Chimie et société

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Chimie et société
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Chimie et société :
De la mixité sociale comme phénomène cosmique
Hodo-Abalo AWESSO
Doctorant, Université Jean Moulin Lyon 3.
Résumé :
Un mixte est un composé ou un mélange de deux ou plusieurs corps
hétérogènes. Le fondement du mixte est l'affinité, au sens où celle-ci constitue la
force d'attractivité ou le mouvement de rapprochement entre les composés.
Toutefois, lorsqu'on observe de plus près, on peut se rendre compte que l'affinité est
un phénomène qui se manifeste dans presque tous les phénomènes de la nature,
comme si elle participait à l'harmonie inhérente à l'univers. C'est un tel constat qui
m'a conduit à postuler la thèse d'une analogie entre la mixité chimique et les
compositions mixtes en société. Dans quelles mesures une telle position est-elle
soutenable, c'est tout l'objet de cette contribution. Après avoir spécifié l’affinité
mixtive comme phénomène obéissant à l’harmonie de la nature, je montrerai
comment l’organisation de la société, l’éducation et même le savoir peuvent
constituer des obstacles à l’effectivité de l’affinité dans les rapports interpersonnels.
Ce point de vue sera illustré par deux exemples précis, à savoir : a.) les unions entre
personnes de classes sociales différentes ; b.) les unions entre personnes issues de
cultures différentes. J’aurai alors les ingrédients nécessaires pour en appeler au
bon sens et à la tolérance, afin que les acquis et les apriorités socioculturels,
religieux ou encore idéologiques, ne constituent paradoxalement une barrière à
l’épanouissement et à l’expression de l’énergie créatrice de l’homme.
1. Le problème de la mixité chimique : de la guerre des
Ecoles au calcul de l’affinité
L’essor des théories modernes des sciences physico-chimiques aux XVIIIe et
XIXe siècles, a été possible en grande partie grâce aux recherches relatives aux
mixtes. Mais l’idée de mixte (mélange physique, combinaison chimique) a fait
l’objet de débats qui continuent de provoquer la curiosité des philosophes et
historiens des sciences. La question qui pose problème aux savants est celle de la
nature des mixtes et donc de leur statut scientifique. Le mixte consiste-t-il en une
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union agrégative entre les corpuscules moléculaires de deux ou plusieurs corps
différents, ou alors est-il plutôt une union d’affinité, ou plus exactement une
cohésion « intime » entre deux corps hétérogènes ? Si on suppose que l’affinité est
une caractéristique fondamentale des mixtes, faut-il parler d’affinité cohésive ou
d’affinité agrégative ? Lorsque deux corps s’attirent et se mélangent par affinité, le
produit de leur union est-il quelque chose de totalement nouveau de sorte que les
deux corps perdent leur substance de départ, ou alors, les deux corps subsistent-ils
en restant plutôt juxtaposés l’un sur l’autre dans le composé ? Dans l’histoire des
sciences, cette question a connu un premier débat avec les philosophes de
l’Antiquité avant de subir deux rebonds, l’un au Moyen Age et l’autre à l’époque de
la science classique (XVIIe et XVIIIe siècles).
La première interprétation des compositions est celle dite atomiste ou
corpusculaire. Elle tient son origine des théories des Anciens, notamment
Anaxagore, Démocrite, Leucippe ou encore Epicure, qui seront relayés par Lucrèce.
Selon cette interprétation, un corps mixte est une agrégation entre les atomes des
corps composants. A la question de savoir pourquoi les diverses parties des corps
solides adhèrent si fortement les unes aux autres, ces savants répondent que ce
phénomènes est dû à la dureté des corps solides des composants et à
l’enchevêtrement des crochets et des ramifications que portent leurs atomes
respectifs. Pour Démocrite et Leucippe ou encore Lucrèce, quand on mélange deux
corps, on assiste simplement à une juxtaposition ou à une agrégation des atomes des
deux corps. Tout mélange est un agencement d’atomes libres et l’homogénéité du
composé n’est qu’une simple apparence. Si nous considérons l’exemple de l’eau
sucrée, on constatera que dans un verre d’eau sucrée, l’eau et le sucre y sont bien
présents tels quels et leurs molécules respectives peuvent être visibles au moyen
d’un microscope. Les substances premières de l’eau et du sucre continuent d’exister
au-delà de la dissolution.
