Les mythes maçonniques

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Les mythes maçonniques
Les mythes maçonniques
Jean-Bernard Lévy
Le corpus des rituels, même en se limitant au seul R.E.A.A., comporte de multiples mythes
qui souvent se recoupent et se développent aussi degré après degré. Parler des mythes
maçonniques au 1er degré limite bien évidemment le choix des exemples. Mais il en est que
l'on peut appréhender dès l'entrée en maçonnerie, sans spécificité du rite, c'est d’abord celui
de la construction. C’est aussi celui du secret.
Même si aujourd'hui nous ne prétendons plus être les héritiers des bâtisseurs de cathédrales,
nous savons que nous leur avons emprunté bon nombre de leurs coutumes, de leurs traditions,
de leurs symboles et de leurs rites. Dès le premier degré les outils, les décors, le rituel
implantent le thème de la construction, et bien vite on devine qu'il s'agit du temple de
Salomon, même si cela n'est pas clairement explicité. Et l'apprenti devine tout aussi vite que
ce mythe en cache d'autres, autour des personnages, à commencer par Salomon, et qu'il
recouvre en fait le thème des constructions et reconstructions successives, notamment
d’édifices bibliques.
Le secret en maçonnerie me parait essentiel. Il a largement été évoqué par Michel Maffesoli,
notamment dans l’un de ses derniers ouvrages, Le trésor caché – Lettre ouverte aux francsmaçons et à quelques autres1.
Ces deux mythes sont, à tous les sens du terme, nous y reviendrons plus loin, des mythes
fondateurs : bâtir c’est une genèse, un commencement ou un re-commencement. La
conservation, ou mieux la quête du secret perdu, nous conduit à la recherche d’une Vérité,
d’une Parole ou d’un Paradis perdu.
Je pourrai évidemment parler de ces deux mythes et même en trouver d’autres accessibles dès
le grade s’apprenti. Mais je pense qu'il vaudrait mieux aujourd’hui pour une première
approche aborder simplement trois thèmes plus généraux :
-
Qu'est-ce qu'un mythe ? et notamment qu'est-ce qui différencie mythe et légende ?
Quel rapport y a-t-il entre rite et mythe ?
Pourquoi y a-t-il (faut-il) des mythes en maçonnerie ?
1
Michel Maffesoli : Le trésor caché – Lettre ouverte aux francs-maçons et à quelques autres, Ed. Léo Scheer,
2015. Préface : Entretien avec Michel Maffesoli par Jean-Michel Dardour.
1
Qu'est-ce qu'un mythe ?
Le mot mythe vient du grec mutheomai, raconter, alors que le mot légende est issu du latin
lego, lire. Le mythe est un récit, plus ou moins fabuleux, la description d'une « chose
irréelle », chimérique, alors qu’une légende est une histoire ayant à la base un fait plus ou
moins réel et, par la suite, embelli. La légende a donc une attache historique ou topographique
et elle se veut exemplaire. C’est un récit qui fait rêver.
On ne peut parler du mythe sans commencer par traiter de l'évolution du mot lui-même.
Mythe vient du grec muthos et la distinction entre muthos et logos s’est faite à partir du Ve
siècle avant Jésus-Christ, notamment sous l'influence de Platon. Elle marque encore
l'approche que l'on peut avoir du mythe. Le logos, récit exact, raisonnable pour ne pas dire
scientifique, va s'opposer au muthos, fable plus ou moins explicative de phénomènes encore
inexpliqués ou inexplicables.
Du temps d'Homère (-850) et d'Hésiode (-800), tout récit est muthos. Les récits légendaires sur les origines, les
dieux, les héros, naguère transmis de bouche-à-oreille, se fixent grâce à l'introduction de l'écriture en Grèce et à
son perfectionnement par l'introduction de voyelles. On sort vers le IXe siècle avant Jésus-Christ d'une sorte de
période « obscurantiste » due à la disparition de la civilisation mycénienne.
