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Vie des contrats Contrôle Le pouvoir de modulation des pénalités de retard définitivement confirmé ■ Le 23 juin 2006, la cour administrative d’appel de Paris avait admis que présentait un caractère excessif le montant de pénalités sanctionnant le retard d’exécution d’un marché s’élevant à 60 % de la valeur des prestations accomplies, alors même que les pénalités en question avaient été stipulé contractuellement. ■ Mettant fin à une controverse jurisprudentielle naissante, le Conseil d’État a confirmé cette décision. Auteur Hervé Letellier, avocat associé, SymchowiczWeisberg et associés Références – CAA Paris 23 juin 2006, Sarl Serbois, n° 02PA03759 – CE 29 décembre 2008, OPHLM de Puteaux, n° 296930 Mots clés 66 Pénalités de retard • Modulation des pénalités • Juge administratif • Montant manifestement excessif • Montant manifestement dérisoire • Liberté contractuelle • Équité • Clause contractuelle Extrait CE 29 décembre 2008, OPHLM de Puteaux, n° 296930 « Il est loisible au juge administratif, saisi de conclusions en ce sens, de modérer ou d’augmenter les pénalités de retard résultant du contrat, par application des principes dont s’inspire l’article 1152 du code civil, si ces pénalités atteignent un montant manifestement excessif ou dérisoire eu égard au montant du marché. […] Après avoir estimé que le montant des pénalités de retard appliquées par l’office, lesquelles s’élevaient à 147 637 euros, soit 56,2 % du montant global du marché, était manifestement excessif, la cour administrative d’appel n’a pas commis d’erreur de droit en retenant une méthode de calcul fondée sur l’application d’une pénalité unique pour tous les ordres de service émis à la même date, aboutissant à des pénalités d’un montant de 63 264 euros. » L e juge administratif peut-il moduler des pénalités de retard dont le principe et le quantum ont été fixés par les stipulations contractuelles ? Telle était la question à laquelle devait répondre le Conseil d’État à l’occasion du pourvoi exercé par l’OPHLM de Puteaux contre la novatrice décision Serbois par laquelle la cour administrative d’appel de Paris, le 23 juin 2006(1), avait admis que présentait un caractère excessif un montant de pénalités correspondant à environ 60 % de la valeur des prestations accomplies. Mettant fin à une controverse jurisprudentielle naissante et à son interprétation rigoriste (I), la Haute Assemblée, par sa décision du 29 décembre 2008(2), empreinte d’une certaine équité, répond désormais par l’affirmative (II). I. La concrétisation d’une évolution jurisprudentielle récente La question soumise au Conseil d’État présentait d’autant plus d’importance et se posait avec d’autant plus d’acuité que la jurisprudence était, jusque-là, pour le moins disparate. Tandis que certains juges du fond tentaient de s’aligner sur la position du juge civil en admettant un principe de modulation des pénalités de retard, d’autres privilégiaient le caractère contractuel desdites sanctions, refusant ainsi au juge tout pouvoir modérateur. A) Le principe de l’application mécanique des pénalités de retard Rappelons que les pénalités de retard sont des sommes forfaitaires stipulées dans le contrat en prévision d’un éventuel (1) CAA Paris 23 juin 2006, Sarl Serbois, req. n° 02PA03759 : CP-ACCP, n° 60, novembre 2006, note H. Letellier. (2) CE 29 décembre 2008, OPHLM de Puteaux, req. n° 296930. Contrats Publics – n° 86 - mars 2009 Contrôle Vie des contrats manquement du cocontractant aux délais d’exécution imposés. Elles ont ainsi, comme toute clause pénale, une double finalité, réparatrice et dissuasive(3) : d’une part, elles réparent, dans la mesure du possible, le retard dû au cocontractant ; d’autre part, elles le dissuadent, par leur caractère automatique et souvent excessif, de violer ses engagements contractuels(4). Les pénalités de retard constituent donc une sanction coercitive pour le cocontractant, d’autant plus efficace qu’elle ne se trouve réglementée par aucune disposition du