Le Nouvel Observateur No 2243 du 01 au 07 Novembre 2007

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Le Nouvel Observateur No 2243 du 01 au 07 Novembre 2007
Monde
Liban : une « guerre » qui a duré 105 jours
Qui étaient
les djihadistes du
Fatah al-Islam ?
Les islamistes armés qui ont tenu tête aux soldats libanais pendant
plus de trois mois au camp de réfugiés de Nahr al-Bared étaient-ils le
noyau d’une future milice sunnite destinée à affronter le Hezbollah ou
les agents d’une manipulation syrienne visant à déstabiliser le Liban ?
De notre envoyé spécial Farid Aïchoune
endredi, jour de grande prière dans
le quartier de Bab al-Tebbané, à
Tripoli, deuxième ville du Liban. Il
flotte dans l’air une odeur d’égout
mêlée à celle des étals de bouchers
et volaillers dégoulinants de sang. Malgré un
ciel éclatant de soleil, les vieilles maisons révèlent une histoire de misère et de violence :
murs écaillés, façades crevassées, criblées
par la mitraille. Elles témoignent des durs
combats qui ont opposé, en 1986, les sunnites intégristes de l’organisation salafiste
Taouhid (Unicité) à l’armée syrienne. A l’entrée du quartier, des soldats appuyés par
deux blindés contrôlent sans zèle excessif les
véhicules. Ici, des petites mosquées ont
poussé comme des champignons. Comme
dans tous les quartiers, les rues – où pendent
encore ici et là quelques portraits géants de
Rafic Hariri, le Premier ministre assassiné en
2005 – sont pavoisées aux couleurs de la monarchie saoudienne et des salafistes : drapeaux vert et noir frappés de la profession de
foi et du glaive. Coïncidence ? Le couleur du
drapeau saoudien – vert – est aussi celle du
Courant du Futur (Al-Moustakbal), le parti
sunnite au pouvoir, dirigé par Saad Hariri, le
fils de feu Rafic Hariri.
V
60 ● LE NOUVEL OBSERVATEUR
A l’appel de la prière par le muezzin, les
rues se vident. Comme tous les vendredis, on
se bouscule, principalement des jeunes, pour
écouter les prêches enflammés du cheikh salafiste Mazen al-Mohammed à la mosquée
Harba. Râblé, la quarantaine passée, une
barbe bien fournie, l’imam n’y va pas par
quatre chemins : vociférant, éructant, il appelle les fidèles à aider les « moudjahidine »
d’Afghanistan, de Palestine et d’Irak.
« Il faut, s’égosille l’imam, combattre les juifs
et les Américains partout dans monde. »
Curieusement, il ne s’en prend à aucun moment au gouvernement libanais, allié des
Etats-Unis. Pas un mot sur la visite du chef
du Courant du Futur, Saad Hariri, à George
Bush. Dans le quartier voisin d’Abi Samra,
cheikh Daï al-Islam, fondateur du courant salafiste libanais, tente d’expliquer la complexité des liens qui unissent tous les sunnites
au pays du Cèdre. « L’ennemi principal du
Liban, dit-il, c’est l’Iran chiite et son prolongement, le Hezbollah. »
C’est ici, à Bab al-Tebbané, dans ce quartier misérable où un homme sur trois est au
chômage, que la « guerre » a commencé le
20 mai 2007. Une « guerre » qui a opposé
pendant cent cinq jours plusieurs milliers de
soldats libanais à des centaines de salafistes
du groupe Fatah al-Islam retranchés dans le
camp palestinien, aujourd’hui en ruine, de
Nahr al-Bared au nord de la ville. Bilan :
plus de 220 morts, dont 163 soldats libanais
et plus d’une centaine de prisonniers arabes,
surtout saoudiens. Certes, l’armée a fini par
prendre le contrôle du camp mais sa victoire
n’a pas été totale. Plus de cent islamistes et
leur chef présumé, le Jordanien Chaker alAbsi – un ex-militant prosyrien converti à
l’islam radical –, se sont évanouis dans la nature, où ils restent dangereux. Le 15 octobre,
un mois et demi après la fin des combats
dans le nord, les forces de sécurité libanaises
ont ainsi démantelé un réseau terroriste
composé de dix Palestiniens qui s’apprêtaient à attaquer les casques bleus de la Finul
au Sud-Liban.