Mais les mythes ne sont pas plutôt fixés par l'écrit que commence une période de recherche scientifique. En
Ionie, à Millet, les physiciens (de phusos, nature), les premiers philosophes que l'on appellera présocratiques,
cherchent à découvrir le pourquoi et l'origine des choses. Ils inventent le logos.
Xenophane (vers -550) est l'un des premiers à dénoncer la naïveté des mythes. Il s’insurge contre
l’anthropomorphisme qui régit la description des dieux, le récit de leur action. Il évoque que le Principe est Un,
et admet mal le polythéisme ou, à tout le moins, le polymorphisme de la conception divine. Le muthos est une
construction prélogique, une explication archaïque du monde, une conception superstitieuse.
La découverte de l'écriture a eu deux conséquences immédiates sur la pensée grecque. On va d'abord inventer
avec Platon (-400) le logos, discours sacré (logoï hieroï) en fait le discours vrai, vérifiable. Est-ce lui l'inventeur
du mot « philosophie », ou l'un de ses prédécesseurs et inspirateurs, Pythagore (-550), cela reste controversé. Le
logos va définir la pensée que nous nous nommons philosophique, le discours, son contenu. Le vieux mot epos,
qui a donné « épopée », synonyme de muthos, tend à disparaître et ce dernier vocable va prendre cette
connotation péjorative de faits fabuleux, peut-être inventés, cachant l'ignorance qu’il a encore souvent
aujourd’hui. Mais l'écriture permet aussi de conserver des archives de génération en génération, sans altérations
dans la transmission. Les premiers historiens dès le Ve siècle, Hérodote, puis Thucydide, achèvent de
déconsidérer le mythe, récit incroyable, stupide.
Les philosophes et les historiens, laisseront aux Tragiques grecs le soin de perpétuer la tradition mythique. On
sait qu'il ne s'agit plus d'un discours vrai mais d’allégories, sinon de divertissements.
Platon sera, malgré la forme encore « ouverte » de ses textes, le premier des philosophes totalitaires. Il
s’opposera au muthos et cherchera à promouvoir, le logos, le discours « scientifique ». Pourtant il créera et usera
des mythes pour éclairer son discours (mythe de la caverne, mythe d’Erb). Son élève Aristote cherchera à
réaliser une encyclopédie du savoir vrai et repoussera le mythe dans l'imaginaire, lui laissant le rôle d'expliquer
par parabole ce que le logos ne peut encore parfaitement définir.
Aujourd'hui on admet que le mythe cherche à expliquer les origines du monde, nous fait
remonter in illo tempore, en ce temps-là, et au-delà la genèse de la terre, du ciel, du temps etc.
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Bien sûr si le mythe se veut, dans une certaine mesure, explicatif, le terme prend souvent une
connotation péjorative : il n'y a pas de fondement vérifiable à ce qu'il raconte ; il possède un
« contenu péjoratif et mesquin » dira Henri Meschonne.
Les ethnologues, depuis Marcel Mauss, considèrent volontiers que le mythe comme la
transmission orale d'une tradition. Ce serait donc l'apanage des sociétés primitives. En fait
l'écriture, en fixant le texte, ne tue pas totalement la notion de mythe, nous le verrons
Le mythe, comme l'oublient trop souvent, ceux qui l’étudient, a par contre une fonction
sacrée, religieuse voire dévote.
Il est difficile aussi d'ignorer que, s’il est un mode de communication, un langage, le mythe a
surtout une fonction symbolique : il suggère, il oblige à une constante réinterprétation de la
part de celui qui le reçoit et même de celui qui le transmet.