code des marchés publics. Les collectivités ont ainsi toute latitude pour déterminer, au nom de leur liberté contractuelle, via le renvoi aux CCAG de référence ou par l’intermédiaire des CCAP, le mode de fixation et le montant des pénalités ; le cocontractant n’ayant finalement d’autre choix, en raison de l’assimilation des marchés publics à de véritables contrats d’adhésion, que de les accepter ou de refuser de participer à la procédure de dévolution. Dans la mesure où le contrat devait être regardé comme la loi – immuable – des parties, le juge administratif considérait, traditionnellement, que les pénalités étaient encourues de plein droit dès le constat de son fait générateur, sans que la personne publique ait à établir la réalité et l’étendue de son préjudice. Concrètement, le cocontractant sanctionné ne pouvait donc utilement invoquer l’absence de dommage causé à son partenaire(5), tandis que l’administration ne pouvait se prévaloir d’un préjudice supérieur au montant de la pénalité pour obtenir une réparation complémentaire(6). Poussant plus loin sa lecture rigoriste, le Conseil d’État considérait que ces principes devaient s’appliquer quels que soient les taux stipulés au contrat, quand bien même aboutiraient-ils à une sanction pécuniaire manifestement excessive au regard du préjudice constaté ou du montant total de la rémunération envisagée(7). Ainsi que rappelé par le commissaire du gouvernement Dacosta à l’occasion des conclusions prononcées sous l’arrêt commenté, l’état du droit était en conséquence pour le moins simplifié, pour ne pas dire simpliste : le jeu des pénalités de retard(8) pouvait « conduire la personne publique à bénéficier de prestations sans s’acquitter de la moindre somme, dès lors que ces prestations n’ont pas été effectuées en temps utile. La seule façon pour le cocontractant, d’y échapper, est de démontrer qu’il n’est pas responsable du retard(9) ; à défaut, il y est tenu ». (3) CCM, Contrats marchés publ., n° 274, juin 1993, p. 7. (4) A. Taillefait, «Les aspects financiers et comptables des marchés publics locaux», Imprimerie nationale, p. 201 et s. ; C. Bréchon-Moulènes, Droit des marchés publics, fasc. IV.220.1. (5) CE 3 décembre 1920, Fromassol : RDP, 1920, p. 64, concl. Corneille — CE 5 janvier 1924, Olivier : Lebon, p. 20 — CE 23 mai 1930, Cie électrique de la Loire : Lebon, p. 549 — CE 10 février 1971, Bonnet : Lebon T. p. 1104 — CE 4 juin 1976, Sté Toulousaine immobilière : Lebon, p. 303. (6) CE 21 novembre 1934, Dupond : Lebon, p. 1085 — CE 28 mars 1945, Clauzier : Lebon, p. 69 — CE 15 mai 1987, Hôpital rural de Breil-sur-Roya : RDP, 1988, p. 1427. (7) CE 14 juin 1944, Sekoulounos : Lebon, p. 169. (8) À supposer évidemment que l’administration décide de ne pas y renoncer, ce qu’elle est toujours en mesure de faire : CE 5 février 1919, Levy : Lebon, p. 119 — CE 13 juillet 1928, Sieur Derloche : Lebon, p. 901 — CE 28 octobre 1953, Sté Comptoir des textiles bruts et manufacturés : Lebon, p. 721. (9) CE 29 avril 1960, Pédard : Lebon T., p. 1051 — CE 17 décembre 1975, Min. de la défense c/Coutant : Lebon T. p. 1135 — CAA Marseille 30 mars Contrats Publics – n° 86 - mars 2009 B) Une interprétation progressivement divergente des juridictions administratives En cela, les juridictions administratives s’éloignaient radicalement de l’interprétation du juge civil – il est vrai « commandée » par le législateur lui-même, la loi du 9 juillet 1975 ayant introduit dans le code civil un alinéa 2 à l’article 1152 permettant aux magistrats d’augmenter ou de modérer les pénalités convenues si elles apparaissent manifestement excessives ou dérisoires(10) – au motif que ce texte n’était pas directement applicable aux contrats administratifs(11). Face au caractère automatique et potentiellement inéquitable d’un tel mécanisme contractuel, certaines juridictions administratives ont toutefois tenté d’infléchir cette solution radicale, à commencer par la cour administrative d’appel de Paris jugeant, dans l’affaire ayant donné lieu au pourvoi commenté, « que