Ce 20 mai, jour où la « guerre » de Nahr
al-Bared a commencé, Khaled n’est pas près
de l’oublier. Gardien d’une agence de la
banque Med (propriété de la famille Hariri)
à Amioun, une paisible bourgade chrétienne
à 20 kilomètres de Tripoli, il était à son
poste, ce samedi à 12h30, quand trois hommes armés de pistolets et de grenades ont
surgi devant lui. « Ils m’on braqué, raconte
Khaled. L’un d’eux m’a donné un coup de
crosse sur la tête et nous sommes entrés dans la
succursale où ils ont obligé un employé à ouvrir
le coffre.Ils ont pris 125 000 dollars et sont par-
Septembre 2007 : le camp de Nahr al-Bared dévasté par les combats
installés aux entrées du camp. Bilan : vingt
soldats tués ! Des renforts sont acheminés au
Nord-Liban. Des chars, des canons, des hélicoptères de combat sont mobilisés. La « petite guerre » de Nahr al-Bared, qui va
provoquer la fuite éperdue de la population
civile du camp, va durer plus de trois mois.
Qui sont les membres du Fatah al-Islam ?
Des électrons libres ? Des membres locaux
de la mouvance Ben Laden ? Un groupe
armé manipulé par Damas ? Ou par Saad
Hariri, comme beaucoup l’affirment au
Liban ? Les protagonistes d’une histoire à tiroirs « à la libanaise » ? « La vérité, dit un politicien chrétien bien informé, c’est un peu tout
cela en même temps. N’oubliez pas, ici, c’est le
Moyen-Orient. » Pour le politologue libanais
Joseph Bahout, chercheur à Sciences-Po, le
groupe est difficile à cerner. « La banque attaquée appartenait à la famille Hariri. Et on
sait que le Fatah al-Islam recevait des virements
de personnes gravitant dans l’orbite de la majorité au pouvoir, qui cherchaient ainsi à acheter leur quiétude. » Selon un officier de
renseignement de l’armée, le fils Hariri a
cessé de verser de l’argent à ce groupe, qui
revendique ses liens avec Al-Qaida, à la
suite d’une intervention personnelle de
Condoleezza Rice. Les salafistes auraient-ils
décidé de se payer en braquant la banque ?
S’il les a réellement financés, qu’attendait
d’eux Saad Hariri ? Quel rôle devaient-ils
jouer ? Devenir la milice de choc de la communauté sunnite ?
Depuis plusieurs années, l’idée de créer un
« contre-Hezbollah » sunnite était dans l’air à
Beyrouth. Un homme semble avoir déployé
beaucoup d’efforts et investi des fonds substantiels pour que ce projet prenne corps : le
prince saoudien Bandar bin Sultan.
Surnommé « Bandar Bush » à cause de sa
proximité avec la Maison-Blanche, le prince
saoudien, qui a été ambassadeur du royaume
wahhabite à Washington de 1983 à 2005, est
hanté par la nécessité d’endiguer la mon- ☛
Kassab-AP/Sipa
tis après nous avoir enfermés. Des complices les
attendaient à bord de deux voitures. » Ce qui
l’avait intrigué, Khaled s’en souvient encore,
c’est l’accent bizarre des braqueurs. « Ils imitaient le parler palestinien, raconte-t-il. Les
Palestiniens,nous vivons avec eux depuis 1948.