Le mythe reste, encore actuellement pour les ethnologues, d'abord un phénomène oral ; à tout le moins il reste
modulable, malléable avec le temps et Marcel Mauss affirmera qu’on ne définir de version originale, si bien qu'il
faut, pour étudier un mythe, prendre en compte toutes les versions que l'on peut connaître. Lévi-Strauss
cherchera les constantes, ce qu'il appelle les « parties cristallines » qui se retrouvent dans la quasi-totalité des
versions. Le mythe est ainsi une œuvre collective dont l'auteur n'existe pas. Les versions, et par la suite les
interprétations, les herméneutiques, s'élaborent au fil du temps, des générations.
Il en résulte que le mythe apparaît comme une histoire vivante, jamais fixée. Et l'on sait que les mythes anciens,
à commencer par ceux des Grecs, mais aussi ceux des textes bibliques, servent encore et sont réactualisées. Un
simple exemple : Freud n'hésitera pas à tirer du mythe d’Œdipe ce qui l’intéresse pour ses théories. Mais du
même thème, Jean Cocteau reprenant la tradition des Tragiques grecs, tirera La machine infernale. Comment ne
pas être troublé par les ressemblances qu'il y a entre Thésée allant combattre le Minotaure dans le labyrinthe et
les justiciers des westerns ou de certains romans policiers qui débarquent dans une ville pour affronter le monstre
sanguinaire que le shérif, le flic local, n'arrive pas à contrôler, puis en reparte, solitaire, mais laissant la cité à la
merci d’un nouveau prédateur.
En fait les thèmes des scénarios ne sont pas en nombre infini. Ils ont tous été déjà utilisés par nos ancêtres
lorsqu'ils inventaient les mythes. Le thème de Roméo et Juliette dont les amours sont contrariés est peut-être le
plus banal. Shakespeare a eu le seul mérite de le simplifier à l'extrême. Mais les amours d'Hélène et de Pâris,
comme celles de tous les amants du monde imaginaire, sont contrariées : sans un empêchement quelconque il
n’y aurait rien à raconter…
On a dit que les Mystères antiques, cérémonies initiatiques par excellence, et les mythes étaient de moyens
privilégiés de pénétration des religions dans les sociétés. Il serait tentant de chercher une origine commune à ces
mots de consonance apparemment voisine. Il n'en est rien ! Muthos semble venir d’une onomatopée signifiant le
fait de parler, mu que l'on retrouve dans plusieurs langues indo-européennes et qui a donné les termes « mot » et
peut-être « muet », alors que « mystère » vient du verbe grec mueo qui signifie initier aux mystères, mot luimême dérivé du verbe muo qui signifie fermer, mais qui a donné « myope » (yeux fermés)2. Le myste est celui
qui est tenu au secret (bouche cousue) ou peut-être qui a fermé les yeux, aveuglé par la lumière de la révélation.
On pense à ici à la fin de la cérémonie d'initiation aux mystères d'Éleusis : le myste va, par un habile jeu de
miroirs, recevoir soudain à l'aube les rayons du soleil levant. On pensera aussi au « voyant » Tyrésias ou à Œdipe
qui ont perdu la vue physique mais dont le 3e œil s’est ouvert.
Il faut opposer deux types de mythes :
2
Certains pensent que « muet » (lèvres closes) viendrait de là : complexité et ambiguïté des recherches
étymologiques !
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ceux qui décrivent des concepts fondateurs, la création comme nous l'avons vu, ce qui
oppose les hommes et les dieux, les thèmes qui hantent perpétuellement la mémoire de tous
les hommes, de tous les temps et de tous les lieux, comme le paradis perdu, ou la parole
perdue (Babel), l'immortalité, l'opposition du bien et du mal etc., les constructions,
démolitions et reconstructions, par exemple la tour de Babel après le Déluge, le temple de
Zorobabel après celui de Salomon, l'Apocalypse et la descente de la Jérusalem céleste etc.
et ceux qui content la vie, les exploits, la mort de héros, en fait de demi-dieux plus que
d'hommes extraordinaires, par exemple Œdipe, Héraclès, Thésée mais aussi Faust, Don Juan,
Don Quichotte ou encore les chevaliers de la Table Ronde. On peut y rattacher certains
personnages bibliques, Job, Samson, Salomon, Hiram, bien sûr, et comment ne pas citer,
Zorobabel mais aussi Jésus. Qu'est-ce qui relie tous ces personnages ?