lorsque l’application des stipulations d’un contrat administratif prévoyant des pénalités de retard fait apparaître un montant de pénalités manifestement excessif ou dérisoire, le juge du contrat, saisi de conclusions en ce sens, peut modérer ou augmenter les pénalités qui avaient été convenues entre les parties ». Cette interprétation était notamment reprise à leur compte, par une formulation quasiment similaire, par les cours administratives de Lyon(12) et de Douai(13), de même que par le tribunal administratif de Nice(14) notamment. En dépit d’une doctrine louangeuse(15), le Conseil d’État, à l’instar de la cour administrative d’appel de Nancy(16), semblait toutefois s’opposer à cette évolution salutaire en réitérant sa jurisprudence traditionnelle par une décision du 24 novembre 2006 relevant notamment que « la Société Group 4 Falck sécurité ne saurait utilement demander, sur le fondement des dispositions de l’article 1152 du code civil, la réduction du montant journalier des pénalités de retard contractuellement fixées »(17). La question semblait donc définitivement réglée et le principe de modulation des pénalités de retard, pour certains, définitivement enterré(18). Mais il ne s’agissait là, au contraire, que des derniers « soubresauts » du principe historique d’application mécanique des pénalités de retard. En effet, à y regarder de plus près, les termes utilisés dans la décision précitée incitaient à plus de nuances dans la mesure où celle-ci s’est avant tout bornée à 2004, Buromag-Ugolini : Contrats marchés publ., 2004, n° 139. (10) Voir art. 1152 C. civ. : « Lorsque la convention porte que celui qui manquera de l’exécuter payera une certaine somme à titre de dommagesintérêts, il ne peut être alloué à l’autre partie une somme plus forte, ni moindre. Néanmoins, le juge peut, même d’office, modérer ou augmenter la peine qui avait été convenue, si elle est manifestement excessive ou dérisoire. Toute stipulation contraire sera réputée non écrite. » (11) CE 13 mai 1987, Sté Citra-France : RDP, 1988, p. 1427 — CE 13 mars 1991, Entreprise Labaudinière, n° 80846 : RDP, 1992, p. 1537 — CAA Marseille 19 octobre 2004, Sté groupe 4 sécurité, n° 04MA00728. (12) CAA Lyon 27 décembre 2007, Sté nouvelle des établissements J. Verger et Delporte (SNVD) c/Ville de Dijon, nos 03LY0123 6 et 03LY01483. (13) CAA Douai 20 mai 2008, SA Gougeon, req. n° 06DA01608. (14) TA Nice 22 décembre 2006, Sté coopérative Segc Topo c/Sivom de Villefranche-sur-Mer, n° 275412 : BJCP, n° 51, p. 156, concl. Dieu. (15) Voir par ex. J.-D. Dreyfus, « L’office du juge en pleine révolution », AJDA, 2006, p. 461. (16) CAA Nancy 29 mai 2006, n° 00NC01422. (17) CE 24 novembre 2006, Sté Group 4 Falck sécurité, n° 275412. (18) W. Zimmer, Contrats marchés publ., n° 1, janvier 2007, comm. n° 6. 67 Vie des contrats Contrôle rappeler l’inapplicabilité des dispositions du code civil et non l’inexistence d’un principe général de modulation des pénalités de retard. Ce n’est donc qu’en suivant le chemin tracé par certaines juridictions du fond, et sans de fait aller directement à l’encontre de la décision Falck sécurité précitée, que le Conseil d’État, mettant fin à l’incertitude jurisprudentielle, vient de confirmer, par un considérant de principe, « qu’il est loisible au juge administratif, saisi de conclusions en ce sens, de modérer ou d’augmenter les pénalités de retard résultant du contrat, par application des principes dont s’inspire l’article 1152 du code civil, si ces pénalités atteignent un montant manifestement excessif ou dérisoire eu égard au montant du marché », le tout pour conclure ensuite « qu’après avoir estimé que le montant des pénalités de retard appliquées par l’office, lesquelles s’élevaient à 147 637 euros, soit 56,2 % du montant global du marché, était manifestement excessif, la cour administrative d’appel n’a pas commis d’erreur de droit en retenant une méthode de calcul fondée sur l’application d’une pénalité unique pour tous les ordres de service émis à la même date, aboutissant