Je connais parfaitement leur dialecte.Pour moi,
c’était des gens du Golfe ou des Saoudiens. »
Pris en chasse par une patrouille de gendarmes, les six « gangsters » arrivent à atteindre leur planque en plein centre de Tripoli,
dans un appartement du complexe résidentiel de Ruby Rose, vite encerclé par l’armée.
Fusillade. Un seul s’en sort : Bilal
Mahmoud, alias Abou Jandal, 24 ans, citoyen
libanais, qui réussit à s’enfuir et à regagner
son quartier de Bab al-Tebbané. Mais les
gendarmes l’abattent à la sortie de la mosquée Harba. « Il était sans arme, affirme
Omar, qui a assisté à la fusillade. Les darkis
[gendarmes] l’ont tué de sang-froid,à bout portant. » D’autres témoins du quartier confirment les souvenirs d’Omar.
« Il faut venger la mort d’Abou Jandal »,
décident les salafistes retranchés dans le
camp palestinien de Nahr al-Bared, au nord
de Tripoli, où se sont rassemblés, sous le
nom de Fatah al-Islam, des islamistes de
plusieurs pays arabes. En représailles, ils attaquent les deux postes de l’armée libanaise
1er-7 NOVEMBRE 2007 ● 61
Le cheikh Mazen conduit la prière des morts sur la dépouille d’un chef militaire du Fatah al-Islam
tée du chiisme politique dans la région. sants du Golfe viennent se détendre au pays chantier où vivent 16 000 réfugiés dont les
Désormais secrétaire général du Conseil de du Cèdre, friands, comme autrefois, des premiers sont arrivés en 1948.
Pour la plupart originaires de la région de
Sécurité du royaume, il finance en Irak des night-clubs, du casino où ils flambent sans
groupes sunnites qui combattent les chiites. compter, et des filles venues d’Europe de Haïfa, comme leurs voisins de Nahr alIl aurait, dit-on, convaincu le très va-t-en- l’Est qui négocient leurs charmes dans les Bared, les Palestiniens de Beddaoui estiment
guerre vice-président Dick Cheney que bordels de Jounieh, ville portuaire à 25 kilo- normal d’avoir donné l’hospitalité à plus de
l’Iran est bien plus dangereux que les extré- mètres au nord de la capitale. Rien de plus 20 000 de leurs frères chassés par les commistes salafistes. Ce qu’un diplomate arabe simple, une fois à Beyrouth, pour les volon- bats, qui ont perdu dans cette « guerre » le
résume en expliquant : « Cheney passe son taires salafistes, que d’abandonner l’appa- peu qu’ils possédaient. Et ils se déclarent
rence de touristes pour se transformer en fiers d’avoir participé, le 30 octobre, à la captemps à défaire tout ce que fait Rice. »
ture de deux cadres militaires du Fatah alA Beyrouth, le Grand Sérail, où siège le soldats d’Allah !
Dans le camp palestinien de Beddaoui, à Islam, qu’ils ont remis aux militaires libanais.
