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Chemins de traverse
«Il faut qu’on parle de Kevin» (We need to talk about Kevin)
Commentaire présenté lors du Congrès de la Société Canadienne de Psychanalyse tenu à
Québec, le 5 juin 2015.
Lorraine Boucher
Il faut qu’on parle de Kevin est un film coup-de-poing. Il n’est pas facile d’arriver à sa suite pour
le discuter. Il y a là un exercice empreint de deuils : l’analyste discutant renonce à l’intimité
d’une analyse, mais accepte l’invitation que lui offre l’œuvre fictionnelle de grande valeur
artistique, aucunement basée sur une histoire de vie réelle, mais magnifiquement parlante
pour le large public.
Le film de Lynne Ramsay, en compétition à Cannes en 2011, dure près de deux heures. Le livre
de la romancière, Lionel Shriver (Margaret Ann Shriver), sur lequel le film est basé, contient plus
de 600 pages. Il fut écrit, aux aveux de l’auteur, pour la guérir de son désir d’enfant. Publié 8
ans plus tôt, en 2003, le livre est plus explicite et s’avère pour les psychanalystes beaucoup plus
intéressant, plus détaillé sur les histoires individuelles et intergénérationnelles des protagonistes.
Le manuscrit du livre avait été refusé par 17 éditeurs américains et une trentaine d’éditeurs
anglais avant qu’il ne soit publié en Angleterre. Il a gagné le prix Orange décerné par un
public féminin en 2005. Il fut à l’origine d’une série radiophonique de 10 épisodes de 15
minutes produite par la BBC.
Le film est monté en temps superposés, avec de multiples allers-retours et pour conclusion, le
massacre final ainsi que la dernière visite de la mère au centre de détention pour mineurs
avant le transfert de Kevin chez les adultes. Dans le livre, il est fait référence à ce fameux jeudi
sanglant dans une série de lettres écrites par Eva, la mère, de novembre 2000 à avril 2011, soit
peu avant les dix-huit ans de Kevin. Les événements tragiques remontent à l’arrivée des 16 ans
de Kevin et à l’échéance d’une séparation conjugale. Dans le livre, les morts du père, Franklin,
et de la fille, Célia, sont aussi tenues secrètes jusqu’à la fin sous le couvert de la séparation
maritale. Sous forme épistolaire, Eva révèle plusieurs secrets lourds de conséquences à son mari
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dont elle est tristement séparée et dont elle s’ennuie. Celui-ci demeure un personnage
hautement idéalisé, associé à des souvenirs d’amoureux compétent, même si le discours que
tient Eva au fil du roman pourrait l’amener à une appréciation plus nuancée de son mari. En
effet, il est étonnant qu’elle ne se soit pas inquiétée davantage de l’ambivalence de ce père à
son égard et à l’égard du maternel.
Le film a été qualifié d’œuvre en soi, différente du livre, par Lionel Schriver. De nombreux
dialogues sont des répliques tirées telles quelles du livre. La dimension épistolaire de l’adresse
au père par Eva étant évacuée par le film, les importants troubles conjugaux sont mis de côté.
Nous les sentons seulement un peu. Il en est ainsi des détails sur les données
intergénérationnelles et identificatoires des parents. Les descriptions détaillées des méfaits de
Kevin laissés sans suite entraînent le lecteur, à la manière d’une série noire, vers une inquiétude
croissante qui le sollicite de plus en plus. La mère voit les manœuvres délictueuses de Kevin,
mais n’en fait pas grand-chose pour ne pas contredire un père qu’elle idéalise et pour éviter les
conflits avec lui comme avec elle-même. Elle est très préoccupée par ses propres enjeux
narcissiques, se croyant sans cesse à risque de se faire reprocher d’être sans amour pour son
fils. D’autre part, Franklin, le père, semble en campagne perpétuelle pour innocenter Kevin, aux
dépens de sa femme, malgré des évidences contraires de plus en plus criantes. Plusieurs
personnes (gynécologue, enseignants, policiers, parents voisins) ont tenté d’alerter les parents
à la dépression post-partum et à la contribution malfaisante de leur fils, sans parvenir à
compromettre ce contrat malsain de silence dans le couple sur leur fils et sur leur
dysfonctionnement conjugal. Le titre «Il faut qu’on parle de Kevin» ou «We need to talk about
Kevin», reconnaît ce qui a manqué dans le couple parental. Le livre fait la démonstration que
cette mère a un rapport fantasmatique avec un homme imaginaire qui n’existe pas, pendant
que le père est en relation imaginaire avec un fils idéal qui n’existe pas davantage. La sœur,
Célia, est une proie facile tant elle est laissée pour compte tout en s’identifiant à sa mère.
