UN ARRÊT DÉFINITIF SUR LES MESURES PROVISOIRES : LA

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UN ARRÊT DÉFINITIF SUR LES MESURES PROVISOIRES : LA
UN ARRÊT DÉFINITIF
SUR LES MESURES PROVISOIRES :
LA COUR EUROPÉENNE
DES DROITS DE L’HOMME
PERSISTE ET SIGNE
Commentaire de l’arrêt Mamatkulov
et Askarov c. Turquie du 4 février 2005
par
Philippe FRUMER
Chargé d’enseignement
à l’Université libre de Bruxelles
Le 6 février 2003, la Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en chambre de sept juges, avait rendu un retentissant arrêt
en l’affaire Mamatkulov c. Turquie (1). Revenant en effet sur une de
ses jurisprudences les plus controversées et les plus contestées (2), la
Cour décidait par six voix contre une que le non-respect par la Turquie des mesures provisoires indiquées par elle sur la base de l’article 39 de son règlement emportait violation des obligations résultant de l’article 34 de la Convention, en particulier l’obligation de
ne point entraver l’exercice efficace du droit de recours individuel
des requérants (3).
(1) Compte tenu de l’importance de l’affaire, la Chambre de la Cour avait communiqué aux parties son intention de se dessaisir au profit de la Grande Chambre, conformément à l’article 30 de la Convention européenne des droits de l’homme. La Turquie s’était toutefois opposée au dessaisissement, soucieuse probablement de se
ménager un recours contre l’arrêt de Chambre.
(2) Cour eur. dr. h., arrêt Cruz Varas et autres c. Suède du 20 mars 1991. La Cour,
par la plus étroite des majorités (10 voix contre 9), avait refusé de déduire de
l’article 34 de la Convention (anciennement, article 25, §1) un droit pour l’ancienne
Commission européenne des droits de l’homme d’ordonner des mesures provisoires.
Parmi les premiers commentaires critiques de cette jurisprudence : G. Cohen-Jonathan, «De l’effet juridique des ‘mesures provisoires’ dans certaines circonstances et
de l’efficacité du droit de recours individuel : à propos de l’arrêt de la Cour de Strasbourg Cruz Varas du 20 mars 1991», R.U.D.H., 1991, pp. 205 et s.; E. Garcia de
Enterria, «De la légitimité des mesures provisoires prises par la Commission et la
Cour européennes des droits de l’homme», Rev. trim. dr. h., 1992, p. 251.
(3) Cour eur. dr. h., arrêt Mamatkulov et Abdurasulovic c. Turquie du 6 février
2003, §§92 et s. Ci-après : «l’arrêt de 2003».
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Rev. trim. dr. h. (64/2005)
L’arrêt ici commenté (4), rendu par la Grande Chambre en février
2005, après renvoi sollicité par la Turquie, est devenu définitif conformément à l’article 44, §1 de la Convention et confirme à une très
large majorité (5) le spectaculaire revirement de jurisprudence
qu’opérait l’arrêt de 2003 (6).
Les faits peuvent être rappelés brièvement. Deux ressortissants
ouzbeks, membres d’un parti d’opposition en Ouzbékistan, furent
arrêtés en Turquie car soupçonnés d’homicide, d’avoir causé des
lésions corporelles à autrui par l’explosion d’une bombe en Ouzbékistan et d’une tentative d’attentat terroriste contre le Président de
l’Ouzbékistan. Ils furent placés en détention en Turquie en vue de
leur extradition réclamée sur la base d’un traité bilatéral par
l’Ouzbékistan, Etat non partie à la Convention européenne des
droits de l’homme, il convient de le souligner.
Les deux intéressés saisirent la Cour européenne des droits de
l’homme d’une requête, dans laquelle ils invoquaient notamment les
risques de mauvais traitements auxquels ils ne manqueraient pas
d’être exposés s’ils étaient renvoyés en Ouzbékistan, compte tenu
de leur statut d’opposants politiques. La Présidente de la Chambre
compétente de la Cour européenne des droits de l’homme, faisant
application de l’article 39 du règlement, fit savoir au Gouvernement
turc qu’il était souhaitable de ne pas extrader les requérants vers
l’Ouzbékistan avant que la chambre ait pu examiner l’affaire (7).
(4) Arrêt Mamatkulov et Askarov c Turquie du 4 février 2005.
(5) L’arrêt fut rendu par 14 voix contre 3 sur le constat de violation de l’article 34.
Une substantielle opinion dissidente commune aux juges caflisch, türmen et
kovler est jointe à l’arrêt. Nous nous y référerons à plusieurs reprises dans la suite
du commentaire.
(6) Tant dans son arrêt de 2003 (§§105-106) que dans l’arrêt de 2005 ici commenté
(§§121 et s.), la Cour s’explique sur les raisons qui l’ont incitée à revoir sa jurisprudence. Cette tendance au revirement explicite semble devenue l’une des marques de
fabrique de la «nouvelle» Cour européenne. Lire à ce sujet : L. Burgorgue-Larsen,
«De l’art de changer de cap. Libres propos sur les ‘nouveaux’ revirements de jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme», in Libertés, justice, tolérance.
Mélanges en hommage au Doyen G. Cohen-Jonathan, Bruxelles, Bruylant, 2004,
pp. 335 et s.
(7) La Cour n’hésite toutefois pas à décréter des mesures provisoires lorsque l’éloignement a lieu, non plus vers un Etat tiers comme en l‘espèce, mais vers un Etat
^
partie à la Convention : voy. par ex. req. n° 51564/99, Conka
et autres, la Ligue des
droits de l’homme c. Belgique, déc. du 13 mars 2001 (expulsions vers la Slovaquie) et
Chamaïev et 12 autres c. Géorgie et Russie du 12 avril 2005 (extraditions vers la Russie).
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Alors que la Turquie venait de prendre un décret d’extradition,
la chambre de la Cour européenne prorogea la mesure provisoire
antérieure. La Turquie n’y déféra pas et livra les requérants aux
autorités ouzbèkes, tout en informant la Cour des assurances qu’elle
avait obtenues de l’Ouzbékistan, selon lesquelles les intéressés ne
verraient pas leurs biens confisqués, ne seraient pas torturés ni condamnés à la peine capitale. L’Ouzbékistan rappelait par ailleurs
qu’il entendait respecter les engagements découlant de sa qualité
d’Etat partie à la Convention des Nations Unies contre la torture.
Les requérants furent reconnus coupables des faits qui leur
étaient reprochés par les juridictions ouzbèkes et condamnés à des
peines d’emprisonnement. A aucun moment depuis l’extradition, les
représentants des requérants devant la Cour européenne ne purent
entrer en contact avec eux.
La Cour était appelée à statuer sur trois catégories de griefs. En
premier lieu, se référant à la jurisprudence bien connue de la Cour
sur les violations «virtuelles», les requérants soutenaient que leur
extradition les exposerait à un risque d’atteinte à leur intégrité physique. Ils invoquaient le droit à la vie (art. 2) et l’interdiction de la
torture, des traitements inhumains ou dégradants (art. 3), seul ce
dernier grief faisant l’objet d’un examen spécifique par la Cour.
Ensuite, ils alléguaient la violation de l’article 6, §1 de la Convention, arguant du caractère inéquitable non seulement de la procédure d’extradition, mais aussi de la procédure pénale dont ils firent
l’objet en Ouzbékistan. Enfin, et surtout, les requérants tiraient
argument du non-respect de la mesure provisoire indiquée par la
Cour en vertu de l’article 39 de son règlement, pour soutenir que la
Turquie avait enfreint l’article 34 de la Convention, relatif au droit
de recours individuel.
C’est assurément le traitement de ce dernier grief qui mérite de
retenir l’attention du commentateur. Deux lignes de force se dégagent de l’analyse. En premier lieu, la Cour s’est appuyée à dessein
et de manière convaincante sur le droit international général pour
étayer sa démonstration (I). Pour autant, la Cour ne nie pas les spécificités de la Convention qui l’institue et dont elle assure le respect.
L’arrêt illustre avec éclat les conséquences qui s’attachent à l’effectivité du droit de recours individuel, même si des interrogations
subsistent. C’est d’ailleurs l’ensemble du régime des mesures provisoires qui doit se lire à l’aune de ce principe d’effectivité, lequel
pourrait justifier à l’avenir un recours moins parcimonieux à ces
mesures (II).
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I. – Une référence bienvenue
au droit international général pour conforter
le caractère obligatoire des mesures provisoires
Rappelons que la Convention européenne des droits de l’homme
ne fait nulle part mention des mesures provisoires. Celles-ci font
l’objet de l’article 39 du règlement de la Cour (8), aux termes
duquel :
«1. La Chambre ou, le cas échéant, son président peuvent, soit
à la demande d’une partie ou de toute autre personne intéressée,
soit d’office, indiquer aux parties toute mesure provisoire qu’ils
estiment devoir être adoptée dans l’intérêt des parties ou du bon
déroulement de la procédure.
2. Le Comité des ministres en est informé.
3. La Chambre peut inviter les parties à lui fournir des informations sur toute question relative à la mise en œuvre des mesures provisoires recommandées par elle» (9).
Cet article reprend, avec quelques nuances et ajouts, les dispositions correspondantes qui figuraient dans le règlement de l’ancienne
Commission et dans ceux de l’ancienne Cour. Ces différents textes
avaient en tout cas un point commun : leur simple lecture ne permettait pas de déduire l’existence, à charge des destinataires des
mesures provisoires, d’une obligation de s’y conformer.
Confrontée à cette situation textuelle, la Cour européenne des
droits de l’homme s’est fondée sur les ressources qu’offre le droit
international général. Dans un premier temps, la Cour a utilisé les
préceptes d’interprétation généraux issus de la Convention de
Vienne de 1969 sur le droit des traités (A). Sur cette base, elle a eu
recours aux principes généraux du droit international, étayés par la
jurisprudence internationale pertinente (B).
(8) L’article 26 d) de la Convention de sauvegarde reconnaît le pouvoir de la Cour,
réunie en Assemblée plénière, d’adopter son règlement.
