La médecine familiale : une spécialité?

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La médecine familiale : une spécialité?
La prochaine spécialité?
La médecine familiale :
la prochaine spécialité?
Par Jasmin Bellavance
ACTUELLEMENT, 49 % DES MÉDECINS praticiens sont des omnipraticiens alors que
la différence, soit 51 %, pratique dans les
diverses spécialités. Ce fragile équilibre
entre les omnipraticiens et les spécialistes semble être définitivement rompu.
En effet, dans les dernières années, plus
de 60 % des admissions en résidence
l’ont été dans les spécialités. Par exemple, à l’Université de Montréal, lors des
trois dernières admissions, on retrouvait
respectivement 65, 62 et 60 % des résidents dans les 35 spécialités reconnues
(voir tableau à la page suivante). Il n’y
aura donc qu’entre 35 et 40 % des finissants des 3 prochaines cohortes qui pratiqueront la médecine familiale. N’est-ce
pas là inquiétant lorsque l’on sait que le
Québec est déjà frappé par le manque
flagrant de médecins assurant le suivi et
la prise en charge des patients?
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Pour enrayer ce problème, certains
acteurs du monde médical – la
Fédération des médecins omnipraticiens
(FMOQ), le Collège des médecins
(CMQ), la Fédération des médecins résidents (FMRQ) et le ministère de la Santé
et des Services sociaux notamment –
tentent de revaloriser la pratique de la
médecine familiale. En 2000, lors de la
Commission Clair, ces deux fédérations
et le Collège ont « fait valoir l’importance
de revaloriser le rôle pivot du médecin de
famille au Québec ». Malgré toute la
bonne volonté des différentes instances,
la pénurie qui frappe la profession fait
réellement mal à cette campagne de valorisation. Il est effectivement difficile,
d’un côté, de valoriser la pratique, et de
l’autre, de gérer simultanément cette
pénurie. Plusieurs propositions pour
mieux administrer la pénurie ont été
débattues. Parmi celles-ci, l’une a tout
particulièrement attiré notre attention.
Un groupe de jeunes médecins a ainsi
suggéré de faire de la médecine familiale
une spécialité à part entière au même
titre que la pédiatrie ou la chirurgie, avec
toutes les conséquences que cela
implique, qu’elles soient financières,
sociales ou médicales.
Le constat
En discutant avec plusieurs porte-parole
d’associations
représentant
des
médecins, on s’aperçoit rapidement que
la prémisse voulant que la médecine
familiale soit, techniquement parlant,
une spécialité, est pratiquement consensuelle. Tous s’entendent pour dire que la
médecine familiale est une « discipline
spécifique », consistant en des « connaissances distinctes, des aptitudes particulières » et une « expertise différente
des spécialistes ». D’ailleurs, tous croient
qu’aucun médecin spécialiste ne serait
en mesure d’assumer la tâche d’un
omnipraticien. Par contre, là où le bât
blesse, c’est lorsqu’on s’aventure sur le
terrain glissant d’une reconnaissance
officielle de ce statut.
Considérant le fait que les omnipraticiens assument l’intégralité de la
La prochaine spécialité?
première ligne du réseau de la santé,
certains intervenants sont d’avis que la
médecine familiale devrait être de facto
une spécialité. C’est ce que croit le Dr
François Lehmann, directeur du
Département de médecine familiale de
l’Université de Montréal. Selon lui, « la
médecine familiale devrait être une spécialité et tous devraient la voir comme
ça ». Par contre, tous ne partagent pas
son avis. Pour le Dr Pierre W. Blanchard
qui est directeur des études médicales
au Collège des médecins du Québec,
« il ne s’agit que d’un débat de termes ».
Selon lui, même si on accolait aux
médecins de famille le titre de spécialistes, « ils ne seraient pas plus ni moins
spécialistes qu’avant dans leur domaine
de compétence ». Autrement dit, pour
le Dr Blanchard, la pénurie de
médecins ne provient pas et ne se
règlera pas par l’accession de la
médecine familiale au statut de spécialité. Qui dit vrai ?
Pour plusieurs futurs médecins, la perspective de devenir médecin de famille
est emballante. Pour eux, le suivi, la
prise en charge et la relation continue
dans le temps avec le patient sont
autant d’atouts précieux au travail du
médecin de famille. Cette vision du
« bon docteur » insiste sur la plus
grande utilité du médecin qui connaît
Dr François Lehmann,
Directeur du Département de médecine
familiale de l’Université de Montréal
« la famille, les antécédents, les
angoisses » de son patient. Pour
d’autres, la situation paraît moins rose.
Un étudiant en médecine de
l’Université de Montréal qui entamera
sa résidence en septembre 2006 hésite
toujours entre la cardiologie et la neurologie. Désirant garder l’anonymat,
celui-ci admet qu’il « serait déçu de ne
pas être accepté » et ajoute que, pour
lui, « la médecine familiale constituerait
une rétrogradation parce qu’elle est
beaucoup moins prestigieuse que ces
spécialités ». Il est donc important d’attirer des étudiants en médecine familiale, non par dépit, mais par choix.