La réalisatrice du film a dû procéder à un découpage douloureux. Elle s’est concentrée sur le
tourment maternel et sur le lien particulier entre la mère et le fils. Le film reconstruit, à la suite
du jeudi sanglant, le vécu claustro-agoraphobique de cette femme très compétente
professionnellement, très aventurière dans le domaine des livres de voyage. Le vécu claustro-
agoraphobique mère-enfant est là depuis les tout débuts de cette relation mère-fils, voire
depuis la grossesse.
Le sang, la couleur rouge dominent la pellicule. Les plans sont serrés. Le film nous fait ressentir
l’étouffement, la solitude tragique, l’environnement hostile et accusateur, le besoin de punition
de cette mère qui se débat avec une culpabilité monstre. En flashback, nous observons
l’appréhension constante pour tout ce que Kevin va encore et encore provoquer dans son
environnement, comme si Kevin donnait peu à peu confirmation à la projection maternelle de
catastrophes appréhendées. Notons que le livre nous informe sur cette inquiétude ancienne
concernant les faits et gestes de l’enfant alors même qu’il est nourrisson et qu’il ne peut encore
avoir d’intentionnalité destructrice.
La construction du film a demandé beaucoup de minutie. Pour en donner un exemple,
reprenons les 5 premières séquences :
1. Le rideau flotte dans une porte patio qui mène au père et à Célia. La levée du rideau nous
mènera ultérieurement à l’évidence du parricide et du fratricide, atypie dans les situations de
tuerie dans les collèges.
2. La fête de la tomate en Espagne: un magma de corps humains enchevêtrés, allusion au
bain de sang et allusion à l’inceste psychique. Le manque de différenciation sera aussi illustré
par les bains du visage de la mère confondu avec le visage du fils. Que voit Narcisse lorsqu’il
s’approche de l’eau ?
3. Le sang au réveil sur le visage de la mère, la couleur de la maison laquée de rouge : des
voisins lui font payer cher sa maternalité assassine. Eva est assaillie de toute part, de l’intérieur
comme de l’extérieur. Qui est assassin ? Qui est la mère ? Nous apprenons dans le livre qu’Eva
se sent devenir agoraphobe comme sa mère, recluse de toujours, alors qu’Eva, encore trop
petite, était envoyée de par le monde faire les courses maternelles.
4. La poignée de porte s’arrache. Le passé d’Eva tombe en morceau. La déchéance financière
et intérieure se fait visible.
5. Une scène apparaît qui réapparaîtra à la fin du film : Celia a l’œil bandé, Kevin porte un lourd
dessein, la mère part au travail. Tout le drame est annoncé par l’énigme de cette scène
récurrente dans le film. Notons que dans le livre, assez différemment, Celia s’accroche à sa
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mère en ce jeudi fatidique et Kevin demande à Eva si elle ne veut pas donner un dernier baiser
à sa fille.
Dans le film, nous passons des scènes de la prison de Kevin à la prison d’Eva : ses souvenirs de
grossesse déprimante, d’une naissance traumatique. Les scènes de difficulté relationnelle
précoce sont patentes. Eva semble aussi défensive face au nourrisson que le fils l’est
maintenant avec sa mère en prison. Le roman précise un changement qualitatif immédiat
apparu dans la relation du couple parental : le père se fait contrôlant de la mère dès le début
de cette grossesse, transférant son lien privilégié vers le fils à venir.
Il sera question de pleurs incoercibles, de refus du sein, de malaise évident entre la mère et son
fils, des conseils plus ou moins discréditant du père, d’apathie chez Kevin, de retard de
langage, de gnagna-écholalie, de rejet de nourriture, d’entraînement à la propreté perverti par
un jeu de pouvoir malsain. Dans le roman, il y a mésentente entre les parents sur l’importance
d’un entraînement à la propreté, le père ne voyant aucun inconvénient à ce que Kevin soit en
couches à l’entrée scolaire. L’asservissement de la mère au père est entremêlé à l’entraînement
à la propreté qu’elle offre au fils. De nombreux déplacements de colère et d’impuissance au
sein du couple prennent, à tort, le chemin de la relation mère-fils: «Je n’ai jamais vu mon fils
comme un bébé, pour moi il était grand». Kevin ne demande pas d’aide, même malade; il
énonce sans cesse ce qu’il n’aime pas sans pouvoir préciser ce qu’il aime. Le pédiatre ne
semble pas avoir poussé plus loin l’interrogation que la mère amène en parlant d’autisme. Il
parle d’apathie sans plus. Or, Eva cherchait un diagnostic qui lui aurait au moins permis d’avoir
de la sympathie pour son fils.