(9) Conformément à l’article 32 du règlement, le président de la Cour a par ailleurs
édicté le 5 mars 2003 des «instructions pratiques» relatives aux demandes de mesures
provisoires. Ces instructions visent à permettre à la Cour d’examiner toute demande
de manière adéquate et en temps utile. Elles ont dorénavant été ajoutées au texte
du règlement de la Cour, à la suite des annexes.
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A. – Le recours aux préceptes d’interprétation
de la Convention de Vienne sur le droit des traités
Pour asseoir sa démonstration, la Cour, dépassant l’interprétation
purement textuelle, a privilégié une interprétation finaliste, à la
lumière de l’objet et du but du traité (a). Pour autant, elle n’a pas
entendu délaisser les règles postérieures à la conclusion du traité,
suivant en cela les règles d’interprétation que pose de la Convention
de Vienne sur le droit des traités (b).
a) L’objet et le but du traité, au cœur de la démarche interprétative
de la Cour européenne
Il est devenu chose courante que la Cour européenne des droits
de l’homme applique le droit international dit «général» (10), et plus
particulièrement au sein de celui-ci les préceptes d’interprétation
issus de la Convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités (11). Selon les termes de la Cour elle-même, les principes qui
sous-tendent la Convention ne sauraient s’interpréter et s’appliquer
dans le vide. Mais la Cour apporte toutefois à cette assertion une
précision de taille, qui à notre sens, permet d’éclairer tout le processus interprétatif. En effet, la Cour rappelle qu’elle ne doit en
aucun cas perdre de vue son caractère spécifique de traité de garan(10) Cette référence au droit international est d’ailleurs parfois perçue – à juste
titre selon nous – comme une limitation de la spécificité de la protection européenne
des droits de l’Homme. Lire à ce sujet : P. Weckel , «Les confins du droit européen
des droits de l’homme», in Libertés, justice, tolérance (…), op. cit., p. 1730. L’on songe
ici notamment à l’invocation du droit international pour limiter le champ d’application de la notion de «juridiction» figurant à l’article 1 de la Convention : req.
n° 52207/99, Bankovic et autre, déc. du 12 déc. 2001. L’on songe également à l’affaire
Al-Adsani, dans laquelle la Cour en appelle au droit international pour décider qu’il
n’existe pas encore de règle privant l’Etat mis en cause de son immunité face à une
action civile en dommages-intérêts pour des actes de torture perpétrés en dehors de
l’Etat du for, alors même que la prohibition de la torture est qualifiée de norme de
jus cogens : arrêt Al-Adsani c. Royaume-Uni du 21 novembre 2001, §66.
(11) Elle l’avait déjà fait dans son arrêt Golder c. Royaume-Uni du 21 février 1975,
§29 : à l’époque, elle se contentait de «s’inspirer» des articles 31 à 33 de la Convention
de Vienne. Par la suite, l’application de ces préceptes semblera plus franche. Voy.,
parmi d’autres, l’arrêt James et autres c. Royaume-Uni du 21 février 1986, §61 (interprétation des termes d’un traité suivant leur sens ordinaire, conformément à
l’article 31, §1 de la Convention de Vienne) et §64 (recours aux travaux préparatoires
comme moyen complémentaire d’interprétation, conformément à l’article 32 de la
Convention de Vienne). Egalement : arrêt Brogan et autres c. Royaume-Uni du
29 novembre 1988, §59 (en cas de divergence de sens entre les versions authentiques
de la Convention européenne, prise en considération du sens qui concilie le mieux ces
textes compte tenu de l’objet et du but du traité, conformément à l’article 33, §4 de
la Convention de Vienne).
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tie collective des droits de l’homme (12). Telle est la raison pour
laquelle la Cour estime que la Convention doit s’interpréter «dans
toute la mesure du possible» en harmonie avec les autres principes
du droit international, dont elle fait partie (13).
Dans ces conditions, il n’y a pas lieu de s’étonner que la Cour ne
s’arrête pas à une interprétation purement textuelle – que la Convention de Vienne sur le droit des traités n’impose d’ailleurs
pas (14) – pour déterminer la valeur juridique des mesures provisoires, mais privilégie une interprétation finaliste (15), prenant en considération l’objet et le but de la Convention européenne des droits
de l’homme. Une comparaison minutieuse de l’arrêt de Chambre de
2003 et de l’arrêt ici commenté permet par ailleurs de relever que
dans ce dernier, la Cour entend appliquer les règles d’interprétation
de la Convention de Vienne à la seule Convention européenne des
droits de l’homme, et non, comme l’avait fait la Chambre en 2003,
au règlement de la Cour, dans lequel figure, rappelons-le, la seule
disposition explicite relative aux mesures provisoires (16). Cette correction dans l’approche nous paraît bienvenue : elle permet d’obvier
à la critique qui consisterait à reprocher à la Cour d’appliquer à une
disposition réglementaire, sur laquelle les Etats parties n’ont
aucune prise, une règle d’interprétation prévue pour un texte issu
de la volonté des Etats parties.
Interprétation finaliste certes, mais aussi interprétation évolutive
d’une règle conventionnelle en matière de droits de l’homme, afin de
(12) Cour eur. dr. h., arrêt Al-Adsani c. Royaume-Uni précité, §55.
(13) Arrêt commenté, §111.
(14) L’article 31, §1 de la Convention de Vienne met sur le même pied le sens ordinaire, le contexte et l’objet et le but du traité. Il n’y a pas de hiérarchie entre ces
divers éléments. En outre, c’est à l’interprète qu’il incombe de combiner les préceptes
d’interprétation issus des articles 31 à 33 de la Convention de Vienne, lesquels représentent davantage des directives générales que des règles rigides : P. Daillier et
A. Pellet, Droit international public, 7e éd., Paris, L.G.D.J., 2002, p. 264, §170. Lire
aussi les propos éclairants de B. Conforti, «L’interaction des normes internationales
relatives à la protection des droits de l’homme», in La protection des droits de
l’homme et l’évolution du droit international, colloque S.F.D.I. de Strasbourg, Paris,
Pedone, 1998, p. 123.
(15) Le dépassement de l’interprétation textuelle se manifeste également lorsque
la Cour dégage des notions autonomes à partir des termes utilisés dans la Convention. Voy. à ce sujet : G. Cohen-Jonathan, «Rapport introductif général», in cohenjonathan et flauss (dir.), Droit international, droits de l’homme et juridictions internationales, Bruxelles, Nemesis/Bruylant (Coll. «Droit et justice», n° 55), 2004, p. 27.
(16) Comparer le §109 de l’arrêt de 2003 (La prise en compte du principe de bonne
foi, de l’objet et du but et de la règle de l’effet utile vaut aussi pour les dispositions
réglementaires) avec le §123 de l’arrêt de 2005 ici commenté.
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réaliser «le maximum de protection possible dans la matière et qui,
pour poursuivre ce but, va même au-delà de l’intention des auteurs
du texte» (17). On comprend dès lors que la Cour se soit référée à
l’article 31, §3 de la Convention de Vienne sur le droit des traités,
cette disposition permettant à l’interprète de tenir compte de règles
ou de pratiques postérieures à la conclusion du traité.
b) Les éléments postérieurs à la conclusion du traité
Il est permis de se demander si la Cour n’aurait pas pu ancrer sa
démarche interprétative dans l’article 31, §3 b) de la Convention de
Vienne, afin de prendre en considération la «pratique ultérieurement suivie dans l’application du traité», pour autant que cette pratique atteste d’un accord des parties à l’égard de l’interprétation du
traité. Ce faisant, la Cour n’aurait certes pas innové (18). On se souviendra que dans l’affaire Cruz Varas, la Cour avait rencontré cette
argumentation, pour toutefois la réfuter. Tout en reconnaissant la
pratique quasi-constante des Etats parties consistant à se conformer aux mesures provisoires par elle indiquées, la Cour y a vu une
simple volonté des Etats parties de coopérer loyalement avec
l‘ancienne Commission chaque fois que cela s’avérait possible, sans
qu’ils aient pour autant la conviction de se conformer à une obligation internationale en la matière (19).
(17) B. Conforti, «L’interaction des normes internationales (…)», loc. cit., p. 122.
(18) La Cour avait admis pouvoir faire application de l’article 31, §3 b), tout en
concluant à l’absence de pratique, dans l’arrêt Soering c. Royaume-Uni du 7 juillet
1989, §103. Dans l’affaire Oçalan c. Turquie, la Cour constate l’absence d’une pratique constante et uniforme quant à la signature et à la ratification du protocole additionnel n° 13 relatif à l’abolition de la peine de mort en toutes circonstances. Cet élément a amené la Cour à ne pas vouloir trancher de manière définitive la question de
savoir si le mouvement abolitionniste avait abouti à amender la deuxième phrase de
l’article 2, §1 de la Convention, en tant qu’il autorise la peine de mort en temps de
paix : arrêt du 12 mai 2005, §§164-165. La Cour a par contre constaté une «pratique
ultérieure» dans l’arrêt Loizidou c. Turquie (exceptions préliminaires) du 23 mars
1995, §73 et §§79 à 82 (existence d’une pratique constante des Etats parties de ne
pas assortir de restrictions territoriales ou matérielles leurs déclarations d’acceptation de la compétence de l’ancienne Commission et de l’ancienne Cour). Voy. encore
la décision Bankovic précitée, §§56 et 62 (pratique des Etats parties consistant à ne
pas redouter l’engagement de leur responsabilité au regard de la Convention
lorsqu’ils participaient à des missions militaires les amenant à accomplir des actes
extraterritoriaux).
(19) Cour eur. dr. h., arrêt Cruz Varas et autres c. Suède précité, §100. Voy. aussi
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req. n° 51564/99, Conka
et autres, la Ligue des droits de l’homme c. Belgique, déc. du
13 mars 2001 : la Cour déplore que la Belgique ne se soit pas conformée à la mesure
provisoire, compte tenu de l’usage consistant à respecter de telles indications.