Une solution?
Pour couper court à la pénurie de
médecins de famille, il faut, en outre,
s’assurer que cette pratique spécifique
devienne encore plus attrayante pour
attirer un plus grand nombre d’étudiants
des facultés de médecine. Malgré le
décret gouvernemental qui régit le nombre de résidents admis dans chaque discipline, il apparaît évident, toujours selon
le tableau ci-dessous, que dans 10 ou
15 ans, moins de 50 % des membres du
Collège des médecins seront des
médecins de famille. Dans la mesure où,
au Québec, la première ligne constitue
une priorité absolue, n’y a-t-il pas lieu de
s’inquiéter de ces statistiques?
Photographe : Paul Labelle
Dr Pierre W. Blanchard
Directeur des études médicales au
Collège des médecins du Québec
Tableau des admissions en médecine à l'Université de Montréal
Médecine familiale
Spécialités
Nombre
Pourcentage
Nombre
Pourcentage
Total
2003 - 2004
54
2004 - 2005
65
35 %
99
65 %
153
38 %
104
62 %
169
2005 - 2006
78
40 %
115
60 %
193
Bien sûr, de nombreuses mesures ont
déjà été mises en place par les instances
des fédérations, mais il apparaît tout de
même important de favoriser les admissions en médecine familiale par d’autres
mesures complémentaires à celles déjà
entreprises. À ce sujet, le projet pilote du
Département de médecine familiale de
l’Université de Montréal proposant une
troisième année à la formation des futurs
omnipraticiens apparaît comme une
avenue à étudier. Ainsi, trois ans de formation rapprocheraient la médecine
familiale du statut de spécialité qui,
comme on le sait, se caractérise par le
nombre d’années de formation. Par
comparaison, la médecine interne
requiert une formation de quatre ans. Du
coup, la rémunération des omnipraticiens pourrait être majorée en fonction
de cette formation plus poussée.
Quelles conséquences?
Monétairement parlant, une formation
plus longue d’un an permettrait aux
médecins de famille de rattraper une
partie de l’écart salarial d’avec leurs collègues spécialistes. Bien sûr, en raison
de leur formation plus courte, les
omnipraticiens recevraient toujours un
salaire moindre. Si les médecins de
famille recevaient une partie des
50 000 $ de différence que leurs revenus
présentent par rapport à ceux des spécialistes de la médecine interne, disons
20 000 $, les 8000 omnipraticiens du
Québec pourraient prétendre recevoir
160 millions de dollars supplémentaires
en honoraires. Par contre, il serait totalement illusoire de penser que le gouvernement accepterait ce débours, à
moins que celui-ci ne demande quelque
chose en retour ou qu’il soit convaincu
que ce genre de mesure viendrait
combler les besoins en médecine familiale. Vu l’énorme tâche effectuée par les
médecins de famille, il serait difficile de
leur en demander plus. Il faut donc
chercher ailleurs pour dénicher les incidences que le statut de spécialiste
amènerait aux médecins de famille.
Est-ce que ce changement quant à la
dénomination de la médecine familiale
attirerait davantage de médecins des
autres provinces ou de l’étranger?
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Cette hypothèse apparaît plausible, mais
certaines caractéristiques particulières
du Québec nuiraient certainement à l’attrait de la médecine familiale, même
advenant le cas qu’elle devienne une
spécialité. Pour les médecins canadiens
hors-Québec, le taux d’imposition élevé,
l’obstacle de la langue et le niveau de
rémunération moindre pour un acte
semblable que dans les autres provinces
sont autant de facteurs de découragement. Pour les candidats étrangers, « le
long processus administratif assorti
d’une facture de 10 000 $ avant de
reconnaître leurs compétences »** en
rebute certainement plusieurs.
Si le fait de devenir spécialiste n’améliore
pas nécessairement le salaire des
médecins de famille et qu’il n’attire pas
beaucoup plus de candidats de l’extérieur, à quoi sert donc cette reconnaissance? Mis à part l’intérêt et l’estime
pour le métier auprès des finissants en
médecine, « il est évident qu’en de
pareilles circonstances, il y aurait un
effet bénéfique sur la qualité des soins »,
mentionne le Dr François Lehmann.
Ainsi, avec toutes les connaissances
médicales développées depuis vingt ans,
un médecin généraliste ne peut tout
connaître. Donc, avec une année supplémentaire de formation, celle-ci pourrait être plus pointue dans certaines disciplines. Avec de meilleures connaissances, le médecin de famille ferait
probablement moins souvent appel à la
deuxième ligne, ce qui créerait un effet
bénéfique sur cette dernière et, du
même coup, une amélioration des soins.