Quelles que soient les traditions le héros mythique possède des caractéristiques communes.
Citons rapidement les principales : c'est un solitaire ; il accomplit les exploits en rapport avec
une qualité qui le met hors du commun des mortels, la force par exemple pour Héraclès ou
Samson, la ruse ou l'intelligence pour Ulysse ; il a un destin hors du commun qui le conduit
souvent inéluctablement vers une mort exemplaire qui fait aussi partie intégrante du mythe ;
le plus souvent l'un de ses parents ne soit inconnu, soit d'origine divine, sa naissance ellemême est particulière (Samson, Hiram, Jésus, Lancelot du Lac en sont des exemples).
Qu'est-ce qu'un rite ?
Si l'on veut être complet il faudrait distinguer Rite avec un R majuscule, Rit sans e final et
enfin rite avec un r minuscule. Rit sans e final définissait à l'origine des ensembles rituels
religieux. Il est utilisé en maçonnerie pour désigner une forme particulière à l'intérieur des
pratiques maçonniques multiples. Rite avec majuscule et un e final désigné le rite maçonnique
en général. Selon Wikipédia « un rite détaille le contenu, la périodicité et l'ordre prescrit des
cérémonies qui se pratiquent dans une religion, dans une société… et rituel s'applique à la
codification par écrit d’un rite… Une cérémonie est une activité emplie de signification
rituelle qui se déroule pour une occasion spéciale. » Plus simplement on peut dire que le rite
comporte une partie sacrée alors que le cérémonial concerne à des manifestations profanes.
La franc-maçonnerie comporte donc des Rites et des rituels. On connaît plusieurs Rites, tel le
Rite Français, le Rite Emulation ou encore le Rite (encore appelé Régime) Ecossais Rectifié
et bien sûr le Rite Ecossais Ancien et Accepté qui comportent tous un certain nombre de
rituels, non seulement pour permettre la progression de grade ou degré en degré, mais aussi
pour certaines occasions. Citons les rituels d'ouverture et de fermeture des travaux, la
cérémonie d'initiation, variables selon les rites, ainsi que des rituels pour des occasions
spécifiques, Saint-Jean d'été ou d'hiver, cérémonies funèbres etc.
La thématique des rites initiatique reposent souvent sur des mythes et elle évolue avec le temps, mais leur
structure reste un invariant. Le rituel une fois écrit pourrait mourir se scléroser, ne plus être, comme tout mythe
transmis oralement, en conformité de forme avec la pensée de ceux à qui il est destiné ; il est donc logique de
périodiquement réécrire les rituels. Et l'oralité rend tout à fait licite ce que d'aucuns appellent un sacrilège, une
réécriture d’un rituel. Seul un texte sacré peut être intouchable car la langue de celui-ci est une langue morte, une
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langue invariable, et alors seule l'herméneutique (interprétation) reste libre, ouverte. Ceci différencié les textes
révélés (Bible, Coran) des rituels maçonniques.
Le rituel d'ouverture des travaux maçonniques marque la sacralisation, donc la séparation,
de l'espace-temps dans lequel vont se dérouler les travaux et celui de fermeture le retour au
monde profane. Les rituels d'initiation, qu'on le veuille ou non sont toujours des rites de
passage, obéissant au schéma défini en 1909 par Arnold van Gennep3 :
- le préliminaire qui marque la séparation de l'impétrant du monde où il vivait ;
- le liminaire où l'impétrant subit les épreuves, que l'on nomme voyages en maçonnerie, et
qui souvent côtoient ou évoquent la mort ;
- le post liminaire qui traduit l'agrégation du nouvel initié au groupe, avec un certain nombre
de manifestations spécifiques, nouveau nom ou nouvelle qualification, nouveaux habits ou
nouvelle vêture, partage de libations et d'agapes etc.