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La Cour aurait pu être tentée d’adopter un raisonnement différent dans l’affaire Mamatkulov. En effet, il demeure avéré à l’heure
actuelle que la plupart des Etats se conforment aux mesures provisoires indiquées par la Cour, en dépit d’exceptions non négligeables (20). L’existence de ces exceptions ne constituerait pas en soi
un obstacle à la reconnaissance d’une «pratique». Mieux, celles-ci la
confirmeraient, pourvu qu’elles demeurent isolées et soient traitées
par les Etats qui y recourent comme autant de violations de l’obligation découlant de ladite pratique (21). Il demeure toutefois difficile de soutenir qu’il en est bien ainsi : dans l’affaire ici commentée,
la Turquie avait clairement dénié toute force obligatoire aux mesures provisoires édictées par la Cour (22), et telle est généralement la
ligne de défense de l’Etat «récalcitrant» (23). Dans ces conditions, il
ne semble pas que l’invocation d’une «pratique ultérieurement
suivie» eût constitué une base juridique des plus solides.
(20) Pour un état détaillé de la question, consulter l’étude de Y. Haeck et C. Burbano Herrera, «Interim Measures in the Case Law of the European Court of
Human Rights», N.Q.H.R., 2003, p. 670. Postérieurement à l’arrêt Mamatkulov ici
commenté, la Cour a été appelée à se prononcer sur le refus de deux autres Etats
parties (la Géorgie et la Russie) de se conformer aux mesures provisoires qui leur
furent indiquées : arrêt Chamaïev et 12 autres c. Géorgie et Russie du 12 avril 2005,
§§468-479 (concernant la Géorgie) et §§511 et s. (concernant la Russie). Dans l’arrêt
ici commenté, la Cour relève que les cas dans lesquels des Etats ne se sont pas conformés aux mesures indiquées demeurent «très rares» (§105).
(21) L’on songe ici au raisonnement tenu par la Cour internationale de Justice en
matière de normes coutumières : «Il (…) paraît suffisant [à la Cour], pour déduire
l’existence de règles coutumières, que les Etats y conforment leur conduite d’une
manière générale et qu’ils traitent eux-mêmes les comportements non conformes à la
règle en question comme des violations de celle-ci et non pas comme des manifestations de la reconnaissance d’une règle nouvelle» : C.I.J., Affaire des activités militaires
et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis), 27 juin
1986, Rec., 1986, p. 98, §186.
(22) Arrêt commenté, §§96-97.
(23) Voy. l’arrêt Cruz Varas et autres c. Suède précité, §92. La Belgique a fait de
^
même dans l’affaire Conka,
req. n° 51564/99, déc. du 13 mars 2001, même s’il semble
que dans un premier temps, elle ait regretté n’avoir pu respecter les mesures provisoires qui lui furent indiquées. Voy. à ce sujet : O. De Schutter, «La protection juridictionnelle provisoire devant la Cour européenne des droits de l’homme», in ruizfabri et sorel (dir.), Le contentieux de l’urgence et l’urgence dans le contentieux
devant les juridictions internationales : regards croisés, Paris, Pedone, 2001, p. 142.
Voy. aussi la défense de la France devant le Comité des Nations Unies contre la
torture : elle précise s’être jusqu’à présent toujours conformée aux demandes de
mesures provisoires, «ce qui ne saurait être interprété comme traduisant la mise en
œuvre d’une obligation juridique à cet égard» : comm. n° 195/2002, Brada c. France,
constatations du 24 mai 2005, CAT/C/34/D/195/2002, §8.2.
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On relèvera que dans leur opinion dissidente commune sous
l’arrêt commenté (24), les juges Caflisch, Türmen et Kovler envisagent également l’application de l’article 31, §3 b) de la Convention
de Vienne sur le droit des traités. Ils concluent toutefois à l’absence
de pratique ultérieure, en fondant toute leur argumentation sur le
rejet par les experts gouvernementaux des diverses propositions
visant à insérer un article sur les mesures provisoires dans le texte
de la Convention lors de la discussion relative au Protocole n° 11,
voire dans le projet de Protocole n° 14. Leur argumentation
n’emporte toutefois pas la conviction. Il ne nous semble pas que ces
éléments concernent une «pratique ultérieurement suivie dans
l’application du traité». Tout au plus ces propositions – et les réactions des délégations gouvernementales à leur endroit – ont-elles
valeur de travaux préparatoires des textes en question (25). Or, il
est désormais bien acquis que le recours aux travaux préparatoires
ne saurait faire obstacle à une lecture dynamique du texte de la
Convention européenne, fondée sur son objet et sur son but (26).
La Cour a préféré puiser dans l’article 31, §3 c) de la Convention
de Vienne sur le droit des traités la directive qui doit la guider dans
sa démarche interprétative. Cette disposition prévoit en effet qu’il
sera tenu compte, en même temps que du contexte du traité à interpréter, de toute règle pertinente de droit international applicable
dans les relations entre les parties. Parmi ces «règles pertinentes»,
la Cour entend se concentrer sur les principes généraux du droit
international (27).
(24) §§18 et 19 de l’opinion dissidente commune sous l’arrêt commenté.
(25) Il faut donc y voir un «moyen complémentaire d’interprétation» de ces textes,
au sens de l’article 32 de la Convention de Vienne sur le droit des traités. Telle fut
d’ailleurs la démarche du juge Türmen dans son opinion partiellement dissidente
sous l’arrêt de 2003 en la même affaire.
(26) Sur ceci : P. Wachsmann, «Les méthodes d’interprétation des conventions
internationales relatives à la protection des droits de l’homme», in La protection des
droits de l’homme et l’évolution du droit international, op. cit., p. 193.
(27) Arrêt commenté, §§110-111. Bien entendu, les «règles pertinentes du droit
international» prises en considération peuvent être déduites d’autres sources de droit
international : voy. l’arrêt Loizidou c. Turquie du 18 décembre 1996, §44 (prise en
compte de la pratique internationale et des résolutions d’organisations internationales).
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B. – L’invocation des principes généraux
du droit international en tant que «règles pertinentes
de droit international» : dévoiement ou application
audacieuse du droit international?
En 1991, dans son arrêt Cruz Varas, la Cour avait estimé que le
recours aux principes généraux du droit international n’était
d’aucun secours pour élucider la question de la portée des mesures
provisoires qu’elle était autorisée à indiquer, en l’absence de règle
juridique uniforme et eu égard à l’existence de controverses quant
à la valeur contraignante des mesures provisoires indiquées par les
juridictions internationales (28).
Au contraire, dans l’affaire Mamatkulov, la Cour européenne
annonce qu’elle se fondera sur les principes généraux du droit international, compte tenu de ce que plusieurs instances internationales
se sont prononcées sur la question litigieuse depuis son arrêt Cruz
Varas (29). Il convient de s’entendre sur ce que recouvre ici la
notion de «principe général du droit international».
a) La distinction «de principe» entre principes généraux de droit
«reconnus par les nations civilisées» et principes du droit international
On sait que l’article 38, §1 du Statut de la Cour internationale de
Justice, texte qui présente une grande importance pour la détermination des sources du droit international, fait mention des «principes
généraux de droit reconnus par les nations civilisées» (alinéa c). Cette
source autonome du droit international englobe les principes communs
aux ordres juridiques internes et transposables à l’ordre juridique international (30). La jurisprudence de la Cour européenne des droits de
l’homme n’est pas exempte de références à de tels principes généraux,
dégagés à partir d’une analyse des droits internes des Etats parties (31).
La notion a été utilisée, en droit international, précisément pour développer une conception fonctionnelle des mesures provisoires (32). Ce
(28) Arrêt Cruz Varas et autres c. Suède précité, §101.
(29) Arrêt commenté, §110.
(30) J. Salmon (dir.), Dictionnaire de droit international public, Bruxelles, Bruylant, 2001, p. 879.
(31) Lire à ce sujet : G. Cohen-Jonathan, «Le rôle des principes généraux dans
l’interprétation et l’application de la Convention européenne des droits de l’homme»,
in Mélanges en hommage à L.E. Pettiti, Bruxelles, Bruylant, 1998, et les exemples
cités pp. 185 et s.
(32) Voy. l’ouvrage de J. Elkind, Interim Protection. A Functional Approach, The
Hague/Boston/London, Martinus Nijhoff, 1981, notamment pp. 23 et s.
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n’est toutefois pas sur de tels principes, issus des droits internes, que la
Cour a entendu appuyer son argumentation dans l’affaire ici commentée (33).
A côté des principes généraux ci-avant décrits, la doctrine
s’accorde à reconnaître l’existence de principes généraux du droit
international. Il faut entendre par là les principales règles du droit
international, issues du droit coutumier ou du droit conventionnel.
Il s’agit ici de principes qui sont spécifiques au droit international (34). La notion apparaît dans la Convention européenne des
droits de l’homme et la jurisprudence y afférentes (35).
Assurément, les principes de droit international auxquels la Cour
se réfère dans l’affaire ici commentée se rapprochent de cette
deuxième catégorie. Toutefois, la démarche de la Cour fait davantage penser à celle qui est mise en œuvre lorsque sont mobilisés des
principes généraux de droit communs aux droits internes des Etats
parties (36). En effet, la Cour se livre également à un exercice comparatif, consistant à s’abstraire dans un premier temps des particu(33) La Cour aurait pu être tentée de le faire, compte tenu des indéniables analogies qui caractérisent la manière dont les juges internationaux et les juges internes
mettent en œuvre les procédures d’urgence. En ce sens : B. Genevois, «Remarques
générales et observations comparatives sur le contentieux de l’urgence et les juridictions administratives» in Ruiz-Fabri et Sorel (dir.), Le contentieux de l’urgence (…),
op. cit., p. 185. Contra, l’opinion dissidente commune sous l’arrêt commenté, §22 : si
le principe de la compétence obligatoire des juridictions prévaut sur le plan interne,
tel n’est pas le cas sur le plan international. L’analogie ne peut dès lors être réalisée
à partir des droits internes. La Cour interaméricaine des droits de l’homme a pour
sa part relevé les différences de fonctions des mesures provisoires dans les systèmes
juridiques nationaux et dans les systèmes internationaux de protection des droits de
l’homme, lesdites mesures assumant une fonction plus large en droit international
des droits de l’homme. Pour un rappel récent : Cour interam. dr. h., Lysias Fleury
c. Haïti, ordonnance du 7 juin 2003, §§6-7.