Cette interprétation des compositions mixtes va très rapidement heurter le
bon sens d’Aristote. Dans sa grande sagacité, Aristote adresse une critique sérieuse à
la conception atomiste des mixtes. Partant de sa théorie de l’acte et de la puissance,
Aristote opte pour une autre interprétation du mixte. Pour lui, ce n’est pas une
agrégation d’atomes crochus entre eux. Le mixte est considéré par Aristote comme
un composé homogène, résultat de la combinaison de deux corps hétérogènes. Les
éléments des composants s’adhèrent dans une union pour ainsi dire intime. Ainsi, la
mixtion suppose une transformation interne des composants qui a pour conséquence
une homogénéité du composé. L’eau sucrée en tant que composé en acte ne
renfermerait plus ni le sucre ni l’eau dans leur acte d’être. Le sucre et l’eau
n’existent dans l’eau sucrée qu’en puissance. Cette union intime, est synonyme de
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fusion, au sens biologique ou nucléaire du terme. Cependant cette fusion admet
selon Aristote une réversibilité, au sens où elle s’entend en termes de compositiondécomposition. Pour le Stagirite en effet, on dira qu’il s’agit d’un mixte si et
seulement si les composants peuvent à la suite d’une opération retrouver leurs
propriétés de départ. On comprend pourquoi Aristote prend soin de préciser non
sans humour qu’il est par exemple « impossible (…) que la blancheur et la science
entrent dans un mélange ». Il exclut « du mélange (…) toutes les (…) qualités et
propriétés qui ne sont pas séparables (…) ; car », explique-t-il, « tout ne peut pas
être mélangé à tout » et « il faut que chacune des composantes d’un mélange
subsiste de manière à pouvoir en être séparée (…) ». Les mixtes sont donc « formés
par la réunion des choses qui étaient antérieurement séparées et qui peuvent de
nouveau être séparées »1. Mais la subsistance des composants dans le composé est
plutôt en puissance, le composé étant la seule réalité en acte. Ainsi Aristote montre,
d’une part que peuvent être mélangés seuls les composants qui ne subsisteront pas
en acte dans le composé. Dans une composition mixte, chaque composant ne
conserve sa nature que de manière latente, il n’y a pas d’existence substantielle des
composants. Si les composants subsistent en acte, c’est-à-dire s’ils conservent
intactes leurs qualités et leurs propriétés, le composé n’est plus un mixte mais une
juxtaposition de deux corps. Les composants d’une mixtion se dissolvent, pour
donner un nouvel élément, le mixte, le seul qui existe en acte. Les composants
n’existent plus qu’en puissance2. D’autre part, Aristote indique qu’on ne peut
mélanger que des choses qui appartiennent au même genre. L’exemple de la science
et de la blancheur que donne Aristote est très significatif. Il ne peut par exemple pas
y avoir de composition mixte entre la langue française et un scorpion de la savane
africaine.
Si cette théorie aristotélicienne du mixte pêche par ses présupposés
métaphysiques que sont les idées de puissance et acte, matière et forme, en
revanche, Aristote effectue une analyse et opère des distinctions qui explicitent la
différence entre la mixtion cohésive et la mixtion agrégative ou entre l’affinité
mixtive et l’affinité agrégative.
Au XVIIe siècle, on assiste à un surgissement de la conception corpusculaire
des mélanges. C’est précisément Descartes et ses disciples qui vont se distinguer
comme véritables héritiers des courants mécaniste et atomisme. Mais c’est surtout
avec les savants du XVIIIe siècle les débats relatifs aux mixtes vont prendre une
forme purement scientifique, et ce grâce à la notion d’affinité-attraction. Désormais
1
ARISTOTE, De la Génération et de la Corruption, 327 b 15 – 32.
2
ARISTOTE, De la Génération et de la Corruption, 327 b 21 – 32.