Mais il est d'autres rites maçonniques, notamment périodiques ou cosmiques, qui se répètent
aux solstices ou équinoxes, ou pour des manifestations particulières, par exemple fêtes
solsticiales ou installation du Vénérable Maître et du nouveau collège d’officiers.
Tous ces rites font bien sûr appel à l'imaginaire, ils doivent être vécus et ressentis aussi bien
corporellement que psychiquement. Ils sont bien sûr les « programmes » de l'avenir de
l'adepte, initiation prenant alors son sens étymologique de mise au début du parcours, de
commencement, et non pas de réalisation ou d'atteinte d'un état nouveau.
Rapport des rites et des mythes
Il est tentant de penser que le rite provient d'un mythe, qu'il en est la « mise en pratique ». Le
rite viendrait alors étayer une histoire. Évidemment le rite d'ouverture des travaux évoque le
mythe de la création du monde. Certaines fêtes ou commémorations rituelles rappellent la
naissance, la vie et la mort de Jésus, Pâques, la Pentecôte ou Noël. Les rites d’Eleusis étaient
souchés sur le mythe de Déméter, condamnée à vivre tantôt sous terre, en hiver, tantôt sur
terre accompagnant la renaissance de la végétation. Mais l'analyse de ces quelques exemples
montre qu'en fait ces rites ne correspondent pas à des mythes, mais à des cycles cosmiques et
se retrouvent dans toutes les cultures. Pâques a pour équivalent juif Pessah, le passage ou la
délivrance le, la sortie d'Égypte, mais aussi les fêtes païennes de l'équinoxe de printemps.
Noël, fête de la nativité, se situe aux solstices divers qui marquent le retour et la victoire du
soleil et de la lumière sur les ténèbres. Bien sûr le mythe de Déméter reproduit les cycles
annuels de la végétation.
Le rite précède-t-il le mythe ? Est-ce l'inverse ?
Précisons la question : est-ce que le mythe engendre le rite ? Ou y a-t-il eu un rite dont est né
un mythe ? Philippe Langlet, sans faire siennes pour autant ces assertions, cite Marcel Mauss :
le mythe est une histoire crue, entrainant en principe des rites et Mircea Eliade pour qui le
3
Arnold van Gennep: Les rites de passage : étude systématique, Paris, E. Nourry; rééd. 1981.
5
rite mettrait physiquement en scène le contenu d’un mythe. Or les mythes maçonniques
montrent exactement le contraire : ils viennent en quelque sorte habiller le rite, qui par
conséquent se doit de préexister. Il ne serait que de citer simplement les mythes créés,
artificiellement et de façon très récentes, pour habiller le rituel d’élévation à la maîtrise4 ou à
d’autres degrés que l’on ne peut citer ici…
Pourquoi a-t-on longtemps pensé que le que le mythe était premier et que le rite n'était qu'une
dégénérescence de celui-ci ? que le rite n’était qu’un « reste » dégénéré du mythe ? Dans cette
perspective le jeu de la marelle, ou le tarot, par exemple, seraient, eux-mêmes à leur tour, une
dégradation de rites. Cela semble en effet logique : il y a un mythe souvent fondateur et le rite
ne serait que réitération, retour aux origines premières, in illo tempore.
Mais les ethnologues modernes ont montré qu’en fait le rite est premier et que le mythe est le
stade terminal d'un processus de maturation, de concrétisation de la pratique rituelle. On
aurait donc la succession d'un état de superstition (« pliure » de l'esprit ou inconscient
collectif ou encore marque de fabrique divine ?) auquel succéderait un rite, sorte
d’acceptation collective, sociale d’une technique pour conjurer le sort, et viendrait enfin le
mythe, une histoire, une technique, un procédé mnémotechnique, le fruit élaboré, fini, parfait,
du rite.