Dépendante dans son lien affectif, Eva n’investigue pas davantage; elle attend que le secours
ne vienne essentiellement que du père. Notons qu’Eva est née dans une famille marquée par
le génocide arménien. Son père est né en camp de concentration. Son grand-père paternel a
été abattu. Son père, immigré aux États-Unis, est mort en l945 à la fin de la Deuxième Guerre
mondiale, au-dessus du Japon. Eva est née, peu après la mort de son père, à la suite de la
dernière permission de ce dernier. Le nom de famille donné à Kevin, Khatchadourian, vient
d’une discussion épique entre Eva et Franklin. L’importance de la survie arménienne est mise
de l’avant. Le compromis sera le prénom américain. Dans le roman, Eva dit de sa mère
arménienne qu’elle est, comme tous les Arméniens, douée pour le chagrin, et comme ellemême maintenant. Le roman nous apprend que la mère d’Eva a réagi d’une façon tout à fait
inattendue lorsque sa fille lui annonce la tuerie faite par Kevin. Cette mère anxieuse réagit avec
gravité, mais sans perdre son sang-froid. Cette annonce a semblé libérer la grand-mère qui
s’est faite pour la première fois parent, aux dires d’Eva. La grand-mère arménienne a su
immédiatement surmonter son agoraphobie de toujours pour venir soutenir sa fille en prenant
l’avion.
Je
passe sur quelques plans du film pour déplorer le peu de mise en sens offert à l’enfant sur
ce qu’il émet véritablement. Nous voyons de grandes difficultés chez la mère, comme chez le
père, à apprécier les manifestations de l’enfant, à leur donner d’autres sens qu’hostiles ou
banaux. La capacité de rêverie est compromise. Il y a faillite du mirorring, du handling et du
holding.
Pour s’évader, sur place, de sa maison cossue, Eva se fait une pièce à elle. Le roman
précise qu’elle revient alors d’une absence en Afrique de 3 mois. Kevin a 4 ans. Elle vient de
renoncer à repartir pour se consacrer à son fils. Devant le dégât à la peinture, elle ne fait pas le
lien entre la colère du fils et son absence récente ; de plus, elle ne peut recevoir la contribution
qu’il désire apporter à l’aspect des lieux. La mise en sens et la créativité partagée semblent
impossibles. Interfère aussi, nous l’apprenons dans le livre, le contentieux important mère-père
autour de l’achat de la maison et surtout de l’achat de ce fusil à eau donné par le père au fils.
Sous-jacente, nous pouvons voir une critique de la société américaine et de son parti pris pour
les armes.
L’épisode du bras cassé, quand Kevin a 6 ans, sur fond d’enseignement des mathématiques,
scelle une union tyrannique fils-mère, tout en écartant le père dans sa fonction. En prison,
Kevin précise : «C’est la seule chose sincère que tu as faite... Les chats, il faut leur coller le nez
dans leur propre merde.» Pour ma part, je crois que Kevin recherchait, même très jeune, une
marque tangible de haine objective.
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Eva tente d’échapper par une nouvelle grossesse à ce contrat faustien qui se fait plus étouffant.
Cette fois, il n’y a pas de dialogue conjugal autour de la décision. Kevin est plus perceptif de
l’évidence de cette grossesse que le père lui-même. Dans la scène qui suit, Kevin casse tous les
bébés-crayons : «Tu es habitué à moi, cela ne veut pas dire que tu m’aimes». La mise en sens
de l’inquiétude d’abandon pour ce garçon reste une quête sans réponse.
Signe avant-coureur de ce qui sera plus tard l’attaque des yeux de Celia par un produit corrosif,
la première rencontre de Kevin avec sa soeur est marquée du sceau des gouttes d’eau dans les
yeux. Celia deviendra peu à peu l’ombre consentante au sein d’une relation perverse avec son
frère dont elle attend plus qu’elle ne reçoit. Celia est pétrie de phobies diverses, dont la phobie
des aspirateurs. Nous voyons dans le film l’attaque de Kevin à l’aspirateur dans les cheveux de
sa sœur.
Le film évoque ensuite sur un mode condensé plusieurs scènes de provocation de plus en plus
raffinée du fils. C’est une part descriptive importante du roman. La masturbation tapageuse, le
dîner au restaurant, le virus informatique : Kevin semble rechercher l’hyper- attention vigilante,
mais il rejette le rapprochement.
Au Noël précédant de quelques mois le jeudi sanglant, le père offre une arbalète, qui sera
l’arme du crime dans le livre, alors que dans le film ce sera un arc. La mère est inquiète,
l’atmosphère est lugubre. Le spectateur est inquiet aussi pour le petit animal qu’a reçu Celia en
cadeau. Qui aura ouvert la cage de l’animal? Nous ne le saurons pas. Et qui aura amené le
produit corrosif dans l’œil de Celia ? Un doute. Le père envoie la mère voir un psy plutôt que
d’envisager la participation de Kevin à cette perte considérable pour Celia.