(34) J. Salmon (dir.), Dictionnaire (…), op. cit., p. 880. Sont par exemple cités :
le principe de la prohibition de l’emploi de la force ou le principe de non-intervention.
(35) Voy. par exemple l’article 35, §1 de la Convention (épuisement des voies de
recours internes) ou l’article 1er du 1er Protocole additionnel (privation de propriété).
Pour un exemple récent issu de la jurisprudence : arrêt Bosphorus c. Irlande du
30 juin 2005, §150 : interprétation de la Convention à la lumière du principe de droit
international Pacta sunt servanda. Pour d’autres illustrations : G. Cohen-Jonathan,
«Le rôle des principes généraux (…)», loc. cit., pp. 168 et s.
(36) Cela rejoint la constatation selon laquelle, tant dans la jurisprudence de la
Cour européenne des droits de l’homme que dans celle de la Cour interaméricaine, la
différence entre les deux catégories de principes généraux n’est pas toujours clairement établie : L. Caflisch et A. Cançado Trindade, «Les conventions américaine
et européenne des droits de l’homme et le droit international général», R.G.D.I.P.,
2004, p. 59.
810
Rev. trim. dr. h. (64/2005)
larismes pour opérer ensuite une synthèse des aspects communs les
plus généraux. Mais cette double opération s’effectue non plus à
partir des droits internes, mais à partir du droit international (37),
et plus spécifiquement du droit international des droits de
l’homme (38). L’on peut ici parler d’une démarche de droit international comparé des droits de l’homme, que la Cour avait déjà eu
l’occasion de mettre en pratique antérieurement (39). C’est dire que
la Cour européenne des droits de l’homme a entendu contribuer de
la sorte à une régénération de cette source de droit international
parfois délaissée que représentent les principes généraux du droit
international (40).
b) Le dépassement de la distinction : les principes du droit international issus du droit international comparé des droits de l’homme
Si l’on garde à l’esprit cette analyse, il est permis de réfuter l’un
des principaux reproches qui fut adressé à la Cour, dès l’arrêt rendu
en 2003 dans l’affaire Mamatkulov. La Cour s’est en effet fondée sur
la pratique de différentes instances internationales : certains comités
des Nations Unies compétents dans le domaine des droits de
l’homme, la Cour interaméricaine des droits de l’homme et la Cour
internationale de Justice. Or, a-t-on pu relever (41), il n’existerait
pas un contentieux international d’où l’on pourrait tirer une règle
uniforme relative à la force obligatoire des mesures provisoires.
Pour le dire autrement, la Cour aurait comparé ce qui n’est pas
comparable, en confrontant la jurisprudence d’instances appelées à
appliquer des mesures provisoires dont le statut procédural est totalement différent.
(37) Le procédé paraît ici d’autant plus pertinent qu’il s’agit de l’appliquer à un
aspect de la procédure régissant les instances internationales.
(38) En ce sens : J.-F. Flauss, «La protection des droits de l’homme et les sources
du droit international», in La protection des droits de l’homme et l’évolution du droit
international, op. cit., pp. 69-70.
(39) Cour eur. dr. h., arrêt Streletz, Kessler et Krenz c. Allemagne du 22 mars 2001,
§90 : «La Cour estime qu’il est de son devoir de considérer la présente affaire également sous l’angle des principes du droit international, en particulier ceux relatifs à
la protection internationale des droits de l’homme […]» (recherche d’une convergence
dans les instruments internationaux de protection des droits de l’homme, quant à la
protection du droit à la vie et à la liberté de circulation).
(40) J.-F. Flauss, «Le droit international général dans la jurisprudence de la Cour
européenne des droits de l’homme», in Cohen-Jonathan et Flauss (dir.), Droit
international, droits de l’homme et juridictions internationales, Bruxelles, NemesisBruylant (Coll. «Droit et justice», n° 55), 2004, p. 87.
(41) H. Tigroudja, «La force obligatoire des mesures provisoires indiquées par la
Cour européenne des droits de l’homme», R.G.D.I.P., 2003, pp. 613 et s.
Philippe Frumer
811
Nul ne conteste bien évidemment ces différences de statut procédural. Rappelons en effet qu’à cet égard, seule la situation des
Comités des Nations Unies se rapproche sensiblement de celle de la
Cour européenne des droits de l’homme, en ce que les mesures provisoires n’y sont pas mentionnées dans les textes conventionnels
(Pacte international relatif aux droits civils et politiques et 1er Protocole facultatif, Convention contre la torture) mais uniquement
dans un article de leurs règlements respectifs (art. 92 du règlement
intérieur du Comité des droits de l’homme – ancien article 86 – et
art. 108 du règlement intérieur du Comité contre la torture). A la
seule lecture de ces dispositions réglementaires, il apparaît clairement que les mesures provisoires ne revêtaient initialement aucune
portée contraignante. Ce sont les constatations des Comités qui ont
permis d’aboutir à une conclusion différente (42). Pour ce qui concerne la Cour interaméricaine des droits de l’homme, c’est ici au
contraire la Convention américaine relative aux droits de l’homme
(art. 63, §2) qui constitue le siège de la matière, complété par l’article 25 du règlement de la Cour. La Cour interaméricaine a clairement affirmé le caractère obligatoire de ces mesures (43), prenant
toutefois le soin de s’appuyer sur le caractère inhérent de son droit
d’ordonner des mesures provisoires, découlant de son statut
d’organe judiciaire (44), ainsi que sur le principe de droit internatio(42) Voy. la jurisprudence citée dans l’arrêt commenté, §§41, 42, 44 et 45. Voy.
aussi les références cités par F. Sudre, Droit européen et international des droits de
l’homme, 6e éd., Paris, P.U.F., 2003, p. 597, §360. Dans ses observations finales relatives au rapport présenté par l’Ouzbékistan en vertu de l’article 40 du Pacte, le
Comité des droits de l’homme, constatant que cet Etat avait passé outre à plusieurs
reprises à des demandes de mesures provisoires visant à suspendre l’exécution de personnes condamnées à mort, alors que le Comité était saisi de communications individuelles présentées en leur nom, réaffirma que «L’inobservation des demandes de
mesures provisoires du Comité constitue un manquement grave de l’État partie aux
obligations qui lui incombent en vertu du Pacte et du Protocole facultatif». CCPR/
CO/83/UZB, 26 avril 2005, §6. Voy. aussi, pour un rappel récent de la jurisprudence
du Comité des droits de l’homme : comm. n° 973/2001, Khalilov c. Tadjikistan, constatations du 13 avril 2005, CCPR/C/83/D/973/2001, §§4.1. à 4.4. Pour le Comité contre la torture : comm. n° 195/2002, Brada c. France, constatations du 24 mai 2005,
CAT/C/34/D/195/2002, §13.4.
(43) Cour interam. dr. h., Constitutional Court Case, ordonnance du 14 août 2000,
§14.
(44) Voy. par exemple l’ordonnance du 19 janvier 1988 dans les affaires de disparitions forcées contre le Honduras. La référence aux pouvoirs inhérents devrait
permettre à la Cour de San José d’édicter des mesures provisoires excédant le champ
d’application de l’article 63, §2 de la Convention américaine. En ce sens :
T. Buergenthal, «Interim Measures in the Inter-American Court of Human
Rights», in Bernhardt (ed.), Interim Measures indicated by International Courts,
→
812
Rev. trim. dr. h. (64/2005)
nal Pacta sunt servanda (45). Enfin, le Statut de la Cour internationale de Justice comporte également une disposition relative aux
mesures conservatoires (art. 41), qu’il y a lieu de lire en relation
avec les article 73 à 78 du règlement. Lorsque la Cour de La Haye
fut appelée, dans son arrêt LaGrand, à reconnaître la valeur contraignante desdites mesures, elle pouvait dès lors s’appuyer sur une
disposition conventionnelle pour développer son argumentation.
En réalité, au-delà de ces différences procédurales indéniables, il
est deux points qui unissent les diverses instances internationales
que la Cour européenne retient à titre de comparaison. En premier
lieu, toutes ces instances ont édicté leurs mesures provisoires pour
assurer la sauvegarde des droits fondamentaux de la personne
humaine. Il n’est à cet égard pas indifférent que dans l’affaire
LaGrand à laquelle il est fait largement référence dans l’arrêt ici
commenté, la Cour internationale de Justice avait indiqué des
mesures conservatoires afin d’empêcher que le ressortissant allemand pour lequel l’Allemagne avait pris fait et cause soit exécuté
avant que la Cour ait rendu son arrêt définitif (46). Gageons que si
l’affaire avait été rendue dans un domaine étranger à la protection
des droits de l’homme, la Cour européenne n’y aurait pas attaché
le même poids (47). De même, la Cour européenne ne se préoccupe
aucunement du sort réservé aux mesures provisoires par d’autres
instances internationales (48). Le deuxième point de convergence
←
Berlin, Springer Vg, 1994, p. 83; J. Pasqualucci, The Practice and Procedure of the
Inter-American Court of Human Rights, Cambridge, Cambridge University Press,
2003, p. 298.
(45) H. Tigroudja et I. Panoussis, La Cour interaméricaine des droits de l’homme,
Bruxelles, Nemesis/Bruylant (Coll. «Droit et justice», n° 41, 2003, p. 125.
(46) C.I.J., Affaire relative à la Convention de Vienne sur les relations consulaires
(Allemagne c. Etats-Unis), ordonnance du 3 mars 1999, §29.