Si les mythes ont un aspect universel et ne sont souvent qu'une version régionalisée et
marquée culturellement d'une histoire toujours la même (tous les mythes racontent les mêmes
choses, on l’a déjà dit !), le rite apparaît encore comme plus constant : en fait il s'agit toujours
de rites de passage, strictement identiques dans leurs structures, sur toute la planète et à toutes
les époques, alors même qu'il est impossible de leur trouver une filiation. Ce simple argument
permettrait d'affirmer que le rite précède le mythe.
Soulignons encore que le mythe, le rite… et des symboles ont plusieurs lectures notamment une lecture
métaphysique traditionnelle et une lecture psychanalytique qui s'opposent mais montrent que le rite est premier.
Si l'on suit Freud le mythe d’Œdipe ne fait qu'habiller une pulsion profonde, il n'est que la « couverture » qui
recouvre des instincts primitifs.
La thèse d’Hocart : Au commencement était le rite : de l’origine des sociétés humaines
Pour étayer cette affirmation, le rite est premier, il nous a semblé intéressant de reprendre les
thèses d’un anthropologue, Arthur Maurice Hocart, né en 1883 en Belgique et décédé en 1939
au Caire où il enseignait la sociologie, et dont l’œuvre a été longtemps méconnue. Pour lui les
mythes racontés à l’occasion des rites (ne sont que) de simples descriptions des anciennes
représentations des rites et un mythe de création n’est pas le résultat d’une spéculation
concernant l’origine du monde mais un récit historique5. Un livre posthume et inachevé
résume son œuvre et le simple titre nous interpelle : Au commencement était le rite : de
l’origine des sociétés humaines. Lucien Scubla, dans la préface de cet ouvrage rappelle qu’il a
posé
quatre grandes thèses qui peuvent toujours servir de base à une anthropologie unitaire…
- Premièrement, l’origine rituelle de la culture, c’est-à-dire l’idée que les techniques
et les institutions qui caractérisent les sociétés humaines répondent en première instance,
4
Hiram pour ne pas le nommer qui reprend tous les caractéristiques du demi-dieu ou héros énumérées plus haut !
Arthur Maurice Hocart : Social origins édité par Lord Raglan, Watts and co, 1954. Trad. Jean Lassègue, et
Mark Anspach, préface de Lucien Scubla : Au commencement était le rite : de l’origine des sociétés humaines,
Ed. La Découverte, Coll. Recherches, Paris 2005.
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à des exigences cultuelles ou magico-religieuses : une culture, c’est d’abord une forme
de culte.
- Deuxièmement, l’unité de tous les rites, du double point de vue de leur fonction et
de leur structure, car ils ont pour objectif commun de promouvoir la vie, c’est-à-dire la
stabilité et la prospérité des sociétés et de leurs membres, et tous sont agencés suivant le
même scénario et constitués des mêmes traits, diversement développés, combinés ou
hiérarchisés.
- Troisièmement l’origine royale de tous les rites, qui apparaissent comme des
modèles réduits ou des éléments détachés de la cérémonie d’intronisation.
- Quatrièmement, découverte que les premiers rois furent des rois morts, c’est-à-dire
des victimes sacrificielles, et que le sacrifice humain serait donc à l’origine de tous les
grands rituels6.
Le rite, pour Hocart remplace une action réelle (le meurtre d’un individu pour le constituer
roi) par un acte mimé. Le mythe est un récit historique qui raconte le rite. Il y donc trois
niveaux : le meurtre originel, le rite, le mythe. Le rite et la coutume relèvent donc du
symbolisme.
