Étude comparée de trois icônes représentant Saint Georges

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Étude comparée de trois icônes représentant Saint Georges
Marie Bellando Mitjans - M2 CIMER - 2014/2015
Étude comparée de trois icônes
représentant Saint Georges
terrassant le Dragon
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Introduction
Saint Georges et le dragon est une figure centrale de la chrétienté, toutes
mouvances confondues, il est l’image du bien vainqueur sur le mal, de la foi sur le
démon. De ce fait, Saint Georges devient le saint patron de nombreux pays, villes et
populations, dont la Russie, où il est même l’emblème de l’ordre militaire éponyme.
Sa légende veut qu’il ait été un officier romain, ayant rencontré un dragon en
traversant la Libye sur son cheval blanc. Il transperce de sa lance le dragon, avec l’aide
du Christ et de sa foi, et libère de ce fait le village avoisinant qui sacrifiait ses enfants à
la bête.
En occident comme en orient, il est représenté en armure, muni d’une lance,
montant un cheval blanc. En occident l’accent est souvent porté sur la ville et la jeune
fille qu’il délivre du dragon. Le dragon lui-même est habituellement un hybride entre
un crocodile et un lion. Ces représentations évoluent avec le temps, comme nous
allons le voir dans le présent dossier, dans les icônes russes.
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École de Novgorod, XIVe siècle
conservée au Musée National russe, Moscou, Russie, 58,5 x42 cm
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L’école de Novgorod
Novgorod, à quelques 1100 km au nord de Kiev, est le plus ancien centre de
création iconographique de Russie. Auparavant, la Russie kiévienne avait pour
habitude d’acheter, rapporter ou copier des icônes grecques et byzantines. Mais cette
influence prend fin subitement lors de la prise de Constantinople par les Croisés en
1204, avant que la Russie elle-même ne fuit vers le nord pour échapper aux invasions
mongoles. La population russe se concentre donc autour de deux villes : Novgorod et
Pskov – dont nous reparlerons plus loin.
L’école de Novgorod est particulièrement connue pour son icône du XIe siècle
représentant Saints Pierre et Paul. Cette image, bien qu’encore tributaire des canons
byzantins, amorce la définition d’un standard iconique russe : les visages vont
s’allonger, les couleurs deviennent plus vives, les yeux vont s’agrandir et les autres
organes sensoriels vont devenir de plus en plus discrets. Cette école disparaît à la fin
du XVe siècle, lorsque Moscou devient le siège politique, économique et religieux de la
Russie.
L’icône
Le fond de l’image est rouge. Cette particularité de l’école de Novgorod renvoie
au principe russe qui assimile rouge et beau. Ce rouge est bien sûr la couleur des
puissants, l’écho de la pourpre impériale byzantine, et quoi de plus puissant que le
divin ? La composition générale de l’icône est orientée vers la droite, dans le sens de
lecture, et selon une lecture sémiologique, vers l’avenir, donnant l’impression que
Saint Georges continuera son combat contre le mal encore et encore. Au premier
regard on note l’importance du « hors cadre » l’auréole, la lance, la main droite, le
manteau du saint dépasse de l’image, de même qu’une des pattes de son cheval. Ce
choix pictural donne l’impression que Saint Georges excède la réalité terrestre, ne peut
être contenu en celle-ci, tout en conférant à l’image un grand dynamisme. L’oblique
créé par la lance du saint divise l’image en deux parties inégales. La partie inférieure
gauche, légèrement plus grande, représente le monde matériel, on y trouve les
montagnes du paysage, le dragon, la moitié du corps du cheval. La partie supérieure
droite représente le monde spirituel, on y trouve le saint et la main de Dieu dépassant
des nuages.
La figure du saint occupe la moitié supérieure de l’image. Son corps n’est pas
anatomiquement correct : son buste est imposant sur des jambes et des bras courts.
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Son visage n’a pas encore des proportions « russes » : ses yeux, nez, bouche sont
proportionnellement cohérents, comparés aux images plus tardives, comme celle de
l’école de Pskov, ci-après. Il est vêtu de brun, vert et gris. Ces tons naturels et ternes
offrent un contraste saisissant avec le fond de l’icône. Son vêtement offre une grande
richesse de détail dans le travail des plis, assez artificiel, mais qui donne importance et
noblesse au personnage, de même que les discrets ornements de ses poignets et de
l’harnachement de son cheval. Le cheval de cette image est blanc tout comme l’auréole
du saint (il s’agit des deux seules formes blanches de l’icône), il offre un contraste
extrême avec le reste de l’image et semble presque faire écran entre Georges et le
dragon, qu’il enjambe et piétine avec grâce et aisance. La silhouette du cheval n’est pas
plus réaliste que celle du saint : ses pattes sont démesurément longues et fines, son cou
large et puissant donne un air déterminé à sa tête qui regarde le dragon en contre bas.