(47) Rappelons en effet que dans son arrêt Loizidou c. Turquie (exceptions préliminaires) du 23 mars 1995, lorsqu’elle fut appelée à examiner la validité des restrictions territoriales apportées par la Turquie aux clauses facultatives figurant dans les
anciens articles 25 et 46, la Cour européenne refusa tout argument fondé sur une analogie avec la pratique suivie en la matière par la Cour internationale de Justice,
compte tenu de la différence de rôle et de finalité entre les deux institutions judiciaires internationales (§§84-85). Si la Cour européenne accepte ici l’analogie, c’est
donc bien parce que dans l’affaire LaGrand, la finalité des mesures conservatoires
correspond à celle des mesures provisoires indiquées par la Cour européenne : préserver la vie et l’intégrité physique des individus concernés.
(48) Telles le Tribunal international du droit de la mer. Voy. à ce sujet :
J.-M. Sorel, «Le contentieux de l’urgence et l’urgence dans le contentieux devant les
juridictions interétatiques (C.I.J. et T.I.D.M.)», in Ruiz-Fabri et Sorel (dir.), Le
→
Philippe Frumer
813
est, quant à lui, commun à toutes les juridictions internationales :
lorsqu’elles édictent des mesures provisoires, celles-ci entendent sauvegarder les droits des parties face au risque de préjudice irréparable (49).
En recourant aux principes du droit international pour asseoir sa
démonstration, la Cour européenne n’a donc pas, à notre sens, invoqué le droit international pour mieux le dévoyer. Tout au plus en
a-t-elle fait une utilisation audacieuse et créative, en comparant des
procédures internationales, alors que cette technique est traditionnellement mobilisée pour confronter des droits nationaux, et en
s’efforçant d’en dégager le commun dénominateur, après s’être abstraite des spécificités procédurales de chaque système de protection.
N’est-ce pas là, d’une certaine manière, rendre compte dans un
même élan, à la fois de la diversité et de l’unité du contentieux
international?
Encore la Cour européenne n’a-t-elle pas entendu isoler le raisonnement ci-avant exposé. Le recours au droit international général
s’accompagne de la prise en compte de la spécificité de la Convention européenne des droits de l’homme, et en particulier de la nécessité de reconnaître toute son effectivité au droit de recours individuel.
II. – Une démonstration confortée
par l’exigence d’effectivité du droit
de recours individuel
L’effectivité du droit de recours individuel, qualifié de
«pilier essentiel» du système de protection, est au cœur de la motivation de l’arrêt (A). Encore ce principe d’effectivité n’a-t-il pas
livré tous les secrets qu’il recèle, l’arrêt Mamatkulov laissant en suspens deux questions importantes (B).
←
contentieux de l’urgence (…), op. cit., pp. 7-55. Voy. aussi les mesures provisoires prononcées par le CIRDI : affaire Victor Pey Casado et Fondation Président Allende c.
Chili, CIRDI/ARB/98/2, décision sur les mesures conservatoires, 25 septembre 2001.
(49) Arrêt commenté, §124. Voy. aussi C.I.J., Affaire relative à la Convention de
Vienne sur les relations consulaires (Allemagne c. Etats-Unis), arrêt du 27 juin 2001,
§102.
814
Rev. trim. dr. h. (64/2005)
A. – L’effectivité du droit de recours individuel,
élément central du raisonnement de la Cour
C’est au regard de la spécificité de la Convention que la Cour
entend apprécier l’exigence d’effectivité du droit de recours individuel (a). Cette exigence rejaillit à son tour sur la violation alléguée
des dispositions de fond de la Convention (b).
a) L’effectivité du droit de recours individuel et le caractère singulier
de la Convention
L’entrée en vigueur du Protocole n° 11 a indubitablement renforcé la spécificité de la Convention européenne. Ceci explique qu’à
côté de l’évolution de la jurisprudence internationale sur la portée
des mesures provisoires, ce sont les changements intervenus au
cœur même du système européen de contrôle qui ont motivé le revirement de jurisprudence de la Cour. Détaché de toute déclaration
d’acceptation, le droit de recours individuel a gagné en effectivité,
de sorte que les entraves qu’il subit doivent être traitées avec plus
de sévérité qu’elles ne l’étaient à l’époque de la jurisprudence Cruz
Varas (50).
Mais l’effectivité du droit de recours individuel n’est pas seule en
cause lorsque des Etats méconnaissent les mesures provisoires qui
leur sont adressées. C’est en réalité l’effectivité de l’ensemble de la
protection conventionnelle qui est alors entamée. Telle est la raison
pour laquelle la Cour ne se contente pas d’évoquer l’article 34 de la
Convention de manière isolée, mais en combinaison avec l’article 1er
(obligation de reconnaître les droits et libertés à toute personne relevant de la juridiction des Etats parties) et avec l’article 46 (obligation de se conformer aux arrêts définitifs) (51).
(50) Arrêt commenté, §122. On reste plus dubitatif face à l’argument de la Cour
selon lequel, dans l’affaire Cruz Varas, la Cour ne s’était prononcée que sur les pouvoirs de l’ancienne Commission d’indiquer des mesures provisoires, et non sur ses
propres pouvoirs, alors que la Commission ne pouvait, comme la Cour, prendre de
décision contraignante (§119). Outre que la lecture de l’arrêt Cruz Varas donne à
penser que la Cour s’était prononcée de manière générale, cet argument, pris à la lettre, aurait conduit à ce que, dans une même procédure, la mesure provisoire indiquée
par la Commission n’aurait pas revêtu une portée obligatoire, alors qu’adoptée par
la Cour, elle l’aurait été… Voy. aussi : G. Cohen-Jonathan, «Sur la force obligatoire
des mesures provisoires», R.G.D.I.P., 2005, p. 427; H. Tigroudja, «La force obligatoire des mesures provisoires (…)», loc. cit., p. 606, note 26.
(51) Arrêt commenté, §125.
Philippe Frumer
815
Il y a lieu de relever enfin qu’alors que cet élément n’apparaissait
pas dans la motivation de l’arrêt de Chambre rendu en 2003, la
Cour européenne a, à juste titre, appuyé sa démonstration sur sa
jurisprudence relative au droit de recours effectif devant une instance nationale (art. 13 de la Convention) dans les cas d’expulsion
ou d’extradition. On sait en effet qu’à diverses reprises, la Cour a
dégagé de l’exigence d’effectivité du recours l’obligation pour les
Etats parties de ménager un recours suspensif aux personnes passibles de mesures d’éloignement du territoire, afin d’empêcher l’exécution de mesures contraires à la Convention et dont les conséquences seraient pour elles potentiellement irréversibles (52). En bonne
logique, la Cour décide d’appliquer à sa propre procédure cette exigence d’effectivité qu’elle avait dégagée à propos des procédures
internes (53).
b) Effectivité du droit de recours individuel et incidence du non-respect des mesures provisoires sur la violation alléguée des dispositions
de fond
Avant l’affaire Mamatkulov, la Cour avait concédé que le non-respect d’une indication de mesures provisoires pouvait avoir pour
conséquence d’«aggraver» un éventuel constat de violation de la
Convention, notamment sur le terrain de l’article 3 (54). Cette théorie des circonstances aggravantes n’avait pas manqué de susciter la
perplexité, notamment en l’absence d’incidence pratique, sauf à
admettre que la Cour s’oriente dans la voie des dommages
«punitifs», ce qu’elle n’était pas disposée à faire (55).
Dans l’affaire Mamatkulov, le lien entre le non-respect des mesures provisoires et le grief formulé au fond est présenté différemment.
La Cour considère en effet qu’en refusant de surseoir à l’extradition
des requérants, la Turquie les a empêchés de susciter des recherches
en vue d’étayer leurs allégations. Ce faisant, elle a placé la Cour
^
(52) Entre autres : arrêt Jabari c. Turquie du 11 juillet 2000, §50; arrêt Conka
c.
Belgique du 5 février 2002, §§79 et s. Voy. aussi récemment l’arrêt Chamaïev et 12
autres c. Géorgie et Russie du 12 avril 2005, §460.
(53) V. Chetail, «Bilan de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de
l’homme sur l’interdiction du renvoi des étrangers menacés de torture et de traitements inhumains ou dégradants», R.B.D.I., 2004, p. 172.
^
(54) Arrêt Cruz Varas et autres c. Suède précité, §103; req. n° 51564/99, Conka
et
autres c. Belgique, déc. précitée, §11.
(55) E. Garcia de Enterria, «De la légitimité […]», loc. cit., p. 278; P. Frumer,
«Pour un renforcement de la valeur juridique des mesures provisoires édictées par la
Cour européenne des droits de l’homme», Chroniques de droit public, 2000, p. 343.
816
Rev. trim. dr. h. (64/2005)
dans l’impossibilité d’examiner la requête selon sa méthode habituelle, entravant de cette manière l’exercice effectif du droit de
recours individuel (56). Cette entrave a, en l’espèce, influé sur le
constat de non-violation des articles 3 et 6 de la Convention (57).
En effet, si la Turquie s’était conformée à l’indication de la Cour,
cette dernière aurait pris en compte les éléments dont elle disposait
à la date de l’examen de l’affaire. En y passant outre, la Turquie a
imposé à la Cour de se fonder sur les seuls éléments que les parties
lui avaient fournis à la date de l’extradition, alors que ces informations étaient incomplètes (58).
L’on pourrait dès lors être tenté de penser qu’un constat de violation de l’article 34 aboutira toujours, comme en l’espèce, à un
constat de non-violation des dispositions de fond invoquées,
l’entrave au droit de recours empêchant le requérant de fournir les
éléments de preuve de nature à étayer ses griefs sur le fond. Et
inversement, si la Cour devait conclure à la violation des dispositions de fond, c’est que le requérant n’a pas subi d’entrave excessive, de sorte que la violation de l’article 34 ne serait pas établie (59). Il convient toutefois de nuancer cette observation à deux
égards. En premier lieu, la Cour a déjà admis qu’un problème peut
se poser au regard de l’article 34 de la Convention, quand bien
même la Cour a pu terminer l’examen au fond des griefs (60).
