Critique dans L`AVENIR, 22 mars 2013

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Critique dans L`AVENIR, 22 mars 2013
22 mars 2013
Scènes de notre vie conjugale: avec «La Réunification des Deux Corées»,
Joël Pommerat ausculte le couple au National
BRUXELLES - Sur une lice partageant la salle en deux, Joël Pommerat ausculte le couple et ses travers. Le spectateur, otage de sa mise en scène éblouissante de noirceur, en ressort à bout de souffle. Non, les deux Corées ne sont pas prêtes de se réunifier.
Joël Pommerat l’assure : «Je n’ai pas de
revanche à prendre sur l’amour. Ni sur le
couple.» Pourtant, malgré le titre, c’est un
véritable plaidoyer pour le célibat que les
personnages de “La Réunifications des Deux
Corées” hurlent aux oreilles des spectateurs
du National. Ceux-ci assistent médusés à
leurs courtes joutes, les gradins encadrant
une lice centrale tout en longueur où s’escriment les épéistes de la Compagnie Louis
Brouillard.
Le malaise est tenace tout au long de ces
brèves séquences dont le seul point commun, l’amour, fluctue autant que les registres
utilisés. «Ça me permet de ne pas choisir»,
explique le génial auteur de “Cendrillon”
ou “Ma Chambre Froide”. «De ne maintenir
aucune cohérence de ton mais, au contraire,
de jouer avec les ressorts du théâtre. Ce qui
est impossible dans l’unité d’action».
Curé accro au plaisir tarifé
Fragmenté, éclaté de brisures, le spectacle
figure l’impossibilité du couple. Face à ses
propres errances, le spectateur angoisse,
sursaute, rit parfois. Mais finit toujours par haleter, souffle court et dents serrées, devant ces autres où il ne se reconnaît que trop. Cette femme de ménage décidée
à quitter son macho, ce futur marié de province au sulfureux passé, cette nana à bout de souffle qui saute du nid au milieu de la nuit, ces parents laminés par le
départ de leur fils pour la guerre, ce curé lamentablement empêtré dans le plaisir tarifé ou ce couple sans enfant au bord de la crise de nerfs.
Aucun temps mort, aucun repos possible. Les comédiens, d’une justesse de snipers sur leur dojo central, nous portent même l’estocade quand ils incarnent cette
épouse qui a tout oublié, cette fille s’accrochant au médecin de son papa décédé ou cet instit pour qui prime l’amour du métier sur les automatismes du fonctionnaire. Des accidents de la vie dont le spectateur ne peut extraire sa carcasse sans séquelle.
Derrière les fumerolles vient aussi nous hanter un Bowie androgyne, baragouinant son obscur slow digne d’un spectre lynchien dans le deux-pièces pailleté d’une
mauvaise imitation d’Elvis. Il est la BO déviante de notre quotidien le plus banal, le malaise incarné surgissant d’un texte tout aussi banal, pas plus fouillé qu’une
discussion du lundi matin devant la machine à café.
Fantômes
Car avec Pommerat, l’ébahissement vient d’ailleurs. Ici encore, le Français doit plus à Lynch justement, qu’à Bergman. Ultramoderne, il scotche son spectateur avec
cette bande-son abrupte, maîtrisée au millimètre, qui appuie sur les épaules des comédiens comme un fantôme. Et la lice de se métamorphoser, en deux projections
ciselées sur une scénographie minimaliste : d’un appartement cossu on passe au jardin d’un asile, d’un parking interlope au bureau d’une directrice, d’un salon
bourgeois aux abords baignés de dance music d’une attraction foraine où se galochent les filles en manque de mâles dominants.
Tarifé, partagé, interdit, en triangle, évanoui, impossible, illicite, inassouvi, secret ou oublié, l’amour selon Pommerat n’est que trop proche du nôtre. Soumis au tir
nucléaire d’un Kim Jong-un des sentiments, désincarné par sa mise en scène, transcendé par ses comédiens, il n’en demeure pas moins tristement terre à terre. Et
définitivement, terriblement, fondamentalement humain.
Julien RENSONNET