Lire l`interview - La Ligue de l`enseignement
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dOssier Point de vue « L’égalité n’est pas un but. C’est un point de départ » Jacques Rancière 1 porte un regard sévère sur le projet de refondation de l’école qui ne ferait qu’affirmer la légitimité de l’institution et entretenir le fantasme de sa capacité à réduire les inégalités. Pour le philosophe, l’éducation populaire est une multiplication des voies d’accès ouverte à tous, où les positions d’enseignant et d’enseigné perdent leur fixité. idée de la démocratie fondée sur la capacité partagée par tous. Elle est de faire que, dans tous les domaines de la vie économique et sociale, cette capacité se donne des organes propres et affirme sa puissance autonome face à un ordre oligarchique qui tend de plus en plus à supprimer l’espace de manifestation de la capacité collective. Ce n’est pas des réformes ministérielles que les citoyens la recevront mais de leur propre initiative. Les Idées en mouvement : Les débats politiques actuels portant sur la refondation de l’école, comment concevez-vous cette approche de l’émancipation par le savoir ? Quels liens faites-vous avec les questions d’égalité et d’inégalités ? Jacques Rancière : Il n’y a pas d’émancipation par le savoir, pour la simple raison que l’émancipation est une manière de se comporter par rapport au savoir. Le savoir, cela signifie deux choses bien différentes : d’un côté, ce sont des connaissances que l’on possède ; de l’autre, c’est un système social, une distribution sociale de positions et de relations au sein desquelles ces connaissances sont acquises, transmises et utilisées. La logique dominante subordonne la première à la seconde : le savoir vaut pour elle non comme compétence acquise par des individus mais comme place au sein d’un système intégré à un ordre hiérarchique. Voyez ce qui se passe aujourd’hui où la capacité des individus se mesure au fait qu’ils « sont » bac + 3, bac + 5 ou bac + 8 et celle des institutions à leur rang dans le classement de Shanghai. On peut connaître autant de choses qu’on veut, on n’est pas émancipé tant qu’on raisonne et qu’on agit dans cette logique. Il y a émancipation, à l’inverse, là où la connaissance et la compétence acquises ne sont plus mesurées en termes de positions au sein du système. Un maître émancipé, c’est un maître qui ne confond sa capacité éducative ni avec son savoir, ni avec sa position institutionnelle. Et un élève émancipé, c’est un élève dont les capacités de savoir et de penser ne sont plus simplement mesurées par des notes obtenues aux examens scolaires. C’est dire qu’il n’y a guère à attendre de lois destinées à « refonder » l’école. Au contraire, de telles lois risquent de confirmer ce qui refoule toute émancipation à savoir le fantasme de l’école comme le grand corps collectif. Le problème est d’émanciper les enseignants comme les enseignés par rapport à ce fantasme. L’école, ce sont d’abord des écoles, des lieux concrets où des enfants sont mis en capacité de prendre euxmêmes la mesure de ce qu’ils peuvent, de développer leurs capacités par des voies multiples. « Refonder » en ce sens pourrait avoir un sens positif : retourner à la base, affirmer la priorité de l’enseignement élémentaire et d’apprentissages de base comme ceux de la langue. Mais une telle priorité suppose qu’on pense d’abord aux situations concrètes d’enseignement, qu’on cherche à assurer aux enseignants et aux élèves les meilleures ressources et la plus grande liberté, parce que l’accès à sa propre puissance intellectuelle se fait, selon les individus, de cent façons différentes. C’est tout le contraire de cette grande machine qui doit les entraîner par ses nouveaux « rythmes » et sous la houlette d’un « Conseil supérieur des programmes » à atteindre l’objectif d’être « tant pour cent » à atteindre tel ou tel palier institutionnel. Refonder l’école, dans les logiques ministérielles, c’est d’abord refonder la légitimité de l’institution comme telle, l’obliger à travailler en priorité à cette légitimation. Une institution, au-delà d’un certain seuil, a pour fonction essentielle d’affirmer sa propre légitimité. Mon expérience des transformations de l’enseignement supérieur est celle de l’accroissement constant du travail d’autolégitimation de l’institution au détriment du travail d’enseignement et de recherche. Vous partez du principe