Hocart a étudié d’abord en 1927, dans un ouvrage intitulé Kingship, les diverses cérémonies d’installation et de
consécration du roi et il a constaté qu’elles étaient toutes bâties sur le même modèle. Le scénario de base est le
suivant : Le roi est censé mourir au cours de la cérémonie et renaître en qualité de dieu. Il observe le jeûne, et
son peuple le silence, pendant une période de réclusion. Après une période de désordre rituel, il revêt une tenue
cérémonielle (c’est l’investiture proprement dite), reçoit une ou plusieurs onctions, pendant qu’une victime est
mise à mort, et il est acclamé par son peuple. Il est couronné et la reine est consacrée avec lui. Il prend
symboliquement possession du monde en montant sur le trône, et il fait trois pas qui représentent l’ascension du
soleil. Il s’empare de son royaume en accomplissant un tour cérémoniel7. Hocart montre ensuite que ce modèle a
servi de base à d’autres rituels : installation du prêtre, rite d’initiation ou de passage de jeunes gens.
Hocart pense que c’est par diffusion que cette structure rituélique s’est progressivement propagée - et non
comme certains le pensent d’une manière générale pour les us et coutumes ou les rites par convergence : les
mêmes causes aboutissant aux mêmes résultats. Selon lui il y aurait donc un rituel initial d’où auraient découlé
tous les autres et, comme nous allons le voir, bien d’autres phénomènes. Il prend pour exemple la linguistique
comparative qui s’est efforcée de retrouver la langue originelle.
Dans son deuxième livre, Les progrès de l’homme8, Hocart va plus loin reprend les thèses de Fustel de
Coulanges sur les fondements rituéliques de la « cité antique »9 et de Durkheim10 : toute culture, tout acte
économique a une origine rituelle. La division du travail est une nécessité du rituel avant d’être une nécessité
technique, car personne ne peut accomplir le rituel pour soi11. Ce n’est qu’ultérieurement que l’on passe du
rituel à la pratique professionnelle. Ainsi le rituel est l’artisan même du tissu social12. Hocart prendra pour
exemple la chaussure qui n’a pas d’intérêt utilitaire, mais qui dérive de la notion sacrée : le pied du roi ne peut
toucher le sol. De même c’est à l’imitation du cérémonial royal égyptien que nous devons la conception de l’âme
et de l’immortalité. Le roi est mort, vive le roi ; le roi ne meurt jamais13.
Au commencement était le rite est une œuvre inachevée mais qui devait constituer le couronnement des travaux
d’Hocart ; les élèves et disciples d’Hocart se sont efforcés d’achever cet ouvrage. Selon lui les premiers rois
étaient des rois morts, donc des victimes sacrificielles, donc tous les rites humains dérivent du sacrifice humain14
et la mort d’Hiram illustre parfaitement ce schéma. Tous les rites dériveraient donc d’un même sacrement initial.
6
Ibid. p.12.
Ibid. p. 13.
8
Hocart : Les progrès de l’homme, 1935.
9
Fustel de Coulanges : La Cité antique, 1864.
10
Emile Durkheim : Les formes élémentaires de la vie religieuse, 1912, Paris, PUF, 1968.
11
Hocart : Les progrès de l’homme, p. 288.
12
Scula, op. cité p. 25.
13
Ibid. p. 27.
14
Ibid. p. 28.
7
7
8
Pourquoi faut-il des mythes en maçonnerie ?
Répondre à cette question au seul premier degré est sans doute une gageure. Essayons
cependant une première approche. Les rites maçonniques ont pour vocation la mutation
« ontologique » de l’impétrant, lui permettre de se dégager de sa gangue matérielle, de faire
prévaloir l’esprit sur la matière, de se réaliser, de devenir ce qu’il est, de vivre pleinement et,
par là-même de permettre aux autres leur propre réalisation, leur accession au bonheur, au
progrès, au bien-être.