4
il ne s’agit pas de discuter autour des concepts de substance, de matière ou de
puissance. Convaincu que l’affinité est le fondement des mixtes, les savants
s’investissent davantage dans la « chasse aux affinités » et dans le calcul des degrés
d’affinité entre les corps qui s’attirent et qui sont par le fait même susceptibles de
constituer une composition mixte. En devenant mathématiquement maniable,
l’affinité s’impose comme un puissant critère de classification des corps et donc une
voie incontestable de la connaissance des propriétés et de la nature des corps. On
peut noter particulièrement la méthode de Newton qui a permis de « ranger les
métaux selon l’ordre de grandeur de l’attraction »3. Les travaux de Newton sont
novateurs au sens où ils intègrent l’idée d’affinité dans un système mathématique
rigoureux, qui est celui de la théorie de l’attraction universelle des corpuscules
élémentaires. Les formules mathématiques expriment avec clarté et rigueur l’affinité
qui existe entre les différents corps. La tâche du savant consiste à rendre compte des
phénomènes, à les grouper dans des catégories sur la base de leur degré d’attractivité
naturelle, et non en se fondant sur des présupposés métaphysiques. Avec Newton,
l’affinité cesse d’être quelque chose qui relève de l’occultisme ou de l’alchimie,
pour devenir une force représentable, ce qui fera dire à Duhem que les travaux de
Newton sur l’affinité mixtive ont « inspiré tous les chimistes qui, de Geoffroy à
Bergman, ont construit les tables d’affinité »4.
2. De l’affinité mixtive comme phénomène naturel
Les débats sur le rapport entre « affinité » et « agrégation » et les résultats
que les chimistes modernes ont obtenus dans leur chasse aux affinités, témoignent
en faveur d’une idée plus décisive qui est celle de l’affinité naturelle. C’est cette
idée me semble-t-il qui fait le lien entre les deux grands courants dont nous avons
exposé les argumentations. Que ce soit au niveau de l’affinité agrégative ou de
l’affinité cohésive ou mixtive, l’idée qui se dégage est celle-ci : le phénomène
d’affinité est la caractéristique fondamentale de tout composé, au sens où l’affinité
s’impose comme un fait naturel. L’affinité est un critère naturel de détermination du
degré de rapprochement qui existe entre deux corps qui forment un mixte. Si le
savant peut établir une classification sur la base des mesures des différents degrés
d’affinité que présentent les compositions, en revanche, la crédibilité d’une telle
classification réside dans le fait qu’elle se fonde sur un critère naturel. Et ce critère
3
DUHEM (Pierre), Le mixte et la combinaison chimique. Essai sur l’évolution d’une idée, Paris, [C.
Naud, 1902] Fayard, 1985, p. 34.
4
DUHEM (Pierre), Le mixte et la combinaison chimique, Op. cit.,, p. 35.
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n’est autre que l’affinité. Aussi la classification elle-même se veut naturelle. Classer
les éléments ou phénomènes selon les affinités, c’est obtenir une représentation qui
reflète leurs structures internes naturelles avec un haut degré de crédibilité. Newton
qui reste vraisemblablement encore marqué par les conceptions alchimistes de
l’époque, emploie dans certains écrits l’expression « vertu naturelle » pour désigner
l’affinité. On peut aisément observer que la tendance des corps à se combiner,
échappe fondamentalement à l’emprise du savant. C’est, dirions-nous, un fait obvie,
un phénomène qui s’impose au savant. C’est en cela que consiste toute l’importance
que recouvre le phénomène d’affinité aussi bien en chimie que dans les autres
domaines de la vie et de la connaissance. Même si l’affinité en tant que fondement
de la mixité ne fait vraiment ses preuves que dans une chimie plutôt empirique, elle
aura comme nous le disions au début de cette réflexion un rôle à jouer dans la
conceptualisation mathématique des phénomènes chimiques, c’est-à-dire dans le
passage de la chimie empirique à une chimie scientifique.
Il n’est pour s’en convaincre que de considérer l’étymologie même du mot
affinité. La terminologie latine ad fines ne signifie pas simplement une communauté
de « limites ». L’idée d’affinité a un rapport évident avec l’idée de « parenté . Sur le
plan psychologique, l’affinité désigne un accord de caractère, une sympathie
naturelle, lit-on dans le dictionnaire philosophique de Lalande. Dans certaines
langues africaines, le mot parenté signifie à la fois le rapprochement parental et la
cohésion entre deux personnes. Deux amis très proches, ou deux personnes qui
s’aiment d’un amour profond peuvent se dire parents. Le terme « parent »
désignerait l’ami intime. Affinité peut donc se traduire ainsi : deux réalités ou deux
individus qui ont des limites naturelles communes, et ce malgré la différence de
propriété, de sorte que, finalement, ces limites ne sont qu’artificielles, relevant de la
commodité. Brunold, commentant la conception de l’affinité chez le chimiste
Berthollet écrit que celle-ci est une « véritable force de cohésion, qui agit comme
une action réciproque, en assurant la solidité de la substance qui se forme »5.