à des pénalités d’un montant de 63 264 euros ». Le principe est donc désormais clairement posé : à l’instar du juge judiciaire, et à condition que le moyen soit soulevé, le juge administratif est en mesure d’augmenter ou de diminuer les pénalités de retard appliquées dès lors que celles-ci s’avèrent, selon le cas, manifestement dérisoires ou excessives. II. Une évolution jurisprudentielle salutaire mais dont les conditions d’application restent difficiles à appréhender 68 À l’évidence, la solution rendue mérite d’être saluée parce qu’au-delà des considérations d’équité sur lesquelles elle se fonde, les obstacles supposés justifier une solution contraire n’étaient pas décisifs. Certaines questions restent néanmoins en suspens. A) Les raisons du pragmatisme jurisprudentiel Plusieurs raisons expliquent cette évolution de la position du Conseil d’État. D’abord, l’absence de reprise, dans le code des marchés publics notamment, des dispositions de l’article 1152 du code civil, n’empêchait pas le juge administratif ou bien de les appliquer directement(19), ou bien de s’en inspirer (procédé dit de l’incorporation indirecte(20)). Dit autrement, le juge administratif pouvait contourner le silence du texte en reprenant à son compte le pouvoir de modération reconnu au juge judiciaire. C’est précisément l’option retenue par le Conseil d’État, la décision commentée faisant « application des principes dont s’inspire l’article 1152 du code civil », tout en en réfutant ainsi l’application (19) CE 4 novembre 1959, Cne de Bollène : Lebon, p. 575 — CE 11 juillet 1991, Cne de la Queue-en-Brie : Lebon, p. 1049. (20) Par analogie, voir CE 9 août 2006, Cne de Noyant-la-Gravoyère, n° 258885 — CE 5 juillet 2006, Caisse régionale des assurances mutuelles de la Somme, n° 264750 — CE 17 mai 2006, Asso. Comité télévision et libertés, n° 263081. directe, sans doute pour préserver une liberté d’appréciation par rapport à l’interprétation civiliste(21). Ensuite, l’objection tenant au respect du principe de liberté contractuelle, bien que plus sérieuse, ne paraissait pas non plus déterminante. Certes, on le sait, la liberté contractuelle des personnes publiques doit être appréhendée largement(22). Elle n’est néanmoins pas sans limite et doit s’accommoder du respect de certains autres principes tout aussi fondamentaux, notamment de considérations d’équité(23). Ces dernières recommandent donc, dans certains cas, de protéger le cocontractant de l’administration de l’application mécanique des clauses contractuelles – notamment des stipulations afférentes aux pénalités – celles-ci pouvant engendrer une forte disparité entre le montant de la sanction pécuniaire et le préjudice véritablement subi par l’administration. Ainsi, dans l’absolu, la personne publique peut ne subir aucun préjudice (par ex. lorsque les pénalités sont dues à des retards partiels pour la réalisation de certaines prestations, alors même que les délais globaux ont été respectés in fine) tandis que, par ailleurs, les pénalités infligées approchent, voire dépassent, le montant total du contrat et donc la rémunération du prestataire. Le déséquilibre est alors manifeste et d’autant plus condamnable que la logique de contrat d’adhésion inhérente aux marchés publics implique un déséquilibre défavorable au cocontractant, celui-ci étant dans l’impossibilité de discuter les termes de la convention et notamment les montants de pénalités ou les modalités de détermination et de computation des délais. L’équité pouvait – devait – donc(24) conduire le juge administratif à renoncer au plein effet des clauses contractuelles, ce d’autant, ainsi que l’a relevé le commissaire du gouvernement Dacosta, qu’est ici davantage en jeu un « simple correctif » plutôt qu’une « atteinte portée à la liberté contractuelle », tant seraient rares les hypothèses « où l’application des stipulations en cause conduirait à une situation particulièrement inéquitable ». À cela s’ajoute le fait que l’instauration d’un mécanisme de protection juridictionnelle permet d’éviter