Bonne année, grand nez

Transcription

Bonne année, grand nez
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MISÉRABLE QUOTIDIEN
Tous les matins, c’est la même histoire !
L’inévitable m’attend dans le miroir de la
salle de bain. J’ai beau ne pas regarder, je
finis toujours par me rencontrer et découvrir mon double avec horreur. Pour rien
au monde je ne veux voir mon nez ! Je
hais mon nez ! Un gros nez enraciné au
milieu d’un visage qui ne me semble pas
si mal, n’était-ce cette masse de chair
insolente qui éteint l’expression de mes
yeux. De grands yeux, bruns foncés, si
foncés, diraient certains sans hésiter,
qu’ils sont noirs !
Vous croyez que mon sourire est fabuleux ? Vous avez raison, mais lorsque je
souris, mon nez se redresse comme s’il
dédaignait ma parfaite dentition ; par
conséquent, je m’en abstiens, le plus
souvent possible. J’ajouterai que l’effet
de mon nez banalise les lignes de mon
visage et ombre ma chevelure bouclée,
dont on pourrait supposer qu’elle est
blonde tant elle est pâle. Je hais mon nez
sous tous ses angles et tous ses aspects.
Bref, je suis allergique à mon nez ! Il
m’empêche de vivre agréablement et
cette allergie persiste une saison après
l’autre…
Je fuis les miroirs et, parole de Charles
Charest, jamais ne permettrai à quiconque d’en accrocher sur les murs de
ma chambre. Bien que ma mère ait tenté
à plusieurs reprises d’en installer, je les ai
tous fait disparaître de façon mystérieuse
et définitive. Ne croyez surtout pas que je
m’apitoie sur mon sort ou que je sois égocentrique. Non ! J’ai des yeux pour voir et
des oreilles pour entendre ! Je suis capable
de discernement et de réalisme, voilà la
vérité !
Il n’est pas nécessaire que j’observe
minutieusement les visages qui m’entourent pour constater que tout le monde a
une imperfection, plus ou moins apparente. Mais aucune n’est vraiment comparable à la mienne : la plupart des gens
peuvent vivre d’espoir en y remédiant de
façon temporaire ou permanente et certains vivent même dans la certitude
qu’ils bénéficieront un jour d’une guérison complète. Vous voulez des exemples ?
Facile, j’en ai des milliers ! Bon, il y a les
poilus qui peuvent éliminer leurs poils
en les arrachant un à un et, finalement,
être satisfaits. Je sais bien qu’ils repousseront, mais quand même ! Il y a les sourires en broche qui disparaîtront dans un
an ou deux. Non, pas les sourires, mais
les broches ! S’ajoutent les binoclards qui
peuvent toujours enlever leurs lunettes à
volonté, quitte à rentrer dans les murs ! Il
ne faudrait pas oublier les boutonneux.
Les boutons, c’est vraiment laid mais ça
ne dure pas toujours ! Ils partiront avec
l’âge et en attendant on peut les camoufler avec de bons produits. Ensuite, il y a
les allergiques… aux fleurs, aux abeilles.
Peu importe, ce ne sera qu’une question
de jour ou de saison !… Ensuite ? Ah ! Je
pourrais continuer jusqu’à demain matin,
mais je pense que maintenant, vous
saisissez mieux mon problème puisque
moi, mon nez est à jamais indissociable
du reste de mon visage. C’est irrévocable ! Mon nez est inéluctable et permanent : il sera là jusqu’à ma mort… et
peut-être que je vivrai très vieux !
Il m’arrive de vouloir parler à quelqu’un de mon problème, mais c’est toujours pareil. Personne ne me comprend,
personne ne peut m’aider. Pas même ma
mère, qui dit toujours :
— Voyons Charles ! Tu es adorable et
mignon…
Alors, je m’obstine un peu plus et elle
renchérit avec un :
— Il y en a de bien plus gros tu sais !
Bien plus gros que le mien ? Mais que
voulez-vous que ça me fasse, qu’il en
existe des plus gros, des plus laids et des
plus… n’importe quoi ! Ce que ma mère
ne comprend pas, c’est que le mien est
assez gros comme ça ! Je n’en ai rien à
faire, des plus monstrueux que le mien.