Donc, au quotidien, pour un médecin de
famille devenu spécialiste, il n’y aurait
pas beaucoup de changement, sinon le
traitement de maladies ou infections
jusque là réservé aux spécialistes.
La réaction des intervenants
La FMOQ, par la voix de son directeur des
communications, le Dr Jean Rodrigue,
nous a affirmé qu’en vertu de l’explosion
des connaissances médicales depuis 20
ans, « la formation en médecine familiale
doit absolument être revue pour s’adapter à
la nouvelle réalité des praticiens. Cette révision constitue un objectif important de la
FMOQ. En revoyant le programme, il est
probable que la formation soit, en partie,
modifiée mais pas nécessairement
allongée. » D’un autre côté, la FMOQ n’est
pas complètement fermée à l’idée d’une
troisième année de formation, mais
souligne « qu’il appartient à l’Université de
Montréal de faire la démonstration que l’allongement de la formation est nécessaire ».
Plutôt que d’allonger la formation, le Dr
Rodrigue mentionne que la question est
plutôt de savoir si « on fait une utilisation
optimale de la formation de 24 mois déjà
existante, car il est illusoire de penser qu’en
allongeant la formation, les bienfaits vont
être proportionnellement aussi bons ». Il
ajoute en terminant que le débat est peutêtre plus de savoir si la rémunération est
adéquate en regard des activités pratiquées
par le médecin généraliste. « Est-ce que la
complexité de l’acte du médecin est
rémunérée décemment? », demande-t-il.
« le débat est peut-être plus de savoir
si la rémunération est adéquate en
regard des activités pratiquées par le
médecin généraliste »
Le Collège des médecins du Québec
semble partager l’opinion de la FMOQ.
Le Dr Pierre W. Blanchard, directeur des
études médicales au Collège, stipule que
« nous ne croyons pas qu’il est nécessaire d’allonger la formation, car nous
croyons qu’après 24 mois de formation,
les finissants ont toutes les capacités
pour prendre en charge et assurer le
suivi des patients. Par contre, nous
sommes en faveur de formation d’appoint pour les médecins de famille. Par
exemple, un médecin de famille pourrait
se "spécialiser" en obstétrique ou encore
en gériatrie ». Le Dr Blanchard ne croit
pas au raisonnement voulant qu’une
spécialité soit plus attrayante lorsqu’il
mentionne qu’il « ne faut pas oublier que
certaines spécialités ne sont pas très
populaires, il ne s’agit donc pas seulement d’accoler le terme spécialité à une
discipline pour la rendre populaire. »
La Fédération des médecins spécialistes
croit, pour sa part, que le prolongement de
la formation n’est pas sans risque. « Avec
une troisième année de formation, le
risque que les médecins aillent vers des
créneaux particuliers, comme la médecine
d’urgence, sera encore plus grand. Ces
médecins ne seront donc pas des
médecins de famille et cela pourrait aider
à intensifier la pénurie actuelle », prévient
le Dr Yves Dugré, président de la FMSQ.
Dans le monde
La troisième année de formation du projet pilote de l’Université de Montréal correspond à ce qui se fait actuellement à
certains endroits dans le monde. Ainsi,
aux États-Unis, devenir médecin de
famille (General Practionner) nécessite
une formation postdoctorale de trois ans.
La formation de trois ans est également
au programme pour certaines spécialités
de base comme la médecine interne ou
la pédiatrie. Après cette formation de
trois ans, les finissants en pédiatrie peuvent poursuivre leur spécialisation, en
chirurgie pédiatrique notamment.
D’autres pays européens, comme la
Suisse et l’Allemagne, ont donné à leurs
omnipraticiens le titre de « spécialistes
en médecine générale ». Par contre, en
Suisse, cette modification n’a changé en
rien la durée de la formation. Celle-ci est
toujours de deux ans alors que les spécialités nécessitent entre 5 et 6 ans de
formation. Pour le reste, bien peu de
changements autres que dans l’appellation de la discipline.
Les dés sont-ils pipés?
Finalement, une étude actuellement en
cours à l’Université McGill tente de voir si
le discours présenté lors du tronc commun ne favorise pas et ne tend pas à
diriger davantage les étudiants vers les
diverses spécialisations plutôt que vers la
médecine
générale.
Ainsi,
une
chercheuse élabore un programme pour
vérifier si l’organisation des cours ne
favoriserait pas une vision spécialisée
dans la formation des futurs médecins.
Ce constat provient notamment du fait
que, malgré un rattrapage dans les
dernières années, la formation en
médecine familiale est majoritairement
offerte par des médecins spécialistes.
« Donc, les étudiants en médecine
doivent cheminer dans leurs études avec
une vision plus spécialisée que le
demanderait la vision généraliste du
tronc commun », souligne, en terminant,
le Dr Rodrigue de la FMOQ. ⌧
* Pascale Breton, « Beaucoup d’appelés, peu d’élus », La Presse (Montréal), 16 mai 2005, A1.
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