le couple libre - Clarence Edgard-Rosa

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le couple libre - Clarence Edgard-Rosa
15 mai 2o15
ruBriQue
le couple libre
vERsioN 2015
clarence edgard-rosa
Et si la viE À DEUX N’Était Pas UN
CaRCaN RiGiDE, mais lE moYEN
DE s’Épanouir ensemBLe
et ChaCun De son CÔtÉ ? C’Est
lE CREDo DE JUlia KRistEva Et
PHiliPPE sollERs DaNs lEUR livRE À
l’UsaGE DEs NÉo-RomaNtiQUEs.
Et si, à l’envers des rêves aseptisés de villa en banlieue avec option
voiture à cinq portes et chien-chien qui court dans l’allée, s’allier pour
la vie pouvait être un acte rebelle ? Presque cinquante ans après
leur rencontre, toujours aussi épris – et toujours aussi libres –, Julia
Kristeva et Philippe Sollers émettent cette hypothèse. Le couple iconique d’intellectuels français vient de publier « Du mariage considéré
comme un des beaux-arts », un recueil de dialogues qu’ils ont eus
ensemble entre 1990 et 2004 et qui n’a jamais semblé aussi pertinent
qu’en 2015, donnant vie à l’utopie d’une alliance séditieuse, presque
contestataire. C’est encore une source d’inspiration pour une poignée de jeunes femmes biberonnées au féminisme. Sans jamais
penser le mariage comme une valeur refuge rassurante parce que
inaltérable, elles y voient elles aussi un lieu de liberté.
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Chris Craymer/trunkarChive/photosenso
par
psyCho
C o u p L e
L i B r e
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L e
« La vie à deux ne doit pas être un carcan rigide », dit
Natacha, une trentenaire en couple depuis neuf ans. Le choix du
sujet de mémoire de cette prof de français en dit long : l’alliance
Beauvoir-Sartre. Son compagnon et elle ont construit leur relation
sur la base du respect des aspirations de chacun. « Je dirais qu’on
a une vision libertaire du couple. On aspire à construire à deux,
mais on ne veut surtout pas être enfermés. » A ceux qui croient que
c’est incompatible, Natacha répond que, dès lors qu’il n’y a pas
d’obligations, il n’y a que des libertés. Il suffit que le duo s’accorde
sur ses attentes. « Au fond, on est un peu comme une équipe : notre
but est l’épanouissement individuel. Chacun s’écoute et pousse
l’autre où ses aspirations le conduisent. » Un
couple à la Frank et Claire Underwood dans
« House of Cards » ? Peut-être. Mais, alors, dans
la première saison. « Notre époque se prête à
ce type de compromis amoureux, remarque
Soline Maillet, thérapeute sexologue, auteure
du “Sexe des femmes révélé aux hommes” [éd.
Contre-Dires]. Au début du XXe siècle, la norme
était le couple bourgeois, sexuellement non
exclusif, qui ne donnait pas d’importance au
sentiment amoureux. L’après-guerre a vu naître
le mariage d’amour, qui sous-entendait la fidélité sexuelle. Et, dans les années 70, l’ouverture
du couple est partie dans deux directions : d’un
côté, le libertinage ; de l’autre, le polyamour. »
litaire des tâches. Force est de constater qu’on ne peut avancer dans
ce sens que s’il y a un équilibre réel entre les deux partenaires. » Mais,
pour la sexologue, ce n’est pas tant une question de classe sociale
ou d’éducation. « Ceux qui sont loin de leur famille, qui ont vu autre
chose, sont les plus enclins à remettre en question le modèle de leurs
parents et à choisir le leur », note-t-elle.