la multiplication de situations par trop discriminantes entre les cocontractants bénéficiant d’une renonciation unilatérale de l’administration à percevoir les pénalités et ceux devant « subir » une application pleine et entière des clauses contractuelles. Au demeurant, il eut été pour le moins étonnant d’admettre que la collectivité puisse renoncer intégralement à l’application de sanctions financières tout en interdisant au juge de simplement les modérer dans des circonstances bien établies. (21) Et, confirmant en cela la décision Falck Sécurité précitée qui ne fait finalement rien d’autre que de réfuter l’application directe de l’article 1152 du code civil. (22) CE sect. 28 janvier 1998, Sté Borg Warner : Lebon, p. 20 ; AJDA, 1998, p. 287 ; CJEG, 1998, p. 269, note F. Moderne. (23) CAA Versailles 7 mars 2006, Cne de Draveil c/Sté Via Net Works : AJDA, 22 mai 2006, concl. Bresse, p. 1044 ; P. Le Bouëdec, CP-ACCP, n° 56, juin 2006, p. 72. (24) Concl. Trouilly sous l’arrêt Serbois de la cour administrative d’appel de Paris : « En définitive, c’est l’équité en tant que principe juridique, et pas uniquement en tant que valeur morale, qui justifie selon nous de mettre fin à la toute puissance des clauses pénales […]. Le principe d’équité défend de s’enrichir au détriment d’autrui, avait souligné la Cour de cassation, et ce principe sous-tend également, selon nous, même implicitement, toutes les grandes décisions de la jurisprudence administrative relatives à l’équilibre contractuel et au droit du cocontractant à une juste rémunération. Le cocontractant a droit à une protection de la part du juge. » Contrats Publics – n° 86 - mars 2009 Contrôle Vie des contrats Enfin, et pour des raisons similaires, l’argument tiré de l’affaiblissement de la portée des pénalités de retard en cas d’admission d’un principe de modération de ces dernières devait être nécessairement relativisé. Certes, la menace de devoir acquitter des pénalités de retard a un fort effet incitatif, effet d’autant plus puissant que les pénalités peuvent être disproportionnées à la réalité du préjudice. De fait, le caractère modulable des pénalités pourrait, dans une certaine mesure, nuire à l’efficacité de cet outil de protection. Toutefois, ainsi que le relevait le commissaire du gouvernement Dacosta, le « principe consacré par le second alinéa de l’article 1152 n’est, ou ne doit être, qu’une soupape de sécurité. Les termes mêmes sont éclairants : ce qui est en cause, ce sont les pénalités manifestement excessives ou dérisoires. Nous sommes, ou ne devrions être, que dans l’exceptionnel. Par voie de conséquence, l’argument tiré de l’affaiblissement de la portée des sanctions contractuelles doit être fortement relativisé ». Tout semblait donc militer en faveur de la solution retenue par le Conseil d’État. B) Les conditions de modulation des pénalités de retard Ces points étant rappelés, reste à tenter de dresser une liste des éléments factuels susceptibles de conduire à une modulation des pénalités. On le sait – les termes utilisés sont pour le moins explicites –, la décision rendue ne saurait être interprétée comme permettant une contestation généralisée des pénalités de retard par le prestataire. Il va de soi en effet que cette faculté offerte au juge ne pourra être mise en œuvre que dans des cas extrêmes, c’est-à-dire lorsque le montant de pénalités sera « manifestement excessif ou dérisoire » et que l’équité commandera une modulation de la sanction pécuniaire. Puisque l’on ne saurait, en fond, concevoir de revenir sur le principe même du caractère forfaitaire et dissuasif des pénalités (ce que ne fait d’ailleurs pas le juge judiciaire), le cocontractant ne saurait se borner à faire état d’une inadéquation entre les sommes retenues et le préjudice réellement subi, de même qu’il ne saurait arguer d’une réduction de la rémunération attendue alors même que le préjudice de l’administration serait inexistant. La violation des délais d’exécution demeure une faute contractuelle et, en tant que telle, se doit