Une mère, c`est pris comme un noyau au fruit de ses
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Une mère, c`est pris comme un noyau au fruit de ses
Millette « Une mère, c’est pris comme un noyau au fruit de ses entrailles… » Linda Lemay Ce prénom, je ne l’ai jamais prononcé en m’adressant à elle. Diminutif d’Emilienne, il était réservé à mon père. Les enfants de la famille, qu’ils fussent adolescents ou adultes n’ont eu à la bouche, de leurs premiers babils à leur dernier souffle pour trois d’entre eux déjà, qu’un seul mot : maman ! Ce mot si court fait de deux syllabes, prononcé et déformé très tôt par le nourrisson, peut aussi bien désigner pour lui sa nourriture que celle qui la lui porte aux lèvres. Il déborde pourtant, pour chacun de nous, de souvenirs accumulés. Les faire ressurgir procède d’un accouchement intellectuel douloureux, surtout lorsque cet être-là a gagné d’autres cieux… Bien que les derniers instants d’une mère soient ceux qui reviennent le plus vite à l’esprit, remonter au temps de son enfance paraît plus aisé. S’écouleront ensuite les images, les odeurs et les sons vers le présent, comme l’eau de la source vers la mer… Il y a deux sortes de souvenirs : les vrais, ceux des faits que l’on a soimême vécus et les faux, ceux que l’on nous a rapportés ou que les photos de famille dans la boîte à chaussures ont mêlés aux autres. Dans mon esprit, la première apparition de ma jeune mère de vingtquatre ans, avec son mari de dix ans de plus et quatre enfants dont trois filles, relève de la deuxième catégorie. L’aîné, petit garçon aux boucles blondes et à la barboteuse en laine marron qui laisse échapper, sur l’une de ses cuisses, la culotte blanche sans doute surdimensionnée pour durer, regarde un mouton noir au premier plan de la photo. Ce premier contact avec l’animal bêlant devait-il influencer longtemps après ses choix professionnels ? Difficile à affirmer ! Un doux regard posé par Millette sur sa progéniture conforte mon souvenir d’une mère belle, tendre, alors de santé fragile et toute entière dévouée à sa nichée… C’est une ambiance de fin d’après-midi d’hiver qui déclenche en moi un vrai retour sur images avec ma mère : une salle à manger très modestement meublée, un vaste canapé couvert de tissu grenat avec des motifs cachemire, le bruit familier d’une machine à coudre Singer, le parfum des écorces d’oranges sur le petit poêle émaillé avec sa fenêtre en mica rougeoyante, l’indicatif d’une émission à la T.S.F., le « passe-temps des dames et des demoiselles », musique que, vingt années plus tard, je devais facilement identifier comme étant la Sérénade en sol majeur de Mozart, appelée familièrement « Une petite musique de nuit ». Son audition me transporte, encore aujourd’hui, dans cet intérieur banal mais chaleureux de la maison d’un jeune éleveur qui associait à cette activité agricole la tenue d’un petit café de campagne, le Café du Commerce. Quelques années après la Libération, le revenu de cet estaminet rural était presque uniquement constitué par l’apéritif du dimanche pris par tous les hommes, au retour de l’église fréquentée dans ce village du Haut Doubs par la quasi totalité des habitants, à l’exception de notre maître d’école, Monsieur Chaine, et de quelques autres… esprits en avance sur leur époque ou en retard sur une autre ? Allez donc comprendre ou juger ces choses-là ! Le prénom de ma mère était alors prononcé de table en table car Millette faisait évidemment fonction de serveuse, versant ici une Suze-cassis, là un rouge limé et là-bas un Guignolet-kirsch, tout en surveillant, d’un œil inquiet, le repas dans la cuisine attenante à la grande salle du café. Un jeu de quillettes adossé au mur sous un vaste miroir, à droite de l’entrée principale, passionnait de nombreux habitués. Nos têtes enfantines arrivaient juste à la hauteur de la table du jeu et nous accrochions nos mains au rebord du trajet semi-circulaire que la boule empruntait, heurtant parfois au passage nos petits doigts, avant que le pied retenu d’un joueur ne vienne faire de même sur nos rondeurs postérieures. Notre mère nous intimait alors, souvent sans succès, l’ordre sonore de regagner la cuisine et de ne pas déranger les clients… La salle du café soigneusement récurée et parsemée de copeaux de savon tenait parfois lieu de restaurant ou de salle de bal à l’occasion des mariages de gens du village. Notre vieille tante Margot - qui avait présidé aux destinées de l’Hôtel Terminus fréquenté par Lisée, le héros du Roman de Miraut de Louis Pergaud, à l’occasion des foires mensuelles à Rocfontaine - était alors appelée au renfort de sa sœur, notre grand-mère, dans la cuisine pendant plusieurs jours. Un tourne-disque à aiguilles mettait à mal la cire noire des 78 tours d’alors et les rengaines réalistes ou légères sur lesquelles dansaient les gens de la noce en évitant les enfants qui couraient entre les couples. De quelle résistance devait faire preuve ma mère, de l’aube au départ des derniers fêtards, pour mener à bien toutes les tâches à elle dévolues !