Ensuite, et plus fondamentalement, ce raisonnement ne vaut que
pour autant qu’en cas d’inobservation des mesures provisoires, la
violation de l’article 34 ne soit établie qu’en raison de l’impossibilité
pour le requérant de fournir à la Cour les éléments supplémentaires
dont celle-ci a besoin (par exemple, parce que le requérant n’a pu
maintenir de contacts avec ses avocats, comme dans l’affaire ici
commentée). Nous verrons toutefois bientôt qu’il est possible de
(56) Arrêt commenté, §§108, 125 et 127.
(57) Pour ce qui concerne l’article 6, la Cour refuse de l’appliquer à la procédure
d’extradition elle-même. Par contre, elle n’exclut pas qu’une violation de l’article 6
puisse exceptionnellement être mise à charge de l’Etat requis, si la personne concernée risque de subir un «déni de justice flagrant» dans l’Etat requérant l’extradition.
Arrêt Soering c. Royaume-Uni du 7 juillet 1989, §113; arrêt Drozd et Janousek c.
France et Espagne du 26 juin 1992, §110; req. n° 71555/01, Einhorn c. France , déc.
du 16 octobre 2001, §32.
(58) Arrêt commenté, §§75 et 90-91.
(59) Ce raisonnement est tenu par H. Tigroudja, «La force obligatoire des mesures provisoires […]», loc. cit., p. 621.
(60) Cour eur. dr. h., arrêt Akdivar et autres c. Turquie du 16 septembre 1996,
§105. Postérieurement à l’arrêt ici commenté, la Cour a réitéré cet enseignement dans
le contexte spécifique du non-respect des mesures provisoires : arrêt Chamaïev et 12
autres c. Géorgie et Russie précité, §§478 et 517.
Philippe Frumer
817
soutenir la thèse selon laquelle tout irrespect des mesures provisoires
emporte violation de la Convention, notamment de son article 34.
En pareil cas, un constat simultané de violation de l’article 34 et
des dispositions de fond est tout à fait possible.
Notons enfin une importante différence entre l’arrêt de Chambre
de 2003 et l’arrêt ici commenté, en ce qui concerne la satisfaction
équitable. Dans le premier arrêt, la Cour avait estimé que le constat
de violation de l’article 34 constituait en soi une satisfaction équitable suffisante pour réparer le dommage moral allégué (61). Dans
l’arrêt ici commenté, la Cour ne se contente pas de ce mode de réparation et octroie à chaque requérant 5000 euros à titre de réparation
du préjudice moral (62). Cette dernière solution est préférable, en ce
qu’elle aboutit à la prise en compte, au stade de la réparation, du
risque de préjudice irréparable ayant conditionné l’indication de
mesures provisoires, risque de préjudice portant par ailleurs sur un
droit que la Cour qualifie comme relevant du «noyau dur des droits
protégés par la Convention» (63).
B. – Les autres conséquences du principe d’effectivité :
les «non-dits» de l’arrêt Mamatkulov
A la suite de l’arrêt Mamatkulov, deux questions restent en suspens, qui ne sont pas dépourvues de liens entre elles. Elles concernent, d’une part, la question de l’automaticité de la valeur juridique
contraignante des mesures provisoires (a) et d’autre part, la possibilité d’extension future du champ d’application matériel des mesures provisoires (b).
a) La valeur juridique contraignante des mesures provisoires : règle
générale ou examen du cas d’espèce?
A la lecture de l’arrêt commenté, il n’est pas possible de déterminer avec certitude si la Cour s’est contentée de se prononcer dans
(61) §115 de l’arrêt de 2003.
(62) §134 de l’arrêt commenté.
(63) Arrêt commenté, §108. Voir l’analyse pertinente de H. Tigroudja, «La force
obligatoire (…)», loc. cit., pp. 627-628. Un commentateur déplore l’absence d’exemplarité d’une telle réparation et semble réclamer des sanctions plus énergiques, d’une
autre nature : G. Cohen-Jonathan, «Sur la force obligatoire des mesures
provisoires», R.G.D.I.P., 2005, p. 429. L’on éprouve toutefois quelque difficulté à
imaginer quelles seraient ces sanctions : il ne s’agit pas ici d’ordonner à la Turquie
la cessation d’un acte illicite, dès lors que l’illicite consiste dans le non-respect de la
mesure provisoire…
818
Rev. trim. dr. h. (64/2005)
le cas d’espèce ou si, au contraire, elle a voulu déclarer en termes
généraux que toute méconnaissance des mesures provisoires par
l’Etat défendeur emporterait violation de l’article 34 de la Convention. Un passage semble pourtant plaider en faveur de cette seconde
thèse. La Cour déclare en effet, en conclusion de sa motivation sur
la violation de l’article 34 de la Convention :
«La Cour rappelle qu’en vertu de l’article 34 de la Convention,
les Etats contractants s’engagent à s’abstenir de tout acte ou à se
garder de toute omission qui entraverait l’exercice effectif du droit
de recours d’un requérant. L’inobservation de mesures provisoires
par un Etat contractant doit être considérée comme empêchant la
Cour d’examiner efficacement le grief du requérant et entravant
l’exercice efficace de son droit et, partant, comme une violation de
l’article 34 de la Convention» (64).
Certaines opinions jointes à l’arrêt semblent confirmer cette lecture (65), même si le doute demeure permis. L’arrêt de chambre
rendu en 2003 laissait planer la même ambiguïté (66), de sorte que
l’on peut se demander si la Cour n’a pas entendu laisser la question
ouverte.
Il convient toutefois de tenir compte de la jurisprudence postérieure à l’affaire Mamatkulov. Dans l’affaire Oçalan, la Cour était
confrontée à un grief relatif à la violation de l’article 34 de la Convention (entrave à l’exercice du droit de recours individuel) en ce
que, d’une part, les avocats du requérant aux Pays-Bas n’avaient
pas pu établir de contacts avec lui postérieurement à son arrestation et, d’autre part, en ce que la Turquie avait répondu avec
(64) Arrêt commenté, §128 (Nous soulignons).
(65) Dans son opinion concordante, le juge Cabral Barreto croit pouvoir déduire
de l’arrêt que la Cour établit un constat «mécanique» de violation de l’article 34 en
cas de méconnaissance des mesures provisoires. Le juge critique cette déduction, au
motif qu’elle lui paraît imposer aux Etats des obligations auxquelles ils n’ont pas
voulu souscrire. Voy. aussi l’opinion dissidente commune aux juges Caflisch, Türmen et Kovler, §1 : ceux-ci soulignent l’ambiguïté de l’arrêt sur la question de la
force obligatoire des mesures provisoires, mais semblent également raisonner comme
si l’on pouvait lire le §128 de l’arrêt comme impliquant un constat automatique de
violation de l’article 34 en cas de non-respect des mesures provisoires.
(66) Arrêt Mamatkulov et Abdurasulovic précité, §110. De manière significative, un
commentateur a observé que cet arrêt laissait la porte ouverte aux deux interprétations énoncées : O. De Schutter, «Le contentieux de l’urgence […]», loc. cit., p. 147.
En revanche, une autre commentatrice a estimé que «dans le raisonnement de la
Cour, il n’y a pas de lien nécessaire de conséquence entre le non-respect de la
demande de mesures provisoires et le constat de violation de l’article 34 de la
Convention» : H. Tigroudja, «La force obligatoire des mesures provisoires […]», loc.
cit., p. 620, §23.
Philippe Frumer
819
retard à une demande d’informations formulée par la Cour. Rappelons que, dans cette affaire, la Cour avait usé une première fois de
l’article 39 de son règlement pour demander aux autorités turques
d’assurer au requérant le respect des droits tirés de l’article 6 de la
Convention dans le cadre de la procédure interne et de lui ménager
la possibilité effective, à travers des avocats librement choisis par
lui, d’exercer son droit de recours individuel devant la Cour (67).
Dans son arrêt définitif, la Cour n’examine sous l’angle des mesures
provisoires que le deuxième élément mentionné par le requérant, à
savoir le retard dans la transmission des informations demandées.
Elle rappelle le passage ci-dessus mentionné issu de l’arrêt Mamatkulov relatif aux mesures provisoires, pour décider ensuite qu’in
casu, le retard dans la transmission des renseignements n’avait pas
empêché le requérant d’étayer ses griefs relatifs aux poursuites
pénales diligentées à son encontre (68). Est-ce à dire que la Cour
refuse dès lors d’établir un lien automatique entre le non-respect des
mesures provisoires et la violation de l’article 34? Il nous semble
qu’une telle lecture de l’arrêt ne s’impose pas. En effet, dans le cas
d’espèce, ce n’est pas la méconnaissance des mesures provisoires
indiquées par la Cour qui était invoquée comme entrave à l’exercice
du droit de recours individuel, mais bien le seul défaut de fournir
des informations sur les mesures provisoires que la Cour avait indiquées au Gouvernement défendeur (exigence formulée à l’article 39,
§3 du règlement de la Cour) (69).
Un dernier arrêt mérite d’être mentionné, en ce que la Cour y est
une nouvelle fois confrontée à l’inobservation de mesures provisoires. L’affaire Chamaïev présente toutefois une particularité : la
Géorgie et la Russie, Etats défendeurs, se voyaient tous deux reprocher la méconnaissance des mesures provisoires respectives dont ils
firent l’objet. Les requérants, d’origine tchétchène, soutenaient que
leur remise par la Géorgie aux autorités russes violerait les articles 2
et 3 de la Convention. La Cour avait indiqué aux autorités géorgiennes qu’il était souhaitable de ne pas extrader les requérants
avant l’examen de la requête. La Géorgie n’y déféra pas et procéda
à l’extradition de certains requérants. Ayant obtenu des garanties
de la Russie quant au sort de l’ensemble des requérants, la Cour
(67) Note d’information n° 4 sur la jurisprudence de la Cour, mars 1999, p. 25.
(68) Arrêt Oçalan c. Turquie du 12 mai 2005, §201.