d’être sanctionnée. Ce n’est en bref qu’en cas de disproportion manifeste que la règle édictée par la décision commentée trouvera à s’appliquer(25). D’ailleurs, en l’espèce, la réduction n’est intervenue que dans la mesure où les pénalités atteignaient 62 % du montant du marché et qu’au surplus les délais de réalisation étaient fixés par simples ordres de service qui, au demeurant, imposaient des pénalités, non par immeuble, mais pour chacune des fenêtres posées dans chaque immeuble (ce qui conduisait, mathématiquement, à une augmentation très sensible du montant des pénalités). Peut-on pour autant déduire de cet arrêt et des quelques décisions des juridictions du fond un fil conducteur quant aux critères de détection de pénalités pouvant être modulées ? En (25) Concl. Dacosta préc. : « Il doit être clair que l’acclimatation du pouvoir de modulation des pénalités au doit des contrats administratifs ne saurait conduire le juge, dans le cas où les pénalités seraient excessives, à en fixer systématiquement le montant au niveau du préjudice réel, sauf à priver ces sanctions de tout effet dissuasif. » Contrats Publics – n° 86 - mars 2009 fait, si l’on en croit le considérant de principe de la décision commentée, le caractère excessif ou dérisoire des pénalités serait apprécié en fonction, semble t-il, d’un seul et unique élément lié « au montant du marché ». Autrement dit, le montant des pénalités pourrait être diminué dès lors qu’il serait finalement disproportionné au regard du coût global du contrat, taux évalué dans les circonstances de l’espèce à environ 60 %. Cela étant, on peut raisonnablement penser qu’à lui seul ce critère ne saurait être suffisant, dans la mesure où l’on peut supposer que, notamment dans l’hypothèse de fautes d’une certaine gravité du cocontractant, celui-ci puisse devoir supporter des sanctions pécuniaires élevées, compensant ainsi en quelque sorte le préjudice subi par la collectivité. Cela implique qu’au-delà de la mise en perspective montant des pénalités/montant du marché, le juge appréhende aussi la gravité de la faute commise ainsi que le préjudice effectivement subi par la collectivité. Le caractère excessif (ou dérisoire) des pénalités s’apprécierait donc autour d’un triptyque(26) : montant du marché (dont on supposera qu’il s’agit du montant total du contrat), gravité du manquement(27) et préjudice causé(28). C’est d’ailleurs ce qui ressort clairement des conclusions prononcées par le commissaire du gouvernement Dieu dans l’affaire précitée Sivom de Villefranche-sur-Mer, pour qui la disproportion constatée (trois fois le montant du contrat) : « Ne nous paraît nullement justifiée par la faute commise par la société requérante et par le préjudice subi par le Sivom de Villefranche-sur-Mer. En effet, vous observerez d’abord que si les études commandées par le Sivom, même si elles lui ont été livrées avec retard, ont bien été effectuées et n’ont donné lieu à aucune réserve ou contestation de la personne publique en ce qui concernait leur qualité. Il y a donc selon nous une disproportion entre le montant des pénalités qui lui ont été infligées et l’ampleur de la faute commise par la SEGC Topo : en particulier, la faute commise par la société requérante dans le délai de remise des documents ne saurait suffire à justifier le fait qu’elle est devenue, par le seul jeu des pénalités, débitrice du Sivom de Villefranche-sur-Mer. En outre, il y a également une disproportion entre le montant des pénalités infligées à la SEGC Topo et le préjudice effectivement subi par le Sivom.» Le tout pour conclure de la manière suivante : « La solution que nous vous proposons [ramener le montant des pénalités au montant du contrat] repose sur ces seules circonstances, en particulier la disproportion entre le montant des pénalités d’une part et le montant du marché et le préjudice subi par la personne responsable du marché d’autre part. » (26) Concl. Trouilly préc. : « Une personne publique ne doit pas bénéficier d’une somme qu’elle ne mérite pas, c’est-à-dire