gouvernement, est aujourd’hui une véritable
forteresse : barbelés, chars, blindés légers 10 kilomètres au sud de celui de Nahr al- C’est en effet une force mixte regroupant
sont déployés en pleine ville. Des centaines Bared, il émane des ruelles, où les câbles des combattants de tous les courants palesde soldats et de policiers bouclent un large électriques s’entrecroisent dans un lacis inex- tiniens (y compris les prosyriens, pourtant
périmètre autour du bâtiment. Originaire de tricable, la même odeur de misère qu’à Bab soupçonnés de complicité avec le Fatah alTripoli, Ahmad Fatfat, ministre de la al-Tebbané. Hommes portant le keffieh, Islam…) qui a investi ce jour-là la maison
Jeunesse et des Sports, qui a assuré l’intérim femmes voilées et grappes d’enfants se pres- d’un proche de Nasser Ismaïl, cadre militaire
du portefeuille de l’Intérieur, s’indigne des sent entre les cageots de poivrons, piétinant du Fatah al-Islam. Et qui l’a découvert, caché
accusations lancées, dans l’affaire de Fatah la boue noire jonchée de fruits et de légumes dans le grenier, en compagnie de son garde
al-Islam, contre Saad Hariri, chef du pourris. C’est un labyrinthe sans plan, fait de du corps, Fadi Mohammed Khaled. « Nous
Courant du Futur. « L’émir du Fatah al-Islam, constructions sauvages et de bâtisses en avons été les victimes d’un conflit qui ne nous
concernait pas », dit avec amertume
Chaker al-Absi, martèle le ministre,
Fathi Abou Ali, responsable de la
est un agent notoire des services sycommunication du camp, qui
riens dirigés par le général Gaoudat
comme nombre d’autres Palestiniens
Hassan, responsable de la lutte antia bavardé avec les combattants du
terroriste.C’est lui qui a manipulé les
ourquoi les gendarmes ont-ils tué l’unique survivant
Fatah al-Islam avant qu’ils ne passent
islamistes pour les lancer dans la bade l’attaque de la banque Med, alors qu’il sortait
à l’action. « Beaucoup de mercenaires
taille au Liban. » Et le ministre de
désarmé d’une mosquée ? Abou Jandal était-il gênant ?
arabes ont été trompés par ceux qui les
rappeler, avec raison, que le Fatah
A-t-il été éliminé, comme l’affirment les islamistes, sur
ont conduits ici, ajoute-t-il. Ils penal-Islam est une scission du « Fatah
ordre du Premier ministre Fouad Siniora, ancien
saient combattre les Américains et les
Intifada », une création de Damas.
homme de confiance de Rafic Hariri, dont dépend dichiites en Irak.D’autres croyaient qu’ils
Le général Gaoudat aurait-il
rectement la gendarmerie ? Ce qui est sûr, c’est
allaient affronter la Finul et le
laissé s’infiltrer à travers la fronqu’Abou Jandal n’était pas, en mai 2007, un inconnu
Hezbollah au Sud-Liban… ».
tière les mercenaires arabes pour
des services de sécurité libanais. Pour avoir participé en
A la mosquée Harba de Bab aldéstabiliser le Liban ? Ou s’est-il
2000 aux combats entre les islamistes et l’armée libaTebbané, l’inquisiteur local, cheikh
débarrassé au Liban de salafistes
naise dans les montagnes escarpées de Sir al-Dinniyé,
Mazen, que le gouvernement de
devenus trop encombrants ?
à 50 kilomètres au nord-est de Tripoli, il avait été
Beyrouth laisse s’exprimer sans enQuelle que soit la thèse retenue, on
condamné, avec 21 autres islamistes, à dix ans de détraves, se fait comédien pour brosser,
sait aujourd’hui que plus d’une
tention et emprisonné. Curieusement, il a été amnistié
depuis le minbar – la chaire –, le tacentaine de terroristes saoudiens
après la mort de Rafic Hariri par la nouvelle majorité
bleau des guerres en cours au
sont arrivés à Beyrouth à bord de
parlementaire. A la demande de Saad Hariri.
Moyen-Orient et en Afghanistan.
vols réguliers. « Quoi de plus norUltime coïncidence – ou mystère : Abou Jandal a été
C’est en pleurant à chaudes larmes
mal, pour un policier des frontières,
inhumé en même temps que deux soldats libanais, tués
qu’il s’attarde sur « les victimes musulque de laisser entrer des touristes
par ses compagnons de combat, dans le carré des marmanes massacrées par les juifs et les
saoudiens au Liban ? », ironise un
F. A.
tyrs du cimetière de Tripoli… ■
Américains »…
patron de boîte de nuit beyrouthin.
FARID AÏCHOUNE
C’est par milliers que les ressortis-
Le mystère Abou Jandal
P
62 ● LE NOUVEL OBSERVATEUR
Paul Assaker
Monde

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