(69) En d’autres termes, si l’entrave avait consisté dans le non-respect des mesures
provisoires, et non dans le seul refus de fournir les informations demandées au sujet
de la mise en œuvre de celles-ci, peut-être la Cour aurait-elle abouti à un constat de
violation de l’article 34…
820
Rev. trim. dr. h. (64/2005)
décida de ne pas proroger la mesure provisoire à l’égard des requérants non encore extradés. Ultérieurement, la Cour fit cette fois
usage de l’article 39 de son règlement à l’endroit de la Russie, afin
d’obtenir de celle-ci qu’elle permette aux avocats des requérants
extradés d’avoir libre accès à leurs clients. Ici encore, les mesures
provisoires ne furent pas respectées. Si la Cour retient une violation
de l’article 34 de la Convention à charge tant de la Géorgie que de
la Russie (70), du fait des diverses entraves mises à l’exercice par les
requérants de leur droit de recours individuel, c’est toutefois à propos de la Géorgie que la motivation de la Cour doit retenir l’attention pour la question qui nous préoccupe. La Cour déclare en effet :
«L’exercice du droit de recours garanti par l’article 34 de la
Convention n’a, en tant que tel, aucun effet suspensif en droit
interne, et notamment aucun effet suspensif sur l’exécution d’une
décision administrative ou judiciaire. Or, la question de savoir si
le fait pour un Etat de ne pas se conformer à l’indication de la
Cour, décidée en vertu de l’article 39 de son règlement, peut passer pour une violation de son obligation au titre de l’article 34
de la Convention doit s’apprécier au regard des circonstances propres au cas d’espèce» (71).
Même si la Cour reproduit ensuite le passage général de l’arrêt
Mamatkulov relatif aux conséquences de l’inobservation de mesures
provisoires, il n’en demeure pas moins qu’elle prend soin de relever,
pour conclure à la violation de l’article 34, que dans le cas d’espèce,
les difficultés rencontrées par les requérants extradés ont été telles
que l’inobservation des mesures provisoires a entravé l’exercice efficace du droit de recours individuel (72).
(70) Cour eur. dr. h., arrêt Chamaïev et 12 autres c. Géorgie et Russie du 12 avril
2005. La violation de l’article 34 à charge de la Russie résulte, de manière plus large,
de ce que l’Etat n’a pas permis à la Cour de procéder à l’audition des requérants et
à l’établissement des faits, sans fournir de justification satisfaisante à cette attitude
(§§509 et s.). Cette absence de coopération a rendu plus difficile l’examen des griefs
dirigés contre la Géorgie, et impossible l’examen de la partie de la requête déclarée
recevable contre la Russie (§517).
(71) Ibid., §472 (Nous soulignons).
(72) Ibid., §478. Il est intéressant de relever que dans l’arrêt Chamaïev, la Cour
admet l’existence d’une entrave à l’exercice du droit de recours individuel, alors
même que la Cour a pu finalement achever l’examen au fond des griefs. Ceci contraste avec l’arrêt Mamatkulov ici commenté, dans lequel la Cour a souligné que le
non-respect par la Turquie de l’indication de mesures provisoires l’avait empêchée
d’apprécier selon ses méthodes habituelles l’existence d’un risque réel de violation
des articles 3 et 6 de la Convention dans le pays de destination (respectivement §75
et §91).
Philippe Frumer
821
Si cette dernière jurisprudence venait à se confirmer (73), il semblerait donc qu’aucun constat automatique de violation ne pourrait
se déduire d’une inobservation de mesures provisoires. Or, cela nous
paraît critiquable. Lorsque la Cour décide d’indiquer des mesures
provisoires à l’Etat défendeur, c’est qu’elle dispose d’éléments
sérieux lui permettant de croire à un risque imminent de violation
de la Convention, risque qui, s’il venait à se réaliser, exposerait le
requérant à un préjudice grave et irréparable. Comme le rappelle en
outre fort à propos la Cour dans l’affaire Chamaïev, la décision
d’accorder des mesures provisoires tend précisément à préserver
l’objet de la requête, c’est-à-dire à sauvegarder les droits des parties, mais aussi à permettre à l’Etat défendeur de s’acquitter de son
obligation d’exécuter l’arrêt définitif, conformément à l’article 46 de
la Convention (74). A notre sens, il n’est d’ailleurs pas anodin que
dans l’arrêt Mamatkulov ici commenté, la Cour ait pris soin de mentionner, outre l’article 34, les articles 1er et 46 de la Convention
lorsqu’il s’agit de déterminer les incidences d’une indication de
mesure provisoire (75). Enfin, comme le relève un commentateur,
l’effectivité du droit de recours individuel ne se limite évidemment
pas à la possibilité pour le requérant de communiquer avec son avocat et de fournir à la Cour les éléments de preuve de nature à étayer
ses griefs. L’effectivité suppose avant tout que la requête serve à
quelque chose. Or, tel n’est assurément pas le cas lorsque l’Etat
contribue à créer une situation irréversible, en outrepassant l’indication de mesures provisoires qui lui est adressée (76).
Le problème de l’automaticité de la violation de l’article 34 en cas
d’inobservation de mesures provisoires présente par ailleurs une
incidence sur la dernière question que nous voudrions aborder, à
savoir celle d’une éventuelle extension du domaine d’application des
mesures provisoires. En effet, si les mesures provisoires devaient
concerner d’autres domaines que les atteintes à l’intégrité physique
en cas d’éloignement d’étrangers, l’inobservation de telles mesures
n’empêcherait généralement ni le requérant de présenter ses griefs,
(73) L’arrêt Chamaïev n’est pas définitif. La Cour est, pour l’heure, saisie d’une
demande de renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre de la Cour (art. 43 de la
Convention), demande sur laquelle le collège de cinq juges n’a pas encore statué.
(74) Ibid., §473.
(75) Arrêt commenté, §§125-126. La référence à l’article 1er de la Convention (obligation de sauvegarder les droits et libertés énoncés dans la Convention) ne figurait
pas dans l’arrêt de chambre de 2003. Cet ajout nous paraît particulièrement bienvenu pour conforter le raisonnement de la Cour.
(76) Voy. en ce sens O. De Schutter, «La protection juridictionnelle provisoire
(…)», loc. cit., p. 148.
822
Rev. trim. dr. h. (64/2005)
ni la Cour de procéder à leur examen. Faudrait-il, pour autant,
dénier toute force obligatoire à de telles mesures, alors que leur nonrespect pourrait mener à une situation irréversible, privant la
requête de son objet et la rendant vide de sens?
b) Vers une extension raisonnable du champ d’application matériel
des mesures provisoires?
Que l’on ne s’y trompe pas : les mesures provisoires constituent
un instrument exceptionnel à la disposition des instances internationales compétentes dans le domaine des droits de l’homme, et elles
doivent à notre sens le rester pour conserver toute leur efficacité. Il
ressort clairement de la pratique de la Cour et de l’ancienne Commission européenne des droits de l’homme que l’indication de mesures provisoires est subordonnée à l’existence d’une situation exceptionnelle et urgente, à la présence d’un haut degré de probabilité
qu’une violation est imminente, et enfin à la nécessité d’éviter un
préjudice grave et irréparable (77).
La Cour, dans l’arrêt commenté, a rappelé que dans la grande
majorité des cas, les mesures provisoires ont été indiquées dans des
affaires d’expulsion et d’extradition (78). Elle a en outre, dans le cas
d’espèce, attaché une grande importance au fait que le risque de
préjudice irréparable concernait «l’un des droits qui relèvent du
noyau dur des droits protégés par la Convention» (79), entendant
probablement par là les droits non susceptibles de dérogation (80).
Partant, lorsque de manière tout à fait exceptionnelle, la Cour
(77) Ce n’est pas le lieu de détailler ces conditions. Diverses études comportent une
telle analyse. Notamment : Y. Haeck et C. Burbano Herrera, «Interim Measures
in the Case Law of the European Court of Human Rights», loc. cit., pp. 631-649;
P. Frumer, «Pour un renforcement (...)», loc. cit., pp. 335-341. Au §103 de l’arrêt ici
commenté, la Cour rappelle en outre qu’elle entend appliquer l’article 39 de son
règlement de manière stricte.
(78) Arrêt commenté, §104. Dans les cas d’éloignement d’étrangers, le recours aux
mesures provisoires tend essentiellement à éviter la mise en danger du requérant
dans l’Etat de destination : D. Spielmann, «La Cour unique et permanente et les
mesures provisoires», in Mélanges R. Ryssdal, Köln, Carl Heymanns, 2000, p. 1351.
Cette «mise en danger» peut toutefois trouver sa cause dans l’état de santé critique
du requérant. Par exemple : Cour eur. dr. h., arrêt D. c. Royaume-Uni du 2 mai 1997,
§3.
(79) Arrêt commenté, §108.
(80) Dans l’affaire Oçalan, la Cour a eu recours une seconde fois aux mesures provisoires pour demander à la Turquie «(…) de bien vouloir prendre les mesures nécessaires pour garantir que la peine de mort ne sera pas exécutée afin d’être à même
de poursuivre utilement l’examen de la requête» (note d’information n° 12 sur la
jurisprudence de la Cour, novembre 1999, p. 23).
Philippe Frumer
823
octroie des mesures provisoires dans d’autres hypothèses que l’éloignement d’étrangers, c’est essentiellement lorsque le danger imminent de préjudice irréparable porte sur les articles 2 et 3 de la Convention. L’on songe notamment à la situation de détenus en grève
de la faim (81).
Pour autant, il nous semble qu’est envisageable une extension du
domaine matériel d’application des mesures provisoires, dans le respect du caractère exceptionnel des mesures provisoires et des autres
conditions ci-avant énoncées. L’on songe par exemple à certains
aspects du contentieux environnemental déféré à la Cour européenne, singulièrement lorsque des risques d’atteinte à la santé ou
à l’intégrité des personnes apparaissent imminents (82). De même,
certaines atteintes à l’intégrité physique des personnes, ne relevant
pourtant pas du «noyau dur» que forment les articles 2 et 3 de la
Convention, pourraient également conduire la Cour à recourir à
l’article 39 de son règlement, dès lors que le risque de préjudice irréparable est clairement établi.