que la vision actuelle de l’égalité par la démocratisation scolaire est critiquable. Vous contestez notamment le partage pédagogique entre savant et ignorant. Quelles perspectives aujourd’hui peut-on donner à l’ambition démocratique ? La vision qui promet l’égalité par la démocratie scolaire feint d’ignorer une double donnée. Tout d’abord, l’inégalité entre les conditions n’est pas une conséquence d’une inégalité de savoir que l’école aurait à corriger. La promotion par le mérite scolaire d’enfants des classes défavorisées a certes existé mais elle n’a jamais fonctionné qu’à la marge. Et l’institution scolaire fonctionne aujourd’hui au sein d’un monde où les inégalités ne cessent de croître, où ce rêve de rééquilibrage par l’éducation est plus improbable que jamais. Demander aux institutions scolaires de promouvoir l’égalité sociale, c’est les charger d’une tâche impossible et les culpabiliser par avance de ne pas atteindre ce but. Et on retombe alors dans la logique infernale. Plus on reproche à l’école son incapacité à « réduire les inégalités » et plus on renforce le poids des stratégies imaginaires de « réduction des inégalités », c’est-à-dire concrètement qu’on renforce le poids de la fiction institutionnelle et de sa spirale d’autolégitimation. Dès les années 1830, Jacotot 2 avait prévenu les gens qui voulaient promouvoir l’égalité par l’éducation : l’égalité n’est pas un Les idées en mouvement but à atteindre au bout du chemin. C’est une pratique à mettre en œuvre maintenant. La machine censée produire de l’égalité dans le futur est une machine à reproduire perpétuellement l’inégalité et plus encore à fournir à la domination ses modèles. Aujourd’hui l’idéologie dominante, avec ses bons et ses mauvais « élèves », arrive à assimiler le système entier de la domination à un classement scolaire. L’émancipation intellectuelle prônée par Jacotot inversait la logique dominante. Cela ne veut pas dire, comme certains feignent de le croire, que les professeurs ne doivent plus enseigner, que les élèves en savent plus qu’eux ou que sais-je… Cela veut dire qu’on part non pas de la différence de savoir entre les individus mais du fait que tous savent quelque chose et ont la capacité d’en savoir plus. La principale question à partir de cela est d’aider à ce que cette capacité se développe aussi loin que possible : pas simplement comme gain de savoir mais comme gain de confiance en une capacité intellectuelle qui est celle de chacun et de tous. C’est ce progrès effectif de l’égalité qui est barré si on prétend faire de l’école comme corps une machine à « réduire les égalités » ou bien former on ne sait quel citoyen idéal, en possession d’un acquis cognitif, civique et culturel commun défini par une commission ministérielle. L’ambition démocratique aujourd’hui, c’est l’ambition de faire avancer une nouvelle le mensuel de la Ligue de l’enseignement Quelle conception peut-on se faire de l’éducation populaire (ou de l’éducation non formelle) par rapport aux enjeux de la démocratie ? Dans la conception de l’émancipation intellectuelle, ce qui est important, c’est la multiplicité des aventures intellectuelles, la multiplicité des chemins par lesquelles des individus peuvent prendre la mesure de leur capacité intellectuelle. Si « éducation populaire » a un sens, ce doit donc d’abord être celui d’une multiplication de ces voies d’accès et pas celui d’une éducation spécialement destinée aux défavorisés ou adaptée à une culture dite populaire. Ce n’est pas que le problème de l’accès des plus défavorisés ne se pose pas. C’est qu’il ne peut pas être résolu par une méthode qui leur serait spécialement adaptée mais par les possibilités qui leur sont offertes de s’emparer de la capacité qui est égale en tous. Une éducation populaire en ce sens est une éducation ouverte à tous parce qu’elle ne poursuit aucun objectif de performance particulière au sein du système éducatif. C’est aussi un système où les positions d’enseignant et d’enseigné perdent leur fixité, où les savoirs s’échangent et se complètent. n 1. Parmi ses ouvrages les plus connus : Le Maître ignorant. Cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle (Fayard, 1987). 2. Jean Joseph Jacotot (1770-1840) est un pédagogue français, créateur d’une méthode d’enseignement qui pose que tout homme, tout enfant, est en état de s’instruire seul et sans maître. n° 210 juin-juillet 2013 11.