Son œil est particulièrement expressif, fait remarquable par rapport aux œuvres
occidentales de l’époque qui ne s’intéressent pas aussi en détail aux figures animales.
Le dragon adopte une forme reptilienne, il est gris et écailleux, excepté pour ses
pattes et sa tête, brunes. Ses pattes sont aillées et griffues, il porte des cornes, crache
du feu et son œil est grand ouvert, échangeant apparemment un regard avec le cheval.
La lance le transperce par la bouche et ressort au-dessus de l’œil, ce qui est la
disposition canonique de ce motif dans les icônes. Le dragon n’occupe qu’un tiers de
la composition, il est d’autant plus clair qu’il est écrasé par la puissance du saint.
L’angle supérieur droit est occupé par un quart de cercle gris représentant un
nuage dont sort la main de Dieu bénissant le saint, témoignant de la bienfaisance de
son action. Là encore il s’agit d’un des canons de la représentation de ce saint.
Le décor de cette scène est simple, mais soigné. Il consiste en des montagnes
stylisées occupant un tiers de la surface de l’icône. Ces montagnes, d’un brun assez
clair, contrastent fortement avec le trou béant de la grotte dont surgit le dragon. 5
École de Pskov, XVIe siècle
conservée au Musée des Beaux Arts de Carélie, Petrozavodsk, Russie, 73x54 cm
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L’école de Pskov
Pskov est situé non loin de Novgorod, son école s’est créée dans les mêmes
conditions que celle-ci. Cependant, les icônes de Pskov sont réalisées pas des artistes
formés à la fresque, leurs fonds sont donc généralement jaune, comme il était d’usage
pour les murs. Les couleurs rouge et verte sont utilisées avec parcimonie, étant plus
chères, ces artistes avaient pour habitude de limiter leur utilisation murale et ont gardé
les mêmes réflexes même sur des supports plus petits. Cet héritage offre également un
bénéfice de taille : il différencie les deux écoles de Novgorod et Pskov, qui bien
entendu ne souhaitaient pas être amalgamées.
L’école de Pskov connaitra une histoire plus longue, car ses artistes ne partent
pas à Moscou, ce qui explique que l’on trouve des icônes de Pskov datant de deux
siècles après l’école de Novgorod.
L’icône
Si les formes de l’icône de Novgorod – précédemment décrite – sont légères,
fluides et délicates, peintent avec un très grand soin, celle-ci semble beaucoup plus
massive et rigide. Le fond est entièrement jaune. Comme l’icône précédente, la
composition est orientée vers la droite. La patte avant gauche du cheval sort du cadre,
mais n’est pas peinte en dehors de celui-ci, contrairement à l’icône de Novgorod. La
main et l’auréole du saint sont à l’extrême bord de la composition, mais n’en sortent
pas. Le saint n’excède plus la surface de bois, il la remplit tout entière. La lance crée
une césure de l’image : la partie gauche représente environ les deux tiers de l’icône,
tandis que la partie « céleste » semble minuscule et tassée autour du coin supérieur
droit et de la main bénissante de Dieu. Si l’icône novgorodienne présentait une légère
iniquité entre les deux parties, elle n’allait pas jusqu’à cette disproportion. Le monde
matériel englobe ici la quasi-totalité du corps du saint, excepté son bras gauche et sa
tête. On retrouve également dans cette partie le cheval (hormis sa tête) et le dragon.
La silhouette du saint occupe les deux tiers supérieurs de l’icône – une place
plus grande que dans l’icône de Novgorod. Son corps semble plus proportionné, mais
très trapu. Il a le teint sombre et ses traits sont plus proches des standards russes : les
yeux sont agrandis et soulignés par des ombres, le nez très long et fin, la bouche à
peine visible et le menton modelé. Son auréole est recouverte de feuille d’or, dans le
but d’illustrer par le métal la lumière divine. Il est vêtu d’une armure à la mode de
l’époque et d’un manteau rouge. Le rouge du manteau est bien sur une reprise du
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rouge impérial. Comme dans l’icône de Novgorod, son vêtement est très détaillé : plis,
tissage de l’armure… de même que l’harnachement du cheval et sa crinière sont
réalisés avec précision et recherche.