L’affinité demeure l’élément capital qui assure la solidité du produit de l’union des
composants. Il faut admettre qu’une telle solidité ne peut être possible que si les
deux individus ou les deux corps partagent des frontières naturelles communes.
L’affinité a donc un caractère nécessaire, de sorte que l’homme ne peut empêcher le
rapprochement des corps concernés sans exercer une certaine violence sur eux.
Rechercher l’affinité, c’est examiner des réalités en vue de détecter en elles ce que
Duhem appellera dans un de ses derniers ouvrages « l’ordre naturel »6.
5
BRUNOLD (Charles), Le problème de l’affinité chimique et l’atomistique, Op. cit., p. 11.
6
DUHEM (Pierre), La science allemande, Paris, Hermann, 1915, p. 78.
6
Le caractère naturel de l’affinité s’illustre aussi à travers l’homogénéité du
composé mixte. Pierre Duhem voit juste lorsqu’il montre que l’homogénéité
constitue la caractéristique fondamentale d’un mixte. En elle se retrouvent à la fois
les notions de mélange physique et de combinaison chimique. La notion
d’homogénéité est mise en exergue dès les premières pages du Mixte quand Duhem
définit le mixte comme un « corps homogène » qu’on retrouve aussi bien sous le
vocable de mélange que sous le nom combinaison chimique7. Il faut observer que ce
qui séduit davantage dans l’interprétation aristotélicienne du mixte, c’est la mise en
valeur du concept d’homogénéité. Cette notion qui était presque inexistante chez les
atomistes, Aristote en fait la caractéristique fondamentale des mixtes. Lorsqu’on
analyse les différentes interprétations du mixte, on se rend compte que l’idée
d’homogénéité constitue le point d’intersection de l’interprétation aristotélicienne et
de la conception du mixte telle qu’elle transparaît chez les savants modernes. L’idée
de mixte se fonde sur l’affinité entre les composants et cette affinité se traduit
empiriquement comme scientifiquement par le caractère homogène du composé.
Duhem considère que l’homogénéité de la combinaison telle qu’elle est soutenue par
le philosophe grec et les Modernes, si elle est expliquée de différentes manières, en
revanche, elle témoigne en faveur du caractère naturel du phénomène d’affinité.
Au final, dans l’expression « affinité naturelle » l’adjectif qualificatif
« naturelle » serait de trop, au sens où l’idée du « naturel » est déjà contenue dans la
définition même du concept d’affinité. Finalement, ce serait une tautologie que de
dire « affinité naturelle », au sens où, par essence, l’affinité est naturelle. Postuler le
terme d’affinité naturelle indique implicitement qu’on pourrait dire « affinité
artificielle » ou « affinité rationnelle », ce qui n’est pas le cas, dans la mesure où le
savant ne peut pas forcer les éléments à se combiner. Et il en va de même dans le cas
des relations interpersonnelles. On peut forcer des individus à se mettre ensemble,
on ne peut pas les forcer à s’aimer et à entrer dans une véritable relation d’intimité.
Le savant a la possibilité de créer les conditions de réalisation de telle ou telle
combinaison et de les mesurer, mais il ne peut pas les créer au sens grec du terme,
c’est-à-dire qu’il ne pas s’interposer en tant que cause efficiente d’une composition.
Conclusion logique, les combinaisons mixtes fondées sur le phénomène d’affinité
échappent à l’emprise du savant. Mais dans le domaine social, la situation est plus
compliquée, étant donné qu’il existe des lois qui régulent le fonctionnement de la
société et les rapports interpersonnels. Et c’est justement pour cette raison qu’une
analogie entre l’affinité chimique et l’affinité dans les compositions mixtes en
société devient intéressante.
7
DUHEM (Pierre), Le mixte et la combinaison chimique, Op. cit., p. 12.