une somme perçue à titre de pénalités mais manifestement disproportionnée avec la gravité de la faute commise, avec le montant du marché, et surtout avec le préjudice effectivement subi. » Quant à la Cour de cassation, elle considère que la disproportion manifeste s’apprécie en comparant le montant de la peine conventionnellement fixé et celui du préjudice effectivement subi de sorte que le seul critère du comportement du débiteur ne suffit pas : Com 11 février 1997, DA, 1997.372 ; Defrénois, 1997.740, obs. Ph. Delebecque ; Contrats, conc., consom., 1997, n° 75, obs. L. Leveneur. (27) Voir CAA Douai 20 mai 2008, SA Gougeon, n° 06DA01608, prenant en compte le « motif de ces pénalités » et le « montant total du marché ». (28) CAA Lyon 27 décembre 2007, Sté nouvelle des éts J. Verger et Delporte (SNVD) c/Ville de Dijon, nos 03LY0123 6 et 03LY01483 insistant notamment sur la faible importance des troubles subis par la collectivité. 69 Vie des contrats Contrôle Mais, une fois pris en compte ces trois éléments, le juge procède nécessairement à tâtons en proposant une solution sans réelle justification arithmétique et rigoureuse. L’appréciation du caractère disproportionné des pénalités dépendra donc des circonstances de chaque espèce sans qu’il soit possible de définir en amont une frontière au-delà duquel le principe d’équité serait nécessairement méconnu. Cela étant, sans doute peut-on considérer que l’effet modérateur des pénalités de retard ne devrait avoir pour objet de fixer systématiquement le montant définitif au niveau du préjudice réel, sauf alors à priver cette sanction de tout effet dissuasif. On peut aussi espérer que la mise en œuvre du pouvoir modérateur du juge soit plus restreinte dans le cas où celui-ci conduirait à augmenter des pénalités considérées comme dérisoires. Certes, on peut effectivement concevoir qu’un contrat soit disproportionné au motif qu’il aurait été conclu entre une collectivité mal conseillée et un opérateur économique important. Il n’en reste pas moins que l’initiative de la conclusion du contrat et les termes mêmes de ce dernier sont supposés émaner de la seule administration. On ne peut ainsi qu’être sceptique face à cette extension des pouvoirs du juge au profit de la personne publique, notamment en matière de marchés publics, dès lors qu’elle a elle-même rédigé les clauses contractuelles et qu’elle a en conséquence décidé, en toute connaissance de cause, de se placer ou bien sur le terrain des pénalités de retard, ou bien, à défaut de clauses en ce sens, sur celui des dommages-intérêts. La collectivité devrait donc logiquement, sauf circonstances exceptionnelles, supporter les conséquences de l’application de taux de pénalités considérés in fine comme insuffisants. Conclusion On le voit, cette décision salutaire laisse donc un pouvoir d’appréciation évident au juge administratif, ce qui devrait sans doute donner lieu à de nombreux contentieux, aux solutions sans doute pour le moins variables. Il sera du reste intéressant d’étudier l’interprétation retenue par le juge administratif à propos d’autres contrats que les marchés publics. En effet, compte tenu des termes généraux utilisés, la décision commentée pourrait avoir vocation à s’appliquer à tous les contrats de la commande publique (délégation de service public, contrats de partenariat…). Or, les fondements ayant conduit à la solution retenue, en l’occurrence le rétablissement d’un certain équilibre entre les cocontractants, semblent finalement moins pertinents pour des contrats comme la délégation de service public, laquelle, par principe, suppose une négociation entre les parties et donc une discussion sur les clauses contractuelles, y compris celles afférentes aux éventuelles pénalités de retard. Le contrat n’est alors plus véritablement un contrat imposé au partenaire, comme pour les marchés publics, mais un contrat librement négocié entre les futurs cocontractants. Le juge administratif transposera t-il alors la même solution ? ■ 70 Contrats Publics – n° 86 - mars 2009