Ça ne m’encourage pas du tout ! Je n’ai ni
l’intention de gagner le prix du plus gros
nez, ni d’être le recordman du plus gros
nez de l’an 2000 ! Qu’il en existe de plus
énormes que le mien ne me fait pas plaisir. Non ! Pas du tout ! De toute façon, je
ressemblerais à un singe que ma mère
s’exclamerait encore et toujours que je
suis « adorable et mignon » !
Je hais cette expression ! Adorable et
mignon, c’était acceptable au temps de la
maternelle ! Malgré tout, je la comprends
et lui pardonne car elle ne peut pas dire
autre chose, de peur d’admettre son échec,
son défaut de fabrication. Elle ne peut ni
modifier mon nez ni le renvoyer à une
compagnie. Alors, faute de mieux, je suis
adorable et mignon ! Une mère, c’est fait
pour masquer la dure vérité à son enfant
et pour l’aimer inconditionnellement.
Ce n’est malheureusement pas mieux
avec mon père. Il ne voit même pas ce
qu’il y aurait à changer. Et comme s’il
avait un magnétophone dans la tête, la
bande recule, s’arrête et fait jaillir du
haut-parleur les mêmes mots avec la
même féroce tonalité :
— Ton nez est tout à fait convenable et
normal. Je dirais même qu’il est parfait.
Mais s’il te dérange et que tu le désires
vraiment, tu pourras le temps venu, te
faire opérer.
Une fois, j’ai osé lui poser la question :
— C’est quand ça, « le temps venu » ?
Il m’a répondu le plus simplement et
le plus naturellement du monde :
— Le temps venu, c’est le temps où tu
auras les moyens de payer toi-même le
coût de cette opération chirurgicale, mon
fils !
Le jour où je devrai analyser le rôle
d’un père, en tout cas du mien, je dirai
qu’il se comporte davantage comme un
financier. En utilisant des termes tels
que : convenable, normal ou parfait, il
limite les frais. Il fait ça aussi avec le
chauffage, l’électricité… et mon argent
de poche, bien entendu !
Ce qu’il ne comprend pas, c’est que je
ne peux pas attendre ! Que vais-je faire de
mon nez pour aller à l’école ? Oui,
l’école ! Parce que c’est là que je souffre le
plus. C’est là que j’entends les remarques
les plus stupides et les plus désobligeantes des G.T.V. (Grosses Têtes Vides)
qui n’ont rien de mieux à faire que de
s’attaquer à mon nez ! Vous voulez des
exemples ? En voici quelques-uns que je
subis trois cent soixante-six jours par
année… année bissextile, bien sûr… :
« Il devrait y avoir une taxe spéciale pour
Charles. Avec son nez, il inspire plus
d’air que nous tous réunis ! »
« Dis donc, Charles, Pinocchio c’est ton
petit frère ? »
« Ta mère a sûrement eu une césarienne,
c’est assez rare qu’un bébé naisse avec le
nez plus gros que le reste du corps. »
« Hé, Charles ! Avec ton nez, ta mère n’a
plus besoin d’aspirateur. »
« Avec un nez comme ça, ce n’est pas un
papier mouchoir qu’il te faut, c’est une
nappe ! »
À la cafétéria ou au restaurant du coin :
« Apportez deux pailles pour que Charles
puisse boire dans un verre ! »
Et une fois au mini-golf : « Ce n’est pas
nécessaire de prendre un bâton, tu peux
utiliser ton nez ! »
En réalité, ce qui m’énerve le plus,
c’est quand un gars, en guise de réconfort, me tape dans le dos en disant :
— Fais pas attention à ces tarés, il est
normal, ton nez.
Bien, oui ! Normal ! Espèce de G.T.
(Grand Téteux) ! Je pense que les gens ne
parlent pas de ce qui est normal. On
n’arrête pas quelqu’un au beau milieu de
la rue pour lui dire que son nez est nor-
mal, que sa bouche est convenable ou
que ses yeux sont parfaits. Non ! On ne
dit rien, quand c’est normal… Rien !
J’en ai vraiment assez ! Ils se pensent
drôles, en plus ! Ils disent que je n’ai pas
le sens de l’humour et que je suis soupe
au lait ! Moi, soupe au lait ! La belle
affaire ! Qu’est-ce que le sens de l’humour ?
À quoi ça sert le sens de l’humour si c’est
pour rire de l’apparence des autres ou
pour chercher ce qui les blesse réellement
et s’en moquer ? Alors, moi, Charles
Charest, j’ai décidé que je n’avais pas le
sens de l’humour ! Je suis susceptible.
Voilà ! Un point c’est tout !