Le cheval est, ici aussi, blanc. Cette couleur n’offre pas ici un contraste aussi
efficace que celui de l’icône novgorodienne, et l’on peut penser que le blanc fait ici
uniquement référence à la pureté. Cette symbolique, encore appuyée par la crinière
blonde, permet de souligner la sainteté et l’acte héroïque de Georges, qui ne peut pas
lui-même porter cette couleur, réservée aux figures du Christ ou des ecclésiastiques.
Le cheval piétine avec force le dragon, avec une patte parfaitement verticale. Le corps
du cheval est plus réaliste dans ses proportions que son homologue de Novgorod,
malgré la grande rectitude de ses membres et la géométrisation de ses formes. Son œil
est face au spectateur. On peut y lire une interrogation, qui inviterait le fidèle à abattre
le mal avec la même force et détermination que Saint Georges.
Le dragon est assez semblable à celui de Novgorod : un corps de serpent et des
pattes aillés. Cependant il diffère en divers points. Ses écailles sont traitées avec
énormément de détails et de rehauts colorés. Il est représenté comme beaucoup plus
écrasé, plaqué au sol, beaucoup plus « terrassé », n’occupant que le quart inférieur de
l’image.
L’angle supérieur droit est toujours occupé par la main de Dieu bénissant le
saint, sortant d’un nuage.
Le décor est pratiquement inexistant, il n’occupe que le quart inférieur de
l’image, de couleur verte sombre il semble être constitué de formes végétales stylisées.
Cette couleur sombre, assez proche de celle du dragon, semble le camoufler, le
rendant plus difficile à discerner et à abattre. Ce fait couplé avec l’expression de l’œil
du cheval peut laisser penser à une lecture moralisatrice de l’image : le mal se cache
partout et il est du devoir de chaque chrétien de le trouver et l’écraser.
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École de Palekh, XVIIIe siècle
conservée au Musée étatique d’Art de Palekh, Palekh, Russie, 30x26,5 cm
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L’école de Palekh
L’école de Palekh est connue principalement pour ses miniatures et peintures
décoratives. Mais cette facette de création n’est apparue qu’au XXe siècle, avec la
Révolution d’Octobre. Avant cela, les artistes de Palekh réalisaient des icônes et
peintures murales. Née au XVIIe siècle, cette école est fortement influencée, comme
on le voit, par l’art occidental. Les icônes de Palekh sont donc caractérisées par des
décors architecturaux miniatures et très détaillés ainsi que des motifs inspirés des
représentations de la nature dans la Renaissance italienne. L’école ne perd pas pour
autant de vue les traditions iconographiques précédentes, les fonds jaunes de Pskov
persistent dans les fonds or. Les tons utilisés à Palekh sont le bleu et les tons rouges et
dorés, ce qui crée en vieillissant des teintes grisâtres et verdâtres, qu’il faut imaginer
plus claires et lumineuses.
L’icône
L’icône de Palekh semble radicalement différente des deux images précédentes.
Cependant, on note plusieurs points semblables : le saint et son cheval sont orientés
vers la droite et le ciel est traité en aplat de couleur, ici l’or. Dans cette image, rien ne
dépasse du cadre, l’image est traitée comme un tableau, elle accepte les limites du
support et s’y plie. La lance du saint crée toujours une oblique, mais elle ne traverse
pas de part en part l’image. Si l’on reprend la même lecture de la division spatiale ainsi
créé, le monde terrestre est plus petit que dans les images précédentes, il occupe moins
de la moitié de la surface. Le dragon est placé sur la même diagonale, à cheval sur
celle-ci. La partie « céleste » du tableau est emplie d’architecture qui font penser à une
représentation de la Jérusalem céleste. Le ciel est orné de deux nuages, l’un portant
Dieu bénissant le saint, l’autre portant un ange couronnant le saint.
Georges occupe le centre de l’image en hauteur et sa moitié gauche. Comme il
est d’usage à Palekh, son corps est tout à fait proportionné et réaliste, selon les canons
de la Renaissance, bien que son teint reste sombre à la manière des icônes de Pskov.
