grande, sinon la plus grande part de leur pouvoir de ce qu’elles mettent en scène les actes inavouables de notre théâtre intime. De là vient la supériorité reconnue aux poètes et aux créateurs littéraires, d’ores et déjà, intuitivement connaisseurs de cette psychologie des profondeurs : « les poètes et romanciers sont de précieux alliés, et leur témoignage doit être estimé très haut, car ils connaissent, entre ciel et terre, bien des choses que notre sagesse scolaire ne saurait encore rêver8. » Ainsi, il n’y a de lecture psychanalytique des œuvres littéraires que parce qu’elles-mêmes lisent l’homme9 et conservent, encryptés en leur sein, les termes de l’énigme. Paul-Laurent Assoun propose, dans Littérature et psychanalyse, une éclairante synthèse des rapports de Freud avec le champ littéraire. Une fréquentation assidue et critique de la littérature qui en fait, comme le souligne Jean Bellemin-Noël, l’instigateur des méthodes ultérieures : « Freud a ouvert la voie dans ce domaine à tous les types d’approche, depuis l’étude de l’émotion esthétique et de la créativité artistique jusqu’à la lecture d’un texte unique en passant par l’analyse des genres, celle des motifs et celle des écrivains eux-mêmes10. » S’il a toujours été exclu, pour Freud et ses disciples, d’apporter un quelconque éclairage sur les sources du talent ou du génie littéraires, ils n’ont pas renoncé à fournir une réponse à la question de l’origine de la matière. C’est à la faveur d’une double comparaison que le père de la psychanalyse illustre sa compréhension de la création littéraire : l’écrivain ressemble à l’enfant qui joue et au rêveur diurne, l’activité fantasmatique (la fantaisie) constituant ici le dénominateur commun11. En vertu des convenances sociales et du principe de réalité, l’entrée dans l’adolescence et le passage à l’âge adulte commandent l’abandon du jeu enfantin. Le renoncement à cet agréable exutoire, explique Freud, ne va pas sans peine. Aussi serait-il plus juste de parler de déplacement : l’individu n’abandonne un plaisir que pour le retrouver ailleurs (« nous ne faisons 8.Sigmund Freud, Délire et rêves dans la « Gradiva » de Jensen [Der Wahn und die Traüme in W. Jensens « Gradiva », 1907], 1971 [1949], p. 127. 9.Jean Bellemin-Noël emploie la même formule (Psychanalyse et littérature, op. cit., p. 6 ; l’auteur souligne) : « La littérature et la psychanalyse lisent l’homme dans son vécu quotidien aussi bien que dans son destin historique. » 10. Ibid., p. 20 ; l’auteur souligne. 11.Sigmund Freud, « Le créateur littéraire et la fantaisie » [Der Dichter und das Phantasieren, 1908], L’inquiétante étrangeté et autres essais, 1985, p. 34-35 ; nous soulignons : « Le créateur littéraire fait donc la même chose que l’enfant qui joue ; il crée un monde de fantaisie, qu’il prend très au sérieux, c’est-à-dire qu’il dote de grandes quantités d’affect, tout en le séparant nettement de la réalité. Et le langage a conservé cette parenté entre jeu enfantin et création poétique, lorsqu’il qualifie des dispositifs littéraires qui ont besoin d’être étayés sur des objets saisissables, qui sont susceptibles de représentation, de Spiele (jeux) : Lustspiel (comédie), Trauerspiel (tragédie), et la personne qui les représente, de Schauspieler (acteur). »