7
3. L'affinité naturelle et le problème de la mixité sociale
D’emblée, il faut avouer en toute humilité que le rapprochement que nous
établissons entre la mixité chimique fondée sur l’affinité naturelle et les
compositions mixtes en société, court le risque d’une interprétation superficielle des
faits sociaux. La configuration du problème de la mixité dans les relations humaines
est différente, et c’est de manière avisée que les spécialistes des sciences humaines
le démontreraient. Il est évident que l’étude des phénomènes sociaux a ses méthodes
propres, qui n’ont pas de lien direct avec la chimie. Conscients de la complexité des
phénomènes humains, conscients du fait que l’homme n’est pas seulement un être
organisé mais un être qui s’auto-organise dans le temps et dans l’espace, nous
estimons néanmoins qu’on peut établir une analogie entre l’affinité mixtive telle
qu’elle se manifeste entre les phénomènes physico-chimiques et l’idée d’affinité
dans le domaine des relations interpersonnelles. Dans les deux ordres de
considération, nous assistons bon gré mal gré à la manifestation de l’harmonie
inhérente à la nature, la mixité sociale devenant ainsi un phénomène cosmique,
c’est-à-dire un fait qui obéit à l’ordre même de l’univers.
En effet, lorsqu’on affirme qu’il y a affinité entre deux personnes, quel que
soit le genre, cela veut dire qu’au-delà de leurs différences spécifiques, au sens où
l’entendrait Aristote, ils ont naturellement des traits ou des caractéristiques
essentielles qui rendent possible la vie commune, de sorte que, quand ils sont
ensemble, ils ont effectivement l’impression de former une seule et même personne.
Il n’est pas exagéré de dire qu’il existe entre les deux personnes des éléments
naturels communs aussi bien au niveau du comportement qu’au point de vue de la
conception du monde et de la vie, qui s’imposent bon gré mal gré, au-delà des
différences apparentes. Il semble bien que l’idée d’affinité mixtive, telle que nous
l’avons examinée jusqu’ici est caractéristique des compositions mixtes que nous
rencontrons dans nos différentes sociétés. La vie quotidienne et l’histoire des
peuples et des civilisations révèlent des rapprochements a priori inimaginables entre
des individus, et dans certains cas inadmissibles par rapport aux préjugés et à
l’éducation. Parfois les différences sont telles qu’on se demande pourquoi ces deux
personnes vivent et partagent la même vie. Ces types d’union s’ils sont fondés sur
une affinité, sont en réalité l’expression d’un ordre naturel. L’affinité mixtive telle
qu’elle est vécue dans notre société est un phénomène cosmique. Or, l’expression de
cette affinité dans les compositions mixtes entre personnes rencontre assez souvent
l’opposition de la société. On assiste parfois impuissamment à une sorte de
confrontation entre les normes de la nature humaine et celles de la société.
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Nul ne saurait le nier, la société offre un cadre protecteur à l’individu. Elle
lui assure sécurité et bienveillance. Certains philosophes comme Hobbes ont vu juste
lorsqu’ils montrent qu’à l’état de nature, l’individu peut par principe jouir de tous les
droits naturels, mais dans la réalité, c’est le droit du plus fort qui règne. Ainsi, la
société par ses règles, l’éducation et la culture garantit à l’individu le respect de ses
droits naturels dont la plus grande instance d’application est le droit positif. Dans ces
circonstances précises, on peut avancer que la société achèverait en l’homme ce que
la nature et le hasard n’ont fait que de manière imparfaite. On peut même soutenir
que la vie en société est inscrite dans la nature humaine, auquel cas la vocation
première de l’homme serait de vivre en société. Ni Dieu, ni bête, mais plus proche
du divin par son esprit que de la bête dont il se démarque complètement, l’homme
ne peut vraiment réaliser son humanité et développer toutes ses potentialités que
dans la vie sociale et à travers la vie communautaire. Autrement, c’est surtout dans
la vie en société que l’homme acquiert et perfectionne son humanité. A ce propos,
on pourra convoquer le philosophe Aristote qui définit l’être humain comme un
« politikon zôôn », c’est-à-dire un animal politique, un être qui a pour finalité de
vivre en société8. L’homme ne se réalise comme tel, il n’acquiert de véritable
humanité que dans la mesure où il vit en société. C’est à juste titre que Montaigne a
pu affirmer qu’« Il n’est rien à quoi il semble que nature nous ait plus acheminés
qu’à la société » (Essai I, 28). La société est le lieu où l’homme peut réaliser ce
qu’il y a de plus grand pour lui, c’est-à-dire le bonheur. Cependant, on constate qu’à
côté de cet objectif noble et constructeur que s'assigne la société, se pose un
problème crucial auquel personne ne peut, en toute conscience, rester longtemps
insensible. Je veux spécifier le problème des entraves de la société, des obstacles
que peut poser la société à l’épanouissement de la nature humaine, et plus
particulièrement dans les projets des compositions mixtes. En effet, quand on
observe réalité sociale à travers le temps et l’espace dans l’ordre des compostions
mixtes, on constate que la société détourne parfois l’individu de sa vocation propre,
par ses codes et ses préjugés socioéducatifs. On peut ici parler d’obstacles
socioéducatifs au sens où Bachelard parlait d’obstacles épistémologiques, pour
désigner certaines connaissances premières (l’opinion) qui font obstacle à la
connaissance scientifique. Pour illustrer, je partirai de deux exemples précis qui
touchent particulièrement la question des unions mixtes.