Le retour des parents sur l’événement en présence de Kevin est difficile à regarder. Le père
attend de sa femme qu’elle évite à tout prix que son fils ne se sente coupable. Kevin est
provocant avec les lychees rappelant la morsure des globes oculaires.
La réalisatrice installe à la suite de cette scène la demande de séparation conjugale.
Kevin surprend la conversation des parents sur la séparation: «Je suis le contexte», dit-il. Dans le
roman, Eva croit que c’est ce jour-là qu’il décide de la suite sanglante. La naissance mal
accueillie de Kevin a tout pour avoir suscité chez lui un sentiment de culpabilité primaire
important, un sentiment d’être l’auteur de la destruction du monde. Freud parle du criminel
par sentiment de culpabilité inconsciente. La recherche de punition sera conséquente.
Après l’annonce de la séparation conjugale arrivent les cadenas, avec un bruit de sonnette
que nous aurions aimé signal d’alarme. Nous retournons à la scène énigmatique du début du
film, le matin du sinistre jeudi. Quelques heures plus tard, les pompiers coupent les cadenas
pour laisser sortir les victimes : 9 morts transpercés de flèches, dont 7 élèves, un professeur et
un employé de cafétéria. Dans le roman, Kevin avait tout prévu. Il avait falsifié une lettre du
directeur convoquant au gymnase les récipiendaires de faux prix d’excellence. Les
caractéristiques de chacun selon le Kevin du roman: ils avaient une passion dérangeante, une
quête d’être entendus ou regardés, et surtout, tous l’énervaient.
La sortie du fils par les policiers nous offre un Kevin triomphant. Nous sommes, selon l’auteur,
deux semaines avant la tragédie de Colombine. La romancière ne parle pas d’un fait réel, mais
s’inspire de ce qu’elle a lu sur le sujet des tueries dans les collèges américains.
Eva revient à la maison. Elle découvre son mari et sa fille criblés de flèches. Dans le roman, la
scène est plus lugubre encore. Celia est attachée à la cible et le père semble avoir voulu trop
tard la secourir. L’œil de verre de Célia est manquant. Cet œil de verre, tel un fétiche, sera
utilisé par Kevin pour faire réagir sa mère lorsqu’elle le visitera ultérieurement en prison.
Dans le film, lors de la dernière scène en prison, à la demande de la mère sur le pourquoi,
nous voyons Kevin, perplexe, cheveux courts, cicatrices apparentes, répondre : « Je croyais le
savoir, mais je ne sais plus trop pourquoi j’ai fait cela.»
Remarquons que dans le roman, au cours des visites à la prison, quelque chose de plus
authentique se tisse entre la mère et le fils. Leurs dialogues sont très souvent crus et corsés. À
l’approche du grand pénitencier, Kevin devient plus fragile. Il accepte enfin le soutien qu’Eva
peut lui apporter. Il a confectionné un petit cercueil qu’il ne veut pas qu’elle ouvre. «Je
m’excuse», dit-il péniblement.
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Je vais conclure ce regard que j’ai choisi clinique sur ce film et ce qui lui était sous-jacent.
Plusieurs avenues théoriques se dessinent. Le criminel par sentiment de culpabilité, la pulsion
de mort et l’enfant mal accueilli, la rage de la trop longue attente de nourriture affective, la
haine nécessaire chez la mère à la condition qu’elle soit bien tempérée et pas trop
contrinvestie. Il y a aussi l’effet des génocides sur les générations suivantes. Le film aborde
l’histoire difficile d’un enfant qui n’a pas rencontré dans son environnement les conditions
nécessaires à l’établissement d’un lien structurant. Le surmoi est lacunaire, le moi très défensif,
les pulsions agressives mal liées, un aménagement pervers s’est mis en place. La pathologie
familiale est abondamment illustrée. L’enfant ne peut être satisfait, créer son monde en saine
omnipotence et tout simplement jouer. D’entrée de jeu, les projections sont massives, de la
mère comme du père. L’enfant ne peut se voir lui-même dans les yeux de ces derniers. Il ne
peut se voir bon ou moins bon, tel qu’il est vraiment lorsqu’il tente d’apporter sa contribution.
Par ailleurs, l’isolement de la famille redouble l’absence de regard structurant. Il aura fallu ces
rencontres en prison, franches et régulières, pour que s’installent les prémisses d’une relation
plus authentique entre la mère et le fils.
Enfin, combien de fois, à l’évocation de ces vies tragiques, au visionnement du film ou à la
lecture du roman, aurions-nous souhaité que de l’aide puisse être apportée à tous ces
personnages.

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