Vêtu d’une armure et d’un manteau, évoquant à la fois la mode de l’époque et les
stéréotypes antiques et médiévaux. Les couleurs de ses vêtements semblent plus
symboliques qu’auparavant. Son armure d’or fait écho à la nature divine et spirituelle
de son combat, quand le manteau rouge-orangé renvoie à la beauté, l’importance et le
courage. L’auréole est du même or que le fond de l’image, délimitée par un cerne
rouge et surplombée d’une couronne, dorée elle aussi. Comme dans une peinture
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occidentale le vêtement, l’harnachement et le cheval sont traités avec énormément de
détails dans les plis et les ornements métalliques.
La monture de Saint Georges, probablement blanche à l’origine, n’offre aucun
contraste avec le fond et ne représente donc que la pureté du combat. Ici le cheval ne
piétine pas le dragon, il se cabre devant lui. La lance ne le transperce d’ailleurs pas
encore, l’artiste nous montre la scène juste avant le terrassement du dragon. Le cheval
regarde, comme à Pskov, le spectateur, mais son regard est plus vide, il ressemble aux
montures occidentales : c’est un simple animal.
Le dragon paraît petit, grand à peine comme un chien. Son corps dispose de
quatre pattes, une queue longue et d’ailes. Il ne semble absolument pas menaçant, il
n’occupe que le neuvième inférieur droit de l’image et est tenu en laisse par un
personnage, semble-t-il, féminin. On pourrait lire ici dans cette disposition une mise
en garde contre les péchés de chair et les femmes en général qui depuis la tsarine
Solomona (première épouse de Vassili III) sont régulièrement accusées de sorcellerie.
Le décor est beaucoup plus complexe que dans les icônes précédentes. Au
second plan prend place un décor naturel, doté d’arbres, fleuve, bateau, villages, qui se
situent sous la figure du saint. Devant le saint se trouve une ville et ses nombreuses
architectures. Sur le balcon de la première bâtisse, deux personnages semblent
incarner le Tsar et la Tsarine, se tenant sur des trônes riches et portant des couronnes
d’or. Cette disposition des souverains en surplomb du saint peut se lire de deux
manières. La première est celle de Saint Georges, comme chevalier, se battant pour le
pouvoir politique russe. La deuxième, si l’on associe la ville à la Jérusalem céleste, est
l’assimilation de Saint-Petersbourg (récemment devenue capitale) à celle-ci.
L’image de Dieu dans le ciel est interpellante. Il est petit, dans le respect des
règles de la perspective de l’image, mais ce fait donne une tout autre impression. Dieu
semble être lointain, moins important que le monde terrestre et politique, moins
important – par la taille au moins – que le pouvoir séculier.
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Conclusion
Ces trois icônes représentant Saint Georges terrassant le Dragon sont
différentes tout en exploitant certains motifs récurrents : l’orientation vers la droite du
saint, la blancheur du cheval et la bénédiction par Dieu.
Ces images sont également témoins de l’évolution de l’histoire de l’image
liturgique en Russie. D’abord attachées à l’idée d’image « non faite de main
d’homme » divine et mystérieuse, elles semblent avoir du mal à se limiter à la surface
de bois, jusqu’à l’arrivée des influences occidentales où l’image devient œuvre d’art.
L’icône devient au fil du temps de moins en moins stylisée et de plus en plus
complexe, elle devient aussi de plus en plus calquée sur des réalités matérielles, voire
politiques. Cet ancrage politique est amorcé par l’icône Bénie soit l’armée du Souverain
céleste où des réalités contemporaines telles qu’Ivan IV et la ville de Kazan sont
explicitement représentées pour figurer des évocations bibliques.
Cette tendance ne cesse absolument pas avec l’arrivée du communisme, car les
schémas de construction des icônes restent tant ancrés dans l’imaginaire collectif russe
qu’ils sont exploités dans les affiches et autres images de propagandes.
Bibliographie
• FÉRAULT D. et TRADIGO A., Icônes et saints d’Orient, Hazan, Paris, 2009, 383 p.
• MEDVEDKOVA O., Les icônes en Russie, Gallimard Découvertes, Paris, 2010, 128 p.
• VELMANS T. (dir.), Icônes : le monde orthodoxe après Byzance, Hazan, Paris, 2005, 238 p.
• VELMANS T., L’Art de l’icône, Citadelles & Mazenod, Paris, 2013, 383 p.
• portail internet russe de l’art religieux : www.icon-art.info
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