Il fut un temps dans la tradition française, où il était inconcevable qu’une
fille de famille bourgeoise ou de milieu noble épouse un prolétaire ou un fils
d’ouvrier. Un jeune homme de milieu noble ne pouvait projeter une vie de couple
8
ARISTOTE, Les Politiques, traduction de Pierre Pellegrin, Paris, Flammarion, 1990, pp. 90-92.
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avec une fille appartenant à la classe ouvrière. Les alliances s’effectuaient entre des
personnes qui ont en commun non pas les mêmes valeurs naturelles mais les mêmes
catégories sociales. L’exemple que l’on retient est celui que peint Rousseau dans
Julie ou la Nouvelle Héloïse. Dans ce roman pathétique, Rousseau relate la passion
amoureuse entre Julie d’Étanges, issue d’une famille noble, et son précepteur, SaintPreux, un homme d’origine plutôt modeste. Rousseau alors de rendre compte de
deux situations complètement opposées. D’un côté l’amour qui anime les deux
individus, de l’affinité naturelle qui les rapproche, et de l’autre côté la différence de
classe sociale qui les sépare. Les deux amoureux sont obligés de vivre leur relation
en secret. Lorsque Saint Preux quitte la Suisse pour Paris et Londres, espérant
oublier Julie, la passion devient plus grande. Les deux amants échangent alors
plusieurs lettres d’amour. Mais hélas, la correspondance ne suffira pas à réaliser le
vœu de la nature. Les exigences sociales finiront par s’imposer, car lorsque la
famille d’Etanges découvre la relation, elle persuade Julie d’épouser un noble, ami
de M. de Wolmar le père de Julie. Proposition que Julie finira par accepter, dans le
grand respect des mœurs.
On retrouve des cas similaires dans certaines coutumes africaines. Dans
certaines traditions du Togo, par exemple, ce n’est pas l’affinité entre deux
personnes qui fonde l’union ou la vie de couple, c’est plutôt l’accord entre leurs
familles respectives. La famille du père du garçon demande la main de la fille à la
famille de cette dernière et ce, souvent sans demander l’avis des deux futurs mariés.
Le père de famille étant le chef de famille, c’est lui finalement qui marie sa fille. Les
expressions telles que « je me marie », « un tel se marie » ne sont pas courantes. On
dit plutôt qu’un tel offre sa fille en mariage. Si l’on parcourt, un tant soit peu,
quelques contes africains, on constate que très souvent, l’élu doit avoir des qualités
spécifiques correspondant concrètement aux aspirations du père ou de la mère de la
fille. Les parents du garçon exigent aussi certaines valeurs de la part de la future
épouse de leur fils.
Dans les deux cas sus-évoqués, les idées d’affinité ou d’attraction naturelle
qui devaient être au fondement de l’union sont reléguées au second plan, si elles ne
sont pas tout simplement ignorées. Dans ces circonstances précises, l’entourage
familial ne fait pas seulement abstraction de la volonté et de la liberté de décision
des futurs mariés, il exerce surtout une sorte de violence sur la nature humaine.