Si l'on admet, ce que nous avons tenté de démontrer, que les rites maçonniques sont des rites
de passage, ceci implique donc le contact avec un état aussi proche que possible de la mort, de
la déstabilisation extrême de l'impétrant, avant son accession à un nouvel statut ontologique et
intégration à un nouveau groupe social. Il est essentiel que le rite soit vécu, éprouvé par le
candidat. Mais on doit admettre que le seul premier degré, celui d’apprenti, ne suffit pas à
réaliser ce programme. Le rite de passage complet comprend trois degrés et l’intégration dans
la loge comme membre à part entière ne se fait qu’après l’élévation (ou exaltation) à la
maîtrise qui nous fait « vivre » la mort avec un mythe spécifique. Le premier degré évoque ce
qui va advenir, la mort et la renaissance de l’adepte. Le Cabinet de Réflexion et les voyages
sont en quelque sorte la « bande annonce » de l’élévation à la maîtrise.
Toutefois d'autres mythes structurent l'ensemble des rituels d'un rite. Certains de ceux-ci sont
présents, certes à l'état d’ébauche, mais présents quand même dès le premier degré,
notamment, comme nous l’annoncions en introduction à cet exposé, celui de la construction,
construction en fait simultanée du Temple et de l'adepte. Le thème récurrent en maçonnerie de
la construction, de la déconstruction et de la reconstruction du Temple, figure mythique, n'est
que l'allégorie de la construction et reconstruction permanente de l'initié. C'est là la voie qu'il
doit suivre, tailler sa propre pierre en prenant exemple sur le Temple.
Pour le maçon rien n'est jamais acquis, tout reste à faire : il faut sans cesse rebâtir reprenant
les matériaux du passé, les rectifiant pour obtenir une œuvre qui se rapproche sans cesse, sans
jamais atteindre, de la perfection. Et cet ouvrage qu'il faut sans cesse remettre sur l'établi, c'est
lui-même.
Il apparaît donc que si il faut attendre le 3e degré pour que soit pleinement dessiné le
« projet » maçonnique, la réalisation de l’adepte, son intégration à la loge, structure au sein de
laquelle cette mutation sera possible, mais une première approche de ce projet est déjà lisible
dès le premier degré : la construction parallèle de l’adepte et celui du monde qui l’entoure, ce
qui explique le nom même de notre Ordre : la Franc-maçonnerie !
Et ultérieurement, modèles mythiques après modèles mythiques, qu'il s'agisse des figures qui
doit incarner ou des thèmes légendaires qui lui servent de guide, l’adepte progresse, il occupe
son Etre, se rapproche d'une identification au Principe supérieur qu'il entrevoit de plus en plus
clairement. Il tend à comprendre sa place dans le monde, ce qu'il est, ce qui doit faire. Par les
épreuves, par ses échecs et ses réussites, il ne progresse… que dans la mesure où il a pris
conscience du message délivré par les mythes. Il se reconstruit et participe simultanément à la
Création, en collaborateur au Grand Architecte de l’Univers.
9
Conclusion
Est-il nécessaire de conclure. La maçonnerie fait appel à l’imaginaire. Oswald Wirth, dans un
des bestsellers de la franc-maçonnerie, La franc-maçonnerie rendue intelligible à ses adeptes,
au chapitre Catéchisme interprétatif du grade d’Apprenti, écrit
Le Soleil représente la raison qui éclaire les intelligences, la Lune figure
l'imagination qui revêt les idées d'une forme appropriée, et le Maître de la Loge
symbolise le principe conscient qui s’illumine sous la double influence du
raisonnement (Soleil) et de l’imagination (Lune).15
ou encore comme il est dit à l’ouverture des travaux dans certaines loges lors du tracé du
tableau de loge au grade d’apprenti :
Le soleil et la lune sont les deux pôles de l’univers comme la raison et l’imagination
sont les deux pôles du maçon.
Symboles, mythes et rites nous invitent à faire jouer autant notre imagination que notre raison,
à les appréhender et les recevoir par les sens, à les approcher et tenter de les comprendre aussi
par l’intelligence.
15
Oswald Wirth : La franc-maçonnerie rendue intelligible à ses adeptes, Le symbolisme 1972, p. 180.
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