La Cour vient d’ailleurs récemment de procéder en ce sens, dans
une affaire, actuellement pendante devant une chambre de la
Cour (83), qui ne manquera pas de retenir l’attention des commentateurs. La requérante, avant de subir une ovarectomie visant à
empêcher la propagation d’un cancer, avait obtenu le prélèvement
(81) Par exemple, la Cour a fait usage de l’article 39 du règlement pour inviter la
Turquie à ne pas procéder temporairement à la réincarcération de requérants qui, à
l’issue d’une longue grève de la faim visant à protester contre leurs conditions de
détention, avaient contracté une maladie aux séquelles potentiellement irréversibles.
Req. n° 5142/04, Hun c. Turquie; req. n° 8062/04, Eren c. Turquie, déc. du 2 septembre 2004 (voy. aussi la note d’information n° 67 sur la jurisprudence de la Cour
– août-septembre 2004). Egalement : arrêt Ilascu et autres c. Moldavie et Russie du
8 juillet 2004, §10. Pour des exemples, relativement marginaux, dans lesquels
l’ancienne Commission avait accepté d’indiquer des mesures provisoires en dehors de
cas d’extradition ou d’expulsion, mais compte tenu du risque imminent de violation
de l’article 3 : voy. Y. Haeck et C. Burbano Herrera, «Interim Measures…», loc.
cit., p. 638.
(82) En ce sens : M. Dejeant-Pons, «Le droit de l’homme à l’environnement et la
Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés
fondamentales», in Liber Amicorum Marie-André Eissen, Bruxelles, Bruylant/
L.G.D.J., 1995, p. 110. Jusqu’à présent, la Cour ne s’est toutefois pas engagée dans
cette voie : arrêt Athanassoglou et autres c. Suisse du 6 avril 2000, §7. Toutefois, si
la Cour a refusé en l’espèce d’indiquer une mesure provisoire visant à la suspension
de l’exploitation d’une centrale nucléaire, c’est sans doute faute de danger imminent
et de risque de préjudice grave et irréparable, la centrale étant à l’arrêt à l’époque.
(83) Req. n° 6339/05, Evans c. Royaume-Uni. Lire à ce sujet : http://
news.bbc.co.uk/1/hi/health/4263789.stm «Frozen Embryo Case goes to Europe».
824
Rev. trim. dr. h. (64/2005)
de ses derniers ovules en vue de la création d’embryons in vitro avec
les gamètes de son partenaire. Avec l’accord de ce dernier, les
embryons avaient été conservés dans une clinique privée au
Royaume-Uni dans l’attente de leur implantation, la requérante
souhaitant faire usage de sa dernière chance de pouvoir porter un
enfant ayant un lien génétique avec elle. La législation britannique
exigeait l’accord de l’homme et de la femme à tous les stades de la
procédure. En cas de refus du partenaire, celui-ci pouvait demander
à la clinique la destruction des embryons. Après la séparation du
couple, l’ancien partenaire de la requérante retira son consentement
à l’implantation des embryons. N’ayant pu obtenir des tribunaux
britanniques l’autorisation de procéder à l’implantation, la requérante soutient devant la Cour européenne que la législation britannique porte atteinte à ses droits protégés par les articles 8 (droit au
respect de la vie privée et familiale) et 14 de la Convention (nondiscrimination), ainsi qu’aux droits du fœtus au regard de l’article 2
(droit à la vie). La Cour a décidé de ne communiquer l’affaire au
Royaume-Uni que sous l’angle de l’article 8 de la Convention. Etant
donné que la durée de conservation des embryons est limitée à cinq
ans, et que ce délai expirera en octobre 2006, la Cour a décidé de
traiter l’affaire en priorité. De surcroît, elle a indiqué au RoyaumeUni, à titre de mesure provisoire, que celui-ci doit «prendre les
mesures nécessaires pour que les embryons ne soient pas détruits
par la clinique où ils sont conservés tant que la Cour n’aura pas eu
la possibilité d’examiner l’affaire» (84).
Le recours aux mesures provisoires dans un cas tel que celui-ci est
remarquable à plus d’un titre. D’abord, il s’agit d’un risque
d’atteinte imminente à l’intégrité physique qui, selon la Cour, n’est
couvert que par l’article 8 de la Convention, alors que, comme nous
l’avons vu, la Cour n’a généralement admis le recours aux mesures
provisoires qu’en cas d’atteinte à l’intégrité physique tombant sous
le coup des articles 2 et 3 de la Convention. Ensuite, contrairement
aux hypothèses d’expulsion ou d’extradition, la Cour ne se borne
pas ici à demander à l’Etat de s’abstenir d’un comportement
déterminé; elle va jusqu’à solliciter de celui-ci qu’il prenne les mesures nécessaires pour éviter la création de la situation irréversible qui
rendrait la requête dépourvue d’objet (85), ceci au demeurant dans
(84) Note d’information n° 73 sur la jurisprudence de la Cour, mars 2005, p. 27.
(85) Voy. déjà en ce sens, la première indication de mesures provisoires dans
l’affaire Oçalan (note d’information n° 4 sur la jurisprudence de la Cour, mars 1999,
p. 25) : la Cour demandait à la Turquie «[…] d’assurer au requérant le respect des
→
825
Philippe Frumer
une relation de caractère horizontal. Enfin, l’affaire illustre clairement la nécessité de reconnaître de manière automatique la violation de la Convention en cas de non-respect des mesures provisoires.
En effet, si le Royaume-Uni ne prenait pas les mesures nécessaires
pour empêcher la destruction des embryons avant l’examen de la
requête par la Cour, la requête serait bien évidemment dépourvue
d’effet pratique – si ce n’est la possibilité d’obtenir une réparation
par équivalent – et ce, alors même que la requérante n’aurait pas
subi d’entrave spécifique l’ayant empêché d’introduire sa requête ou
d’étayer à suffisance ses griefs. Il paraît dès lors évident qu’une telle
indication de mesures provisoires revêt une portée contraignante.
Conclusion
Par son arrêt Mamatkulov, la Cour européenne a entendu combler
le retard qu’elle accusait par rapport aux autres instances internationales de protection des droits de l’homme lorsqu’il s’agit de faire
usage des mesures provisoires. A cette fin, elle a habilement combiné des arguments déduits d’une part du droit international général et, d’autre part, de la nécessité d’assurer l’effectivité du droit de
recours individuel, compte tenu de la spécificité de l’instrument au
respect duquel elle est tenue de veiller.
Pour autant, l’arrêt laisse subsister une zone d’ombre, que la
jurisprudence postérieure n’a pas, jusqu’ici, permis de dissiper. En
effet, il n’est pas possible, à l’heure actuelle, de déduire de cette
jurisprudence l’automaticité de la violation de la Convention (article 34, mais aussi article 1er et article 46) en cas d’inobservation de
mesures provisoires. Une telle lecture nous paraît pourtant devoir
s’imposer si l’on veut éviter que les Etats ne privent la requête de
son objet et de son effet utile.
←
droits tirés de l’article 6 dans le cadre de la procédure interne; de respecter entièrement les droits de la défense, et notamment le droit du requérant de voir et d’avoir
un libre accès effectif et en privé aux avocats le représentant et d’assurer la possibilité effective au requérant, à travers des avocats librement choisis par lui, d’exercer son droit de recours individuel devant la Cour». Voy. également l’arrêt Ilascu et
autres c. Moldavie et Russie du 8 juillet 2004, §10 : la Cour a invité les Etats défendeurs à prendre toutes les mesures nécessaires afin d’assurer à l’un des requérants,
en grève de la faim, des conditions de détention conformes au respect de ses droits
garantis par la Convention. Lire aussi les observations d’O. De Schutter, «La protection juridictionnelle provisoire […]», loc. cit., p. 116.
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Rev. trim. dr. h. (64/2005)
Pour le surplus, le régime des mesures provisoires appellera sans
doute à l’avenir de nouvelles précisions de la part de la Cour (86).
En particulier, la Cour pourrait être amenée à étendre le champ
d’application matériel des mesures provisoires à de nouveaux
domaines, sans pour autant remettre en cause leur caractère exceptionnel (87). Une telle approche, loin de dénaturer l’institution des
mesures provisoires, contribuerait à renforcer ce qui constitue leur
raison d’être : l’effectivité non seulement du droit de recours individuel, mais de l’ensemble du mécanisme européen de protection des
droits de l’homme.
✩
(86) Une question intéressante pourrait surgir dans le contexte du contentieux
délicat des expulsions collectives. La Cour a ainsi été récemment saisie de requêtes
introduites au nom de ressortissants étrangers contre l’Italie (n° 11593/05, Salem c.
Italie, ainsi que les requêtes nos 10171/05, 10601/05 et 17165/05), lesquels estiment
faire l’objet de mesures d’expulsion collective vers la Libye. Le 10 mai 2005, la Cour
a indiqué des mesures provisoires à l’Italie, concernant 11 de ces personnes, afin que
ceux-ci ne soient pas expulsés avant l’examen de leur requête. Or, bon nombre
d’étrangers se trouvent en réalité dans une situation similaire à celles des 11 requérants concernés par la mesure provisoire, ceci, semble-t-il, en vertu d’un accord de
réadmission des personnes refoulées, conclu par l’Italie avec la Libye. Voy. à ce sujet
la résolution du Parlement européen P6-TA-PROV(2005)0138, adoptée le 14 avril
2005. En pareille situation, la mesure provisoire devrait-elle être respectée, non seulement à l’égard des requérants, mais aussi à l‘égard de tous les étrangers se trouvant
dans la même situation que les requérants? Voy. l’argumentation développée en ce
sens par la Fédération internationale des droits de l’homme : www.fidh.org/article.php3?id_article=2417.
(87) Sur ce point, la jurisprudence de la Cour interaméricaine des droits de
l’homme est nettement plus avancée. Voy. A. Cançado-Trindade, «The Evolution
of Provisional Measures of Protection Under the Case-Law of the Inter-American
Court of Human Rights», H.R.L.J., 2003, pp. 164-167.