Le second exemple est celui des compositions interculturelles ou des unions
mixtes, pour employer un terme courant dans l’Hexagone. Pendant longtemps les
mariages entre Blancs et Noirs étaient interdits aux Etats-Unis. Un fils d’esclave,
saurait-il s’unir avec une fille descendante des Anciens Maîtres d’esclaves ? N’est-
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ce pas un problème que de s’unir avec une personne dont la couleur de la peau
symbolise plutôt la petitesse et la honte ? Pareilles barrières politico-sociologiques
se retrouvent en Afrique du Sud à cause de la Ségrégation raciale. Certes ces
interdictions s’originent dans des idéologies ou systèmes politiques ou dans des
mouvements historiques bien localisés dans le temps. Mais de telles attitudes ne
rendent pas moins compte de blocages systémiques et systématiques. On rencontrait
pareils interdits dans certaines régions de l’Afrique traditionnelle. Parfois des
mariages sont interdits entre certaines tribus ou villages, soit sur ordre des chefs de
clan, soit, dit-on, sur recommandation des esprits des ancêtres. Il existe aussi des
attributs matrimoniaux qui font qu’on est tenu de se marier dans le village où l’on
naît. Mais on le voit encore aujourd’hui dans nos sociétés. L’union entre une femme
de couleur et un homme blanc ou entre une femme blanche et un homme de couleur,
intrigue parfois les familles et ce dans les deux sens. Les familles respectives
s’interrogent sur la différence de culture, elles ont peur de l’altérité. Même si elles
finissent par se plier à la volonté du futur couple, les « arrière-pensées » subsistent
dans les esprits. On a l’impression qu’il y a quelque chose d’anormal ou de contrenature.
Les deux exemples évoqués plus haut montrent bien que notre éducation,
notre culture ou encore notre société ne sont pas toujours bonnes conseillères. Les
exigences culturelles exercent souvent une certaine violence sur l’homme faisant
ainsi obstacle à la créativité et à l’épanouissement de la nature humaine. Ces
exemples illustrent à chaque fois une opposition entre deux principes : celui de la
nature et celui de la société. Nous pouvons observer que les problèmes liés à la
mixité sociale ne relèvent pas uniquement de la sociologie, de la psychologie ou
encore de l’anthropologie. Ils relèvent aussi de la philosophie. Les conséquences au
plan moral, psychologique, ou encore social sont énormes et doivent être prises en
considération. Mais le fond du problème est philosophique, au sens où ces
problèmes sont la conséquence d’une vision du monde. Rapportés à une
problématique philosophique, ces problèmes exigent aussi des réponses d’ordre
philosophique. Or la philosophie est essentiellement recherche du sens et de la
finalité de l’existence humaine. Dans ces circonstances précises, on devrait se
réinterroger sur ce qui donne sens à notre vie et à notre société. Quelles sont les
vraies valeurs que doit défendre la société pour garantir à tous ses membres et à
chacun un certain épanouissement ? Il ne s’agit pas de se rebeller contre les règles
sociales, loin s’en faut. La question de l’affinité naturelle dans les compositions
mixtes veut considérer le questionnement sur le problème des valeurs comme une
exigence rationnelle. D’un point de vue philosophique, on peut considérer qu’une
interdiction n’a de sens que si elle se fonde sur des valeurs importantes, telles que la
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liberté, l’égalité ou encore sur des droits naturels à savoir le droit à la vie, au
bonheur, ou encore sur des valeurs morales telles que le respect de la personne et de
la dignité humaine. A la vérité, il faut reconnaître qu’aucune composition mixte ne
remet en cause de tels droits et valeurs. Notre vision de l'homme et du monde ne
devrait-elle pas évoluer? Ne doit-elle pas prendre en compte à la fois la dimension
sociale et la dimension naturelle de l’homme ? Notre regard sur les compositions
mixtes en société doit être tolérant, il doit simplement être raisonnable. Il nous faut
éviter des stigmatisations, sortir de nos carcans familiaux pour regarder toute réalité
nouvelle comme une auto réalisation de la raison qui gouverne le monde et la nature.
En guise de conclusion je voudrais faire observer que la société devrait
penser à revisiter et à réviser ses critères de classification et de catégorisation. Le
principe fondateur de l’affinité chimique, attraction, adhésion ou union intime, puis
possibilité de séparation ne devrait-il pas être pris en considération ? Si on devait
établir des systèmes sociaux de classification, ne faudrait-il pas tenir compte à la fois
des acquis socioculturels et des affinités naturelles ? Si une telle démarche n’est pas
impossible, encore faut-il avoir une volonté socio-philosophique pour s’y investir.
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BIBLIOGRAPHIE
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ROUSSEAU (Jean-Jacques), Julie ou la Nouvelle Héloïse, Paris, GarnierFlammarion, 1971, 610 pages.
PHILIPPE (Claudine), VARRO (Gabrielle), NEYRAND (Gérard), (Sous la
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