Hannah a 35 ans. Elle a connu plusieurs relations amoureuses, en
étant toujours en proie à cette insécurité psychique qu’évoque Julia
Kristeva. Ses partenaires aussi. « C’est comme si on cherchait chez
l’autre un remède non pas pour aller bien mais pour tenir en n’allant
pas mieux », dit-elle, amusée, avec le recul. « Prenez ma dernière
relation. Quatre ans à vivoter avec quelqu’un
qui n’était manifestement pas heureux, qui
cherchait chez moi la stabilité émotionnelle
qu’il n’avait pas. Et moi qui cherchais chez lui la
confiance en moi qui me manquait. Comment
être épanoui quand le schéma est aussi bancal ? » Hannah est aujourd’hui dans une relation
ouverte qu’elle projette sur le très long terme. « Il
m’aura fallu du temps pour comprendre que ce
n’était pas à l’autre de soutenir ma construction
personnelle, mais à moi de m’en charger. Toute
seule. Lorsque j’ai arrêté d’être constamment en
demande de validation, j’ai pu m’interroger véritablement sur ce à quoi j’aspirais. La réponse :
une relation amoureuse qui se construit sur la
durée et une sexualité qui ne s’arrête pas au
couple. Au final, ce qui nous sort de la norme,
ce n’est pas le fait d’avoir des histoires parallèles
de temps en temps . C’est de l’assumer et d’être
en couple malgré tout ! »
Avec tous ces brouillons, il s’agit pour la jeune
génération d’inventer son modèle. Soline Maillet, adepte d’une réinvention du couple, a vu sa
mère, totalement libre, peiner à accorder ses
désirs sexuels et sa vie amoureuse. Son père,
à l’inverse, réfrénait tous ses désirs par fidélité.
Pour Soline Maillet, la clé en ce qui concerne
« Je me suis posé deux questions. Est-ce que le
la fidélité, « c’est d’en définir les termes à deux
corollaire de l’amour est la fidélité sexuelle ? Estnon pas a posteriori mais a priori ». Se départir
il possible de ne désirer que la personne qu’on
de l’idée que tout le monde a la même définition
HannaH , 35 ans
aime pendant toute sa vie ? Un grand nombre
du mot et ne pas attendre que l’un des deux soit
de couples refusent aujourd’hui de tout sacrifier
attiré par quelqu’un d’autre pour savoir ce que
sur l’autel de la fidélité et des valeurs ancestrales, et, en même temps, la fidélité veut dire pour le couple. Un dernier conseil. Il est signé
ont appris que le modèle des années 70 ne fonctionnait pas sur la Julia Kristeva : « La version romantique du couple aspire à l’osmose
durée. » « Mes parents ont été mariés pendant des années, malheu- […]. C’est charmant, adolescent, fabuleux, tout le monde succombe
reux pendant des années, se souvient Natacha. Ma mère dépendait au conte de fées, et je ne fais pas exception, mais je me moque moifinancièrement et émotionnellement de mon père, qui, de son côté, même de ces clichés qui me collent à la peau d’éternelle jeune fille.
croyait en la liberté seulement quand elle s’appliquait à lui-même. […] La durée du couple dans le temps est une permanente compoJe pense qu’une alliance entre deux personnes – qu’il s’agisse du sition au sens musical du terme, qui implique le tact nécessaire à
mariage ou pas – ne peut fonctionner que si chacun est autonome reconnaître et à laisser se déployer l’étrangeté de l’autre et de soi.
sur tous les plans. L’autre, alors, n’est pas là pour combler un vide, ce Ne pas avaler l’autre dans une pseudo-fusion
qui serait triste à mourir. Il apporte ses aspirations, ses aspérités, et il qui s’avère, en définitive, être dominée par le
n’est pas dans une demande constante. »
narcissisme d’un seul, d’une seule. » In fine, au
Dans le premier chapitre de leur livre – un dialogue de 1996 –, Julia regard du demi-siècle de route de ces deux-là,
Kristeva et Philippe Sollers évoquent eux aussi quelques prérequis : la leçon ne porte peut-être pas sur l’étrangeté
elle parle de sécurité psychique, lui de parfaite égalité économique de l’autre, mais sur la nôtre, d’étrangeté. A célécomme autant de conditions à leurs amours émancipatrices. Soline brer sans attendre.
Maillet les rejoint sur ce point : « Les questions d’épanouissement « DU MARIAGE CONSIDÉRÉ COMME
personnel sont finalement assez récentes. Elles ont été hissées par UN DES BEAUX-ARTS », de Julia Kristeva
l’indépendance financière des femmes et le souci de répartition éga- et Philippe Sollers (éd. Fayard, 164 p.).
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CE qUI NOUS SORT
DE LA NORME,
CE N’EST PAS
LE FAIT D’AvOIR
DES HISTOIRES
PARALLèLES. C’EST
DE L’ASSUMER ET
D’êTRE EN COUPLE
MALGRÉ TOUT !